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Français

Seconde

Rédaction :
M. Cournarie
S. d’Espies
E. Ferracci
J. Ledda
S. Kauffmann
S. Ledda

Coordination :
Kathy Gestin-Kay
Rozenn Jarnouen

Ce cours est la propriété du Cned. Les images et textes intégrés à ce cours sont la propriété de leurs auteurs et/ou ayants droit
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Séquence 1  Le roman et la nouvelle réa-

Sommaire
listes au XIXe siècle

Introduction
 écouvrir les caractéristiques du roman
1. D
et de la nouvelle réaliste
E Fiche méthode : Histoire du roman

2. C
 orpus de textes :
Le réalisme de Balzac à Maupassant
E Fiches méthode : La situation d’énonciation
Expliquer un texte narratif
La lecture analytique
Replacer le réalisme dans l’histoire cultu-
relle du XIXe siècle

3. Du réalisme au naturalisme
E Fiche méthode : Le discours rapporté

Séquence 2  Évolution de la critique


sociale du XVIIe siècle au XVIIIe siecle

Introduction
1. À la découverte des genres de l’éloquence
E Fiche méthode : Convaincre et persuader

2. La critique sociale au temps du classicisme


E Fiches méthode : Types de textes et formes de discours
Les genres littéraires
3. «
  Bas les masques » : la satire du pouvoir à
l’époque des Lumières
4. Le combat contre l’obscurantisme
Point histoire littéraire : la philosophie des Lumières
E Fiche méthode : Les registres satirique, polémique et oratoire
Voltaire et l’Affaire du chevalier de la Barre,
lecture cursive
Entraînement à l’écrit - la dissertation (3) :
rédaction guidée d’une dissertation

2 Sommaire général – FR20

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Séquence 3  Balzac, Le Colonel Chabert :
Sommaire le rapport des hommes à l’argent

Introduction
1. Texte et contextes
2. Genèse, structure, temps et narration
E Fiche méthode : La nouvelle, bref historique de ce genre lit-
téraire
3. Les lieux dans Le Colonel Chabert
4. Un héros à l’existence problématique
E Fiches méthode : Expliquer un texte descriptif
Le vocabulaire de l’analyse littéraire
5. L
 a peinture d’une société : étude de trois
personnages
E Fiche méthode : Le commentaire littéraire

6. L
 e rapport des hommes à l’argent dans des
œuvres du XIXe et XXe siècles
Lecture cursive : Zola, La Curée

Séquence 4  Tragédie et comédie au


XVIIe siècle : le classicisme

Présentation de la séquence
 spects de la comédie au XVIIe siècle
1. A
E Fiche méthode : Analyser le texte théâtral

2. Visages de la comédie : de Molière à nos jours


Corrigés des exercices

3. La tragédie au XVIIe siècle


E Fiche méthode : Le discours rapporté

4. Autour de la tragédie classique


Lecture cursive : Jean Racine, Britannicus
Corrigés des exercices
Lexique

Sommaire général – FR20 3

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Séquence 5  L’École des femmes

Sommaire
de Molière : une comédie classique

Introduction
1. Autour de l’auteur
E Fiche méthode : Le classicisme

Corrigés des exercices


2. L
 e classicisme de L’École des femmes :
vue d’ensemble
E Fiche méthode : Les règles du théâtre classique

Corrigés des exercices


3. L
 e classicisme de L’École des femmes :
à l’épreuve du texte
Corrigés des exercices

Bilan : Questionnaire sur le classicisme et la comé-


die dans Les Femmes savantes

Séquence 6  La poésie, du romantisme


au surréalisme

Introduction
1. D
 u romantisme au Parnasse : rôle du poète et
fonction de la poésie
E Fiche méthode : Identifier le registre lyrique

Corrigés des exercices


2. Parnasse et symbolisme
E Fiche méthode : Éléments de versification

Corrigés des exercices


3. U
 ne œuvre intégrale : Poèmes saturniens,
Paul Verlaine
Corrigés des exercices
4. Avant-gardes et surréalisme : révolutions poétiques
E Fiche méthode : Formes fixes et formes libres

Corrigés des exercices


Entraînement à l’écrit : devoir bilan autocorrectif

4 Sommaire général – FR20

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S ommaire CD audio
Séquence Enr. n° Texte
CD1 – 1 Mérimée, Matéo Falcone
Séquence 1 : CD1 – 2 Balzac, Le cousin Pons
Le roman et la nouvelle CD1 – 3 Musset, Histoire d’un merle blanc
réaliste au XIXe siècle CD1 – 4 Flaubert, Madame Bovary
CD1 – 5 Flaubert, Un cœur simple
CD1 – 6 La Fontaine, Fables : « Le singe et le léopard »
Séquence 2 :
L’expression de la CD1 – 7 Molière, Tartuffe, acte III scène 3
critique sociale du CD1 – 8 Montesquieu, Lettres persanes, lettre XXIV
XVIIe CD1 – 9 Voltaire, Candide, ch. VI
au XVIIIe siècle
CD1 – 10 Voltaire, « Prière à Dieu »
Séquence 3 : CD1 – 11 Le portrait du Colonel Chabert
Le Colonel Chabert, CD1 – 12 Enterré vivant
H. de Balzac : le
rapport des hommes à CD1 – 13 La comtesse, une excellente comédienne
l’argent
CD2 – 1 Molière, Les Précieuses ridicules, scène 9
Séquence 4 : CD2 – 2 Molière, George Dandin, I, 4
Tragédie et comédie
CD2 – 3 Molière, Le Malade imaginaire, I, 4
au XVIIe siècle :
le classicisme CD2 – 4 Corneille, Le Cid, III, 4
CD2 – 5 Corneille, Polyeucte, IV, 3
CD2 – 6 Acte I, scène 1
Séquence 5 :
L’École des femmes de CD2 – 7 Acte II, scène 3
Molière : une comédie CD2 – 8 Acte III, scène 4
classique
CD2 – 9 Acte V, scène 4
CD2 – 10 Gérard de Nerval, « Fantaisie », Odelettes
Victor Hugo, «  Fonction du poète  », Les Rayons et les
CD2 – 11
Ombres
CD2 – 12 Théophile Gautier, « La Rose-thé », Émaux et Camées
Séquence 6 :
La poésie du XIXe CD2 – 13 Charles Baudelaire, « La Beauté », Les Fleurs du mal
au XXe siècle : CD2 – 14 Guillaume Apollinaire, « Il y a », Poèmes à Lou
du romantisme
Jean Cocteau, « Rien ne m’effraye plus que la fausse
au surréalisme CD2 – 15
accalmie », Plain chant
CD2 – 16 Robert Desnos, « Un jour qu’il faisait nuit » Coups et biens
Paul Éluard, « Le miroir d’un moment », Capitale de la
CD2 – 17
douleur

Sommaire CD audio – FR20 5

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Séquence 1
Le roman
et la nouvelle réalistes
au XIXe siècle
Sommaire

Introduction
1. D
 écouvrir les caractéristiques du roman
et de la nouvelle réalistes
Fiche méthode : Histoire du roman
Corrigés des exercices

2. Corpus de textes  Le réalisme de Balzac à Maupassant


Fiche méthode : La situation d’énonciation
Fiche méthode : Expliquer un texte narratif
Fiche méthode : La lecture analytique
Fiche méthode : Replacer le réalisme dans l’histoire culturelle
du XIXe siecle
Corrigés des exercices

3. Du réalisme au naturalisme
Corrigés des exercices

Séquence 1 – FR20 1

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O bjectifs & parcours d’étude

Objectifs Objet Textes et


d’étude œuvres
 comment romans et 
• Voir Le roman et la nouvelle • Deux groupements de
nouvelles s’inscrivent dans au XIXe siècle : textes autour de la nou-
les mouvements littéraires réalisme et naturalisme velle et du roman réalistes
et culturels du réalisme et et naturalistes
du naturalisme  lecture cursive :
 • Une
• Donner des repères dans Maupassant, « Pierrot »,
l’histoire de ces genres Contes de la Bécasse
• F aire apparaître les carac-
téristiques de ces genres
Chapitre 2
narratifs
 pprendre à expliquer
•A Corpus de textes :
le texte narratif le réalisme de Balzac à Maupassant
A. Lectures analytiques
Introduction Texte 1 : Mérimée, Mateo Falcone
Texte 2 : Balzac, Le Cousin Pons
A. Présentation Texte 3 : Musset, Histoire d’un merle blanc
B. Comment définir le réalisme Texte 4 : Flaubert, Madame Bovary
C. Problématiques du cours Texte 5 : Flaubert, Un cœur simple
B. É
 tude d’une nouvelle de Maupassant : Pierrot

Chapitre 1 C. Entraînement à l’écrit : l’écriture d’invention


Fiche méthode : La situation d’énonciation
Découvrir les caractéristiques Expliquer un texte narratif
du roman et de la nouvelle
La lecture analytique
réalistes
Replacer le réalisme dans l’his-
A. L es théoriciens du mouve- toire culturelle du XIXe siècle
ment réaliste
Corrigés des exercices
B. Les décors et les thèmes
privilégiés du réalisme
C. Récit de vie et effacement du Chapitre 3
narrateur
Fiche méthode : H
 istoire du Du réalisme au naturalisme
roman
A. Définir le naturalisme
Corrigés des exercices
B. Deux romans naturalistes
C. Vers le roman personnel au début du XXe siècle
Fiche méthode : Le discours rapporté
Corrigés des exercices

2 Séquence 1 – FR20

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Introduction
A Présentation de la séquence
Pour aborder la question du réalisme et du naturalisme en littérature,
nous vous proposons un corpus de textes publiés à partir des années
1830 jusqu’à la fin du siècle. Ces extraits sont empruntés à des romans
et à des nouvelles qui se caractérisent par leur réalisme ou leur natura-
lisme. Ces deux mouvements esthétiques seront définis au fil du cours.
Nous nous intéresserons, dans un premier temps, aux grands éléments
qui permettent de comprendre l’esthétique réaliste, puis, dans un se-
cond temps, nous approfondirons le réalisme, notamment à travers
l’étude du naturalisme. Le cours sera ponctué de « Fiche méthode » rela-
tives au récit (romans et nouvelles), ainsi que d’exercices autocorrectifs.

Jean-François Millet, L’Angélus 1857-1859.


(C) RMN ( Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski.

Séquence 1 – FR20 3

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B Comment définir le réalisme ?
À la fin des années 1820, émerge un mouvement littéraire que l’histoire
littéraire appelle le réalisme. Il s’enracine dans le milieu du XIXe siècle et
donne lieu à des textes théoriques, parallèlement à une vaste produc-
tion romanesque. Ce mouvement ne concerne pas seulement le roman
ou la nouvelle, mais aussi le théâtre et d’autres arts comme la peinture
ou la photographie, inventée à la fin des années 1830. Les genres privi-
légiés où s’épanouit le réalisme sont le roman et la nouvelle. Ces genres
évoluent tout au long du XIXe siècle.

Honoré de Balzac est souvent considéré comme l’inventeur du roman


réaliste. Il lui a donné, le premier, ses lettres de noblesse dans les ré-
cits où il met en scène la vie en province ou à Paris. L’ensemble de son
œuvre romanesque qu’il baptise La Comédie humaine s’attache à dé-
crire les rouages de la société, des lendemains de la Révolution aux an-
nées 1840. Balzac est réaliste dans la mesure où il campe des situations
imitées de la réalité ou qui sont possibles. Contemporain de Balzac,
Stendhal est également considéré comme l’un des créateurs les plus
originaux du roman réaliste moderne. Son réalisme se situe cette fois
au niveau de la satire des mœurs. Mais qu’il s’agisse de Balzac ou de
Stendhal, la nouvelle et le roman réalistes s’ancrent dans l’Histoire et
dans un contexte politique et culturel. La génération des romanciers nés
dans les années 1820, au premier rang desquels Gustave Flaubert, ap-
profondit et renouvelle le récit réaliste. Bien qu’on ne puisse pas réduire
l’œuvre de cet auteur à la seule étiquette de « réaliste », il en est l’un
des principaux représentants. L’on considère parfois que l’éducation de
Flaubert a pu favoriser son sens du réalisme et sa manière efficace de
disséquer la nature humaine. Fils d’un chirurgien, il a pu, dès l’enfance,
observer la réalité normande, dont on trouve la trace dans une nouvelle
comme Un cœur simple (1877) ou dans certaines pages de Madame
Bovary (1857). L’observation des mœurs et leur restitution romanesque
font aussi partie de la technique du romancier réaliste. Après Balzac,
Stendhal et Flaubert, le réalisme tend vers le naturalisme avec Zola ou
les frères Goncourt. Maupassant observe, quant à lui, la société de son
temps, mais construit aussi ses récits fantastiques à partir de situations
réalistes.

Pourtant, ce serait peut-être une erreur de considérer le réalisme comme


une invention du XIXe siècle : en littérature, le réalisme existe bien avant
Balzac et Stendhal. On en trouve la trace dans les romans du XVIIe et
du XVIIIe siècle. L’histoire de la littérature admet cependant que le réa-
lisme se développe de manière considérable au XIXe siècle, c’est pour-
quoi on rattache le mouvement à cette époque. Le réalisme puise, en
effet, ses thèmes et ses centres d’intérêt dans le monde contemporain,
parmi lesquels la ville, la vie aux champs, les conditions de vie dans les
différentes classes sociales. En somme, le contexte social et historique
est très prégnant dans l’univers du récit réaliste. Selon toute évidence,

4 Séquence 1 – FR20

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le réalisme s’inspire d’une réalité que le lecteur connaît et qu’il retrouve
dans les romans qu’il lit. La prise en compte du lecteur est donc impor-
tante car le roman réaliste et naturaliste lui tend un miroir et l’invite à
réfléchir aux problèmes de son temps. Quand Balzac décrit les mœurs
de bourgeois et d’aristocrates de province, il part d’éléments qui exis-
tent réellement. Quand Zola décrit la vie du peuple dans L’Assommoir, il
s’inspire directement des conditions sociales de son époque.

Au XIXe siècle, l’esthétique réaliste et naturaliste se développe pa-


rallèlement aux genres du roman et de la nouvelle, notamment dans
la peinture où le réalisme fit scandale. Le réalisme devient une nouvelle
manière de représenter le monde et la société. C’est pourquoi il est étroi-
tement lié aux romans et aux nouvelles du XIXe siècle, formes narratives
qui rendent compte avec plus de facilité de la réalité sociale, culturelle
et économique. Réalisme et naturalisme marquent durablement la litté-
rature romanesque, puisqu’au XXe siècle, ces deux courants esthétiques
ont continué d’être explorés par les artistes, mais en connaissant des
évolutions :
E réalisme socialiste en Union soviétique dans les années 1930 ;
E 
réalisme onirique avec le Français Alain-Fournier, le Cubain A. Carpen-
tier, le Colombien G. Garcia Marquez, le Mexicain J. Rulfo, les Argentins
J.-L. Borges et J. Cortazar ;
E nouveau réalisme, mouvement apparu en peinture en 1960.

Mais le réalisme apparaît également dans le genre de la nouvelle fan-


tastique. Le fantastique se construit en effet dans un rapport à la réa-
lité que viennent modifier des événements inhabituels ou la perception
déformée d’un personnage. L’un des chefs-d’œuvre du genre, La Vénus
d’Ille de Prosper Mérimée, est ancré dans la réalité de pratiques du sud
de la France, mais progressivement, le doute s’installe dans le récit et les
frontières de la réalité et du fantastique se brouillent.

C Problématiques de la séquence
Pour comprendre le réalisme et le naturalisme dans la nouvelle et le ro-
man, nous pouvons nous poser les questions suivantes. Ces questions
seront à la fois traitées dans la partie « cours », puis à travers l’exemple
des textes que nous vous proposons dans les deux corpus.
E Comment peut-on définir le réalisme en littérature ?

E Quels sont les thèmes privilégiés du réalisme ?

E Les romanciers cherchent-ils à imiter la réalité telle qu’elle est, ou bien

la déforment-ils ?
E Pourquoi la nouvelle et le roman sont-ils les genres privilégiés pour

l’épanouissement du réalisme littéraire ?

Séquence 1 – FR20 5

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E De quelle manière les paroles s’inscrivent-elles dans le récit réaliste ?
E Quelle est la différence entre réalisme et naturalisme ?

Bibliographie

Afin de vous forger une culture personnelle qui vous permettra de


mieux saisir le phénomène du réalisme dans son ensemble, nous
vous invitons à lire attentivement les extraits qui se trouvent dans
la séquence, mais aussi à étudier des documents iconographiques que nous
avons retenus. Nous vous invitons également à flâner dans la liste ci-des-
sous, et à lire, pour le plaisir, l’une des œuvres suivantes :

E  érimée, Mateo Falcone et autres nouvelles ;


M
E Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, Le Cousin Pons, Le Père
Goriot, La femme de trente ans ;
E Stendhal, Le Rouge et le Noir ;

E Flaubert, Madame Bovary, L’éducation sentimentale, Trois contes ;

E Jules et Edmond de Goncourt, Germinie Lacerteux ;

E Émile Zola, Thérèse Raquin, L’Assommoir, Nana, Germinal ;

E Guy de Maupassant, Boule de suif et autres nouvelles, Bel Ami,

6 Séquence 1 – FR20

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Chapitre Découvrir les caractéristiques de
1 la nouvelle et du roman réalistes

A Les théoriciens du mouvement


réaliste
Le réalisme est un mouvement artistique qui cherche à imiter la réalité
dans les décors, les personnages, les situations. Les romanciers et nou-
vellistes introduisent dans les œuvres la part de vérité que contient le
réel. Cela ne veut pas dire pour autant qu’on tente de reproduire parfai-
tement la vie, mais on cherche à créer des effets de vérité. À cet égard, on
peut lire dans le mouvement réaliste une réaction face au romantisme
qui recourt souvent au lyrisme, au registre pathétique et donc aux grands
sentiments. Le réalisme s’ancre dans la réalité, part d’elle et tente de
l’imiter.
Cependant, romantisme et réalisme ne s’excluent pas, bien au contraire.
Stendhal le premier fournit une définition du roman réaliste : il définit
en effet le roman réaliste comme « un miroir que l’on promène le long
d’un chemin » et qui reflète une partie de la réalité. D’ailleurs, un écri-
vain comme Stendhal, dans son roman Le Rouge et le Noir, raconte la
vie passionnée de Julien Sorel, tout en instaurant un cadre réaliste pour
son récit : la vie politique de la Restauration, les détails précis sur la vie
à Paris, sur l’empereur Napoléon, participent du réalisme de l’ensemble.
Le réalisme n’exclut donc pas d’autres registres ou d’autres esthétiques.
De manière générale, le réalisme se caractérise par la recherche de l’ob-
jectivité dans la description, par la vérité des caractères et par la prise en
compte de certains phénomènes socioculturels. Le travail du romancier
réaliste est donc spécifique puisqu’il implique une prise en compte du
réel : l’exactitude des détails participe du caractère vrai des intrigues et
des situations.
À partir des années 1850, le romancier Jules Champfleury propose une
théorie du réalisme dans le roman et dans la peinture. Il admire le peintre
Gustave Courbet et propose plusieurs études sur son art. Son idée est la
suivante : la littérature romanesque peut s’emparer de tous les sujets.
Selon lui, le réalisme désigne simplement la littérature du vrai, la volonté
de reproduire le réel. L’on peut tenter de définir le réalisme selon des
critères thématiques, esthétiques, culturels ou même idéologiques.
En 1850, se développe une école littéraire réaliste dont les théoriciens
sont Champfleury et Duranty. Pour donner une assise théorique à cette
nouvelle école littéraire, on fait du réalisme une notion idéologique plus

Séquence 1 – FR20 7

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que véritablement esthétique. En effet la définition du réalisme est une
manière de revendiquer une liberté littéraire : la prise en compte de la
vie quotidienne devient un objet littéraire mais refuse d’être le reflet, la
copie ou la transcription servile du réel.
L’école réaliste s’affirme donc comme un véritable mouvement littéraire,
grâce à trois pivots forts :
E des textes théoriques (préfaces, manifestes, articles) ;

E le support médiatique que constitue la revue Le réaliste ;

E le développement du mouvement littéraire dans son principal vecteur,

le roman.

Exercice autocorrectif n° 1


Observer pour comprendre
Le tableau d’Edgar Degas, reproduit ci-dessous, représente l’un des fon-
dateurs du mouvement réaliste, Édmond Duranty.
Formulez, en quelques lignes,
l’image que le peintre a souhaité
donner de ce romancier et théori-
cien du réalisme.

Portrait d’Edmond Duranty


par Edgar Degas, 1879.
©akg-images.

➠R
 eportez-vous au corrigé de l’exercice 1 en fin de chapitre.

B Les décors et les thèmes


privilégiés du réalisme
La nouvelle et le roman réalistes partent du principe selon lequel tout
peut être décrit ou raconté dans un roman, et qu’il n’y a pas de bon ou
de mauvais sujet. Cet élément est important et s’oppose par exemple à
l’esthétique classique qui pense que le Bon (la morale) vient du Beau.
Or, pour les artistes réalistes, l’art ne doit pas seulement se contenter de

8 Séquence 1 – FR20

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décrire ce qui est beau dans la nature ou chez l’homme, mais il doit aussi
s’intéresser à d’autres aspects de l’existence humaine, moins valorisés
ou jugés plus médiocres.
La nouvelle et le roman réalistes privilégient certains décors qui, eux-
mêmes, témoignent de l’émergence d’une société dont les principes
changent et évoluent. Ainsi, on croisera bien souvent dans les récits réa-
listes et naturalistes les décors suivants :
–g  randes villes ;
–b  as-fonds ;
–a  teliers d’artisans ;
– f ermes et lieux agricoles ;
–b  outiques des commerçants ;
– l ieux de prostitution ;
–b  als, cafés, cabarets ;
– t héâtres, opéras ;
–m  ansardes.

Si les lieux sont si importants dans les récits réalistes, c’est qu’au tour-
nant des années 1840-1850, on considère que l’environnement influe
sur le comportement des êtres humains. Ainsi, les décors de l’action ro-
manesque sont soigneusement décrits parce qu’ils permettent de com-
prendre les personnages, leur caractère, leur motivation. Par exemple,
l’incipit de La Maison du chat qui pelote de Balzac procède à la minu-
tieuse description d’un bâtiment.
Ces décors privilégiés du récit réaliste sont étroitement liés à des théma-
tiques qu’on retrouve d’un roman à l’autre :
– l ’ambition d’un(e) jeune provincial(e) qui monte à la capitale ;
– l es tractations financières de la bourgeoisie ;
– l e monde du prolétariat et des ouvriers ;
– l a destinée des femmes ;
– l e destin d’un personnage de seconde zone ;
– l es conditions de vie dans les villes et dans les campagnes ;
– l e monde journalistique et littéraire ;
– l es conflits familiaux.

Tous ces thèmes ne sont pas indépendants les uns des autres et peuvent
se croiser dans le même roman ou la même nouvelle. Ainsi, Madame
Bovary de Flaubert, raconte non seulement le destin d’une jeune femme
romanesque, mais décrit aussi les mœurs de la Normandie des années
1840. On y rencontre toutes les figures qui composent une petite ville de
province. Les coutumes, les superstitions, les habitudes y sont décrites
avec une précision minutieuse. On le voit, les principaux motifs du réa-
lisme (et du naturalisme) sont le plus souvent en lien avec des questions
de société. Ces choix thématiques expliquent aussi la part importante de
la description dans les récits.

Séquence 1 – FR20 9

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C Récit de vie et effacement
du narrateur
1. Des récits de vie
Dans la nouvelle et le récit réalistes, le personnage est bien souvent au
centre de l’intrigue et du propos. Il est à la fois le héros d’une fiction an-
crée dans le réel, et le relais entre le lecteur et l’auteur qui souhaite faire
passer un « message » ou un « enseignement » sur le monde contem-
porain. Il crée enfin le lien entre le récit, la description et le dialogue.
Sa destinée est le plus souvent « typique » et doit montrer un parcours
dans la société : famille, éducation, rêves, ambitions, désirs, conquêtes,
réussites, déconvenues, échecs. C’est pourquoi le personnage de récits
réalistes est le plus souvent issu d’un milieu modeste ou moyen.
Le modèle biographique sert donc de cadre à bien des romans et nou-
velles réalistes. Le lecteur est amené à suivre l’histoire d’un personnage
inscrite dans une certaine durée. Il peut s’agir de romans d’apprentis-
sage  : le lecteur découvre le parcours d’un personnage qui, générale-
ment, tente de s’élever dans la société, avec plus ou moins de succès.
Les plus célèbres récits qu’on apparente au réalisme (ou au naturalisme)
sont donc des récits de vie qui s’enracinent dans la société du XIXe siècle.

Exercice autocorrectif n° 2


Découvrir les personnages de récits réalistes
À titre d’exemple, voici une liste de romans et de nouvelles qui choisis-
sent de raconter la vie d’un personnage.

 À vous de remettre bon ordre dans ce tableau.

Pour vous aider, consultez une encyclopédie en ligne ou un dictionnaire


des œuvres littéraires.

2 Retrouvez la date de parution de ces œuvres.

Honoré de Balzac, Illusions perdues Frédéric Moreau

Émile Zola, L’Assommoir Georges Duroy

Guy de Maupassant, Bel Ami Gervaise Macquart

Stendhal, Le Rouge et le Noir Lucien de Rubempré

Gustave Flaubert, L’éducation sentimentale Julien Sorel

➠ Reportez-vous au corrigé de l’exercice 2 en fin de chapitre.

10 Séquence 1 – FR20

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2. L’effacement du narrateur
Le récit réaliste et naturaliste limite, du moins en apparence, les inter-
ventions de l’auteur ; les romans sont écrits à la troisième personne.
L’objectivité de la narration prime sur l’implication de l’auteur. Mais,
en même temps, l’esthétique réaliste se nourrit d’observations précises
et d’une documentation détaillée. Un romancier réaliste, tel que Balzac
ou Stendhal, est aussi un observateur très pointu des faits de société.
Ainsi, quand Balzac met en scène la vie d’un imprimeur dans Splendeurs
et misères des courtisanes, il s’appuie sur sa propre connaissance du
monde journalistique et de la vie parisienne. C’est pourquoi l’effacement
de l’auteur est étroitement lié au travail du romancier réaliste, qui scrute
la réalité de son temps pour tenter de la restituer fidèlement au lecteur.
L’écriture d’un roman ou d’une nouvelle réaliste oblige l’écrivain à se
documenter précisément sur les histoires qu’il veut raconter. Ainsi, les
romanciers réalistes et naturalistes ont laissé un certain nombre de do-
cuments qui montrent leur méthode de travail : prise de renseignements
précis sur des lieux, constitution de fiches, etc.

Exercice autocorrectif n° 3


Comparer pour comprendre
Lisez attentivement cet extrait de la préface du roman Germinie Lacer-
teux, paru en 1870. Après avoir lu ce texte, vous chercherez (dans une
encyclopédie ou sur internet) quelle est l’intrigue de ce roman. Rendez-
vous ensuite aux questions !

 Document 1
« Vivant au dix-neuvième siècle, dans un temps de suffrage universel,
de démocratie, de libéralisme, nous nous sommes demandé si ce qu’on
appelle « les basses classes » n’avait pas droit au Roman ; si ce monde
sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de l’interdit litté-
raire et des dédains d’auteurs qui ont fait jusqu’ici le silence sur l’âme
et le cœur qu’il peut avoir. Nous nous sommes demandé s’il y avait en-
core, pour l’écrivain et pour le lecteur, en ces années d’égalité où nous
sommes, des classes indignes, des malheurs trop bas, des drames trop
mal embouchés, des catastrophes d’une terreur trop peu noble. »
Jules et Edmond de Goncourt, « Préface » de Germinie Lacerteux.

Séquence 1 – FR20 11

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 Document 2
 Comment les frères Goncourt justifient-
ils le choix de leur roman  ? Pour ré-
pondre à cette question, vous vous
appuierez sur votre lecture de l’extrait
et sur les recherches que vous avez ef-
fectuées sur Germinie Lacerteux.

2 Dans quelle mesure Degas semble-t-il


appliquer les principes présentés par
les frères Goncourt dans son tableau
L’Absinthe ?

Edgard Degas, L’Absinthe, vers 1875-1876. (C)


RMN (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski.

➠ Reportez-vous au corrigé de l’exercice 3 en fin de chapitre.

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H istoire du roman

Fiche méthode
Chapitre
1
Fiche méthode
Le roman est un genre complexe à définir car il comporte de nombreuses
catégories qui traversent les siècles. On parlera ainsi de roman d’aven-
tures, de roman d’apprentissage, de roman psychologique, de roman
noir, etc., jusqu’aux romans de gare !

Roman et nouvelle
Romans et nouvelles se distinguent par leur longueur respective. Bien
qu’il existe des romans brefs (Adolphe de Benjamin Constant, par
exemple), en général, la nouvelle est brève et le roman connaît de plus
amples développements. Cette structure a des implications sur la ma-
nière de conduire les événements, de décrire les décors et de camper les
personnages.

Roman et réalisme
Le XIXe est considéré comme l’âge d’or du roman français. Cette époque
correspond en effet à un moment unique de l’histoire littéraire où se ren-
contrent un genre, un mouvement, et des artistes qui revendiquent une
approche singulière de la société. Alors que le romantisme passionné
triomphe au théâtre et dans la poésie, des artistes peintres et des ro-
manciers proposent un autre regard sur la réalité. Il s’agit de « décrire
la société dans son entier, telle qu’elle est » confie Honoré de Balzac,
l’écrivain phare du mouvement réaliste, dans la Préface de La femme
supérieure.

À partir de là, on peut dégager trois caractéristiques du roman réaliste :


Représenter la Désireux de reproduire la globalité de la société, l’écrivain explore tous
diversité sociale les milieux et les rapports complexes qu’entretiennent les individus entre
eux. Dans La Comédie humaine, par exemple, Balzac dresse un vaste
tableau de la réalité sociale de son temps, il peint la diversité des ca-
ractères et des milieux. Il ne s’agit donc pas d’idéaliser le monde, mais
bien de montrer l’humanité telle qu’elle est, sous ses aspects les plus
sombres ou les plus enivrants. Victor Hugo, après avoir éclairé le roman-
tisme de son génie, participe à l’éclat du réalisme grâce à des textes ré-
quisitoires qui dénoncent la misère sociale de son temps, en particulier
Les Misérables (1862). Gustave Courbet et Honoré Daumier, peintres de
la vie quotidienne, auront les mêmes ambitions dans le domaine pictural.
Faire œuvre L’observation objective et la recherche documentaire sont essentielles.
scientifique L’écrivain a notamment recours à des théories scientifiques en plein es-

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sor pour expliquer le comportement de ses personnages. Balzac s’inté-
resse de près à la physiognomonie, méthode qui repose sur l’idée que
les traits physiques, en particulier ceux du visage, révèlent les caractères
psychologiques des individus. Cette pseudo-science, très en vogue à
l’époque, donnera naissance à la morphopsychologie. Les romans de
l’auteur de La Comédie humaine en fournissent maints exemples. Les
lois de l’hérédité seront également exploitées, et de manière très sys-
tématique par les auteurs du mouvement naturaliste à la fin du siècle.
Donner l’illusion L’écrivain réaliste a pour ambition de faire de son œuvre le reflet le plus
du vrai exact du monde qui l’entoure. « Un roman est un miroir que l’on promène
le long d’un chemin  », écrit Stendhal dans Le rouge et le noir en 1830.
L’écrivain réaliste multiplie les effets de réel. Dès lors, la description minu-
tieuse tient une large place à côté de la narration. Le recours à un langage
et à un registre adaptés à chaque personnage concourt à cette illusion du
vrai.

Romans et personnages
Longtemps assimilé à la figure du héros, le personnage est caractérisé,
jusqu’au XVIIe, par son caractère noble et valeureux. Dans La Princesse
de Clèves de Madame de Lafayette, les protagonistes sont encore des
modèles de beauté et de vertu. Mais à la fin du XVIIIe siècle, l’émergence
du prolétariat avec la Révolution française et le triomphe de la bourgeoi-
sie après 1789 peuvent expliquer la naissance de nouveaux héros. Le
roman réaliste du XIXe  siècle achève de démythifier le personnage en
le dotant d’une véritable épaisseur psychologique qui l’éloigne défini-
tivement du type. Représentatif de l’ensemble de la société, il favorise
l’identification du lecteur confronté aux mêmes situations et aux mêmes
difficultés de l’existence, qu’il s’agisse du paysan, de l’ouvrier ou du
jeune ambitieux pressé de réussir.

Pour approfondir

Rendez-vous sur Internet et tapez sur votre moteur les mots clés :
« académie », « Versailles » et « page des lettres ». Vous pourrez
ainsi accéder à la page d’accueil de ce site. Sur la page d’accueil,
dans la liste des « tags », cliquez sur « romantisme » (parcours : Accueil du
site > Mots-clés > Histoire Littéraire > Romantisme). Vous avez accès à une liste
d’items ; cliquez alors sur « Mouvement littéraire et culturel du 19e siècle ».
Vous avez alors accès à la conférence de Gérard Gengembre, professeur de
l’université de Caen. Cette conférence présente les principales caractéris-
tiques de trois mouvements littéraires importants au XIXe siècle : roman-
tisme, réalisme et naturalisme.
Le site institutionnel suivant fournit de nombreuses ressources documen-
taires et une plate-forme consacrée aux TICE :
http://www.educnet.education.fr

14 Séquence 1 – FR20

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Corrigés des exercices
Corrigé de l’exercice n° 1
Le tableau de Degas est intéressant, dans la mesure où il montre l’écri-
vain comme un penseur en pleine action. Duranty est représenté dans la
posture d’un homme qui réfléchit : main sur le front, le front étant la par-
tie la plus éclairée de son visage. Le cadre est réaliste ; Duranty est à son
bureau, entouré de livres et de documents. Le peintre semble avoir voulu
saisir sur le vif l’écrivain à son travail. Enfin, on peut voir qu’il semble
presque enfermé : devant lui, son bureau avec des piles de livres, der-
rière lui, une bibliothèque imposante, qui s’étend sur deux murs. Le
peintre a pu vouloir ainsi traduire la solitude de l’artiste et du penseur.

Corrigé de l’exercice n° 2

Honoré de Balzac, Illusions perdues (1843) Lucien de Rubempré

Émile Zola, L’assommoir (1877) Gervaise Macquart

Guy de Maupassant, Bel Ami (1885) Georges Duroy

Stendhal, Le Rouge et le Noir (1830) Julien Sorel

Gustave Flaubert, L’éducation sentimentale (1869) Frédéric Moreau

Corrigé de l’exercice n° 3


1 Les frères Goncourt justifient l’intrigue de leur roman en faisant appel
à un nouveau lectorat auquel le Roman (avec un R majuscule) s’adres-
serait. Dès lors, puisque le roman s’adresse également aux classes
populaires et non plus seulement à une élite lettrée, il doit servir de
miroir, et en quelque sorte de «  garant moral  » à ce nouveau lecto-
rat. Quand on connaît l’histoire de Germinie Lacerteux, cette préface
semble suggérer que la lecture de romans réalistes peut servir à faire
réfléchir le lectorat. Dans la mesure où les frères Goncourt choisis-
sent de raconter l’histoire d’une femme du peuple, ils tendent au
lecteur un miroir. Germinie Lacerteux raconte en effet l’histoire d’une
jeune femme qui, sexuellement abusée dans sa jeunesse, devient
domestique à Paris et connaît une lente déchéance. Entrée au ser-
vice de Mlle  de Varandeuil, une vieille femme attachante, Germinie
aurait bien aimé se marier pour avoir des enfants, mais ses projets
échouent. Elle prend alors en affection une de ses nièces qui vient
combler son manque d’enfant. Mais cette nièce meurt, et on lui cache

Séquence 1 – FR20 15

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cette mort afin qu’elle continue à envoyer ses maigres revenus en pro-
vince. Par la suite, Germinie se prend d’affection pour le fils d’une
épicière, Jupillon. Mais son petit protégé devient un homme et Germi-
nie tombe folle amoureuse de lui. Elle s’endette, elle subit d’affreuses
humiliations car elle est beaucoup plus âgée que son jeune amant.
La déchéance est consommée : abandonnée par Jupillon, elle sombre
dans les bassesses, l’alcoolisme et meurt abandonnée de tous dans
l’opprobre et la misère.

2 Le tableau d’Edgar Degas, L’Absinthe, est peint dans les années au
cours desquelles les frères Goncourt écrivent leurs récits réalistes. Il
y a donc d’emblée une proximité historique entre l’œuvre picturale et
l’œuvre littéraire. Mais le rapprochement ne s’arrête pas là. Le tableau
de Degas, comme le roman des Goncourt, place au centre un person-
nage féminin qui attire le regard du spectateur (ou du lecteur). Il s’agit
d’une femme de petite condition, dans les deux œuvres. Degas re-
présente une prostituée, et Germinie Lacerteux, à la fin du roman, se
vendra pour payer ses dettes. Le personnage féminin, dans les deux
cas, semble isolé. Sur le tableau de Degas, la femme a le regard dans
le vide et ne prête pas attention à ce qui se passe autour d’elle. Elle
semble hagarde et perdue. Bien qu’élégante, on devine sa solitude et
un certain désarroi moral. Le thème de l’alcoolisme, très présent dans
le roman réaliste, est au centre de la composition picturale. Le titre de
l’œuvre, l’absinthe, renvoie à un fléau qui touche les classes populaires
et aisées au XIXe siècle. Les conséquences de la consommation d’ab-
sinthe sont très graves. Elles entraînent des crises de delirium, ce que
mettra en scène Zola dans L’assommoir. La proximité thématique entre
le roman des frères Goncourt et le tableau de Degas est donc grande.

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Chapitre Corpus de textes : Le réalisme
2 de Balzac à Maupassant

A Lectures analytiques

Vos objectifs

Voici un ensemble de cinq textes du XIXe siècle qu’on désigne par le terme


de corpus. Ces textes vont vous permettre d’aborder deux points :
E un point méthodologique  : l’apprentissage de la lecture analytique
de textes narratifs. Sachez que vous pratiquerez ce type de lecture à
l’épreuve orale du baccalauréat.
E un point de connaissance littéraire : l’étude des caractéristiques de l’écri-
ture réaliste à partir d’extraits de romans ou de nouvelles.
Une lecture analytique est, en effet, une manière méthodique de lire des
textes, par une démarche progressive capable de construire un sens. On
peut ainsi parler d’une « lecture problématisée », puisqu’il s’agit de mener
à bien, par une série de questions, un projet de lecture capable de parvenir
à une interprétation.

Consignes de travail
E L isez attentivement les cinq textes ; puis écoutez-les sur votre CD au-
dio. Ils ont été enregistrés par des comédiens professionnels. Ensuite,
relisez-les vous-même à voix haute.
E  otez, au fil de votre lecture, les détails qui vous frappent dans la des-
N
cription des décors et des personnages. Vous serez notamment atten-
tifs aux détails qui ancrent les récits dans la réalité.
E  épondez aux questions portant sur chaque extrait.
R
Attention Vous trouverez les réponses à ces questions en fin de
Un intrus – un texte n’apparte-
chapitre. Pour chaque texte, votre projet de lecture
nant pas au mouvement réa-
sera le suivant : montrer en quoi le texte est réaliste
liste – s’est glissé dans ce corpus.
ou pas.

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Texte 1
Prosper Mérimée, Mateo Falcone (1829)
Mateo Falcone est l’une des nouvelles les plus célèbres de Mérimée. Elle
décrit les mœurs corses, que Mérimée avait étudiées. L’action se situe
sous l’Empire, pendant les guerres napoléoniennes. Nous vous invitons
à lire l’incipit de cette nouvelle.

En sortant de Porto-Vecchio et se dirigeant au nord-ouest, vers l’intérieur


de l’île, on voit le terrain s’élever assez rapidement, et après trois heures
de marche par des sentiers tortueux, obstrués par de gros quartiers de
rocs, et quelquefois coupés par des ravins, on se trouve sur le bord d’un
maquis très étendu. Le maquis est la patrie des bergers corses et de qui-
conque s’est brouillé avec la justice. Il faut savoir que le laboureur corse,
pour s’épargner la peine de fumer son champ, met le feu à une certaine
étendue de bois : tant pis si la flamme se répand plus loin que besoin
n’est ; arrive que pourra ; on est sûr d’avoir une bonne récolte en semant
sur cette terre fertilisée par les cendres des arbres qu’elle portait.
Les épis enlevés, car on laisse la paille, qui donnerait de la peine à re-
cueillir les racines qui sont, restées en terre sans se consumer poussent
au printemps suivant, des cépées très épaisses qui, en peu d’années,
parviennent à une hauteur de sept ou huit pieds. C’est cette manière
de taillis fourré que l’on nomme maquis. Différentes espèces d’arbres et
d’arbrisseaux le composent, mêlés et confondus comme il plaît à Dieu.
Ce n’est que la hache à la main que l’homme s’y ouvrirait un passage, et
l’on voit des maquis si épais et si touffus, que les mouflons eux-mêmes
ne peuvent y pénétrer. Si vous avez tué un homme, allez dans le ma-
quis de Porto-Vecchio, et vous y vivrez en sûreté, avec un bon fusil, de
la poudre et des balles, n’oubliez pas un manteau bien garni d’un ca-
puchon, qui sert de couverture et de matelas. Les bergers vous donnent
du lait, du fromage et des châtaignes, et vous n’aurez rien à craindre de
la justice ou des parents du mort, si ce n’est quand il vous faudra des-
cendre à la ville pour y renouveler vos munitions.
Mateo Falcone, quand j’étais en Corse en 18…, avait sa maison à une
demi-lieue de ce maquis. C’était un homme assez riche pour le pays ; vi-
vant noblement, c’est-à-dire sans rien faire, du produit de ses troupeaux,
que des bergers, espèces de nomades, menaient paître ça et là sur les
montagnes. Lorsque je le vis, deux années après l’événement que je vais
raconter, il me parut âgé de cinquante ans tout au plus. Figurez-vous
un homme petit, mais robuste, avec des cheveux crépus, noirs comme
le jais, un nez aquilin, les lèvres minces, les yeux grands et vifs, et un
teint couleur de revers de botte. Son habileté au tir du fusil passait pour
extraordinaire, même dans son pays, où il y a tant de bons tireurs. Par
exemple, Mateo n’aurait jamais tiré sur un mouflon avec des chevro-
tines ; mais, à cent vingt pas, il l’abattait d’une balle dans la tête ou dans
l’épaule, à son choix. La nuit, il se servait de ses armes aussi facilement
que le jour, et l’on m’a cité de lui ce trait d’adresse qui paraîtra peut-être
incroyable à qui n’a pas voyagé en Corse. À quatre-vingts pas, on plaçait

18 Séquence 1 – FR20

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une chandelle allumée derrière un transparent de papier, large comme
une assiette. Il mettait en joue, puis on éteignait la chandelle, et, au bout
d’une minute dans l’obscurité la plus complète, il tirait et perçait le trans-
parent trois fois sur quatre.

Exercice autocorrectif n° 1


Questions de lecture analytique
 Quels détails du décor participent, selon vous, du réalisme ?
2 Comment la nature vous apparaît-elle dans ce passage ?
3 Quel caractère de Mateo Falcone se dessine dans cet extrait ?
4 Selon vous, la narration à la première personne augmente-t-elle ou
diminue-t-elle le réalisme de la situation ?
➠ Reportez-vous au corrigé de l’exercice 1 en fin de chapitre.

Texte 2
Honoré de Balzac, Le Cousin Pons (1847)
Sylvain Pons est un compositeur de musique dont la gloire s’est éteinte.
Mais il a gardé de son prestige passé le goût des belles choses, et sur-
tout il est resté d’une extrême gourmandise. Ayant de petits revenus, il
cherche ainsi toutes les possibilités pour manger de bonnes choses à
peu de frais… Mais la société bourgeoise apprécie de moins en moins les
artistes et quand Pons est invité en société, on se moque bien souvent de
lui et il subit les pires humiliations. C’est ce qui lui arrive quand il endure
le mépris de parents fortunés. Dans l’extrait qui suit, il est reçu par ses
cousins parvenus, les Camusot de Marville.

«M
 adame, voilà votre monsieur Pons, et en spencer encore  ! vint dire
Madeleine à la présidente, il devrait bien me dire par quel procédé il le
conserve depuis vingt-cinq ans ! »

En entendant un pas d’homme dans le petit salon, qui se trouvait entre


son grand salon et sa chambre à coucher, madame Camusot regarda sa
fille et haussa les épaules.

« Vous me prévenez toujours avec tant d’intelligence, Madeleine, que je


n’ai plus le temps de prendre un parti, dit la présidente.
— Madame, Jean est sorti, j’étais seule, monsieur Pons a sonné, je lui ai
ouvert la porte, et, comme il est presque de la maison, je ne pouvais pas
l’empêcher de me suivre ; il est là qui se débarrasse de son spencer.
— Ma pauvre Minette, dit la présidente à sa fille, nous sommes prises,
nous devons maintenant dîner ici.
— Voyons, reprit-elle, en voyant à sa chère Minette une figure piteuse,
faut-il nous débarrasser de lui pour toujours ?
— Oh ! pauvre homme ! répondit mademoiselle Camusot, le priver d’un
de ses dîners ! »

Séquence 1 – FR20 19

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Le petit salon retentit de la fausse tousserie d’un homme qui voulait dire
ainsi : Je vous entends.

«E
 h bien ! qu’il entre ! dit madame Camusot à Madeleine en faisant un
geste d’épaules.
— Vous êtes venu de si bonne heure, mon cousin, dit Cécile Camusot en
prenant un petit air câlin, que vous nous avez surprises au moment où
ma mère allait s’habiller. »

Le cousin Pons, à qui le mouvement d’épaules de la présidente n’avait


pas échappé, fut si cruellement atteint, qu’il ne trouva pas un compli-
ment à dire, et il se contenta de ce mot profond :

« Vous êtes toujours charmante, ma petite cousine ! »

Puis, se tournant vers la mère et la saluant :

«C
 hère cousine, reprit-il, vous ne sauriez m’en vouloir de venir un peu
plus tôt que de coutume, je vous apporte ce que vous m’avez fait le
plaisir de me demander… »

Et le pauvre Pons, qui sciait en deux le président, la présidente et Cécile


chaque fois qu’il les appelait cousin ou cousine, tira de la poche de côté
de son habit une ravissante petite boîte oblongue en bois de Sainte-Lu-
cie, divinement sculptée.

« Ah ! je l’avais oublié ! » dit sèchement la présidente.

Cette exclamation n’était-elle pas atroce ? n’ôtait-elle pas tout mérite au


soin du parent, dont le seul tort était d’être un parent pauvre ?

«M
 ais, reprit-elle, vous êtes bien bon, mon cousin. Vous dois-je beau-
coup d’argent pour cette petite bêtise ? »

Cette demande causa comme un tressaillement intérieur au cousin, il


avait la prétention de solder tous ses dîners par l’offrande de ce bijou.

« J’ai cru que vous me permettiez de vous l’offrir, dit-il d’une voix émue.
— Comment ! comment ! reprit la présidente ; mais, entre nous, pas de
cérémonies, nous nous connaissons assez pour laver notre linge en-
semble. Je sais que vous n’êtes pas assez riche pour faire la guerre à
vos dépens. N’est-ce pas déjà beaucoup que vous ayez pris la peine
de perdre votre temps à courir chez les marchands ?…
— Vous ne voudriez pas de cet éventail, ma chère cousine, si vous deviez
en donner la valeur, répliqua le pauvre homme offensé, car c’est un
chef-d’œuvre de Watteau qui l’a peint des deux côtés  ; mais soyez
tranquille, ma cousine, je n’ai pas payé la centième partie du prix
d’art. »

20 Séquence 1 – FR20

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Exercice autocorrectif n° 2
Questions de lecture analytique
 Dans quel milieu social se déroule la scène ? Relevez les indices qui
justifient votre réponse.
2 Comment les personnages s’adressent-ils les uns aux autres dans cet
extrait ?
3 Comment comprenez-vous l’expression « sciait en deux le président,
la présidente et Cécile » ?
4 Relevez les éléments qui permettent de cerner le personnage du Cou-
sin Pons dans ce passage ?
5 De quelle manière les paroles sont-elles rapportées dans cet extrait ?
Quel est l’effet produit ?
➠ Reportez-vous au corrigé de l’exercice 2 en fin de chapitre.

Texte 3
Alfred de Musset, Histoire d’un merle blanc (1842)
Dans ce conte aux teintes autobiographiques, Musset raconte l’histoire
d’un jeune merle incompris qui se révèlera être un grand poète. L’action
se situe à Paris, sous la monarchie de Juillet, comme le prouvent de nom-
breux détails du récit.

Un jour qu’un rayon de soleil et ma fourrure naissante m’avaient mis,


malgré moi, le cœur en joie, comme je voltigeais dans une allée, je me
mis, pour mon malheur, à chanter. À la première note qu’il entendit, mon
père sauta en l’air comme une fusée.
— Qu’est-ce que j’entends là ? s’écria-t-il ; est-ce ainsi qu’un merle siffle ?
est-ce ainsi que je siffle ? est-ce là siffler ?

Et, s’abattant près de ma mère avec la contenance la plus terrible :

— Malheureuse ! dit-il, qui est-ce qui a pondu dans ton nid ?

À ces mots, ma mère indignée s’élança de son écuelle, non sans se faire
du mal à une patte ; elle voulut parler, mais ses sanglots la suffoquaient ;
elle tomba à terre à demi pâmée. Je la vis près d’expirer ; épouvanté et
tremblant de peur, je me jetai aux genoux de mon père.

— Ô mon père ! lui dis-je, si je siffle de travers, et si je suis mal vêtu, que
ma mère n’en soit point punie ! Est-ce sa faute si la nature m’a refusé
une voix comme la vôtre ? Est-ce sa faute si je n’ai pas votre beau bec
jaune et votre bel habit noir à la française, qui vous donnent l’air d’un
marguillier en train d’avaler une omelette ? Si le ciel a fait de moi un
monstre, et si quelqu’un doit en porter la peine, que je sois du moins
le seul malheureux !

Séquence 1 – FR20 21

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— Il ne s’agit pas de cela, dit mon père ; que signifie la manière absurde
dont tu viens de te permettre de siffler ? qui t’a appris à siffler ainsi
contre tous les usages et toutes les règles ?
— Hélas ! monsieur, répondis-je humblement, j’ai sifflé comme je pou-
vais, me sentant gai parce qu’il fait beau, et ayant peut-être mangé
trop de mouches.
— On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon père hors de lui.
Il y a des siècles que nous sifflons de père en fils, et, lorsque je fais
entendre ma voix la nuit, apprends qu’il y a ici, au premier étage, un
vieux monsieur, et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs fe-
nêtres pour m’entendre. N’est-ce pas assez que j’aie devant mes yeux
l’affreuse couleur de tes sottes plumes qui te donnent l’air enfariné
comme un paillasse de la foire  ? Si je n’étais le plus pacifique des
merles, je t’aurais déjà cent fois mis à nu, ni plus ni moins qu’un pou-
let de basse-cour prêt à être embroché.
— Eh bien ! m’écriai-je, révolté de l’injustice de mon père, s’il en est ain-
si, monsieur, qu’à cela ne tienne ! je me déroberai à votre présence,
je délivrerai vos regards de cette malheureuse queue blanche par la-
quelle vous me tirez toute la journée. Je partirai, monsieur, je fuirai ;
assez d’autres enfants consoleront votre vieillesse, puisque ma mère
pond trois fois par an ; j’irai loin de vous cacher ma misère, et peut-
être, ajoutai-je en sanglotant, peut-être trouverai-je, dans le potager
du voisin ou sur les gouttières, quelques vers de terre ou quelques
araignées pour soutenir ma triste existence.
— Comme tu voudras, répliqua mon père, loin de s’attendrir à ce dis-
cours ; que je ne te voie plus ! Tu n’es pas mon fils ; tu n’es pas un
merle.
— Et que suis-je donc, monsieur, s’il vous plaît ?
— Je n’en sais rien, mais tu n’es pas un merle.

Après ces paroles foudroyantes, mon père s’éloigna à pas lents. Ma


mère se releva tristement, et alla, en boitant, achever de pleurer dans
son écuelle. Pour moi, confus et désolé, je pris mon vol du mieux que
je pus, et j’allai, comme je l’avais annoncé, me percher sur la gouttière
d’une maison voisine.

Exercice autocorrectif n° 3


Questions de lecture analytique
 Dans quelle mesure peut-on dire que Musset met en scène une situa-
tion réaliste ?
2 Quelle est l’importance du dialogue dans cet extrait ?

➠R
 eportez-vous au corrigé de l’exercice 3 en fin de chapitre.

22 Séquence 1 – FR20

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Texte 4
Flaubert, Madame Bovary (1857)

Dans le chapitre  10 de Madame Bovary, le narrateur raconte l’enterre-


ment de l’héroïne.
Les femmes suivaient, couvertes de mantes noires à capuchon rabattu ;
elles portaient à la main un gros cierge qui brûlait, et Charles se sentait
défaillir à cette continuelle répétition de prières et de flambeaux, sous
ces odeurs affadissantes de cire et de soutane. Une brise fraîche souf-
flait, les seigles et les colzas verdoyaient, des gouttelettes de rosée trem-
blaient au bord du chemin, sur les haies d’épine. Toutes sortes de bruits
joyeux emplissaient l’horizon  : le claquement d’une charrette roulant
au loin dans les ornières, le cri d’un coq qui se répétait ou la galopade
d’un poulain que l’on voyait s’enfuir sous les pommiers. Le ciel pur était
tacheté de nuages roses  ; des fumignons bleuâtres se rabattaient sur
les chaumières couvertes d’iris ; Charles, en passant, reconnaissait les
cours. Il se souvenait de matins comme celui-ci, où, après avoir visité
quelque malade, il en sortait, et retournait vers elle.
Le drap noir, semé de larmes blanches, se levait de temps à autre en dé-
couvrant la bière. Les porteurs fatigués se ralentissaient, et elle avançait
par saccades continues, comme une chaloupe qui tangue à chaque flot.
On arriva.
Les hommes continuèrent jusqu’en bas, à une place dans le gazon où la
fosse était creusée.
On se rangea tout autour ; et tandis que le prêtre parlait, la terre rouge,
rejetée sur les bords, coulait par coins, sans bruit, continuellement.
Puis, quand les quatre cordes furent disposées, on poussa la bière des-
sus. Il la regarda descendre. Elle descendait toujours.

Exercice autocorrectif n° 4


Questions de lecture analytique
 Comment le decorum de la cérémonie est-il décrit par Flaubert ?
2 Que regarde le personnage de Charles Bovary ?
➠ Reportez-vous au corrigé de l’exercice 4 en fin de chapitre.

Texte 5
Flaubert, Un cœur simple, Trois Contes (1880)

Un cœur simple fait partie des Trois contes publiés par Flaubert à la fin
de sa vie. Le récit est à l’image de son personnage, simple et avec peu
d’artifice. Flaubert décrit le destin d’une figure sans importance, Félicité,
domestique restée au service de madame Aubain. L’extrait suivant décrit
un des passages clés du récit  : on vient d’offrir à madame Aubain un
perroquet…

Séquence 1 – FR20 23

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Il s’appelait Loulou. Son corps était vert, le bout de ses ailes rose, son
front bleu et sa gorge dorée.
Mais il avait la fatigante manie de mordre son bâton, s’arrachait les
plumes, éparpillait ses ordures, répandait l’eau de sa baignoire  ;
Mme Aubain, qu’il ennuyait, le donna pour toujours à Félicité.
Elle entreprit de l’instruire ; bientôt il répéta : « Charmant garçon ! Servi-
teur, monsieur ! Je vous salue, Marie ! » Il était placé auprès de la porte, et
plusieurs s’étonnaient qu’il ne répondît pas au nom de Jacquot, puisque
tous les perroquets s’appellent Jacquot. On le comparait à une dinde, à
une bûche : autant de coups de poignard pour Félicité ! Étrange obstina-
tion de Loulou, ne parlant plus du moment qu’on le regardait !
Néanmoins il recherchait la compagnie ; car le dimanche, pendant que
ces demoiselles Rochefeuille, M.  de Houppeville et de nouveaux habi-
tués : Onfroy l’apothicaire, M. Varin et le capitaine Mathieu, faisaient leur
partie de cartes, il cognait les vitres avec ses ailes, et se démenait si
furieusement qu’il était impossible de s’entendre.
La figure de Bourais, sans doute, lui paraissait très drôle. Dès qu’il
l’apercevait, il commençait à rire, à rire de toutes ses forces. Les éclats
de sa voix bondissaient dans la cour, l’écho les répétait, les voisins se
mettaient à leurs fenêtres, riaient aussi ; et, pour n’être pas vu du perro-
quet, M. Bourais se coulait le long du mur, en dissimulant son profil avec
son chapeau, atteignait la rivière puis entrait par la porte du jardin ; et les
regards qu’il envoyait à l’oiseau manquaient de tendresse.
Loulou avait reçu du garçon boucher une chiquenaude, s’étant permis d’en-
foncer la tête dans sa corbeille ; et depuis lors il tâchait toujours de le pincer
à travers sa chemise. Fabu menaçait de lui tordre le col, bien qu’il ne fût
pas cruel, malgré le tatouage de ses bras, et ses gros favoris. Au contraire !
il avait plutôt du penchant pour le perroquet, jusqu’à vouloir, par humeur
joviale, lui apprendre des jurons. Félicité, que ces manières effrayaient, le
plaça dans la cuisine. Sa chaînette fut retirée, et il circulait dans la maison.
Quand il descendait l’escalier, il appuyait sur les marches la courbe de
son bec, levait la patte droite, puis la gauche ; et elle avait peur qu’une
telle gymnastique ne lui causât des étourdissements. Il devint malade,
ne pouvait plus parler ni manger. C’était sous sa langue une épaisseur,
comme en ont les poules quelquefois. Elle le guérit, en arrachant cette
pellicule avec ses ongles. M. Paul un jour, eut l’imprudence de lui souf-
fler aux narines la fumée d’un cigare ; une autre fois que Mme Lormeau
l’agaçait du bout de son ombrelle, il en happa la virole ; enfin, il se perdit.
Elle l’avait posé sur l’herbe pour le rafraîchir, s’absenta une minute ; et,
quand elle revint, plus de perroquet ! D’abord, elle le chercha dans les buis-
sons, au bord de l’eau et sur les toits, sans écouter sa maîtresse qui lui criait :
— Prenez donc garde ! vous êtes folle !
Ensuite, elle inspecta tous les jardins de Pont-l’Évêque ; et elle arrêtait
les passants.
— Vous n’auriez pas vu, quelquefois, par hasard, mon perroquet ?
À ceux qui ne connaissaient pas le perroquet, elle en faisait la description.
Tout à coup, elle crut distinguer derrière les moulins, au bas de la côte,

24 Séquence 1 – FR20

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une chose verte qui voltigeait. Mais au haut de la côte, rien ! Un porte-balle
lui affirma qu’il l’avait rencontré tout à l’heure à Saint-Melaine, dans la
boutique de la mère Simon. Elle y courut. On ne savait pas ce qu’elle vou-
lait dire. Enfin elle rentra épuisée, les savates en lambeaux, la mort dans
l’âme ; et, assise au milieu du banc, près de Madame, elle racontait toutes
ses démarches, quand un poids léger lui tomba sur l’épaule, Loulou ! Que
diable avait-il fait ? Peut-être qu’il s’était promené aux environs ?
Elle eut du mal à s’en remettre, ou plutôt ne s’en remit jamais.

Exercice autocorrectif n° 5


Questions de lecture analytique
 Que pensez-vous du nom du perroquet  ? Commentez le choix de
Flaubert.
2 Relevez les éléments qui permettent de cerner le caractère de Félicité.
3 Pourquoi peut-on parler ici de passage satirique ?

Exercice autocorrectif n° 6


Questions sur corpus

On appelle corpus l’ensemble des textes étudiés.


 Avez-vous trouvé l’intrus ?

Comparer les textes


2 En quelques lignes, écrivez une synthèse sur le rôle que tient le décor
dans les quatre extraits.
3 En comparant les quatre textes, vous commenterez l’importance des
anecdotes.
4 De quelle manière les auteurs parviennent-ils à nous donner l’illusion
que les personnages sont réels ?
5 Pour vous aider à répondre à cette question, vous remplirez le tableau
ci-dessous.

Mateo Falcone Le Cousin Pons Charles Bovary Loulou Félicité

Apparence

Langage

Traits de
caractère

Rechercher et approfondir
5 Renseignez-vous sur le dénouement de chaque récit. Que constatez-
vous ? Quelle image de la réalité les récits réalistes présentent-ils ?
➠ Reportez-vous aux corrigés des exercices 5 et 6 en fin de chapitre.

Séquence 1 – FR20 25

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B Étude d’une nouvelle de
Maupassant : Pierrot
La nouvelle Pierrot paraît dans le journal Le Gaulois le 9 octobre 1882.
Puis, elle est éditée en recueil, intégrant les Contes de la bécasse, en
1883.
Lisez attentivement cette nouvelle de Maupassant plusieurs fois. Repé-
rez les différents personnages, les lieux de l’action et les principales
péripéties.

à Henri Roujon
Mme Lefèvre était une dame de campagne, une veuve, une de ces demi-
paysannes à rubans et à chapeaux à falbalas, de ces personnes qui parlent
avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses, et cachent une âme
de brute prétentieuse sous des dehors comiques et chamarrés, comme
elles dissimulent leurs grosses mains rouges sous des gants de soie écrue.
Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple, nommée
Rose.
Les deux femmes habitaient une petite maison à volets verts, le long
d’une route, en Normandie, au centre du pays de Caux.
Comme elles possédaient, devant l’habitation, un étroit jardin, elles
cultivaient quelques légumes.
Or, une nuit, on lui vola une douzaine d’oignons.
Dès que Rose s’aperçut du larcin, elle courut prévenir Madame, qui des-
cendit en jupe de laine.
Ce fut une désolation et une terreur. On avait volé, volé Mme Lefèvre !
Donc, on volait dans le pays, puis on pouvait revenir.
Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas, bavar-
daient, supposaient des choses : «Tenez, ils ont passé par là. Ils ont mis
leurs pieds sur le mur ; ils ont sauté dans la plate-bande».
Et elles s’épouvantaient pour l’avenir. Comment dormir tranquilles main-
tenant !
Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent, constatèrent, discutè-
rent à leur tour ; et les deux femmes expliquaient à chaque nouveau venu
leurs observations et leurs idées.
Un fermier d’à côté leur offrit ce conseil : «Vous devriez avoir un chien».
C’était vrai, cela ; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait que
pour donner l’éveil. Pas un gros chien, Seigneur ! Que feraient-elles d’un
gros chien ! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en Norman-
die, on prononce quin), un petit freluquet de quin qui jappe.
Dès que tout le monde fut parti, Mme Lefèvre discuta longtemps cette
idée de chien. Elle faisait, après réflexion, mille objections, terrifiée par
l’image d’une jatte pleine de pâtée  ; car elle était de cette race parci-
monieuse de dames campagnardes qui portent toujours des centimes
dans leur poche pour faire l’aumône ostensiblement aux pauvres des
chemins, et donner aux quêtes du dimanche.

26 Séquence 1 – FR20

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Rose, qui aimait les bêtes, apporta ses raisons et les défendit avec as-
tuce. Donc il fut décidé qu’on aurait un chien, un tout petit chien.
On se mit à sa recherche, mais on n’en trouvait que des grands, des ava-
leurs de soupe à faire frémir. L’épicier de Rolleville en avait bien un, tout
petit ; mais il exigeait qu’on le lui payât deux francs, pour couvrir ses frais
d’élevage. Mme  Lefèvre déclara qu’elle voulait bien nourrir un «quin»,
mais qu’elle n’en achèterait pas.
Or, le boulanger, qui savait les événements, apporta, un matin, dans sa
voiture, un étrange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec un
corps de crocodile, une tête de renard et une queue en trompette, un vrai
panache, grand comme tout le reste de sa personne. Un client cherchait
à s’en défaire. Mme Lefèvre trouva fort beau ce roquet immonde, qui ne
coûtait rien. Rose l’embrassa, puis demanda comment on le nommait. Le
boulanger répondit : «Pierrot».
Il fut installé dans une vieille caisse à savon et on lui offrit d’abord de l’eau
à boire. Il but. On lui présenta ensuite un morceau de pain. Il mangea.
Mme Lefèvre inquiète, eut une idée : «Quand il sera bien accoutumé à la
maison, on le laissera libre. Il trouvera à manger en rôdant par le pays».
On le laissa libre, en effet, ce qui ne l’empêcha point d’être affamé. Il
ne jappait d’ailleurs que pour réclamer sa pitance ; mais, dans ce cas, il
jappait avec acharnement.
Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser chaque
nouveau venu, et demeurait absolument muet.
Mme Lefèvre cependant s’était accoutumée à cette bête. Elle en arrivait
même à l’aimer, et à lui donner de sa main, de temps en temps, des
bouchées de pain trempées dans la sauce de son fricot. Mais elle n’avait
nullement songé à l’impôt, et quand on lui réclama huit francs, - huit
francs, Madame ! - pour ce freluquet de quin qui ne jappait seulement
point, elle faillit s’évanouir de saisissement.
Il fut immédiatement décidé qu’on se débarrasserait de Pierrot. Personne
n’en voulut. Tous les habitants le refusèrent à dix lieues aux environs.
Alors on se résolut, faute d’autre moyen, à lui faire «piquer du mas».
«Piquer du mas», c’est «manger de la marne». On fait piquer du mas à
tous les chiens dont on veut se débarrasser.
Au milieu d’une vaste plaine, on aperçoit une espèce de hutte, ou plutôt
un tout petit toit de chaume, posé sur le sol. C’est l’entrée de la marnière.
Un grand puits tout droit s’enfonce jusqu’à vingt mètres sous terre, pour
aboutir à une série de longues galeries de mines.
On descend une fois par an dans cette carrière, à l’époque où l’on
marne les terres. Tout le reste du temps elle sert de cimetière aux chiens
condamnés ; et souvent, quand on passe auprès de l’orifice, des hurle-
ments plaintifs, des aboiements furieux ou désespérés, des appels la-
mentables montent jusqu’à vous.
Les chiens des chasseurs et des bergers s’enfuient avec épouvante des
abords de ce trou gémissant ; et, quand on se penche au-dessus, il sort
une abominable odeur de pourriture.
Des drames affreux s’y accomplissent dans l’ombre.
Quand une bête agonise depuis dix à douze jours dans le fond, nourrie
par les restes immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus gros,

Séquence 1 – FR20 27

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plus vigoureux certainement, est précipité tout à coup. Ils sont là, seuls,
affamés, les yeux luisants. Ils se guettent, se suivent, hésitent, anxieux.
Mais la faim les presse ; ils s’attaquent, luttent longtemps, acharnés ; et
le plus fort mange le plus faible, le dévore vivant.
Quand il fut décidé qu’on ferait «piquer du mas» à Pierrot, on s’enquit
d’un exécuteur. Le cantonnier qui binait la route demanda dix sous pour
la course. Cela parut follement exagéré à Mme Lefèvre. Le goujat du voi-
sin se contentait de cinq sous ; c’était trop encore ; et, Rose ayant fait
observer qu’il valait mieux qu’elles le portassent elles-mêmes, parce
qu’ainsi il ne serait pas brutalisé en route et averti de son sort, il fut ré-
solu qu’elles iraient toutes les deux à la nuit tombante.
On lui offrit, ce soir-là, une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il l’ava-
la jusqu’à la dernière goutte ; et, comme il remuait la queue de contente-
ment, Rose le prit dans son tablier.
Elles allaient à grands pas, comme des maraudeuses, à travers la plaine.
Bientôt elles aperçurent la marnière et l’atteignirent  ; Mme  Lefèvre se
pencha pour écouter si aucune bête ne gémissait. - Non - il n’y en avait
pas ; Pierrot serait seul. Alors Rose, qui pleurait, l’embrassa, puis le lan-
ça dans le trou ; et elles se penchèrent toutes deux, l’oreille tendue.
Elles entendirent d’abord un bruit sourd ; puis la plainte aiguë, déchi-
rante, d’une bête blessée, puis une succession de petits cris de douleur,
puis des appels désespérés, des supplications de chien qui implorait, la
tête levée vers l’ouverture.
Il jappait, oh ! il jappait !
Elles furent saisies de remords, d’épouvante, d’une peur folle et inexpli-
cable ; et elles se sauvèrent en courant. Et, comme Rose allait plus vite,
Mme Lefèvre criait : «Attendez-moi, Rose, attendez-moi !».
Leur nuit fut hantée de cauchemars épouvantables.
Mme Lefèvre rêva qu’elle s’asseyait à table pour manger la soupe, mais,
quand elle découvrait la soupière, Pierrot était dedans. Il s’élançait et la
mordait au nez.
Elle se réveilla et crut l’entendre japper encore. Elle écouta ; elle s’était
trompée.
Elle s’endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route
interminable, qu’elle suivait  ; Tout à coup, au milieu du chemin, elle
aperçut un panier, un grand panier de fermier, abandonné ; et ce panier
lui faisait peur.
Elle finissait cependant par l’ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui saisis-
sait la main, ne la lâchait plus ; et elle se sauvait éperdue, portant ainsi
au bout du bras le chien suspendu, la gueule serrée.
Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut à la marnière.
Il jappait ; il jappait encore, il avait jappé toute la nuit. Elle se mit à san-
gloter et l’appela avec mille petits noms caressants. Il répondit avec
toutes les inflexions tendres de sa voix de chien.
Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu’à sa
mort.
Elle courut chez le puisatier chargé de l’extraction de la marne, et elle lui
raconta son cas. L’homme écoutait sans rien dire. Quand elle eut fini, il
prononça : «Vous voulez votre quin ? Ce sera quatre francs».

28 Séquence 1 – FR20

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Elle eut un sursaut ; toute sa douleur s’envola du coup.
«Quatre francs ! vous vous en feriez mourir ! quatre francs !».
Il répondit : «Vous croyez que j’vas apporter mes cordes, mes manivelles,
et monter tout ça, et m’en aller là-bas avec mon garçon et m’faire mordre
encore par votre maudit quin, pour l’plaisir de vous le r’donner ? fallait
pas l’jeter.»
Elle s’en alla, indignée. - Quatre francs !
Aussitôt rentrée, elle appela Rose et lui dit les prétentions du puisatier.
Rose, toujours résignée, répétait : «Quatre francs ! c’est de l’argent, Ma-
dame».
Puis, elle ajouta : «Si on lui jetait à manger, à ce pauvre quin, pour qu’il
ne meure pas comme ça ?».
Mme  Lefèvre approuva, toute joyeuse  ; et les voilà reparties, avec un
gros morceau de pain beurré.
Elles le coupèrent par bouchées qu’elles lançaient l’une après l’autre,
parlant tour à tour à Pierrot. Et sitôt que le chien avait achevé un mor-
ceau, il jappait pour réclamer le suivant.
Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles ne
faisaient plus qu’un voyage.
Or, un matin, au moment de laisser tomber la première bouchée, elles
entendirent tout à coup un aboiement formidable dans le puits. Ils
étaient deux ! on avait précipité un autre chien, un gros !
Rose cria : «Pierrot !» Et Pierrot jappa, jappa. Alors on se mit à jeter la
nourriture ; mais, chaque fois elles distinguaient parfaitement une bous-
culade terrible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son compa-
gnon, qui mangeait tout, étant le plus fort.
Elles avaient beau spécifier : «C’est pour toi, Pierrot !» Pierrot, évidem-
ment, n’avait rien.
Les deux femmes, interdites, se regardaient ; et Mme Lefèvre prononça
d’un ton aigre : «Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu’on
jettera là dedans. Il faut y renoncer».
Et, suffoquée à l’idée de tous ces chiens vivants à ses dépens, elle s’en
alla, emportant même ce qui restait du pain qu’elle se mit à manger en
marchant.
Rose la suivit en s’essuyant les yeux du coin de son tablier bleu.

Exercice autocorrectif n° 7


Questions de lecture cursive
 Quelle est la part des dialogues dans la nouvelle de Maupassant  ?
Dans quelle mesure participent-ils du réalisme du récit ?
2 Quels sont les différents décors décrits dans la nouvelle ? Sur quels
aspects Maupassant insiste-t-il ?
 Que dénonce cette nouvelle ? En quoi son réalisme a-t-il une portée
satirique ?

➠ Reportez-vous au corrigé de l’exercice 7 en fin de chapitre.

Séquence 1 – FR20 29

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C Entraînement à l’écrit :
l’écriture d’invention
L’écriture d’invention est un des trois travaux d’écriture proposés à
l’écrit du baccalauréat. Cet exercice y est noté sur 16 points dans les
séries générales et 14 points dans les séries technologiques ; Il s’agit
d’écrire un texte, en liaison avec un ou plusieurs autres, en respectant
des consignes précises.

On peut distinguer deux sortes d’écrits d’invention :


 ceux qui ont une visée argumentative : dialogue, éloge ou blâme, dé-
fense ou accusation ;
 les réécritures :
Par imitation – en reprenant un élément d’un texte étudié (écrire un texte reprenant
par exemple un procédé de style comme la métaphore filée, ou la
morale d’une fable) ;
– en reprenant un genre et / ou un registre ;
– en imitant un style, écrire « à la manière de » (pastiches ou parodies).

Par transposition – du genre (ex : transformer un extrait romanesque en scène de théâtre) ;
– du registre (ex : réécrire une scène tragique dans le registre comique) ;
– du point de vue (ex : la même scène racontée par un autre personnage)…

Par amplification – en imaginant le début ou la suite d’un texte, insérer un dialogue, une
description, le développement d’une ellipse narrative, etc.

Dans certains cas, la réécriture peut-être associée à une visée argumen-


tative.

Observation du texte de référence


Il faut bien comprendre le texte-support. Pour cela, on peut s’attacher :
– à la structure ou composition ;
– au rythme ;
– aux thèmes ;
– et, bien sûr, à la forme, aux techniques stylistiques ;
– enfin, dans certains cas, il existe des codes ou conventions (par
exemple, quand on écrit une lettre, on indique le lieu, la date, on
s’adresse au destinataire, d’une manière souvent convenue, on utilise
une formule de clôture, on signe…).

Lecture des consignes


L’écriture d’invention n’est jamais libre. Elle comporte des contraintes
qu’il faut bien repérer dans le libellé :

30 Séquence 1 – FR20

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– quel est le genre du texte à produire ?
–q  ui y parle à qui ?
–o  ù ?
–q  uand ?
–q  uel est le registre de ce nouveau texte ?
–q  uel en est le thème, ou le sujet ?
Si l’écrit d’invention a aussi une visée argumentative, il faut bien discer-
ner la problématique (ensemble des problèmes posés).

Élaboration du plan
Même dans un sujet narratif ou descriptif, il faut élaborer un plan au
brouillon :
 Introduction (lieu, moment, personnage, objet du récit, circonstances
particulières, etc.).
 Développement (péripéties).
 Conclusion (réflexion ou impression d’ensemble).
Parfois, on omet l’introduction en vue d’un effet de surprise (ou, bien sûr, si
l’on rédige la suite d’un texte).

Rédaction
Dans ce type de sujet, la qualité de l’expression est très importante et
fait partie des critères de notation : orthographe et syntaxe correctes,
précision, variété et richesse du vocabulaire, aisance du style.

Prenons un exemple précis :


Sujet Thésée raconte à Ariane sa descente dans le labyrinthe et sa rencontre
avec le Minotaure dans un registre épique. Vous présenterez ce récit
sous la forme d’une nouvelle.

a) Lecture des consignes


Il faut extraire du libellé certains éléments :
–Q  uel est le genre du texte à produire ? Ici : une nouvelle.
–Q  uelle est la situation d’énonciation ?
–Q  ui parle à qui ? Thésée s’adresse à Ariane.
–O  ù ? Soit en Crète, soit sur le bateau sur lequel ils s’enfuient.
–Q  uand ? Peu de temps après la mort du Minotaure.
–Q  uel est le registre ? Le registre épique.
–Q  uel est le thème ? La victoire de Thésée sur le Minotaure, dans le
Labyrinthe.

Séquence 1 – FR20 31

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b) Où trouver des idées ?
Dans des dictionnaires de mythologie, sur des sites web ou des encyclo-
pédies, vous trouverez des récits de ce mythe.
Enfin, il y a une part d’invention personnelle.

c) Élaboration du plan
E Rappel Dans un sujet d’invention, l’élaboration d’un plan au brouillon est indis-
pensable.

Voici comment pourrait s’organiser votre nouvelle.


Plan
possible 1. Titre de la nouvelle.
2. Thésée laisse ses compagnons près de l’entrée du Labyrinthe et at-
tache l’extrémité de la bobine de fil.
3. Il descend dans le labyrinthe ; impressions et description.
4. Sa rencontre avec le Minotaure ; éventuellement dialogue.
5. Le combat avec le Minotaure ; éventuellement dialogue.
6. La remontée vers la sortie.
7. La sortie : la joie des Athéniens, le soulagement de Thésée.

Exercice autocorrectif n° 8


Rédiger un écrit d’invention

Traitez le sujet suivant :


À la fin de la nouvelle de Maupassant, Rose pleure l’abandon de Pierrot.
Vous inventerez la suite du récit en respectant les indications suivantes :
Rose, pétrie de remords, retourne chercher Pierrot, la nuit, dans la mari-
nière. Vous décrirez à la fois les sentiments du personnage, et le décor
nocturne. Vous veillerez aussi à respecter le réalisme de la nouvelle de
Maupassant, tout en conférant à votre récit quelques touches fantas-
tiques.

➠R
 eportez-vous au corrigé de l’exercice 8 en fin de chapitre.

32 Séquence 1 – FR20

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L a situation d’énonciation

Fiche méthode
Chapitre
1
Fiche méthode
Définition
La situation d’énonciation correspond à la situation dans laquelle est
produit un énoncé oral ou écrit. Pour déterminer les conditions de la si-
tuation d’énonciation, il convient de poser les questions suivantes :

Attention
– qui parle ? ( l’énonciateur)
– à qui ? ( le destinataire)
Ne pas confondre la date de – quand ? où ?
publication du texte écrit avec le
– de quoi ? ( thème de l’énoncé)
moment de son énonciation.
– pour quoi ? (la visée, l’intention)

Caractéristiques de l’énoncé ancré


L’énoncé ancré implique une grande proximité entre le moment de
l’énonciation et les événements rapportés. Le repère temporel est le pré-
sent d’énonciation et les autres temps sont choisis par rapport à ce mo-
ment de l’énonciation.
Les éléments suivants sont caractéristiques d’un énoncé ancré :
– emploi
 des pronoms de première personne qui désignent l’émetteur :
« je », « moi », « me », etc.
–e mploi des pronoms de deuxième personne qui désignent le récep-
teur : « tu », « toi », « te », etc.
–p résence de déictiques (du grec deiktikos signifiant « qui désigne ») qui
renvoient notamment aux conditions spatiotemporelles et ne peuvent
être compris que par rapport à la situation d’énonciation : « cette »,
« ici », « là » « hier », « aujourd’hui », « demain »…
–u tilisation du présent, du futur, du passé composé et de l’imparfait.
On trouve des énoncés ancrés dans les dialogues de théâtre, les lettres,
les articles de presse, les journaux intimes, etc.

Caractéristiques de l’énoncé coupé


L’énoncé coupé implique une distance entre ce qui est raconté et le pré-
sent de celui qui raconte. Le repère temporel se situe dans le passé.
Les éléments suivants sont caractéristiques d’un énoncé coupé :
–e mploi des pronoms de troisième personne ;

Séquence 1 – FR20 33

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– emploi de repères spatiotemporels qui ne sont pas des déictiques
Fiche méthode

mais des adverbes et groupes nominaux ne renvoyant pas au moment


de l’énonciation : « la veille », « l’année précédente », « le lendemain »,
« deux mois plus tard », « à cet endroit », « en ce lieu », etc. ;
– utilisation du passé simple, de l’imparfait, du plus-que-parfait, du
conditionnel à valeur de futur dans le passé.

Le passé simple est le temps de référence.

Plus-que-parfait Imparfait Conditionnel


Passé antérieur ----------------------- Passé simple ------------------- (Futur du passé) -----------------E

Attention


Le présent de narration est éga- On trouve des énoncés coupés dans les romans, les
lement utilisé dans le récit pour textes documentaires, les textes ou revues histo-
mettre en valeur un fait, pour le riques etc.
rendre plus « présent » à l’esprit
du lecteur.

34 Séquence 1 – FR20

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E xpliquer un texte narratif

Fiche méthode
Chapitre
1
Fiche méthode
Certaines connaissances sont nécessaires pour aborder un récit, qu’il
s’agisse d’un roman ou d’une nouvelle. Nous vous rappelons ici les prin-
cipaux éléments pour expliquer un texte narratif.

Le statut du narrateur
Distinction auteur/narrateur
Dans le cas précis du réalisme, il convient de distinguer l’auteur du nar-
rateur. L’auteur est celui qui écrit le roman ; on le nomme d’ailleurs vo-
lontiers le romancier, ou le nouvelliste. Le narrateur est celui qui raconte
l’histoire. Il peut s’agir d’un personnage (intradiégétique) ou d’un narra-
teur externe (extradiégétique, narration à la troisième personne). Dans
les œuvres autobiographiques, auteur et narrateur sont identiques.

Le point de vue narratif ou focalisation


On emploie le terme de focalisation pour désigner le point de vue ou la
perspective selon laquelle les éléments d’une histoire sont perçus. Trois
types de focalisation sont envisagés :
E l a focalisation zéro ou point de vue omniscient : un narrateur sait tout
des personnages et révèle aux lecteurs les sentiments et les intentions
cachées ;
E l a focalisation interne ou point de vue interne : elle s’impose dans un
récit à la première personne, lorsque narrateur et personnage se
confondent, ou lorsque le narrateur, extérieur à la fic-
E Remarque tion, nous livre momentanément le point de vue de
l’un des personnages ;
La stratégie d’un romancier peut
varier au cours d’un même roman ; E la focalisation externe ou point de externe : un nar-
sont alors employées diverses rateur, extérieur à l’histoire, décrit et raconte «  de
focalisations pour produire tel ou l’extérieur » sans que le lecteur ait accès aux senti-
tel effet. ments, aux intentions des personnages

Ordre et rythme du récit


Procédés modifiant l’ordre du récit
On peut choisir de suivre l’ordre linéaire de la narration ou bien de modi-
fier l’ordre chronologique des faits.

Séquence 1 – FR20 35

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Le retour en arrière ou analepse narrative marque une rupture dans le
Fiche méthode

E

récit pour raconter des événements qui se sont déroulés avant. Il est
généralement signalé par le plus-que-parfait.
L’anticipation  ou prolepse narrative interrompt le récit linéaire pour
E

évoquer des événements qui auront lieu après. On la rencontre fré-


quemment dans le récit autobiographique. Elle est signalée par le
conditionnel à valeur de futur du passé.

Procédés modifiant le rythme du récit


Pour évaluer le rythme du récit, on compare le temps de l’histoire (temps
des événements dans la fiction) et le temps de la narration (temps mis
par le narrateur pour raconter, mesurable en nombre de lignes, de para-
graphes, de pages etc.).
L’ellipse consiste à passer sous silence un moment de l’histoire. Elle est
E

souvent suivie d’une expression du type « Dix ans plus tard ». Il s’agit
fréquemment de mettre en valeur l’événement qui succède à l’ellipse.
Le sommaire accélère le rythme du récit en résumant une partie de l’his-
E

toire. Le temps de la narration est donc plus court que le temps de l’his-
toire : vingt ans d’une vie rapportés en quelques lignes, par exemple.
La scène vise une égalité de durée entre narration et fiction. Elle donne
E

l’impression que l’histoire se déroule en temps réel. Elle se présente le


plus souvent sous forme d’un dialogue ou de paroles rapportées qui cor-
respondent à moment important de l’histoire sur lequel le narrateur s’at-
tarde en révélant les pensées des personnages, en livrant des détails.
Le ralenti enfle la narration grâce à des descriptions, des commentaires,
E

des impressions diverses dans le but de retarder l’information donnée


au lecteur. Fréquemment utilisée dans le récit fantastique, cette vitesse
narrative participe du suspense, lorsqu’un personnage est confronté à
un danger imminent par exemple.
La pause suspend la narration. Le temps de l’histoire est alors quasi
E

nul, il ne se passe plus rien du point de vue des événements, mais l’au-
teur s’attarde à la description. On parle de pause descriptive. C’est le
cas lorsqu’un auteur dresse le portrait d’un personnage, par exemple.

36 Séquence 1 – FR20

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L

Fiche méthode
Chapitre
a lecture analytique et
1 sa mise en œuvre à l’oral
Fiche méthode
1. Définition de la lecture analytique
Les instructions officielles définissent ainsi la lecture analytique :
La lecture analytique a pour but la construction détaillée de la signification
d’un texte. Elle constitue donc un travail d’interprétation. Elle vise à déve-
lopper la capacité d’analyses critiques autonomes. Elle peut s’appliquer à
des textes de longueurs variées :
E appliquée à des textes brefs, elle cherche à faire lire les élèves avec

méthode ;
E appliquée à des textes longs, elle permet l’étude de l’œuvre intégrale.

[...] L’objectif de la lecture analytique est la construction et la formulation


d’une interprétation fondée : les outils d’analyse sont des moyens d’y par-
venir, et non une fin en soi. La lecture analytique peut être aussi une lec-
ture comparée de deux ou plusieurs textes ou de textes et de documents
iconographiques, dont elle dégage les caractéristiques communes, les
différences ou les oppositions. (B.O. n° 40 du 2 novembre 2006)

Une lecture analytique est donc une manière méthodique de lire des
textes, par une démarche progressive capable de construire un sens.
On peut ainsi parler d’une « lecture problématisée », puisqu’il s’agit de
mener à bien, par une série de questions, un projet de lecture capable
de parvenir à une interprétation. En effet, le texte est une construction,
le résultat d’un travail sur l’écriture : la lecture analytique a aussi pour
but de montrer comment s’élaborent cette construction, cette création.
Il s’agira ainsi de :
E mettre en valeur les intentions de l’auteur (émouvoir, attrister, bou-

leverser, faire rire, horrifier, faire réfléchir, passer un message, faire


prendre conscience), ce qui aboutit à définir les re-
À éviter gistres d’un texte, à mettre en valeur ses enjeux ou
sa problématique ;
Un défaut majeur à éviter  : la E mettre en valeur les procédés qu’il utilise pour parve-
paraphrase. nir à ce but : la structure, les caractéristiques du dis-
La paraphrase consiste à répéter cours, l’implication du locuteur, les procédés de style ;
dans d’autres termes ce que dit E faire ressortir les effets que ces intentions provo-
l’auteur. Pour éviter ce travers, quent chez le lecteur ; dégager les idées et les inno-
il faut interroger le texte par les vations véhiculées par le texte.
questions « Pourquoi ? » et « Com-
ment  ?  » (la question «  Quoi  ?  » Une lecture analytique aboutit à un exposé pourvu
n’est qu’un point de départ). d’une introduction, d’un développement, d’une
conclusion.

Séquence 1 – FR20 37

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2. Mise en œuvre de la lecture analytique
Fiche méthode

Le travail préparatoire
Il comprend plusieurs étapes.
E Lire et relire le texte à analyser.
E É tudier le paratexte
a) Repérer le nom de l’auteur, de l’œuvre, sa date de parution.
b) Bien lire le chapeau introductif donnant souvent les informations
nécessaires pour situer le passage.
E I dentifier la nature du texte
a) Le genre. Rappel : les quatre grands genres sont la poésie, le roman,
le théâtre, la littérature d’idées. Il existe pour chacun de ces genres
des sous-catégories : nouvelle, conte, fable, chanson, autobiogra-
phie, correspondance…
b) Le type de discours : quel que soit son genre, le texte peut présen-
ter, successivement ou simultanément, un récit, une description,
une réflexion.
c) La situation d’énonciation. Se pose alors la question suivante, sou-
vent riche d’enseignement : le locuteur est-il impliqué dans son dis-
cours ?
d) Le registre du texte  : un texte peut jouer sur différents registres  ;
l’analyse permet souvent d’approfondir, de nuancer ou de corriger
une première approche.
Ex : Un texte peut d’abord paraître surtout comique, et se révéler en
fait nettement polémique.
E  epérer les thèmes importants en identifiant, entre autres, les champs
R
lexicaux. En effet, la présence d’un thème dans un texte est assurée
par l’ensemble des termes et expressions qui s’y rapportent. Plus le
champ lexical est abondant, plus le thème est important pour le propos
de l’auteur.
E Rechercher le plan, la structure du texte.

L’analyse du texte
Elle se fait au moyen des outils d’analyse suivants :
– l’énonciation ;
– la focalisation ;
– le cadre spatiotemporel ;
– les figures de style (métaphore, antithèse, chiasme etc.) ;
– la syntaxe (construction des phrases) et la ponctuation ;
– le rythme et les sonorités ;
– les registres.

38 Séquence 1 – FR20

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La construction d’un plan ordonné

Fiche méthode
autour de la problématique
Lorsque toutes les informations ont été réunies, vient le moment de les
organiser pour répondre à la question posée.

La lecture analytique comporte :


– une introduction ;
– un développement en deux ou trois parties ;
– une conclusion.

Séquence 1 – FR20 39

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R
Fiche méthode

Chapitre
eplacer le réalisme dans
1 l’histoire culturelle du XIXe s.
Fiche méthode
. L
 ’insertion du réalisme dans le contexte
socioculturel du XIXe siècle
Face L’expérience romantique a vécu. On en garde une grande défiance à
au romantisme l’égard des « idéalistes » ainsi que des « rêveurs » attardés : « allez vous
replonger dans les forêts enchantées d’où vous tirèrent des fées enne-
mies, moutons attaqués du vertigo1 romantique » (Baudelaire, Pierre
Dupont, 1851)
La contre- L’Art pour l’art est une doctrine esthétique du XIXe siècle qui fait de la
attaque perfection formelle le but ultime de l’art ; ses principaux représentants
sont Théophile Gautier, Banville, Leconte de Lisle, Heredia.
Beaucoup d’artistes s’élèvent contre cette conception ; citons par
exemple Duranty2 : « Dans le vrai utile, (le réalisme) cherche une émo-
tion qui soit un enseignement. »
Face à la vie En partie à l’exemple de la photographie dont l’utilisation se répand, on
comtemporaine veut peindre sincèrement la réalité immédiate et surtout on doit refuser
l’imaginaire. Car on pense que le lecteur a besoin de modernité et de vérité.
« Le Réalisme conclut à la reproduction exacte, complète, sincère, du mi-
lieu social, de l’époque où on vit, parce qu’une telle direction d’études est
justifiée par la raison, les besoins de l’intelligence et l’intérêt du public, et
qu’elle est exempte du mensonge, de toute tricherie... » (revue Le Réalisme)
Face aux classes Par souci d’authenticité, les écrivains réalistes s’attachent à décrire « la
populaires vie du plus grand nombre »(Duranty, revue Le Réalisme, 1857). Dans la
Préface de Germinie Lacerteux (1865), Edmond et Jules de Goncourt pour
« la rue » et « les malheurs trop bas » un accès au roman.

2. La bataille du réalisme
L’offensive D’abord le peintre Courbet3, devenu célèbre par le scandale avec l’Enter-
rement à Ornans (1851) et ses Baigneuses (1853), a donné du prestige
au réalisme, en particulier grâce à l’Exposition Courbet de 1855.
En 1857, Champfleury publie Le Réalisme.
En 1856-1857, Duranty publie une revue qui dure six mois

1. vertigo (Fig. et vx) : caprice, fantaisie.


2. Duranty (1833-1880) : écrivain et critique d’art, il défendit les impressionnistes, il publia des romans réalistes.
3. Courbet (1819-1877) : peintre français qui devint le chef de l’école réaliste.

40 Séquence 1 – FR20

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Le Réalisme. C’est une revue de combat qui attaque de manière virulente

Fiche méthode
les Romantiques (Lamartine, Musset, Hugo) ainsi que Théophile Gautier.
Signalons quelques publications réalistes secondaires de cette époque
comme les romans de Duranty qui s’attache aux caractères types d’Erck-
mann-Chatrian qui écrit de façon très variée, mais toujours sur l’Alsace.
La contre- Il y a d’abord une réaction du pouvoir au nom de la morale : condamnation
attaque de Madame Bovary en 1857.
Il y a ensuite des écrivains qui considèrent que l’œuvre d’art est insépa-
rable de l’esthétique et du choix : Théodore de Banville dénonce le culte
de la laideur de certains réalistes.
D’autres, tel Daudet, posent la question de la copie servile du réel, affir-
mant que là n’est pas l’art : « Champfleury aura beau faire des romans,
il restera toujours un auteur de pantomime : ses personnages n’ont que
des gestes. » (Notes sur la Vie)
L’effritement Le mouvement réaliste proprement dit se dissout en formes multiples.
Seuls les Goncourt qui sont de grands artistes se maintiennent dans
cette voie et annoncent le naturalisme, prolongement du réalisme au-
tour d’un homme, Zola, et d’un embryon d’école, le Groupe de Médan ;
le naturalisme va durcir et systématiser le réalisme.

Bilan du réalisme
Ouvrages théoriques
1856-1857 : revue Le Réalisme de Duranty
1857 : Le Réalisme de Champfleury

Écrivains représentatifs
Balzac, La Comédie humaine (1829-1848)
Stendhal, Le Rouge et le Noir (1830), La Chartreuse de Parme (1839)
Flaubert, Madame Bovary (1857), L’éducation sentimentale (1869)
Les Goncourt, Germinie Lacerteux (1865)
→ On note l’échec relatif du réalisme : on a qualifié après coup Balzac,
Stendhal et Flaubert de réalistes.

Genres et thèmes dominants


Le genre littéraire dominant est le roman et le thème le plus traité est
l’échec (échec de l’amour, de l’ambition, etc.).

Lieu symbolique
La propriété de Flaubert, en Normandie, Le Croisset.

Séquence 1 – FR20 41

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C orrigés des exercices
Corrigé de l’exercice n° 1
 Mérimée place d’emblée son lecteur dans un contexte réaliste, en four-
nissant de multiples détails toponymiques et géographiques précis.
Tout d’abord, la référence à la ville de Porto-Vecchio permet de localiser
précisément l’action de la nouvelle. Ensuite, le paysage corse se des-
sine avec netteté, le narrateur offrant à son lecteur un véritable itiné-
raire dans l’île dans la première phrase du texte : « En sortant de Porto-
Vecchio et se dirigeant au nord-ouest, vers l’intérieur de l’île, on voit le
terrain s’élever assez rapidement, et après trois heures de marche […]
on se trouve sur le bord d’un maquis très étendu ». Mérimée prend éga-
lement soin d’ancrer son décor dans les pratiques traditionnelles du
paysage corse, à l’image des « cépées très épaisses » qui sont typiques
de cette région. Le narrateur explique longuement comment elles se
forment au début du second paragraphe, car « C’est cette manière de
taillis fourré que l’on nomme maquis ». Le maquis, constitue le paysage
corse par excellence ; le terme est d’ailleurs répété plusieurs fois dans
le texte et il est l’occasion de tout un développement sur les mœurs
corses : il sert de cachette, tant il est difficile de s’y retrouver.
2 De manière générale, si beau soit le paysage, la nature est présentée
de manière assez inquiétante, voire inhospitalière. Le maquis apparaît
difficile d’accès : « sentiers tortueux, obstrués […] quelquefois coupés
par des ravins  », «  des cépées très épaisses  »  ; d’ailleurs, le narra-
teur explique que : « Ce n’est que la hache à la main que l’homme s’y
ouvrirait un passage, et l’on voit des maquis si épais et si touffus, que
les mouflons eux-mêmes ne peuvent y pénétrer ». D’autre part, tout le
lexique de la dureté traverse la description, comme pour indiquer un
danger, une menace, mais aussi un refuge qui permet à l’homme de
se couper du monde. Ensuite, des expressions telles que «  espèces
d’arbres et d’arbrisseaux le composent » décrivent avec précision un
paysage étrange, propice aux situations romanesques, mais aussi
aux légendes corses. Le maquis que dépeint Mérimée est à la fois un
espace dangereux et mystérieux. Le narrateur insiste aussi sur les cli-
chés qui définissent le paysage corse, à l’image des feux qui brûlent
les terres afin de les fertiliser. Les clichés sont en effet les lieux com-
muns, des représentations toutes faites, qu’on retrouve souvent dans
les descriptions du paysage corse et qui ont traversé les décennies
jusqu’à nous. Le feu, les rocs taillés à vif créent un climat assez violent,
mais de manière indirecte, par le truchement d’indices visuels qu’on
repère dans le paysage : « flamme », « cendre », « taillis fourré ».

42 Séquence 1 – FR20

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3 Le réalisme du paysage fonctionne comme un miroir  : s’y reflète la
personnalité de Mateo Falcone, le héros du récit. La description du
maquis prépare l’entrée, dans la description, des armes évoquées à
la fin du premier paragraphe. Mérimée pose le décor pour préparer
l’intrusion de ce personnage au caractère trempé. Il procède de ma-
nière traditionnelle pour présenter son personnage. Il insiste sur son
appartenance sociale (« homme assez riche », « vivant noblement ») ;
mais c’est surtout sa description physique qui frappe par la précision
du trait : « Figurez-vous un homme petit, mais robuste, avec des che-
veux crépus, noirs comme le jais, un nez aquilin, les lèvres minces, les
yeux grands et vifs, et un teint couleur de revers de botte. » Ces détails
concernant l’allure physique du personnage annoncent, en quelque
sorte, son tempérament. C’est un homme d’une habileté hors pair, un
chasseur expert dans l’art du tir ; l’adjectif « extraordinaire » qui décrit
cette habileté confère à la description réaliste une couleur légèrement
fantastique. En effet, le personnage semble avoir un don de vision
hors du commun, à l’image des rapaces qui ciblent leurs proies de
très haut.
4 Dans le contexte descriptif qu’on vient d’étudier, la narration à la pre-
mière personne augmente le réalisme de la situation. Le narrateur
se présente comme le témoin d’un épisode qu’il a lui-même vécu,
puisqu’il fait référence à une époque durant laquelle il aurait séjourné
en Corse : « quand j’étais en Corse en 18… ». L’imprécision de la date,
si elle crée un effet d’incertitude, rapproche cependant le temps de
la narration du temps de l’écriture (voir Fiche méthode). Témoin des
faits, le narrateur tente de reconstituer le plus précisément possible le
cadre d’événements qu’il relate avec une certaine précision. Il s’arrête
sur les détails qui l’ont frappé, notamment le don de tireur de Mateo
Falcone. Si le point de vue à la première personne est subjectif, la des-
cription et le récit marquent une certaine objectivité. À cet égard, on
peut dire que la narration à la première personne renforce le réalisme
de l’histoire et favorise l’adhésion du lecteur.

Corrigé de l’exercice n° 2


1 La scène se déroule dans un milieu social aisé : nous avons affaire à
une famille de riches parvenus récemment annoblis. On le comprend
tout d’abord grâce à la présence de domestiques qui annoncent les
invités. Le titre de la cousine de Pons, « présidente » indique qu’elle a
épousé un homme qui exerce la fonction de Président à la cour. C’est
une position sociale importante. Enfin, on comprend que la prési-
dente mène grand train. Elle a coutume de s’offrir des cadeaux ; ainsi,
elle qualifie de « petite bêtise » l’éventail offert par le cousin, ce qui
signale une grande aisance matérielle.
2 La présidente utilise un hypocoristique (petit nom affectueux) pour
s’adresser à sa fille, qu’elle appelle « Minette ». La présidente appelle
également sa domestique par son prénom, Madeleine, et comme

Séquence 1 – FR20 43

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l’exigent les convenances, celle-ci la vouvoie. Entre les membres de
la même famille, le vouvoiement est également de rigueur. Ainsi, le
cousin Pons vouvoie sa cousine et sa fille, mademoiselle Camusot.
Ces détails montrent le souci de réalisme social cher à Balzac.
3 Ce commentaire du narrateur trahit tout le mépris que les Camusot af-
fichent pour leur cousin. « Les scier en deux » signifie les affliger, les
agacer au point de les blesser physiquement (ce que suggère l’image
de la scie). Les Camusot ont honte de leur cousin et supportent mal
qu’il leur rappelle qu’il est de leur famille.
4 Le cousin Sylvain Pons est d’abord présenté par les vêtements qu’il
porte. Son « spencer », petite veste courte est l’objet de railleries de
la part des cousines. Le lecteur le découvre aussi au travers du regard
des autres personnages, ce qui est un procédé plus dynamique qu’un
portrait statique. Cette veste portée depuis longtemps montre qu’il est
perçu comme dépassé par son entourage. Mais plus encore, c’est sa
gêne qui le caractérise. Alors même qu’il se sait moqué par sa cousine,
il fait mine de ne pas avoir entendu les propos qu’on tient sur lui. C’est
également un personnage bien plus fin, généreux et cultivé que ne le
laisse penser le mépris que lui voue sa famille ; il offre ainsi à sa cou-
sine un cadeau d’une très grande valeur : un éventail peint par Watteau,
grand peintre du XVIIIe siècle. Homme sensible, il perçoit la cruauté de
la Présidente à son égard et en souffre. Au final, c’est un personnage
attachant et cocasse qui se dessine au travers de ces lignes.
5 Balzac utilise le style direct pour rapporter les paroles dans ce pas-
sage, style qu’on distingue grâce aux guillemets et aux tirets. Ainsi, le
début de l’extrait est d’emblée au style direct : « Madame, voilà votre
monsieur Pons, et en spencer encore ! Vient dire Madeleine à la Pré-
sidente, il devrait bien me dire par quel procédé il le conserve depuis
vingt-cinq ans ! » Les guillemets sont des signes visuels qui témoignent
du style direct. Les formules exclamatives révèlent le ton de la phrase
et renforcent son oralité. Le discours direct participe au réalisme de la
narration, tout en conférant de la vivacité à la scène ici contée.

Corrigé de l’exercice n° 3


1 Musset se montre réaliste, dans la mesure où il choisit de décrire une
situation assez banale et qu’on retrouve très souvent dans la réalité :
un conflit entre le père et le fils. On peut donc dire que la situation
psychologique et familiale est réaliste. Comme souvent dans ce type
de situation, la mère intervient et tente de concilier les deux adver-
saires, mais en vain. C’est principalement le dialogue et son contenu
qui confèrent à ce texte sa couleur réaliste, même s’il s’agit, vous l’au-
rez compris, d’un conte animalier, et que la donne initiale relève du
merveilleux : les oiseaux parlent et mènent une vie semblable à celle
des humains, par certains aspects : « je suis mal vêtu », « votre bel
habit noir à la française, qui vous donne[nt] l’air d’un marguillier ».

44 Séquence 1 – FR20

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2 Comme nous l’avons évoqué, le dialogue tient une place prépondé-
rante dans cet extrait. Il met en place le conflit et explicite son objet. Il
occupe d’ailleurs une place importante sur le plan quantitatif. Il est in-
téressant, par exemple, d’observer le registre de langue employé par
les personnages. Le fils vouvoie son père, comme l’exigent les codes
des familles de jadis. Le niveau de langue est soutenu. Le dialogue
permet donc non seulement d’ancrer le discours dans une vérité des
personnages, mais aussi de rendre plus vraisemblable la situation.

Corrigé de l’exercice n° 4


1 L’enterrement d’Emma Bovary est décrit avec de nombreux détails réa-
listes, suggérés par le réseau lexical de la cérémonie funéraire : « mante
noire », « drap noir », etc. Mais si réalistes soient ces éléments, ils ne
manquent pas de poésie, comme le suggèrent, par exemple, la méta-
phore « semé de larmes blanches », ainsi que le jeu des couleurs que
met en place Flaubert dans ce passage. En insistant sur le contraste
entre l’enterrement et la vie qui continue à l’extérieur, dans la cam-
pagne, Flaubert accroît le caractère pathétique de la scène. Le chant
d’un coq, qui habituellement signale l’aurore, fait rupture avec les
chants qui accompagnent la cérémonie et qu’on imagine empreints de
tristesse. C’est le narrateur qui porte un regard poétique sur ce tableau
de la vie. Il joue, par exemple, avec le contraste des couleurs entre les
« colzas » de couleur jaune, et le « drap noir ». Le narrateur semble sug-
gérer que « la vie continue », malgré tout. Mais ne peut-on pas déceler
une certaine ironie dans cette description de la nature ? Le jour des fu-
nérailles d’Emma, la vie semble heureuse, comme le suggère la phrase
« Une brise fraîche soufflait, les seigles et les colzas verdoyaient, des
gouttelettes de rosée tremblaient au bord du chemin ». Si Charles per-
çoit bien le contraste entre le cadre qu’il traverse et l’événement tra-
gique qu’il vit, c’est le narrateur, omniscient, qui témoigne de cette
opposition entre la vie et la mort. C’est pourquoi l’extrait montre bien
que le réalisme de la description peut aussi s’accompagner d’une cer-
taine poésie, d’un travail sur le rythme et sur les symboles.
2 Charles Bovary est le témoin privilégié de cette scène qu’il semble su-
bir. Même si ses impressions ne sont pas développées, on comprend
que c’est à travers son regard que le narrateur décrit le début de la
cérémonie. Ainsi le narrateur, après avoir introduit le personnage à tra-
vers ses perceptions auditives et olfactives, ne décrit pas seulement
la cérémonie, mais les va-et-vient du regard de Charles entre l’église et
l’extérieur : « Charles, en passant, reconnaissait les cours. Il se souve-
nait de matins comme celui-ci, où, après avoir visité quelque malade,
il en sortait, et retournait vers elle ». Au fil de la description, il devient
nostalgique, puisque sa pensée se noie dans le paysage qui lui rap-
pelle des moments heureux. Bien que le narrateur ne le suggère que
discrètement, Charles semble assommé par la situation à laquelle il
est confronté. L’une des dernière phrases du passage trahit toute le
tragique du personnage face à la mort  : «  il la regarda descendre  ».

Séquence 1 – FR20 45

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Flaubert donne à voir un personnage qui regarde tous les détails d’une
cérémonie qui se déroule sous ses yeux et face à laquelle il est impuis-
sant.

Corrigé de l’exercice n° 5


1 Le nom du perroquet, Loulou, prête à rire. C’est un nom extrêmement
simple, qu’on attribuerait plus volontiers à un petit chien qu’à un perro-
quet. D’ailleurs, ce nom suscite la surprise : « plusieurs s’étonnaient qu’il
ne répondît pas au nom de Jacquot, puisque tous les perroquets s’appel-
lent Jacquot ». En choisissant « Loulou », Flaubert se moque de ses per-
sonnages qui ne font pas preuve d’une grande originalité ni d’une grande
invention. En outre, dans le langage argotique, un « loulou » désigne un
garçon déluré et impertinent ; ce fait suggère que le perroquet vient com-
bler une carence affective dans la vie de la domestique.
2 Félicité apparaît dans ce passage comme un personnage aimant. Elle
prend un soin tout particulier de son perroquet auquel elle voue une
affection sans bornes. Flaubert décrit ses petites attentions  : «  Elle
l’avait posé sur l’herbe pour le rafraîchir  », «  Elle entreprit de l’ins-
truire  ». Quand il tombe malade, «  Elle le guérit, en arrachant cette
pellicule avec ses ongles  ». À travers ces gestes simples, le lecteur
comprend que Félicité est une femme douce et qui compense son
manque d’affection dans son attachement pour son perroquet. Cet
attachement est très fort, presque maternel, comme l’indique le fait
qu’elle se lance dans une poursuite éperdue, quand elle croit l’avoir
perdu : « elle crut distinguer derrière les moulins, au bas de la côte,
une chose verte qui voltigeait. Mais au haut de la côte, rien ! », la der-
nière phrase suggère qu’elle a grimpé en haut de la côte, croyant l’y
avoir aperçu. De même, la dernière phrase du texte montre le chagrin
d’avoir perdu son perroquet  : «  Elle eut du mal à s’en remettre, ou
plutôt ne s’en remit jamais ». Le personnage de madame Aubain met
en relief, par contraste, la gentillesse de la domestique.
3 On peut ici parler d’un passage satirique, car Flaubert fait le portrait
de plusieurs personnages et s’amuse à en décrire les travers. C’est
Madame Aubain qui est la cible essentielle. Ainsi, le perroquet « l’en-
nuie » très vite et elle s’en débarrasse (« Mme Aubain, qu’il ennuyait, le
donna pour toujours à Félicité »), ce qui témoigne de son tempérament
indifférent. Elle est insensible au chagrin de sa domestique et traite
comme une sottise l’obstination que celle-ci met à le chercher :
« — Prenez donc garde ! vous êtes folle ! ». C’est une femme égoïste.
Le rapport que le narrateur établit entre chaque personnage et l’oiseau
permet également de se moquer de ceux qui viennent contempler l’oi-
seau rare. Le personnage de Bourais, dont le nom prête à rire, est la
cible du narrateur. La satire repose ici sur la description de la démarche
et de l’apparence de Bourais : « Bourais se coulait le long du mur, en
dissimulant son profil avec son chapeau ». La métaphore « se coulait »
révèle la veulerie un peu honteuse du personnage. Si le narrateur se

46 Séquence 1 – FR20

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montre moins ironique envers Fabu, il effectue cependant le portrait
d’un personnage type, celui du « brave garçon », comme le suggèrent
ses « favoris » (barbe qu’on laisse pousser le long des joues), et ses
tatouages. Enfin, les personnages qui découvrent le perroquet se mo-
quent de l’oiseau, sans égard pour la servante : « On le comparait à une
dinde, à une bûche : autant de coups de poignard pour Félicité ».
C’est donc une galerie de portraits que peint ici Flaubert, ironisant sur
les mœurs provinciales et sur la curiosité disproportionnée des humains
envers un animal d’exception, faisant ainsi preuve d’étroitesse d’esprit.

Corrigé de l’exercice n° 6


1 L’intrus est Histoire d’un merle blanc de Musset. Le récit présente toutes
les caractéristiques de la nouvelle réaliste. Le cadre, le dialogue sont
vrais : un père de famille reproche à son fils la manière dont il s’exprime
et un conflit de génération éclate qui aboutit sur un reniement. À la fin
de l’extrait, le fils est chassé par le père. On trouve cette situation dans
bien des récits réalistes. Mais Musset raconte l’histoire d’un merle, non
d’un être humain. Comme dans les fables de La Fontaine, il recourt au
procédé de l’anthropomorphisme, qui consiste à attribuer des caracté-
ristiques humaines à un animal. À cet égard, il est intéressant de com-
parer Histoire d’un merle blanc à Un cœur simple. Dans les deux cas,
les auteurs mettent en scène un drôle d’oiseau. Musset lui donne la
parole, des sentiments et des actions dignes d’un humain. Flaubert,
quant à lui, s’en tient à une vision réaliste de l’animal. Et cependant, les
deux récits sont ancrés dans une réalité que le lecteur peut aisément
reconstituer. Dans les deux cas, la vérité des caractères est soulignée
par des détails de comportement. Le récit de Musset n’est cependant
pas réaliste, puisqu’il choisit le conte animalier pour raconter sa propre
expérience de poète incompris.
2 Dans les cinq extraits, le décor tient une place prépondérante. Il parti-
cipe du caractère réaliste du récit. Les éléments descriptifs permettent
en effet de déterminer le contexte social et culturel de chaque récit. Le
mobilier, les paysages renvoient précisément chaque histoire à un lieu
et à une époque précis. Ce sont de véritables indices pour le lecteur qui
identifie ainsi le cadre de la narration. Le réalisme du décor provient du
fait qu’il renvoie à la réalité. Ainsi, le salon que décrit Balzac dans l’ex-
trait du Cousin Pons ressemble à ceux que le romancier fréquente. En
outre, le narrateur donne des indications sur le lieu de l’action : « le petit
salon, qui se trouvait entre le grand salon et sa chambre à coucher ». De
la même manière, le décor corse de la nouvelle de Mérimée est direc-
tement inspiré d’une réalité connue. Le narrateur explique, avec force
détails, comment gagner le maquis «  en sortant de Porto-Vecchio  ».
La cérémonie funèbre décrite dans l’extrait de Madame Bovary a lieu
dans un cadre fort précisément décrit. Différents sens sont convoqués,
avec la vue : « les seigles et les colzas verdoyaient, des gouttelettes de
rosée tremblaient au bord du chemin, sur les haies d’épine », l’ouïe :
« Toutes sortes de bruits joyeux emplissaient l’horizon : le claquement

Séquence 1 – FR20 47

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d’une charrette roulant au loin dans les ornières, le cri d’un coq qui se
répétait ou la galopade d’un poulain », et même le toucher : « Une brise
fraîche soufflait ». Le cadre de la narration est dressé au moyen de pe-
tites touches dans « Un cœur simple » : indications sur la maison (« Il
était placé auprès de la porte », ses environs : « se coulait le long du
mur, (…) atteignait la rivière puis entrait par la porte du jardin », « der-
rière les moulins, au bas de la côte », etc.
3 Les quatre extraits comportent des anecdotes, c’est-à-dire des petits
faits vrais qui sont arrivés dans l’existence d’un personnage, en marge
des événements importants de la vie. Ce sont le plus souvent des élé-
ments du quotidien rapportés par le narrateur mais qui contribuent
à la vérité du récit. Ainsi, Mateo Falcone s’ouvre sur des anecdotes
qui sont contées sur le personnage : « Mateo n’aurait jamais tiré sur
un mouflon avec des chevrotines ; mais, à cent vingt pas, il l’abattait
d’une balle dans la tête ou dans l’épaule, à son choix. », « La nuit, il se
servait de ses armes aussi facilement que le jour », « À quatre-vingts
pas, on plaçait une chandelle allumée derrière un transparent de pa-
pier, large comme une assiette ». Ces anecdotes permettent d’esquis-
ser le portrait d’un héros. Les anecdotes donnent une épaisseur aux
personnages en le dotant d’un passé tout en livrant des indications
sur sa façon de vivre. Ainsi, le cousin Pons « conserve » le même spen-
cer « depuis vingt-cinq ans » : il tient à être élégant pour sa famille, à
sauver les apparences malgré de bien petits moyens. Dans Madame
Bovary, Charles se souvient d’habitudes liées à sa femme, ce qui
montre combien il l’aimait, tout en reconstruisant la trame d’une exis-
tence : « Il se souvenait de matins comme celui-ci, où, après avoir visi-
té quelque malade, il en sortait, et retournait vers elle ». L’extrait d’Un
cœur simple de Flaubert ressemble à une succession d’anecdotes rap-
portées par un narrateur qui s’amuse de ces petits faits vrais. Mais là
encore, ces anecdotes mettent en évidence l’attachement de Félicité
pour son perroquet, et confèrent une épaisseur psychologique à ce
personnage de servante.
4 Les textes fournissent de nombreux éléments de détail qui permettent
de caractériser de manière réaliste chaque protagoniste des récits. Ce
sont bien souvent des éléments précis qui ancrent la vérité du person-
nage. Ainsi les couleurs de Loulou sont celles d’un perroquet, telles
qu’on peut les voir habituellement. Le personnage de Fabu incarne
parfaitement le boucher jovial, costaud, tatoué et avec des favoris,
comme c’était la mode au 19e siècle.
5 Pour vous aider à répondre à cette question, vous remplirez le tableau
qui suit.

48 Séquence 1 – FR20

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Mateo Falcone Le Cousin Pons Charles Bovary Loulou Félicité
petit,
habillé
petit, robuste, ventru, vêtu perroquet simple
Apparence sobrement,
regard vif de manière coloré domestique
en deuil.
ridicule
langage répète
ne parle pas ne parle pas
Langage soutenu, bien seulement parle peu
dans l’extrait dans l’extrait
éduqué quelques mots.
modeste,
violent, habile gourmand,
Traits de possessive
discret, calme, passif têtu, moqueur
caractère avec son
mal à l’aise
perroquet

Rechercher et approfondir
6 Les dénouements des récits que nous avons étudiés sont plutôt dra-
matiques. Mateo Falcone se referme sur un infanticide. Le Cousin Pons
n’est guère plus optimiste. Le héros, après avoir été la proie d’une
famille avare, meurt seul et abandonné. La fin de Madame Bovary
est tragique, puisque l’héroïne se suicide en avalant de l’arsenic. Un
cœur simple se termine sur la mort de Félicité. Ces récits présentent
une image plutôt pessimiste de la réalité, ce qui montre la volonté
qu’ont ces auteurs de représenter le réel sans l’embellir.

Corrigé de l’exercice n° 7


1 Dans « Pierrot », les dialogues sont nombreux. Les paroles rapportées
au style direct contribuent grandement au réalisme du récit car elles
donnent vie et vérité aux personnages et à l’histoire. Les dialogues
sont souvent brefs et imitent les conversations habituelles. Maupas-
sant adapte le langage de chaque personnage à son niveau culturel et
social, tout en dessinant son caractère. Ainsi, l’écrivain tente même
de reproduire les caractéristiques de la langue orale quand il donne
la parole au puisatier qui est un homme du pays : « Vous croyez que
j’vas apporter mes cordes, mes manivelles, et monter tout ça, et m’en
aller là-bas avec mon garçon et m’faire mordre encore par votre mau-
dit quin, pour l’plaisir de vous le r’donner  ? fallait pas l’jeter  », on
notera, dans cet extrait, les apocopes (suppressions de phonèmes ou
de syllabes - vocaliques ou consonantiques - en fin de mot). D’autre
part, le narrateur donne des explications sur le patois normand  :
«  un petit chien (en Normandie, on prononce quin)  », «  «Piquer du
mas», c’est «manger de la marne» ». Mais les dialogues servent aussi
à commenter la réalité des actions. Ainsi, les paroles échangées au-
tour de la marnière accroissent le réalisme affreux de la situation et
participent à la dramatisation du récit : multiples exclamations, les
unes traduisant l’indignation (« Quate francs ! »), les autres l’angoisse
(« Pierrot ! »). Les dialogues permettent ainsi de mieux comprendre les
réactions des protagonistes dans les situations.

Séquence 1 – FR20 49

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2 Maupassant écrit une nouvelle brève, les décors doivent donc être
succinctement décrits, mais de manière précise, pour poser un cadre
à l’intrigue. Le premier décor est celui de la maison de madame Le-
fèvre, qui est campé de façon à pouvoir être situé géographiquement :
« une petite maison à volets verts, le long d’une route, en Normandie,
au Centre du pays de Caux.  » Ces détails sont suffisamment précis
pour créer un contexte réaliste à l’histoire. Ensuite, le narrateur res-
serre la prise de vue et se concentre sur le jardin de madame Lefèvre,
lieu où commence l’histoire. Le potager est décrit grâce à deux ex-
pressions : « devant l’habitation, un étroit jardin ». La description est
certes très rapide, mais grâce au qualificatif «  étroit  », Maupassant
nous renseigne à la fois sur la configuration des lieux, et peut-être,
de manière détournée, sur « l’étroitesse d’esprit » de la propriétaire
(ce que confirme la description de madame Lefèvre qui ouvre le récit).
Mais le décor le plus important du récit reste celui de la marnière. Le
narrateur le décrit comme un lieu inhospitalier, sauvage et macabre :
« Au milieu d’une vaste plaine, on aperçoit une espèce de hutte, ou
plutôt un tout petit toit de chaume, posé sur le sol. C’est l’entrée de
la marnière. Un grand puits tout droit s’enfonce jusqu’à vingt mètres
sous terre, pour aboutir à une série de longues galeries de mines. »
Grâce à ces indications, Maupassant instaure un climat inquiétant, et
presque fantastique. En décrivant les souterrains, il stimule l’imagina-
tion du lecteur qui peut s’imaginer des galeries obscures renfermant
des cadavres et des choses affreuses.
3 La nouvelle dénonce principalement la pingrerie, l’avarice et l’inhu-
manité. Madame Lefèvre incarne toutes ces bassesses de l’âme hu-
maine. C’est pourquoi tous les détails réalistes de la nouvelle (l’appa-
rence de madame Lefèvre, son mode de vie, ses rapports aux autres
personnages) ont une visée satirique  : ils dénoncent les travers du
comportement humain, avec une ironie mordante.

Corrigé de l’exercice n° 8


La nuit était noire. D’un noir d’encre. Pas une étoile au ciel, pas un rayon
de lune. Madame Lefèvre et Rose étaient rentrées sans lumière, se hâ-
tant pour arriver à la maison avant que l’obscurité n’enveloppe tout le
pays de Caux. Elles craignaient que la nuit les surprenne, mais surtout
elles redoutaient les ombres qui suivent les voyageurs attardés dans les
chemins et les sentes. Rose n’avait cessé de larmoyer pendant tout le
parcours, essuyant ses yeux et sanglotant en silence. Les derniers jappe-
ments douloureux de Pierrot résonnaient à ses oreilles comme un sup-
plice glacé. Elle l’imaginait déjà dévoré par le molosse dont les aboie-
ments incroyables les avaient terrifiées.
« Hâtez-vous, hâtez-vous ! » répétait madame Lefèvre, inquiète de voir la
nuit se répandre sur la lande.
« Pauvre Pierrot, pauvre Pierrot… » répondait doucement Rose.
«  Quatre francs  ! quatre francs  ! Si c’est pas du vol, ça  !  » s’indignait
madame Lefèvre, outrée de la demande exorbitante du puisatier. Qu’on

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pût exiger une telle somme pour un quin, c’était une folie ! Pour sûr, elle
répèterait à qui voudrait l’entendre que le puisatier était un voleur, qu’il
profitait de la misère des gens. Non, décidément, ce n’était pas possible
de demander une telle somme pour aller repêcher un quin !
Parvenues devant la maison, les deux femmes furent saisies d’effroi en
voyant sur le seuil de la porte la petite jatte en terre dans laquelle Pierrot
buvait son eau claire. Cet objet insignifiant les pétrifia. C’était fini, cette
fois. Elles ne l’entendraient plus réclamer sa pitance ni remuer la queue
à l’appel de son nom. Il n’y fallait plus penser, se répétait Rose en rani-
mant l’âtre qui s’était éteint en leur absence. Elle réchauffa le ragoût.
Leur souper fut silencieux. On ne parla pas de Pierrot, on évitait le sujet.
Madame Lefèvre évoqua la foire de mai où elle pourrait s’acheter de nou-
veaux chapeaux. Rose acquiesçait en silence. Elles pensaient toutes les
deux à Pierrot. Habile à faire diversion, madame Lefèvre parvenait à mas-
quer sa colère contre le puisatier ; élevée à la campagne dans l’amour
des animaux, Rose n’arrivait pas à cacher sa tristesse et la laissa éclater
quand elle se retrouva seule devant l’évier de la cuisine. Le carillon du
salon marqua les dix coups, et madame Lefèvre, restée seule au salon,
demanda brusquement à Rose de lui apporter son rat-de-cave pour mon-
ter à sa chambre.
« À demain », dit-elle à Rose en guise de remerciement, avant de répéter,
en montant les escaliers, « quatre francs ! quatre francs ! » L’exaspéra-
tion de la journée avait fini par l’accabler de fatigue, et elle s’endormit
aussitôt allongée dans sa jolie chambre, oubliant dans un sommeil pro-
fond les aboiements de Pierrot et les quatre francs du puisatier.
Restée seule à l’office, devant les assiettes de faïence dont elle avait à
peine chipoté le contenu, Rose s’abandonna à l’effroi du remords. L’aban-
don de Pierrot la bouleversait. Tout se teintait autour d’elle du morne voile
du deuil. La table de chêne lui paraissait plus sombre, et les deux fauteuils
paillés où elle aimait s’asseoir et où Pierrot parfois se nichait, semblaient
refermer leurs bras. Décidément, elle pensait que c’était une bien mau-
vaise action de laisser ce pauvre animal à son sort tragique. Et puis que di-
rait monsieur le Curé quand elle irait se confesser, dimanche. Après tout,
c’était peut-être un grave péché de laisser mourir un animal sans défense.
L’idée d’aller chercher Pierrot la taraudait. Mais il faisait nuit noire. Ma-
dame Fleurette, leur voisine, avait entendu parler de rôdeurs, et madame
Lebranchu avait vu des ombres dans son jardin, entre les pommiers et la
haie de lauriers. La route de Pont-Lévêque n’était peut-être pas sûre. Elle
monta à sa chambre, égrénant le chapelet de ses craintes.
À peine fut-elle assise sur son lit qu’une force intérieure lui intima l’ordre
d’aller chercher Pierrot dans la marnière. Elle ouvrit la petite commode
d’acajou où elle rangeait ses modestes trésors et tira d’un manchon, un
petit couteau et une bourse rouge, brodée à Rouen. Simple prudence ou
superstition, elle imaginait que ce couteau, dont le manche en nacre brillait
à la lueur de la bougie, la protègerait des maraudeurs. Dans l’esprit de ce
cœur simple, les questions s’entrechoquaient. Elle possédait quatre francs
dans sa bourse. Pouvait-elle les sacrifier au puisatier ? Voudrait-il, au beau
milieu de la nuit, charger sa charrette de tout son attirail. Il la prendrait pour

Séquence 1 – FR20 51

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une folle et lui rirait au nez. Non, il fallait qu’elle se débrouille seule, qu’elle
aille seule à la marnière, si elle voulait avoir une chance de sauver Pierrot.
Elle quitta la maison silencieusement. La nuit était froide, sans air. Sa
lampe à la main, elle traversa d’abord le village, tressaillant à chaque
fois qu’un chien aboyait ou que les yeux nitescents d’un chat surgis-
saient au beau milieu de la route. Elle pressa le pas, et, ayant quitté
le village, elle se retrouva seule au beau milieu de la route avec, face à
elle, la béance de la nuit. Elle avança plus lentement, avec plus de pru-
dence, à l’affût du moindre bruit. Parvenue sur la grand’route qui coupe
la plaine en deux, Rose hésita entre deux routes. La plus courte traver-
sait le marécage. La plus longue, à découvert, était sèche. Elle voulait
aller vite et choisit le chemin le plus court. Mais sa lampe faiblissait,
et il fallait qu’elle pense au chemin du retour. En enfonçant ses sabots
dans les chemins de boue, elle reconnut la terre de la marnière, lourde,
humide. Nul bruit ne régnait autour du puits. Elle appela : « Pierrot ! »
Pierrot ! ». Mais nul jappement ne sortit du trou. Elle avait mis dans son
tablier quelques morceaux de pain trempé dans la sauce des haricots
qu’elle n’avait pas mangés. Elle jeta ses quelques morceaux en appelant
Pierrot dans le trou. Mais pas un bruit. Alors elle imagina qu’il était mort,
englouti par le molosse. Mais si un gros chien l’avait dévoré, pourquoi
n’aboyait-il pas, pourquoi n’entendait-elle rien venir du fond du puits. Il
y avait quelque chose d’étrange, et elle le sentait. Courageusement, elle
tira du côté de la cabane une échelle destinée à entrer dans le puits. Elle
la fixa solidement sur le bord et descendit sans bruit. L’odeur pestilen-
tielle avait disparu. Elle éclaira la paroi sombre et sa lampe lui permit de
voir le fond du trou. Et là, quelle ne fut pas sa surprise ! Le fond était vide,
lisse. Pas la trace d’un cadavre ni de restes de chiens. Même pas la trace
d’un combat ou de luttes passées. Pas de Pierrot. La marnière était vide.
Remontée à la surface, Rose tressaillit. Que s’était-il passé  ? Où les
chiens avaient-ils été emmenés ? Le puisatier était-il venu de sa propre
initiative vider le puits avant qu’elle n’arrive ? Elle rentra à la maison de
madame Lefèvre en se posant mille questions auxquelles elle ne trouvait
pas de réponse. Sa stupeur était telle qu’elle avait oublié sa peur de la
nuit  ; son étonnement était si grand qu’elle ne prêta pas attention au
silence… Partout où elle était passée, tout s’était tu. Pas un chien n’avait
aboyé sur son passage. Et devant les fermes, où les paysans placent les
niches pour protéger les lieux, tout était désert.
Rose se coucha l’esprit confus. Le matin, elle fut éveillée par un brou-
haha qui montait de la salle à manger de madame Lefèvre. Elle descendit
en chemise de nuit, décoiffée, inquiète de ce bruit qui l’avait tirée de
son sommeil. Le bruit s’était répandu dans tout le village et les amies de
madame Lefèvre s’étaient réunies pour en causer. Durant la nuit, tous les
chiens avaient disparu !

52 Séquence 1 – FR20

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Chapitre
Du réalisme
3 au naturalisme
A Définir le naturalisme

Exercice autocorrectif n° 1


Lisez les trois textes, puis répondez aux questions.
 Pourquoi, selon Zola, les hommes sont-ils «  dépourvus de libre ar-
bitre » ?
2 À qui Zola compare-t-il le romancier naturaliste ? Pourquoi ?

Texte 1 Dans Thérèse Raquin, j’ai voulu étudier des tempéraments et non des
caractères. Là est le livre entier. J’ai choisi des personnages souveraine-
ment dominés par leurs nerfs et leur sang, dépourvus de libre arbitre,
entraînés à chaque acte de leur vie par les fatalités de leur chair. […]
Émile Zola (1840-1902), préface de Thérèse Raquin (1867)

Texte 2 Je veux expliquer comment une famille, un petit groupe d’êtres, se com-
porte dans une société, en s’épanouissant pour donner naissance à dix,
à vingt individus qui paraissent, au premier coup d’œil, profondément
dissemblables, mais que l’analyse montre intimement liés les uns aux
autres. L’hérédité a ses lois, comme la pesanteur.
Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des
tempéraments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement d’un
homme à un autre homme.
Préface de La Fortune des Rougon (1871)

Texte 3 Eh bien ! en revenant au roman, nous voyons également que le romancier


est fait d’un observateur et d’un expérimentateur. L’observateur chez lui
donne les faits tels qu’il les a observés, pose le point de départ, établit le
terrain solide sur lequel vont marcher les personnages et se développer
les phénomènes. Puis, l’expérimentateur paraît et institue l’expérience,
je veux dire fait mouvoir les personnages dans une histoire particulière,
pour y montrer que la succession des faits y sera telle que l’exige le dé-
terminisme des phénomènes mis à l’étude. C’est presque toujours ici
une expérience « pour voir » comme l’appelle Claude Bernard. Le roman-
cier part à la recherche d’une vérité.
Zola, Le Roman expérimental (1880)

➠ Reportez-vous au corrigé de l’exercice 1 en fin de chapitre.

Séquence 1 – FR20 53

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B Deux romans naturalistes
1. J
 ules et Edmond Goncourt,
Germinie Lacerteux
Germinie Lacerteux est considéré comme l’un des premiers récits natura-
listes. Écrit à quatre mains par les frères Goncourt, il relate la vie difficile
et douloureuse de Germinie Lacerteux qui, par amour, sombre dans la
prostitution et la misère. Arrivée à Paris après avoir été abusée sexuelle-
ment, Germinie devient domestique. N’ayant pu se marier, elle s’occupe
d’une nièce dont on lui cache la mort pour soutirer des gages. Puis elle
s’attache au jeune Jupillon, fils d’un épicier. Mais l’enfant grandit, de-
vient homme, et Germinie éprouve une dévorante passion pour lui. Ces
amours la conduiront à la déchéance. Zola, qui admirait beaucoup ce ro-
man, s’en inspira pour son héroïne Gervaise, dans L’Assommoir. Dans
l’extrait suivant, le narrateur décrit un aspect de la déchéance de l’hé-
roïne : l’alcoolisme.

D’abord, elle avait eu besoin, pour boire, d’entraînement, de société,


du choc des verres, de l’excitation de la parole, de la chaleur des défis ;
puis bientôt, elle était arrivée à boire seule. C’est alors qu’elle avait bu
dans le verre à demi plein, remonté sous son tablier et caché dans un
recoin de la cuisine  ; qu’elle avait bu solitairement et désespérément
ces mélanges de vin blanc et d’eau-de-vie qu’elle avalait coup sur coup
jusqu’à ce qu’elle y eût trouvé ce dont elle avait soif : le sommeil. Car
ce qu’elle voulait ce n’était point la fièvre de tête, le trouble heureux,
la folie vivante, le rêve éveillé et délirant de l’ivresse ; ce qu’il lui fallait,
ce qu’elle demandait, c’était le noir bonheur du sommeil, d’un sommeil
sans mémoire et sans rêve, d’un sommeil de plomb tombant sur elle
comme un coup d’assommoir sur la tête d’un bœuf : et elle le trouvait
dans ces liqueurs mêlées qui la foudroyaient et lui couchaient la face sur
la toile cirée de la table de cuisine.
Dormir de ce sommeil écrasant, rouler, le jour, dans cette nuit, cela était
devenu pour elle comme la trêve et la délivrance d’une existence qu’elle
n’avait plus le courage de continuer ni de finir. Un immense besoin de
néant, c’était tout ce qu’elle éprouvait dans l’éveil. Les heures de sa vie
qu’elle vivait de sang-froid, en se voyant elle-même, en regardant dans
sa conscience, en assistant à ces hontes, lui semblaient si abominables !
Elle aimait mieux les mourir. Il n’y avait plus que le sommeil au monde
pour lui faire tout oublier, le sommeil congestionné de l’Ivrognerie qui
berce avec les bras de la Mort.
Là, dans ce verre, qu’elle se forçait à boire et qu’elle vidait avec frénésie,
ses souffrances, ses douleurs, tout son horrible présent allait se noyer,
disparaître. Dans une demi-heure, sa pensée ne penserait plus, sa vie
n’existerait plus ; rien d’elle ne serait plus pour elle, et il n’y aurait plus
même de temps à côté d’elle. « Je bois mes embêtements, » avait-elle ré-

54 Séquence 1 – FR20

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pondu à une femme qui lui avait dit qu’elle s’abîmerait la santé à boire.
Et comme dans les réactions qui suivaient ses ivresses, il lui revenait
un plus douloureux sentiment d’elle-même, une désolation et une dé-
testation plus grandes de ses fautes et de ses malheurs, elle cherchait
des alcools plus forts, de l’eau-de-vie plus dure, elle buvait jusqu’à de
l’absinthe pure pour tomber dans une léthargie plus inerte, et faire plus
complet son évanouissement à toutes choses.
Elle finit par atteindre ainsi à des moitiés de journée d’anéantissement,
dont elle ne sortait qu’à demi éveillée avec une intelligence stupéfiée,
des perceptions émoussées, des mains qui faisaient des choses par ha-
bitude, des gestes de somnambule, un corps et une âme où la pensée,
la volonté, le souvenir semblaient avoir encore la somnolence et le vague
des heures confuses du matin.
Jules et Edmond de Goncourt, Germinie Lacerteux, 1865, chapitre XXXIII.

2. Zola, L’Assommoir
Si certaines œuvres de Maupassant sont considérées comme natura-
listes, à l’instar de Pierre et Jean, roman qui traite de l’hérédité (légitime
ou bâtarde), la petite bourgeoisie, et des problèmes de l’argent, c’est
Zola qui est considéré comme le chef de file et théoricien du naturalisme.
Il est l’auteur des Rougon-Macquart. Ce cycle conte en 20 volumes l’his-
toire, sur cinq générations, d’une famille issue de deux branches  : les
Rougon, la famille légitime, petits commerçants et petite bourgeoisie de
province, et les Macquart, la branche bâtarde, paysans, braconniers et
contrebandiers, qui font face à un problème général d’alcoolisme.
L’Assommoir, septième de la série est, selon Zola, « le premier roman sur
le peuple, qui ne mente pas et qui ait l’odeur du peuple ». L’écrivain y
restitue la langue et les mœurs des ouvriers, tout en décrivant les ravages
causés par la misère et l’alcoolisme.
Ce roman raconte la grandeur puis la décadence de Gervaise Macquart,
blanchisseuse dans le quartier de la Goutte-d’Or à Paris. Gervaise et son
amant Auguste Lantier viennent à Paris avec Claude et Étienne, leurs
deux fils. Chapelier de métier, Lantier est paresseux et infidèle. Il quitte
Gervaise pour Adèle, la laissant seule avec ses fils. Coupeau, un ouvrier
zingueur, lui fait alors la cour à l’Assommoir, le cabaret du Père Colombe.

Tous debout, les mains croisées sur le ventre ou rejetées derrière le dos,
les buveurs formaient de petits groupes, serrés les uns contre les autres ;
il y avait des sociétés, près des tonneaux, qui devaient attendre un quart
d’heure, avant de pouvoir commander leurs tournées au père Colombe.
« Comment  ! c’est cet aristo de Cadet-Cassis  ! cria Mes-Bottes, en ap-
pliquant une rude tape sur l’épaule de Coupeau. Un joli monsieur qui
fume du papier et qui a du linge !... On veut donc épater sa connais-
sance, on lui paye des douceurs !
– Hein ! ne m’embête pas ! » répondit Coupeau, très contrarié.

Séquence 1 – FR20 55

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Mais l’autre ricanait.
« Suffit  ! on est à la hauteur, mon bonhomme… Les mufes sont des
mufes, voilà ! »
Il tourna le dos, après avoir louché terriblement, en regardant Gervaise.
Celle-ci se reculait, un peu effrayée. La fumée des pipes, l’odeur forte de
tous ces hommes, montaient dans l’air chargé d’alcool ; et elle étouffait,
prise d’une petite toux
« Oh ! c’est vilain de boire ! » dit-elle à demi-voix.
Et elle raconta qu’autrefois, avec sa mère, elle buvait de l’anisette, à
Plassans. Mais elle avait failli en mourir un jour, et ça l’avait dégoûtée ;
elle ne pouvait plus voir les liqueurs.
« Tenez, ajouta-t-elle en montrant son verre, j’ai mangé ma prune ; seule-
ment, je laisserai la sauce, parce que ça me ferait du mal. »
Coupeau, lui aussi, ne comprenait pas qu’on pût avaler de pleins verres
d’eau-de-vie. Une prune par-ci par-là, ça n’était pas mauvais. Quant au
vitriol, à l’absinthe et aux autres cochonneries, bonsoir  ! Il n’en fallait
pas. Les camarades avaient beau le blaguer, il restait à la porte, lorsque
ces cheulards-là1 entraient à la mine à poivre2. Le papa Coupeau, qui
était zingueur comme lui, s’était écrabouillé la tête sur le pavé de la rue
Coquenard, en tombant, un jour de ribotte3, de la gouttière du n° 25 ; et
ce souvenir, dans la famille, les rendait tous sages. Lui, lorsqu’il passait
rue Coquenard et qu’il voyait la place, il aurait plutôt bu l’eau du ruisseau
que d’avaler un canon gratis chez le marchand de vin. Il conclut par cette
phrase :
« Dans notre métier, il faut des jambes solides. »
Gervaise avait repris son panier. Elle ne se levait pourtant pas, le tenait
sur ses genoux, les regards perdus, rêvant, comme si les paroles du
jeune ouvrier éveillaient en elle des pensées lointaines d’existence.

Exercice autocorrectif n° 2


Revoir le discours rapporté

Avant de répondre à ces questions, lisez la Fiche méthode consacrée au


discours rapporté plus bas.

 Quels sont les types de discours utilisés dans le texte des frères Gon-
court ?

2 Quels sont les types de discours présents dans le texte de Zola, extrait
de L’Assommoir ?

➠R
 eportez-vous au corrigé de l’exercice 2 en fin de chapitre.

1. cheulard (argot) : buveur, ivrogne.


2. mine à poivre (argot) : débitant d’eau de vie, cabaret.
3. ribotte (argot) : fête, débauche, excès de table et de boisson.

56 Séquence 1 – FR20

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C Vers le roman personnel
au début du XXe siècle
Au lendemain du naturalisme, la crise du roman remet en question les
fresques du monde social pour laisser place au culte du Moi dans des ré-
cits confessions. À côté d’une littérature marquée par la Première Guerre
mondiale, se développe, de 1910 à 1930, le roman personnel qui conju-
gue le goût de l’analyse et les interrogations universelles.
Des romanciers se tournent donc vers la vie intérieure. C’est le cas de
Proust, avec son cycle À la recherche du temps perdu, mais aussi d’Alain-
Fournier qui est l’auteur d’un récit poétique, empreint de nostalgie. En
effet, Le Grand Meaulnes ressuscite les rêves de l’adolescence et relate
la quête d’un amour impossible.
Les romans du premier tiers du XXe siècle témoignent, par ailleurs, d’in-
novations qui annoncent les transformations du genre. Ainsi, les au-
daces linguistiques de Céline (Voyage au bout de la nuit) bouleversent le
discours romanesque, expression vivante et violente du Moi voyageant
au bout de sa nuit.

Voici deux extraits des romans d’Alain-Fournier


et de Céline

Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes


François Seurel, le narrateur du roman, est fils d’instituteur dans un petit
village de Sologne. Un matin un nouveau arrive  : Augustin Meaulnes.
Âgé de 17 ans, il va bouleverser le quotidien de François et des autres
élèves. Lors d’une balade nocturne, Augustin découvre un domaine mys-
térieux et tombe amoureux d’une jeune inconnue. Il n’aura désormais
qu’un seul objectif  : retrouver cette inconnue. Bien des années après,
au terme de recherches infructueuses, François, devenu instituteur, dé-
couvre qu’il s’agit d’Yvonne de Galais. Cet unique roman d’Alain-Fournier
(mort au combat dans les premiers jours de la guerre 14-18) mêle réa-
lisme et onirisme.

Soudain, la jument ralentit son allure, comme si son pied avait buté dans
l’ombre ; Meaulnes vit sa tête plonger et se relever par deux fois ; puis
elle s’arrêta net, les naseaux bas, semblant humer quelque chose. Au-
tour des pieds de la bête, on entendait comme un clapotis d’eau. Un
ruisseau coupait le chemin. En été, ce devait être un gué. Mais à cette
époque le courant était si fort que la glace n’avait pas pris et qu’il eût été
dangereux de pousser plus avant.
Meaulnes tira doucement sur les guides, pour reculer de quelques pas
et, très perplexe, se dressa dans la voiture. C’est alors qu’il aperçut,
entre les branches, une lumière. Deux ou trois prés seulement devaient
la séparer du chemin…

Séquence 1 – FR20 57

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L’écolier descendit de voiture et ramena la jument en arrière, en lui par-
lant pour la calmer, pour arrêter ses brusques coups de tête effrayés :
« Allons, ma vieille ! Allons ! Maintenant nous n’irons pas plus loin. Nous
saurons bientôt où nous sommes arrivés. »
Et, poussant la barrière entrouverte d’un petit pré qui donnait sur le
chemin, il fit entrer là son équipage. Ses pieds enfonçaient dans l’herbe
molle. La voiture cahotait silencieusement. Sa tête contre celle de la
bête, il sentait sa chaleur et le souffle dur de son haleine… Il la conduisit
tout au bout du pré, lui mit sur le dos la couverture ; puis, écartant les
branches de la clôture du fond, il aperçut de nouveau la lumière, qui était
celle d’une maison isolée.
Il lui fallut bien, tout de même, traverser trois prés, sauter un traître petit
ruisseau, où il faillit plonger les deux pieds à la fois… Enfin, après un
dernier saut du haut d’un talus, il se trouva dans la cour d’une maison
campagnarde. Un cochon grognait dans son têt. Au bruit des pas sur la
terre gelée, un chien se mit à aboyer avec fureur.
Le volet de la porte était ouvert, et la lueur que Meaulnes avait aperçue
était celle d’un feu de fagots allumé dans la cheminée. Il n’y avait pas
d’autre lumière que celle du feu. Une bonne femme, dans la maison, se
leva et s’approcha de la porte, sans paraître autrement effrayée. L’hor-
loge à poids, juste à cet instant, sonna la demie de sept heures.
« Excusez-moi, ma pauvre dame, dit le grand garçon, je crois bien que
j’ai mis le pied dans vos chrysanthèmes ».
Arrêtée, un bol à la main, elle le regardait.
« Il est vrai, dit-elle, qu’il fait noir dans la cour à ne pas s’y conduire. »
Il y eut un silence, pendant lequel Meaulnes, debout, regarda les murs de
la pièce tapissée de journaux illustrés comme une auberge, et la table,
sur laquelle un chapeau d’homme était posé.
« Il n’est pas là, le patron ? dit-il en s’asseyant.
– Il va revenir, répondit la femme, mise en confiance. Il est allé chercher
un fagot.
–C  e n’est pas que j’aie besoin de lui, poursuivit le jeune homme en rap-
prochant sa chaise du feu. Mais nous sommes là plusieurs chasseurs
à l’affût. Je suis venu vous demander de nous céder un peu de pain. »
Il savait, le grand Meaulnes, que chez les gens de campagne, et surtout
dans une ferme isolée, il faut parler avec beaucoup de discrétion, de
politique même, et surtout ne jamais montrer qu’on n’est pas du pays.
Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, 1913, chapitre IX.

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit


Voyage au bout de la nuit est un roman qui soulève une polémique. Le
romancier choisit en effet de montrer non les honneurs de la guerre,
mais les horreurs du combat, la lâcheté, l’absence d’espoir. Le person-
nage principal de ce récit, Bardamu, s’inspire très largement de la vie
de l’auteur, Céline, qui a lui-même connu la guerre. Le roman décrit les

58 Séquence 1 – FR20

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conséquences de la Première Guerre mondiale, puis du colonialisme en
Afrique sur le personnage. C’est une vision désabusée et pessimiste de
l’homme qui est montrée dans ce roman écrit à la première personne.
Ce roman est considéré comme l’un des chefs-d’œuvre de la littérature
contemporaine, notamment parce que Céline reproduit le langage oral et
emploie une langue très originale.
« Allez-vous-en tous ! Allez rejoindre vos régiments ! Et vivement ! qu’il
gueulait.
- Où qu’il est le régiment, mon commandant ? qu’on demandait nous…
- Il est à Barbagny.
- Où que c’est Barbagny ?
- C’est par là ! »
Par là, où il montrait, il n’y avait rien que la nuit, comme partout d’ailleurs,
une nuit énorme qui bouffait la route à deux pas de nous et même qu’il
n’en sortait du noir qu’un petit bout de route grand comme la langue. Al-
lez donc le chercher son Barbagny dans la fin d’un monde ! Il aurait fallu
qu’on sacrifiât pour le retrouver son Barbagny au moins un escadron tout
entier ! Et encore un escadron de braves ! Et moi qui n’étais point brave et
qui ne voyais pas du tout pourquoi je l’aurais été brave, j’avais évidem-
ment encore moins envie que personne de retrouver son Barbagny, dont
il nous parlait d’ailleurs lui-même absolument au hasard. C’était comme
si on avait essayé en m’engueulant très fort de me donner l’envie d’aller
me suicider. Ces choses-là on les a ou on ne les a pas.
De toute cette obscurité si épaisse qu’il vous semblait qu’on ne reverrait
plus son bras dès qu’on l’étendait un peu plus loin que l’épaule, je ne sa-
vais qu’une chose, mais cela alors tout à fait certainement, c’est qu’elle
contenait des volontés homicides énormes et sans nombre.
Cette gueule d’État-major n’avait de cesse dès le soir revenu de nous
expédier au trépas et ça le prenait souvent dès le coucher du soleil. On
luttait un peu avec lui à coups d’inertie, on s’obstinait à ne pas le com-
prendre, on s’accrochait au cantonnement pépère tant bien que mal,
tant qu’on pouvait, mais enfin quand on ne voyait plus les arbres, à la
fin, il fallait consentir tout de même à s’en aller mourir un peu ; le dîner
du général était prêt.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932.
© Éditions Gallimard.
« Tous les droits d’auteur de ce texte sont réservés. Sauf autorisation, toute uti-
lisation de celui-ci autre que la consultation individuelle et privée est interdite».
www.gallimard.fr

Séquence 1 – FR20 59

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L es paroles rapportées
Fiche méthode

Chapitre
1
Fiche méthode
Discours direct Discours indirect Discours indirect libre
Soudain troublée, elle Soudain troublée, elle Elle devint soudain trou-
annonça : « Je suis trop annonça qu’elle était blée. Elle était trop émo-
émotive, je ne puis rester trop émotive, qu’elle ne tive, elle ne pouvait res-
Exemple avec toi ! ». pouvait rester avec lui ter avec lui !
– Je suis trop émotive, je
ne puis rester avec toi  !
dit-elle soudain troublée.
Discours fidèlement Discours inséré dans le Discours inséré dans le
restitué récit récit, mais comportant
Définition
les marques de l’oralité
du discours direct
Proposition introduite Proposition principale Présence possible d’un
par un verbe de parole avec verbe de parole verbe parole
Encadrement
(annoncer, dire, s’excla-
des paroles
mer, etc.) + deux points
ou une proposition incise
Paroles transcrites entre Proposition subordon- Paroles dans le fil du
guillemets et/ou après née complétive  : impar- récit  : imparfait/passé
Transcription
un tiret de démarcation. fait/passé simple +  pro- simple + pronom person-
des paroles
nom personnel de 3e nel de 3e pers.
pers.
Expressive : points d’ex- Non expressive  : simple Expressive  : le narrateur
Ponctuation clamation, d’interroga- point. imite l’oralité des per-
tion, de suspension etc. sonnages

Il existe aussi le discours narrativisé qui consiste à


Attention résumer les paroles des personnages.
Ex : Soudain, troublée, elle annonça son désir de partir.
Quand on transpose un discours
Enfin, la citation peut être employée pour rapporter
direct en discours indirect, et
directement des propos tenus à l’oral. Elle peut porter
inversement, on transforme les
sur un mot ou un groupe de mots qui sont alors mis
temps verbaux afin de respecter
entre guillemets ou en italiques. Elle attire l’attention
la concordance des temps, et on
sur l’exactitude des propos reproduits.
modifie les adverbes de lieu et
de temps. (cf. Fiche méthode : La situation d’énonciation, énoncé
ancré/énoncé coupé).

60 Séquence 1 – FR20

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Exercice autocorrectif n° 3
Étude d’un tableau

Gustave Courbet, Un enterrement à Ornans, 1849-1850.


(C) RMN (Musée d’Orsay) / Gérard Blot / Hervé Lewandowski.

En 1849, Gustave Courbet expose pour la première fois Un enterrement à


Ornans au Salon. Le tableau fait scandale : jamais, dans la peinture, on
n’avait montré une scène de cette nature.

 Identifiez les différents personnages qui figurent sur la toile. De


quelles classes sociales sont-ils issus ?

2 Étudiez les couleurs du tableau. Comment sont-elles réparties ?

3 À votre avis, pourquoi un chien est-il présent dans cette scène ?

4 Selon vous, quels sont les thèmes du tableau ?

5 Savez-vous pourquoi ce tableau fit scandale ?

Séquence 1 – FR20 61

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C orrigés des exercices
Corrigé de l’exercice n° 1
 Pour Zola, les hommes sont « dépourvus de libre arbitre », car déter-
minés par les « lois de l’hérédité » et par leur milieu. Ils sont condi-
tionnés par des déterminismes biologiques et sociologiques.

2 Zola compare le romancier  naturaliste à un scientifique. Pour lui, le


romancier n’est pas seulement un observateur des mœurs, il est aussi
un « expérimentateur » : c’est lui qui « fait mouvoir
E Remarque
les personnages dans une histoire particulière  ».
Zola résume plus loin sa méthode et son but  : «  En
L’évolution du roman réaliste vers somme, toute l’opération consiste à prendre les faits
le roman naturaliste s’explique, dans la nature, puis à étudier les mécanismes des
entre autres, par les progrès dans faits, en agissant sur eux par les modifications des
le domaine de la science et de la circonstances et des milieux, sans jamais s’écarter
médecine. Sous leur influence, les des lois de la nature. Au bout, il y a la connaissance
romanciers vont chercher à obser- de l’homme, la connaissance scientifique, dans son
ver autrement le monde contem- action individuelle et sociale. ». La littérature devient
porain dans lequel ils évoluent. un instrument d’analyse scientifique.

Corrigé de l’exercice n° 2


 L’extrait de Germinie Lacerteux  comporte un bref passage au discours
direct : « Je bois mes embêtements » avait-elle répondu à une femme.
Ce passage met en relief la formule saisissante de Germinie pour moti-
ver son alcoolisme. Il est immédiatement suivi d’un passage au discours
indirect : « à une femme qui lui avait dit qu’elle s’abîmerait la santé à
boire ». On notera, en effet, le verbe de parole « dire » et la subordon-
née où sont rapportées les paroles au conditionnel à valeur de futur
dans le passé. Plus complexe est le passage suivant : « Les heures de
sa vie qu’elle vivait de sang-froid, en se voyant elle-même, en regardant
dans sa conscience, en assistant à ces hontes, lui semblaient si abomi-
nables ! ». La présence de l’exclamation peut permettre d’identifier du
discours indirect libre : l’héroïne analyse son comportement qui lui fait
honte ; il s’agit donc d’un monologue intérieur qui débute avec l’extrait.
Toutefois, le passage est ambigu : les propos pouvant aussi être considé-
rés comme ceux du narrateur. Deux points de vue s’enchevêtrent donc :
celui du narrateur omniscient et celui de l’héroïne. Le récit de la chute de
Germinie gagne, par ce procédé, en vivacité et en vraisemblance.

62 Séquence 1 – FR20

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2 Dans l’extrait de L’Assommoir, trois types de discours rapportés sont
employés.
Le discours direct, entre guillemets, permet de retranscrire les paroles
des ouvriers telles qu’elles sont prononcées. Dans un souci de vérité,
Zola n’hésite donc pas à utiliser le parler populaire, dans toute sa ver-
deur : « cet aristo », « Un joli monsieur qui fume du papier et qui a du
linge !... On veut donc épater sa connaissance, on lui paye des dou-
ceurs », « Les mufes sont des mufes ».
Pour donner du rythme à son récit, le narrateur ne rapporte pas toute
l’histoire de Gervaise, mais use du discours narrativisé : « elle raconta
qu’autrefois, avec sa mère, elle buvait de l’anisette, à Plassans ». En-
fin, le discours indirect libre est aussi utilisé à la fin de l’extrait, de
« Coupeau, lui aussi, ne comprenait pas » à « avaler un canon gratis
chez le marchand de vin ». La suite, « Il conclut par cette phrase », in-
dique bien que Coupeau vient de parler assez longuement à Gervaise.
D’autre part, on note l’absence de guillemets, de subordination, le
maintien de tournures populaires : « autres cochonneries », « s’était
écrabouillé la tête », et même de termes argotiques « ces cheulards-
là », « un jour de ribotte » et « mine à poivre ». Le discours indirect
libre combine fluidité du discours indirect (pas de rupture énoncia-
tive) et vivacité du discours direct, tout en introduisant le lecteur dans
l’univers des ouvriers.

Corrigé de l’exercice n° 3


 Ornans est un petit village qui se trouve en Franche Comté, dans le
département du Doubs. L’assemblée qui assiste à l’enterrement com-
porte des hommes et des femmes qui appartiennent à différentes
catégories sociales : classes populaires, comme l’indiquent les cos-
tumes traditionnels, notamment les coiffes des femmes, mais aussi
des bourgeois et des notables, comme l’indique la présence du maire
sur la toile. La plupart des personnages présents portent un habit de
deuil, et rien ne permet de déterminer avec précision la fonction so-
ciale du groupe situé à la droite du tableau. Toutefois, on distingue
très nettement à gauche, au premier plan, le curé qui officie et qui,
pour l’occasion, porte une tenue d’apparat. Les fossoyeurs, au pre-
mier plan occupent le centre du tableau, tandis que deux enfants de
chœur tiennent les accessoires pour la cérémonie (un cierge et un vase
d’eau bénite). Les quatre porteurs, munis de gants blancs, de tenues
noires et de grands chapeaux à bords ronds, soutiennent le cercueil
entouré d’un drap blanc et détournent leurs visages du mort (à la cam-
pagne, on exposait le corps plusieurs jours avant l’enterrement et la
pestilence des morts est peut-être évoquée ici par le peintre). On peut
voir aussi cinq sacristains : ils se tiennent en arrière du curé, à gauche
du cercueil, et sont vêtus de blanc. L’un d’entre eux est le porte-croix.
Le groupe des sacristains est « relié » au ciel par la croix qui surmonte
la foule et les falaises en arrière-plan. Enfin, deux bedeaux (employés

Séquence 1 – FR20 63

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laïcs d’église, ils s’assurent du bon déroulement des cérémonies re-
ligieuses) sont représentés. On retrouve sur cette toile beaucoup de
proches du peintre qui, né à Ornans en 1819, a utilisé son entourage
comme modèle pour son tableau.

2 La couleur qui domine sur la toile, c’est le noir. Il ne forme pas une
masse uniforme mais il présente au contraire des nuances charbon-
neuses ou bleutées. Les touches de blanc s’y opposent  : les draps
des porteurs, les surplis du porte-croix, la chemise du fossoyeur, les
bonnets et les mouchoirs des femmes ainsi que le chien blanc tacheté
de noir au premier plan. Outre le noir et le blanc, des touches de cou-
leurs vives ponctuent la toile. Le rouge vermillon des bedeaux et des
enfants de chœur, le jaune cuivré du support du crucifix, le vert olive
de la blouse sur laquelle le fossoyeur est agenouillé, les bas bleus, la
culotte verte, la redingote grise et le gilet brun d’un des personnages
forment une « phrase colorée » qui traverse la toile et contraste avec
le triste évènement qu’est l’enterrement.

3 Il est difficile d’expliquer précisément la présence du chien sur la toile,


mais on peut émettre plusieurs hypothèses. Sa présence rend plus
réaliste la scène. Le chien a pu suivre ses maîtres et venir à l’enter-
rement. Les chiens errants font partie du quotidien des hommes du
XIXe siècle. Sa présence ne fait donc que renforcer la véracité du ta-
bleau, tout en refusant l’idéalisation religieuse de la scène. Comme le
prêtre qui officie, le chien est placé au premier plan de la toile, ce qui
ne manque pas d’ironie de la part du peintre.

4 Les thèmes du tableau sont les suivants : le deuil, la cérémonie so-


ciale, la religion, la vie à la campagne la représentation des diffé-
rentes classes sociales.
5 Un enterrement à Ornans fit scandale parce que la démarche de Cour-
bet est alors radicalement novatrice : il utilise une toile de dimensions
ordinairement réservées à la peinture d’histoire, qui est un genre
noble, pour représenter un sujet banal de la vie quotidienne. Il sub-
vertit ainsi les codes de la peinture et les canons du Beau en accor-
dant une grande importance (concrète et symbolique) à un sujet bas.
Le tableau a donc suscité de vives polémiques, parmi lesquelles ce
mot d’un critique : « c’est à vous dégoûter d’être né à Ornans ». Un
autre déclara : « On dirait que son pinceau se complaît dans l’imita-
tion systématique de la nature triviale et hideuse, que ses préférences
s’adressent au type grotesque, à toutes les difformités de la laideur
physique. » 

64 Séquence 1 – FR20

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Séquence 2
Évolution de la critique
sociale, du XVIIe siècle
au XVIIIe siècle
Sommaire

Introduction
1. À la découverte des genres de l’éloquence
Fiche méthode : Convaincre et persuader
Corrigés des exercices

2. L
 a critique sociale au temps du classicisme
Fiche méthode : Types de textes et formes de discours
Fiche méthode : Les genres littéraires
Corrigés des exercices

3. «
  Bas les masques » :
la satire du pouvoir à l’époque des Lumières
Corrigés des exercices

4. Le combat contre l’obscurantisme


Fiche méthode : Les registres satirique, polémique et oratoire
Corrigés des exercices

Séquence 2 – FR20 1

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O bjectifs & parcours d’étude

Objets Objectifs Textes et


d’étude œuvres
Genres et formes •V
 oir comment romans et nou-  groupement de textes du
• Un
de l’argumentation, velles s’inscrivent dans le mou-
XVIIe siècle au XVIIIe siècle
du XVIIe siècle au vement littéraire et culturel du 
réalisme • Une lecture cursive  : L’af-
XVIIIe siècle faire du chevalier de La

• Donner des repères dans l’his-
Barre, Voltaire
toire de ces genres
• F aire apparaître les caractéris-
tiques de ces genres narratifs
•A  pprendre à expliquer le texte
narratif

Introduction Chapitre 3
A. Évolution de la critique sociale « Bas les masques » : la satire du pouvoir
B. Présentation de la séquence à l’époque des Lumières
A. L a critique politique et religieuse
Chapitre 1 Texte 3 M  ontesquieu, Lettres Persanes

À la découverte B. E
 ntraînement à l’écrit : la dissertation (1)
des genres de l’éloquence Corrigés des exercices
Fiche méthode : Convaincre
et persuader Chapitre 4
Corrigés des exercices Le combat contre l’obscurantisme

Chapitre 2 Point histoire littéraire : la philosophie des Lumières


A. Une arme : la littérature polémique
La critique sociale Texte 4 Voltaire, Candide
au temps du classicisme
B. La persuasion par le registre oratoire
A. L ’art du récit au service
Texte 5 Voltaire, « Prière à Dieu »
de la critique sociale
Texte 1 L a Fontaine, Fables C. Entraînement à l’écrit : la dissertation (2)
« Le Singe et le Léopard » Fiche méthode : Les registres satirique,
B. L a satire au théâtre polémique et oratoire
Texte 2 M
 olière, Tartuffe Lecture cursive : Voltaire et l’affaire du chevalier
Fiches méthode : Types de textes et de la Barre
formes de discours Bilan : Entraînement à l’écrit : rédaction guidée
Les genres littéraires d’une dissertation (3)
Corrigés des exercices Corrigés des exercices

2 Séquence 2 – FR20

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Introduction
Objectifs de la séquence L’éloquence est l’art de bien par-
ler : c’est elle qui rend un discours
C’est donc ce thème de la critique sociale que nous
ou un orateur persuasif. Cette capa-
aborderons à travers cette séquence, afin de com- cité de persuader et de convaincre,
prendre quels sont les procédés littéraires qui sont qui pousse l’auditeur ou le lecteur
à la disposition des auteurs dans leurs combats, et à adhérer aux propos de l’auteur ou
comment ils ont recours à l’éloquence précédemment de l’orateur, peut être mise au ser-
évoquée pour « mettre le lecteur de leur côté ». vice de causes ou d’engagements
dont les enjeux varient selon les
époques. Bien souvent, les écri-
vains réagissent à des faits de société ou à un état général de la société
qui les choquent, les révoltent, et les incitent à les dénoncer.

A Évolution de la critique sociale


La critique sociale dans les œuvres littéraires n’est pas nouvelle dans
l’histoire de la littérature. Notre séquence se concentrera cependant sur
deux siècles, les XVIIe et XVIIIe siècles, qui ont vu nombre d’écrivains
prendre la plume – et souvent également, des risques ! – pour dénoncer
tantôt des comportements aberrants ou dangereux, tantôt des travers de
la société toute entière, tantôt enfin des excès des pouvoirs politique et
religieux. La figure de l’écrivain s’affirme peu à peu, et l’auteur tend à
devenir un des porte-parole de son époque, surtout au XVIIIe siècle, dit
des Lumières, qui est le siècle par excellence de la contestation.
Nous verrons, à travers un corpus de cinq textes de La Fontaine, Molière,
Montesquieu et Voltaire, comment la critique sociale évolue au long de
ces deux siècles. Nous verrons également quels sont les genres littéraires
qui ont été employés – car il est bien entendu qu’une attaque frontale
et directe, au temps de la Monarchie absolue, n’est pas envisageable !
La critique se fera donc souvent indirecte… Nous aborderons enfin, au fil
des textes, les divers procédés de l’éloquence évoquée plus haut.

Séquence 2 – FR20 3

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B Présentation de la séquence
Un chapitre de découverte et trois grandes parties vous présenteront
successivement  : les différents genres de l’éloquence  ; la critique so-
ciale au temps du classicisme, qui s’exprime entre autres par le récit (ici
une fable) et au théâtre ; la satire du pouvoir et de la religion au temps
des Lumières ; et le recours aux textes polémiques et oratoires comme
arme contre l’obscurantisme. Les textes vous permettront de saisir les
différences entre divers registres employés dans les textes argumentatifs
- polémique, satirique, oratoire -, et de travailler sur la distinction entre
« convaincre » et « persuader ». Trois fiches méthode vous sont fournies
au cours de la séquence sur ces thèmes, auxquelles vous pouvez vous
référer à tout moment, ainsi qu’une quatrième sur le siècle des Lumières.
Plusieurs lectures vous seront proposées en plus des textes étudiés en
lecture analytique dans les exercices autocorrectifs, ainsi que des ana-
lyses d’images.
Dans l’optique de la préparation à l’épreuve anticipée de français, un
exercice autocorrigé vous orientera peu à peu vers la dissertation.
Vous aurez enfin à lire en lecture cursive intégrale L’affaire du chevalier
de la Barre de Voltaire, en édition Folio (n° 4848), que vous devez donc
penser à vous procurer dès maintenant. N’hésitez pas à en commencer
la lecture rapidement. Cette lecture sera accompagnée par un question-
naire de compréhension.

4 Séquence 2 – FR20

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Chapitre À la découverte des
1 genres de l’éloquence
Définitions L’éloquence est l’art de bien parler, de persuader par la parole (du latin,
eloquentia  : facilité à s’exprimer, éloquence, talent de la parole). Être
éloquent implique de maîtriser la rhétorique et ses subtilités.
La rhétorique est quant à elle l’art de dire quelque chose à quelqu’un, l’art
d’agir par la parole sur les opinions, les émotions, les décisions de l’inter-
locuteur. Venant du grec ancien rhêtorikê (technique, art oratoire), elle est
aussi la discipline qui prépare à l’exercice de cet art, en apprenant à com-
poser des discours appropriés à leurs fins. Elle constitue donc l’outil de
l’éloquence. Il arrive que les deux termes soient employés l’un pour l’autre.

Document
Définition de la rhétorique
I.  La rhétorique est la faculté de considérer, pour chaque question, ce
qui peut être propre à persuader. Ceci n’est le fait d’aucun autre art, car
chacun des autres arts instruit et impose la croyance en ce qui concerne
son objet : par exemple, la médecine, en ce qui concerne la santé et la
maladie ; la géométrie, en ce qui concerne les conditions diverses des
grandeurs  ; l’arithmétique, en ce qui touche aux nombres, et ainsi de
tous les autres arts et de toutes les autres sciences. La rhétorique semble,
sur la question donnée, pouvoir considérer, en quelque sorte, ce qui est
propre à persuader.
Aristote, Rhétorique, chapitre II.

De nombreux auteurs et philosophes se sont penchés depuis l’Antiquité


sur la rhétorique et ses procédés, dans le but d’acquérir cette puissance
du verbe – une arme parfois redoutable, n’oubliez pas qu’une argumen-
tation bien menée et convaincante peut avoir une influence décisive  !
Parmi ces auteurs, on retrouve les noms d’auteurs grecs comme Démos-
thène (384-322 avant J.-C.), Isocrate (436-322 avant J.-C.) et Aristote
(384-322 avant J.-C.), ou romains comme Cicéron (106-43 avant J. -C.)
ont rédigé des traités de rhétorique (De Oratore, sur l’art oratoire, et
du Brutus, brève histoire de l’art oratoire romain), ou Quintilien (35-95
après J.-C.), L’art oratoire. Ils ont défini les procédés auxquels il faut avoir
recours pour construire un texte convaincant.
 Il y a ainsi trois « facultés » à mettre en œuvre :
E l ’invention (inventio), c’est-à-dire la capacité d’invention, celle là
même qu’on vous demande dans l’écriture d’invention  : il s’agit de
trouver quoi dire, un sujet, et des arguments pour soutenir son propos.

Séquence 2 – FR20 5

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E l a disposition (dispositio), c’est-à-dire l’art d’organiser son texte  : il
s’agit de savoir comment disposer dans un ordre adapté la thèse, les
arguments… Bref, d’agencer les idées précédemment trouvées. Nos
dissertations en trois parties (thèse, antithèse, synthèse) sont les héri-
tières de cette « disposition ».
E l ’élocution (elocutio), c’est-à-dire la capacité à arranger le style pour
rendre le texte agréable à lire, ou à entendre dans le cas d’un discours.
Dans le cadre d’un discours, donc d’un texte oral, on rajoutera la memo-
ria (la capacité à apprendre par cœur un discours), et l’actio (l’art de bien
réciter le discours).

2 Un texte peut avoir trois finalités. Il peut :


E  ocere, c’est-à-dire convaincre, par la raison (grâce à l’emploi d’argu-
d
ments logiques, d’une construction rigoureuse du raisonnement…)
E  lacere (ou delectare), c’est-à-dire plaire  : il faut que le destinataire
p
ait du plaisir à entendre ou à lire le texte, afin que son attention soit
maintenue de l’introduction à la conclusion.
E movere, émouvoir : le recours à la raison du docere doit être complété
par l’appel aux émotions, aux sentiments… Il s’agit par ce moyen de
persuader.
On constate donc que la rhétorique fait appel à la raison et à la logique,
par l’usage d’arguments, afin de convaincre. Cependant, il existe aus-
si une relation émotionnelle  entre l’auteur et le destinataire  : on doit
aussi être séduit ou charmé par le texte que l’on lit, c’est la persuasion.
Raison et sentiments doivent donc être mobilisés ensemble si l’on veut
avoir toutes les chances d’emporter l’adhésion (cf. fiche méthode sur
« Convaincre et persuader »).

3 En ce qui concerne les discours, on en distingue trois genres :


E le genre judiciaire, lorsque le discours est prononcé dans le cadre
d’un procès, pour accuser (il s’agit alors du réquisitoire) ou défendre
(il s’agit alors du plaidoyer). C’est un discours orienté vers l’établisse-
ment de la vérité, du juste et de l’injuste.
E le genre délibératif, que l’on emploie dans les assemblées politiques ;
il s’agit le plus souvent de répondre à la question « que faire ? » : l’ora-
teur conseille ou déconseille sur les questions portant sur la vie de la
cité ou de l’État. Ce type de discours a donc pour but de décider des
décisions à prendre et on y discute de leur côté utile ou nuisible. C’est
un discours orienté vers l’action.
E le genre épidictique, qui est celui de l’éloge et du blâme. Il s’agit sou-
vent de discours d’apparat, comme les oraisons funèbres.
Selon les contextes, et selon ce dont on veut convaincre le destinataire,
on n’aura donc pas recours au même genre de discours.

6 Séquence 2 – FR20

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Document
Voici la présentation que fait Aristote dans sa Rhétorique des trois
genres de discours, et de leurs objectifs :
« III. Il y a donc, nécessairement aussi, trois genres de discours oratoires :
le délibératif, le judiciaire et le démonstratif [c’est-à-dire l’épidictique].
La délibération comprend l’exhortation et la dissuasion. En effet, soit que
l’on délibère en particulier, ou que l’on harangue en public, on emploie
l’un ou l’autre de ces moyens. La cause judiciaire comprend l’accusation
et la défense : ceux qui sont en contestation pratiquent, nécessairement,
l’un ou l’autre. Quant au démonstratif, il comprend l’éloge ou le blâme.
(…)
V. Chacun de ces genres a un but final différent ; il y en a trois, comme
il y a trois genres. Pour celui qui délibère, c’est l’intérêt et le dommage ;
car celui qui soutient une proposition la présente comme plus avanta-
geuse, et celui qui la combat en montre les inconvénients. Mais on em-
ploie aussi, accessoirement, des arguments propres aux autres genres
pour discourir dans celui-ci, tel que le juste ou l’injuste, le beau ou le
laid moral. Pour les questions judiciaires, c’est le juste ou l’injuste ; et ici
encore, on emploie accessoirement des arguments propres aux autres
genres. Pour l’éloge ou le blâme, c’est le beau et le laid moral, auxquels
on ajoute, par surcroît, des considérations plus particulièrement propres
aux autres genres. »
Aristote, Rhétorique, chapitres III et V.

Exercice autocorrectif n° 1


Maîtriser les trois genres de discours et leurs visées
À partir du point 3 et de ce texte d’Aristote, vous récapitulerez les ob-
jectifs possibles des orateurs par genre de discours. Sur quels critères
de valeurs ces démonstrations oratoires s’organisent-elles ?

➠ Veuillez vous Genres de discours


Visées, objectifs des
Critères de valeurs
reporter à la discours
fin du cha-
pitre pour genre délibératif
consulter le
corrigé de genre judiciaire
l’exercice.
genre épidictique

Séquence 2 – FR20 7

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Exercice autocorrectif n° 2
Reconnaître les genres de l’éloquence
Vous trouverez ci-dessous trois textes : à quel genre de discours appar-
tiennent-ils ? Pourquoi ? Utilisez ce que vous venez d’apprendre sur la
rhétorique pour répondre.
Vous observerez également les principaux procédés rhétoriques utilisés
pour toucher l’auditoire et le convaincre. Utilisez la boîte à outils (fiche
n° 11) et les figures de style présentées ci-dessous.
E  ccumulation ternaire : énumération de trois éléments souvent selon
A
une gradation.
E  naphore : répétition d’un même mot ou son en début de vers ou de
A
phrases.
E  postrophe : figure de rhétorique par laquelle un orateur interpelle une
A
personne ou un objet personnifié.
E E xclamation  : parole ou cri brusque qui exprime un sentiment, une
émotion.
E  radation : figure de rhétorique qui consiste à ordonner selon une pro-
G
gression croissante les termes d’un énoncé pour créer une dramatisa-
tion.
E  uestion rhétorique (ou question oratoire)  : procédé qui consiste à
Q
poser une question qui n’attend généralement pas de réponse, celle-ci
étant évidente. Ex : « Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier
objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait
d’yeux pour personne ? » (Dom Juan, Molière).

a) Cicéron, Première Catilinaire, exorde1


On vient de dévoiler à Cicéron, consul (69 av. J.-C.), les plans de la conju-
ration de Catilina. Cicéron met Rome en état de défense contre cette
tentative de prise de pouvoir, et comme Catilina ose venir au Sénat, il
prononce contre lui devant tous les sénateurs un discours véhément, la
Première Catilinaire :
« Jusques à quand abuseras-tu de notre patience, Catilina ? Combien de
temps encore serons-nous ainsi le jouet de ta fureur ? Où s’arrêteront
les emportements de cette audace effrénée  ? Ni la garde qui veille la
nuit sur le mont Palatin, ni les postes répandus dans la ville, ni l’effroi
du peuple, ni le concours de tous les bons citoyens, ni le choix, pour la
réunion du sénat, de ce lieu le plus sûr de tous, ni les regards ni le vi-
sage de ceux qui t’entourent, rien ne te déconcerte ? Tu ne sens pas que
tes projets sont dévoilés ? Tu ne vois pas que ta conjuration reste im-
puissante, dès que nous en avons tous le secret ? Penses-tu qu’un seul
de nous ignore ce que tu as fait la nuit dernière et la nuit précédente, où
tu es allé, quels hommes tu as réunis, quelles résolutions tu as prises ?

1. L’exorde est le début d’un discours, les toutes premières lignes. La fin d’un discours s’appelle la péroraison.

8 Séquence 2 – FR20

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Ô temps ! Ô mœurs ! Le sénat connaît tous ces complots, le consul les
voit ; et Catilina vit encore. Il vit ? que dis-je ? il vient au sénat ; il prend
part aux conseils de la république ; son œil choisit et désigne tous ceux
d’entre nous qu’il veut immoler. Et nous, hommes pleins de courage,
nous croyons assez faire pour la république, si nous échappons à sa
fureur et à ses poignards. Il y a longtemps, Catilina, que le consul aurait
dû t’envoyer à la mort, et faire tomber sur ta tête le coup fatal dont tu
menaces les nôtres ».

b) Danton, Discours civiques, III, « Sur la patrie en danger »


Voici la péroraison, c’est-à-dire la fin du discours prononcé par Danton
devant l’Assemblée Législative le 2 septembre 1792. Ce discours a pour
but d’inviter le peuple français à se mobiliser contre l’envahisseur étran-
ger (la France est entrée en guerre contre l’Autriche le 20 avril 1792).
« Il est satisfaisant, pour les ministres du peuple libre, d’avoir à lui an-
noncer que la patrie va être sauvée. Tout s’émeut, tout s’ébranle, tout
brûle de combattre. Vous savez que Verdun n’est point encore au pou-
voir de nos ennemis. Vous savez que la garnison a promis d’immoler le
premier qui proposerait de se rendre. Une partie du peuple va se porter
aux frontières, une autre va creuser des retranchements, et la troisième,
avec des piques, défendra l’intérieur de nos villes. Paris va seconder ces
grands efforts. Les commissaires de la Commune vont proclamer, d’une
manière solennelle, l’invitation aux citoyens de s’armer et de marcher
pour la défense de la patrie. C’est en ce moment, messieurs, que vous
pouvez déclarer que la capitale a bien mérité de la France entière. C’est
en ce moment que l’Assemblée nationale va devenir un véritable comité
de guerre.
Nous demandons que vous concouriez avec nous à diriger le mouvement
sublime du peuple, en nommant des commissaires qui nous seconderont
dans ces grandes mesures. Nous demandons que quiconque refusera de
servir de sa personne, ou de remettre ses armes, sera puni de mort. Nous
demandons qu’il soit fait une instruction aux citoyens pour diriger leurs
mouvements. Nous demandons qu’il soit envoyé des courriers dans tous
les départements pour avertir des décrets que vous aurez rendus. Le toc-
sin qu’on va sonner n’est point un signal d’alarme, c’est la charge sur les
ennemis de la patrie. Pour les vaincre, il nous faut de l’audace, encore de
l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée ».

c) Bossuet, Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre


Voici des extraits de l’un des plus célèbres discours de Bossuet, évêque
et célèbre prédicateur du XVIIe siècle, prononcé à l’occasion de la mort
d’Henriette d’Angleterre.
«  Et certainement, messieurs, si quelque chose pouvait élever les
hommes au-dessus de leur infirmité naturelle si l’origine qui nous est
commune souffrait quelque distinction solide et durable entre ceux que
Dieu a formés de la même terre, qu’y aurait-il dans l’univers de plus dis-

Séquence 2 – FR20 9

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tingué que la princesse dont je parle  ? Tout ce que peuvent faire non
seulement la naissance et la fortune, mais encore les grandes qualités
de l’esprit, pour l’élévation d’une princesse, se trouve rassemblé et puis
anéanti dans la nôtre. De quelque côté que je suive les traces de sa glo-
rieuse origine, je ne découvre que des rois, et partout je suis ébloui de
l’éclat des plus augustes couronnes. (…) Mais cette princesse, née sur le
trône, avait l’esprit et le cœur plus hauts que sa naissance. Les malheurs
de sa maison n’ont pu l’accabler dans sa première jeunesse ; et dès lors
on voyait en elle une grandeur qui ne devait rien à la fortune. Nous di-
sions avec joie que le ciel l’avait arrachée comme par miracle des mains
des ennemis du roi son père, pour la donner à la France : don précieux,
inestimable présent, si seulement la possession en avait été plus du-
rable ! Mais pourquoi ce souvenir vient-il m’interrompre ? Hélas ! nous
ne pouvons un moment arrêter les yeux sur la gloire de la princesse sans
que la mort s’y mêle aussitôt pour tout offusquer de son ombre. (…) Elle
croissait au milieu des bénédictions de tous les peuples et les années ne
cessaient de lui apporter de nouvelles grâces ».
➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé de l’exercice.

Conclusion L’éloquence, l’art de bien parler, se fonde sur les règles de la rhétorique
grâce auxquelles un discours acquiert la capacité d’emporter l’adhésion
du destinataire.
Un texte ou un discours se compose par la recherche d’idées (« inven-
tion »), que l’on organise de manière appropriée (« disposition »), et que
l’on formule en un style adapté (« élocution »).
Il peut jouer davantage sur le fait de plaire, de convaincre, ou encore de
persuader, selon que l’on s’adresse plutôt à la raison ou aux sentiments
du lecteur. Il est bien sûr possible de jouer sur les trois à la fois !
Enfin, un discours peut relever du genre judiciaire, délibératif ou épi-
dictique, selon qu’il vise à attaquer ou à défendre une personne ou une
idée, à prendre une décision ou à inciter à une action, ou à proposer un
éloge ou un blâme dans le cadre d’une rhétorique d’apparat.
Cette éloquence, que les auteurs à chaque siècle se sont appropriée,
est notamment mise au service de la critique sociale aux XVIIe et
XVIIIe siècles. En suivant la chronologie, nous allons donc d’abord nous
pencher sur deux textes du XVIIe siècle.

10 Séquence 2 – FR20

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C onvaincre et persuader

Fiche méthode
Chapitre
1
Fiche méthode
Convaincre, c’est amener le lecteur à reconnaître la justesse d’une idée
en s’adressant à sa raison de manière logique par des preuves orga-
nisées de façon irréfutable. On utilise à cette fin des arguments et des
exemples.
Persuader, c’est s’adresser aussi aux sentiments du lecteur. On utilise
alors des modalités propres à l’émouvoir, à le séduire : des impératifs,
des interrogations, des images…
Ces deux voies de l’argumentation peuvent bien sûr se retrouver dans
un même texte !

Exercice autocorrectif n° 3


Chacun des deux textes ci-dessous fait appel soit davantage à la raison,
soit davantage aux sentiments : attribuez le « convaincre » et le « per-
suader » à chaque extrait. Expliquez votre choix, sans oublier d’analyser
le style et la composition des extraits.

a) P
 ierre Bayle (1647-1706), « De la tolérance »
(Commentaire philosophique)
Précurseur avec Fontenelle de l’esprit des Lumières, Bayle s’attache à
dénoncer la superstition et à réclamer la liberté de conscience. En conju-
guant une grande érudition et des commentaires souvent ironiques, il a
établi une méthode et un style dont les Encyclopédistes du XVIIIe siècle
se souviendront.

« Si chacun avait la tolérance que je soutiens, il y aurait la même concorde


dans un État divisé en dix religions, que dans une ville où les diverses
espèces d’artisans s’entresupportent mutuellement. Tout ce qu’il pour-
rait y avoir, ce serait une honnête émulation à qui plus se signalerait en
piété2, en bonnes mœurs, en science ; chacun se piquerait de prouver
qu’elle est la plus amie de Dieu, en témoignant un plus fort attachement
à la pratique des bonnes œuvres  ; elles se piqueraient même de plus
d’affection pour la patrie, si le souverain les protégeait toutes, et les te-
naient en équilibre par son équité. Or il est manifeste qu’une si belle
émulation serait cause d’une infinité de biens ; et par conséquent la to-
lérance est la chose du monde la plus propre à ramener le siècle d’or, et
à faire un concert et une harmonie, de plusieurs voix et instruments de
différents tons et notes, aussi agréables pour le moins que l’uniformité
d’une seule voix. Qu’est-ce donc qui empêche ce beau concert formé de
voix et de tons si différents l’un de l’autre ? C’est que l’une des deux reli-
gions veut exercer une tyrannie cruelle sur les esprits et forcer les autres

2. = « à qui ferait preuve de la plus grande piété »

Séquence 2 – FR20 11

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à lui sacrifier leur conscience ; c’est que les rois fomentent cette injuste
partialité, et livrent le bras séculier aux désirs furieux et tumultueux
d’une populace de moines et de clercs : en un mot tout le désordre vient
non pas de la tolérance, mais de la non-tolérance ».

b) C
 rébillon fils (1707-1777),
Lettres de la marquise de M*** au comte de R***
Ce roman épistolaire3 à une voix donne à entendre la passion de la mar-
quise pour le comte, après qu’elle eut tenté d’y résister. Elle tente ici de
mettre fin à leur relation naissante.

« Ayez pitié de l’état où je suis. Si vous m’aimez, respectez-le ; ne me


revoyez plus : que mon exemple vous serve à détruire un amour qui ne
peut avoir que des suites funestes pour moi. Envisagez les malheurs qui
seraient inséparables de notre commerce4 : la perte de ma réputation,
celle de l’estime de mon mari : peut-être pis encore. Quelque épurés que
soient nos sentiments, car je veux bien croire que les vôtres sont
conformes aux miens, croyez-vous qu’on leur rende justice, et qu’on ne
saisisse pas, avec malignité, l’occasion de me perdre dans le monde ?
(….) L’unique moyen de me délivrer de tant de craintes est de m’éloigner
de vous ; tant que nous serons dans le même lieu, je ne serai pas sûre de
moi. Aidez-moi, je vous en conjure, à vaincre ma faiblesse. Vous voulez
que je vous revoie encore ! dois-je m’y exposer ? Ce rendez-vous aura-t-il
le succès du dernier ? Aurais-je encore assez de fermeté pour vous dire
que je vous quitte ? Si vous m’en croyiez, vous ne me verriez pas. (…) Je
serai à midi chez Madame de ***  ; que de larmes cette journée me
coûte ! ».

➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé de l’exercice.

3. Un roman épistolaire (du latin epistula, la lettre) repose sur un groupement de lettres que s’envoient les person-
nages. C’est uniquement à travers ces lettres, et donc selon des points de vue chaque fois différents, que l’histoire
se construit.
4. Commerce est à prendre ici au sens de « relation »

12 Séquence 2 – FR20

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Corrigés des exercices
Corrigé de l’exercice n° 1

Genres de discours Visées, objectifs des discours Critères de valeurs

ce qu’il convient de faire ou non, selon


exhortation
genre délibératif le juste ou l’injuste, la vérité, l’utilité, ou
ou dissuasion à agir
encore le beau ou le laid moral.

genre judiciaire accusation ou défense la justice ou l'injustice d’un fait

genre épidictique éloge ou blâme le beau et le laid moral

Corrigé de l’exercice n° 2


a) Le texte de Cicéron appartient au genre des discours judiciaires : c’est
un réquisitoire contre Catilina, qui met la République en péril. Ce
genre est caractérisé par la forte présence de la première personne,
qui marque l’implication du locuteur, Cicéron lui-même et le Sénat,
(« serons-nous ») et du destinataire, Catilina (« abuseras-tu »). Cicé-
ron accuse directement Catilina de « complots », de « conjuration »,
et même de planifier des meurtres (« son œil choisit et désigne tous
ceux d’entre nous qu’il veut immoler »). Il a recours à des modalités de
phrases particulières : des questions rhétoriques (« Jusques à quand
abuseras-tu de notre patience, Catilina ? Combien de temps encore
serons-nous ainsi le jouet de ta fureur ? Où s’arrêteront les emporte-
ments de cette audace effrénée ? », « Tu ne vois pas que ta conjura-
tion reste impuissante, dès que nous en avons tous le secret ? », « Il
vit ? que dis-je ? »), des exclamations (« 0 temps ! ô mœurs ! ») qui
soulignent son indignation. De même, il emploie des énumérations
sous forme d’accumulations (« Ni la garde qui veille la nuit sur le mont
Palatin, ni les postes répandus dans la ville, ni l’effroi du peuple, ni
le concours de tous les bons citoyens, ni le choix, pour la réunion du
sénat, de ce lieu le plus sûr de tous, ni les regards ni le visage de ceux
qui t’entourent, rien ne te déconcerte ? ») pour créer un effet d’amplifi-
cation caractéristique d’un texte rhétorique qui cherche à toucher les
sentiments de l’auditeur, ici l’indignation.

b) Le texte de Danton appartient au genre délibératif : il est prononcé


devant l’Assemblée Législative, donc devant une assemblée poli-
tique ; il y est question de prendre une décision pour sauver la pa-

Séquence 2 – FR20 13

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trie, dans un contexte d’urgence, celui de la guerre ; l’orateur incite à
l’action, par ses demandes répétées (« Nous demandons »…. repris
quatre fois). Les ressources de la rhétorique sont de nouveau mobi-
lisées : interpellations du destinataire (« C’est en ce moment, mes-
sieurs, que vous pouvez déclarer…  »), répétitions («  Vous savez  »,
«  C’est en ce moment  », «  Nous demandons  »), rythmes ternaires
marquants (« Pour les vaincre, il nous faut de l’audace, encore de l’au-
dace, toujours de l’audace »), images frappantes (« Tout s’émeut, tout
s’ébranle, tout brûle de combattre »).

c) L e discours de Bossuet ressort du genre épidictique : c’est une orai-


son funèbre, prononcée à l’occasion de la mort d’Henriette d’Angle-
terre, devant un public important réuni pour rendre un dernier hom-
mage à la défunte. Il s’agit donc d’un discours d’apparat, qui fait la
louange d’Henriette (on trouve nombre de qualificatifs et expressions
laudatifs : « qu’y aurait-il dans l’univers de plus distingué », « sa glo-
rieuse origine », « Mais cette princesse, née sur le trône, avait l’esprit
et le cœur plus hauts que sa naissance », « on voyait en elle une gran-
deur », « don précieux, inestimable présent », « les années ne ces-
saient de lui apporter de nouvelles grâces »…). Comme dans les deux
textes précédents, il est manifeste que la rhétorique a été employée
pour persuader l’auditoire de la grandeur du personnage : ainsi, on
trouve des questions rhétoriques («  qu’y aurait-il dans l’univers de
plus distingué que la princesse dont je parle ? », « Mais pourquoi ce
souvenir vient-il m’interrompre ? »), des exclamations (« si seulement
la possession en avait été plus durable ! », « Hélas ! »), des images
frappantes (« le ciel l’avait arrachée comme par miracle des mains des
ennemis du roi son père, pour la donner à la France », « nous ne pou-
vons un moment arrêter les yeux sur la gloire de la princesse sans que
la mort s’y mêle aussitôt pour tout offusquer de son ombre », « Elle
croissait au milieu des bénédictions »).

Corrigé de l’exercice n° 3


a) Le texte de Bayle ressort davantage du « convaincre » : de fait, l’au-
teur construit particulièrement son texte, en faisant appel à l’art de
la «  disposition  » évoqué plus haut. Ainsi, il commence par poser
sa thèse (« Si chacun avait la tolérance que je soutiens, il y aurait la
même concorde dans un État divisé en dix religions, que dans une
ville où les diverses espèces d’artisans s’entresupportent mutuelle-
ment »), affirmant que la tolérance est la condition de l’harmonie so-
ciale, et non au contraire cause de désordre. Puis il expose différents
arguments (celui de l’« honnête émulation » entre les religions, celui
de l’« affection pour la patrie » qu’elles auraient), avant de reprendre
sa thèse : « la tolérance est la chose du monde la plus propre à rame-
ner le siècle d’or ». Puis il rappelle ce qui s’oppose à l’accomplisse-
ment de son souhait : « C’est que l’une des deux religions veut exercer
une tyrannie cruelle sur les esprits et forcer les autres à lui sacrifier

14 Séquence 2 – FR20

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leur conscience ; c’est que les rois fomentent cette injuste partialité,
et livrent le bras séculier aux désirs furieux et tumultueux d’une popu-
lace de moines et de clercs », et conclue enfin sur un dernier rappel de
la valeur de la tolérance : « en un mot tout le désordre vient non pas
de la tolérance, mais de la non-tolérance ». La valeur de l’argumenta-
tion, qui est ici convaincante, tient donc à une bonne « invention » (de
bonnes idées !) et à une bonne « disposition », mais aussi à un style
rhétorique travaillé (et voilà l’« élocution » !) : connecteurs logiques
(« Or », « et par conséquent »), parallélismes (« C’est que… », « C’est
que…  »), questions rhétoriques («  Qu’est-ce donc qui empêche ce
beau concert formé de voix et de tons si différents l’un de l’autre ? »).

b) Dans le texte de Crébillon fils, la marquise tente de pousser le comte à


ne plus la revoir ; elle fait appel à certains arguments (elle évoque ain-
si les risques d’une telle relation adultère, « les malheurs qui seraient
inséparables de notre commerce »), mais joue davantage sur les sen-
timents de pitié du comte : elle emploie ainsi le champ lexical de la
supplication («  Ayez pitié  », «  je vous en conjure  », «  Aidez-moi  »),
amplifie les éventuels risques par le vocabulaire employé («  suites
funestes », « les malheurs »), use de questions rhétoriques en appe-
lant directement à son destinataire (« Vous voulez que je vous revoie
encore ! »), et qui marquent son trouble (« dois-je m’y exposer  ? »,
« Ce rendez-vous aura-t-il le succès du dernier ? », « Aurais-je encore
assez de fermeté pour vous dire que je vous quitte ? »). Le registre
dominant est celui du pathétique (« que de larmes cette journée me
coûte ! »), qui présente la marquise comme un personnage vulnérable
(« ma faiblesse ») : il s’agit d’émouvoir le comte par l’énoncé de la
situation désespérée dans laquelle se trouve la marquise. Le texte est
donc davantage du côté de la persuasion.

Séquence 2 – FR20 15

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Chapitre La critique sociale et politique
2 au temps du classicisme

A L’art du récit au service


de la critique sociale

Texte 1
« Le Singe et le Léopard », La Fontaine, Fables
Jean de La Fontaine, originaire de Champagne, s’installe à Paris après
des études d’avocat. Ses écrits brillants vont séduire le surintendant Fou-
quet, qui devient son protecteur. La Fontaine restera fidèle à son mécène
après son arrestation, et ira même jusqu’à prendre sa défense contre le
roi Louis XIV, qui ne le lui pardonnera jamais. Après une retraite prudente
en Limousin, il revient à Paris, où ses Contes et ses Fables (publiées
de 1668 à 1693) lui valent un immense succès.
Voici la troisième fable du livre IX des Fables.

« Le Singe et le Léopard »

Le Singe avec le Léopard


Gagnaient de l’argent à la foire :
Ils affichaient chacun à part.
L’un d’eux disait : Messieurs, mon mérite et ma gloire
5 Sont connus en bon lieu ; le Roi m’a voulu voir ;
Et, si je meurs, il veut avoir
Un manchon de ma peau ; tant elle est bigarrée,
Pleine de taches, marquetée1,
Et vergetée1, et mouchetée.
10 La bigarrure plaît ; partant chacun le vit.
Mais ce fut bientôt fait, bientôt chacun sortit.
Le Singe de sa part disait : Venez de grâce,
Venez, Messieurs. Je fais cent tours de passe-passe.
Cette diversité dont on vous parle tant,
15 Mon voisin Léopard l’a sur soi seulement ;
Moi, je l’ai dans l’esprit : votre serviteur Gille2,
Cousin et gendre de Bertrand,
Singe du Pape en son vivant,

1. rayée
2. Gille (nom d’un personnage populaire des théâtres de foire).

16 Séquence 2 – FR20

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Tout fraîchement en cette ville
20 Arrive en trois bateaux3 exprès pour vous parler ;
Car il parle, on l’entend ; il sait danser, baller4,
Faire des tours de toute sorte,
Passer en des cerceaux ; et le tout pour six blancs5 !
Non, Messieurs, pour un sou ; si vous n’êtes contents,
25 Nous rendrons à chacun son argent à la porte.

Le Singe avait raison : ce n’est pas sur l’habit


Que la diversité me plaît, c’est dans l’esprit :
L’une fournit toujours des choses agréables ;
30 L’autre en moins d’un moment lasse les regardants.
Oh ! que de grands seigneurs, au Léopard semblables,
N’ont que l’habit pour tous talents !

1. Pour aborder la lecture analytique


Après avoir écouté le texte sur votre CD audio, lisez-le vous-même à voix
haute avant de répondre aux questions ci-dessous.

Recherche préalable
Recherchez dans un dictionnaire ou une encyclopédie la définition
de la fable. Une fable est le plus souvent composée de deux parties  :
lesquelles ?

Questions
1 En quoi les deux personnages s’opposent-ils ? Analysez leur manière
de se présenter et de parler.

2 Quels sont les arguments du Léopard ? Et ceux du Singe ?

3 Comment s’explique le succès, de courte durée, du Léopard ? Et celui


du Singe ?

4 Qui la morale de cette fable vise-t-elle ? Sur quels points précis cette
critique porte-t-elle ?

5 Quel rapport entretient le fabuliste6 avec le personnage du Singe ?

6 En vous référant à la première partie de la séquence, diriez-vous que


le fabuliste a recours davantage au fait de plaire, de convaincre ou de
persuader ?

3. C’est dire l’importance de la suite...


4. Exécuter un ballet.
5. Pièces de monnaie (six blancs valent deux sous et demi).
6. Auteur de fables – ici, la Fontaine.

Séquence 2 – FR20 17

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Éléments de réponse

Recherche préalable
Une fable (du latin fabula  : «  conte  », «  apologue  ») est un bref récit,
à l’origine oral, mettant en scène le plus souvent des animaux, ou des
personnages types (une veuve, un berger, deux amis…). Le genre est an-
cien : ainsi Ésope (environ VIe siècle avant J.-C.) écrivit des fables, fort
célèbres et dont La Fontaine ou Charles Perrault s’inspirèrent d’ailleurs
beaucoup. La fable n’est pas très éloignée du conte ; mais sa forme l’en
distingue  : une fable en effet est composée de deux parties, souvent
séparées d’ailleurs par un espace typographique, et qui sont le récit lui-
même (ici, vers 1 à 25) et la moralité (vers 26 à 31) qu’en tire le fabuliste.
La moralité s’achève souvent sur une « pointe », qui condense le propos
de la fable toute entière, et s’adresse plus directement à la « cible » du
texte. La fable est régulièrement en vers (alexandrins ou octosyllabes à
l’époque du classicisme – dans Le Singe et le Léopard, alternance entre
les deux), mais peut aussi être écrite en prose.

Questions
1 Le narrateur oppose clairement ses deux personnages dès le début
du récit : « Ils affichaient chacun à part. » (v.4), « L’un d’eux/Le Singe
de sa part » (v.12).
Le Léopard affiche une belle arrogance, qui se manifeste dès son en-
trée en matière, dans laquelle il prend à témoin le public sans autre
manière : « Messieurs… ». Sa vanité repose sur ses relations et son
entregent : il est ainsi question d’un « bon lieu », la Cour probable-
ment, et du Roi lui-même. Il évoque également son « mérite » et sa
« gloire » : or il ne mentionne ensuite que son apparence physique,
décrite avec force adjectifs, dont l’énumération est amplifiée par la
répétition de la conjonction de coordination « et » : « bigarrée,/ Pleine
de taches, marquetée,/ Et vergetée et mouchetée ». Le champ lexical
dominant est donc celui de la vue, avec ces adjectifs décrivant l’as-
pect visuel de sa fourrure, et le verbe « voir » (v.5 et 10).
Le Singe pour sa part requiert l’attention du public en le priant et non
en s’imposant : « Venez de grâce,/ Venez, Messieurs » (v.13). Il met
en avant non son apparence, mais ses capacités réelles : « Je fais cent
tours », « il sait danser, baller/ Faire des tours de toute sorte,/ Passer
en des cerceaux » (v.21-23) : les champs lexicaux sont ceux de l’action
(« il parle », « je fais », « faire », « passer » « danser », « baller ») et de
la connaissance (« il sait »).
L’opposition entre les deux personnages est formulée par le singe aux
vers 15-16 : « Mon voisin Léopard l’a sur soi seulement ;/ Moi, je l’ai
dans l’esprit » : les prépositions « sur » et « dans » résument à elles
seules la différence entre un personnage qui se contente de mettre en
avant sa riche apparence, et un personnage savant et capable.

18 Séquence 2 – FR20

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2 Le Léopard avance principalement pour attirer l’assistance son « mé-
rite et [sa] gloire » (v.4), mais sans donner aucune précision : le lecteur
ne sait donc pas ce qui lui vaut sa fameuse réputation ! Son deuxième
argument est celui de la renommée : « Sont connus en bon lieu » (v.5).
Le troisième est celui de l’intérêt royal : « le Roi m’a voulu voir ». Enfin,
il compte être au centre des regards du fait de sa peau, « bigarrée,/
Pleine de taches, marquetée,/ Et vergetée, et mouchetée » (v.7 à 9),
c’est-à-dire à l’aspect varié. Tous ces arguments ne reposent que sur
une réputation fondée sur fort peu de choses – voire rien ! –, et sur
une apparence originale qui lui vaut de la curiosité de la part du Roi.
Le Singe au contraire fonde sa capacité de séduction sur sa maîtrise
de la parole : « Car il parle, on l’entend » (v.21), « Arrive en trois ba-
teaux exprès pour vous parler » (v.20), et sur sa capacité à divertir par
ses talents multiples (« il sait danser, baller/ Faire des tours de toute
sorte,/ Passer en des cerceaux »).

3 Le Léopard, s’il intéresse brièvement les curieux, ne les retient pas :
l’aspect extérieur, une fois la curiosité passée – « La bigarrure plaît ;
partant chacun le vit » (v.10) –, ne divertit plus. C’est donc l’ennui qui
guette son public, lequel d’ailleurs se retire : « Mais ce fut bientôt fait,
bientôt chacun sortit » (v.11).
Le Singe sait divertir et amuser par la diversité de ses tours – « cent
tours »–, car il joue non de ce qu’il a « sur soi », mais « dans l’esprit ». Il
recherche d’ailleurs l’attention de son public, par la nouveauté (« Tout
fraîchement en cette ville », v.19), et par la peine qu’il se donne pour
séduire (« Arrive en trois bateaux exprès pour vous parler », v.20) ; il
n’hésite pas à se remettre en question («  si vous n’êtes contents,/
Nous rendrons à chacun son argent à la porte », v.25), quand le Léo-
pard est imbu de lui-même.
La moralité explicite clairement les causes de l’échec du Léopard et
du succès du Singe : « L’une fournit toujours des choses agréables ;
L’autre en moins d’un moment lasse les regardants » (v.28-29).

4 La morale de la fable, qui s’exprime à la fois à travers le récit et la mo-


ralité, vise les courtisans qui se contentent d’afficher une apparence
brillante sans fonder leur « gloire » sur un talent réel. La « pointe » à
la fin de la moralité, « Oh ! que de grands seigneurs, au Léopard sem-
blables,/ N’ont que l’habit pour tous talents ! » – est explicite, et vise
directement les nobles de la Cour.
Ces hommes de cour, qui entourent le Roi tout particulièrement sous la
monarchie absolue de Louis XIV, ne revendiquent plus les prouesses
guerrières qui étaient à l’origine les attributs de la noblesse (on ne
saura jamais ce qui est à l’origine du « mérite » du Léopard !) ; ils ne
sont pas non plus d’agréable compagnie – le Léopard par sa vanité
suscite l’ennui, il « lasse », quand le Singe amuse. Ces courtisans ne
peuvent donc s’enorgueillir que de l’intérêt que leur porte le Roi –
faible titre de gloire !

Séquence 2 – FR20 19

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5 Le Singe divertit par ses talents de conteur et d’amuseur  ; il est vif
d’esprit – qualité traditionnellement attribuée au singe –, et sa
conversation est agréable : on reconnaît ici les qualités d’un bon fa-
buliste, qui lui aussi doit savoir « parler » - en l’occurrence, raconter,
et qui doit être écouté de son auditoire : « Car il parle, on l’entend ».
Comme le Singe, et au contraire du Léopard, La Fontaine n’est pas un
riche courtisan : sa « gloire » est de plaire en imaginant des « choses
agréables ». Or quoi de plus « agréable » à lire que les fables, courts
récits animaliers, divertissants et amusants  ? Enfin, de même que
le Singe cherche à attirer le public (« Venez de grâce  », «  Arrive en
trois bateaux exprès pour vous parler  », «  Non, Messieurs, pour un
sou ; si vous n’êtes contents, / Nous rendrons à chacun son argent
à la porte »), le fabuliste lui aussi doit être suffisamment habile pour
retenir son lecteur – c’est ce qu’on appelle la captatio benevolentiae,
le fait de « capter » la « bienveillance » du destinataire, par un texte
au style plaisant.
Il est donc fort probable qu’il faille voir dans le Singe non seulement
un des deux personnages de l’historiette, mais aussi un reflet du fa-
buliste lui-même, qui se met en scène et rappelle que le talent réel
– en l’occurrence, celui de l’écrivain – vaut davantage que la vanité
du paraître.

6 La fable, comme on l’a vu, est en partie un récit : c’est d’abord le plaisir
de lire une histoire rendue souvent comique et imagée par la présence
d’animaux qui touche le lecteur. La fable « Le Singe et le Léopard » est
de plus en vers (alternance d’alexandrins et d’octosyllabes) : sa forme
à la fois condensée et travaillée la rend d’autant plus agréable à lire.
De plus, le Singe, porte-parole de l’écrivain, évoque lui-même l’agré-
ment qui doit être celui du public/ lecteur avec l’adjectif « contents »,
et le fabuliste à son tour a recours au terme « agréables ». C’est donc
sur le fait de « plaire », placere, que compte surtout La Fontaine pour
rendre convaincante sa critique des courtisans.
On pourra mettre cette fonction de la fable, et l’importance qu’ac-
corde La Fontaine au fait d’être plaisant et d’avoir du talent pour char-
mer, avec l’une des dimensions de l’idéal littéraire et artistique du
classicisme, qui est l’art de plaire. La littérature doit être agréable au
lecteur, même lorsqu’il s’agit d’instruire ou d’argumenter.

2. Documents et lectures complémentaires

Exercice autocorrectif n° 1


Lecture de l’image : une gravure illustrative
Voici deux illustrations de la fable Le Singe et le Léopard par Oudry,
célèbre graveur français (1686-1755), qui illustra les Fables. Comment
la composition des deux images rend-elle compte de la moralité de la
fable ?

20 Séquence 2 – FR20

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Jean-Baptiste Oudry, Le Singe et le Léo- Jean-Baptiste Oudry, Le Singe et le Léo-
pard, Planche 1, gravure 18e siècle. pard, Planche 2, gravure 18e siècle.
« © Musée Jean de La Fontaine, « © Musée Jean de La Fontaine,
Château-Thierry » Château-Thierry »

La Fontaine n’est pas le seul auteur du XVIIe siècle à critiquer les compor-


tements des grands : La Bruyère s’est aussi livré à une critique acerbe,
par le biais de portraits, d’attitudes en société qui confinent au ridicule.

Exercice autocorrectif n° 2


Le portrait critique d’un convive insupportable…
Lisez maintenant le texte suivant, extrait du chapitre V des Caractères
(1688), intitulé « De la société et de la conversation » :

« Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c’est un homme universel,
et il se donne pour tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer
quelque chose. On parle, à la table d’un grand, d’une cour du Nord : il prend la
parole, et l’ôte à ceux qui allaient dire ce qu’ils en savent ; il s’oriente dans cette
région lointaine comme s’il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour,
des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes  : il récite des historiettes
qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu’à éclater.
Quelqu’un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu’il dit des choses
qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre
l’interrupteur. « Je n’avance rien, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d’ori-
ginal : je l’ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à
Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j’ai fort interrogé,
et qui ne m’a caché aucune circonstance ». Il reprenait le fil de sa narration avec
plus de confiance qu’il ne l’avait commencée, lorsque l’un des conviés lui dit  :
« C’est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade ».
Les Caractères (1688).

Séquence 2 – FR20 21

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Répondez aux questions suivantes :
 Quels sont les défauts du personnage ? Quel genre de convive est-il ?
Comment mène-t-il la conversation ?
2 Quels sont les points communs entre Arrias et le Léopard de la fable
de La Fontaine ?
3 Faites une brève recherche sur l’« honnête homme », idéal du classicisme7.
En quoi Arrias est-il l’antithèse de cet « honnête homme » ?
➠V
 euillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter les corrigés des exer-
cices 1 et 2.

B La satire au théâtre
Texte 2
Molière, Tartuffe, acte III scène 3
Molière, pseudonyme de Jean-Baptiste Poquelin, est le fils d’un mar-
chand-tapissier établi rue Saint-Honoré à Paris, et nommé tapissier du roi.
Le 18 décembre 1637, Jean-Baptiste prête le serment de tapissier royal,
reprenant ainsi la charge de son père auprès de Louis XIII. Mais en jan-
vier 1643, il renonce à la charge de son père. Le 30 juin, il signe l’acte de
fondation de l’Illustre Théâtre, sous la direction de Madeleine Béjart, et
se lance dans la carrière théâtrale. En 1644, la troupe joue en province.
En juillet ils sont de retour à Paris et Jean-Baptiste est devenu « Molière »
et directeur de la troupe. Les pièces et les succès vont s’enchaîner  : Les
précieuses ridicules, L’école des femmes, Dom Juan…
Mais Molière se heurta parfois à la censure. Ainsi, il écrivit trois versions
et mit cinq ans pour avoir enfin le droit, en 1669, de jouer durablement sa
pièce Tartuffe. Les dévots en effet, regroupés dans la Compagnie du Saint-
Sacrement8, avaient fait pression sur le pouvoir royal et avaient réussi à la
faire interdire. Molière soutenait cependant que sa pièce ne ridiculisait pas
la vraie dévotion, mais dénonçait seulement les « faux dévots » et l’hypo-
crisie religieuse à travers le principal personnage de Tartuffe qui profite,
sous couvert de la fausse vertu religieuse, de la faiblesse des esprits et
prend la direction des consciences.
Le riche Orgon a en effet introduit chez lui un dévot comme directeur de
conscience et voudrait que toute sa maisonnée suive les recommandations
de ce « saint homme ». Il voudrait même lui donner sa fille en mariage. La
femme d’Orgon, Elmire, tente de détourner Tartuffe d’une telle union. Mais
c’est d’une autre union que rêve Tartuffe…

7. Rappel : le classicisme est un mouvement littéraire, et plus généralement culturel et artistique, qui se développe
au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle, en relation avec le rayonnement de la monarchie absolue. S’ap-
puyant sur les valeurs et les modèles de l’Antiquité grecque et latine, elle est fondée sur la raison, s’attache à la
mesure, et respecte des codes précis (par exemple, la règle des trois unités au théâtre).
8. La Compagnie du Saint-Sacrement était une société  catholique  fondée en  1627, également appelée «  parti des
dévots ». La Compagnie du Saint-Sacrement est surtout connue par ses attaques du Tartuffe de Molière. Outre la pra-
tique de la charité et l’activité missionnaire, elle entendait par la voix de ses fidèles réprimer les mauvaises mœurs.

22 Séquence 2 – FR20

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ELMIRE
« Pour moi, je crois qu’au Ciel tendent tous vos soupirs,
Et que rien ici-bas n’arrête vos désirs.
TARTUFFE
L’amour qui nous attache aux beautés éternelles 
N’étouffe pas en nous l’amour des temporelles ;
5 Nos sens facilement peuvent être charmés 
Des ouvrages parfaits que le Ciel a formés. 
Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles ;
Mais il étale en vous ses plus rares merveilles ;
Il a sur votre face épanché des beautés 
10 Dont les yeux sont surpris, et les cœurs transportés,
Et je n’ai pu vous voir, parfaite créature,
Sans admirer en vous l’auteur de la nature,
Et d’une ardente amour sentir mon cœur atteint,
Au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint. 
15 D’abord j’appréhendai que cette ardeur secrète 
Ne fût du noir esprit9 une surprise adroite ;
Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
Vous croyant un obstacle à faire mon salut. 
Mais enfin je connus, ô beauté toute aimable,
20 Que cette passion peut n’être point coupable,
Que je puis l’ajuster avecque10 la pudeur,
Et c’est ce qui m’y fait abandonner mon cœur. 
Ce m’est, je le confesse, une audace bien grande 
Que d’oser de ce cœur vous adresser l’offrande ;
25 Mais j’attends en mes vœux tout de votre bonté,
Et rien des vains efforts de mon infirmité ;
En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude,
De vous dépend ma peine ou ma béatitude,
Et je vais être enfin, par votre seul arrêt11,
30 Heureux si vous voulez, malheureux s’il vous plaît.
ELMIRE
La déclaration est tout à fait galante,
Mais elle est, à vrai dire, un peu bien surprenante. 
Vous deviez, ce me semble, armer mieux votre sein,
Et raisonner un peu sur un pareil dessein. 
35 Un dévot comme vous, et que partout on nomme…
TARTUFFE
Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme ;
Et lorsqu’on vient à voir vos célestes appas,
Un cœur se laisse prendre, et ne raisonne pas. 
Je sais qu’un tel discours de moi paraît étrange ;
40 Mais, Madame, après tout, je ne suis pas un ange ;

9. Du diable.
10. « avecque »= avec.
11. Par votre décision.

Séquence 2 – FR20 23

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Et si vous condamnez l’aveu que je vous fais,
Vous devez vous en prendre à vos charmants attraits. 
Dès que j’en vis briller la splendeur plus qu’humaine,
De mon intérieur vous fûtes souveraine ;
45 De vos regards divins l’ineffable douceur 
Força la résistance où s’obstinait mon cœur ;
Elle surmonta tout, jeûnes, prières, larmes,
Et tourna tous mes vœux du côté de vos charmes. 
Mes yeux et mes soupirs vous l’ont dit mille fois,
50 Et pour mieux m’expliquer j’emploie ici la voix. 
Que si vous contemplez d’une âme un peu bénigne12 
Les tribulations13 de votre esclave indigne,
S’il faut que vos bontés veuillent me consoler 
Et jusqu’à mon néant daignent se ravaler,
55 J’aurai toujours pour vous, ô suave merveille,
Une dévotion à nulle autre pareille. 
Votre honneur avec moi ne court point de hasard,
Et n’a nulle disgrâce à craindre de ma part. 
Tous ces galants de cour, dont les femmes sont folles,
60 Sont bruyants dans leurs faits et vains dans leurs paroles,
De leurs progrès sans cesse on les voit se targuer ;
Ils n’ont point de faveurs qu’ils n’aillent divulguer,
Et leur langue indiscrète, en qui l’on se confie,
Déshonore l’autel où leur cœur sacrifie. 
65 Mais les gens comme nous brûlent d’un feu discret,
Avec qui pour toujours on est sûr du secret :
Le soin que nous prenons de notre renommée 
Répond de toute chose à la personne aimée,
Et c’est en nous qu’on trouve, acceptant notre cœur,
70 De l’amour sans scandale et du plaisir sans peur.

1. Pour aborder la lecture analytique


Après avoir écouté le texte sur votre CD audio, lisez-le vous-même à voix
haute avant de répondre aux questions ci-dessous.

Recherche préalable
E Que signifie aujourd’hui le mot « tartuffe » ?
E Qu’est-ce qu’un « dévot » ?
E L e texte ici présenté est principalement composé de deux tirades  :
cherchez la définition de ce terme.

12. Douce, humaine.


13. « Afflictions morales » ici.

24 Séquence 2 – FR20

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Questions
1 Quel genre d’amour Tartuffe dit-il éprouver, celui d’une créature ter-
restre ou bien l’amour de Dieu ? Étudiez le vocabulaire employé : n’y-
a-t-il pas confusion ?
2 Quel est le plan de chacune des deux tirades de Tartuffe ?

3 Quels sont les arguments auxquels Tartuffe a recours dans chacune


des tirades pour convaincre Elmire de lui céder ?
4 Comment Molière fait-il sentir que son personnage est un faux dévot ?
Que dénonce-t-il dans ces deux tirades ?
5 Tartuffe est censé être une comédie. Trouvez-vous que Tartuffe soit
comique, ou bien plutôt inquiétant ?

Éléments de réponse
Recherche préalable
E On qualifie aujourd’hui de « tartuffe » soit un faux dévot, soit plus gé-
néralement une personne hypocrite.
E Un dévot est avant tout attaché aux pratiques religieuses, et manifeste

souvent sa ferveur. Un faux dévot affecte hypocritement une dévotion


exagérée, qui n’est pas réellement ressentie.
E Au théâtre, les personnages peuvent s’exprimer par le biais des dia-

logues (échanges de répliques entre deux, trois personnages, voire


davantage) ; ou par le biais des monologues : un personnage, seul en
scène, exprime ses pensées et sentiments ; ou encore par la tirade :
le personnage n’est pas seul en scène (ici, Elmire est avec Tartuffe),
et développe sa pensée de façon continue, sans interruption, assez
longuement.
Ici, Tartuffe énonce une première tirade de 27 vers (des alexandrins),
dans laquelle il adresse des compliments enflammés à Elmire, et lui
avoue son amour  ; puis une seconde de 34 vers, dans laquelle il se
dédouane de tout péché et propose de façon indirecte à Elmire une
liaison adultère.

Questions
1 Tartuffe avoue clairement à Elmire la passion charnelle qu’il éprouve
pour elle  : le premier vers, très célèbre, de la seconde tirade le dé-
montre assez : « Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme »
(v.36-37). Pour autant, Tartuffe n’emploie pas le vocabulaire galant
habituel : il a recours au champ lexical de la religion dans sa décla-
ration amoureuse. On retrouve ainsi des expressions qui sont habi-
tuellement employées dans les textes sacrés, les Saintes Écritures
(la Bible), ou dans les textes de religieux comme Saint François de
Sales, très lus à l’époque dans les milieux catholiques, l’Introduc-

Séquence 2 – FR20 25

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tion à la vie dévote, ou le Traité de l’amour de Dieu  : par exemple
«  ardente amour  », ou «  béatitude  ». L’amour qui doit être celui de
Dieu, «  L’amour qui nous attache aux beautés éternelles  », cède la
place à « l’amour des temporelles » (v.3-4) ; des « ouvrages parfaits
que le Ciel a formés  » en général, on passe à «  parfaite créature  »
(v.11), qui désigne très précisément Elmire. Par ailleurs, les termes
de « cœur », d’« offrande », sont employés à la fois dans un contexte
religieux et dans un contexte galant. Tartuffe va encore plus loin, en
alliant deux termes pris chacun aux dits contextes en une même ex-
pression, « célestes appas » (v.37). Enfin, il s’adresse à Elmire comme
un homme de foi doit s’adresser à Dieu : « En vous est mon espoir ». Il
y a donc un amalgame, une confusion volontaire entre le vocabulaire
de l’amour divin et celui de l’amour terrestre qui laisse supposer que
Tartuffe n’est pas entièrement tourné vers la contemplation du Ciel,
et subodorer qu’il instrumentalise la religion et la foi pour tenter de
convaincre Elmire : en employant un vocabulaire religieux, il rassure,
en conservant le masque du dévot…

2 Plan de la première tirade  : L’amour divin n’exclut pas l’amour ter-


restre, car les créatures ont justement été formées par Dieu et sont
donc admirables ; cette perfection est justement illustrée par Elmire,
en laquelle Tartuffe retrouve la perfection céleste. Cet amour l’a
d’abord effrayé, mais il lui a ensuite paru conciliable avec son salut de
bon chrétien. Il offre son cœur et par là sa vie à Elmire : de sa décision
dépendra son bonheur.
Plan de la seconde tirade : Face à la beauté d’Elmire, la passion l’em-
porte sur la raison ; car Tartuffe n’est pas qu’un dévot : c’est aussi un
homme, attiré charnellement par Elmire. C’est la beauté d’Elmire qui
est cause de tout. Elmire doit donc le prendre en pitié et lui accorde
ce qu’il demande. Tartuffe ne sera pas un amant volage et bavard : la
relation qu’il lui propose sera discrète et ne la compromettra pas.
On constate donc que les deux tirades, à la suite l’une de l’autre, par-
tent d’une mention de l’amour divin pour aboutir à une proposition
d’adultère, progression argumentative que nous allons analyser et
qui laisse mal augurer de la dévotion de Tartuffe…

3 Dans la première tirade :


1) un premier argument affirme que si le Ciel a formé des créatures, elle
sont parfaites, et elles peuvent donc être aimées (« Des ouvrages par-
faits que le Ciel a formés ») : l’amour divin n’a pas à exclure l’amour
terrestre.
2) La beauté d’Elmire atteint un tel degré de perfection qu’elle rap-
pelle Dieu à quiconque la regarde (« Et je n’ai pu vous voir, parfaite
créature,/ Sans admirer en vous l’auteur de la nature ») : ce ne peut
donc point être un péché que de vouloir la posséder.
3) Après avoir compris que cet amour n’a rien de mauvais, Tartuffe offre
son cœur à Elmire comme il en ferait l’offrande à Dieu : sa décision
scellera donc son sort, c’est elle qui tient sa vie entre ses mains.

26 Séquence 2 – FR20

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Dans la seconde tirade : deux arguments principaux :
1) Ce n’est pas la faute de Tartuffe s’il est sous l’emprise de la passion,
mais celle de la beauté d’Elmire (« Vous devez vous en prendre à
vos charmants attraits », v.42) : c’est donc à elle de remédier à ce
qu’elle a causé. Elle est entièrement maîtresse de l’âme de Tartuffe
(observez le champ lexical de la lutte, de la victoire – d’Elmire- et
de la défaite – celle de Tartuffe. Cet argument reprend en partie le
dernier argument de la première tirade.
2) La relation que propose Tartuffe est sans risques (« De l’amour sans
scandale et du plaisir sans peur », v.70) : elle n’a donc aucune rai-
son de s’y opposer.
L’argumentation de Tartuffe oscille donc entre raisonnement logique
(cf. début de la première tirade), tentative de dédouanement (cet
amour ne peut être coupable), chantage (d’Elmire dépend le sort de
Tartuffe), et tentative de rassurer Elmire. Elle témoigne de sa maîtrise
de la rhétorique : il sait aussi bien convaincre que persuader.

4 Molière présente un personnage qui comme on l’a vu, emploie le vocabu-


laire de l’amour de Dieu pour évoquer une passion terrestre, qui plus est,
adultère, et pis encore, sous le toit et avec la femme de son hôte : ce dé-
tournement de ce qui devrait être le plus respectable pour un dévot, les
mots de l’amour divin, laisse supposer que Tartuffe n’éprouve pas une
foi sincère. On peut imaginer facilement des jeux de scène dans lesquels
Tartuffe se rapprocherait physiquement d’Elmire : le champ lexical de la
passion suggère en effet le désir physique du personnage. Sous des de-
hors d’humilité (« Ce m’est, je le confesse, une audace bien grande/ Que
d’oser de ce cœur vous adresser l’offrande », v.23-24), Tartuffe exerce un
chantage sur Elmire.
Molière dénonce ici l’hypocrisie des faux dévots, qui sous des de-
hors de piété cherchent à assouvir des désirs plus matériels, à gravir
l’échelle sociale, à obtenir du pouvoir, ou comme ici se livrent aux
péchés mêmes qu’ils combattent chez autrui.

5 La pièce commence (acte I, scène 1) comme une comédie tradition-


nelle. Peu à peu cependant, Tartuffe prend le pouvoir sur la maison-
née, et le rire disparaît au profit de l’inquiétude. Dans notre scène, Tar-
tuffe peut paraître ridicule – un dévot, probablement peu séduisant,
fait la cour à une femme jeune et attirante ; mais son argumentation
quelque peu perverse inquiète plutôt : il risque de semer le trouble
sous le toit d’Orgon, de déshonorer Elmire, tout en préservant des ap-
parences de ferveur religieuse – et restera donc, lui, inattaquable…
Molière se livre donc à une dénonciation de qui semble un danger
pour la société : il s’agit bien d’une critique sociale, qui prend ici la
forme d’une tirade théâtrale à travers laquelle le personnage dévoile
son jeu et expose ce qu’il est réellement derrière l’apparence du dévot
à laquelle tout le monde se fie.

Séquence 2 – FR20 27

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Conclusion Dans les deux textes que vous venez d’étudier, les auteurs se livrent à des
dénonciations de vices (ou travers) qu’ils jugent condamnables. La Fontaine
critique les courtisans vaniteux et obsédés par leur apparence ; Molière s’at-
taque aux faux dévots. Dans les deux cas, il s’agit de critique sociale – de
catégories sociales, les nobles de la cour, ou de dérives plus proprement re-
ligieuses – les faux dévots, mais qui représentent un danger pour la société,
danger incarné par le désordre semé par Tartuffe dans la famille d’Orgon.
Pour présenter sa critique, La Fontaine a recours à une fable en vers,
donc à un récit. C’est par conséquent par une voie indirecte que les dé-
fauts des courtisans sont soulignés, bien que dans la moralité, la voix
de l’auteur se fasse entendre plus directement. Molière fait de Tartuffe
le type même du dévot hypocrite, qui révèle par sa tirade ses penchants
plus charnels que spirituels : c’est donc par la bouche d’un des person-
nages que la critique s’exerce, car une attaque directe de l’auteur n’au-
rait pas été supportée au XVIIe siècle, époque où la monarchie absolue
de Louis XIV contrôle toutes les productions artistiques et littéraires.
Dans les deux textes, la critique vise des personnages – courtisan, faux
dévot – dont les défauts sont ridiculisés ; le léopard comme Tartuffe par
leurs excès amusent, prêtent à rire – ils sont ridicules, mais aussi dans
le cas de Tartuffe un peu inquiétant… On appelle satire ces textes dont
le rôle est d’amuser tout en soulignant les faiblesses de la condition hu-
maine et les misères de la vie sociale (voir la fiche méthode sur la satire).

2. Documents et lectures complémentaires


Exercice autocorrectif n° 3
Lecture de l’image : une caricature satirique
Honoré Daumier (1808 - 1879) était un graveur, caricaturiste, peintre et
sculpteur français, dont les œuvres commentaient la vie sociale et politique
en France au XIXe siècle. Dessinateur prolifique, auteur de plus de quatre
mille lithographies, il est surtout connu pour ses caricatures d’hommes
politiques et ses satires du comportement de ses compatriotes.

Voici une caricature de Dau-


mier, intitulée «  La cour d’ap-
pel ». Quelle est la cible de cette
satire  ? Comment est-elle criti-
quée ?

Caricature d’Honoré Daumier,


Les Gens de justice.
© ND / Roger-Viollet.

28 Séquence 2 – FR20

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Exercice autocorrectif n° 4
Un tableau critique de la vie parisienne au XVIIIe siècle
Voici ci-dessous un texte de Montesquieu, tiré des Lettres persanes
(XVIIIe siècle), sur lesquelles nous allons revenir dès le début de la se-
conde partie de la séquence.
Après l’avoir lu attentivement, dites de quoi il vous semble être la satire ;
quel est le principal procédé à la fois humoristique et critique du texte ?

Lettre XXIV

Rica à Ibben14, à Smyrne.


« Nous sommes à Paris depuis un mois, et nous avons toujours été
dans un mouvement continuel. Il faut bien des affaires15 avant qu’on
soit logé, qu’on ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu’on se
soit pourvu des choses nécessaires, qui manquent toutes à la fois.
Paris est aussi grand qu’Ispahan : les maisons y sont si hautes, qu’on
jurerait qu’elles ne sont habitées que par des astrologues. Tu juges
bien qu’une ville bâtie en l’air, qui a six ou sept maisons les unes sur
les autres, est extrêmement peuplée ; et que, quand tout le monde est
descendu dans la rue, il s’y fait un bel embarras.
Tu ne le croirais pas peut-être ; depuis un mois que je suis ici, je n’y
ai encore vu marcher personne. Il n’y a point de gens au monde qui
tirent mieux parti de leur machine que les Français : ils courent ; ils
volent : les voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux, les
feraient tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce train,
et qui vais souvent à pied sans changer d’allure, j’enrage quelquefois
comme un chrétien : car encore passe qu’on m’éclabousse depuis les
pieds jusqu’à la tête ; mais je ne puis pardonner les coups de coude
que je reçois régulièrement et périodiquement : un homme, qui vient
après moi, et qui me passe, me fait faire un demi-tour ; et un autre,
qui me croise de l’autre côté, me remet soudain où le premier m’avait
pris : et je n’ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j’avais
fait dix lieues.
(...) »
Montesquieu, Lettres persanes (lettre XXIV), 1721.

➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter les corrigés des
exercices 3 et 4.

14. Ce sont deux personnages du roman. Rica visite Paris, et écrit à Ibben, resté à Smyrne.
15. Des efforts.

Séquence 2 – FR20 29

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ypes de textes
T
Fiche méthode

Chapitre
1 et formes de discours
Fiche méthode
On appelle discours toute production écrite ou orale, toute « mise en
pratique du langage » ; le texte est la trace de cet acte d’énonciation
qu’est le discours. Un discours correspond à une visée particulière : on
s’exprime pour raconter, pour décrire, pour exposer/expliquer, pour ar-
gumenter, dans une situation d’énonciation particulière et pour un ou
des destinataire(s) précis. À chaque forme de discours correspondent
des procédés spécifiques que l’on peut identifier.

1. Le discours narratif
– Il rapporte des faits, des événements, situés dans le temps ;
– L’accent est mis sur les faits racontés, souvent au passé, parfois au
présent. Un narrateur organise le déroulement de l’histoire (le schéma
narratif), un lieu et une époque (ou plusieurs) la situent, des person-
nages la font progresser ;
– Les marques principales du discours narratif sont les verbes d’action,
les adverbes, les indicateurs de temps...

2. Le discours descriptif
– Il donne à voir un lieu, un objet, un personnage : il situe les événe-
ments dans l’espace ;
– L’accent est mis sur la caractérisation des paysages, des êtres, des
choses, souvent à l’imparfait ou au présent ;
– Les marques principales du discours descriptif sont les verbes d’état ou
de perception, un point de vue particulier à partir duquel on observe, des
indicateurs de lieu, toutes les tournures pouvant désigner ou qualifier.

3. Le discours explicatif
– Il vise à faire comprendre un phénomène ou une idée ; il impose la
neutralité du locuteur ;
– L’accent est mis sur la cohérence et la compréhension de l’énoncé,
souvent au présent de l’indicatif. Des formes proches et associées sont
le discours explicatif ou informatif, qui donne des renseignements, et le
discours injonctif, qui donne ordres et conseils sans forcément les expli-
quer ;
– Les marques principales en sont les mots de liaison logiques ou chro-
nologiques, les indicateurs de cause et de conséquence, tout ce qui peut
aider à la clarté de l’information.

30 Séquence 2 – FR20

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4. Le discours argumentatif

Fiche méthode
– Il vise à convaincre ou à persuader un ou des destinataire(s) ; il situe
les éléments dans le domaine de la pensée ;
– L’accent est mis sur la progression logique du raisonnement. La ré-
flexion s’organise à partir de thèses, d’arguments et d’exemples ;
– Les marques principales en sont l’emploi des 1re et 2e personnes,
les indices d’une prise de position du locuteur, les mots de liaisons lo-
giques, tous les procédés rhétoriques pour convaincre, émouvoir ou sé-
duire l’interlocuteur ou le destinataire.

Ces différentes formes de discours peuvent se mêler et se succéder dans


un même texte, qui peut par exemple d’abord présenter une visée expli-
cative, puis argumentative. Un discours narratif ou descriptif peut avoir
également une visée argumentative, comme c’est le cas par exemple
pour les Fables de La Fontaine.

Séquence 2 – FR20 31

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L es genres littéraires
Fiche méthode

Chapitre
1
Fiche méthode
Un genre est une forme commune à certains textes littéraires que le lec-
teur reconnaît comme telle : « C’est du théâtre ! » ou « C’est un roman ».
Chaque genre obéit à des contraintes et à des conventions particulières.
La connaissance des genres facilite le pacte de lecture entre auteur et
lecteur, puisque celui-ci connaît les lois du genre, même si leur délimita-
tion est délicate et a évolué avec le temps.
À chaque genre correspondent des registres dominants. On appelle re-
gistre l’expression par le langage d’effets suscitant chez le lecteur des
émotions diverses, la joie, l’intérêt, l’angoisse, la colère, l’indignation,
l’admiration, la compassion, la méfiance... Les principaux registres que
l’on étudie au lycée sont le tragique, le comique, le polémique, l’épique, le
lyrique, l’épidictique, le satirique, le pathétique, l’oratoire, le didactique...

1. Le récit : le roman, la nouvelle


Ils se définissent par la prédominance du discours narratif.
Le roman Le mot désigne au Moyen Âge un récit versifié en langue romane (langue
vulgaire, par opposition au latin). Depuis le XVIIe siècle, il désigne une
œuvre narrative en prose racontant des actions imaginaires. Genre
dominant au XIXe siècle, le roman demeure très vivant au XXe siècle :
n’étant pas défini par des contraintes rigoureuses, il aborde les sujets
les plus variés.
Le genre romanesque se divise en de nombreux sous-genres :
– roman psychologique (importance des caractères) ;
– historique (cadre d’une époque réelle) ;
– régionaliste (cadre local typé) ;
– fantastique (qui introduit le surnaturel dans le monde réel) ;
– épistolaire (par lettres) ;
– policier, d’aventures, de science-fiction, etc.
La nouvelle La nouvelle et le conte sont des formes narratives brèves. La nouvelle
vise plutôt la vraisemblance mais peut être fantastique ; le conte
(merveilleux, fantastique, philosophique...) ne recherche pas le réalisme.

2. Le théâtre
Au théâtre, on représente l’action au lieu de la raconter. Ce sont donc les
paroles directes qui construisent l’action et caractérisent les personnages.

32 Séquence 2 – FR20

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Le discours théâtral s’adresse à la fois aux personnages sur scène et

Fiche méthode
aux spectateurs dont c’est le principe de la double énonciation. Des in-
dications de mise en scène, les didascalies, sont destinées à informer
lecteurs et metteurs en scène et ne sont pas prononcées lors de la re-
présentation.
On distingue traditionnellement depuis l’Antiquité plusieurs genres
théâtraux dont la tragédie et la comédie.
La tragédie codifiée au XVIIe siècle d’après les règles de l’Antiquité (« les trois
unités » : d’action, de temps et de lieu ; les cinq actes), met en scène
des personnages de rang élevé, confrontés à un destin exceptionnel.
Le dénouement est en général malheureux. La tragédie fait appel au
pathétique pour éveiller chez le spectateur « la crainte et la pitié ».
La comédie met en scène des personnages de condition modeste ou moyenne.
Son dénouement est heureux. Elle cherche à susciter le rire. Elle se
développe au XVIIe siècle, elle propose une représentation des mœurs
et des caractères qui la distingue de la farce (fondée sur un comique
plus grossier).
Le drame emprunte à la fois à la tragédie et à la comédie : drame bourgeois
(Diderot, Beaumarchais au XVIIIe siècle) ; drame romantique (Hugo, Musset
au XIXe siècle) qui se libère des règles et mélange les tons.
Au XXe siècle, ces trois appellations ne correspondent plus à des
modèles bien définis ; c’est le terme de pièce qui est le plus souvent
employé.

3. La poésie
La poésie se définit par un usage particulier du langage. Le texte poé-
tique peut obéir à des contraintes de formes et de versification, ce qui fut
le cas jusqu’au xixe siècle ; elle peut aussi s’en affranchir pour construire
une forme libre en vers ou en prose, comme le font de nombreux poètes
modernes.
Les visées dominantes de la poésie sont d’émouvoir, de suggérer, par-
fois de convaincre.
La poésie comprend traditionnellement plusieurs genres :
– épique (récit d’événements héroïques) ;
– lyrique (expression des sentiments personnels) ;
– didactique (enseignement moral ou philosophique) ;
– dramatique (le théâtre, considéré longtemps comme une forme de
poésie).
e e
Aux XIX et XX  siècles, elle s’est assimilée surtout à la poésie lyrique.
Les principaux sous-genres, depuis l’Antiquité, sont :
– l’ode (poème lyrique au sujet grave) ;
– la fable (fiction avec morale) ;
– l’élégie (au sujet tendre et triste) ;
– la satire (qui attaque les mœurs).

Séquence 2 – FR20 33

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D’autres distinctions se fondent sur la versification (formes fixes,
Fiche méthode

comme le sonnet ou la ballade).


La poésie lyrique a défini ses formes au XVIe siècle (Ronsard, du
Bellay). Elle s’est renouvelée, au XIXe siècle, chez les romantiques, les
parnassiens, les symbolistes.

4. La littérature d’idées
Le discours dominant y est le discours argumentatif. La visée essentielle
est d’expliquer, de persuader et de convaincre. Il s’agit d’œuvres en
prose où l’auteur propose jugement et réflexions.
Ainsi, au moyen d’une argumentation, il développe, expose et défend
une position.
On peut distinguer, en particulier :
L’essai l’auteur, dans une œuvre en prose ne relevant pas de la fiction, formule
ses réflexions sur les problèmes dont il traite, et il s’efforce de convaincre
ses destinaires du bien-fondé de ses positions.
La préface l’auteur déclare quels sont ses choix esthétiques, pourquoi il a écrit son
œuvre.
Le manifeste c’est une déclaration dans laquelle l’auteur présente ses conceptions,
ses objectifs.
Le pamphlet œuvre souvent brève, elle s’en prend avec violence à un système, une
institution, des personnes. L’argumentation est souvent moins ration-
nelle que caricaturale.

 La notion de registre et les différents registres seront étudiés au fur et à


mesure des séquences pour éclairer les textes au programme.

5. Le biographique
Il regroupe les œuvres qui rendent compte du cours d’une vie. On peut
distinguer en particulier :
La biographie l’auteur raconte la vie d’un autre que lui, choisie pour l’intérêt qu’elle
représente.
L’autobiographie l’auteur raconte sa propre vie, en donnant pour vrai tout ce qu’il rapporte
(pacte autobiographique).
Le journal intime textes écrits au jour le jour, donc discontinus. En principe, ils ne sont pas
destinés à être publiés.
Les mémoires un auteur raconte les événements historiques dont il a été témoin ou
acteur.

34 Séquence 2 – FR20

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Corrigés des exercices
Corrigé de l’exercice n° 1
Observez bien le mouvement de la foule dans les deux gravures  : les
personnages s’éloignent du léopard dans la première, entourent le singe
dans la seconde, marquant la lassitude qu’inspire le premier et le succès
du second. Dans la première, les personnages sortent en file indienne
de la baraque de foire, dans la seconde, ils forment un cercle autour du
singe. Suivez en particulier le jeu des regards : les personnages inclinent
la tête vers le singe dans la seconde gravure, mais se regardent les uns
les autres, ou regardent ailleurs dans la première. La composition des
images reflète donc les succès inégaux des deux animaux.

Corrigé de l’exercice n° 2


 Arrias est un personnage qui croit et affirme tout savoir  : c’est un
«  homme universel  », qui affirme que ses connaissances sont sans
limites, puisqu’il « a tout lu, a tout vu ». Ce n’est bien sûr pas le cas,
mais son arrogance («  avec plus de confiance  ») le pousse à s’en
convaincre et à en convaincre de force les autres (il « veut le persuader
ainsi »). C’est un menteur (« il aime mieux mentir que de se taire ou
de paraître ignorer quelque chose »), défaut qui amène la chute amu-
sante de la fin du texte, où il est démasqué par le véritable Sethon.
C’est aussi un convive déplorable, qui coupe la parole de force et nuit
donc à toute conversation agréable (« il prend la parole, et l’ôte »), et
dont l’humour douteux ne fait rire que lui. Sa façon de rire d’ailleurs
(« jusqu’à éclater ») est grossière et dessert également un échange
harmonieux entre les convives.

2 Comme le Léopard de la fable, Arrias est un homme dont la compagnie


n’est pas agréable : l’un « lasse », l’autre agace. Ils sont tous deux va-
niteux, pour des raisons différentes, n’ont pas de véritables talents,
mais s’imposent aux autres avec arrogance. Enfin, leur conversation
est sans brillant  : le Léopard n’a pas d’esprit, Arrias monopolise la
conversation.

3 La littérature se fait bien souvent le reflet de ce qu’une époque aime


ou repousse, que ce soit dans la société en général ou chez les indivi-
dus en particulier. Elle est à la fois un constat des défauts et des vices
du temps, et le lieu où s’affirme et se construit la figure de l’homme
tel qu’il devrait être – et qu’il n’est souvent pas ! Au XVIIe, le siècle
du classicisme, un idéal se fait jour, celui de l’« honnête homme » :

Séquence 2 – FR20 35

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cet idéal humain reprend et prolonge celui de l’humanisme du siècle
précédent, dont on pouvait percevoir les traits par exemple chez
Montaigne ou Rabelais. L’«  honnête homme  » préfigure également
l’idéal qui sera celui des Lumières (voir Fiche méthode) : du XVIe au
XVIIIe siècle, la figure de l’individu idéal se construit donc avec une
belle continuité.
Un « honnête homme » – qui au XVIIe, ne l’oublions pas, est un homme
qui vit souvent à la Cour ! – se doit d’être sociable : il doit savoir dan-
ser, converser agréablement, être spirituel et courtois… et bien sûr
cultivé, voire savant, mais jamais pédant (on reconnaît ici le Singe de
la fable de La Fontaine !). Il est aussi raisonnable et rigoureux dans
sa pensée, et toujours tolérant et ouvert à la nouveauté. Il recherche
le juste milieu et la mesure dans ses actes et ses paroles, et n’est
pas dominé par l’amour-propre. Enfin, tout son comportement doit
être empreint d’aisance et de naturel. On comprendra que cet homme
sage et raffiné, qui se contraint pour plaire aux autres, reflète le désir
d’une vie en société harmonieuse et agréable.
Arrias est l’antithèse, c’est-à-dire l’opposé, de cet idéal, car il est pé-
dant (sans être véritablement cultivé pour autant), sa conversation est
pesante, sa malhonnêteté intellectuelle est patente, il est vaniteux,
se met perpétuellement en avant et s’impose aux autres, enfin, son
comportement est grossier et excessif.

Corrigé de l’exercice n° 3


Daumier se moque ici des magistrats, et les représente en train de
dormir en pleine plaidoirie du procureur. Les trois juges siégeant à la
cour d’appel sont indifférents à marche de la justice qu’ils sont censés
rendre, et leurs attitudes corporelles de plus en plus avachies s’oppo-
sent à la véhémence oratoire du procureur, le bras tendu et le regard
plein de passion. Ce contraste fait sourire le spectateur de la gravure, et
n’en dénonce que mieux certains dysfonctionnements de la justice.

Corrigé de l’exercice n° 4


Montesquieu se livre ici à une satire des Parisiens, et de leur façon de se
comporter dans l’espace social qu’est la rue. Sa description commence
par une présentation de la ville – sa taille, ses maisons –, qui explique
la foule que croise Rica dans les rues : « Tu juges bien qu’une ville bâtie
en l’air, qui a six ou sept maisons les unes sur les autres, est extrême-
ment peuplée ; et que, quand tout le monde est descendu dans la rue,
il s’y fait un bel embarras ». La satire porte précisément sur la précipita-
tion exagérée des Parisiens : « ils courent ; ils volent », qui courent plus
qu’ils ne marchent : « je n’y ai encore vu marcher personne ». La critique
porte également sur le peu de cas que les gens font les uns des autres
(«…qu’on m’éclabousse depuis les pieds jusqu’à la tête »), voire sur la
brutalité dont les habitants font preuve («  les coups de coude que je

36 Séquence 2 – FR20

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reçois régulièrement et périodiquement »), et enfin sur l’étourdissement
et l’épuisement que provoque une promenade dans la capitale  : «  un
homme, qui vient après moi, et qui me passe, me fait faire un demi-tour ;
et un autre, qui me croise de l’autre côté, me remet soudain où le pre-
mier m’avait pris : et je n’ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que
si j’avais fait dix lieues ».
Mais la critique – qui est celle de Montesquieu lui-même, on peut le sup-
poser – est exprimée par la bouche d’un personnage non français mais
persan, qui décrit Paris avec l’étonnement que l’on éprouve lorsqu’on
arrive en un pays dont les mœurs et les coutumes sont étrangères. Par le
biais de ce regard naïf, le comportement des Parisiens semble comique :
ils ne semblent même plus marcher (« je n’y ai encore vu marcher per-
sonne »), et paraissent pris de folie collective…
Nous avons donc bien affaire ici à une description satirique, qui critique
un fait social - un travers des habitants de Paris - en usant de l’humour :
la satire rejoint l’art du plaire (placere, cf. chapitre 1), mis au service de
l’argumentation.

Séquence 2 – FR20 37

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Chapitre
« Bas les masques » : la satire du
3 pouvoir à l’époque des Lumières

Point histoire littéraire :


les Lumières
On désigne, sous l’appellation de Lumières, un vaste mouvement philo-
sophique et scientifique qui domina le monde des idées dans l’Europe
de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Le mouvement des Lumières tire
son nom de la volonté des philosophes du XVIIIe s. européen de com-
battre les ténèbres de l’ignorance par la diffusion du savoir. L’Encyclo-
pédie, dirigée par Diderot et d’Alembert, est le meilleur symbole de cette
volonté de rassembler toutes les connaissances disponibles et de les
répandre auprès du public éclairé.
Certains philosophes interviennent dans des affaires judiciaires (cf. l’af-
faire Calas présentée dans le ch.3-B) et militent pour l’abolition des peines
infamantes, de la torture et de l’esclavage. Diffusées dans les salons, les
cafés et les loges maçonniques, les idées des Lumières sont consacrées
par les œuvres des philosophes, des écrivains et des savants. Les princi-
paux représentants des Lumières sont, en France, Montesquieu, Voltaire,
Diderot, Jean-Jacques Rousseau, les Encyclopédistes, Condillac, et Buffon.
Les philosophes dénoncent dans les religions et les pouvoirs tyran-
niques (cf. texte de Candide pour la religion, de Montesquieu pour la
religion et le pouvoir) des forces obscurantistes responsables de l’ap-
parition du mal dans un monde où l’homme aurait dû être heureux : il
s’agit donc de rechercher ici-bas le bonheur individuel. Ces positions
conduisent par exemple Voltaire à promouvoir une religion déiste.
En matière politique, les Lumières font la critique de l’absolutisme et lui
préfèrent le despotisme éclairé en modèle de gouvernement. Il s’agit, au
sein d’une société aux fondements renouvelés, de favoriser le progrès
économique et la diffusion de l’enseignement, de combattre tous les
préjugés pour faire triompher la raison.
Cette nouvelle vision de l’homme et du monde, qui témoigne d’un op-
timisme fondé sur la croyance dans le progrès de l’humanité, les philo-
sophes la défendent en écrivains militants. Leur combat s’incarne dans
la pratique de formes brèves, faciles à lire et susceptibles d’une vaste
diffusion : lettres, contes, pamphlets… Les registres employés sont sou-
vent ceux qui vous ont été présentés dans cette séquence  : satirique,
polémique et oratoire, tous trois adaptés à l’argumentation, à la critique
de l’ordre établi et à la littérature de combat.

38 Séquence 2 – FR20

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A La critique politique et religieuse
Texte 3 :
Montesquieu, Lettres persanes

Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu (1689-1755), appar-


tient à la noblesse ; sa famille est originaire de la région de Bordeaux,
mais il est élevé en région parisienne, et devient avocat. En plus de sa
fonction de magistrat, il écrit des dissertations et des mémoires, sur des
sujets très variés (entre autres scientifiques) qui témoignent de sa curio-
sité et de son ouverture d’esprit. Il fréquente les salons parisiens, qui
réservent un très bon accueil aux Lettres persanes (1721). Montesquieu
participe à l’effervescence intellectuelle et sociale de la Régence1. Il pu-
blie en 1748 De l’esprit des lois, qui fut un immense succès, et témoigne
de sa réflexion sur la société, sa constitution, son histoire… Il meurt en
1755 à Paris.
Dans les Lettres persanes, deux grands seigneurs persans, Usbek et
Rica, quittent Ispahan pour un voyage qui les conduit jusqu’en France. Ils
échangent une correspondance avec leurs proches restés en Perse : les
Lettres persanes sont constituées de ces lettres, et sont donc un roman
épistolaire, qui permet à l’auteur de faire découvrir au lecteur la vie so-
ciale et politique de l’époque à travers le regard distancié, parfois naïf,
souvent ironique, d’étrangers fictifs à la provenance exotique.
Dans les « Documents et lectures complémentaires » du Ch.2-B, vous
avez découvert la critique sociale que formule Rica au sujet des Parisiens
(n’est-elle pas encore valable  ?...). La suite de ce texte (lettre  XXIV) est
reproduite ci-dessous.
Rica à Ibben, à Smyrne2.
« (…) Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des
mœurs et des coutumes européennes : je n’en ai moi-même qu’une lé-
gère idée, et je n’ai eu à peine que le temps de m’étonner3.
Le roi de France4 est le plus puissant prince de l’Europe. Il n’a point de
mines d’or comme le roi d’Espagne, son voisin ; mais il a plus de ri-
chesses que lui, parce qu’il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépui-
sable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes
guerres, n’ayant d’autres fonds que des titres d’honneur à vendre5 ; et,
1. La Régence (1715-1723), dans l’histoire du Royaume de France, fait référence à la période de régence instau-
rée à la mort de Louis XIV (1715) à cause du trop jeune âge de son héritier désigné : Louis XV, qui n’a que cinq
ans. Cette période est remarquable par son progressisme, mais la crédibilité de l’État est affaiblie. C’est le début
de l’époque des Lumières.
2. Actuelle Izmir, en Turquie.
3. Sens fort aux XVIIe-XVIIIe siècles : « frapper de stupeur »
4. Il s’agit de Louis XIV.
5. Allusion à la pratique de la vénalité des charges, qui permet d’acheter un titre.

Séquence 2 – FR20 39

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par un prodige de l’orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées,
ses places munies, et ses flottes équipées. D’ailleurs, ce roi est un grand
magicien : il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets ; il les fait
penser comme il veut. S’il n’a qu’un million d’écus dans son trésor, et
qu’il en ait besoin de deux, il n’a qu’à les persuader qu’un écu en vaut
deux1 ; et ils le croient. S’il a une guerre difficile à soutenir, et qu’il n’ait
point d’argent, il n’a qu’à leur mettre dans la tête qu’un morceau de pa-
pier est de l’argent2 ; et ils en sont aussitôt convaincus. Il va même
jusqu’à leur faire croire qu’il les guérit de toutes sortes de maux, en les
touchant, tant est grande la force et la puissance qu’il a sur les esprits.
Ce que je dis de ce prince ne doit pas t’étonner : il y a un autre magicien
plus fort que lui, qui n’est pas moins maître de son esprit qu’il l’est lui-
même de celui des autres. Ce magicien s’appelle le pape : tantôt il lui
fait croire que trois ne sont qu’un3 ; que le pain qu’on mange n’est pas
du pain, ou que le vin qu’on boit n’est pas du vin4, et mille autres choses
de cette espèce.
Et, pour le tenir toujours en haleine et ne point lui laisser perdre l’habi-
tude de croire, il lui donne de temps en temps, pour l’exercer, de certains
articles de croyance. Il y a deux ans qu’il lui envoya un grand écrit qu’il
appela Constitution5, et voulut obliger, sous de grandes peines, ce prince
et ses sujets de croire tout ce qui y était contenu. Il réussit à l’égard du
prince, qui se soumit aussitôt, et donna l’exemple à ses sujets ; mais
quelques-uns d’entre eux se révoltèrent, et dirent qu’ils ne voulaient rien
croire de tout ce qui était dans cet écrit. Ce sont les femmes qui ont été
les motrices de toute cette révolte qui divise toute la cour, tout le royaume
et toutes les familles. Cette constitution leur défend de lire un livre que
tous les chrétiens disent avoir été apporté du ciel : c’est proprement leur
Alcoran6 (…) ».
De Paris, le 4 de la lune de Rebiab, 2, 1712 (Juin).

1. Pour aborder la lecture analytique


Après avoir écouté le texte sur votre CD audio, lisez-le vous-même à voix
haute avant de répondre aux questions ci-dessous.

Questions
1 Quels sont selon le narrateur les pouvoirs du roi de France ? Et ceux du
pape ? Quels sont les points communs entre eux deux ?

1. Le roi avait le pouvoir de dévaluer la monnaie.


2. Le premier papier monnaie fut crée en 1701.
3. Allusion au dogme de la Sainte Trinité.
4. Allusion au dogme de l’Eucharistie.
5. La bulle Unigenitus qui en 1713 condamnait le jansénisme. (Une bulle est une lettre patente du pape avec le
sceau de plomb, désignée par les premiers mots du texte et contenant ordinairement une constitution générale).
6. C’est-à-dire, dans la langue des XVIIe / XVIIIe siècles, le Coran.

40 Séquence 2 – FR20

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2 Expliquez le sens de la phrase « Il va même jusqu’à leur faire croire
qu’il les guérit de toutes sortes de maux, en les touchant » : à quoi
est-il fait allusion ici ?

3 Comment s’exprime l’étonnement de Rica face à ce qu’il perçoit des


pouvoirs du roi et du pape ?

4 Que dénoncent les propos du narrateur ?

5 En quoi peut-on dire que ce texte est une satire ? Quelle est la straté-
gie argumentative adoptée par Montesquieu ?

6 Pouvez-vous retrouver dans ce texte des thèmes ou des enjeux chers


à la philosophie des Lumières ?

Éléments de réponse
 e roi comme le pape ont en commun le pouvoir de manipuler les
1L
esprits, ceux de ses sujets pour le roi, ceux des fidèles (c’est-à-dire
tout le monde à l’époque !) pour le pape. Le lexique de la croyance
est très présent : on retrouve le terme de « magicien » employé dans
les deux cas, ainsi que les mots et expressions « et ils le croient », « et
ils en sont aussitôt convaincus » (la répétition de la conjonction de
coordination « et » en tête de proposition permet d’insister sur l’im-
médiateté de la croyance provoquée par le roi), « Il va même jusqu’à
leur faire croire », « il lui fait croire », « certains articles de croyance ».
Il s’agit même plus que de croyance bien sûr  : il est question de la
naïveté des sujets, et du cynisme du roi et du pape, qui n’hésitent
pas à mentir et à tromper pour parvenir à leurs fins, c’est-à-dire emplir
les caisses du royaume afin d’enrichir la royauté et de pouvoir mener
des guerres pour l’un, d’asseoir son emprise sur les esprits par une
croyance absolue et non contestée en la foi catholique pour le second.


  Il va même jusqu’à leur faire croire qu’il les guérit de toutes sortes de
maux, en les touchant » : il est ici question de la thaumaturgie. Du grec
« celui qui fait des tours d’adresse », le thaumaturge est à l’époque
chrétienne « celui qui fait des miracles », le terme s’appliquant essen-
tiellement aux miracles de guérison. Dans la foi chrétienne, le premier
thaumaturge est le Christ, dont de nombreuses guérisons miracu-
leuses sont relatées dans les Évangiles. Selon une tradition profane
(et non selon la foi catholique  !), les  rois de France  étaient censés
guérir les écrouelles7 par le toucher, en prononçant la phrase « Le Roi
te touche, Dieu te guérit ». Cette tradition se retrouve dans d’autres
monarchies européennes.
Il s’agit ici d’une allusion à une tradition qui n’a rien de rationnel, et
qui témoigne de la naïveté du peuple évoquée plus haut (cf. ques-

7. écrouelles : nom désuet d’une maladie d’origine tuberculeuse ; abcès provoqué par cette maladie.

Séquence 2 – FR20 41

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tion 1) dont profite le roi pour accroître sa domination incontestée en
faisant mine de posséder des pouvoirs d’ordre divin.

3 Rica est stupéfait devant les pouvoirs du roi et du pape, qu’il perçoit
comme sans limites et comme surnaturels  : il parle ainsi de «  pro-
dige », terme qui a un sens fort, et de «  magicien », deux mots qui
présentent le roi et le pape comme des personnages étonnants, et
qui font de Rica un spectateur au regard enfantin et émerveillé de-
vant des phénomènes qu’il ne comprend pas. Il témoigne d’ailleurs
de son incompréhension face aux mœurs européennes au début du
texte, par la phrase : « je n’en ai moi-même qu’une légère idée, et je
n’ai eu à peine que le temps de m’étonner ». Rica affirme ici qu’il est
difficile pour lui de tout comprendre à une culture qui est bien loin de
la sienne (il est Persan), et qui l’étonne – verbe au sens très fort au
XVIIIe siècle, qui signifie « frapper de stupeur ». Cette incompréhen-
sion est marquée par les rythmes ternaires (par exemple « ses troupes
se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées »),
et explique la façon dont il rend compte du mystère de La Trinité et
de l’Eucharistie (« tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu’un ; que
le pain qu’on mange n’est pas du pain, ou que le vin qu’on boit n’est
pas du vin (…) ». Par le biais de ce regard étranger, Montesquieu peut
présenter le roi et le pape avec humour et ironie.

4 Les propos du narrateur (et à travers lui, Montesquieu lui-même !) dé-


noncent les excès du pouvoir royal et du pouvoir papal, ainsi que cer-
tains états de la société.
Tout d’abord, comment ne pas sourire de la naïveté populaire qui
permet au roi de s’enrichir, « de la vanité de ses sujets », ou de leur
soumission  ? En recourant à l’expression familière «  il n’a qu’à (les
persuader qu’un écu en vaut deux) », l’auteur souligne la facilité avec
laquelle le souverain parvient à duper – c’est un « magicien » – ses su-
jets. La prétendue richesse du royaume ne repose en réalité sur rien :
« Il n’a point de mines d’or comme le roi d’Espagne, son voisin ; mais
il a plus de richesses que lui, parce qu’il les tire de la vanité de ses
sujets, plus inépuisable que les mines ». Son autorité est celle d’un
usurpateur, qui fait croire ce qui n’est pas à un peuple peu instruit, qui
manque d’esprit critique et de moyen de contestation.
Ce dernier est d’ailleurs présenté par Montesquieu comme la princi-
pale victime de la manipulation royale. Plusieurs expressions témoi-
gnent des facultés de manipulation du monarque, que Rica présente
comme un profiteur désireux de s’enrichir («  S’il n’a qu’un million
d’écus dans son trésor, et qu’il en ait besoin de deux (…), « S’il a une
guerre difficile à soutenir, et qu’il n’ait point d’argent (…) »). Sont aus-
si évoquées les guerres qui ruinent le pays (« On lui a vu entreprendre
ou soutenir de grandes guerres, n’ayant d’autres fonds que des titres
d’honneur à vendre (…)  », « S’il a une guerre difficile à soutenir, et
qu’il n’ait point d’argent (…) »), et la vente des « titres d’honneur »,
c’est-à-dire des titres de noblesse, charges et offices qui n’ont d’autre

42 Séquence 2 – FR20

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fonction que d’alourdir les caisses du souverain en renforçant l’admi-
nistration du royaume. Il n’est pas jusqu’à la politique particulière-
ment dépensière de Louis XIV qui ne soit l’objet de critiques : de 1689
à 1715, plus de quarante dévaluations, destinées à faciliter le rem-
boursement de la dette du pays, ont eu lieu – elles sont évoquées par
la phrase « S’il n’a qu’un million d’écus dans son trésor, et qu’il en ait
besoin de deux, il n’a qu’à les persuader qu’un écu en vaut deux ; et
ils le croient ». Toutes ont affecté les pauvres du royaume. C’est donc
la gestion du royaume de France qui est critiquée.
N’oublions pas la vanité des courtisans (déjà soulignée par La Fon-
taine dans le texte 1) qui en achetant les titres de noblesse remplis-
sent les caisses du royaume : le roi, en plus de l’ignorance du peuple,
entretient une noblesse avide de paraître.
En faisant allusion au toucher des écrouelles et aux pouvoirs thauma-
turgiques du roi, l’auteur s’attaque également aux fondements de la
monarchie de droit divin. Le roi est un « grand magicien » parce qu’on
le croit d’essence divine. L’ignorance est ainsi présentée comme le
véritable fondement de la monarchie : sans elle, les mensonges du roi
seraient démasqués.
C’est bien sûr aussi à la religion catholique que s’attaque l’auteur, à
travers la critique de la thaumaturgie, puis à travers le portrait critique
du pape. Ce dernier est présenté lui aussi comme un manipulateur
(« il y a un autre magicien plus fort que lui, qui n’est pas moins maître
de son esprit qu’il l’est lui-même de celui des autres »), qui impose
par la force voire la violence (« ( …) et voulut obliger, sous de grandes
peines, ce prince et ses sujets de croire tout ce qui y était contenu »)
des décisions qui sont des ferments de division et de discorde  :
«… cette révolte qui divise toute la cour, tout le royaume et toutes les
familles ». Les articles de la foi catholique sont tournés en ridicule :
«  tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu’un ; que le pain qu’on
mange n’est pas du pain, ou que le vin qu’on boit n’est pas du vin, et
mille autres choses de cette espèce ». Sont visés dans cette phrase la
sainte Trinité, et la transsubstantiation8 du sang et du corps du Christ
en vin et en pain, auxquels il est fondamental de croire sans contesta-
tion possible. C’est donc la croyance religieuse non rationnelle en
des faits indémontrables érigés en dogmes que critique Montesquieu.

 appelons que la satire est un texte dont le rôle est d’amuser tout
5R
en soulignant les faiblesses de la condition humaine et les misères
de la vie sociale. Ici, la description de Rica fait sourire le lecteur, qui
reconnaît ce qui lui est familier – la gestion du royaume, les pou-
voirs du roi, ceux du pape – mais qui, présenté avec recul, paraît
ridicule  : l’objectif de Montesquieu est ainsi de souligner les dé-
fauts de son temps, pour les dénoncer et faire réfléchir le lecteur.

8. La  transsubstantiation  est, littéralement, la transformation d’une  substance  en une autre. Le terme désigne,
pour les chrétiens la transformation du pain et du vin en chair et sang du Christ lors de l’Eucharistie, moment
fondamental de la messe.

Séquence 2 – FR20 43

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Il adopte une stratégie argumentative chère au siècle des Lumières,
qui consiste à faire émettre la critique sociale que l’on veut exprimer
par le biais d’un personnage étranger au milieu dans lequel il se
trouve soudain placé (pensez par exemple à Candide, à Zadig, à l’In-
génu de Voltaire !). C’est une stratégie indirecte, qui permet à l’auteur
de se protéger en utilisant son personnage – ici, Rica – comme porte-
voix : n’oubliez pas que critiquer la monarchie ou l’Église entraînait de
graves peines à l’époque ! Elle permet également au lecteur d’acqué-
rir des outils intellectuels pour critiquer – au sens de « faire un exa-
men critique » et non de « blâmer » – la société dans laquelle il vit, en
faisant apparaître clairement ses dysfonctionnements. Enfin, comme
toute satire, Montesquieu veut amuser et non seulement instruire ou
dénoncer  : la description des «  tours de magie  » du roi et du pape
sont un bon moyen de mettre le lecteur de son côté, par les procé-
dés de l’exagération que crée le regard faussement innocent de Rica.

6A
 vec les autres auteurs du mouvement dit des Lumières (voir Fiche
méthode), Montesquieu s’attache à dénoncer les excès du politique
et du religieux ; ici, il s’est agi des dépenses engagées par le roi, des
guerres coûteuses, des dévaluations successives qui sapent l’éco-
nomie du royaume, de la création du papier-monnaie perçu comme
une tromperie, de l’absence de véritables ressources du pays, de la
naïveté du peuple qui croit aux pouvoirs de thaumaturge du souve-
rain, de la manipulation des esprits à laquelle se livrent le roi et le
pape, et des dogmes irrationnels que ce dernier impose par la force.
Plus généralement, ces attaques ont pour but d’inciter à un esprit
critique : chacun doit ne pas être dupe des mensonges du pouvoir,
comprendre de quelle façon le pays est véritablement gouverné, et
se libérer des dogmes imposés par l’Église. On retrouve donc l’idéal
des Lumières (cf. Fiche méthode), qui cherchent la vérité au-delà des
systèmes sociaux et religieux bridant la connaissance et la liberté,
en usant ici d’une arme littéraire, la satire, dans laquelle l’auteur sou-
ligne les ridicules et grossit les traits. Vous percevez bien ici le danger
de contestation que représentaient les Lumières pour les institutions
de l’époque !

44 Séquence 2 – FR20

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2. Documents et lectures complémentaires
Exercice autocorrectif n° 1
Analyse de l’image : un portrait officiel

Hyacinthe Rigaud, Portrait en pied de Louis XIV âgé de 63 ans en grand costume royal,
1702. (C) RMN (Château de Versailles) / Daniel Arnaudet / Gérard Blot.

Répondez aux questions suivantes :


 Quelle est l’attitude du roi ? Quelle est l’expression de son visage ?
2 Quel costume porte le roi ? Décrivez le décor. Comment le roi est-il mis
en valeur ?

Séquence 2 – FR20 45

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3 Quelle impression se dégage d’un tel portrait  ? Quelles caractéris-
tiques du pouvoir royal ici symbolisé retrouvez-vous dans le texte de
Montesquieu ?

B Entraînement à l’écrit :
la dissertation (1)
Méthodologie

Pour composer une dissertation, il faut travailler en plusieurs étapes :


E il s’agit dans un premier temps de comprendre le sujet, de l’analyser, de chercher des idées

pour en envisager les implications ;


E dans un second temps, d’élaborer un plan en organisant ses idées ;

E puis enfin, de rédiger le devoir intégralement.

Vous aurez reconnu les trois étapes de la rédaction d’un discours que nous avons vues dans le
Chap. 1 de cette séquence : l’inventio, la dispositio, et l’elocutio !
➠ N ous allons suivre ces trois étapes, pour élaborer progressivement une dissertation rédigée.

Voici donc un  uel est, selon vous, l’intérêt d’argumenter de façon indirecte, par
Q
sujet de exemple à l’aide de récits imagés ? Pour répondre à cette question, vous
dissertation prendrez appui sur les textes de la séquence et sur les textes argumenta-
tifs que vous avez lus ou étudiés.

Première étape de la dissertation :


recherche préalable sur le sujet (l’inventio)
Exercice autocorrectif n° 2
Suivez la démarche à adopter en répondant aux questions suivantes :
 Expliquez le sujet posé, en le reformulant avec vos propres mots si
besoin est. Analysez les termes du sujet avec précision pour savoir de
quoi exactement on vous demande de parler :
E De quel thème/ domaine littéraire vous demande-t-on de traiter ?

E Le sujet vous demande-t-il de comparer deux positions (sujet com-

paratiste), de réfléchir sur une question, sur un texte précis ?.…


2 Recherchez des idées et des exemples et utilisez les textes de la sé-
quence et d’autres que vous avez pu lire par ailleurs.
3 Établissez une problématique : quel est le problème posé ? quelle(s)
réponse(s) lui apporter ?
➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé de l’exercice.

46 Séquence 2 – FR20

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Corrigés des exercices
Corrigé de l’exercice n° 1
 Dans ce portrait officiel très célèbre de Louis XIV, grâce auquel le
peintre fait preuve de sa virtuosité technique, Louis XIV est représenté
à soixante-trois ans, en costume de sacre, l’épée royale au côté, la
main appuyée sur le sceptre et la couronne posée sur un tabouret der-
rière lui.
Rappelons que Louis XIV dans sa jeunesse aimait et pratiquait la
danse (que nous qualifions aujourd’hui de « baroque ») : ici, sa pos-
ture (les jambes exposées en quatrième position selon le lexique du
ballet classique, souples et gainées de bas de soie) permet de remé-
morer le gracieux souverain solaire des années 1660-70, brillant mé-
cène régnant sur une cour nouvelle. Sa pose est assez supérieure et
compassée  : le monarque s’efforce de donner à son visage empâté
le port de tête du danseur qu’il fut, mais son grand âge transparaît
malgré tout.

2 Le roi a ici revêtu son costume de sacre, ce qui contribue à le gran-
dir un peu plus. Ce costume royal est imposant et semble à lui seul
envahir une partie du tableau. Louis XIV est peint en pied sur une es-
trade devant son trône, et porte en outre une haute perruque et des
escarpins à talons, accessoires qui lui confèrent élégance et noblesse.
Le traitement des étoffes est particulièrement raffiné - quoique sur-
chargé - et rappelle la grandeur du règne du souverain.
Derrière lui s’élève une colonne sur un piédestal, signe de la dignité
et de la solidité du pouvoir. Le cadre du tableau est dédoublé par
un cadre interne, un dais pourpre en forme de baldaquin, qui forme
comme une scène de théâtre sur laquelle le jeu du pouvoir royal prend
place et qui permet de glorifier la personne royale.

3 On retire de ce tableau l’impression d’un monarque sûr de lui et de sa


puissance, imposant, mais en même temps vieillissant. Ce sentiment
de la supériorité du Roi créé par Rigaud chez le spectateur grâce à une
symbolique claire et une mise en scène spectaculaire évoque la carac-
téristique première du règne de Louis XIV, l’absolutisme : le roi est à
la tête du royaume et le domine de sa puissance et de sa dignité ; son
règne est celui qui voit tous les pouvoirs concentrés dans les mains
d’un seul, le monarque absolu. Le jeune Louis XIV aurait d’ailleurs af-
firmé au parlement en avril 1655 : « L’État, c’est moi ».
On retrouve dans le texte de Montesquieu une allusion à cette puis-
sance de Louis XIV  — «  Le roi de France est le plus puissant prince

Séquence 2 – FR20 47

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de l’Europe » —, et au pouvoir absolu qu’il exerçait. Montesquieu en
critique d’ailleurs les excès : quoi que veuillent ses sujets, il leur im-
pose ce qui lui plaît (« son empire sur l’esprit même de ses sujets ;
il les fait penser comme il veut »), bridant par là toute contestation ;
son pouvoir allait même (en théorie !) jusqu’à agir sur la psychologie
de son peuple, lequel croyait selon la tradition au pouvoir de thau-
maturge du roi (« Il va même jusqu’à leur faire croire qu’il les guérit
de toutes sortes de maux, en les touchant, tant est grande la force et
la puissance qu’il a sur les esprits »), croyance que dénonce ici avec
ironie l’auteur.

Corrigé de l’exercice n° 2


Entraînement à la dissertation (1)
 Les mots-clefs du sujet sont «  argumenter  », et «  de manière indi-
recte  », qui s’oppose de façon sous-entendue à «  de manière di-
recte ». Le premier mot nous renvoie à l’objet d’étude de la séquence :
l’argumentation. Le domaine littéraire concerné est donc l’argumen-
tation. L’autre mot-clef précise l’axe selon lequel il faut envisager ces
textes argumentatifs : il est nécessaire de montrer les avantages des
argumentations « indirectes », qu’il va falloir définir !

2 Penchons-nous sur le mot-clef du sujet : « argumentation indirecte ».


Si l’on cherche à définir ce terme, on est amené à l’opposer à une
argumentation directe  : dans ce dernier cas, l’auteur ou le locuteur
avance une position en la présentant clairement comme une argumen-
tation en faveur de l’idée qu’il défend, ou contre une idée à laquelle il
s’oppose ; on trouvera alors une démonstration pourvue d’arguments
visant à convaincre sans passer par le biais d’un autre discours, par
exemple dans l’essai ou le traité. C’est ici que le terme « indirect »
peut s’éclairer  : une argumentation qui utilise pour convaincre par
exemple un récit, ou un personnage fictif, sera donc indirecte. L’argu-
mentation indirecte vise, comme l’argumentation directe, à persuader
et démontrer - puisque tel est le but de toute argumentation - mais
elle refuse de prendre une voie trop abstraite ou aride, pour recourir à
d’autres moyens, plus imagés.
La séquence vous a fourni jusqu’à maintenant cinq exemples de
textes d’argumentation indirecte :
- le texte de La Fontaine : une fable est un récit imaginaire, donc n’éta-
blit pas directement une démonstration, mais la fait passer à travers
une histoire accompagnée d’une moralité ;
- celui de Molière  : l’auteur n’exprime pas directement sa critique,
mais l’incarne dans un personnage de théâtre ;
- celui de La Bruyère (exercice autocorrectif 3) : le portrait d’Arrias est
à lui seul une dénonciation de plusieurs travers humains ;
- enfin les deux textes de Montesquieu (ch.2-B, exercice autocorrectif
et ch.3- A), dans lesquels l’auteur a recours au personnage du per-
san Rica pour exprimer ses idées.

48 Séquence 2 – FR20

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➠ Dans ces cinq textes, aucune critique n’est frontale : les idées sont
exprimées indirectement, par des récits ou des personnages mis au
service de l’argumentation.
Cherchons maintenant des idées pour élaborer au moins deux grandes
parties, si possible trois, en nous interrogeant tout d’abord sur les
avantages de l’argumentation indirecte :
E sur le plan du contexte d’écriture des œuvres, en ne s’attaquant pas

de front à sa cible, l’auteur peut plus sûrement échapper à la censure,


voire à des peines plus lourdes (par exemple, Voltaire a été embas-
tillé deux fois, plusieurs œuvres de Molière ont été soumises à la cen-
sure…) ;
E il arrive aussi que le lecteur ne soit pas en position d’accepter une

critique directe, trop violente ;


E sur le plan de l’argumentation, il est certain qu’un récit par exemple

sera mieux compris qu’une démonstration logique !


E il est clair aussi que divertir par un récit imagé (fable), amusant (cf. le

ridicule d’Arrias), ironique ou satirique (cf. critique des Parisiens par


Rica) permet d’attirer l’attention du lecteur ;
E c’est aussi le moyen de plaire, d’amuser, bref de joindre l’utile à

l’agréable, également par l’humour (ironie, satire) ;


E mais les argumentations indirectes n’en restent pas moins des

moyens d’instruire, ou de faire passer des idées ou des critiques : les


idées n’en sont pas absentes !
E pour faire passer ces idées, les auteurs ont souvent fait appel à un

regard étranger, qui permet de voir les choses différemment…


E … et avec davantage d’objectivité !

E pensez aussi aux registres qu’un auteur peut employer pour émouvoir

son lecteur comme le pathétique ;


E ce mode d’argumentation permet aussi de faire réfléchir  : l’auteur

peut nous fait réfléchir à différentes attitudes et à leurs conséquences,


mais il est aussi nécessaire que le lecteur fasse acte d’interprétation
par lui-même pour comprendre le message du texte ;
E enfin, une argumentation indirecte peut proposer une réflexion plus

générale sur les grandes valeurs et les grandes thématiques philoso-


phiques et sociales, voire atteindre à l’universalité.

3 Problématique : l’enjeu implicite qui se trouve derrière la question po-


sée est de savoir distinguer les ressorts littéraires les plus efficaces
pour emporter l’adhésion du lecteur :
- l’auteur doit-il avoir nécessairement recours à une voie indirecte ?
-e
 n quoi est-ce que cela présente des avantages, mais peut-être aussi
des inconvénients ?
- c ’est également le fait de savoir comment composer un texte qui est en
jeu : reviennent ici les notions vues dans le chap. 1, à savoir le docere,
le movere et le placere ! (Révisez-les dès maintenant si nécessaire).

Séquence 2 – FR20 49

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Chapitre
Le combat
4 contre l’obscurantisme
A Une arme :
la littérature polémique
Texte 4

Voltaire, Candide (1759)

Né à Paris en 1694 dans une famille de commerçants récemment enri-


chis, François-Marie Arouet fréquente tôt les salons parisiens. Son inso-
lence et son indépendance d’esprit lui valent d’être emprisonné deux fois
à la Bastille. Dès sa sortie de prison, il adopte le pseudonyme de Voltaire.
Sous cette nouvelle identité, il va s’attacher à dénoncer et à combattre
l’intolérance et l’obscurantisme sous toutes ses formes, entre autres par
les Lettres philosophiques (1734), puis Zadig ou la Destinée (1748) et
Micromégas (1752), qui sont deux de ses contes philosophiques. La tra-
gique nouvelle d’un tremblement de terre à Lisbonne (1755), qui a fait
vingt-cinq mille morts, émeut profondément Voltaire  ; elle le pousse à
attaquer les tenants de l’optimisme1 dans son Poème sur le désastre de
Lisbonne (1756) et dans Candide (1759). Voltaire meurt en 1778.
Le texte ci-dessous est extrait du conte philosophique Candide (cha-
pitre VI, texte intégral).
Le jeune Candide, dont le nom reflète l’âme crédule et naïve, vit dans le
« meilleur des mondes possibles » chez son oncle, le baron de Thunder-
ten-Tronckh. Notre héros mène une existence heureuse dans cet univers
idyllique. Tout bascule le jour des premiers ébats de Candide et de Cuné-
gonde, la fille du baron dont est amoureux Candide. La réaction du baron
est brutale : Candide est banni et chassé de cet Eden. Il se retrouve dans
« le vaste monde », le monde réel, et connaît de nombreuses aventures
accompagné de Pangloss. Au large de Lisbonne, leur navire subit une hor-
rible tempête, dont Candide et Pangloss réchappent par miracle. Dès leur
arrivée à Lisbonne se produit un épouvantable tremblement de terre. Can-
dide et Pangloss participent aux opérations de sauvetage, mais nos deux
héros sont arrêtés pour propos subversifs2 et déférés à l’Inquisition.

1. L’optimisme est une philosophie appréciée par certains philosophes des Lumières, et qui fut élaborée par Leib-
niz en 1710 dans ses Essais de théodicée. Leibniz part du principe de la perfection et de la bonté divine. D’après
lui, rien ne peut être aussi parfait que Dieu, donc le monde n’est pas parfait, or, comme Dieu est bon, le monde
qu’il a créé est forcément le meilleur possible. Cette théorie a ensuite été simplifiée et critiquée par Voltaire dans
Candide (dont le titre complet est d’ailleurs Candide ou l’Optimisme).
2. Subversif signifie « qui renverse, détruit l’ordre établi, qui est susceptible de menacer les valeurs reçues ». Les
critiques faites par les écrivains des Lumières à l’encontre du régime politique ou de l’Église seront très souvent
perçues comme subversives.

50 Séquence 2 – FR20

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COMMENT ON FIT UN BEL AUTO-DA-FÉ POUR EMPÊCHER LES
TREMBLEMENTS DE TERRE, ET COMMENT CANDIDE FUT FESSÉ.

Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lis-
bonne, les sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace
pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel auto-
da-fé3 ; il était décidé par l’université de Coïmbre4 que le spectacle de
quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un se-
cret infaillible pour empêcher la terre de trembler.
On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d’avoir épousé
sa commère5, et deux Portugais qui en mangeant un poulet en avaient
arraché le lard6 : on vint lier après le dîner le docteur Pangloss et son
disciple Candide, l’un pour avoir parlé7, et l’autre pour avoir écouté
avec un air d’approbation  : tous deux furent menés séparément dans
des appartements d’une extrême fraîcheur, dans lesquels on n’était ja-
mais incommodé du soleil ; huit jours après ils furent tous deux revêtus
d’un san-benito, et on orna leurs têtes de mitres de papier : la mitre et
le san-benito8 de Candide étaient peints de flammes renversées et de
diables qui n’avaient ni queues ni griffes ; mais les diables de Pangloss
portaient griffes et queues, et les flammes étaient droites. Ils marchèrent
en procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon très pathétique, sui-
vi d’une belle musique en faux-bourdon. Candide fut fessé en cadence,
pendant qu’on chantait ; le Biscayen et les deux hommes qui n’avaient
point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique
ce ne soit pas la coutume. Le même jour la terre trembla de nouveau avec
un fracas épouvantable.
Candide, épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout palpitant, se
disait à lui-même : « Si c’est ici le meilleur des mondes possibles, que
sont donc les autres ? Passe encore si je n’étais que fessé, je l’ai été chez
les Bulgares. Mais, ô mon cher Pangloss ! le plus grand des philosophes,
faut-il vous avoir vu pendre sans que je sache pourquoi ! Ô mon cher ana-
baptiste, le meilleur des hommes, faut-il que vous ayez été noyé dans le
port ! Ô Mlle Cunégonde ! la perle des filles, faut-il qu’on vous ait fendu
le ventre ! »
Il s’en retournait, se soutenant à peine, prêché, fessé, absous et béni,
lorsqu’une vieille l’aborda et lui dit : « Mon fils, prenez courage, suivez-
moi ».
Voltaire, Candide ou l’Optimisme, chapitre VI

3. Le terme « auto-da-fé » (littéralement « acte de foi ») désignait à la fois la proclamation d’un jugement prononcé
par l’Inquisition et le châtiment qui lui faisait suite, le plus souvent la mort par le feu.
4. Ville du Portugal ; l’Université avait été fondée en 1307.
5. L’Église catholique interdisait le mariage entre le parrain et la marraine (la commère) du même enfant baptisé.
6. La religion juive prescrit qu’on s’abstienne de manger du porc.
7. L’optimisme de Pangloss l’avait rendu suspect aux yeux de l’Inquisition, parce qu’il semblait nier le dogme du
péché originel.
8. Casaque jaune qui faisait partie des signes infâmants dont on affublait les condamnés.

Séquence 2 – FR20 51

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1. Pour aborder la lecture analytique
Après avoir écouté le texte sur votre CD audio, lisez-le vous-même à voix
haute avant de répondre aux questions ci-dessous.

Questions
1 Mise en contexte

a) Qu’est-ce qu’un conte philosophique ? Quelles sont les caractéris-


tiques de ce genre littéraire ?
b) Qu’était l’Inquisition ?
c) En vous aidant de la biographie de Voltaire ci-dessus, dites à quel
événement historique l’auteur fait allusion dans le texte (ligne 1).
2 L’art du récit
Étudiez la structure du récit ; faites apparaître la rapidité, la concision,
l’efficacité de ce très bref récit.
3 Que dénonce le narrateur dans ce texte ?

4 Quel est le registre dominant employé  ? Aidez-vous de la fiche mé-


thode sur les registres située ci-après.
5 Quel est l’objectif visé et quelles sont les armes employées par l’au-
teur dans ce texte ?

Éléments de réponse

1 a) Un conte philosophique est un récit fictif, écrit par l’auteur dans le
but de peindre une critique de la société. Ce texte est rédigé sous
la forme d’un conte, souvent pour se soustraire à la censure (rappe-
lez-vous que Voltaire a déjà été embastillé !). On y retrouve donc les
caractéristiques du genre du conte, qui est un récit de faits, d’aven-
tures imaginaires, destiné à distraire (pensez aux contes de Per-
rault, comme le Petit chaperon rouge). Ainsi, Candide commence
par la phrase « Il y avait en Westphalie, dans le château de M. le
baron de Thunder-ten-tronckh,…. », incipit9 typique des contes tra-
ditionnels. L’auteur a recours au conte pour transmettre des idées
et des concepts à portée philosophique. Puisque le récit est ima-
ginaire, l’auteur feint de porter un regard objectif sur les hommes,
ainsi que le fit Montesquieu dans les Lettres persanes, pour mieux
dénoncer ce qu’il condamne. Ainsi Voltaire dans Candide pousse le
lecteur à prendre conscience des travers de l’homme et de l’omni-
présence du mal sur terre, s’opposant à la théorie de l’optimisme
de Leibniz (qui se trouve caricaturé sous les traits de Pangloss).

9. L’incipit (du latin « il commence ») constitue le début d’un récit.

52 Séquence 2 – FR20

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Vous aurez compris que le conte philosophique est une forme d’apo-
logue : c’est un récit plaisant pourvu d’une morale.

b) L’Inquisition – ici sise à l’université de Coïmbre - est à l’origine une


juridiction ecclésiastique d’exception instituée pour la répression
des crimes d’hérésie et des faits de sorcellerie et de magie. Il s’agis-
sait donc au départ d’empêcher toute dérive des fidèles loin de la foi
chrétienne. À partir de 1252, la torture est autorisée sous certaines
limites : elle ne doit cependant déboucher ni sur une mutilation ni sur
la mort. La sentence est prononcée au cours d’une séance publique
et solennelle, qui sera plus tard désignée en Espagne par l’expression
célèbre «  auto-da-fé  » (acte de foi). Dès le XIVe  siècle, l’Inquisition
pontificale tombe en désuétude dans presque tous les pays. Mais
elle retrouve un second souffle en Espagne, en 1478. Elle traque non
seulement les faux convertis (anciens juifs) mais aussi les supposés
sorciers, sodomites, polygames… Elle est définitivement abolie en Es-
pagne et dans les colonies espagnoles en 1834 seulement. On lui at-
tribue dans le monde hispanique environ trente mille condamnations
à mort en trois siècles.

c) « Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lis-
bonne » : le 1er novembre 1755, Lisbonne est détruite par un tremble-
ment de terre, suivi d’un raz de marée et d’incendies, qui tuent entre
60 000 et 90 000 habitants et détruisent 85 % de la ville. Voltaire écrit
le Poème sur le désastre de Lisbonne après cette catastrophe et men-
tionne le séisme dans notre texte.

2 Le chapitre, dont vous avez ici le texte complet, est très efficace dans
la conduite du récit. Le narrateur (point de vue omniscient ici) com-
mence par situer les événements et par présenter les raisons de l’au-
to-da-fé : le tremblement de terre qui a touché Lisbonne a conduit les
«  sages «  du pays (en l’occurrence, les institutions ecclésiastiques)
à penser qu’il fallait expier un péché commun par une procédure de
l’Inquisition (« Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois
quarts de Lisbonne, les sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen
plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple
un bel auto-da-fé  »). Tous les événements vont se dérouler en une
seule journée (« Le même jour la terre  trembla de nouveau »), d’où
une concentration temporelle qui permet un rythme narratif rapide,
comme c’est le cas dans l’action de la tragédie, rassemblée sur vingt-
quatre heures.
La narration des actions joue sur l’énumération, sans lien syn-
taxique  : les faits sont juxtaposés par le biais des deux points, ce
qui donne l’impression d’un enchaînement rapide et logique : « On
avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d’avoir épousé sa
commère (…) : on vint lier après le dîner le docteur Pangloss et son
disciple Candide (…) : tous deux furent menés séparément dans des
appartements d’une extrême fraîcheur (…)  ». Le second paragraphe
se clôt par un retour sur l’événement premier, le tremblement de terre

Séquence 2 – FR20 53

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(« Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvan-
table »), dans un jeu de boucle narrative.
Le troisième paragraphe joue également sur deux énumérations
concises ; dans la première, Candide désespéré récapitule les malheurs
qu’il a subis dans les chapitres précédents (« Passe encore si je n’étais
que fessé, je l’ai été chez les Bulgares. Mais, ô mon cher Pangloss ! le
plus grand des philosophes, faut-il vous avoir vu pendre sans que je
sache pourquoi  ! Ô mon cher anabaptiste, le meilleur des hommes,
faut-il que vous ayez été noyé dans le port ! Ô Mlle Cunégonde ! la perle
des filles, faut-il qu’on vous ait fendu le ventre ! ») ; dans la seconde,
quatre participes passés font le bilan extrêmement bref de ce qu’il a
subi dans le chapitre VI : « prêché, fessé, absous et béni ».
Le dernier paragraphe amène la fin de l’action du chapitre : le héros
s’en va, quitte le lieu de l’auto-da-fé (« Il s’en retournait ») et introduit
le début d’une nouvelle action, développé dans le chapitre suivant :
« lorsqu’une vieille l’aborda ».
De l’exposition des faits (on situe le cadre général, celui d’un auto-
da-fé et ses raisons) à celle des actions (les différents personnages
condamnés, la nature des condamnations, les conséquences) puis à
la clôture du récit (le héros quitte les lieux, privé de son « cher Pan-
gloss  »), moins d’une page de texte suffit à décrire les aventures
lisboètes du héros, grâce à une syntaxe très ramassée, des énumé-
rations en parataxe10, l’absence de détails ou de développements su-
perflus dans la narration, et une condensation temporelle et spatiale
propre au genre du conte.

3 À travers ce texte, Voltaire dénonce premièrement la bêtise de l’Église


espagnole, qui face à une catastrophe qui touche toute la ville, en-
traîne des destructions et des morts, la désolation générale, et sur-
tout la peur, ne trouve aucune réaction appropriée (reconstruction,
aide au peuple, prière commune pour les morts ou pour l’union de
tous face au désastre…), mais a recours à l’Inquisition et à ses procé-
dés brutaux : « les sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen plus
efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un
bel auto-da-fé ».
C’est également l’obscurantisme11 que dénonce l’auteur : les arresta-
tions reposent sur les dogmes de l’Église, qui ne souffrent aucune
contestation alors même qu’ils sont iniques ou irrationnels, voire ab-
surdes («  On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu
d’avoir épousé sa commère », (…) « deux Portugais qui en mangeant
un poulet en avaient arraché le lard », « on vint lier après le dîner le
docteur Pangloss et son disciple Candide, l’un pour avoir parlé, et
l’autre pour avoir écouté avec un air d’approbation »).

10. La parataxe est une construction de phrase par juxtaposition, sans qu’un mot de liaison indique la nature du
rapport entre les phrases.
11. L’obscurantisme est l’opinion des ennemis des « Lumières », de ceux qui s’opposent à la diffusion des connais-
sances, de l’instruction, de la culture dans les masses populaires. Voir la fiche méthode sur les Lumières.

54 Séquence 2 – FR20

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Enfin, c’est la violence et la brutalité employée par l’Inquisition et
donc par l’Église qui sont dénoncées : les traitements subis par les
condamnés vont de l’emprisonnement non justifié (les «  apparte-
ments d’une extrême fraîcheur, dans lesquels on n’était jamais incom-
modé du soleil »sont bien sûr les geôles !) aux châtiments physiques
en public (« Candide fut fessé en cadence, pendant qu’on chantait »),
et enfin à la mise à mort dans d’extrêmes souffrances (« le Biscayen et
les deux hommes qui n’avaient point voulu manger de lard furent brû-
lés, et Pangloss fut pendu »). Ces mises à mort sont bien entendu sans
effet sur le tremblement de terre, qui reprend de plus belle : « Le même
jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable ». Cette
simple phrase, qui vient clore la description sanglante qui précède
sans y être rattachée par un quelconque lien logique, insiste justement
sur l’absence totale de logique dans les décisions de l’Inquisition : les
arrestations, qui n’ont été que de simples prétextes pour ancrer en-
core davantage le pouvoir de l’Église, semblent reposer sur la supers-
tition, travers que l’Inquisition justement était censée combattre  !
Toutes ces injustices font s’exclamer Candide : « Si c’est ici le meilleur
des mondes possibles, que sont donc les autres ? », cri de désespoir
qui dénonce les malheurs que subissent les hommes du fait, ici, d’un
pouvoir religieux violent et cruel qui outrepasse ses droits et abuse
de ses prérogatives.

4 Dans cette satire agressive, le registre dominant est le registre polé-


mique (voir Fiche méthode).
Le texte est une attaque, contre l’Inquisition et l’Église espagnole.
Les inquisiteurs sont décrits comme des « sages » qui n’en sont évi-
demment pas, et sont présentés comme des idiots et des incapables :
« Les sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour
prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel auto-da-fé ».
De même l’Université de Coïmbre, censée constituer un haut lieu du
savoir et de la réflexion, est montrée comme une institution cruelle
prenant des décisions absurdes : il est en effet certain que « le spec-
tacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémo-
nie », n’est en aucun cas un « secret infaillible pour empêcher la terre
de trembler  »  ! Le second paragraphe commence par «  On avait en
conséquence… », puis les arrestations sont décrites : or il n’y a aucune
logique dans les motifs des arrestations ! Ce « en conséquence » en
apparence logique ne fait donc que souligner au contraire l’absence
de rationalité de l’Église. La façon dont Voltaire présente les motifs
d’arrestation est bien évidemment humoristique : il crée en effet un
décalage entre la gravité de la situation et le caractère véniel de ce
qui est reproché aux malheureux, comme «  d’avoir épousé sa com-
mère », de manger un poulet après en avoir « arraché le lard » (ce qui
renvoie aux coutumes juives, combattues par l’Église à l’époque), et
plus absurde encore, d’« avoir parlé », et d’« avoir écouté avec un air
d’approbation » : bref, tout acte semble proscrit et suspect aux yeux
d’une Église décrite comme un censeur sans pitié. La cérémonie d’au-

Séquence 2 – FR20 55

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to-da-fé est également décrite sous un jour ridicule : le « sermon très
pathétique » et la « belle musique en faux-bourdon » semblent éga-
lement en décalage complet avec la gravité de ce qui va se dérouler.
Vous aurez reconnu l’emploi de l’ironie dans tous ces décalages entre la
réalité et ce qui en est dit (l’ironie consiste à dire le contraire de ce qu’on
pense) : la satire virulente que présente Voltaire de l’Église, le portrait
au vitriol qu’il en livre, est servi par le regard ironique. Ainsi, le ridicule
des décisions et des actes entrepris pour conjurer le tremblement de
terre fait sourire, ce qui contribue encore davantage à les disqualifier.

5 L’objectif de l’auteur est bien sûr de dénoncer l’obscurantisme et le


dogmatisme de l’Église de son temps, qui dans une situation drama-
tique pour le peuple ne fait qu’amplifier les malheurs de ce dernier
par un auto-da-fé non justifié, cruel et absurde. Ceci s’inscrit dans
le combat plus général de Voltaire et des Lumières contre les formes
d’intolérance religieuse, et pour une démarche fondée sur la raison,
qui n’est pas le signe d’un refus catégorique de la religion, mais le
rejet de toute forme de fanatisme. Ils ont ainsi pour but de manifester
leur confiance en la possibilité du progrès et du bonheur terrestre,
ce dont sont bien éloignés les malheureux personnages de Candide !
Les armes de Voltaire sont la satire, servie par l’ironie ; le registre po-
lémique ; mais aussi le registre pathétique : l’état du pauvre Candide
fait pitié (« Candide, épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout
palpitant… », « Il s’en retournait, se soutenant à peine… »), et souligne
les funestes conséquences humaines du fanatisme religieux.

2. Documents et lectures complémentaires


Exercice autocorrectif n° 1
Un texte polémique contemporain
Dans Les Géants (1973), le romancier Jean-Marie Gustave Le Clézio re-
fuse la violence du monde moderne et cherche, par son écriture, à frayer
à l’homme un chemin naturel vers une vie plus authentique. Dans ce pas-
sage, il met en cause la civilisation moderne et industrielle et son carac-
tère uniformisateur et destructeur, en s’attaquant à ceux qu’il appelle les
« Maîtres du langage »…

«  Les Maîtres du langage ont la science et la puissance. Ils savent les


mots qu’il faut prononcer pour envahir l’âme. Ils savent les mots qui
détruisent. Ils savent les mots qu’il faut pour séduire les femmes, pour
attirer les enfants, pour conquérir les affamés, pour réduire les malades,
les humiliés, les avides.
Ils font simplement résonner leurs syllabes délectables12, dans le si-
lence du cerveau, et il n’y a plus qu’eux de vivant sur terre. Les mots sont

12. Délicieux.

56 Séquence 2 – FR20

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pleins de hâte ; ils n’attendent pas les rêves. Quand quelqu’un, un jour,
est plein de tristesse, ou de colère, les mots arrivent à toute allure, et ils
remplacent la pensée. Il y a tellement de beauté, qui ne vient pas du ha-
sard ! Elle a été créée au fond des laboratoires pour vaincre les foules. Il
y a les mots ESPACE, SOLEIL, MER, les mots PUISSANCE, JEUNESSE,
BEAUTÉ, AMOUR, ARGENT, les mots ACTION, ETERNITÉ, JOUISSANCE,
CREATION,INTELLIGENCE, PASSION. Pour ceux qui ont faim il y a PAIN,
FRUITS, DÉLICES, AVENIR.
Pour ceux qui meurent d’obésité il y a le mot MAIGRIR, pour ceux qui
meurent de solitude il y a le mot AMOUR, pour ceux qui meurent de dé-
sir il y a le mot JEUNESSE, pour ceux qui rêvent d’être des hommes il y
a IMPALA13, PUISSANCE, BALAFRE, TABAC, pour ceux qui rêvent d’être
des femmes, il y a GALBE, SÉDUIRE, ÉTERNITÉ, BEAUTÉ, pour ceux qui
rêvent d’être intelligents il y a TOTUS, pour ceux qui rêvent de muscles
il y a BODYBUILD, pour ceux qui rêvent d’être riches il y a MANPOWER,
GILLETTE SILVER PLATINE, pour ceux qui rêvent de soleil il y a MAROC,
INDE, MEXIQUE, pour ceux qui voudraient bien appeler au secours il y a
s.o.s. S.O.S. s.o.s. Il y a tellement de mots partout ! Des milliers, des mil-
lions de mots. Il y a un mot pour chaque seconde de la vie, un mot pour
chaque geste, pour chaque frisson. Quand donc s’arrêtera ce tumulte ?
Les Maîtres du langage enfermés dans leurs usines bouillonnantes fabri-
quent sans cesse les mots nouveaux qui parcourent les allées du monde.
Dès que les mots s’usent, dès qu’ils faiblissent, il y en a d’autres qui
arrivent, prêts au combat.

Il n’y a plus de pensée, c’est ça qui est vraiment douloureux. Les Maîtres
du langage ne veulent pas des pensées de leurs esclaves. Si les pen-
sées apparaissaient, peut-être qu’elles détruiraient l’empire des mots,
facilement, avec leur silence absolu. Peut-être que les pensées révéle-
raient le grand mépris qui règne ici, et qu’elles sauraient l’effacer. Si les
pensées pouvaient naître dans les cerveaux, peut-être que les hommes
et les femmes seraient vraiment beaux, et qu’il n’y aurait plus de Maîtres
du langage. 
J.M.G. Le Clézio, Les Géants.
©Éditions Gallimard.
«Tous les droits d’auteur de ce texte sont réservés. Sauf autorisation,
toute utilisation de celui-ci autre que la consultation individuelle et
privée est interdite»
www.gallimard.fr
Répondez à la question suivante :
En quoi ce texte est-il polémique ? Définissez la cible visée, et les procé-
dés employés.
➠ Veuillez vous reporter à la fin de la séquence pour consulter le corrigé de
l’exercice.

13. Impala : antilope d’Afrique, de l’Est et du Sud, rapide et légère ; c’est aussi le nom d’une voiture.

Séquence 2 – FR20 57

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B La persuasion
par le registre oratoire
Texte 5 :

Voltaire, « Prière à Dieu », Traité sur la tolérance (1763)

Ce texte a été initialement écrit pour réparer l’erreur judiciaire à l’origine


de l’affaire Calas.
En 1761, un riche négociant toulousain de religion protestante, Jean
Calas, découvre à son domicile son fils de 29 ans, mort étranglé. Pensant
que le malheureux s’était tué, il tente de dissimuler le suicide afin de
préserver l’honneur familial. Mais la rumeur publique l’accuse d’avoir
assassiné son fils parce que ce dernier voulait se convertir au catholi-
cisme. Jean Calas et sa famille sont jetés en prison. Le Parlement de Tou-
louse condamne Jean Calas à subir la question14 ordinaire et extraordi-
naire, à être rompu vif et jeté dans un bûcher. Le malheureux est exécuté
le 10 mars 1762.
Convaincu de l’erreur judiciaire, Voltaire dénonce les travers de l’organi-
sation judiciaire, et publie son célèbre Traité sur la tolérance à l’occasion
de la mort de Jean Calas (décembre 1763). Le 4 juin 1764, le Conseil du
Roi casse les jugements prononcés contre les Calas. Le 9 mars 1765, le
Parlement de Paris réhabilite Jean Calas et restitue ses biens à sa famille.

« Ce n’est donc plus aux hommes que je m’adresse ; c’est à toi, Dieu de
tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps : s’il est permis à
de faibles créatures perdues dans l’immensité, et imperceptibles au reste
de l’univers, d’oser te demander quelque chose, à toi qui as tout donné,
à toi dont les décrets sont immuables comme éternels, daigne regarder
en pitié les erreurs attachées à notre nature ; que ces erreurs ne fassent
point nos calamités. Tu ne nous as point donné un cœur pour nous haïr,
et des mains pour nous égorger ; fais que nous nous aidions mutuel-
lement à supporter le fardeau d’une vie pénible et passagère ; que les
petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles15 corps,
entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules,
entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées,
entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales
devant toi ; que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes
appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution ;
que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer suppor-
tent ceux qui se contentent de la lumière de ton soleil ; que ceux qui cou-

14. La question était un supplice légal pratiqué avant la Révolution pour obtenir des aveux ou des
informations.
15. « Faibles ».

58 Séquence 2 – FR20

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vrent leur robe d’une toile blanche pour dire qu’il faut t’aimer ne détes-
tent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire ;
qu’il soit égal de t’adorer dans un jargon formé d’une ancienne langue16,
ou dans un jargon plus nouveau ; que ceux dont l’habit est teint en rouge
ou en violet17, qui dominent sur une petite parcelle d’un petit tas de la
boue de ce monde, et qui possèdent quelques fragments arrondis d’un
certain métal18, jouissent sans orgueil de ce qu’ils appellent grandeur
et richesse, et que les autres les voient sans envie : car tu sais qu’il n’y a
dans ces vanités ni de quoi envier, ni de quoi s’enorgueillir.
Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères ! Qu’ils aient en
horreur la tyrannie exercée sur les âmes, comme ils ont en exécration19
le brigandage qui ravit par la force le fruit du travail et de l’industrie pai-
sible ! Si les fléaux de la guerre sont inévitables, ne nous haïssons pas
les uns les autres dans le sein de la paix, et employons l’instant de notre
existence à bénir également en mille langages divers, depuis Siam20
jusqu’à la Californie, ta bonté qui nous a donné cet instant. »
Voltaire, « Prière à Dieu », Traité sur la tolérance, chapitre XXIII (texte intégral).

1. Pour aborder la lecture analytique


Après avoir écouté le texte sur votre CD audio, lisez-le vous-même à voix
haute avant de répondre aux questions ci-dessous.

Questions
1 Repérez et identifiez tous les procédés qui font de ce texte une véri-
table prière. Qu’est-ce qui est demandé ? À qui ?
2 Analysez le lexique et les figures d’amplification et d’opposition  :
en quoi peut-on parler de dramatisation et d’appel à l’imagination ?
Quelle image de l’homme se trouve évoquée ici ?
3 Comment s’exprime l’idée d’intolérance dans le texte ? À quoi est-elle
due ? Comment le texte plaide-t-il en faveur de la tolérance ?
4 Qu’apprend ce texte au lecteur concernant les croyances religieuses
de Voltaire ?

16. Le latin, langue du catholicisme, par opposition aux langues nationales utilisées dans d’autres religions.
17. Le rouge est la couleur des cardinaux ; le violet, celle des évêques.
18. Il s’agit des pièces d’or.
19. Haine.
20. Actuelle Thaïlande.

Séquence 2 – FR20 59

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Éléments de réponse

1 Le texte se présente comme une prière adressée à Dieu. On repère


ainsi l’énonciation caractéristique d’une prière : un « je », ici le locu-
teur21 (« je m’adresse ») énonce une prière adressée à un destinataire,
Dieu lui-même : « c’est à toi, Dieu », « à toi… ». Le mode impératif est
employé pour formuler la demande (« daigne regarder en pitié », « fais
que »), ainsi que le mode subjonctif (« que toutes ces petites nuances
qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas... », « Puis-
sent tous les hommes se souvenir… », « Qu’ils aient en horreur… »).
On retrouve le champ lexical de la prière (« je m’adresse », « Dieu »,
« d’oser te demander quelque chose », « daigne regarder en pitié »).
Le locuteur – Voltaire lui-même ici – adresse à Dieu une prière com-
plexe, qui formule le souhait :
E d’une entraide entre les hommes («  fais que nous nous aidions
mutuellement à supporter le fardeau d’une vie pénible et passa-
gère ») ;
E de paix et d’absence de violence (« Tu ne nous as point donné un
cœur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger  », «  Si les
fléaux de la guerre sont inévitables, ne nous haïssons pas les uns
les autres dans le sein de la paix ») ;
E de tolérance et d’acceptation mutuelle (« que les petites différences
entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps (…), que toutes
ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne
soient pas des signaux de haine et de persécution ») ;
E d’absence d’envie et de jalousie, ferments de violence («  que les
autres les voient sans envie ») ; de liberté intellectuelle et spirituelle
(« la tyrannie exercée sur les âmes ») ;
E d’une vie paisible où chacun pourrait posséder sans risquer d’être
privé de sa propriété (« le brigandage qui ravit par la force le fruit du
travail et de l’industrie paisible ») ;
et enfin :
E d’amour et de fraternité (« Puissent tous les hommes se souvenir
qu’ils sont frères »).

2 Les figures d’amplification et d’opposition sont nettes dans ce texte au


registre oratoire (voir Fiche méthode), qui pour persuader en appelle
à l’amplification rhétorique, et joue sur les sentiments du lecteur.
Les rythmes binaires sont nombreux dans le texte, et permettent de
créer des effets d’opposition : « faibles créatures perdues dans l’im-
mensité, et imperceptibles au reste de l’univers », « daigne regarder
en pitié les erreurs attachées à notre nature ; que ces erreurs ne fas-
sent point nos calamités », « Tu ne nous as point donné un cœur pour

21. Pour un récit, on parle de narrateur ; dans une pièce de théâtre, ce sont les personnages qui prennent la parole ;
dans un discours, ou tout autre texte de cette nature, c’est le locuteur.

60 Séquence 2 – FR20

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nous haïr, et des mains pour nous égorger », « ni de quoi envier, ni de
quoi s’enorgueillir ». Les négations nombreuses (« ne fassent point »,
« Tu ne nous as point », « ni… ni… ») insistent sur les erreurs que Dieu
doit épargner aux hommes, dont la nature est trop faible pour s’en
prémunir par elle-même (« les erreurs attachées à notre nature »). Le
champ lexical de la faiblesse humaine vient d’ailleurs s’opposer à
celui de la grandeur de Dieu et de sa création : ainsi « faibles créa-
tures perdues », « imperceptibles », s’opposent à « immensité » et à
« reste de l’univers », et l’énumération qui s’enfle pour évoquer les
« petites différences entre les vêtements », les « débiles corps », les
«  langages insuffisants  », les «  usages ridicules  », les «  lois impar-
faites », les « opinions insensées », « les atomes appelés hommes »,
souligne le fait que les hommes ne sont rien au regard de Dieu, qui est
« Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps » :
le rythme ternaire ici est une figure d’amplification grâce à laquelle la
domination du Créateur est présentée comme infinie, quand l’homme
pour sa part ne règne que sur « une petite parcelle d’un petit tas de la
boue de ce monde ».
Le ton général semble progressivement monter, s’enfler. C’est ainsi
que la prière s’ouvre sur une phrase qui marque par un rythme binaire,
dont la première partie est niée, un changement de destinataire et
par là même un mouvement d’élévation  : «  Ce n’est donc plus aux
hommes… c’est à toi, Dieu de tous les êtres…  ». De même, au sein
de l’énumération complexe  : «  que les petites différences entre les
vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages
insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois
imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos
conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi ;
que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés
hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution  »,
la première conjonction de subordination « que » est reprise, après
l’énonciation des six premiers éléments («  entre les vêtements qui
couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants,… »),
par une seconde : « que toutes ces petites nuances… » ; cette reprise
crée un effet d’amplification progressive. L’acmé, c’est-à-dire le plus
haut degré d’intensité de l’amplification, est atteinte dans la pérorai-
son22 : ainsi, c’est dans la fin du texte que la modalité exclamative
apparaît : « Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères !
Qu’ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes, comme ils ont
en exécration23 le brigandage qui ravit par la force le fruit du travail et
de l’industrie paisible ! ». La dernière phrase crée un effet d’ouverture
spatiale : « depuis Siam24 jusqu’à la Californie », de même que dans
l’exorde était présente une ouverture à la fois spatiale et temporelle :
« Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps ».

22. La péroraison est la conclusion d’un discours, l’ouverture s’appelant exorde.


23. Haine.
24. Actuelle Thaïlande.

Séquence 2 – FR20 61

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Ces images sont fortes, et font appel à l’imagination du lecteur, devant
les yeux duquel se dessine peu à peu l’image d’un homme faible,
démuni, perdu dans un univers immense qui le dépasse : nous sommes
donc invités à adopter sur l’humanité un regard surplombant, compa-
rable à celui de Dieu justement, regard grâce auquel les querelles qui
divisent les hommes semblent mesquines, ridicules et inutiles.

3 L’intolérance dans le texte est présentée sous le jour de la vio-


lence, par des images frappantes : « un cœur pour nous haïr », « des
mains pour nous égorger »… Cette intolérance est due au fait que les
hommes sont différents, ce qui crée parfois l’envie ; la diversité des
coutumes (« nos usages ridicules »), des langues, des lois (« nos lois
imparfaites »), des opinions (« nos opinions insensées »), entraînent
le rejet de l’autre perçu comme fondamentalement différent  : «  nos
conditions si disproportionnées à nos yeux ». Elle est en tout cas pré-
sentée comme insensée : ainsi Voltaire décrit les habits des évêques
et des cardinaux en leur ôtant toute dignité particulière : « que ceux
dont l’habit est teint en rouge ou en violet  », pour souligner le fait
que la hiérarchie entre les hommes n’a aucune importance et ne doit
pas être source de discorde ; de même pour ceux qui possèdent des
terres : « (ceux) qui dominent sur une petite parcelle d’un petit tas de
la boue de ce monde », et ceux qui possèdent des richesses : « (ceux)
qui possèdent quelques fragments arrondis d’un certain métal  »  :
toutes ces différences ne sont que de «  petites nuances  ». L’intolé-
rance ne doit surtout pas naître de la religion : les différents cultes
et façons d’honorer Dieu ne doivent pas s’opposer («  que ceux qui
allument des cierges en plein midi pour te célébrer supportent ceux
qui se contentent de la lumière de ton soleil », « que ceux qui couvrent
leur robe d’une toile blanche pour dire qu’il faut t’aimer ne détestent
pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire »,
« qu’il soit égal de t’adorer dans un jargon formé d’une ancienne lan-
gue, ou dans un jargon plus nouveau »).
Le texte met au contraire l’accent sur l’union nécessaire entre les
hommes, symbolisée dans le texte par l’apparition de la première per-
sonne du pluriel dans la péroraison : « ne nous haïssons pas (…), et
employons… ». Le lexique de la violence (« tyrannie », « brigandage »)
est opposé à celui de l’amour, de la paix, du don et de la fraternité
(« frères », « le fruit du travail et de l’industrie paisible », « paix », « ta
bonté », « donné », « mutuellement »).
L’auteur joue donc sur le registre oratoire et ses effets d’amplification
et d’opposition, sur une certaine forme de pathétique – il faut prendre
l’homme et sa faiblesse en pitié-, et sur des valeurs comme celle de la
tolérance et de la liberté, chères aux Lumières.

4 Comme on a pu le voir dans le texte précédent, Voltaire était très cri-


tique envers l’Église catholique. Mais affirmer que Voltaire était un
critique de la religion en tant que telle et former une image de Vol-

62 Séquence 2 – FR20

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taire athée serait une mauvaise interprétation. Il refusait cependant
deux excès de la religion, le fanatisme et la superstition, toutes deux
dénoncées dans le texte de Candide. Dans cette prière, il est possible
de sentir que le véritable christianisme pour le philosophe est une
religion avant tout humaniste, qui doit œuvrer pour le bonheur des
hommes et pour la fraternité.
Quelle était la religion de Voltaire  ? Aujourd’hui on utilise le terme
déisme pour la désigner. C’est une religion non dogmatique, non
métaphysique, fondée sur des valeurs morales, et rationnelle  : la
vraie religion, c’est une foi simple et non dogmatique en Dieu.

2. Documents et lectures complémentaires

Exercice autocorrectif n° 2 :


L’appel de 1954 de l’abbé Pierre
Henri Grouès, dit l’abbé Pierre, était un prêtre catholique français (1912-
2007), résistant puis député MRP, fondateur du mouvement Emmaüs
comprenant la Fondation Abbé-Pierre pour le logement des défavorisés.
L’abbé Pierre acquiert sa notoriété à partir du très rigoureux hiver de
1954, meurtrier pour les sans abri. Il lance le 1er février 1954 un appel
sur les antennes de Radio Luxembourg, qui deviendra célèbre sous le
nom d’Appel de l’abbé Pierre.

« Mes amis, au secours…


Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le trottoir
du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant hier,
on l’avait expulsée…
Chaque nuit, ils sont plus de 2000 recroquevillés sous le gel, sans toit,
sans pain, plus d’un presque nu. Devant l’horreur, les cités d’urgence, ce
n’est même plus assez urgent !
Écoutez-moi  : en trois heures, deux premiers centres de dépannage
viennent de se créer : l’un sous la tente au pied du Panthéon, rue de la
Montagne Sainte Geneviève ; l’autre à Courbevoie. Ils regorgent déjà, il
faut en ouvrir partout. Il faut que ce soir même, dans toutes les villes de
France, dans chaque quartier de Paris, des pancartes s’accrochent sous
une lumière dans la nuit, à la porte de lieux où il y ait couvertures, paille,
soupe, et où l’on lise sous ce titre CENTRE FRATERNEL DE DEPANNAGE,
ces simples mots : « TOI QUI SOUFFRES, QUI QUE TU SOIS, ENTRE, DORS,
MANGE, REPRENDS ESPOIR, ICI ON T’AIME »
La météo annonce un mois de gelées terribles. Tant que dure l’hiver, que
ces centres subsistent, devant leurs frères mourant de misère, une seule
opinion doit exister entre hommes : la volonté de rendre impossible que
cela dure.

Séquence 2 – FR20 63

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Je vous prie, aimons-nous assez tout de suite pour faire cela. Que tant de
douleur nous ait rendu cette chose merveilleuse : l’âme commune de la
France. Merci !
Chacun de nous peut venir en aide aux «sans abri». Il nous faut pour ce
soir, et au plus tard pour demain :
• 5 000 couvertures,
• 300 grandes tentes américaines,
• 200 poêles catalytiques
Déposez-les vite à l’hôtel Rochester, 92 rue de la Boétie. Rendez-vous
des volontaires et des camions pour le ramassage, ce soir à 23 heures,
devant la tente de la montagne Sainte Geneviève.
Grâce à vous, aucun homme, aucun gosse ne couchera ce soir sur l’as-
phalte ou sur les quais de Paris.
Merci ! »
Diffusé le 1er février 1954, à 1 heure du matin sur Radio Luxembourg.

Répondez à la question suivante :


Quel est le registre dominant de ce texte  ? Quels sont les procédés
employés pour émouvoir et mobiliser ?

C Entraînement à l’écrit :
la dissertation (2)
Deuxième étape de la dissertation :
élaboration d’un plan détaillé (la dispositio)

Exercice autocorrectif n° 3

À partir du sujet de dissertation exposé dans le chapitre 3 B, et des idées


et exemples trouvés, élaborez le plan détaillé de la dissertation, en éta-
blissant au moins deux grandes parties (si possible trois), au sein des-
quelles il y aura au moins deux sous-parties (si possible trois)  ; il est
nécessaire d’avoir au moins un exemple précis de texte par sous-partie
(mais pas trop non plus pour ne pas vous éparpiller).
Faites en sorte que votre plan soit progressif et logique  ! Vous pouvez
également à présent avoir recours aux textes de Voltaire étudiés au cha-
pitre 4 A et B (textes 4 et 5) pour nourrir votre devoir.
➠V
 euillez vous reporter à la fin de la séquence pour consulter le corrigé des exer-
cices 2et 3.

64 Séquence 2 – FR20

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L

Fiche méthode
Chapitre
es registres satirique,
1 polémique et oratoire
Fiche méthode
1. Le registre satirique
La satire est un genre littéraire qui se moque dans le but de critiquer ou
de dénoncer, mais aussi un registre : plusieurs genres peuvent être de
registre satirique, comme une fable ou une tirade théâtrale (cf. les deux
textes du chapitre 2). La caricature, la parodie, font partie des procédés
de la satire, qui joue souvent sur l’exagération, et qui n’est pas toujours
dénuée d’agressivité.

E Histoire « On attribue généralement la paternité du genre littéraire de la satire


littéraire dont le nom vient du latin satura, c’est-à-dire «  pot-pourri  », au poète
archaïque latin Lucilius (IIe siècle av. J.-C.). C’est autrement dit un genre
qui se caractérise par sa souplesse : de sujet, de ton, de longueur. La
satire fut un genre très en vogue à Rome, par exemple chez des poètes
comme Martial, Juvénal, Ovide, ou Horace, dont voici quelques vers tra-
duits où les nuisances de la ville de Rome sont dénoncées par Juvénal :
E Exemple « Le flot humain devant moi m’empêche de me hâter. La grande masse
du peuple qui me suit me pousse dans le dos. Un me frappe du coude,
l’autre me frappe avec une lourde poutre, un troisième me cogne la tête
d’une solive, un autre encore avec une jarre. Mes jambes sont grasses de
boues. De partout je suis écrasé par de grands pieds et un clou de soldat
se fixe dans mon orteil. »
Juvénal, Satires, III, v.243-248

2. Le registre polémique
Le registre polémique renvoie à l’affrontement des idées à travers un
débat plus ou moins violent : de fait, l’étymologie grecque du mot est
« la guerre », « polemos ». Il s’agit dans ce registre d’attaquer un com-
portement social, un mode de vie, les mœurs de ses contemporains,
les défauts et ridicules d’une époque, d’une institution, d’une œuvre,
d’une personne… Il est donc étroitement lié au discours argumenta-
tif, et cherche plus à persuader qu’à convaincre. La notion de ton est
essentielle dans ce registre  : une argumentation calme et mesurée ne
sera jamais assimilable à une polémique, qui suppose donc un ton pas-
sionné ou véhément. Souvent utilisé par les philosophes des Lumières,
elle est aussi fréquemment employée dans la littérature engagée. C’est
le registre du pamphlet, des essais, des lettres ouvertes :

Séquence 2 – FR20 65

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Exemple « Je hais les sots qui font les dédaigneux, les impuissants qui crient que
Fiche méthode

E
notre art et notre littérature meurent de leur belle mort. Ce sont les cer-
veaux les plus vides, les cœurs les plus secs, les gens enterrés dans le
passé, qui feuillettent avec mépris les œuvres vivantes et tout enfiévrées
de notre âge, et les déclarent nulles et étroites. »
Zola, Mes haines.

3. Le registre oratoire
Ce registre est étymologiquement associé à la prière (« oratoire » vient
du latin orare qui signifie « prier »). Il reste de cette origine une vocation
du registre oratoire, souvent employé dans les discours, pour les textes
capables de mobiliser leurs destinataires. Il peut y parvenir par le souci
de persuader plus que de convaincre, sûr de faire partager l’émotion
– colère, indignation, pitié ­–par certaines ressources rhétoriques  : les
invocations, les rythmes ternaires, les images saisissantes, l’ampleur de
la phrase, le choix d’images évocatrices, la prise à partie de l’auditoire
(apostrophes, exclamations, questions rhétoriques…).
C’est le registre du plaidoyer, du réquisitoire, ou de l’oraison :
E Exemple «  O Dieu  ! Encore une fois, qu’est-ce que de nous  ? Si je jette la vue
devant moi, quel espace infini où je ne suis pas ! Si je la retourne, quelle
suite effroyable où je ne suis plus, et que j’occupe peu de place dans cet
abîme immense du temps !
Bossuet, Sermon sur la mort.

66 Séquence 2 – FR20

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V oltaire et l’affaire du
chevalier de La Barre
Lecture cursive
En 1762, Voltaire, convaincu de l’innocence de Jean Calas, rédige le Traité
sur la tolérance, à l’occasion de la mort de ce dernier (décembre 1763)
contre l’intolérance religieuse. Son combat aboutit à la révision du pro-
cès et à la réhabilitation de Jean Calas.
Il mobilise de nouveau son énergie dans d’autres affaires (affaire Lally,
affaire Sirven) pour dénoncer l’injustice, notamment celle dont fut vic-
time, à Abbeville, en 1765, le jeune chevalier de La Barre, accusé sans
preuves d’avoir profané un crucifix sur un pont et, au terme d’un procès
qui fut l’occasion d’un règlement de comptes, fut torturé, décapité et
brûlé.
Comme on avait découvert parmi les livres dont il disposait chez lui le
Dictionnaire philosophique de Voltaire, ce qui le mettait en cause, il
prit fait et cause pour le chevalier de La Barre. C’est l’une des causes
célèbres où s’illustra Voltaire comme d’autres philosophes des Lumières
pour lutter contre l’arbitraire de la justice à son époque.
Après avoir lu l’ensemble des textes de Voltaire recueillis dans le petit
volume, L’affaire du chevalier de la Barre, de la page 39 à la page 113,
vous répondrez au questionnaire suivant :

Exercice autocorrectif n° 4 :


Questionnaire
1 Quels sont les deux principes sur lesquels s’appuie le locuteur pour
affirmer que le supplice du chevalier de la Barre est contraire à la rai-
son et à l’humanité ?
2 À quel endroit du texte Voltaire évoque-t-il son désir que l’espace
public soit laïc ?
3 Quelles sont les circonstances qui, selon Voltaire, ont entraîné l’accu-
sation du chevalier de la Barre ?
4 Qu’a-t-on reproché au chevalier  ? Qui a soutenu cette accusation
devant la justice ? À quels supplices l’a-t-on condamné ?
5 Quel argument principal avance Voltaire pour défendre le chevalier ?

Séquence 2 – FR20 67

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6 Quels registres emploie Voltaire dans ces lettres ? À quels genres litté-
raires pouvez-vous les rattacher ?
➠ Veuillez vous reporter à la fin de la séquence pour consulter le corrigé de l’exercice.

Document complémentaire
L’article « Torture » qui dénonce l’erreur judiciaire dont fut victime le che-
valier de La Barre et la barbarie qu’il subit, fut ajouté par Voltaire à son
Dictionnaire philosophique, republié sous le titre Questions sur l’Ency-
clopédie.
Article « Torture », Dictionnaire philosophique (Extrait)
Les Romains n’infligèrent jamais la torture qu’aux esclaves, mais les
esclaves n’étaient pas comptés pour des hommes. Il n’y a pas d’appa-
rence1 non plus qu'un conseiller de la Tournelle2 regarde comme un de
ses semblables un homme qu'on lui amène hâve, pâle, défait, les yeux
mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a été rongé
dans un cachot. Il se donne le plaisir de l'appliquer à la grande et à la petite
torture, en présence d'un chirurgien qui lui tâte le pouls, jusqu'à ce qu'il
soit en danger de mort, après quoi on recommence ; et comme dit très bien
la comédie des Plaideurs : « Cela fait toujours passer une heure ou deux ».
Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent3 le droit de faire
ces expériences sur son prochain va conter à dîner à sa femme ce qui
s'est passé le matin. La première fois, madame en a été révoltée ;
à la seconde, elle y a pris goût, parce qu'après tout les femmes sont
curieuses ; ensuite, la première chose qu'elle lui dit lorsqu'il rentre en
robe chez lui : « Mon petit cœur, n’avez-vous fait donner aujourd'hui la
question à personne ? »
Les Français, qui passent, je ne sais pourquoi, pour un peuple fort
humain, s'étonnent que les Anglais, qui ont eu l'inhumanité de nous
prendre tout le Canada, aient renoncé au plaisir de donner la question.
Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d'un lieutenant général des
armées, jeune homme de beaucoup d'esprit et d'une grande espérance,
mais ayant toute l'étourderie d'une jeunesse effrénée, fut convaincu4
d'avoir chanté des chansons impies, et même d'avoir passé devant une
procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges d'Abbe-
ville, gens comparables aux sénateurs romains, ordonnèrent, non seu-
lement qu'on lui arrachât la langue, qu'on lui coupât la main, et qu'on
brûlât son corps à petit feu ; mais ils l'appliquèrent encore à la torture
pour savoir combien de chansons il avait chantées, et combien de pro-
cessions il avait vues passer, le chapeau sur la tête.

1. « Il n’y a pas d’apparence non plus que… »: Il n’est pas non plus très vraisemblable qu’un conseiller de La Tour-
nelle puisse considérer comme un de ses semblables un homme …
2. La Tournelle : Chambre Criminelle du Parlement de Paris.
3. Allusion à la possibilité d’achat d’un titre ou d’une charge.
4. fut convaincu : fut accusé, fut jugé coupable de...

68 Séquence 2 – FR20

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Ce n'est pas dans le XIIIe ou dans le XIVe siècle que cette aventure est arri-
vée, c’est dans le XVIIIe. Les nations étrangères jugent de la France par
les spectacles, par les romans, par les jolis vers, par les filles d’Opéra,
qui ont les mœurs fort douces, par nos danseurs d’Opéra, qui ont de la
grâce, par Mlle Clairon, qui déclame des vers à ravir. Elles ne savent pas
qu’il n’y a point au fond de nation plus cruelle que la française.
Voltaire, Dictionnaire philosophique (1764)

Séquence 2 – FR20 69

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ntraînement à l’écrit :

Bilan de séquence
E la dissertation (3)
Troisième étape  de la dissertation  :
rédaction (l’elocutio) guidée

Exercice autocorrectif n° 2


Voici une dissertation partiellement rédigée : après avoir lu les parties
rédigées, vous rédigerez à votre tour les parties manquantes, en vous
appuyant sur le plan détaillé proposé (voir le corrigé de l’exercice auto-
correctif n°3 ci-après), et en ayant recours pour les exemples à tous les
textes vus dans les parties « Pour aborder la lecture analytique » ainsi
que les textes complémentaires de La Bruyère et de Montesquieu (Cha-
pitre 2).

Méthodologie

1 La rédaction de l’introduction doit respecter quatre étapes :


E 1re étape : phrase d’introduction générale au thème, ou « amorce ».
E 2e étape : repérage de la problématique.

E 3e étape : reformulation de cette problématique.

E 4e étape : annonce du plan.

2 Chaque paragraphe du développement doit contenir :


E des connecteurs logiques pour lier les idées
E la formulation des idées
E la formulation d’arguments

E des exemples

E une phrase conclusive

3 Dans la conclusion, on attend deux étapes :


E 1re étape : bilan des idées du devoir.
E 2de étape : ouverture.

Mise en page : Pensez à sauter des lignes entre les grandes parties, et à
former un nouveau paragraphe pour chaque nouvelle idée (une idée par
paragraphe, un paragraphe par idée !). Chaque paragraphe débute par un
alinéa (retrait de la marge d’1 cm environ). Liez chaque partie à la suivante
par une phrase de transition.

70 Séquence 2 – FR20

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Entraînement méthodologique à l’écrit :
dissertation à compléter

Rappel du sujet

« Quel est, selon vous, l’intérêt d’argumenter de façon indirecte, par exemple à l’aide
de récits imagés ? Pour répondre à cette question, vous prendrez appui sur les textes
de la séquence et sur les textes argumentatifs que vous avez lus ou étudiés. »

E Introduction « Aussi bien au temps du classicisme que du temps des Lumières,


les écrivains ont eu fréquemment recours à des formes d’argumentation
indirecte, comme la fable ou le conte philosophique. Mais quel est l’in-
térêt d’argumenter de manière indirecte ?
[➠ Reformulez la problématique et rédiger l’annonce de plan
= 3e et 4e étapes de l’introduction]
E Début partie I «  Tout d’abord, il est évident que certains contextes d’écriture
rendent presque obligatoire le recours à des formes indirectes d’argu-
mentation. On peut par exemple rappeler qu’il n’était pas possible sous
la monarchie absolue de critiquer directement les injustices sociales ou
le régime politique sans être condamné et, bien sûr, sans perdre la pos-
sibilité d’être publié, c’est-à-dire lu. Les auteurs étaient obligés d’écrire
d’une façon indirecte, car la censure était omniprésente aux XVIIe et
XVIIIe siècles. Ce danger réel, plusieurs auteurs l’ont expérimenté :
[➠ Donnez des exemples historiques]

Pensons par exemple au regard naïf du jeune Candide dans le conte épo-
nyme1 de Voltaire : par ce regard qui donne l’impression au lecteur que
le héros ne connaît pas les endroits ni les mœurs qu’il décrit, Voltaire fait
mine de ne pas faire allusion à sa propre société, or c’est bien au fond
elle qu’il critique !
Mais le risque n’est pas que politique, il est aussi social. Il n’est
pas rare en effet que le lecteur ne soit pas en position d’accepter la cri-
tique directe, parce qu’il n’y est pas prêt. Quand un auteur montre clai-
rement les défauts des hommes, comment s’étonner que le destinataire
se sente critiqué, attaqué, et donc réagisse par le rejet d’un auteur qui lui
semble le considérer de haut ? La position du moraliste n’est pas facile…
Ainsi, quand La Fontaine critique les courtisans, il passe par la fable « Le
Singe et le Léopard » : le récit des deux animaux qui « Gagnaient de l’ar-
gent à la foire » permet d’amener la moralité (« Oh ! que de grands sei-
gneurs, au Léopard semblables,// N’ont que l’habit pour tous talents ! »)
avec moins de rudesse, ainsi la critique est moins directe et donc mieux
supportée !
Enfin, il est certain qu’une argumentation indirecte comme une
fable peut être mieux comprise qu’une démonstration logique : une fable

1. Une œuvre éponyme porte le nom du héros dont elle narre les aventures, par exemple Candide, Zadig…

Séquence 2 – FR20 71

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ou un conte, fréquentés souvent depuis l’enfance, sont des genres lit-
téraires que tout lecteur est en position de comprendre, car un récit est
toujours plus aisé à suivre qu’un raisonnement abstrait. Les images en
particulier aident à la compréhension : ainsi, lorsque l’imagination pré-
sente au lecteur de la fable de La Fontaine un singe et un léopard à la
foire, chacun montrant leurs tours, la cible de la satire devient clairement
identifiable pour tous !
[➠ Rédigez la transition I-II]

Contrairement à une démonstration ou à un essai, centrés sur


le docere, c’est-à-dire sur le fait d’instruire le lecteur, de lui apprendre
quelque chose, de faire passer des idées, les genres comme la tirade
théâtrale, le conte ou la lettre fictive ont l’avantage de pouvoir divertir le
lecteur, de l’amuser : ces formes d’argumentation peuvent donc égale-
ment jouer sur le placere, le fait de plaire au lecteur. C’est ainsi le moyen
de retenir son attention.
Le récit est un premier moyen de plaire :
[➠ Rédigez la sous-partie]
La description ou le portrait sont aussi des moyens de faire passer
des critiques de façon plaisante : dans les Lettres persanes, la description
des rues de Paris par un Rica frappé de stupeur et égaré par la précipita-
tion générale (« depuis un mois que je suis ici, je n’y ai encore vu marcher
personne ») fait sourire, et Arrias dépeint par la Bruyère comme rustre et
pédant – bref, le convive apte à gâcher un dîner ! - est vivante et amusante.
Car c’est souvent l’humour qui est utilisé dans l’argumentation indirecte
pour séduire le lecteur et emporter son adhésion : la satire fait sourire
aux dépens d’un personnage dont on se moque des défauts [➠ donnez
un exemple]. La chute de la satire permet d’ailleurs souvent de porter le
coup final à un personnage qu’on critique, comme celle du portait d’Ar-
rias  : «  C’est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son
ambassade ». Outre la satire, l’ironie est également employée. Voltaire
en fait d’ailleurs grand usage, car quelle stratégie littéraire plus « indi-
recte » que cette forme d’humour qui consiste à dire le contraire de ce
qu’on veut dire ? (cf. par exemple dans l’extrait de Candide, les expres-
sions « sermon très pathétique » et « belle musique en faux-bourdon »).
[➠ Rédigez la transition II A-B]

Certains auteurs des Lumières ont fait appel à un regard étran-


ger dans leurs œuvres pour mieux dénoncer ou critiquer. Par exemple
[➠ donnez un exemple]. Il est évident que les défauts deviennent plus
clairs quand on les voit à l’aide d’un regard neuf voire naïf. Ce procédé
sera repris par [➠ donnez un second exemple]. Ce procédé est caracté-
ristique d’une argumentation indirecte, qui évite la confrontation sans
« masque » : l’auteur est dissimulé derrière un porte-voix, un personnage
de récit ou de théâtre, auquel il arrive des aventures, ou qui se révèle
sur scène par ses tirades ou ses monologues ; le thème de l’argumenta-
tion n’en reste pas moins évident : Tartuffe expose sa fausse dévotion en
pleine scène, et représente donc par son caractère même une critique du

72 Séquence 2 – FR20

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faux dévot ; Rica par sa naïveté feinte met en valeur les dysfonctionne-
ments et les ridicules du pouvoir, royal et papal…
Ce jeu de masques induit une distance certaine  : ce n’est en
apparence pas l’auteur qui critique, et ce n’est pas le roi, le pape, ou
les courtisans de l’époque qui sont visés. Cette distance permet donc
de présenter la critique comme objective, puisque ce n’est pas l’auteur
qui l’avance, mais un personnage, qui plus est étranger à la société fran-
çaise comme Rica, et qui ne peut être de parti pris ! Cette objectivité rend
la critique plus forte et plus crédible, bien qu’elle reste indirecte.
Transition I-II « Outre l’efficacité de l’argumentation indirecte, qui repose sur l’emploi
de l’humour, du regard extérieur et de l’objectivité apparente de la cri-
tique – tous procédés qui reposent sur une mise à distance, un recul face
à l’objet sur lequel on argumente, éloigné par le détour de la fiction-,
ne peut-on tout simplement trouver à cette forme d’écriture des qualités
littéraires et philosophiques ?
Début partie III « En effet, l’écrivain dans une argumentation indirecte peut tout d’abord
jouer sur les sentiments de son lecteur, en usant de divers registres.
[➠ Rédigez la sous-partie]
Mais comme les textes argumentatifs directs, les argumentations indi-
rectes ont pour vocation de faire réfléchir le lecteur : loin de se conten-
ter de plaire et d’émouvoir, une fable par exemple peut transmettre une
critique – nous avons vu celle des courtisans dans « Le Singe et le Léo-
pard », mais aussi plus généralement offrir l’occasion au lecteur d’exer-
cer sa réflexion. Cela peut se faire à trois niveaux. Premièrement, l’auteur
peut nous fait réfléchir à différentes attitudes, personnelles, sociales ou
morales, et à leurs conséquences : [➠ donnez deux exemples].
Deuxièmement, il est certain que pour comprendre la « morale », la por-
tée d’un récit à visée argumentative, il est nécessaire que le lecteur se
livre à sa propre interprétation. En effet, puisque le message est indirect,
il est « voilé », caché, et ne révèle tout son sens que si l’on fait l’effort
de le chercher. Ainsi, les cibles visées sont souvent désignées indirecte-
ment – et c’est au lecteur de comprendre de quoi il est question ! Quand
Rica écrit : « tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu’un ; que le pain
qu’on mange n’est pas du pain, ou que le vin qu’on boit n’est pas du
vin », il faut comprendre qu’il fait allusion aux mystères de La Trinité et
de l’Eucharistie ; de même quand Voltaire évoque les « deux Portugais
qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard », il faut pouvoir se
rappeler que la religion juive prescrit qu’on s’abstienne de manger du
porc : le lecteur doit donc être actif, réfléchir, interpréter, et être cultivé !
À un troisième niveau enfin, l’argumentation indirecte propose aussi
une réflexion plus générale sur les grandes valeurs et les grandes théma-
tiques philosophiques et sociales, comme l’humanisme ou la tolérance
dans le Traité sur le tolérance de Voltaire, sur les dangers de l’hypocrisie
et de la fausse dévotion dans Tartuffe, ou sur les excès du pouvoir et
de la religion chez Montesquieu  : au-delà même de sa démonstration

Séquence 2 – FR20 73

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initiale, l’argumentation indirecte est riche en enseignements car elle
touche à l’universalité.
Par la création en effet de personnages de fiction – Candide, Arrias,
Rica, les animaux des fables… -, l’argumentation indirecte instaure des
types, ou archétypes, c’est-à-dire des personnages emblématiques, qui
concentrent en eux jusqu’à la caricature les défauts que l’on veut placar-
der. Ainsi Arrias symbolise à lui seul le pédant insupportable, le Léopard
est l’image même du courtisan vaniteux, Candide est un personnage naïf
qui représente n’importe quel jeune homme sans expérience de la vie de
l’époque de Voltaire… C’est ainsi que l’argumentation indirecte en arrive
à dépasser un discours uniquement argumentatif pour atteindre à une
dimension plus philosophique et universelle, faisant en sorte que tous
les lecteurs de toutes les époques puissent retrouver les travers de leur
société – ou leurs propres défauts, puisque l’archétype permet qu’on
s’identifie ou qu’on se compare à lui !
[➠ Rédigez la conclusion]

74 Séquence 2 – FR20

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Corrigés des exercices
Corrigé de l’exercice n° 1
Le Clézio vise dans ce texte ceux qu’il définit comme une catégorie, celle
des Maîtres du langage : il s’agit des publicitaires, mais aussi de tous les
protagonistes de la société de consommation qui créent des mots pour
rendre la vie schématique par le biais d’expressions toutes faites et de
conceptions de la vie simplistes, qui enferment les gens dans un univers
mental appauvri, d’où la pensée personnelle est bannie, et qui mènent à
la consommation uniquement (« pour séduire les femmes, pour attirer les
enfants… »). Il attaque sa cible par le biais d’expressions qui les présen-
tent premièrement comme des dominants, comme en témoigne le champ
lexical du rapport maître/esclave : « Les Maîtres du langage ne veulent
pas des pensées de leurs esclaves », « ont la science et la puissance »,
« l’empire des mots », et celui de la guerre et de l’invasion : « vaincre
les foules », « envahir l’âme », « prêts au combat », « les mots nouveaux
qui parcourent les allées du monde ». Ils sont également des ferments
de destruction et de mort de la pensée et de la vie véritable : « détrui-
sent », « il n’y a plus qu’eux de vivant sur terre », et des manipulateurs :
« Ils savent », « (ils) ont la science et la puissance », présentés comme
des savants œuvrant au fond des « usines » pour la perte de l’Homme.
Cette attaque est précise : on retrouve ainsi des mots que tout le monde
a l’habitude de voir dans les publicités de toute sorte (« ESPACE, SOLEIL,
MER », et « MAROC, INDE, MEXIQUE » dans les brochures touristiques,
«  PUISSANCE, JEUNESSE, BEAUTÉ, AMOUR, ARGENT  », «  MAIGRIR  »,
«  JEUNESSE  », «  GALBE, SÉDUIRE, ÉTERNITÉ, BEAUTÉ  » dans les maga-
zines féminins…), et même des noms de marque comme « MANPOWER,
GILLETTE SILVER PLATINE  »  : la cible est clairement identifiée, définie
et attaquée avec virulence. De fait, les termes et les images employés
sont forts : il est bien dit que la société de consommation par le biais
du discours publicitaire au sens large empêche toute pensée (« Il n’y a
plus de pensée, c’est ça qui est vraiment douloureux », « Si les pensées
pouvaient naître dans les cerveaux »), et tient les gens dont elle tire profit
dans le plus grand mépris (« le grand mépris qui règne ici »). Les figures
de style ont pour objectif d’appuyer fortement la charge, et tiennent prin-
cipalement de la répétition et de l’insistance (« Ils savent » répété trois
fois, « pour séduire les femmes, pour attirer les enfants, pour conquérir
les affamés, pour réduire les malades, les humiliés, les avides », « Pour
ceux qui  » répété plusieurs fois), des énumérations, nombreuses, des
amplifications (« Il y a tellement de mots partout ! Des milliers, des mil-
lions de mots »), et du jeu sur la typographie (emploi des majuscules).

Séquence 2 – FR20 75

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À l’instar du texte de Voltaire, Le Clézio emploie donc le registre polémique
au service d’une attaque frontale de ses adversaires, dans le but d’expri-
mer son indignation face à certains faits de société qui relèvent du même
obscurantisme que dénonçaient Voltaire et Montesquieu – Voltaire avait
pour but de libérer les hommes du pouvoir abusif de l’Église et d’éclairer
l’homme, Montesquieu de lutter contre l’emprise du pouvoir et du clergé
sur les esprits, et, de la même façon, Le Clézio, en humaniste moderne,
réclame le retour de la raison éclairée, du sens critique et de la liberté
intellectuelle contre le règne d’un « prêt à penser » standardisé et imposé.

Corrigé de l’exercice n° 2


Le registre dominant est le registre oratoire. Le texte s’apparente clai-
rement à une prière dont on retrouve l’énonciation caractéristique. Le
locuteur s’adresse directement à son auditoire et le prend à parti (« Mes
amis », « Écoutez-moi », « Je vous prie »), et a recours à des tournures
impératives pour l’impliquer : « il faut en ouvrir partout », « Il faut que ce
soir même », « aimons-nous assez tout de suite », « Que tant de douleur
nous ait rendu cette chose merveilleuse », « Déposez-les », « Rendez-
vous ». Le lexique de la prière est bien présent (« Je vous prie »), et le
texte en appelle à des valeurs humanistes et chrétiennes : il est question
d’amour, d’entraide, de compassion. Cette invocation joue également
sur les sentiments de l’auditoire, surtout la pitié : un appel déchirant,
« au secours… », est suivi de la peinture pathétique d’une femme morte
de froid (« Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur
le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel,
avant hier, on l’avait expulsée…  »), elle-même suivie d’une amplifica-
tion : on passe ainsi d’un cas particulier au chiffre alarmant de 2000 :
« Chaque nuit, ils sont plus de 2000 recroquevillés sous le gel, sans toit,
sans pain, plus d’un presque nu ». Il est aussi question des enfants, par-
ticulièrement émouvants (« aucun homme, aucun gosse ne couchera ce
soir sur l’asphalte ou sur les quais de Paris »), et de façon plus générale
de tous les hommes, qui sont « frères » et qui se doivent donc entraide.
Enfin, le texte joue aussi sur une certaine exaltation humaine et patrio-
tique  : «  cette chose merveilleuse  : l’âme commune de la France  »,
« Merci ! », renforcée par les tournures exclamatives.

Corrigé de l’exercice n° 3 :


Entraînement à la dissertation (2)
Proposition de plan détaillé
Introduction
I. Quand l’argumentation indirecte (=AI) est une nécessité
A. Des contextes historiques difficiles, où la liberté d’expression n’est
pas acquise.
B. La volonté de ne pas choquer le lecteur par des critiques trop agressives.

76 Séquence 2 – FR20

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C. Les formes d’AI sont plus facilement comprises que les démonstra-
tions logiques par exemple la fable ou le conte philosophique.

Transition

II. Quand l’AI contribue à l’efficacité de la persuasion


A. Les formes d’AI sont plaisantes, et retiennent l’attention du lecteur :
1) par l’art du récit ;
2) par l’art de la description ou du portrait ;
3) par le recours à diverses formes d’humour (ironie, satire…) ;
elles contribuent ainsi à emporter l’adhésion du lecteur.
B. Elles permettent souvent également d’avoir recours à un regard
extérieur, grâce auquel une distance s’instaure : les défauts devien-
nent plus clairs quand on les voit à l’aide d’un regard neuf.
C. Ce regard distancié permet l’objectivité, laquelle rend l’argumenta-
tion plus convaincante.

Transition

III. Quand l’AI présente des qualités littéraires et philosophiques


A. Les qualités littéraires  : le jeu sur les registres (par ex. le pathé-
tique) et donc les émotions.
B. Les qualités philosophiques : l’AI permet de faire réfléchir le lecteur
par lui-même à trois niveaux :
1) Premièrement, l’auteur peut nous fait réfléchir à différentes atti-
tudes et à leurs conséquences ;
2) Deuxièmement, pour comprendre la portée d’une AI, le lecteur
doit interpréter le texte ;
3) Troisièmement, l’AI propose aussi une réflexion plus générale
sur des valeurs et des thématiques philosophiques et sociales.
C. Par la création de personnages de fiction, l’AI instaure des person-
nages stéréotypés, ou types. C’est ainsi que l’AI en arrive à dépas-
ser un discours uniquement argumentatif pour atteindre à une
dimension plus universelle.
Conclusion

Corrigé de l’exercice n° 4


Questionnaire de lecture cursive

1 Le texte est composé de onze lettres, ainsi que d’une lettre fictive
censée avoir été rédigée par le chevalier de la Barre lui-même (« Le
cri du sang innocent ») et du « Précis de la procédure d’Abbeville ».
Dans la première lettre, aux quatrième et cinquième paragraphes, Vol-
taire rappelle qu’il est absurde et inhumain premièrement de mettre
au supplice un accusé qui reconnaît ses fautes, deuxièmement d’user

Séquence 2 – FR20 77

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de la même torture pour des actes véniels qui n’ont causé de tort à
personne et pour des crimes graves comme le meurtre prémédité ou
aggravé (parricide).

2 Dans la première lettre, Voltaire remarque que « ce qui est saint ne
doit être que dans un lieu saint » (paragraphe 13) : c’est une manière
d’affirmer que l’espace public doit être libre de tout signe religieux,
et que les croix par exemple doivent demeurer dans les églises. C’est
le fondement de la laïcité.

3 Dans la première lettre, Voltaire évoque à la fois le désir de vengeance


de Belleval, amoureux malheureux repoussé par la tante du chevalier,
et un malheureux hasard qui voulut qu’un crucifix du pont d’Abbeville
ait été endommagé. Belleval «  confondit malicieusement ensemble
l’aventure du crucifix et celle de la procession  », devant laquelle le
chevalier aurait refusé d’enlever son chapeau, pour l’accuser d’im-
piété ainsi que le jeune d’Étallonde. Les circonstances tiennent donc
surtout au désir de vengeance et à la « malice » de Belleval, le mot
malice ayant à l’époque le sens fort d’«  intention malveillante ou
méchante ».

4 On a reproché au chevalier et à son ami d’avoir profané le crucifix


du pont. Aucun témoin direct n’a vu la scène, en réalité inventée par
Belleval ; mais les juges, poussés par l’institution ecclésiastique, ont
incité le peuple par des monitoires1 à dénoncer quelqu’un, et sous
la pression de Belleval, ce « quelqu’un » fut le chevalier. Le chevalier
subit la question ordinaire et extraordinaire (décrite dans la dernière
partie de la première lettre), et fut décapité avant d’être jeté au bûcher.

5 Voltaire affirme que les juges ont appliqué la loi datant de 1682 de
façon déviante, car les deux jeunes gens n’ont commis aucun crime
contre la société, mais ont seulement commis des actes légers, des
« sottises » dues à leur jeune âge : la sentence des juges est donc à la
fois contraire à la loi, injuste, et inhumaine.

6 Les registres employés sont surtout le registre pathétique (la descrip-


tion des supplices du chevalier, l’emploi du terme d’« horreur » dans
« Le cri du sang innocent », son jeune âge, et le caractère injuste de la
condamnation d’un innocent) ; le registre oratoire, quand il en appelle
aux sentiments de son lecteur et emploie des exclamatives pour
exprimer son indignation et sa colère (ex. : « À quels pièges affreux
la nature humaine est exposé ! ») ; et le registre polémique, quand il
attaque et caricature les magistrats et l’Église pour leur comportement
(« Des Busiris en robe ») et leur jugement (« l’abomination de cette
procédure aussi illégale qu’infâme », dans le « Précis de la procédure

1. Voir la définition qu’en donne Voltaire dans « Le cri du sang innocent » (cf. votre édition, p. 96).

78 Séquence 2 – FR20

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d’Abbeville »), ainsi que le peuple français pour son absence de réac-
tion et sa cruauté (« Et la nation le souffre1 ! À peine en parle-t-on, un
moment, on court ensuite à l’Opéra Comique », « un pays de singes,
qui deviennent si souvent tigres » dans la « Lettre à d’Alembert », p.
69).
Ces différents textes appartiennent à la fois au genre du plaidoyer (ils
présentent une défense du jeune De la Barre, dépeint laudativement
comme un homme moral, courageux et héroïque), et du réquisitoire
(ils présentent aussi une accusation contre ceux qui l’ont condamné,
décrits péjorativement comme des individus cruels, fanatiques, et
représentatifs de l’obscurantisme que combat Voltaire) (sur le plai-
doyer et le réquisitoire, voir le Chapitre 1).

Entraînement à l’écrit : corrigé


Proposition de rédaction de la dissertation

Choix de Nous soulignons en gras les connecteurs logiques et outils de transition.


mise en page
Les parties qui étaient à rédiger sont présentées entre crochets […].
du corrigé
En marge sont indiquées les étapes du devoir, partie par partie, para-
graphe par paragraphe. Quand vous rédigerez votre devoir au propre,
vous n’aurez pas à les indiquer : elles sont précisées ici pour vous mon-
trer l’importance de chaque élément dans la progression logique de l’en-
semble du devoir.

Dissertation
complétée
Introduction Aussi bien au temps du classicisme que du temps des Lumières,
amorce les écrivains ont eu fréquemment recours à des formes d’argumentation
problématique indirecte, comme la fable ou le conte philosophique. Mais quel est l’in-
térêt d’argumenter de manière indirecte? [Autrement dit, pourquoi cer-
reformulation de tains auteurs ont-ils choisi de ne pas formuler directement leurs idées,
la problématique critiques, ou attaques, mais d’avancer « masqués », de telle sorte que
annonce de plan le lecteur doive interpréter le sens du texte pour en trouver la « substan-
tifique moelle » ? Cette stratégie littéraire peut s’expliquer de plusieurs
façons : il est possible que les auteurs se soient trouvés, pour diverses
raisons, obligés d’utiliser cette méthode. Mais à cette interprétation his-
torique et événementielle on pourra préférer penser que les grands écri-
vains ont adopté cette forme d’argumentation parce qu’ils la trouvaient
efficace : il s’agira donc de s’interroger sur le pouvoir de l’argumentation
indirecte. Enfin, on pourra également envisager les qualités littéraires et
philosophiques de cette forme d’argumentation.]

1. Le supporte, l’admet.

Séquence 2 – FR20 79

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I. A. : idée Tout d’abord, il est évident que certains contextes d’écriture ren-
développement dent presque obligatoire le recours à des formes indirectes d’argumen-
de l’idée tation. On peut par exemple rappeler qu’il n’était pas possible sous la
monarchie absolue de critiquer directement les injustices sociales ou le
régime politique sans être condamné et, bien sûr, sans perdre la possi-
bilité d’être publié, c’est-à-dire lu. Les auteurs étaient obligés d’écrire
d’une façon indirecte, car la censure était omniprésente aux XVIIe et
XVIIIe  siècles. Ce danger réel, plusieurs auteurs l’ont expérimenté  :
exemples [Molière a vu plusieurs de ses œuvres condamnées par la censure, et
historiques Voltaire a été embastillé deux fois, et a dû s’exiler par exemple en Suisse
pour se livrer à son activité d’écrivain polémiste sans danger pour lui-
même. D’où le recours à des personnages fictifs, parfois en apparence
étrangers à leur milieu.] Pensons par exemple au regard naïf du jeune
procédés Candide dans le conte éponyme de Voltaire  : par ce regard qui donne
et ex. littéraires l’impression au lecteur que le héros ne connaît pas les endroits ni les
mœurs qu’il décrit, Voltaire fait mine de ne pas faire allusion à sa propre
société, or c’est bien au fond elle qu’il critique !
transition Mais le risque n’est pas que politique, il est aussi social. Il n’est
I. B. : idée pas rare en effet que le lecteur ne soit pas en position d’accepter la cri-
tique directe, parce qu’il n’y est pas prêt. Quand un auteur montre clai-
développement rement les défauts des hommes, comment s’étonner que le destinataire
de l’idée se sente critiqué, attaqué, et donc réagisse par le rejet d’un auteur qui lui
semble le considérer de haut ? La position du moraliste n’est pas facile…
Ainsi, quand La Fontaine critique les courtisans, il passe par la fable « Le
Singe et le Léopard » : le récit des deux animaux qui « Gagnaient de l’ar-
exemple gent à la foire » permet d’amener la moralité (« Oh ! que de grands sei-
citation gneurs, au Léopard semblables, // N’ont que l’habit pour tous talents ! »)
avec moins de rudesse, ainsi la critique est moins directe et donc mieux
supportée !
I. C. : idée Enfin, il est certain qu’une argumentation indirecte comme une
fable peut être mieux comprise qu’une démonstration logique : une fable
développement ou un conte, fréquentés souvent depuis l’enfance, sont des genres lit-
de l’idée téraires que tout lecteur est en position de comprendre, car un récit est
toujours plus aisé à suivre qu’un raisonnement abstrait. Les images en
exemple particulier aident à la compréhension : ainsi, lorsque l’imagination pré-
sente au lecteur de la fable de La Fontaine un singe et un léopard à la
foire, chacun montrant leurs tours, la cible de la satire devient clairement
identifiable pour tous !
Bilan du I. [Toutes ces raisons, qui relèvent de l’histoire, du contexte d’écri-
Transition I-II ture, ou des capacités du lecteur, peuvent expliquer le recours à des
formes indirectes de l’argumentation. Mais il est aussi possible de trou-
ver à cette forme d’argumentation des qualités certaines d’efficacité
pour convaincre et persuader qui expliqueraient que les écrivains les
aient employées.]

II. A. : idée Contrairement à une démonstration ou à un essai, centrés sur


le docere, c’est-à-dire sur le fait d’instruire le lecteur, de lui apprendre

80 Séquence 2 – FR20

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quelque chose, de faire passer des idées, les genres comme la tirade
théâtrale, le conte ou la lettre fictive ont l’avantage de pouvoir divertir le
lecteur, de l’amuser : ces formes d’argumentation peuvent donc égale-
ment jouer sur le placere, le fait de plaire au lecteur. C’est ainsi le moyen
de retenir son attention.
argument 1 Le récit est un premier moyen de plaire  : [ainsi, lorsque le lecteur se
exemple plonge dans les aventures de Candide et le suit jusqu’à Lisbonne (au
chapitre VI de Candide ou l’Optimisme), son imagination, stimulée, peut
citation lui figurer « le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de
Lisbonne », les divers rebondissements qui suivent, et lui faire éprouver
le plaisir de la lecture et du dépaysement temporel et spatial.]
argument 2 La description ou le portrait sont aussi des moyens de faire passer des
exemple critiques de façon plaisante : dans les Lettres persanes, la description
des rues de Paris par un Rica frappé de stupeur et égaré par la préci-
citation pitation générale (« depuis un mois que je suis ici, je n’y ai encore vu
marcher personne ») fait sourire, et Arrias dépeint par La Bruyère comme
rustre et pédant –bref, le convive apte à gâcher un dîner ! - est vivante et
exemple amusante.
argument 3 Car c’est souvent l’humour qui est utilisé dans l’argumentation indirecte
pour séduire le lecteur et emporter son adhésion : la satire fait sourire
aux dépens d’un personnage dont on se moque des défauts, [comme le
exemple vaniteux Léopard de la fable : « le Roi m’a voulu voir ; // Et, si je meurs,
citation il veut avoir // Un manchon de ma peau ; tant elle est bigarrée, // Pleine
de taches, marquetée, // Et vergetée, et mouchetée.  »] La chute de la
satire permet d’ailleurs souvent de porter le coup final à un personnage
exemple qu’on critique, comme celle du portait d’Arrias : «  C’est Sethon à qui
citation vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade ». Outre la satire,
l’ironie est également employée. Voltaire en fait d’ailleurs grand usage,
car quelle stratégie littéraire plus « indirecte » que cette forme d’humour
qui consiste à dire le contraire de ce qu’on veut dire ? (cf. par exemple
dans l’extrait de Candide, les expressions « sermon très pathétique » et
« belle musique en faux-bourdon »).
Transition [S’il est certain que les diverses formes de comique et l’art du
II A.- II B. récit ont trois moyens mis au service de l’argumentation indirecte pour
la rendre efficace, l’argumentation indirecte permet également d’avoir
recours à un regard extérieur.]
II. B. : idée Certains auteurs des Lumières ont fait appel à un regard étran-
exemple ger dans leurs œuvres pour mieux dénoncer ou critiquer. [Par exemple
Montesquieu crée de toutes pièces des personnages étrangers – des Per-
développement sans – qui illustrent le regard extérieur que l’on aurait pu porter à l’époque
de l’idée sur les mœurs de la France, afin de mieux souligner tant l’absurdité de
certains comportements – par exemple dans la satire des Parisiens – que
les excès ou déviances du régime politique et de la religion – dans la
exemple satire du roi et du pape.] Il est évident que les défauts deviennent plus
clairs quand on les voit à l’aide d’un regard neuf voire naïf. Ce procédé
sera repris par [Voltaire avec ses personnages : Candide, Zadig, ou l’In

Séquence 2 – FR20 81

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lien avec le sujet génu, et a déjà été employé par le biais du personnage de théâtre avec
par exemple le Tartuffe de Molière.] Ce procédé est caractéristique d’une
argumentation indirecte, qui évite la confrontation sans «  masque  »  :
l’auteur est dissimulé derrière un porte-voix, un personnage de récit ou
exemple de théâtre, auquel il arrive des aventures, ou qui se révèle sur scène par
ses tirades ou ses monologues ; le thème de l’argumentation n’en reste
pas moins évident : Tartuffe expose sa fausse dévotion en pleine scène,
exemple et représente donc par son caractère même une critique du faux dévot ;
Rica par sa naïveté feinte met en valeur les dysfonctionnements et les
ridicules du pouvoir, royal et papal…
transition Ce jeu de masques induit une distance certaine  : ce n’est en
II B. - II C. apparence pas l’auteur qui critique, et ce n’est pas le roi, le pape, ou
les courtisans de l’époque qui sont visés. Cette distance permet donc
II C. : idée de présenter la critique comme objective, puisque ce n’est pas l’auteur
qui l’avance, mais un personnage, qui plus est étranger à la société fran-
exemple çaise comme Rica, et qui ne peut être de parti pris ! Cette objectivité rend
la critique plus forte et plus crédible, bien qu’elle reste indirecte.
Bilan II Outre l’efficacité de l’argumentation indirecte, qui repose sur
l’emploi de l’humour, du regard extérieur et de l’objectivité apparente
de la critique – tous procédés qui reposent sur une mise à distance, un
Transition II-III recul face à l’objet sur lequel on argumente, éloigné par le détour de la
fiction –, ne peut-on tout simplement trouver à cette forme d’écriture des
qualités littéraires et philosophiques ?

III A. : idée En effet, l’écrivain dans une argumentation indirecte peut tout
d’abord jouer sur les sentiments de son lecteur, en usant de divers
registres. [Ainsi, outre les registres ironique et satirique déjà évoqués, Vol-
taire en appelle au registre pathétique lorsqu’il évoque le sort déplorable
exemple du malheureux Candide – «  Candide, épouvanté, interdit, éperdu, tout
citation sanglant, tout palpitant… », mais aussi au registre oratoire : « Mais, ô mon
cher Pangloss ! le plus grand des philosophes, faut-il vous avoir vu pendre
citation sans que je sache pourquoi ! Ô mon cher anabaptiste, le meilleur des
hommes, faut-il que vous ayez été noyé dans le port ! Ô Mlle Cunégonde !
la perle des filles, faut-il qu’on vous ait fendu le ventre !  », comme il le
citation fera aussi dans son Traité sur la tolérance : « Puissent tous les hommes se
souvenir qu’ils sont frères ! Qu’ils aient en horreur la tyrannie exercée sur
développement les âmes… ». Le lecteur prend en pitié le personnage, et c’est ainsi à son
de l’idée tour, après le placere (plaire), le movere (émouvoir) qui est mobilisé pour
renforcer la persuasion. Les genres variés qui peuvent être le lieu d’une
argumentation indirecte – texte théâtral, récit… – ont donc la capacité lit-
téraire de faire naître des émotions, qui contribuent certes à l’efficacité
du message, mais sont aussi appréciables pour eux-mêmes – c’est même
l’un des plaisirs de la lecture que d’éprouver des sentiments !]
III B. : idée Mais comme les textes argumentatifs directs, les argumenta-
tions indirectes ont pour vocation de faire réfléchir le lecteur  : loin de
se contenter de plaire et d’émouvoir, une fable par exemple peut trans-
exemple mettre une critique – nous avons vu celle des courtisans dans « Le Singe

82 Séquence 2 – FR20

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et le Léopard », mais aussi plus généralement offrir l’occasion au lecteur
argument 1 d’exercer sa réflexion. Cela peut se faire à trois niveaux. Premièrement,
l’auteur peut nous fait réfléchir à différentes attitudes, personnelles,
exemple sociales ou morales, et à leurs conséquences  : [lorsque le singe l’em-
porte sur le léopard, un enseignement peut être tiré, qui nous apprend
que la compétence vaut mieux que le paraître ; de même, quand le lec-
exemple teur suit Candide dans ses pérégrinations et qu’il assiste à ses malheurs,
le pouvoir terrible de l’Inquisition se présente avec clarté à ses yeux, et
lui enseigne les dangers du fanatisme religieux.]
argument 2 Deuxièmement, il est certain que pour comprendre la « morale », la por-
tée d’un récit à visée argumentative, il est nécessaire que le lecteur se
livre à sa propre interprétation. En effet, puisque le message est indirect,
il est « voilé », caché, et ne révèle tout son sens que si l’on fait l’effort
de le chercher. Ainsi, les cibles visées sont souvent désignées indirecte-
exemple ment – et c’est au lecteur de comprendre de quoi il est question ! Quand
citation Rica écrit : « tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu’un ; que le pain
qu’on mange n’est pas du pain, ou que le vin qu’on boit n’est pas du
vin », il faut comprendre qu’il fait allusion aux mystères de la Trinité et
exemple de l’Eucharistie ; de même quand Voltaire évoque les « deux Portugais
citation qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard », il faut pouvoir se
rappeler que la religion juive prescrit qu’on s’abstienne de manger du
porc : le lecteur doit donc être actif, réfléchir, interpréter, et être cultivé !
argument 3 À un troisième niveau enfin, l’argumentation indirecte propose
aussi une réflexion plus générale sur les grandes valeurs et les grandes
thématiques philosophiques et sociales, comme l’humanisme ou la tolé-
exemple rance dans le Traité sur le tolérance de Voltaire, sur les dangers de l’hypo-
crisie et de la fausse dévotion dans Tartuffe, ou sur les excès du pouvoir
et de la religion chez Montesquieu : au-delà même de sa démonstration
initiale, l’argumentation indirecte est riche en enseignements car elle
touche à l’universalité.
III C. : idée Par la création en effet de personnages de fiction – Candide, Arrias,
Rica, les animaux des fables… –, l’argumentation indirecte instaure des
types, ou archétypes, c’est-à-dire des personnages emblématiques, qui
concentrent en eux jusqu’à la caricature les défauts que l’on veut placar-
exemple der. Ainsi Arrias symbolise à lui seul le pédant insupportable, le Léopard
est l’image même du courtisan vaniteux, Candide est un personnage naïf
qui représente n’importe quel jeune homme sans expérience de la vie de
développement l’époque de Voltaire… C’est ainsi que l’argumentation indirecte en arrive
de l’idée à dépasser un discours uniquement argumentatif pour atteindre à une
dimension plus philosophique et universelle, faisant en sorte que tous
les lecteurs de toutes les époques puissent retrouver les travers de leur
société – ou leurs propres défauts, puisque l’archétype permet qu’on
s’identifie ou qu’on se compare à lui !

Conclusion [En conclusion, on peut noter que l’argumentation indirecte, si


Bilan elle est parfois une nécessité dans certains contextes historiques, pré-
sente des avantages certains, car elle contribue de diverses manières

Séquence 2 – FR20 83

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à l’efficacité de la persuasion, est élaborée sur le plan littéraire, permet
d’engager la réflexion du lecteur, et peut également s’ouvrir à une portée
ouverture finale philosophique plus générale. Il serait cependant nécessaire de rappe-
ler également que cette forme d’argumentation peut présenter certaines
difficultés : car que dire des possibles erreurs d’interprétation que le lec-
teur peut commettre sur un texte imagé ou indirect, ou encore du fait que
le message premier peut parfois passer au second plan, derrière l’agré-
ment d’un récit ou d’une tirade ? Il n’en reste pas moins que ce genre
d’argumentation a été fort exploité sous l’Ancien Régime, époque où
la liberté d’expression n’était pas encore acquise, et qu’elle a en partie
contribué à l’éclosion d’une critique sociale décisive.] n

84 Séquence 2 – FR20

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Séquence 3
Balzac, Le Colonel
Chabert : le rapport
des hommes à l’argent
Sommaire

Introduction
1. Textes et contextes
2. Genèse, structure, temps et narration
Fiche méthode : La nouvelle, bref historique de ce genre littéraire
Corrigés des exercices
3. Les lieux dans Le colonel Chabert
4. Un héros à l’existence problématique
Fiche méthode : Expliquer un texte descriptif
Fiche méthode : Le vocabulaire de l’analyse littéraire
Corrigés des exercices
5. La peinture d’une société : étude de trois personnages
Fiche méthode : Le commentaire littéraire
Corrigés des exercices
6. L
 e rapport des hommes à l’argent
dans des œuvres des XIXe et XXe siècles
Corrigés des exercices
Lecture cursive : Zola, La curée

Séquence 3 – FR20 1

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O bjectifs & parcours d’étude

Objet Objectifs Textes et


d’étude œuvres
Le roman et la nouvelle  pprofondir votre connais-
•A  œuvre intégrale :
• Une
au XIXe siècle : sance du mouvement litté- Balzac, Le Colonel Chabert
réalisme et naturalisme raire et culturel du réalisme • Un groupement de textes

• Découvrir le romantisme des XIXe et XXe siècles
 pprendre à expliquer le
•A • Une lecture cursive :
texte descriptif Zola, La curée

Introduction Chapitre 4
A. Objets et objectifs Un héros à l’existence problématique
B. Conseils de méthode
A. Le colonel Chabert : de la quête de soi
C. Testez votre première lecture
à la perte de soi
Chapitre 1 B. Le colonel Chabert : « enterré vivant »
Texte et contextes C. Le colonel Chabert : l’homme d’un passé révolu
A. B iographie de Balzac Fiche méthode : Expliquer un texte descriptif
B. C ontexte historique et culturel Le vocabulaire de l’analyse
de la vie de Balzac littéraire
C. Trois mouvements littéraires Corrigés des exercices
importants au XIXe siècle Chapitre 5
Chapitre 2
La peinture d’une société :
Genèse, structure, temps et narration étude de trois personnages
A. Étude du titre A. Le comte Ferraud : l’importance
B. Structure et progression romanesques, d’un personnage in absentia
étude du cadre temporel B. La comtesse Ferraud : une figure cupide
C. Le Colonel Chabert : genre et registre et manipulatrice
Fiche méthode : La nouvelle, bref historique C. Derville, un homme de loi intègre
de ce genre littéraire Fiche méthode : Le commentaire littéraire
Corrigés des exercices Corrigés des exercices
Chapitre 3 Chapitre 6
Les lieux dans Le Colonel Chabert Le rapport des hommes à l’argent
A. Le colonel Chabert : un homme d’ailleurs dans des œuvres du XIXe et XXe siècle
B. L e retour vers Paris : la déchéance A. Le rapport des hommes à l’argent
C. Les lieux d’échec dans des œuvres du XIXe siècle
B. Le rapport des hommes à l’argent
dans des œuvres du XXe siècle
Corrigés des exercices
2 Séquence 3 – FR20 Lecture cursive : Zola, La curée

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Introduction
A Objet d’étude et objectifs :
Le Colonel Chabert, le rapport
des hommes à l’argent
L’argent est un motif récurrent dans la littérature depuis toujours. Dans
l’Antiquité, on peut le trouver dans les fables d’Ésope (L’Avare qui a
perdu son trésor), dans les comédies de Plaute (L’Aulularia). Molière
reprend le même thème (L’Avare) ainsi que La Bruyère (« Des Biens de
Fortune », chapitre VI des Caractères). Dans le roman réaliste et natura-
liste du XIXe siècle, ce thème n’est plus traité de façon légère ni comique
mais apparaît comme un poison qui envenime les rapports familiaux et
sociaux. Il est alors analysé comme un élément majeur et négatif de la réa-
lité de ce siècle. Désireux de peindre la réalité de leur temps, les roman-
ciers ont non seulement proposé une analyse psychologique de l’avare ;
mais ils ont aussi montré comment l’argent est devenu primordial dans la
société du XIXe siècle, balayant les autres valeurs humanistes, incarnées,
par exemple, par le personnage du colonel Chabert : la droiture, la fidé-
lité, l’amour de la patrie, l’honneur, l’altruisme, la générosité.

B Conseils de méthode
Nous vous conseillons de lire Le Colonel Chabert dans l’édition Garnier-
Flammarion (édition avec dossier). Les références des citations données
dans le cours renvoient à cette édition qui comporte, en outre, des notes
sur le texte fort éclairantes.
Commencez par lire le roman, crayon en main. Soyez, dès la première
lecture, particulièrement attentifs aux thèmes suivants :
E la construction du roman et le traitement du temps ;

E la façon dont le roman s’inscrit dans un contexte réaliste : la descrip-


tion des lieux et leur lien avec les personnages, la vision balzacienne
de la justice et des lieux où elle est rendue, l’espace parcouru par Cha-
bert, la société parisienne de la Restauration, divisée en deux catégo-
ries (les gagnants et les perdants) ;
E le système des personnages et notamment les relations entre les trois
personnages principaux.

Séquence 3 – FR20 3

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Vous vous intéresserez, évidemment, particulièrement au colonel Cha-
bert et à ses différentes facettes  : le revenant, l’exclu, l’enterré, l’ano-
nyme, l’inadapté, le pur.
Repérez les moments charnière du récit et relevez-les. D’une façon géné-
rale, notez toujours les pages du roman pour vos références.
Les lectures analytiques qui vous seront proposées vous préparent à la
fois à l’oral et à l’écrit de la classe de Première : lectures analytiques à
l’oral et commentaires littéraires à l’écrit.

C Testez votre première lecture


Exercice autocorrectif n° 1

Après avoir lu le roman, répondez aux questions ci-dessous.


1 Que signifie la première phrase de l’incipit ? Peut-on la comprendre
aussitôt ?

2 Dans quelle sorte de bureau se trouvent les personnages de l’inci-


pit et combien sont-ils ?

3 À quel moment du récit apparaît le colonel Chabert ? Comment est-il


accueilli et perçu ?

4 Qui recherche-t-il et pour quelles raisons ? (Que veut-il obtenir ?)

5 À quelle bataille a-t-il été blessé et retrouvé mort ? Quelle est la date
de cette bataille et quels sont les ennemis en présence ?

6 Qui sauve le colonel de la mort ? Où le conduit-on ensuite et combien


de temps y reste-t-il ?

7 Qui croit en premier à son récit et à son identité ?

8 Que se passe-t-il ensuite jusqu’à son arrivée à Paris ?

9 Où demeure-t-il et quel est le nom de son logeur ?

 Pour quelles raisons sa femme s’est-elle remariée ?

 Quel arrangement Derville propose-t-il aux deux époux ?

 Pourquoi la comtesse refuse-t-elle ?

 Comment procède-t-elle pour se réconcilier avec le colonel ?

4 Séquence 3 – FR20

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 Comment le colonel découvre-t-il qu’il a été trahi  ? Que devient-il
alors ?

 Où et quand Derville le redécouvre-t-il la première fois ?

 Où et quand Derville le retrouve-t-il pour la dernière fois ?

Éléments de réponses
1 La première phrase de l’incipit est cette exclamation : « Allons ! encore
notre vieux carrick ». Elle désigne le colonel Chabert, ce que le lecteur
ne peut comprendre que par la suite.

2 Les personnages de l’incipit se trouvent dans une étude d’avoué


(c’est-à-dire, un bureau d’avocat) rue Vivienne à Paris. Ils sont six.

3 Le colonel Chabert apparaît après la description de l’atmosphère qui


règne dans l’étude. Il y entre. On l’ignore, on se moque de lui, on le
prend pour un fou.

4 Chabert veut retrouver sa place  dans la société  : son épouse, ses


biens, son nom, son titre.

5 Il s’agit de la bataille d’Eylau (7 février 1807), bataille gagnée par les


Français contre les Russes et les Prussiens.

6 Les personnes qui sauvent le colonel sont une femme et son mari qui
le transportent dans leur pauvre baraque où il reste 6 mois «  entre
la vie et la mort ». Il est ensuite transporté à l’hôpital d’Heilsberg, à
30 km d’Eylau. Il y reste 6 mois sans se rappeler qui il est.

7 Il s’agit du chirurgien de l’hôpital, Sparchmann, qui fait établir des


procès-verbaux prouvant son identité. Mais Chabert ne peut pas se
les procurer, car cela coûte trop cher.

8 Chabert erre à travers l’Allemagne et passe parfois des semestres


entiers dans des petites villes. Puis il se retrouve en prison à Stuttgart
où il est enfermé comme fou pendant deux ans. À sa sortie de l’hôpi-
tal, il rencontre son ami Boutin, ancien maréchal des logis de son régi-
ment. Ils voyagent ensemble à travers l’Allemagne. Boutin part pour
Paris chargé d’une lettre adressée à son épouse. À Karlsruhe, le colo-
nel tombe malade (violents maux de tête à cause de sa blessure), sa
maladie dure six semaines. Il reste sur la paille dans une auberge. Il se
dirige peu à peu vers Paris en passant par Strasbourg. Il arrive à Paris
en même temps que les Cosaques qui occupent Paris après la chute
de l’Empire. Nous sommes en 1815. À nouveau malade, il séjourne un
mois à l’Hôtel-Dieu. Se rendant chez lui, il trouve son hôtel particulier
vendu et démoli ; il apprend alors la liquidation de sa succession, le

Séquence 3 – FR20 5

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mariage de sa femme et le fait qu’elle ait eu deux enfants. Il se pré-
sente chez son épouse, mais elle lui ferme sa porte au nez. Il va alors
en vain d’un notaire à l’autre.

9 Il demeure dans le faubourg Saint-Marceau. Son logeur se nomme Ver-


gniaud.

 Sa femme s’est remariée avec le comte Ferraud, conseiller d’État. Elle
l’a fait essentiellement pour deux raisons : elle croit Chabert mort et
son remariage lui permet d’accéder à la société aristocratique de la
Restauration.

 Derville leur propose une transaction. La comtesse doit :


– accepter un divorce à l’amiable qui permettrait de dissoudre le pre-
mier mariage ;
– verser une rente viagère de 24 000 francs au colonel ;
– accepter l’annulation du décès du colonel en reconnaissant légale-
ment son existence.
Pour retrouver son nom, son titre, une existence légale, le colonel
doit :
– renoncer à son épouse ;
– renoncer à rentrer en possession de toute sa fortune.

 La comtesse ne veut pas verser une telle somme à Chabert.

 Elle l’emmène à la campagne et se montre douce et prévenante, lui


rappelant ainsi leur passé commun heureux.

 Le colonel découvre qu’il a été trahi en entendant, par inadvertance,


son ex-épouse déclarer à Delbecq : « Il faudra donc finir par le mettre
à Charenton puisque nous le tenons ». Il abandonne alors toute pro-
cédure et disparaît.

 Derville le redécouvre par hasard dans l’antichambre du greffe où il


attend pour être jugé pour vagabondage.

 Derville le retrouve pour la dernière fois en 1840, à Bicêtre, près de


l’Hospice de la vieillesse où il réside.

6 Séquence 3 – FR20

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Chapitre

1 Texte et contextes
A Biographie de Balzac
Dans cette biographie, nous allons mettre en valeur les liens entre la vie
de l’écrivain et ce roman, ainsi que la place du Colonel Chabert dans son
œuvre.

Une enfance triste


et une jeunesse ennuyeuse
Honoré de Balzac est né le 20 mai 1799, à Tours.
Son père était beaucoup plus âgé que sa mère,
qui n’avait que vingt ans et qui s’en est peu
occupé. Il passe ses premières années à Saint-
Cyr-sur-Loire, chez une nourrice. À l’âge de huit
ans, il est pensionnaire à Vendôme. Il vit très mal
cette période ayant l’impression d’être aban-
donné par sa mère et, pour se consoler, il lit jour
et nuit. À quinze ans, il déménage pour Paris
avec toute sa famille.
Après son bac, poussé par ses parents, il suit
des études de droit qui l’ennuient. C’est en
travaillant comme clerc dans deux études pari-
siennes (Guillonnet-Merville) qu’il découvre
l’univers de la « chicane »1. Il ne se trouvait pas
à l’aise dans ce monde, mais ce milieu a été un
excellent terrain d’observation et son expérience
Portrait de Honoré de Balzac, 1842. transparaît dans plusieurs de ses romans, dont
© akg-images. Le Colonel Chabert, qui débute dans une étude
d’avoué. Le nom de Merville fait, d’ailleurs, forte-
ment penser à celui de Derville. En connaisseur, il utilise le jargon des
études parisiennes et en recrée l’atmosphère.

Des débuts littéraires difficiles


Désireux depuis longtemps de se consacrer à la littérature, il obtient
finalement de ses parents l’autorisation de quitter le monde la justice.
En 1819, il loue une mansarde, dans le quatrième arrondissement de

1. chicane : difficulté que l’on soulève dans un procès sur un point mineur de droit, pour embrouiller l’affaire.

Séquence 3 – FR20 7

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Paris et suit des cours de philosophie à la Sorbonne. Sa tragédie en vers,
Cromwell, parue en 1820, est un échec et il décide alors de s’essayer au
genre romanesque. Il utilise des pseudonymes jusqu’à la parution du
roman Les Chouans, en 1829. En 1822, il devient l’amant de madame de
Berny qui est beaucoup plus âgée que lui. Son aide financière lui permet
d’acheter une petite imprimerie  : il exerce ainsi les métiers d’éditeur,
d’imprimeur et de fondeur de caractères entre 1825 et 1827. Toutefois, il
n’a pas le sens des affaires et fait rapidement faillite. C’est à ce moment-
là, qu’il commence à se tuer au travail pour rembourser ses dettes, qui
le poursuivront toute sa vie. Sa maison de la rue Raynouard, à Paris,
avait une porte de sortie à l’arrière, pour lui permettre d’échapper à ses
créanciers, dit-on. Le manque d’argent l’a préoccupé toute sa vie et il a
été d’autant plus sensible à la place prépondérante qu’il occupait dans
la société où il vivait. Attiré par le luxe, il mène une existence de dandy2,
qui lui fait dépenser plus qu’il ne gagne. Devenu peu à peu un auteur à
la mode, il fréquente la haute société parisienne, aussi bien les aristo-
crates que les grands bourgeois des affaires. Il y rencontre aussi des
anciens officiers de Napoléon, qui lui ont raconté des anecdotes qu’il
exploite dans ses romans. Il possède un petit carnet dans lequel il prend
sans cesse des notes.

La Comédie humaine
La Physiologie du mariage, œuvre parue en 1830, est son premier suc-
cès ; il est enfin accueilli non seulement par les éditeurs, journalistes et
artistes de son temps mais encore par la haute société. Il se consacre
alors entièrement à ses romans, qu’il publie en feuilletons pour la plu-
part. La Peau de chagrin (1831) confirme son succès. Ce roman fantas-
tique et philosophique plaît. C’est à cette même époque qu’il entreprend
une longue correspondance avec une admiratrice polonaise, madame
Hanska.
Ses nombreux romans sont le reflet de ses grandes préoccupations,
qu’elles soient historiques  : Les Chouans (1829), philosophiques  : La
Peau de chagrin (1831), sociales : Le médecin de campagne en (1833),
scientifiques : La recherche de l’absolu (1834), ou mystiques : Séraphita
(1832). Il se consacre aussi à l’étude réaliste de « scènes de la vie pri-
vée  » où il peint des types humains et les mœurs de son temps avec
ses œuvres les plus célèbres comme Eugénie Grandet et Le Père Goriot
(1835), Le lys dans la vallée (1836), Les illusions perdues (1837) ou Le
curé de village (1841).
En 1842, il pense réunir tous ses romans sous le titre de Comédie
humaine, en référence à l’œuvre de Dante Alighieri, La Divine Comédie,
qui raconte le voyage spirituel de l’auteur en Enfer, au Ciel et au Purga-
toire, guidé par le poète latin, Virgile. Mais ici, il ne s’agit pas de l’au-delà
mais de la réalité de la société du début du siècle. Balzac veut étudier la

2. dandy : homme qui se pique d’une suprême élégance dans sa mise et ses manières (Définition du Robert).

8 Séquence 3 – FR20

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nature humaine et ses mœurs, dans son ensemble ; toutes les catégo-
ries humaines et sociales y figurent : hommes et femmes, provinciaux
et parisiens, paysans, bourgeois et aristocrates, hommes de justice et
militaires, médecins et banquiers, repris de justice et prostituées. En
1842, il érige en principe l’idée suivante  : «  il existera de tout temps
des espèces sociales comme il existe des espèces zoologiques ». Cette
œuvre immense qu’il intitule La Comédie humaine a pour but d’être une
grande fresque réaliste de son temps. Il se flatte de « faire (ainsi) concur-
rence à l’État Civil  ». Cette œuvre est divisée en trois parties  : Études
philosophiques, Études analytiques, Études de mœurs. Celles-ci sont
elles-mêmes divisées en six parties : scènes de la vie privée, scènes de
la vie parisienne, scènes de la vie de province, scènes de la vie politique,
scènes de la vie militaire, scènes de la vie de campagne.
Balzac veut comprendre et décrire tous les rouages de la société  qui
se révèle fondée sur l’argent, l’énergie vitale, la volonté, les passions.
Avant ce grand rassemblement qui voulait «  faire concurrence à l’état
civil », Balzac avait déjà eu l’idée de faire resurgir ses personnages d’un
roman à l’autre. C’est ainsi que l’on peut rencontrer Eugène de Rasti-
gnac, Vautrin ou les filles du père Goriot dans Le Père Goriot, Les illu-
sions perdues, Splendeurs et misères des courtisanes. Le personnage
de Derville apparaît dans Gobseck (1830), César Birotteau (1837), Une
ténébreuse affaire (1841), Le Père Goriot (1935), Splendeurs et misères
des courtisanes (1838-1844).

Genèse du Colonel Chabert


Le colonel Chabert a paru pour la première fois en 1832, d’abord sous
forme de feuilleton, dans la revue hebdomadaire L’Artiste sous le titre
de La Transaction. Balzac n’a donc pas encore songé à rassembler ses
œuvres sous le titre de Comédie humaine. Cette première version est
composée de cinq parties : « Scène d’étude », « La résurrection », « Les
deux visites », « L’Hospice de la vieillesse », « Conclusion ».
Le roman est ensuite publié une première fois dans un recueil sous le
titre Le Comte Chabert, mais sans l’accord de Balzac. Après un procès,
Balzac récupère ses droits, remanie son œuvre et la divise en trois par-
ties ; elle est publiée sous forme de volume, sous un autre titre, en 1835,
La comtesse à deux maris. Elle fait partie des Scènes de la vie parisienne
dans Les Études de mœurs au XIXe siècle (qui sera la troisième partie de
La Comédie humaine)
La version définitive paraît en 1844 sous son titre définitif : Le Colonel
Chabert. Elle ne fait plus partie des Scènes de la vie parisienne mais des
Scènes de la vie privée.
Pour créer le colonel Chabert, Balzac s’est inspiré de plusieurs person-
nages :
E Un colonel Chabert a vraiment existé. Né en 1770, il a, comme le héros
du roman, servi dans les armées napoléoniennes et participé à la

Séquence 3 – FR20 9

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bataille d’Eylau. À la différence du personnage de Balzac, Pierre Cha-
bert a continué sa carrière sous Louis XVIII.
E  utour des années 1830, Balzac fréquente d’anciens officiers et des
A
membres de l’aristocratie impériale comme Madame Récamier et la
duchesse d’Abrantès, sa maîtresse. On lui a sans doute raconté des
anecdotes. De plus, la duchesse d’Abrantès est la veuve d’un aide de
camp de Bonaparte, devenu général et ambassadeur. Balzac l’a aidée
à rédiger Ses Souvenirs historiques sur Napoléon.

Une vie écourtée


Balzac s’est attaqué à une œuvre gigantesque ; il s’épuise au travail et,
après avoir enfin épousé la femme qu’il aimait depuis de nombreuses
années, Madame Hanska, il meurt à l’âge de 51 ans, le 18 août 1850, à
Paris. Confondant fiction et réalité et totalement imprégné de son œuvre,
il aurait réclamé lors de son agonie Horace Bianchon, le médecin de La
Comédie humaine. Son enterrement au Père-Lachaise est modeste, mais
de grands écrivains comme Dumas, Sainte-Beuve et Hugo y assistent et
lui rendent ainsi hommage.

B Contexte historique et culturel


de la vie de Balzac
Dates Histoire Vie de Balzac Littérature

1799 Coup d’état de Bonaparte Naissance.


Premières années à Saint-
Cyr-sur-Loire, chez une
nourrice.

1802 Naissance de Victor Hugo


et d’Alexandre Dumas

1804 Napoléon Ier

1807 Eylau Collège de Vendôme

1812 Campagne de Russie Début de la rédaction des


Mémoires d’Outre-Tombe
de Chateaubriand.
Naissance de Musset

1814- Début de la Restauration La famille Balzac démé-


1815 Waterloo : juin 1815 nage à Paris.
Napoléon à Sainte-Hélène Études de droit.

10 Séquence 3 – FR20

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Dates Histoire Vie de Balzac Littérature

1819 S’installe seul à Paris et Parution d’Ivanhoé de


1820 suit des cours de philo- Walter Scott
sophie à la Sorbonne.
Première tragédie en vers,
Cromwell.

1821 Mort de Napoléon Liaison avec Mme de Berny Naissance de Baudelaire


1822

1825- Exerce les métiers d’édi- Préface de Cromwell de


1827 teur, d’imprimeur et de fon- Victor Hugo
1829 deur de caractères. Publie
son premier roman sous
son vrai nom, Le dernier
chouan ou La Bretagne.

1830 Les Trois Glorieuses Bataille d’Hernani


Abdication de Charles X Le Rouge et le Noir de
Stendhal

1831 La peau de chagrin


1832 Le Colonel Chabert
Début de sa correspon-
dance avec Mme Hanska

1835 Le Père Goriot

1836 La confession d’un enfant


du siècle de Musset

1839 La Chartreuse de Parme de


Stendhal

1840 Naissance d’Émile Zola

1842 Intitule son œuvre La


Comédie humaine

1844 Les Trois Mousquetaires


d’Alexandre Dumas Nais-
sance de Verlaine

1848 Révolution
Début de la IIe République

1849 Mort de Chateaubriand

1850 Mariage avec Mme Hanska


Mort de Balzac

1851 Début du Second Empire

Séquence 3 – FR20 11

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C Trois mouvements littéraires
importants au XIXe siècle
Comme nous le voyons dans le tableau chronologique ci-dessus, Balzac
a vécu et écrit en même temps que les grands auteurs romantiques fran-
çais, comme Victor Hugo, Alfred de Vigny ou Alfred de Musset. De plus,
l’étude du Colonel Chabert montre à quel point la nostalgie de l’épopée
napoléonienne imprègne son œuvre. Le colonel Chabert a une vision
romantique du monde, qui ne correspond plus à son époque. Or, nous
l’avons vu dans la première séquence, Balzac est pourtant considéré,
avec Stendhal3, comme un des premiers auteurs réalistes.

1. Balzac et les romantiques


Au XIXe siècle, la France connaît un très grand nombre de changements
de régimes, souvent précédés d’un coup d’état ou d’une révolution.
C’est une période particulièrement troublée sur le plan politique (neuf
régimes politiques différents entre 1789 et 1890). Ce trouble se mani-
feste dans la littérature et les autres arts. La littérature, comme tous les
arts, suit en effet le cours de l’Histoire et son évolution est influencée par
le contexte historique et social dans lequel elle est née.
Balzac, comme tous les grands artistes de la première moitié du
XIXe siècle, est atteint du « mal du siècle » romantique dont l’une des
grandes caractéristiques est la nostalgie d’un temps révolu, marqué par
l’épopée napoléonienne. L’un des écrivains qui a sans doute le mieux
montré ce qu’a ressenti toute une génération est Musset dans son roman
autobiographique La Confession d’un enfant du siècle paru en 1836 (cf.
document annexe). On y trouve le portrait de la première génération
romantique, jeunes gens fascinés par le souvenir de l’épopée napoléo-
nienne. Celle-ci a bercé leur enfance de rêves exaltants de gloire.
Balzac a seize ans l’année de la bataille de Waterloo (1815) et cette
défaite retentissante est pour lui un désastre personnel. Il fait partie de
ces jeunes gens, pleins d’ardeur et d’idéaux, qui, pendant la période de
la Restauration, ne se reconnaissent pas dans ce monde nouveau. Ils
jugent étriquées ces valeurs de l’autre siècle. Ils ont l’impression d’être
nés trop tôt ou trop tard et se sentent désœuvrés et inutiles. Le présent
les ennuie et les dégoûte.
La Restauration qui correspond à une période de transition est marquée
par le retour d’un ancien régime usé et moribond et par l’avènement
d’une nouvelle société  ; celle-ci est caractérisée par la montée de la

3. Stendhal (1783-1842) écrivain français, auteur entre autres de Lucien Leuwen, Le Rouge et le Noir, La Chartreuse
de Parme. Dans ces romans, l’auteur analyse avec un grand souci de réel et de vraisemblance la psychologie des
personnages. Ils sont aussi une critique de la société matérialiste et libérale du début du XIXe siècle.

12 Séquence 3 – FR20

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bourgeoisie qui a pris le pouvoir économique. La recherche du profit et
l’argent sont devenus les nouvelles valeurs. C’est ce monde dominé par
la cupidité que décrit Balzac dans La Comédie humaine, et Zola, plus
tard, dans Les Rougon-Macquart. La génération des auteurs réalistes et
naturalistes naît ainsi dans un monde où toutes les convictions se trou-
vent ébranlées. Les pouvoirs traditionnels se sont effondrés, la religion,
remise en cause lors de la Révolution, n’est plus universellement recon-
nue comme une vérité. Le statut de l’écrivain, lui aussi, a changé depuis
l’époque classique, puisque la littérature est devenue un gagne-pain
soumis comme un autre aux lois du marché ; d’où ces romans qui parais-
sent en feuilletons pour permettre à leurs auteurs de gagner leur vie.

2. Balzac, auteur réaliste


Le roman, miroir du monde
Balzac a, en effet, malgré son admiration pour les Romantiques, dont
il partage les idées et les déceptions, décidé de peindre et de dénon-
cer toute la société française telle qu’elle est. Il y a, dans cette nouvelle
conception de la littérature, le début d’un refus de l’idéalisme roman-
tique. Les écrivains ne sont plus des rêveurs, mais des observateurs.
Cette attention particulière au réel, ce souci de la description minutieuse
d’une société et d’une époque font de Balzac le précurseur du mouve-
ment réaliste, qui sera développé dans la deuxième partie du XIXe siècle
et donnera naissance à un autre mouvement qui en est le prolongement :
le naturalisme.
Le roman réaliste et naturaliste cherche à épouser le plus possible la
réalité. Maupassant écrit dans sa Préface de Pierre et Jean (1887) : « Le
romancier [...] qui prétend nous donner une image exacte de la vie, doit
éviter avec soin tout enchaînement d’événements qui paraîtrait excep-
tionnel. Son but n’est point de nous raconter une histoire, de nous amu-
ser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à comprendre le
sens profond et caché des événements ».

La description romanesque
Dans le roman réaliste, les descriptions ont une fonction précise et ne
sont jamais de l’ordre du « décoratif ». Elles ancrent l’histoire dans une
réalité précise : « Créer l’atmosphère d’un roman, faire sentir le milieu où
s’agitèrent les êtres, c’est rendre possible la vie du livre » (Maupassant,
Chroniques, « Romans », article paru dans Gil Blas du 26 avril 1882). Les
lieux décrits sont réels et décrits avec une telle précision que le lecteur
contemporain peut aisément les reconnaître. Dans Le Colonel Chabert,
les descriptions de l’étude, du quartier et du logis du colonel obéissent
à cette volonté de vraisemblance romanesque.

Séquence 3 – FR20 13

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La vraisemblance et la peinture d’une société
Ce désir de vraisemblance se manifeste aussi dans l’évocation du quo-
tidien. Celui des clercs de l’étude est précisément décrit. Les paroles
qu’ils échangent font penser à des dialogues réels par le jargon et le
vocabulaire juridique, qui y abondent. Balzac s’est servi de son expé-
rience pour rendre vivants ses dialogues et le monde de la justice. Les
auteurs réalistes choisissent comme protagonistes, non plus des héros
exceptionnels, mais des hommes ordinaires dont la difficulté de vivre fait
partie de l’intrigue. Balzac nous dresse un tableau pertinent de l’époque
de la Restauration.

L’écrivain réaliste, un témoin


Dans sa description de l’antichambre du greffe et le discours final de
Derville, porte-parole de l’auteur, Balzac montre clairement quel est le
rôle de l’écrivain réaliste (cf. chapitre sur Derville). La fiction lui permet
de peindre la réalité de son siècle. Mêlant déception romantique et
lucidité, tout en se rapprochant parfois du fantastique, Le Colonel Cha-
bert fait revivre la société parisienne de la Restauration et en dénonce
les travers. Cependant, comme tous les grands romanciers, Balzac va
plus loin et dépasse ce projet pour livrer sa conception de l’homme, du
monde et de la vie.

3. Du réalisme au naturalisme
Comme nous l’avons vu dans la séquence 1, le naturalisme, qui se déve-
loppe entre 1865 et 1890, est une sorte de prolongement du réalisme.
Les naturalistes prennent en compte l’influence des progrès scienti-
fiques et techniques et des changements économiques et sociaux de
cette seconde moitié du XIXe siècle, qui vont bouleverser la société et
les modes de pensée. Le roman devient alors un lieu d’expérimentation ;
les romanciers naturalistes comme Zola voulant être des observateurs et
rivaliser avec la science. Ils vont plus loin encore que les réalistes dans
la description de la réalité : ils désirent, prenant pour modèles les bio-
logistes ou les médecins, en découvrir les ressorts cachés : « posséder
le mécanisme des phénomènes chez l’homme, montrer les rouages des
manifestations intellectuelles et sensuelles telles que la physiologie
nous les expliquera, sous les influences de l’hérédité et des circons-
tances ambiantes, puis montrer l’homme vivant dans ce milieu social »
(Zola, Le roman expérimental). Ils décrivent les ravages de l’argent, de la
misère sociale, ils montrent la médiocrité de la vie quotidienne…
Les romanciers naturalistes n’hésitent pas à décrire la réalité sans
aucune concession. Certains passages de leurs romans osent peindre
une réalité sordide. La mort de Madame Bovary (Flaubert) ou celle de
Nana (Zola) sont décrites de façon détaillée et cruelle, avec une préci-
sion scientifique. Pour Zola, par exemple, la peinture de la famille Rou-

14 Séquence 3 – FR20

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gon-Maquart est l’occasion de montrer que l’hérédité est une sorte de
fatalité. À son époque, la science innove dans les travaux sur l’hérédité ;
les romanciers mettent en scène un milieu et montrent quelle est son
influence sur les personnages.
Toutefois, il faut prendre garde à ne pas enfermer les romanciers réalistes
et naturalistes dans un mouvement fermé. La variété des registres utili-
sés en est la preuve. Chacun de ces auteurs transmet sa propre vision du
monde, tout en restant fidèle aux valeurs de son temps. Il s’agit d’une
recréation du monde, d’une retranscription littéraire et artistique de la
réalité, qui prend une couleur différente selon chaque romancier.

 Annexe : Début de La confession d’un enfant du siècle


de Musset (1836)
Dans ce passage, le narrateur se livre à une analyse du mal du siècle.
Pendant les guerres de l’Empire, tandis que les maris et les frères étaient
en Allemagne, les mères inquiètes avaient mis au monde une génération
ardente, pâle, nerveuse. Conçus entre deux batailles, élevés dans les col-
lèges aux roulements de tambours, des milliers d’enfants se regardaient
entre eux d’un œil sombre, en essayant leurs muscles chétifs […]. Les
enfants sortirent des collèges, et ne voyant plus ni sabres, ni cuirasses,
ni fantassins, ni cavaliers, ils demandèrent à leur tour où étaient leurs
pères. Mais on leur répondit que la guerre était finie, que César était mort
[…]. Trois éléments partageaient donc la vie qui s’offrait alors aux jeunes
gens : derrière eux un passé à jamais détruit, s’agitant encore sur ses
ruines, avec tous les fossiles des siècles de l’absolutisme ; devant eux
l’aurore d’un immense horizon, les premières clartés de l’avenir ; et entre
ces deux mondes… quelque chose de semblable à l’Océan qui sépare
le vieux continent de la jeune Amérique, je ne sais quoi de vague et de
flottant, une mer houleuse et pleine de naufrages, traversée de temps en
temps par quelque blanche voile lointaine ou par quelque navire souf-
flant une lourde vapeur ; le siècle présent, en un mot, qui sépare le passé
de l’avenir, qui n’est ni l’un ni l’autre et qui ressemble à tous deux à la
fois, et où l’on ne sait, à chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une
semence ou sur un débris.
Voilà dans quel chaos il fallut choisir alors ; voilà ce qui se présentait à
des enfants pleins de force et d’audace, fils de l’empire et petits-fils de
la révolution.
Or, du passé, ils n’en voulaient plus, car la foi en rien ne se donne ; l’ave-
nir, ils l’aimaient, mais quoi ? comme Pygmalion Galathée4 ; c’était pour
eux comme une amante de marbre, et ils attendaient qu’elle s’animât,
que le sang colorât ses veines.
Il leur restait donc le présent, l’esprit du siècle, ange du crépuscule, qui
n’est ni la nuit ni le jour ; ils le trouvèrent assis sur un sac de chaux plein

4. Dans la mythologie grecque, le sculpteur Pygmalion tombe amoureux de la statue qu’il vient de créer. La déesse
de l’amour, Aphrodite, donne alors la vie à celle-ci qui devient Galathée.

Séquence 3 – FR20 15

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d’ossements, serré dans le manteau des égoïstes, et grelottant d’un
froid terrible. L’angoisse de la mort leur entra dans l’âme à la vue de
ce spectre moitié momie et moitié fœtus ; ils s’en approchèrent comme
le voyageur à qui l’on montre à Strasbourg la fille d’un vieux comte de
Saverdern, embaumée dans sa parure de fiancée. Ce squelette enfantin
fait frémir, car ses mains fluettes et livides portent l’anneau des épou-
sées, et sa tête tombe en poussière au milieu des fleurs d’oranger. [...]
Un sentiment de malaise inexprimable commença donc à fermenter
dans tous les cœurs jeunes. Condamnés au repos par les souverains du
monde, livrés aux cuistres5 de toute espèce, à l’oisiveté et à l’ennui, les
jeunes gens voyaient se retirer d’eux les vagues écumantes contre les-
quelles ils avaient préparé leur bras. Tous ces gladiateurs frottés d’huile
se sentaient au fond de l’âme une misère insupportable. Les plus riches
se firent libertins ; ceux d’une fortune médiocre prirent un état6 et se
résignèrent soit à la robe7, soit à l’épée8 ; les plus pauvres se jetèrent
dans l’enthousiasme à froid, dans les grands mots, dans l’affreuse mer
de l’action sans but […]
Comme à l’approche d’une tempête il passe dans les forêts un vent
terrible qui fait frissonner tous les arbres, à quoi succède un profond
silence, ainsi Napoléon avait tout ébranlé en passant sur le monde ; les
rois avaient senti vaciller leur couronne, et, portant leur main à leur tête,
ils n’y avaient trouvé que leurs cheveux hérissés de terreur. Le pape avait
fait trois cents lieues pour le bénir au nom de Dieu et lui poser son dia-
dème ; mais il le lui avait pris des mains. Ainsi tout avait tremblé dans
cette forêt lugubre des puissances de la vieille Europe ; puis le silence
avait succédé.
Alfred de Musset, La confession d’un enfant du siècle, Chapitre II, 1836.

5. cuistres : hommes ignorants et vaniteux.


6. état : profession.
7. robe : magistrature.
8. épée : armée.

16 Séquence 3 – FR20

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Chapitre
Genèse, structure,
2 temps et narration
A Étude du titre
Comme nous l’avons vu dans la genèse de l’œuvre, Balzac a proposé
deux autres titres avant celui du Colonel Chabert. Une telle hésitation
montre une progression dans la conception de l’œuvre, le choix de ces
titres révélant l’importance accordée à tel ou tel aspect de l’œuvre. Le
premier, La Transaction, met l’accent sur l’intrigue judiciaire, le second,
La Comtesse à deux maris, sur le personnage de la comtesse, le troi-
sième fait du colonel le personnage central, et de sa triste vie le drame
essentiel du roman.

Activité
Recherchez dans un dictionnaire le sens du mot « transaction » et deman-
dez-vous dans quelle mesure ce terme s’applique au roman de Balzac.

Corrigé de l’activité
La transaction
Avant d’être intitulé Le Colonel Chabert, ce roman a été intitulé La Tran-
saction. L’aspect juridique et l’affaire judiciaire sont essentiels dans
cette œuvre. L’intrigue est en effet judiciaire et le milieu judiciaire est
longuement décrit. L’étude d’avoué fait partie des lieux centraux du récit
et inaugure le roman. Balzac, dans sa Comédie humaine, veut décrire
la société de son temps, son fonctionnement, ses vices, ses carences.
Dans la conduite du récit, cette transaction sert de fil conducteur, et les
éléments de l’intrigue judiciaire sont donnés peu à peu, de façon à éviter
d’ennuyer le lecteur.
Qu’est-ce qu’une transaction ? La transaction est, d’après la définition du
dictionnaire  Robert, un «  acte par lequel on transige  », ce qui signifie
composer, proposer un arrangement, « un contrat par lequel les contrac-
tants terminent ou préviennent une contestation en renonçant chacun à
une partie de leurs prétentions ». Il faut donc que les personnes fassent
des concessions pour régler le différend qui les oppose. Or, c’est jus-
tement ce qui ne plaît pas au colonel  : l’idée du compromis, pour lui,
correspond à quelque chose d’impur. Une telle action est contraire à son
tempérament entier de militaire : « Transiger, répéta le colonel Chabert.
Suis-je mort ou suis-je vivant ? » (p. 77). La note de l’éditeur précise que
Balzac avait d’abord écrit : « suis-je ou ne suis-je pas ? »

Séquence 3 – FR20 17

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Quelle transaction Derville propose-t-il ? Quels sont les désirs des deux
époux ? Au début, c’est Chabert qui vient exposer ses désirs à Derville :
« Rendez-moi ma femme et ma fortune ; donnez-moi le grade de géné-
ral auquel j’ai droit, car j’ai passé colonel dans la garde impériale, la
veille de la bataille d’Eylau.  » (p.  87). Il désire  prouver qu’il n’est pas
mort à Eylau et qu’il est bien le colonel Chabert, retrouver son nom, son
titre et son rang, rentrer en possession de sa fortune (« N’avais-je pas
30 000 livres de rente ? », p. 88) et reprendre son épouse. Puis, Derville
va voir la comtesse qui expose ses propres désirs  : oublier son passé
(ses origines, son mariage avec un colonel et comte de l’Empire), garder
cette fortune dont la plus grosse partie a été acquise grâce à la mort du
colonel, préserver son deuxième mariage avec le comte Ferraud et ainsi
préserver l’avenir de ses deux enfants.
Leurs exigences sont donc opposées. C’est pourquoi, pour éviter un
procès, Derville propose une transaction. Quelle est cette transaction ?
La comtesse doit  accepter l’annulation du décès du colonel en recon-
naissant légalement son existence, accepter un divorce à l’amiable qui
permettrait de dissoudre le premier mariage, verser une rente viagère de
24 000 francs au colonel. Ce qui signifie que le colonel, s ‘il veut retrou-
ver son nom, son titre, une existence légale, doit renoncer à son épouse
et accepter de ne rentrer en possession que d’une infime partie de sa
fortune. Le colonel a du mal à l’accepter mais finit par le faire. Les deux
opposants se retrouvent chez Derville. La comtesse, en trouvant la rente
viagère trop élevée : « Mais c’est beaucoup trop cher » (p. 108), remet
tout en question. Le comte, choqué, revient sur ce qu’il avait accepté :
« je vous veux maintenant vous et votre fortune. Nous sommes communs
en biens, notre mariage n’a pas cessé… » (p. 108). Derville conseille à
Chabert d’être prudent et se charge de protéger son client : « Je vais lui
signifier nos actes afin de vous garantir de toute surprise ». Mais lorsque
les deux époux se retrouveront seuls, la comtesse réussira à obtenir tout
ce qu’elle veut. Il n’y aura plus de transaction puisque le colonel abandon-
nera toutes ses revendications.

La comtesse à deux maris


Balzac a, par la suite, intitulé ainsi son roman : La comtesse à deux maris,
mettant la comtesse au centre de l’œuvre et insistant sur sa situation  :
celle d’une femme prise qui se retrouve avec deux époux, l’un représentant
un passé, dont elle ne veut plus, l’autre, un présent et un avenir qu’elle
désire préserver. Elle doit « éliminer » le premier mari pour pouvoir garder
le second. Ce titre avait l’inconvénient de faire du colonel un personnage
de second plan mais avait l’avantage de montrer l’impasse juridique dans
laquelle se trouvaient ces femmes qui, se croyant veuves, avaient légale-
ment refait leur vie en contractant un second mariage. Comme ancien clerc
d’avoué, Balzac a dû s’intéresser particulièrement à la question.

Le colonel Chabert
Ces trois titres représentent symboliquement toute l’intrigue. Avec le
titre définitif, l’histoire tragique du colonel prend le pas sur l’intrigue

18 Séquence 3 – FR20

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juridique. Le fil conducteur du roman est la quête que le héros poursuit
pour retrouver son identité perdue. Mais à la fin, le colonel Chabert n’est
plus rien. Il est redevenu ce mort vivant qu’il était au début et est allé
jusqu’à renoncer à son humanité. Un tel dénouement peut-être consi-
déré comme désespéré. Il fait de ce roman le contraire d’un roman d’ap-
prentissage, puisqu’ici le héros, au lieu d’évoluer et de se construire,
apprend à ne plus exister, à renoncer à son identité. Balzac, lui-même,
semble, comme un père qui doute de son fils, un créateur de sa créa-
ture, avoir hésité à intituler son roman Le Colonel Chabert puisqu’il lui a
d’abord donné deux autres titres : La Transaction et La Comtesse à deux
maris. On peut alors se demander si ce personnage, aux qualités mani-
festes, si pur et si magnanime, mais à l’identité si problématique et qui,
de plus, échoue dans sa quête existentielle, peut avoir le statut de héros.

B Structure et progression roma-


nesques, étude du cadre temporel
Bien que Le Colonel Chabert soit à mi-chemin entre le court roman et la nou-
velle, l’histoire du personnage éponyme, telle qu’elle est narrée, s’étend
sur une longue durée. Une telle durée est en effet nécessaire à la construc-
tion et la compréhension de ce personnage qui vit en quelque sorte, dans
ce roman, sa seconde mort symbolique. De plus, comme tous les romans
de Balzac, Le Colonel Chabert s’inscrit dans un contexte historique et
socioculturel réels, sans lesquels cette histoire n’aurait pas de sens. Nous
allons donc étudier en premier lieu le contexte historique de cette œuvre et
en deuxième et troisième lieu l’intrigue principale et les analepses.

Exercice autocorrectif n° 1


Remplissez ce tableau.

Repères temporels Pages Schéma narratif Événements Dates historiques

➠ Reportez-vous au corrigé de l’exercice n°1 à la fin du chapitre

Séquence 3 – FR20 19

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Activité : définir le cadre temporel du roman

1 Le contexte historique est-il précis dans ce roman ?

2 Quelle est la durée de l’intrigue ? Retrouvez le schéma narratif de l’his-


toire.

Le schéma narratif
La construction des œuvres narratives peut être présentée sous la forme d’un
schéma que l’on appelle schéma narratif, généralement composé de cinq étapes.
1 La situation initiale : c’est une situation d’équilibre, antérieure au déroulement des événe-
ments. Cadre et personnages sont en place, mais rien ne se déroule encore. La situation
initiale présente les personnages et leurs caractéristiques essentielles. Le lecteur découvre le
cadre dans lequel l’action va se développer.
2 L’élément perturbateur : un événement vient bouleverser la stabilité de la situation initiale,
provoque une rupture et déclenche l’action.
3 Les péripéties : « événements imprévus » au sens étymologique, elles marquent un change-
ment subit de situation, qui fait rebondir l’action.
4 L’élément de résolution : un événement, un personnage ou une action mettent fin aux aven-
tures du personnage principal.
5 La situation finale : elle marque le retour des personnages à la stabilité, que ce soit dans le
bonheur (le plus généralement) ou dans le malheur. C’est la fin de l’histoire, le moment ou le
nœud du récit s’est dénoué et où l’on retrouve une situation d’équilibre.

3 Repérez les analepses. Quelle est leur fonction ?

Corrigé de l’activité
1 Une durée romanesque inscrite dans un contexte historique et socio-
culturel précis
L’histoire du colonel Chabert, telle qu’elle nous est racontée, com-
mence par l’abandon de Chabert à l’hospice des enfants, ce qui fait
remonter l’histoire du colonel vers 1780 (« je suis un enfant d’hôpi-
tal » dit-il à la page 74) et s’achève en « 1840, vers la fin du mois de
juin » (p. 125), lorsque Derville et Godeschal retrouvent le colonel à
l’hospice de Bicêtre. Vingt-deux ans se sont écoulés depuis leur pre-
mière rencontre avec Chabert. Mais il y a une très longue ellipse : le
colonel disparaît en 1818 (c’est la fin de l’intrigue) ; après nous avons
une ellipse de six mois : « six mois après cet événement » (p. 121),
Derville reçoit une lettre mensongère de Delbecq. Puis la période sui-
vante est courte mais floue : « Quelque temps après la réception de
cette lettre » (p. 122). Et enfin, nous retrouvons le colonel en 1840 :
21 ou 22 ans ont passé.

20 Séquence 3 – FR20

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Le roman traverse une période historique réelle, mouvementée, allant
de la fin de l’Ancien Régime (1780) à la Monarchie de Juillet qui com-
mence en 1830 et s’achève en 1848. Mais l’essentiel de l’histoire se
situe pendant la Restauration et oppose deux mondes, un monde dis-
paru, celui de l’Empire, à un monde présent, celui de la Restauration,
de la même façon qu’elle oppose le colonel Chabert à son épouse.
Quelques dates : le colonel Chabert appartient à la période historique
et politique du Directoire, du Consulat et de l’Empire (1795, 1800,
1815). La bataille d’Eylau a eu lieu en 1807 et, lorsque le colonel
revient à Paris, une dizaine d’années a passé.
Cette histoire est racontée sous différentes modalités : l’intrigue prin-
cipale l’est sous forme de scènes successives, certaines se répondant
en écho. Le passé des personnages est narré, soit par des person-
nages eux-mêmes, soit en faisant l’objet d’une réflexion d’un person-
nage ou du narrateur.

2 L’intrigue principale

Durée
L’intrigue principale est resserrée puisqu’elle ne dure que quelques
mois, entre six et neuf mois.
Le schéma narratif de l’intrigue principale consiste en une suite de
scènes.
Situation initiale ou introduction
Les deux premières scènes, qui se déroulent en février 1818 ou 1819,
se répondent : dans la première, nous voyons Chabert se présenter le
matin, en vain, chez Derville, et dans la seconde, Chabert, revenant
à l’étude à une heure du matin, réussit à rencontrer enfin Derville.
Ces scènes introductives permettent de présenter les personnages et
l’intrigue.
Chabert, en effet, raconte son passé et lui explique sa situation expo-
sant ainsi les éléments principaux de l’intrigue. Parviendra-t-il à obte-
nir ce qu’il désire : retrouver sa femme et ses biens, se faire recon-
naître sous son nom, comme étant vivant ?
Péripéties
Les scènes suivantes ont lieu trois mois plus tard.
Dans la première, Derville reçoit les papiers attestant l’identité de Cha-
bert. Deux scènes se succèdent alors : Derville rend visite à Chabert
puis rencontre son logeur, Vergniaud. Ces différentes scènes com-
plètent le portrait du protagoniste. La scène qui suit, après un long
préambule analytique qui se déroule pendant le voyage de Derville
en voiture, fait écho à la précédente, puisque, cette fois-ci, Derville
rend visite à la comtesse. Ces parallélismes permettent de souligner
des oppositions et notamment entre les deux personnages principaux
que tout sépare : l’un vit misérablement, l’autre luxueusement, l’un

Séquence 3 – FR20 21

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a gardé toute sa probité et sa grandeur d’âme, l’autre est manipu-
latrice, cupide et mesquine. De plus, une autre opposition est ainsi
soulignée : celle qui crée une immense distance entre les deux maris.
Une semaine plus tard, la transaction proposée échoue. Cette scène,
divisée en deux parties, est très théâtralisée : Derville converse avec
la comtesse. Chabert, qui écoute derrière la porte, surgit, interrompt
le dialogue, et une conversation à trois s’ensuit. Dans les scènes sui-
vantes, la comtesse va tout mettre en œuvre pour faire fléchir le colo-
nel qu’elle désire voir disparaître à nouveau de sa vie. Cette opération
de séduction commence dans la voiture de la comtesse et s’achève
chez elle, à la campagne. Puis Chabert disparaît.
Un épilogue en deux scènes parallèles
Derville rencontre Chabert au Greffe et à l’Hospice de la Vieillesse, à
Bicêtre. Ces deux scènes obéissent à une gradation descendante : la
chute de Chabert, amorcée dans la première scène, est complète dans
la dernière scène.

3 Les analepses

a) L ’analepse principale : un personnage d’un autre temps face à des


personnages de leur temps.
Le récit enchâssé en analepse du colonel se fait en trois tirades
successives. Ce récit rétrospectif qu’il fait à Derville, il le fait aussi
au lecteur, usant du système théâtral de la double énonciation. Le
premier est un passé glorieux et identitaire, le second un passé
d’errance et de perdition qui annonce sa vie future. Dix ans ont suffi
pour que la vie du colonel s’écroule.
b) Analepses secondaires
Au début, le jeune notaire, Crottat, raconte à Derville ce dont il a
été témoin, la liquidation de la fortune du colonel : « j’étais alors
troisième clerc ; je l’ai copiée et bien étudiée, cette liquidation »
(p. 80).
Puis, le narrateur fait le bilan de l’histoire des Ferraud : « Un coup
d’œil jeté sur la situation de M. le comte Ferraud et sa femme est
ici nécessaire pour faire comprendre le génie de l’avoué » (p. 94).
Le lecteur dispose, ensuite, du point de vue de Derville qui donne
son avis et oriente ses calculs en fonction de la connaissance de ce
passé : « Il y a quelque chose de bien singulier dans la situation de
M. le comte Ferraud, se dit Derville… » (p. 99). L’avoué analyse le
passé du comte, les causes et circonstances du second mariage de
la comtesse, les ambitions des deux époux.
Enfin, à Groslay, le colonel et la comtesse évoquent des éléments
de leur passé commun.
Nous avons besoin de ces récits rétrospectifs pour comprendre tous
les personnages.

22 Séquence 3 – FR20

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C Le Colonel Chabert :
genre et registre

1. Roman ou nouvelle ?
Il est difficile de savoir si Le Colonel Chabert est un court roman ou une
longue nouvelle. Et la question est d’autant plus difficile à trancher que
la différence entre ces deux genres littéraires n’est pas clairement délimi-
tée. La différence de longueur entre ces deux genres littéraires n’est pas
un critère suffisant et le roman est un genre protéiforme où les auteurs
disposent d’une immense liberté.
Le terme de « roman » désigne au Moyen-Âge un récit fictif écrit en lan-
gue romane (langue vulgaire, c’est-à-dire parlée par tous). C’est Chré-
tien de Troyes qui, au XIIe  siècle, a écrit le premier ses romans (Yvain
ou le Chevalier au lion, Perceval ou le chevalier de la charrette, Lance-
lot ou le comte du Graal…) dans cette langue, au lieu de les écrire en
latin (langue savante) comme c’était l’usage. Par extension, le mot
roman a désigné un texte écrit dans cette langue. Il va, avec Chrétien de
Troyes, prendre déjà son sens moderne : ses romans sont des récits où
se mêlent prouesses et amour et qui retracent l’histoire d’un individu.
Celui-ci parcourt le monde pour s’éprouver, se trouver lui-même et com-
prendre sa place dans l’univers. Par opposition à la nouvelle qui, le plus
souvent, est beaucoup plus courte (certaines peuvent ne comprendre
que quelques pages) le roman s’étend sur une certaine durée et met en
scène de nombreux personnages vivant dans un contexte historique et
socioculturel précis. Le colonel Chabert entre parfaitement dans cette
définition.
La nouvelle apparaît en Italie au XIVe siècle, puis en France au XVe siècle,
avec la traduction française, en 1414, du Decameron de Boccace, paru
en Italie en 1353. Dans ce recueil de nouvelles, dix personnes, retenues
dans un même lieu, se racontent des histoires ; après chacune d’entre
elles, les personnages discutent entre eux et en commentent le sens.
Au XIXe siècle, ce genre littéraire se développe et garde souvent de son
origine cette conception de la narration sous forme de conversation,
comme le fait Maupassant, grand spécialiste de la nouvelle, dans Boule
de Suif, paru dans la revue Les soirées de Médan, en 1880. Ce dévelop-
pement est lié à celui du journalisme qui faisait paraître en feuilleton des
romans (c’est en effet le cas du colonel Chabert). Ce type de parution a
favorisé le récit court qu’est la nouvelle.
Mais ce bref historique ne résout pas la question : Le Colonel Chabert,
roman ou nouvelle  ? En effet, Balzac qualifie Eugénie Grandet (1833)
de « bonne petite nouvelle » alors que cette œuvre, plus longue que Le
colonel Chabert, compte plus de 200 pages. Et Stendhal introduit son
long roman La Chartreuse de Parme ainsi : « c’est dans l’hiver de 1830

Séquence 3 – FR20 23

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et à trois cents lieues de Paris que cette nouvelle fut écrite ». Il est vrai
que Stendhal aime les anglicismes et que, de façon troublante, roman se
dit « novel » en anglais. Certes, l’on peut penser que la nouvelle va plus
à l’essentiel que le roman, et tourne autour d’une seule intrigue princi-
pale  : il y a moins de descriptions, moins de digressions. Les person-
nages sont souvent moins complexes, leur psychologie étant plus som-
maire comme le souligne Barbey d’Aurevilly qui écrit que la nouvelle, par
rapport au roman, évite les développements psychologiques. À ce titre,
l’on peut comparer Le Colonel Chabert à Colomba de Mérimée (1860) qui
renvoie en effet aux mêmes questions : longue nouvelle ou court roman ?
Dans les deux cas, le récit est concentré sur une seule intrigue centrale
autour d’un protagoniste éponyme. Colomba est l’histoire d’une ven-
geance qui se déroule en Corse. Mais Colomba reste aux yeux du lecteur
mystérieuse et fascinante. Le Colonel Chabert, sans s’éparpiller dans
des intrigues secondaires, dresse un tableau de la société parisienne de
la Restauration, décrit longuement certains lieux, comme celui où vit le
colonel ou l’étude de Derville.
Ainsi, la question n’est pas résolue. Mais, malgré toutes ces difficultés et
ces ambiguïtés, nous avons choisi d’utiliser le terme de « roman » pour
analyser Le colonel Chabert.

2. Un roman théâtralisé, des registres variés


Cette œuvre emprunte également au genre théâtral : en effet, il y a beau-
coup de dialogues, et un assez grand nombre de scènes sont théâtrali-
sées. Comme nous l’avons vu dans l’étude de la structure, nous pouvons
diviser l’œuvre en plusieurs scènes. Chez Derville, l’apparition de Cha-
bert est un coup de théâtre et à Groslay, le colonel entend un dialogue
qui ne lui est pas destiné, ce qui est typique d’une scène de théâtre.
La narration joue sur différents registres : le comique de caricature, dans
l’incipit, et le fantastique, avec le portrait effrayant du colonel, au début.
Le personnage du colonel Chabert installe le roman dans un registre
pathétique voire tragique. La variété des registres rend le roman plus
riche et plus proche de la réalité.

24 Séquence 3 – FR20

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L

Fiche méthode
Chapitre
a nouvelle, bref historique
1 de ce genre littéraire
Fiche méthode
Goethe9 pose la question : « qu’est-ce qu’une nouvelle sinon un événe-
ment singulier et tout à fait nouveau ? » Il se réfère d’abord à l’étymolo-
gie ; le mot doit donc être pris au sens propre (écouter les nouvelles à la
radio, c’est s’informer sur les événements récents).
Le genre Ce genre narratif se caractérise par sa brièveté ainsi que par son inscrip-
tion dans la réalité.
La nouvelle se différencie du roman en ce qu’elle s’attache à un épisode ;
elle ne s’inscrit pas dans la durée.
La nouvelle se différencie du conte, autre genre narratif bref, en ce qu’elle
se présente comme le récit d’une histoire réellement arrivée, quel que
soit le caractère fictif ou même fantastique de cette histoire.

Origine du La nouvelle est un genre ancien, pratiqué en Chine dès le IXe siècle. En


genre Europe, sa vogue semble avoir commencé au XIIe et XIIIe siècles. Le pre-
mier recueil français, Les Cent nouvelles (entre 1456 et 1467) s’inspire
du Décaméron (1350-1355) de l’Italien Boccace. Les faits sont présen-
tés comme réels, récents, les anecdotes sont amusantes, grivoises, et la
nouvelle est contée par un narrateur, d’où un style oral.
Par la suite, au modèle italien se substitue un modèle espagnol :
Les Nouvelles exemplaires (1613) de Cervantès. Les nouvelles devien-
nent plus longues, le domaine psychologique est approfondi et le récit
revêt des significations multiples avec plusieurs niveaux de lecture pos-
sibles.

Évolution La nouvelle moderne est née avec la grande presse au XIXe siècle. Le jour-
du genre nal a imposé une longueur au texte : par exemple Kipling (1865-1936)
disposait d’une colonne un quart dans la Civil and Military Gazette. Le
journal a aussi influé sur le contenu même des nouvelles : l’écrivain a
souvent été soucieux de ne pas déplaire aux lecteurs du journal, il a suivi
des modes.

Au XIXe Au XIXe siècle, on distingue deux grandes orientations :


E la nouvelle réaliste,

E la nouvelle fantastique qui arrive en France sous l’influence de la litté-


rature russe (Pouchkine, Gogol, Tourgueniev) et des Histoires extraordi-
naires de Poe traduites en 1840 par Baudelaire. Il n’est pas rare qu’un

9. Goethe (1749-1832) : écrivain allemand, chef de file du Sturm und Drang (Tempête et Élan) mouvement litté-
raire créé en Allemagne vers 1770, en réaction contre le nationalisme et le classicisme.

Séquence 3 – FR20 25

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même écrivain pratique les deux genres, comme par exemple Mérimée
Fiche méthode

ou Maupassant. De plus, beaucoup de nouvelles sont difficiles à clas-


ser car elles sont aux limites du vraisemblable, par exemple Les Diabo-
liques de Barbey d’Aurevilly (1808-1889). Il s’ensuit qu’au XIXe siècle,
il n’existe pas une distinction nette entre « conte » et « nouvelle »,
d’autant qu’il y a toujours un narrateur : Maupassant parle indifférem-
ment de « conte » ou « nouvelle » (Contes de la Bécasse, 1883).

Au XXe Au XXe siècle, ce sont les écrivains anglo-saxons qui ont dominé la nou-
velle (John Steinbeck, Ernest Hemingway, William Faulkner, etc). Signa-
lons aussi, plus proches de nous, l’Italien Dino Buzzati et l’Argentin Jorge
Luis Borges (1899-1986).

26 Séquence 3 – FR20

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Corrigés des exercices
Corrigé de l’exercice n° 1
Repères
Pages Schéma narratif Événements Dates historiques
temporels
Février 1818 45 Situation initiale ou Deux scènes : Restauration
ou 19 introduction Sc 1 : Chabert se présente Louis XVIII
à l’étude.
Le matin 59 Sc 2 : Chabert rencontre
Derville.
La nuit 63 Analepse, récit Chabert raconte son passé. De 1807 à 1819 :
enchâssé d’Eylau à l’exil de
Napoléon.
« Environ 79 Début de l’action Sc 1 : Derville reçoit les
trois mois papiers attestant l’identité
après » de Chabert.
81 Sc 2 : Derville rend visite à
Chabert.
92 Sc 3 : Derville rencontre
son logeur, Vergniaud.
94 Véritable scène : le Pendant son parcours, Der-
temps du parcours cor- ville réfléchit et rend visite
respond au temps de à la comtesse.
la réflexion de Derville.
« Huit jours 104 Retournement de la transaction proposée
après » situation échoue : Sc 1 : Derville
converse avec la comtesse.
Sc 2 : Chabert surgit,
108 Coup de théâtre : la interrompt le dialogue,
situation est bloquée. une conversation à trois
s’ensuit.
110 Nouveau retournement Sc 1 : La comtesse et Cha-
de situation bert en voiture.
113 Coup de théâtre Sc 2 : Séjour de Chabert à
la campagne.
119 Découverte de la trahison.
Disparition de Chabert.
Six mois 121 Relance de l’intrigue Derville reçoit une lettre de
après Delbecq.

Séquence 3 – FR20 27

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Repères Pages Schéma narratif Événements Dates historiques
temporels
« Quelque 122 Premier épilogue Derville rencontre Hya- 1821 : mort de Napo-
temps cinthe au Greffe. léon à Sainte-Hélène
après »
En 1840, vers 125 Deuxième épilogue Derville rencontre le Monarchie de Juillet
la fin du mois numéro 164 à Bicêtre. Louis-Philippe
de juin

28 Séquence 3 – FR20

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Chapitre
Les lieux dans
3 Le Colonel Chabert
Ce roman, comme tous les romans réalistes et naturalistes, est ancré
dans un espace et un temps réels précis. Le lecteur de l’époque pos-
sédait alors assez d’éléments pour pouvoir aisément reconnaître les
lieux décrits. Mais la description des lieux dans les romans de Balzac
– il en sera de même plus tard dans ceux de Maupassant, Zola, etc. – ne
se contente pas de recréer un cadre géographique, historique, social et
culturel. L’espace est le reflet extérieur de ce que vivent et sont les per-
sonnages. Balzac crée des correspondances entre ses personnages et
les lieux dans lesquels ils vivent. Ces descriptions ne sont donc pas de
simples ornements, elles doivent être lues avec attention, comme fai-
sant partie intrinsèque de l’histoire.

A Le Colonel Chabert :
un homme venu d’ailleurs
Questions de lecture cursive
Relisez le récit que Chabert fait de sa vie, des pages  63 à  70 et des
pages 75 à 76.

1 Où est né le colonel Chabert ?

2 Quels lieux a-t-il traversés avant son retour à Paris ?

3 Que lui apporte son retour à Paris ?

Réponses
Si Paris est le centre de l’intrigue, la vie du colonel Chabert s’est dérou-
lée dans d’autres lieux, un espace beaucoup plus vaste et beaucoup
plus ouvert. Cette diversité des lieux rend le récit plus original. Une telle
originalité est due aussi à une autre spécificité du Colonel Chabert : il y a,
au début de l’histoire, un récit enchâssé qui fait vivre le lecteur dans un
autre espace et un autre temps, celui des guerres napoléoniennes, puis
celui de l’errance du protagoniste. Le premier espace est nostalgique,
le second représente des lieux de souffrance où le colonel se heurte à
l’incompréhension, à la moquerie et au refus de le reconnaître.

Séquence 3 – FR20 29

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1. Un enfant d’hôpital
Le colonel, comme nous l’avons déjà vu dans d’autres chapitres, est un
enfant trouvé. Il n’appartient à aucun lieu qui puisse lui donner une ori-
gine ou une identité. C’est pourquoi il se définit lui-même ainsi : « je suis
un enfant d’hôpital » (p 74). Le fait que le mot « hôpital » soit complé-
ment du nom « enfant » montre bien l’étrangeté de cette appartenance.

2. L’homme des grands espaces


De même que c’est son métier de soldat qui lui a donné son identité, de
même, ce sont les guerres napoléoniennes qui lui ont permis de par-
courir le monde. Nous avons peu de descriptions des lieux qu’il a par-
courus ; ils sont, pour la plupart d’entre eux, juste mentionnés, mais ils
contribuent à dresser un décor à la fois mythique et nostalgique. Seul le
champ de bataille d’Eylau est un peu décrit, et il l’est alors selon le seul
point de vue de Chabert. Comme nous l’analyserons dans le chapitre sur
la nostalgie de l’épopée napoléonienne, la description du rôle du colo-
nel dans la bataille est grandiose et même épique ; cet agrandissement
laisse imaginer un espace assez vaste pour une « célèbre charge » de
cavalerie « un gros de cavalerie ennemie », « quinze cents hommes »…
(p. 63-64). Le décor qui l’entoure par la suite est peu décrit, le colonel
Chabert évoquant davantage ses sensations que les lieux  : une fosse
pleine de cadavres, des champs recouverts de neige.
Sont évoquées aussi d’autres batailles ou campagnes napoléoniennes :
dans le récit rétrospectif de sa vie, le colonel fait référence à celle d’Italie
en rappelant une anecdote qui n’a rien à voir avec les combats mais plu-
tôt avec la vie de soldat que Boutin et lui ont menée : « La scène eut lieu
en Italie, à Ravenne. La maison où Boutin m’empêcha d’être poignardé
n’était pas une maison fort décente » (p. 73). Plus tard, il fait référence
à l’expédition d’Égypte, en parlant de son logeur Vergniaud, un « vieux
égyptien », un vétéran de l’expédition d’Égypte avec qui il a « partagé
de l’eau dans le désert  » (p.  86). À la fin du roman, le vieux bicêtrien
rapporte des paroles de Chabert au sujet de la bataille d’Iéna : « j’ai été
assez vieux pour me trouver à Iéna » (p. 128). Plus largement, le colonel
cite, dans une longue énumération, les pays du monde entier que Boutin
et lui ont vus : « l’Égypte, la Syrie, l’Espagne, la Russie, la Hollande, l’Alle-
magne, l’Italie, la Dalmatie, l’Angleterre, la Chine, la Tartarie, la Sibérie »
(p. 74). Fier d’un tel parcours qui semble n’avoir pas de fin, il ajoute :
« il ne nous manquait que d’être allée dans les Indes et en Amérique »
(ibidem). Dans la phrase qui précède, il avait traduit par une métaphore
filée, à la fois l’immensité du monde parcouru et l’énergie que cela
demandait : « après avoir roulé ainsi sur le globe comme roulent dans
l’Océan les cailloux emportés d’un rivage à l’autre par les tempêtes  »
(ibidem). Ce monde parcouru apparaît dans la conclusion que Derville
fait de la vie étonnante de Chabert : « après avoir, dans l’intervalle, aidé
Napoléon à conquérir l’Égypte et l’Europe » (p. 128).

30 Séquence 3 – FR20

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Ces lieux aussi vastes que les conquêtes napoléoniennes sont à l’image
de ses rêves et liés à un passé glorieux et infiniment regretté. Les autres
lieux, l’Allemagne parcourue après sa sortie de terre, Paris, Groslay, l’an-
tichambre du Greffe, puis l’Hospice de la Vieillesse seront pour lui, au
contraire, des lieux de misère et de perdition.

3. L
 e vagabond en quête d’une identité,
l’errance
Une fois sorti de terre, revenu à la vie, c’est une vie d’errance qui l’at-
tend : « Depuis le jour où je fus chassé de cette ville par les événements
de la guerre, j’ai constamment erré comme un vagabond, mendiant mon
pain, traité de fou » (p. 69). L’emploi de la voix passive puis du verbe
« errer » et la comparaison avec un « vagabond », montrent bien que,
désormais, il ne choisit pas les lieux qu’il traverse. Cette errance est à
l’image de ce qu’il est devenu, un être perdu, sans identité. Les étapes
géographiques correspondent à des étapes de sa vie et notamment de
ses souffrances, celles-ci étant dues à ses incapacités successives à se
faire reconnaître : « pour moi, c’était douleur sur douleur » (p. 75). Il est
d’abord chassé de l’hôpital d’Helsberg, comme il le dit lui-même dans
la phrase précédemment citée. Puis il est enfermé deux ans à Stuttgart
(p.  69). L’étape suivante est Carlsruhe où il reste six semaines sur la
paille dans une auberge à cause de maux de tête (p. 75). Et enfin Stras-
bourg puis Paris, où, après s’être évanoui, il se retrouve à l’Hôtel-Dieu et
y reste un mois (p. 75-76) ; « Je n’avais ni souliers aux pieds, ni argent
dans ma poche. Oui, monsieur, mes vêtements étaient en lambeaux. »
(p. 75). Toutes ces étapes ne sont pas décrites comme un voyage mais
comme une errance jalonnée d’échecs, une quête erratique et vaine de
soi. Lui qui avait parcouru le monde pour le conquérir, dans le sillage de
Napoléon, traverse à nouveau une partie de l’Europe pour se reconquérir
lui-même. Mais ce second parcours est un échec. Il finira par revenir peu
à peu, à la fin du roman, vers ces refuges pour ceux qui ont tout perdu
jusqu’à la raison, passant de l’hôpital à l’hospice.

B Le retour vers Paris : la déchéance


Questions de lecture cursive

Quels sont les lieux parisiens décrits dans le roman ?

En quoi sont-ils le reflet de ceux qui y habitent ?

Pour traiter ces questions, relisez les passages suivants :


– la première description de l’étude (p. 49 à 51) ;

Séquence 3 – FR20 31

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– la description du lieu de vie du colonel Chabert (p. 81 à 84) ;
– la description du lieu de vie de la comtesse (p. 99-100) ;
– la description de l’antichambre du Greffe (p. 122-123).
et demandez-vous comment sont décrits ces lieux.
– Quels sont les points de vue adoptés ?
– Comment progressent ces descriptions ?
– Quelles sont les perceptions évoquées : visuelles, olfactives, etc.
– Quelles sont les dominantes de couleurs et d’éclairages ?
– Que révèlent ces descriptions sur les lieux et les gens qui y vivent ou y
travaillent ?

Réponses

1. U
 n Paris méconnaissable
pour un héros méconnaissable
En quittant Paris, Chabert laissait une épouse, un hôtel particulier, une
assez grosse fortune. Lorsqu’il revient, il constate que l’hôtel a disparu,
que sa femme le rejette et lui a pris tous ses biens. Le Paris de la Res-
tauration n’est plus le Paris de l’Empire. Il n’y plus de place pour lui
dans cette ville qu’il ne reconnaît plus et qui ne le reconnaît plus. Son
exclusion de la société et du monde passe symboliquement par le nou-
vel espace qu’il occupe lui-même dans Paris. Nous sommes en 1817.
C’est le tout début de grands travaux qui vont remodeler Paris. Balzac,
à son habitude, mêle parfaitement réalité et fiction, en plaçant la plus
grande partie de l’histoire à Paris et en faisant de la capitale le symbole
de la déchéance de Chabert, incapable de retrouver son identité et sa
gloire d’antan. Ces travaux qui vont transformer Paris et qui sont évo-
qués dans un grand nombre des romans du XIXe  siècle, commencent
à la Restauration (entre  1814 et  1830), continuent sous la Monarchie
de Juillet (entre  1830 et  1848) et la Seconde République (entre  1848
et 1851) pour prendre une ampleur particulière sous Napoléon III, avec
les travaux du baron Haussmann en 1853, trois ans après la mort de
Balzac. Quand il arrive à Paris, le colonel est très ému et plein d’espoir,
comme le montre cette phrase à structure ternaire : « J’étais sans argent,
mais bien portant et sur le bon pavé de Paris ». L’expression rythmée par
des mots courts liés entre eux par des allitérations « sur le bon pavé de
Paris » montre sa joie et son affection pour Paris. La phrase suivante, en
revanche, dénote une immense déception. Elle débute de façon enthou-
siaste  et vive  : «  Avec quelle joie et quelle promptitude, j’allai rue du
Mont-Blanc » pour se terminer ainsi : « Bah ! la rue du Mont-Blanc était
devenue la rue de la Chaussée d’Antin. Je n’y vis plus mon hôtel, il avait
été vendu, démoli » (p. 76). L’explication qu’il donne : « Des spécula-
teurs avaient bâti plusieurs maisons dans mes jardins » (ibidem) est un
fait de société. Les nouveaux travaux effectués dans Paris profitent à de

32 Séquence 3 – FR20

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nombreux spéculateurs immobiliers qui s’enrichissent ainsi, en démolis-
sant puis en reconstruisant. Le changement de nom de rue témoigne d’un
changement profond de société, dont le colonel est la victime. Il ne le
sait pas encore, mais va le découvrir peu à peu. La rue a repris son nom
d’avant la Révolution, gommant ainsi les périodes antérieures, dont l’Em-
pire : elle portait alors le nom du duc d’Antin, fils de Mme de Montespan,
très zélé courtisan de Louis XIV. Cette rue qui porte les marques de l’His-
toire, a plusieurs fois changé de nom : elle est devenue rue Mirabeau pen-
dant la Révolution, en 1791, puis rue du Mont-Blanc en 1793 (le dépar-
tement du Mont-Blanc venait d’être réuni à la France en novembre 1792).
Elle a donc, sous la Restauration, retrouvé son nom d’Ancien Régime, en
1816 (cf. note de votre édition, p. 76).
Exclu des beaux quartiers où il vivait autrefois, le colonel Chabert vit
désormais dans un quartier pauvre de la périphérie. Son logis, tel le quar-
tier où il se trouve, est miséreux et délabré. Dans les romans de Balzac,
les lieux sont à l’image des personnages, les façonnant ou les révélant.
Le colonel et la comtesse vivent ainsi dans des lieux opposés qui sont le
reflet de leur mode de vie.

Gustave Caillebotte, Rue de Paris ; temps de pluie, 1877. © akg-images / Erich Lessing.

Séquence 3 – FR20 33

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2. D
 es lieux opposés,
à l’image des personnages
Chabert vit dans le faubourg Saint-Marceau. Ce faubourg (Saint-Marceau
ou Saint-Marcel) qui se trouvait autrefois dans le 12e arrondissement,
actuellement dans le 13e, était « le plus pauvre de Paris ». Jean Valjean,
dans Les misérables, s’y réfugie après avoir enlevé Cosette aux Thénar-
dier (cf. note de votre édition p. 81). C’est un quartier excentré, consi-
déré comme hors de Paris, presque la campagne (ibidem) sans, mani-
festement, en avoir les charmes, comme on le voit lorsque Derville le
découvre, horrifié par ce «  spectacle ignoble  » (p.  81-83). Ce quartier,
à l’origine (dans l’antiquité romaine), abritait une vaste nécropole. On
l’a longtemps appelé terre des morts à cause de cela. On constate en
effet que les murs sont bâtis « avec des ossements et de la terre ». On
ignore de quels ossements il s’agit mais ce détail contribue à l’impres-
sion désagréable et morbide que donne, dès le début, la description de
ce lieu. Sa situation excentrée, sa pauvreté et son lien avec les morts
font de ce quartier où vit le colonel un lieu hautement symbolique. Tout,
dans la description qu’en fait le narrateur, selon le point de vue de Der-
ville, en révèle l’aspect miséreux (il y a dans ce passage trois occurrences
du mot misère). Tout est en ruine, « aucun des matériaux n’y avait eu sa
vraie destination, ils provenaient tous des démolitions qui se font jour-
nellement dans Paris » (p. 82). L’endroit est sale : « entre la porte et la
maison s’étendait une mare pleine de fumier où coulaient les eaux plu-
viales et ménagères » (p. 82). Le narrateur emploie à plusieurs reprises
le présent de vérité générale. Paris est souvent décrit par Balzac comme
un monstre qui broie les individus. Il décrit la masure où vit Chabert
comme « l’une de ces masures bâties dans les faubourgs de Paris, et qui
ne sont comparables à rien, pas même aux plus chétives habitations de
la campagne, dont elles ont la misère sans en avoir la poésie […] mais, à
Paris, la misère ne se grandit que par son horreur » (ibidem). La ville est
personnifiée : « comme presque tous les endroits où se cuisinent les élé-
ments du grand repas que Paris dévore chaque jour » (p. 83). La chambre
où vit Chabert est aussi miséreuse que l’extérieur. On la découvre peu à
peu lorsque Deville y entre, suivant le regard de l’avoué qui passe d’un
objet à l’autre (p. 84-85).
La comtesse, en revanche, vit dans les beaux quartiers. Cette opposi-
tion entre les deux lieux est mise en valeur par leur éloignement géogra-
phique au moment où les deux époux partent de chez eux pour se rendre
à l’étude de Derville, rue Vivienne : « les époux (...) partirent des deux
points les plus opposés de Paris » (p. 104).

34 Séquence 3 – FR20

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arrondissements actuels
arrondissements
avant 1860 18
17 19

9 II III 10
8 V
I 2 VI
16 1 3 20
IV VII 11
7
X 4 IX VIII
6
XI 5
15 XII
12

14
13

Carte des arrondissements de Paris.

3. L
 e faubourg Saint-Marceau
et le faubourg Saint-Germain
Le faubourg Saint-Germain est le symbole de la réussite sociale parfaite
de la comtesse, comme le faubourg Saint-Marceau l’est de l’exclusion
du colonel. Il est évoqué au moment où Derville réfléchit à la situation
du comte et de la comtesse Ferraud (p.  94-95). Ce faubourg, qui se
situait autrefois dans le 10e arrondissement et maintenant dans le 7e,
représente à lui seul, de façon métonymique10, toute la noblesse de la
Restauration : « quand le faubourg Saint-Germain sut que le mariage du
jeune comte n’était pas une défection… » (p. 96). Il est, en effet, « le fief
de l’aristocratie » et l’adresse du comte Ferraud reflète parfaitement sa
situation sociale  : tout près de la plus haute marche (cf. note, p.  99).
Toutes les familles nobles de La Comédie humaine y vivent. Dans le cha-
pitre IV de La duchesse de Langeais, le narrateur déclare : « le faubourg
Saint-Germain a la splendeur de ses hôtels, ses grands jardins, leur
silence jadis en harmonie avec la magnificence de ses fortunes territo-
riales ». Le quartier et l’hôtel particulier où réside la comtesse Ferraud
(rue de Varenne) sont peu décrits mais quelques éléments luxueux suf-
fisent pour que le lecteur puisse imaginer l’ensemble. Derville la trouve
au milieu de matières précieuses qui brillent : « l’argent, le vermeil, la
nacre, étincelaient sur la table » ; tout est beau et raffiné : « des fleurs
curieuses […] dans de magnifiques vases en porcelaine  » (p.  100). La

10.Métonymie : figure de style qui consiste à remplacer un terme par un autre qui est lié au premier par un rapport
logique. Ex : le contenant pour le contenu (Boire un verre), le symbole pour la chose (Les lauriers, pour la gloire),
l’écrivain pour son œuvre (Lire un Balzac)

Séquence 3 – FR20 35

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jolie comtesse, dans son « élégant peignoir » vit dans un univers en har-
monie avec sa beauté. Dans une phrase, à structure binaire (les deux
parties comportent, l’une 12 et l’autre, 13 syllabes), le narrateur oppose
la situation des deux époux : d’un côté, l’une vit « au sein du luxe, au
faîte de la société  », et l’autre «  chez un pauvre nourrisseur au milieu
des bestiaux ». Derville est scandalisé, comme on peut le voir grâce à la
métaphore des « dépouilles » de Chabert dont la comtesse s’est entou-
rée : « en voyant la femme du colonel Chabert riche de ses dépouilles »
(p. 100).
Le troisième lieu parisien symbolique est l’étude de l’avoué, rue Vivienne,
qui apparaît à plusieurs reprises dans le roman et, notamment, dans l’in-
cipit. C’est le lieu clé de l’intrigue, qui représente à la fois la transaction
entre les deux époux et la justice. Il se trouvait dans le 4e arrondissement
qui correspond à l’actuel 2e arrondissement.

4. L’étude de l’avoué, un lieu de perdition


L’étude d’avoué est un lieu essentiel à la fois stratégique et symbolique.
C’est aussi un lieu complexe, à la fois lieu d’observation, lieu de vie et
lieu de justice décrit comme étant sale.
Un lieu de vie : dans l’incipit in medias res, l’étude apparaît comme un
lieu de vie à l’ambiance joyeuse et détendue. On y travaille, on y plai-
sante, on y mange.
Un lieu d’observation : c’est de la fenêtre de ce lieu, en effet, qu’est vu le
colonel pour la première fois : « Allons ! encore notre vieux carrick ! », et c’est
dans ce lieu qu’il apparaît aussi pour la première fois : « Un coup frappé à
la porte de l’étude… » (p. 49). La première description que nous avons du
colonel est faite par les avoués. Plus tard, dans un passage qui fait écho
à celui-ci, les époux se retrouveront dans cette même étude, où ils seront
observés de la même manière, curieuse et moqueuse (p. 105-106). L’es-
pace est théâtralisé : ce sont des dialogues au discours direct ; les avoués
observent et commentent ce qu’ils voient comme des spectateurs ou le
chœur dans une comédie antique. Les personnages peuvent s’y cacher
(dans les coulisses) et y apparaître de façon théâtrale, comme Chabert qui,
dissimulé, écoute la conversation entre Derville et la comtesse (p. 108).
Et c’est surtout un lieu de justice (cf. la critique de la justice). Cet « antre
de la chicane » fait l’objet d’une longue description qui met en valeur sa
saleté, symbole des intrigues sordides qui y sont exposées. Le fait que
Chabert y soit vu pour la première fois annonce sans doute sa triste fin.
Pour garder sa pureté et éviter de s’enliser dans ces égouts, il abandon-
nera la bataille.
Il existe dans le roman d’autres lieux stratégiques apparemment oppo-
sés (leur aspect étant radicalement différent) mais où se passent des
événements sordides. C’est le cas de l’étude de Derville et de la pro-
priété campagnarde de la comtesse (à Groslay)

36 Séquence 3 – FR20

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C Les lieux de l’échec
1. G
 roslay, un magnifique piège
sous forme de décor de théâtre
Groslay est, contrairement à l’étude et, paradoxalement, décrit comme
un lieu agréable et paisible. C’est pourtant là qu’a lieu « l’assassinat »
du colonel. Cet endroit est à l’image de la comtesse et de la comédie
qu’elle y joue. Beau à l’extérieur, c’est un véritable décor de théâtre,
il est le lieu du crime, où se dissimulent vices et cruauté. La comtesse
a tout prévu : « le colonel vit, en arrivant, tous les apprêts que néces-
sitaient son séjour et celui de sa femme  » (p.  113). Elle a choisi cette
« délicieuse maison » pour la transformer en piège dans lequel le colonel
doit tomber. Tout est calculé : le banc sur lequel elle s’assoit de façon à
recréer une entrevue entre amoureux : Elle « alla s’asseoir sur un banc
où elle était assez en vue pour que le colonel vînt l’y trouver aussitôt
qu’il le voudrait  » (p.  115). Jusqu’au coucher du soleil  : le lieu et l’at-
mosphère qui y règne sont paradisiaques : « la soirée était une de ces
soirées magnifiques et calmes dont les secrètes harmonies répandent,
au mois de juin, tant de suavité dans les couchers du soleil » ; « L’air
était pur et le silence profond… on pouvait entendre dans le lointain du
parc les voix de quelques enfants qui ajoutaient une sorte de mélodie
aux sublimités du paysage » (p. 115). La vue est magnifique : « il monta
dans le cabinet aérien dont les rosaces de verre offraient la vue de cha-
cune des ravissantes perspectives de la vallée » (p. 120). Cela permet
à la comtesse de créer « un tableau » touchant : « le soldat fut séduit
par les touchantes grâces d’un tableau de famille, à la campagne, dans
l’ombre et le silence » (p. 118). C’est l’ultime piège, le coup de grâce :
« il prit la résolution de rester mort » (ibidem). Et ceci, jusqu’au moment
où le décor s’écroule. Tel un paravent dans une scène de comédie ou
de drame, derrière lequel se cache un personnage, le kiosque fait office
de cachette, permettant d’entendre et de voir sans être vu. C’est là que
le colonel va tout découvrir (p.  119). Jusqu’à la fin, la comtesse tente
de maintenir le décor et son rôle de comédienne. Elle se place là où la
vue est la plus belle : « la comtesse examinait le paysage et gardait une
contenance pleine de calme » (p. 120).

2. Les derniers lieux


L’antichambre du Greffe est l’avant-dernière étape de l’itinéraire du colo-
nel, devenu mendiant et condamné pour vagabondage. Le lieu est peu
décrit mais il prend aussitôt une dimension symbolique. Faisant écho à
l’étude d’avoué, il est, lui aussi, comparé à un égout « ce terrible égout
par lequel passent tant d’infortunes ». Moins décrit que l’étude, il en est
le prolongement et offre l’occasion d’une réflexion plus générale sur la
misère et la justice. Deux techniques balzaciennes apparaissent dans
ces évocations de lieux liés à la justice. Le premier lieu, l’étude, a été

Séquence 3 – FR20 37

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assez longuement et précisément décrit pour que le lecteur puisse à la
fois l’imaginer et en saisir la dimension métaphorique. L’antichambre
du Greffe est beaucoup moins décrite, et évoquée de façon plus abs-
traite et métaphorique. Il s’agit pour le lecteur de lire avec l’écrivain le
message que lui-même a su décrypter en ce lieu. Dans ce lieu de per-
dition, le colonel garde toute sa fierté et sa noblesse : « Le vieux soldat
était calme, immobile, presque distrait. Malgré ses haillons, malgré la
misère empreinte sur sa physionomie, elle déposait d’une noble fierté »
(p. 122).
L’Hospice de la Vieillesse est la dernière étape de la triste vie du colo-
nel Chabert. L’endroit où se trouvent «  deux mille malheureux  » n’est
pas décrit. C’est Derville qui s’étonne de la forme circulaire qu’a prise
la destinée du colonel Chabert. Parti de rien, il retourne au néant  :
« sorti de l’hospice des Enfants trouvés, il revient mourir à l’hospice de
la Vieillesse » (p. 128).

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Chapitre
Un héros à l’existence
4 problématique
A Le colonel Chabert : de la quête
de soi à la perte de soi
Questions de lecture cursive
1 Qui est le colonel Chabert ? Qu’est-il devenu grâce à Napoléon ?

2 Comment s’est déroulée sa tentative de retrouver une identité ?

3 Pourquoi et comment a-t-elle échoué ?

Pour traiter ces questions, relisez :


– l’incipit (p. 45-46, 49, 52-54, 59). Étudiez quand et comment le colonel
apparaît. Relevez les expressions qui le désignent et soyez attentifs
aux regards qui sont posés sur lui. Comment est-il perçu par ceux qui
le rencontrent pour la première fois : les clercs puis Derville ?
– le récit rétrospectif du colonel à Derville (p. 63-76) ;
– le séjour à Groslay (p. 110-121).

Le personnage du colonel Chabert a perdu son identité lorsqu’il a été


inscrit sur la liste des morts de la bataille d’Eylau. L’essentiel de sa quête
est de retrouver cette identité. Cette quête fait partie à la fois des préoc-
cupations essentielles du personnage et des thèmes les plus importants
et les plus intéressants du roman. Elle renforce aussi l’originalité de ce
roman dont le nom du personnage éponyme est sans cesse en question.

Réponses

1. D
 e l’enfant trouvé au colonel Chabert,
fier de ses mérites
a) Un enfant trouvé
«  Je suis un enfant d’hôpital, j’avais un père, l’Empereur  ! Donnez-moi
le grade de général auquel j’ai droit ». Toute l’histoire de Chabert réside
dans cette phrase. Le colonel est un enfant trouvé, abandonné par des
parents inconnus. « Si j’avais eu des parents, tout cela ne serait peut-être
pas arrivé ; mais il faut vous l’avouer, je suis un enfant d’hôpital » (p. 74),
dit le colonel au cours du récit rétrospectif qu’il fait lui-même de sa vie. Il

Séquence 3 – FR20 39

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n’a donc, à l’origine, ni nom, ni famille. Il est seul et sans soutien, à la dif-
férence de ses contemporains à qui les parents ont donné à la naissance
un prénom et qui ont hérité de leur nom et, éventuellement, de leurs titres.

b) L’Empereur, un nouveau père


Mais il s’est, de façon originale, fabriqué sa propre identité, trouvé seul
une famille ; il ajoute en effet avec nostalgie : « un soldat qui pour patri-
moine avait son courage, pour famille tout le monde, pour patrie la France,
pour tout protecteur le bon Dieu  ». Fils de l’Empire, il perdra son père
lorsque l’Empire s’écroulera : « Je me trompe, j’avais un père, l’Empereur !
Ah ! s’il était debout, le cher homme ! et qu’il vit son Chabert, comme il
me nommait, dans l’état où je suis, mais il se mettrait en colère » (p.74).

c) « Moi, Chabert, comte de l’Empire »


À la différence des aristocrates de l’Ancien Régime ou de la Restauration,
comme le comte Ferraud, Chabert n’a pas d’arbre généalogique qui per-
mette de retrouver son nom et son titre. Mais il lui a été possible de se
faire un nom grâce à Napoléon qui n’hésitait pas à donner un titre et un
nom à ses soldats : « moi, Chabert, comte de l’Empire ! » dit-il fièrement
à Derville (p. 73). Il s’agit en effet d’une période particulière de l’histoire.
Après la Révolution, il était possible de se faire un nom, ce qui était inen-
visageable sous l’Ancien Régime où l’on héritait du nom et du titre de
ses ancêtres. Pour commencer, il n’est que Hyacinthe, dit Chabert. Ce
surnom devient un nom, auquel on attache le grade de colonel et le titre
de comte. Il acquiert une distinction : grand officier de la Légion d’hon-
neur. Il a donc conquis et mérité son nom lui-même, grâce à son courage,
et peut en être fier. Il évoque aussitôt cette identité indissociable de son
prestige militaire lorsqu’il se présente à deux reprises au début, car c’est
dans cette identité-là, de militaire au passé glorieux, qu’il se reconnaît.
Et c’est aussi cela qu’il réclame : « rendez-moi ma femme et ma fortune ;
donnez-moi le grade de général auquel j’ai droit, car j’ai passé colonel
dans la garde impériale, la veille de la bataille d’Eylau. » (p. 87). C’est
pourquoi, persuadé qu’il peut revendiquer une identité dont il s’enor-
gueillit, il dit encore fièrement « je » : « je commandais un régiment de
la cavalerie d’Eylau. J’ai été pour beaucoup dans le succès de la célèbre
charge que fit Murat, et qui décida le gain de la bataille » (p. 63). Plus
tard, il perdra cette fierté et son moi ne sera plus qu’un numéro.
La question de son identité est une des premières questions qui se pose
en effet dès l’apparition du colonel.

2. De la perte de soi à la quête de soi


a) Celui qui est mort à Eylau
La première fois qu’il apparaît dans le roman, il est vu selon le point de
vue des clercs de l’étude de la rue Vivienne. Ceux-ci, comme le lecteur,

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ignorent qui il est  : il est d’abord désigné par le vêtement qu’il porte,
ce qui l’annihile : « Allons ! encore notre vieux carrick ! », puis par une
périphrase : « un inconnu ». Sa venue est annoncée de façon totalement
impersonnelle par la phrase : « Un coup frappé à la porte de l’étude inter-
rompit le phrase de la prolixe requête » (p. 49). Il est, alors, à nouveau
désigné par la même périphrase, mais cette fois-ci, l’article défini rem-
place l’article indéfini. Les clercs l’ignorent comme s’il n’existait pas. Les
commentaires qu’ils font à son sujet après son départ tournent autour
de son apparence et de son identité. De quoi a-t-il l’air ? « d’un déterré ».
Qui est-il ? « quelque colonel », « un ancien concierge », « un noble »,
« un portier » (p. 53-54). Puis, lorsqu’ils le font revenir pour l’interroger
et qu’un court dialogue est instauré avec lui, le lecteur découvre qu’il
se nomme « Chabert » et prétend être « le colonel mort à Eylau ». Les
clercs rient, le croient fou. Cette première approche du personnage et ce
premier regard sur lui sont révélateurs : ils annoncent la nouvelle façon
que les gens ont de le considérer depuis qu’il est passé pour mort. Un
tel regard fait partie des thèmes essentiels de l’œuvre. Le mystère du
personnage prend ici toute son épaisseur puisque les doutes vont au
delà de son nom : c’est son existence même qui est remise en question :
«  le colonel Chabert est bien mort  », dit Godeschal (p.  56). Le colonel
tiendra les mêmes propos lorsqu’il se présentera à Derville qui, lui aussi,
le prendra pour « un fou » : « Celui qui est mort à Eylau » (p. 62). Dit-il
la vérité lorsqu’il prétend être le colonel Chabert ? Derville ira jusqu’à le
vérifier. Il est le seul à se désigner par son nom. Les autres personnages
et le narrateur lui-même le désignent autrement, par des périphrases ou
des termes génériques comme « le vieillard ». Dans le récit qu’il fait de
son passé à Derville, il insiste sur le fait qu’à chaque fois qu’il racontait
son histoire, on le prenait pour un fou et se moquait de lui : « mes cama-
rades de chambrée se mirent à rire » (p. 68), « traité de fou lorsque je
racontais mon aventure » (p. 69). Cette attitude le fait souffrir et le colo-
nel se présente d’emblée comme un personnage qui a trop souffert. La
difficulté à se faire reconnaître participe à cette souffrance : « Pendant
longtemps ces rires, ces doutes me mettaient dans une fureur qui me
nuisit et me fit même enfermer comme fou ». Cet enfermement pour folie
va le traumatiser. L’ombre de la folie le guette, la folie qui le ferait deve-
nir un étranger aux autres et à lui-même, un exclu à jamais du monde.
À chaque fois qu’un personnage fera allusion à l’asile de Charenton, le
colonel Chabert retrouvera ses anciennes terreurs : Derville lui en parle
(p.  109) puis il entend la comtesse dire  : «  Il faudra donc finir par le
mettre à Charenton » (p. 119). À force de voir les autres douter de lui,
il finit par douter lui-même de son identité. Il l’avait d’ailleurs oubliée
après la bataille d’Eylau. « Je suis resté pendant six mois entre la vie et
la mort… j’étais sorti du ventre de la fosse aussi nu que de celui de ma
mère ; en sorte que, six mois après, quand, un beau matin, je me souvins
d’avoir été le colonel Chabert… » (p. 68). Dans ce passage, on trouve en
outre une métaphore surprenante qui assimile la fosse dans laquelle il
a été enterré au ventre d’une mère. En dehors du fait qu’il s’agit pour lui
d’une renaissance, cette image de la matrice peut paraître effrayante.
Le colonel n’a pas connu sa mère, il a été abandonné. La femme qu’il

Séquence 3 – FR20 41

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a aimée et épousée, non seulement le rejette, mais encore veut le voir
disparaître. Balzac a lui-même été plus que déçu par sa mère. Mis en
nourrice dès sa naissance, puis confié à une pension, il s’est senti aban-
donné par sa mère qui lui préférait son frère Henri. L’image de la femme
dans ce roman est, en effet, des plus négatives, comme nous le verrons
dans un chapitre consacré au personnage de la comtesse, archétype de
la cupidité, de l’opportunisme et de l’hypocrisie.

b) « Je voudrais n’être pas moi »


Le fait qu’il perde la déclaration « en vue d’établir (son) identité » peut
sembler une perte symbolique. Son identité part à la dérive en quelque
sorte, restée enfouie sous la terre à Eylau. Lui-même finit par en douter
et, prenant une étonnante distance avec lui-même, parle de lui à la troi-
sième personne : « l’on riait au nez de cet homme dès qu’il prétendait
être le colonel Chabert » (p. 69). Il comprend ce que ressentent les gens
« il y avait des raisons suffisantes pour faire coffrer un homme » et donc
la difficulté qu’il va avoir à se faire reconnaître. Il finit par renoncer à dire
qui il est et par douter lui-même de son identité. Il traduit cela par une
hyperbole : « après avoir entendu mille fois mes gardiens disant : « Voilà
un pauvre homme qui croit être le colonel Chabert  », je fus convaincu de
l’impossibilité de ma propre aventure, je devins triste, résigné, tranquille,
et renonçai à me dire le colonel Chabert » (ibidem). Ainsi, cette difficulté
à se faire reconnaître s’intériorise. C’est lui qui désormais se sépare de
lui-même. C’est à ce moment-là qu’il dit : « Je voudrais n’être pas moi »
(p. 70) ; il imagine alors ce qui se serait passé s’il était devenu amné-
sique (ibidem). Il lui semble qu’il est mort deux fois. Une première fois à
Eylau, une seconde fois, c’est la société et la bureaucratie judiciaire qui
le condamnent à mort. Il traduit cette impression par des métaphores,
des anaphores et une gradation : « J’ai été enterré sous des morts, mais
maintenant je suis enterré sous des vivants, sous des actes, sous des
faits, sous la société tout entière, qui veut me faire rentrer sous terre ! ».
Cette perte de soi est liée à un autre thème très important du roman :
Chabert se rend compte, petit à petit, qu’il n’y a plus de place pour lui
dans cette nouvelle société. Lui qui était si fier du nom et du renom qu’il
avait acquis : « moi, Chabert, comte de l’Empire », le voilà « jet(é) sur le
pavé comme un chien » (p. 73).
De plus, dans la suite de son récit, Chabert se présente comme étant
devenu lui-même méconnaissable et peu attirant, voire repoussant,
comme le montre l’expression « face de requiem » qui s’oppose à son
allure passée : « moi qui jadis passais pour le plus joli des muscadins »
(p. 72-73). Ainsi, non seulement les étrangers ne le croient pas et refusent
de reconnaître en lui celui qu’il prétend être, mais encore il se heurte au
doute ou au reniement de ceux qu’il a connus autrefois, comme Boutin et
son épouse. Lorsqu’il rencontre son ami Boutin, celui-ci ne le reconnaît
pas : « Il lui fut impossible de deviner qui j’étais ». La réaction hilare de
Boutin en entendant son nom le chagrine  : «  J’étais donc méconnais-
sable même pour l’œil du plus humble et du plus reconnaissant de mes

42 Séquence 3 – FR20

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amis ! » (p. 73). Le narrateur analyse lui-même l’état étrange de dépos-
session de soi dans laquelle se trouve son héros : « L’ego, dans sa pen-
sée, n’était plus qu’un objet secondaire » (p. 71).
Sa relation à soi est donc liée à sa relation aux autres. C’est le regard
d’autrui (que ce soit un regard individuel ou collectif, celui de toute une
société) qui le conduit à continuer ou à abandonner la quête de son
identité perdue. C’est pour cette raison que le colonel va être touché par
l’attitude de Derville à son égard.

c) U
 ne seconde résurrection : l’espérance,
la quête difficile de soi
Le narrateur traduit les nouvelles espérances de Chabert par la méta-
phore de la sortie du tombeau, de prison mais aussi, comme nous
l’avons vu, du ventre de sa mère  : «  il sortait une seconde fois de la
tombe, il venait de fondre une couche de neige moins soluble que celle
qui jadis lui avait glacé la tête, et il aspirait l’air comme s’il quittait un
cachot » (p. 72).
En effet, seul Derville l’écoute, s’intéresse à lui et accepte de le croire.
Une telle attitude le bouleverse et renforce son désir de retrouver son
identité. C’est, en effet, le but de sa démarche et, comme nous l’avons
vu précédemment, cela a toujours été son plus grand désir depuis la
bataille d’Eylau. C’est même une obsession, une des ces passions que
décrit Balzac et qui s’emparent totalement d’un personnage. «  Vous
êtes, dit le colonel d’un air mélancolique, la seule personne qui m’ait si
patiemment écouté ». La politesse de Derville le fait pleurer : « Veuillez,
s’écria le malheureux vieillard en prenant la main du jeune homme,
voilà le premier mot de politesse que j’entends depuis…  ». Le colonel
pleura. La reconnaissance étouffa sa voix » (p. 71). Une telle émotion lui
redonne goût à la vie et le fait renaître. Il sera troublé de la même façon,
lorsqu’à dessein, la comtesse l’appellera «  monsieur  » lors de leurs
retrouvailles (p. 110). Désormais ragaillardi, le colonel Chabert va, aidé
de Derville, tâcher d’obtenir de la société et de la comtesse Ferraud une
reconnaissance officielle. Cette quête occupe toute la seconde partie du
roman et aboutit à un échec. Il désire retrouver son nom, ses titres, sa
femme, sa fortune, comme nous l’avons évoqué précédemment en citant
cette phrase : « Rendez-moi ma femme et ma fortune… » (p. 87). Mais ce
discours et ce passé militaire qui fixent son identité sont désormais en
quelque sorte passés de mode. Dans sa quête, en effet, il se heurte à un
monde qui veut le voir mort, et à une justice qu’il ne comprend pas. En
cela, d’une façon très insidieuse, la société est complice de son épouse.
L’Empereur est parti, l’Empire est mort avec lui ; que le colonel Chabert
soit mort, lui aussi, arrange tout le monde. « Je veux, je ne veux pas de
procès, je veux… », dit la comtesse. Derville lui coupe la parole, mettant
ainsi en lumière ses vrais désirs : « Qu’il reste mort » (p. 108). Le colo-
nel Chabert dira plus tard : « Les morts ont donc bien tort de revenir ? »
(p. 112). Le colonel décide de se battre lorsque la comtesse feint de ne

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pas le reconnaître. Il utilise les mots et la vérité comme armes. Un des
seuls moyens de se faire reconnaître alors par son épouse est de dénon-
cer son identité première et ainsi de remette en cause  la nouvelle, la
comtesse étant une « parvenue » : « Ah ! dit le vieillard d’un ton profon-
dément ironique, voulez-vous des preuves ? Je vous ai prise au Palais-
Royal… » Pour retrouver son nom et en faire reconnaître la légitimité et la
dignité, le colonel se voit contraint de révéler les origines de son épouse,
alors qu’elle en a honte et désire à tout prix les effacer. Dans cette lutte
entre les deux époux, il n’y a de place que pour un seul vainqueur. La
comtesse, blessée, outragée par ces propos, le sait. Elle va mettre en jeu
tout l’arsenal de la séduction et du mensonge pour l’emporter, en exploi-
tant les qualités de son époux : sa bonté, sa sensibilité, sa magnanimité.
À ce jeu parfaitement déloyal, elle va gagner et conduire peu à peu le
colonel Chabert à renoncer à sa quête.

3. Du sacrifice de soi au renoncement à soi


a) La perte progressive de soi
La comtesse met tout en œuvre pour émouvoir le colonel et ainsi l’affai-
blir. Elle se montre douce, prévenante, et l’un de ses pièges consiste à le
faire revenir vers leur passé commun. La scène commence ainsi : « Venez,
monsieur, lui dit-elle en lui prenant le bras par un mouvement semblable à
ceux qui lui étaient familiers autrefois » (p. 110). Cette attitude réussit aus-
sitôt : « L’action de la comtesse, l’accent de sa voix redevenue gracieuse,
suffirent pour calmer la colère du colonel qui se laissa mener jusqu’à la
voiture » (p. 110). L’emploi de l’expression « se laisser mener » est ici signi-
ficatif. Dès le début de leur entrevue, ce n’est pas le colonel qui dirige, mais
elle. Une fois le colonel pris au piège de son affectivité, revenu vers ses
anciennes amours, elle va peu à peu le faire renoncer à lui-même, l’un des
premiers points étant de ne plus la considérer comme une épouse mais
comme sa fille. Lorsqu’il dit avec amertume  : «  Les morts ont donc bien
tort de revenir ? », elle lui répond : « Oh ! monsieur, non, non ! (...) S’il n’est
plus en mon pouvoir de vous aimer, je sais tout ce que je vous dois et puis
vous offrir encore toutes les affections d’une fille  » (p.  112). Elle lui fait
ainsi perdre progressivement en quelque sorte des morceaux de lui-même
jusqu’à l’anéantir complètement, ce qui se traduit par cette allusion,
récurrente dans le roman, à la fosse d’Eylau, métaphore de la mort : « La
comtesse lui lança un regard empreint d’une telle reconnaissance que le
pauvre Chabert aurait voulu rentrer dans sa fosse d’Eylau » (p. 113). Dans
l’analyse que le narrateur, adoptant ici un point de vue omniscient, fait de
la comtesse, nous trouvons cette phrase  : « certes elle voulait l’anéantir
socialement  » (p.  114). L’emploi du verbe «  anéantir  » est à prendre au
sens propre : réduire à néant. Le combat qui se joue dans cette scène est
bien un duel à mort. La comtesse l’a compris et peut sembler très habile en
s’exclamant insidieusement : « Hélas, dit-elle à haute voix, je voudrais être
morte ! Ma situation est intolérable… » (p. 115). Le colonel avait employé
le même adjectif pour qualifier ce qu’il ressentait.

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b) Le sacrifice de soi par amour
La comtesse a très bien compris que le colonel donnera sa vie pour la
sauver. Peu à peu, en effet, le colonel, heureux de sacrifier son bonheur
par amour, se défait de son identité : « Ma chère, dit le colonel en s’em-
parant des mains de sa femme, j’ai résolu de me sacrifier entièrement
à votre bonheur » (p. 116). Ce à quoi elle répond : « Songez donc que
vous devriez alors renoncer à vous-même » (p. 116). Celui-ci accepte en
disant, filant la métaphore : « je dois rentrer sous terre » (p. 117). Puis,
le colonel demeurant fidèle à ces propos, nous lisons : « il prit la résolu-
tion de rester mort » (p. 118). Si bien que lorsque le colonel comprend,
à la fin de la scène, qu’il a été trahi et décide de renoncer à sa quête, le
chemin vers un tel renoncement était déjà amorcé.

c) Le renoncement à soi par dégoût


Il n’y renonce plus par désir de se sacrifier par amour, mais par lassitude
et dégoût. Le narrateur utilise la métaphore filée du goût amer d’une
boisson empoisonnée  : «  Dès ce
moment, il fallait commencer avec
cette femme la guerre odieuse dont lui
avait parlé Derville (…) se nourrir de
fiel, boire chaque matin un calice
d’amertume (…) Il lui prit un si grand
dégoût de la vie, que s’il y avait eu de
l’eau près de lui il s’y serait jeté  »
(p. 120). Le colonel ne se contente pas
d’être tenté par le suicide, il décide de
disparaître : « Je ne réclamerai jamais
le nom que j’ai peut-être illustré. Je ne
suis plus qu’un pauvre diable nommé
Hyacinthe, qui ne demande que sa
place au soleil. Adieu…  » (p.  120).
L’emploi dans cette phrase de l’ad-
verbe «  peut-être  » est significatif. Il
n’est même plus sûr d’être digne de ce
nom qu’il estimait avoir acquis grâce à
ses mérites. Nous lisons à la page sui-
vante  : «  Chabert disparut en effet  »
(p. 121). Le narrateur, abandonnant le
point de vue omniscient, plonge le lec-
teur dans l’ignorance  : «  Peut-être le
colonel s’adonna-t-il d’abord à quelque
industrie du même genre… » (ibidem).
Cette disparition du colonel Chabert
est manifeste à la fin du roman puisque
lui-même ne se reconnaît plus dans ce
Gravure de Bertall, Illustration pour Le colonel Chabert nom qu’il a tant revendiqué. La phrase
de Honoré de Balzac. © Roger-Viollet. qu’il prononce devant son épouse « Je

Séquence 3 – FR20 45

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ne suis plus qu’un pauvre diable nommé Hyacinthe qui ne demande que
sa place au soleil » (p. 120) n’est pas une phrase dite au hasard sous
l’effet du désespoir, mais une vision prophétique de son avenir. Lorsque
Derville et Godeschal le retrouvent à deux reprises, il est désigné de la
même façon qu’au début de l’histoire : « le vieux soldat, le vieillard…
puis un vagabond nommé Hyacinthe  ». Lui-même se désigne sous ce
prénom d’autrefois : «  Pas Chabert ! pas Chabert ! Je me nomme Hya-
cinthe  » (p.  127). Et il ajoute  cette phrase qui révèle son anéantisse-
ment  : «  Je ne suis plus un homme, je suis le numéro  164, septième
salle » (ibidem). Et enfin, son désir de mourir et de nier un passé trop
douloureux est manifeste dans la dernière phrase ambiguë qu’il pro-
nonce : « Vous allez voir le condamné à mort ? dit-il après un moment de
silence. Il n’est pas marié, lui ! Il est bien heureux. » (ibidem).
Cette quête se solde par un terrible échec. Le roman va même au delà
de cet échec, puisque le colonel Chabert est finalement anéanti. Un tel
dénouement peut-être considéré comme désespéré.

Document complémentaire
Pour clore cette étude, voici une poème de Baudelaire qui fait écho au
personnage du colonel.

La cloche fêlée

Il est amer et doux, pendant les nuits d’hiver,


D’écouter, près du feu qui palpite et qui fume
Les souvenirs lointains lentement s’élever
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.

Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux


Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,
Jette fidèlement son cri religieux,
Ainsi qu’un vieux soldat qui veille sous la tente !

Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis


Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie

Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie


Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts.
Baudelaire, Les Fleurs du mal.

46 Séquence 3 – FR20

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3. Lecture analytique du portrait de Chabert
Vous allez réaliser une lecture analytique du portrait du colonel Chabert
(de « Le jeune avoué demeura pendant un moment stupéfait » à « qu’au-
cune parole humaine ne pourrait exprimer », (pp. 60-61).

Lisez ce passage, puis écoutez-le sur votre CD audio où il est lu par un


acteur. Relisez-le vous-même ensuite.

Méthodologie

Voici les cinq étapes du travail que vous allez réaliser.


a) Lisez tout d’abord la Fiche méthode consacrée à l’explication du texte
descriptif, en fin de chapitre.
b) R
 épondez ensuite aux questions. N’hésitez pas à surligner votre texte en
utilisant différentes couleurs.
c) En vous appuyant sur les réponses, dégagez un plan de lecture analy-
tique.
d) Rédigez une introduction grâce au Point méthode qui vous sera donné.
e) Rédigez le développement et la conclusion.

Exercice autocorrectif n° 1


Questions pour préparer la lecture analytique
1 Quel(s) est (sont) le (les) point(s) de vue adopté(s) ?

2 À quels temps et modes sont les verbes conjugués ?

3 Le personnage est-il immobile ou en mouvement  ? Comment est


construit le portrait ?
4 Comment le personnage est-il habillé ?

5 Que dissimule le chapeau du vieillard ?

6 En quoi ce portrait ressemble-t-il à un tableau ?

7 Quelles sont les couleurs dominantes dans ce portrait ?

8 Relevez les champs lexicaux dominants.

9 Le portrait est-il uniquement physique ou est-il aussi moral ?

 Quelle atmosphère le narrateur a-t-il cherché à créer ?

Exercice autocorrectif n° 2


Élaborer un plan
À partir des idées mises en évidence, dégagez un plan de lecture analy-
tique, comportant deux ou trois axes d’étude.

Séquence 3 – FR20 47

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Exercice autocorrectif n° 3
Découvrir la structure d’une introduction
Après avoir lu le Point méthode sur l’introduction, proposez-en une pour
présenter l’extrait du Colonel Chabert.

Méthodologie

L’introduction comporte trois étapes.


E Dans la première partie, il faut indiquer le titre, l’auteur, la date de paru-
tion ainsi que la situation du passage à étudier dans l’œuvre.
E Dans la seconde, il faut exposer le contenu de l’extrait et ce qui en fait
l’intérêt, c’est-à-dire sa problématique.
E Dans la troisième, il faut indiquer le plan de la lecture.
Il faut partir de l’idée que le lecteur n’est censé savoir ni quel est le texte
ni comment vous allez procéder pour l’analyser. Il faut donc lui fournir tous
ces éléments dans l’introduction.

Exercice autocorrectif n° 4


Rédiger la lecture analytique et sa conclusion
À vous maintenant de rédiger le développement de cette lecture et sa
conclusion.
➠ Reportez-vous aux corrigés des exercices 1 à 4, à la fin du chapitre

Document iconographique complémentaire :


 

un tableau de Rembrandt
Rembrandt (1606-1669), peintre, graveur et dessinateur, est considéré
comme l’un des plus grands peintres de son temps. Il a marqué l’histoire
de la peinture par une technique remarquable du clair-obscur qui lui a
permis d’accentuer les expressions et les sentiments des personnages et
d’approfondir les effets dramatiques des scènes dépeintes.
Voici l’un de ses tableaux, intitulé La leçon d’anatomie. Rembrandt a peint
ce tableau en 1632, il a alors 26 ans et sa carrière commence. La scène
représente le Docteur Nicolaes Tulp entouré d’un groupe de chirurgiens.
Le tableau fait partie d’une série de portraits de groupe commandés par la
confrérie des chirurgiens. La leçon d’anatomie était un événement annuel
exceptionnel, la dissection publique d’un criminel était un moment en soi.
Rembrandt fait preuve d’un talent certain dans cette représentation d’un
très grand réalisme. Vous noterez que l’on voit à peine le décor, plongé
dans l’obscurité. L’utilisation de la lumière et des contrastes permet
de faire du cadavre « l’événement » du tableau. Il constitue un foyer de
lumière, mis en relief par les vêtements noirs des chirurgiens dont les
visages apparaissent aussi mis en valeur par la lumière et les collerettes
blanches de leurs tenues.

48 Séquence 3 – FR20

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Rembrandt, La leçon d’anatomie du docteur Nicolaes Tulp, 1632. © akg-images.

B Le colonel Chabert :
« enterré vivant »
Préparer la lecture analytique
Vous allez réaliser une lecture analytique du portrait du colonel Chabert
(de « Lorsque je revins à moi » à « le jour, mais à travers la neige, mon-
sieur ! », pp. 66-67)
Lisez ce passage, puis écoutez-le sur votre CD audio où il est lu par un
acteur. Ensuite, relisez-le vous-même.
Ce texte, à la différence du texte précédent, proposé en lecture analy-
tique, n’est pas un portrait mais un récit à la première personne. Il doit
donc être étudié un peu différemment du texte descriptif.
a) Tout d’abord, relisez la Fiche méthode  : Expliquer un texte narratif,
puis posez-vous les questions suivantes :
– Qui est le narrateur ?
– À qui s’adresse-t-il, comment s’exprime-t-il et quel effet veut-il pro-
duire par son récit ?

Séquence 3 – FR20 49

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– Quels temps sont employés ? Pourquoi ?
– Ce récit est celui d’une aventure extraordinaire. Par quels procédés
le narrateur met-il en valeur sa peur, sa confusion, son énergie, son
courage et l’étrangeté terrifiante du monde qui l’entoure ?
– Pour la conclusion : ce récit est important. Pourquoi ? Quel éclairage
nouveau apporte-t-il sur le personnage principal et sur l’œuvre elle-
même ?

b) Ensuite, faites les relevés suivants et commentez-les.


1 Retrouvez les termes et expressions montrant que Chabert s’adresse
à Derville.
2 Retrouvez les termes et expressions, marques d’oralité.
3 Quels sens sont en jeu dans ce passage ? Dans quel ordre ? Pourquoi ?
4 Relevez les termes appartenant au champ lexical de la mort.
5 Quels sentiments éprouve le colonel quand il revient à lui ?

c) Enfin, proposez un plan de lecture analytique en deux axes, répon-


dant à la question suivante : montrez que ce passage est le récit, très
vivant, d’un souvenir traumatisant.

Proposition de lecture analytique


Introduction
Le Colonel Chabert met en scène un ancien soldat de l’Empire qui, gra-
vement blessé à la tête en 1807, lors de la bataille d’Eylau, a été consi-
déré comme mort et enterré vivant sous un monceau de cadavres. Au
début du roman, dans le récit rétrospectif de sa vie, il raconte à l’avoué
Derville ce qui lui est arrivé. Excellent narrateur, il parvient à peindre de
façon vivante l’horreur de cette situation et la terreur qu’il a ressentie.
Nous étudierons comment le colonel témoigne d’une expérience trauma-
tisante hors du commun.

I. L’art du récit
1. Un récit adressé à Derville
Bien que le colonel parle seul, il ne s’agit pas ici d’un monologue mais
d’un récit adressé à un autre personnage. En effet, le narrateur interpelle
son interlocuteur à plusieurs reprises : ainsi, dit-il au début, « Lorsque
je revins à moi, monsieur, j’étais dans une position et dans une atmos-
phère dont je ne vous donnerais pas une idée en vous entretenant
jusqu’à demain… » ; puis, il le fait de façon presque régulière au cours
du récit, invitant ainsi Derville à participer à son récit : « Mais, avec une
rage que vous devez concevoir », et : » monsieur, car me voici ! (…). Vous
me direz que (…) Enfin je vis le jour, mais à travers la neige, monsieur ! ».
Ces interpellations rendent le discours plus vivant. En outre, de la même
façon qu’au théâtre, nous retrouvons le principe de la double énoncia-
tion : ce discours adressé à Derville est aussi adressé au lecteur.

50 Séquence 3 – FR20

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2. Un récit personnel
Comme nous venons de le mentionner, il s’agit d’un récit personnel à la
première personne. Nous disposons donc d’un seul point de vue et le
«  je  » est omniprésent. Le colonel Chabert, comme dans un récit auto-
biographique, retranscrit ses impressions telles qu’il les a vécues dans
le passé. Et ceci est d’autant plus facile pour lui que cette expérience a
été tellement traumatisante qu’elle le poursuit encore dans le présent :
«  il y a des nuits où je crois encore entendre ces soupirs étouffés  !  ».
Certains verbes évoquent l’incertitude du personnage qui doute de ses
perceptions  : «  En ouvrant les yeux, je ne vis rien…  », «  J’entendis, ou
crus entendre, je ne veux rien affirmer », « Il paraît… ». Il ne comprend
pas tout : « par un hasard dont la cause m’était inconnue » et plus loin :
«  Mais je ne sais pas aujourd’hui comment j’ai pu parvenir à percer la
couverture de chair qui mettait une barrière entre la vie et moi ». Le récit
est en effet riche en perceptions visuelles, olfactives, auditives et tactiles,
que nous analyserons plus tard.
Dans ce texte qui se veut vivant, les marques d’oralité sont nombreuses,
les hyperboles aussi. Le ton du colonel est vif et ce récit situé au début du
roman, juste après l’étrange portrait qui a été fait du colonel, personnage
immobile, apparition quasi surnaturelle d’un mort vivant sorti de l’ombre,
nous révèle un autre aspect du personnage. Ainsi, grâce à son récit, il
reprend vie. C’est aussi le signe que le colonel n’existe qu’au passé, que
c’est ce passé qui le fait vivre, même si, comme c’est le cas pour ce pas-
sage, il raconte le moment où il fut enterré vivant. C’est pourquoi le lec-
teur vit avec intensité ces événements racontés. Entré dans l’intimité d’un
point de vue et d’une expérience vécue, il peut, malgré l’invraisemblance,
y croire. Les marques d’oralité permettent, à la fois, de rendre le discours
vivant et aussi de faire mieux connaître ce personnage. À l’image du mili-
taire qu’il est, il se montre courageux, combatif, énergique : « J’y allais
ferme, monsieur, car me voici ! », « Sans ce secours inespéré, je péris-
sais ! » et : « qui ne tenait à rien, le bras d’un Hercule ! Un bon os… ». Son
discours est vivant et imagé. La référence, au cœur de ce récit macabre,
au personnage d’Hercule, est amusante. De même, l’expression « je me
mis à travailler les cadavres » est imagée et spontanée.
Le lecteur peut aussi suivre les différentes étapes de ce récit qui est très
ordonné.

3. Un récit ordonné et cohérent


Le colonel retrace clairement les étapes de son calvaire, allant du réveil
à la libération, en passant par l’impression d’être dans une situation
désespérée qui, peu à peu, s’améliore. Ainsi, nous pouvons suivre ces
étapes. Tout d’abord, le colonel se réveille : « Lorsque je revins à moi ».
Mais il constate aussitôt avec angoisse qu’il manque d’air et ne peut
bouger : « Le peu d’air que je respirais était méphitique. Je voulus me
mouvoir, et ne trouvai point d’espace  ». Un tournant dans l’action est
introduit par l’adverbe de temps : « enfin » ; le soldat vient de trouver une
possibilité d’échapper à la mort : « Enfin, en levant les mains, en tâtant

Séquence 3 – FR20 51

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les morts, je reconnus un vide entre ma tête et le fumier humain supé-
rieur. Je pus donc mesurer… ». Alors il agit. Dans son récit, il décrit ses
actions successives : « En furetant avec promptitude (…), je rencontrai
fort heureusement un bras qui ne tenait à rien… ». Mais le temps presse.
Le colonel est en danger : « je périssais ». Soucieux de sa survie, il réa-
git une nouvelle fois, introduisant cette réaction par la conjonction de
coordination « mais » : « Mais, avec une rage que vous devez concevoir,
je me mis à travailler les cadavres… ». L’étape de la libération est intro-
duite par un nouvel enfin : « Enfin je vis le jour, mais à travers la neige,
monsieur ! ». De plus, le colonel met en scène ses actions successives
de façon rationnelle. Il donne des explications qui rendent cette histoire
plus crédible et plus facile à imaginer. Le moment où il comprend qu’il
a une chance inespérée de survivre, en trouvant un peu d’air à respirer,
est clairement expliqué  : «  Enfin en levant les mains, (…) je reconnus
un vide entre ma tête et le fumier humain supérieur. Je pus donc mesu-
rer l’espace qui m’avait été laissé par un hasard dont la cause m’était
inconnue. » Puis, il utilise une image très visuelle pour expliquer cela :
«  Il paraît, grâce à l’insouciance ou à la précipitation avec laquelle on
nous avait jetés pêle-mêle, que deux morts s’étaient croisés au-dessus
de moi de manière à décrire un angle semblable à celui de deux cartes
mises l’une contre l’autre ». Par la suite, toujours dans l’intention d’être
clair et bien compréhensible, il explique comment il s’est servi du bras
d’un cadavre comme d’un levier, pour se dégager un passage et sortir de
ce « tombeau ». Comme nous pouvons le constater, ces étapes sont évo-
quées de façon vivante. En racontant ces événements, le colonel les revit
avec la même intensité qu’autrefois et les fait vivre à Derville et au lec-
teur. Ainsi, respectant les règles du récit au passé, il introduit les chan-
gements par le passage de l’imparfait au passé simple, le premier expri-
mant une action durable, le second une action plus brève : « Lorsque je
revins à moi, monsieur, j’étais dans une position (…). Le peu d’air que
je respirais était méphitique1. Je voulus me mouvoir, et ne trouvai point
d’espace. » Le récit étant une succession d’actions assez rapides, il est
essentiellement au passé simple.
Cependant, ces passages rationnels sont entrecoupés d’autres passages
effrayants qui donnent à ce discours un aspect presque fantastique et
macabre. Cela rapproche l’histoire du colonel d’autres histoires connues
de personnages enterrés vivants. Il n’y a rien de plus effrayant pour un
vivant que d’être enfermé dans un tombeau, entouré de morts. Ce sou-
venir, en effet, est traumatique. La mort y apparaît sous deux aspects.
Elle est d’abord crainte : le colonel comprend aussitôt que s’il reste là,
sous terre, sans air, il va mourir asphyxié. Puis elle est physiquement
présente, à travers les cadavres qui l’entourent.

1. Voir Fiche méthode : Le vocabulaire de l’analyse littéraire.

52 Séquence 3 – FR20

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II. Un souvenir traumatisant inoubliable
1. L’angoisse de la mort
Pour introduire cette histoire incroyable et terrible, le colonel utilise, en
bon orateur, une prétérition et une hyperbole2 « j’étais dans une position
et dans une atmosphère dont je ne vous donnerais pas une idée en vous
en entretenant jusqu’à demain ». Le ton est donné.
Ainsi la menace de mort est mise en valeur par des superlatifs  : «  La
rareté de l’air fut l’accident le plus menaçant, et qui m’éclaira le plus
vivement sur ma position ». Ses sensations sont des plus fortes : « Mes
oreilles tintèrent violemment »…De tels procédés stylistiques soulignent
sa peur. Face à une telle peur, son instinct de survie va donner au colo-
nel l’énergie nécessaire pour se battre, malgré sa blessure qui le fait
démesurément souffrir : « Cette pensée m’ôta le sentiment de la douleur
inexprimable par laquelle j’avais été réveillé ». En qualifiant sa « dou-
leur » d’« inexprimable », il montre qu’elle est tellement forte qu’elle est
indescriptible, indicible. Mais l’angoisse de la mort l’emporte sur tout.
Le colonel exprime cette angoisse de mourir par des phrases binaires,
courtes et rapides, à l’imparfait puis au passé simple et au futur proche.
« Le peu d’air que je respirais était méphitique »3. Certaines sont antithé-
tiques : « Je voulus me mouvoir, et ne trouvai point d’espace. En ouvrant
les yeux, je ne vis rien. ». Nous avons déjà relevé les superlatifs qui sou-
lignent à quel point sa situation est extrême : « La rareté de l’air fut l’acci-
dent le plus menaçant, et qui m’éclaira le plus vivement sur ma position.
Je compris que là où j’étais, l’air ne se renouvelait point, et que j’allais
mourir ». Cette peur de succomber est constamment présente dans son
récit : « Sans ce secours inespéré, je périssais ! ». Et c’est aussi cette
peur qui lui donne de l’énergie, comme nous l’avons évoqué plus haut.
Son récit est ponctué de compléments de manière la montrant  : «  En
furetant avec promptitude », « avec rage », « avec habileté », « J’y allais
ferme ». Lui-même s’étonne de cette énergie qui a décuplé ses forces :
« Mais je ne sais pas aujourd’hui comment j’ai pu parvenir à percer la
couverture de chair ».
Sa situation est tellement angoissante qu’il a l’impression de faire partie
des morts qui l’entourent comme le montre l’emploi étonnant du pronom
personnel « nous » : « on nous avait jetés pêle-mêle » et « les cadavres
qui me séparaient de la couche de terre sans doute jetée sur nous ». Il
n’est donc pas seulement recouvert de terre, mais aussi recouvert de
cadavres.

2. Un récit morbide
Le soldat qu’est le colonel connaît cette peur de la mort que nous venons
d’étudier ; elle fait partie de son quotidien de soldat et il s’est battu contre
elle avec intelligence et courage. Mais être enterré vivant est insuppor-
table. Cette soudaine abolition des frontières entre les deux mondes,

2.-3. Voir Fiche méthode : Le vocabulaire de l’analyse littéraire.

Séquence 3 – FR20 53

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celui des vivants et celui des morts, provoque des angoisses que même un
soldat courageux a du mal à surmonter. Elle est au centre de tous les récits
fantastiques et récits d’épouvante, depuis Homère jusqu’à nos jours.

Dans le récit du colonel, cette angoisse est introduite par des percep-
tions visuelles et auditives. Au début de son récit, le colonel a indiqué
qu’il ne voyait pas : « En ouvrant les yeux, je ne vis rien ». Les perceptions
qui suivent vont être autres que visuelles. L’incapacité de voir renforce
l’angoisse du colonel, cette forme de «  cécité  » décuplant les pouvoir
de l’imagination. On est beaucoup plus certain de ce que l’on voit que
de ce que transmettent les autres sens, en l’absence de la vue. Ainsi, le
colonel introduit aussitôt le doute avec l’expression « je crus entendre » :
« Mes oreilles tintèrent violemment. J’entendis, ou crus entendre, je ne
veux rien affirmer, des gémissements poussés par le monde de cadavres
au milieu duquel je gisais ». L’expression « monde de cadavres » crée un
effet d’abondance et surtout l’idée que le colonel a changé de monde,
il est dans l’autre monde, celui des morts. Le verbe gésir (« je gisais »)
est un verbe qu’on emploie souvent pour les morts. Sur les tombes,
on trouve l’expression  : «  ci-gît  », qui précède le nom du mort et les
« gisants » sont des statues de morts placées sur les tombeaux. En par-
lant d’« une barrière entre la vie » et lui, il montre bien que les morts et la
terre sous lesquels il se trouvait le séparaient de la vie ; il était dans une
sorte « d’entre-monde » terrifiant. Cette première allusion aux morts est
abominable. L’idée que les morts puissent émettre des sons fait entrer le
récit puis le lecteur dans un monde effrayant, surnaturel. Le texte étant,
comme nous l’avons déjà vu, en perception interne, et le colonel relatant
ses perceptions et ses impressions de façon progressive, le lecteur est
peu à peu entraîné dans ce monde. Ainsi, nous avons d’abord «  mes
oreilles tintèrent violemment  » puis  : «  J’entendis, ou crus entendre,
je ne veux rien affirmer, des gémissements poussés par le monde de
cadavres ». Puis ces « gémissements » deviennent des « cris » : « Mais il
y a eu quelque chose de plus horrible que les cris ». Dans ses souvenirs,
l’expression « gémissements » devient des « soupirs étouffés ! » que le
colonel « croit encore entendre » la nuit. Ainsi, non seulement les morts
semblent émettre des sons, mais encore ce sont des sons qui expriment
une souffrance. Mais ce qui terrifie d’avantage le colonel (il le qualifie en
effet d’« horrible »), c’est le silence qu’il définit lui-même par l’expres-
sion « le vrai silence du tombeau ». L’adjectif « horrible » est à prendre
dans son sens littéral : « horrible » et donc qui provoque l’horreur, c’est
à dire un sentiment mêlé de terreur et de répulsion. Nous avons ainsi
changé de registre de vocabulaire, de même que nous avons changé
de monde ; et puisque ce silence est celui de la mort, il est autre que
tous les silences déjà perçus, comme le montre l’hyperbole : c’est « un
silence que je n’ai jamais retrouvé nulle part ». Plus le texte avance, plus
les évocations des morts sont terrifiantes et même répugnantes, d’au-
tant plus que les perceptions ne sont plus auditives mais tactiles : « en
tâtant les morts  »… Les expressions qui désignent ces morts sont des
périphrases métaphoriques qui évoquent des corps en décomposition :
ce ne sont plus des morts entassés « jetés pêle-mêle », des « cadavres »,

54 Séquence 3 – FR20

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mais du « fumier humain », « une couverture de chair ». Ce ne sont plus
des corps mais des corps morcelés : « un bras qui ne tenait à rien, le bras
d’un Hercule ! un bon os ».

3. Un souvenir traumatisant
Le colonel introduit son histoire en insistant sur deux points : la difficulté
à se souvenir précisément et le souvenir indélébile qu’a provoqué en lui
l’impression d’entendre ces morts crier. Ces cris le poursuivent malgré le
temps écoulé. La structure de la phrase, composée d’une suite de trois
propositions concessives souligne cette permanence, en lui, de l’an-
goisse ressentie : « Quoique la mémoire de ces moments soit bien téné-
breuse, quoique mes souvenirs soient bien confus, malgré les impres-
sions de souffrances encore plus profondes que je devais éprouver et
qui ont brouillé mes idées, il y a des nuits où je crois encore entendre ces
soupirs étouffés ! ». Elle met aussi en opposition la confusion des autres
souvenirs et la précision de celui-ci. Pourtant, ce moment vécu il y a long-
temps, est rappelé comme une véritable scène, extrêmement précise et
détaillée. Les adjectifs « ténébreuse », « confus », le verbe « brouiller »
pourraient faire croire qu’il va être incapable de narrer de façon précise
ce qui lui est arrivé. Or, c’est le contraire. Ce souvenir traumatisant est
inoubliable, il le poursuit encore. De plus, ce récit sert d’introduction à
toute l’histoire du colonel Chabert. Cette renaissance miraculeuse (« me
voici  » s’exclame-t-il, et «  enfin je vis le jour  ») ne sera pas suivie du
retour à la vie espéré mais au contraire de plusieurs morts symboliques.
À maintes reprises, au cours de l’histoire, le colonel reviendra vers ce
passé et exprimera aussi bien son désir de vivre et de se battre que celui
de tout abandonner, de se laisser mourir, sous forme de métaphores : il
s’agira soit de sortir de terre, soit de plonger à nouveau dessous. Pour
autrui, pour la société, mises à part quelques personnes comme Der-
ville, il est mort et enterré et doit le rester. Cet instinct de survie qui l’ha-
bite dans ce passage va peu à peu disparaître sous l’effet du désespoir.

Exercice autocorrectif n° 5


Rédiger une conclusion
Rédigez une conclusion pour cette lecture analytique.
➠ Reportez-vous au corrigé de l’exercice 5 à la fin du chapitre.

 Texte complémentaire :
extraits de la nouvelle Apparition de Maupassant
Dans cette nouvelle, un vieux militaire raconte une histoire qui lui est arri-
vée, à des amis.
Il est intéressant d’observer l’analyse qu’il propose de la peur qu’il a
éprouvée en voyant apparaître un spectre.

Séquence 3 – FR20 55

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Alors le vieux marquis de la Tour-Samuel, âgé de quatre-vingt-deux ans,
se leva et vint s’appuyer à la cheminée. Il dit de sa voix un peu trem-
blante :
– Moi aussi, je sais une chose étrange, tellement étrange, qu’elle a été
l’obsession de ma vie. Voici maintenant cinquante-six ans que cette
aventure m’est arrivée, et il ne se passe pas un mois sans que je la revoie
en rêve. Il m’est demeuré de ce jour-là une marque, une empreinte de
peur, me comprenez-vous ? Oui, j’ai subi l’horrible épouvante, pendant
dix minutes, d’une telle façon que depuis cette heure une sorte de ter-
reur constante m’est restée dans l’âme. Les bruits inattendus me font
tressaillir jusqu’au cœur ; les objets que je distingue mal dans l’ombre
du soir me donnent une envie folle de me sauver. J’ai peur la nuit, enfin.
Oh ! je n’aurais pas avoué cela avant d’être arrivé à l’âge où je suis. Main-
tenant je peux tout dire. Il est permis de n’être pas brave devant les dan-
gers imaginaires, quand on a quatre-vingt-deux ans. Devant les dangers
véritables, je n’ai jamais reculé, Mesdames.
Cette histoire m’a tellement bouleversé l’esprit, a jeté en moi un trouble
si profond, si mystérieux, si épouvantable, que je ne l’ai même jamais
racontée. Je l’ai gardée dans le fond intime de moi, dans ce fond où l’on
cache les secrets pénibles, les secrets honteux, toutes les inavouables
faiblesses que nous avons dans notre existence.
Je vais vous dire l’aventure telle quelle, sans chercher à l’expliquer. Il est
bien certain qu’elle est explicable, à moins que je n’aie eu mon heure de
folie. Mais non, je n’ai pas été fou, et vous en donnerai la preuve. Imagi-
nez ce que vous voudrez. Voici les faits tout simples. (…)
Il cherche alors les papiers qu’un ami (récemment veuf) lui a demandé
d’aller chercher dans son château.
(…) C’était tellement bête d’être ému, même à peine, que je ne voulus
pas me retourner, par pudeur pour moi-même. Je venais alors de décou-
vrir la seconde des liasses qu’il me fallait  ; et je trouvais justement la
troisième, quand un grand et pénible soupir, poussé contre mon épaule,
me fit faire un bond de fou à deux mètres de là. Dans mon élan je m’étais
retourné, la main sur la poignée de mon sabre, et certes, si je ne l’avais
pas senti à mon côté, je me serais enfui comme un lâche.
Une grande femme vêtue de blanc me regardait, debout derrière le fau-
teuil où j’étais assis une seconde plus tôt.
Une telle secousse me courut dans les membres que je faillis m’abattre
à la renverse ! Oh ! personne ne peut comprendre, à moins de les avoir
ressenties, ces épouvantables et stupides terreurs. L’âme se fond ; on ne
sent plus son cœur ; le corps entier devient mou comme une éponge, on
dirait que tout l’intérieur de nous s’écroule.
Je ne crois pas aux fantômes ; eh bien ! j’ai défailli sous la hideuse peur
des morts, et j’ai souffert, oh ! souffert en quelques instants plus qu’en
tout le reste de ma vie, dans l’angoisse irrésistible des épouvantes sur-
naturelles.

56 Séquence 3 – FR20

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Si elle n’avait pas parlé, je serais mort peut-être ! Mais elle parla ; elle
parla d’une voix douce et douloureuse qui faisait vibrer les nerfs. Je
n’oserais pas dire que je redevins maître de moi et que je retrouvai ma
raison. Non. J’étais éperdu à ne plus savoir ce que je faisais ; mais cette
espèce de fierté intime que j’ai en moi, un peu d’orgueil de métier aussi,
me faisaient garder, presque malgré moi, une contenance honorable. Je
posais pour moi et pour elle sans doute, pour elle, quelle qu’elle fût,
femme ou spectre. Je me suis rendu compte de tout cela plus tard, car
je vous assure que, dans l’instant de l’apparition, je ne songeais à rien.
J’avais peur […]. Alors elle me tendit un peigne en écaille et elle mur-
mura :
«  Peignez-moi, oh  ! peignez-moi  ; cela me guérira  ; il faut qu’on me
peigne. Regardez ma tête… Comme je souffre ; et mes cheveux comme
ils me font mal ! »
Ses cheveux dénoués, très longs, très noirs, me semblait-il, pendaient
par-dessus le dossier du fauteuil et touchaient la terre.
Pourquoi ai-je fait ceci ? Pourquoi ai-je reçu en frissonnant ce peigne, et
pourquoi ai-je pris dans mes mains ses longs cheveux qui me donnèrent
à la peau une sensation de froid atroce comme si j’eusse manié des ser-
pents ? Je n’en sais rien.
Cette sensation m’est restée dans les doigts et je tressaille en y son-
geant.
Je la peignai. Je maniai je ne sais comment cette chevelure de glace. Je
la tordis, je la renouai et la dénouai ; je la tressai comme on tresse la
crinière d’un cheval. Elle soupirait, penchait la tête, semblait heureuse.
Soudain elle me dit : «Merci !» m’arracha le peigne des mains et s’enfuit
par la porte que j’avais remarquée entrouverte.
Resté seul, j’eus, pendant quelques secondes, ce trouble effaré des
réveils après les cauchemars. Puis je repris enfin mes sens ; je courus à
la fenêtre et je brisai les contrevents d’une poussée furieuse.
Un flot de jour entra. Je m’élançai sur la porte par où cet être était parti.
Je la trouvai fermée et inébranlable.
Alors une fièvre de fuite m’envahit, une panique, la vraie panique des
batailles. Je saisis brusquement les trois paquets de lettres sur le secré-
taire ouvert ; je traversai l’appartement en courant, je sautai les marches
de l’escalier quatre par quatre, je me trouvai dehors et je ne sais par où,
et, apercevant mon cheval à dix pas de moi, je l’enfourchai d’un bond et
partis au galop.
Maupassant, Apparition, 1883.

Séquence 3 – FR20 57

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C Le colonel Chabert :
l’homme d’un passé révolu
Le Colonel Chabert est l’étrange histoire du retour d’un homme qu’on a cru
mort et dont le nom figure sur la liste des morts de la bataille d’Eylau. Ce
qui peut paraître étonnant et trouble d’emblée le lecteur est l’ambigüité
dans laquelle s’inscrit aussitôt le personnage  : d’un côté, il a l’aspect
d’un revenant, d’un mort vivant, d’un autre côté, les gens qui l’entourent,
ne croyant pas aux fantômes, se moquent de lui quand il dit être Cha-
bert, « le colonel mort à Eylau ». Son but est d’obtenir l’annulation de son
acte de décès, de revenir parmi les vivants, de se faire accepter par eux.
Mais le colonel, héros des guerres napoléoniennes, appartient désormais
réellement au monde des morts ; et son épouse, à l’image de la nouvelle
société cupide et corrompue qu’elle incarne, va tout entreprendre pour le
faire retourner dans ce tombeau auquel il a miraculeusement réchappé.

1. La nostalgie d’un passé révolu

Questions de lecture cursive

Relisez le récit de Chabert ainsi que les passages où est évoquée l’épo-
pée napoléonienne.
E Quelle image nous est donnée de l’Empereur dans ces pages ?
E Quelle place occupe-t-il dans la vie du colonel ?

Éléments de réponses
a) Balzac et son personnage
Comme nous l’avons vu en étudiant la place du romantisme et du réalisme
dans l’œuvre de Balzac, ce dernier a gardé des romantiques la nostalgie
d’un passé glorieux et le dégoût d’une nouvelle époque marquée par le
matérialisme et la cupidité. Le colonel Chabert, comme beaucoup d’autres
personnages balzaciens, est un romantique : il ne peut plus garder sa place
dans cette nouvelle société ; il lui aurait fallu, comme Rastignac, chercher
à en devenir le maître. Certains personnages, en effet, avides de réussite
sociale, parviennent à trouver ce qu’ils pensent être le bonheur, mais à
condition d’avoir en quelque sorte « vendu leur âme » au diable. Le per-
sonnage de Bel Ami dans le roman éponyme de Maupassant est l’exemple
type du personnage corrompu par l’ambition et l’obsession de la réussite
sociale.
Balzac a choisi de faire de son héros éponyme l’incarnation de ce mythe.
Ce personnage se reconnaît dans ce passé épique et glorieux qui lui a
donné son nom et son grade.

58 Séquence 3 – FR20

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b) L’épopée napoléonienne pour le colonel Chabert
Le colonel Chabert est, comme nous l’avons déjà montré, un enfant trouvé.
C’est en entrant dans l’armée napoléonienne qu’il lui a été possible d’avoir
un nom, Chabert, un titre, comte, un grade, colonel, une distinction, grand
officier de la Légion d’honneur : « moi Chabert, comte de l’Empire ! » dit-il
fièrement à Derville (p.  73). Nous avons déjà analysé que c’est en effet
non seulement ainsi qu’il se présente mais encore qu’il se voit lui-même.
Comme beaucoup de soldats de l’Empire, Napoléon est son soleil et son
père  : «  notre soleil s’est couché, nous avons tous froid maintenant  »
(p. 74). Une telle métaphore fait de l’empereur une idole qui non seule-
ment l’éclairait mais aussi le réchauffait : fils de l’Empire, il perdra son père
lorsque l’Empire s’écroulera : « Je me trompe ! j’avais un père, l’Empereur !
Ah ! s’il était debout, le cher homme ! et qu’il vit son Chabert, comme il me
nommait, dans l’état où je suis, mais il se mettrait en colère ». Par mimé-
tisme, il a pris l’une des attitudes devenues célèbres de l’Empereur  : il
apparaît à son épouse « en tenant une main dans son gilet », (p. 108).
Comme nous l’avons déjà mentionné, il a donc conquis et mérité son nom
lui-même grâce à son courage, et peut en être fier. C’est cette identité,
indissociable de son prestige militaire, qui est évoquée aussitôt lorsqu’il
se présente à deux reprises au début. Et c’est aussi dans cette identité-là,
de militaire au passé glorieux, qu’il se reconnaît. Lorsqu’il réclame son
dû, il dit en effet (p. 87) : « Rendez-moi ma femme et ma fortune ; don-
nez-moi le grade de général auquel j’ai droit, car j’ai passé colonel dans
la garde impériale, la veille de la bataille d’Eylau. » Car, sans cela, il n’est
plus rien. Dans le récit rétrospectif qu’il fait à Derville, il se présente ainsi
avec fierté, mettant en valeur son rôle décisif au cours de la bataille : « je
commandais un régiment de cavalerie à Eylau. J’ai été pour beaucoup dans
le succès de la célèbre charge que fit Murat, et qui décida le gain de la
bataille ». Puis il décrit cette bataille de façon épique, mettant en valeur
un courage d’autant plus méritant que la bataille fut âpre et les ennemis
presque invincibles  : «  Au moment où nous revenions vers l’Empereur,
après avoir dispersé les Russes, je rencontrais un gros de la cavalerie
ennemie. Je me précipitai sur ces entêtés-là. Deux officiers russes, deux
vrais géants, m’attaquèrent à la fois » (p. 64). Il est fier, aussi, d’avoir été
reconnu et aimé par Napoléon, ce qui est exprimé par une litote. La façon
familière dont il évoque l’empereur fait de lui un de ses proches : « il m’ai-
mait un peu, le patron ». Napoléon, en effet, avait la réputation d’être très
proche de ses soldats ; de plus, en reproduisant les paroles de l’empereur
au discours direct, il montre que celui-ci, inquiet de son sort, avait parlé
de lui en disant « mon pauvre Chabert ». Parce qu’il est patriote, le sort de
la France et celui de l’Empereur est ce qui lui tient le plus à cœur. Lorsqu’il
raconte avoir appris le désastre de la campagne de Russie par Boutin, il dit
que « cette nouvelle » était « une des choses qui [lui avait] fait le plus de
mal ». C’est ainsi qu’ils ont l’un et l’autre tout perdu. La ruine de l’Empire
est la leur, comme nous le voyons avec la métaphore du « débris » lorsqu’il
évoque ce que Boutin et lui sont devenus, par comparaison avec ce qu’ils
étaient autrefois : « nous étions deux débris curieux » (p. 74). Par opposi-
tion, il utilise des métaphores grandioses pour parler du passé : « après

Séquence 3 – FR20 59

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avoir ainsi roulé sur le globe comme roulent dans l’Océan les cailloux
emportés d’un rivage à l’autre par les tempêtes. » Il énumère aussi les pays
qu’ils ont connus : l’Égypte, la Syrie, l’Espagne… (p. 74). Cette longue énu-
mération donne l’impression, non seulement qu’ils ont parcouru le monde,
mais encore qu’ils l’ont conquis. Le monde leur appartenait. Du soldat, il a
gardé les habitudes et certaines expressions. Son logis est un « bivouac »
(p. 85), il fume le cigare (« Je vais donc pouvoir fumer des cigares », p. 79)
et la pipe (« Il avait à la bouche une de ces pipes notablement culottées… »,
p. 84) et lit les Bulletins de la Grande Armée (p. 85). Il est content d’être
logé par un « vétéran de l’expédition d’Égypte », qu’il considère comme un
frère : « nous avions partagé de l’eau dans le désert » (p. 86). Le narrateur
le désigne souvent par l’expression « le soldat » (p. 87), « le vieux soldat »
(p 108) ; son logeur parle de lui en disant le « vieux grognard » (p. 93).
Il apparaît sur le seuil de sa misérable chambre, la tête haute « avec un
flegme militaire inexprimable » (p. 84). Il s’adresse aux enfants qui l’en-
tourent comme s’ils étaient des soldats sous ses ordres : « Silence dans
les rangs ! ». Lorsqu’il arrive pour rendre visite à son épouse, il porte sous
son gilet « le sautoir rouge des grands-officiers de la Légion d’honneur » (p.
105) ; le narrateur écrit qu’il a « retrouvé son ancienne élégance martiale ».
Choqué par la trahison de sa femme, le colonel s’écrie, comme s’il était le
héros d’une tragédie de Corneille ou d’un drame romantique : « je la tue-
rai… » (p. 109). Plus tard, pour échapper au déshonneur et se sentant inca-
pable de vivre dans un monde qui le dégoûte, il songe au suicide : « Il lui prit
un si grand dégoût de la vie, que s’il avait eu de l’eau près de lui il s’y serait
jeté, que s’il avait eu des pistolets il se serait brûlé la cervelle » (p. 120).
Tel un personnage tragique, il préfère la mort à une vie qui ne correspond
pas à ses idéaux. Le narrateur souligne le paradoxe dans lequel Chabert se
trouve : « À le voir, les passants eussent facilement reconnu en lui l’un de
ces beaux débris de notre ancienne armée, un de ces hommes héroïques
sur lesquels se reflète notre gloire nationale, et qui la représentent comme
un éclat de glace illuminé par le soleil semble en réfléchir tous les rayons.
Ces vieux soldats sont tout ensemble des tableaux et des livres ». (p. 105).
Une grande partie de la tragédie du personnage apparaît dans cette longue
phrase. L’oxymore «  beaux débris  », qui fait écho à la phrase déjà citée
(«  nous étions deux débris curieux  »), et le champ lexical de la lumière
révèlent à eux seuls un tel paradoxe. Ce symbole de la gloire passée de la
France n’est plus que cela, un « beau débris ». Le narrateur prend parti ici
et semble lui-même nostalgique. Il emploie en effet à deux reprises l’ad-
jectif possessif « notre » et qualifie ces hommes d’« héroïques » : il s’agit
de « notre ancienne armée » et de « notre gloire nationale » (p. 105). Cette
phrase montre aussi que le colonel Chabert n’est plus qu’une ruine. Sa vie
a été brisée. Il a tout perdu. Pire encore : le mot « débris » désigne les petits
morceaux d’un objet qui a été cassé : c’est « le reste d’un objet brisé, d’une
chose en partie détruite » (définition du Robert). Et Derville le voit comme
« un homme ruiné qui s’efforce de sourire » (p. 59). Tout ce qui entoure
Chabert est en ruine. Ses vêtements sont en piteux état. Comme nous
l’avons déjà vu précédemment dans le chapitre sur la quête de soi, il est
d’abord désigné par l’expression « vieux carrick ». Puis, Godeschal le com-
pare à un portier, car les portiers portent de « vieux carricks usés, huileux et

60 Séquence 3 – FR20

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déchiquetés par le bas comme l’est celui de ce vieux bonhomme. » Il ajoute
que ses bottes sont « éculées » et que « sa cravate […] lui sert de chemise »
(p. 54). Chabert se décrit lui-même comme n’ayant « plus ni cheveux, ni
dents, ni sourcils (…) blanc comme un Albinos » (p. 74). Puis lorsqu’il se
rend chez lui, il découvre que son hôtel a été « vendu et démoli » (p. 76).
Le colonel vit dans la « misère » ; ce terme apparaît à plusieurs reprises
lorsque Derville découvre l’endroit où il vit, des pages 82 à 85. La maison
dans laquelle il loue une chambre est « une masure », « un chétif logis »
« près de tomber en ruine », aux murs « lézardés » (p. 82). Sa chambre est,
elle aussi, misérable : tout est en « lambeaux », les murs sont « verdâtres
et fendus », la table « vermoulue » (p. 84). Derville alors s’étonne d’un tel
contraste entre passé et présent  : «  L’homme qui a décidé le gain de la
bataille d’Eylau serait là ! » (p. 83). La dernière image que le lecteur a de
lui est celle d’un « vieillard » assis sur « la ruine » d’un arbre (« la souche
d’un arbre abattu » p. 126). Derville, s’étonnant de la destinée de Chabert,
souligne alors le paradoxe de cette vie injuste de gloire ruinée : « Quelle
destinée ! (…) Il revient mourir à l’hospice de la Vieillesse après avoir aidé,
dans l’intervalle, Napoléon à conquérir l’Egypte et l’Europe. » (p.128).
Comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, le colonel assiste
à la ruine de l’Empire et à la disparition d’une certaine France. Lui qui a
construit son identité et son existence pendant cette période et grâce à
elle, ne parvient pas à revivre une nouvelle vie dans le nouveau monde
qu’il découvre, dix ans après la bataille d’Eylau. La disparition de Napo-
léon et de celle de L’Empire ont signé son arrêt de mort, mort symbolique,
certes, mais que le colonel, par lassitude et dégoût, va rendre réelle, en se
retirant du monde.

Antoine-Jean Gros, Napoléon 1er sur le champ de bataille d’Eylau. (C) RMN /
Daniel Arnaudet.

Séquence 3 – FR20 61

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c) L
 e colonel Chabert, un homme de l’Empire
sous la Restauration, un être anachronique
Quelques dates : le colonel Chabert appartient à la période historique et
politique du Directoire, du Consulat et de l’Empire (1795, 1800, 1815).
La bataille d’Eylau a eu lieu en 1807 et, lorsque le colonel revient à Paris,
dix ans ont passé, Napoléon a abdiqué et Louis XVIII est au pouvoir. La
victorieuse bataille d’Eylau, dont il évoque la grandeur épique, n’est plus
considérée de la même façon qu’auparavant. Elle a provoqué beaucoup de
morts (25 000 morts du côté russe et 15 000 du côté français). Elle a été
suivie par l’échec de la campagne de Russie (1812) qui fut des plus meur-
trières (500 000 hommes) et la défaite de Waterloo a provoqué le départ
définitif de Napoléon, à la fois du pouvoir et de France. La monarchie est
restaurée. La Restauration a succédé à l’Empire, et considère Napoléon
comme un usurpateur. La France est lasse des guerres et le colonel Cha-
bert qui en incarne les gloires mais aussi les défaites, qui représente l’Em-
pereur et l’aime comme un père, un bienfaiteur, le «  soleil  » de sa vie,
appartient à un passé dont plus personne ne veut. Comme l’indique le
mot « Restauration », elle a pour projet de « rétablir » la monarchie « en
son état ancien ou en sa forme première » (définition du Robert). Il s’agit
donc, sans retrouver la monarchie absolue de l’Ancien Régime, (c’est
en effet une monarchie constitutionnelle), d’une forme de retour vers le
passé d’avant la Révolution et L’Empire. Le début du roman est à ce titre
très révélateur. Lors de la première scène, les avoués sont en train de rédi-
ger une requête qui fait référence à l’ordonnance de Louis XVIII, restituant
aux nobles leurs biens confisqués par la Révolution. Dans les deux cas,
qui font l’objet de cette requête, des aristocrates de l’Ancien régime récla-
ment leurs biens à des institutions. Dans le premier cas, la vicomtesse
de Grandlieu s’oppose à la grande chancellerie de la Légion d’honneur
créée par Bonaparte et dans le second cas, le duc de Navarreins s’oppose
aux « Hospices » (p. 58). Bien que le début du roman se fasse in medias
res4, le texte de la requête dicté par Godeschal permet de situer l’action
du roman dans le temps. Il évoque le roi et la Restauration  : «  dans sa
noble et bienveillante sagesse, Sa Majesté Louis Dix-Huit, au moment où
elle reprit les rênes de son royaume » puis la restitution de leurs biens à
la noblesse  : «…et sa première pensée fut […] de réparer les infortunes
causées par les affreux et tristes désastres de nos temps révolutionnaires
en restituant à ses nombreux et fidèles serviteurs… » (p. 47). L’on décou-
vrira par la suite que ces deux cas ont un lien avec le colonel Chabert,
lui-même, qui est grand-officier de la Légion d’honneur et est né dans ces
Hospices. La symbolique est très claire. Derville dira plus tard que « les
bureaux voudraient anéantir les gens de l’Empire », englobant ainsi dans
cette expression toute l’administration du royaume. Le colonel Chabert
appartient à la noblesse d’Empire qui est jugée comme étant illégitime
et inférieure à la noblesse d’Ancien Régime. Celle-ci, après avoir émigré
pendant la Révolution, est rentrée en France, désireuse de récupérer ses
biens et sa place dans la société. Le comte Ferraud incarne cette nouvelle

4. in medias res : au milieu de l’action. Se dit d’un récit qui commence alors que l’action a déjà démarré.

62 Séquence 3 – FR20

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société. Il a épousé une comtesse d’Empire pour sa fortune et, si elle veut
le garder, elle doit effacer son passé que le colonel Chabert vient ranimer
par son retour inattendu. Il en est lui-même conscient, puisqu’il dit de la
comtesse (p. 74) : « après tout, les événements politiques pouvaient jus-
tifier le silence de ma femme ! ».
Ce roman, en racontant le retour à la vie d’un homme que la société va
rejeter au point de le mettre à mort symboliquement, reprend deux topoï
de la littérature, auxquels Balzac va donner une forme originale et symbo-
lique. Le retour d’un héros qu’on croyait mort, ou dont l’absence a duré
si longtemps qu’on doutait de son retour, est en effet un thème qui existe
depuis l’Antiquité. Le retour d’Ulysse dans l’Odyssée et d’Oreste dans les
tragédies grecques du Ve siècle avant J.C. sont les plus célèbres. L’autre
thème, qui s’apparente à un thème fantastique, celui du revenant, du
mort vivant, est lui aussi un motif très ancien et très fréquent.

2. H
 istoire d’un déterré qui retourne
sous terre
Questions de lecture cursive
a) M
 ontrez, en vous appuyant sur votre connaissance de l’œuvre, que le
colonel sort du tombeau pour y retourner.

b) Pourquoi la société ne veut-elle plus de lui ?

c) À quel moment choisit-il de ne plus se battre ?

Réponses
a) « Il a l’air d’un déterré »
Le colonel Chabert apparaît d’emblée comme un personnage qui inquiète
à cause de son aspect cadavérique. L’une des premières réactions évo-
quées dans le roman à sa vue est celle du dernier clerc : « Il a l’air d’un
déterré » (p. 53), ce qu’il est en effet. Le portrait que le narrateur en fait
par la suite, selon le point de vue de Derville, confirme cette remarque du
clerc. Il s’agit d’un « spectacle surnaturel » (cf. lecture analytique de ce
passage). Ce premier portrait du colonel est très inquiétant et laisse Der-
ville « stupéfait » devant « cette physionomie cadavéreuse ». Balzac met
en scène ce portrait en empruntant à Rembrandt sa technique du clair-
obscur qui permet de faire ressortir le visage et de laisser le corps dans
l’ombre. Un tel éclairage, nous l’avons vu, permet aussi de jouer sur les
contrastes, de mettre en relief les lignes foncées, tout en faisant ressortir
les teintes plus claires qui sont ici, très inquiétantes : « la nacre sale » et
« les reflets bleuâtres » des yeux, la pâleur du visage « livide », « les rides
blanches », etc. Cette première impression de rencontrer un mort va être
corroborée par les paroles du colonel Chabert qui acquiesce lorsque
Huré lui demande : « Est-ce le colonel mort à Eylau ? ». Ce que confir-

Séquence 3 – FR20 63

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mera Godeschal en disant : « le colonel Chabert est bien mort » (p. 56) ;
puis il dira lui-même à Derville : « Celui qui est mort à Eylau » (p. 62) et
évoquera plus tard dans son récit sa « face de requiem ». Dans ce même
récit, il parle de l’angoisse qu’il a ressentie lorsqu’il s’est rendu compte
qu’il avait été enterré vivant. Il précise ses perceptions et ses impres-
sions. « Le silence du tombeau » paraît alors aussi angoissant que les
« gémissements poussés » par les cadavres qu’il croit entendre. La des-
cription qu’il fait des cadavres qui le recouvrent est des plus macabres
et cette évocation cauchemardesque appartient davantage au registre
fantastique qu’au registre réaliste. Un tel récit narré ainsi au début de
l’œuvre fait du personnage éponyme du roman un personnage à part.
Certes, il n’est pas comme certains héros de la mythologie grecque des-
cendu dans le monde des morts, mais une telle expérience, la gravité
de sa blessure, l’errance qui a suivi ont marqué son caractère et impres-
sionnent aussi bien son entourage que le lecteur. Cela a été pour lui une
expérience traumatisante qu’il revit sans cesse. L’allusion au tombeau va
servir de métaphore de façon tellement récurrente qu’elle semble filée et
devient une sorte de fil conducteur du récit. Il s’agit en fait pour lui, soit
d’être pour toujours revenu à la vie, soit de retourner sous terre parce que
plus personne sur cette terre ne veut de lui. Le colonel utilise lui-même à
plusieurs reprises cette métaphore. Ainsi, il évoque cette sortie du tom-
beau comme une résurrection, une nouvelle naissance : « j’étais sorti du
ventre de la fosse aussi nu que de celui de ma mère ; en sorte que, six
mois après, quand, un beau matin, je me souvins d’avoir été le colonel
Chabert » (p. 68). Puis, lorsqu’il est reconnaissant envers Derville qui est
la première personne à l’écouter, le traiter avec respect et le croire, nous
lisons : « il sortait une seconde fois de la tombe, il venait de fondre une
couche de neige moins soluble que celle qui jadis lui avait glacé la tête,
et il aspirait l’air comme s’il quittait un cachot » (p. 72). La métaphore du
tombeau rejoint celle de la prison mais aussi du ventre de sa mère.
De la même façon, lorsqu’il se sent menacé, renié, exclu, c’est cette
même métaphore ou allusion à la mort qui revient.

b) « Les morts ont donc bien tort de revenir »


En effet, il semblerait que la comtesse et cette nouvelle société de la Res-
tauration auraient tout intérêt à voir disparaître, et donc rentrer sous terre,
les héros des guerres napoléoniennes. L’époque, à laquelle il appartient
et se réfère constamment, est morte. Dix ans ont passé depuis la bataille
d’Eylau. La Restauration a remplacé l’Empire. Comme nous l’avons déjà
montré, la société est complice de son épouse qui souhaite le voir dispa-
raître. Derville qui lit dans ses pensées finit sa phrase à sa place en disant
« Qu’il reste mort » (p. 108). Et le colonel déclare lui-même : « les morts
ont donc bien tort de revenir » (p. 112). Lorsque Derville lui explique que
le nouveau monde ne veut plus de lui, il dit : « les bureaux voudraient
pouvoir anéantir les gens de l’Empire » (p. 90). Le colonel va donc avoir
à lutter contre tous ceux qui veulent le voir à nouveau rentrer sous terre,
c’est-à-dire disparaître. Lorsqu’il sent que la société et la bureaucratie

64 Séquence 3 – FR20

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judiciaire le condamnent à mort et qu’il va avoir à mener une guerre
impossible, il dit  : «  J’ai été enterré sous des morts, mais maintenant
je suis enterré sous des vivants, sous des actes, sous des faits, sous la
société toute entière, qui veut me faire rentrer sous terre » (p. 70).
Son histoire, une oscillation constante entre sortir de terre et retourner
sous terre, est pour cette raison très originale. Dans la littérature ou la
mythologie, ceux qui ont vécu une telle expérience n’aspirent jamais à la
revivre. Revenus de la mort, ils en apprécient d’autant mieux la vie.

c) « Je dois rentrer sous terre »


La dernière entrevue entre le colonel et son épouse est une véritable mise
à mort : « certes elle voulait l’anéantir socialement » (p. 114). Peu à peu,
manipulé par son épouse, le colonel perd sa force, son désir de vivre et de
retrouver son identité. Cette dépossession progressive est exprimée par la
métaphore de la mort qui tente ou guette le colonel. On retrouve ici l’idée
omniprésente dans le roman que ce personnage est constamment au bord
du gouffre, de cette tombe dont par miracle il est sorti. La célèbre question
shakespearienne « être ou ne pas être » est en quelque sorte reprise par
le colonel lorsqu’il demande à Derville : « Suis-je mort ou vivant ? » ; elle
peut donc être appliquée à cette triste histoire d’un homme qui sombre
peu à peu dans le néant, au point de ne plus savoir qui il est, à la fin.
On retrouve l’allusion à la fosse d’Eylau, métaphore de la mort, lorsque
le narrateur traduit l’émotion, que le regard « empreint » de « reconnais-
sance » de la comtesse a provoquée chez le « pauvre Chabert », par cette
expression : il « aurait voulu rentrer dans sa fosse d’Eylau » (p. 113). Plus
la scène avance, plus le colonel se défait de lui-même, d’abord par amour,
ensuite par dégoût : après avoir dit « je dois rentrer sous terre » (p. 117), il
reste fidèle à ces propos puisque nous lisons un page plus loin qu’« il prit
la résolution de rester mort » (p. 118). Il ne se contente pas d’être tenté
par le suicide mais décide de disparaître : « Je ne réclamerai jamais le nom
que j’ai peut-être illustré. Je ne suis plus qu’un pauvre diable nommé Hya-
cinthe, qui ne demande que sa place au soleil. Adieu… » (p. 120). Nous
lisons à la page suivante : « Chabert disparut en effet » (p. 121).
Vivre dans ce nouveau monde, se battre contre la comtesse en utilisant
les mêmes armes qu’elle, armes qu’il juge indignes, ce serait renoncer
aux principes qui ont guidé sa vie. Toute la noblesse et la droiture de cet
ancien militaire sont là. Il aimerait mourir les armes à la main. Mais ces
armes étant désormais obsolètes, il abandonne le combat, se retire de la
scène du monde.

3. U
 n homme passionné trop pur
pour un monde impur
Questions de lecture cursive
a) Rappelez tout ce que le colonel a réussi grâce à son énergie.

Séquence 3 – FR20 65

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b) Quelles souffrances a-t-il endurées ?

c) Quelles sont ses qualités ? En quoi se retournent-elles contre lui ?

Réponses
a) Un passionné
Dans les romans de Balzac, les personnages sont animés par une puis-
sante énergie vitale et par des passions qui leur donnent une force
extraordinaire mais finissent par les fragiliser puis les détruire.
Chabert fait longtemps preuve d’une immense énergie et l’on peut
considérer que la quête de l’identité perdue est devenue une obses-
sion. Elle mobilise toute son énergie, qui a toujours été très vive. En
effet, cette force et cette opiniâtreté apparaissent dès le début du récit.
Si l’on regarde quelle a été sa vie, l’on voit qu’il a toujours fait preuve
de courage, de force pour obtenir ce qu’il veut. Force que le narrateur
commente lui-même : « S’il courait après son illustration militaire, après
sa fortune, après lui-même, peut-être était-ce pour obéir à ce sentiment
inexplicable, en germe dans le cœur de tous les hommes, et auquel nous
devons les recherches des alchimistes, la passion de la gloire, les décou-
vertes de l’astronomie (…) tout ce qui pousse l’homme à se grandir en
se multipliant par les faits ou par les idées » (p. 71). Et, pendant un cer-
tain temps, cette énergie a été récompensée : comme nous l’avons déjà
dit, il a acquis tout seul nom, grade, fortune, gloire militaire. Il a eu la
force de survivre à de graves blessures et à une sorte de mort, suivie
d’une renaissance. Dans son récit à Derville, il raconte combien cela a
été difficile  : ses luttes, ses retombées  : il se retrouve soit à l’hôpital,
malade, avec de la fièvre, soit à l’asile : « j’ai constamment erré comme
un vagabond, mendiant mon pain, traité de fou ». Il est exclu, margina-
lisé : « me rendre à la vie sociale ». Parfois il passe des semestres entiers
dans des petites villes ; il est resté enfermé deux ans à Stuttgart. Il reste,
après le départ de Boutin, six semaines sur la paille dans une auberge
à Karlsruhe à cause de ses maux de tête. Encore malade, il se retrouve à
l’Hôtel-Dieu où il reste un mois (p. 76). Puis c’est un véritable parcours
du combattant. Il s’acharne pour se faire reconnaître : écrit des lettres,
guette sa femme, va de bureau en bureau pour réclamer ses droits, se
présente cinq fois chez Derville.
Mais, cette énergie est fragile, elle peut mener au spleen dont le narra-
teur analyse les manifestations et les causes après que Derville a pro-
posé la transaction au colonel : « le pauvre soldat reçut un coup mor-
tel dans cette puissance particulière à l’homme et que l’on nomme la
volonté ». Il parle alors de « maladie » et va jusqu’à employer le terme de
« spleen » (p. 91). En effet, comme nous l’avons déjà étudié dans les cha-
pitres précédents, cette énergie se brisera et sera suivie d’un immense
découragement jusqu’au dégoût de vivre.

66 Séquence 3 – FR20

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b) Un homme qui a souffert
Le colonel Chabert apparaît aussi d’emblée comme un homme blessé.
Il a trop souffert physiquement et moralement. Et sa souffrance morale
est accentuée par sa très grande sensibilité. Bien qu’il soit militaire, un
soldait courageux, voire intrépide, il est affectivement fragile. Lorsqu’il
arrive à l’étude, il est présenté comme « Un homme que les souffrances
ont rendu humble et triste ». Ses gestes le montrent : il « ferme la porte »
avec « l’humilité »… « de l’homme malheureux » (p. 51). Il « s’adress(e)
fort poliment » aux clercs… « en espérant » qu’on « lui répondrait avec
douceur » (p. 52).
« Il regarde modestement autour de lui » Le narrateur va jusqu’à le com-
parer à « un chien […] qui craint de recevoir des coups » (p. 52), « L’in-
connu essaya de sourire » (p. 51), « visiblement fatigué » (p. 52). Cette
souffrance est si forte qu’elle se lit sur son visage : Derville y voit une
«  démence triste  », «  je ne sais quoi de funeste  », une «  douleur pro-
fonde », les « indices d’une misère qui avait dégradé ce visage ». C’est
un « homme foudroyé », un « pauvre homme », « épouvantable à voir ».
Cette souffrance semble avoir porté atteinte à son intelligence : « par là
s’est enfuie l’intelligence ». Tant de souffrances ont accentué sa sensi-
bilité, au lieu de l’endurcir : « Je devins triste, résigné, tranquille », dit-il
lors du récit de sa vie. Le narrateur le présente comme un personnage
mélancolique, nostalgique de l’empire. p. 70 « d’un air mélancolique ».
Un rien le blesse, l’émeut, le fait pleurer. Le fait que Derville l’écoute le
bouleverse : « Vous êtes la seule personne qui m’ait écouté  » (p. 70).
« Veuillez » s’écria le vieillard… (p. 71) et il en pleure d’émotion. Sen-
sible, émotif, il réagit vite ; Derville lui redonne des forces. Il perdra ces
forces aussi vite qu’il les aura reprises. Lui qui ne croyait plus à rien, ne
croyait plus non plus à lui-même ; cela fait des années qu’on le rejette, il
ressent de la « félicité » et de la reconnaissance.

c) Un homme honnête et naïf…


Cette grande sensibilité va de pair avec sa bonté. Balzac le présente
comme un personnage pur et généreux. Il possède droiture et courage
militaires. Il est naïf, souvent comparé à un enfant : « Où en étais-je ?
dit le colonel avec la naïveté d’un enfant ou d’un soldat, car il y a sou-
vent de l’enfant dans le vrai soldat » (p. 72). C’est un homme magna-
nime, « une belle âme » : « dont la grâce est toujours le reflet d’une belle
âme  » (p.  113). La souffrance qui a été évoquée plus haut ne l’a pas
rendu mauvais, au contraire, comme le montre cette réflexion du nar-
rateur : « Le malheur est une espèce de talisman dont la vertu consiste
à corroborer notre constitution primitive : il augmente la défiance et la
méchanceté chez certains hommes, comme il accroît la bonté de ceux
qui ont un cœur excellent » (p. 113). Ainsi, la méchanceté, la malhonnê-
teté le choquent. Aux arrangements louches que lui propose Delbecq, il
oppose « le lumineux regard de l’honnête homme indigné ». Il lui donne
« la plus belle paire de soufflets qui jamais ait été reçue sur deux joues
de procureur ». Et Delbecq, qui s’en rend compte, dit de lui : « Le vieux

Séquence 3 – FR20 67

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cheval s’est cabré » (p. 119). C’est une des raisons pour lesquelles il ne
peut s’adapter au nouveau monde dans lequel il se trouve. Il est trop
probe, trop pur, trop naïf. Il possède une vertu d’un autre âge. Ses qua-
lités vont le perdre. La comtesse le comprend aussitôt. Elle va exploiter
cette sensibilité qu’il a déjà manifestée lors de l’entrevue avec Derville.
Lorsqu’elle s’adresse à lui en disant « monsieur », son cœur fond. Elle a
compris, le tour est joué. L’idée de se sacrifier pour la rendre heureuse le
réjouit : « Certains hommes ont une âme assez forte pour de tels dévoue-
ments ». Pour lui, « faire le bonheur d’une personne aimée » (p. 113) est
une « récompense » et il veut se « sacrifier entièrement à [son] bonheur »
(p. 116). Il est clair que le colonel est un homme trop bon, trop pur pour
un monde corrompu, et que la comtesse exploite tous ces aspects de
son caractère : elle ranime cette souffrance, l’attendrit en étant douce
et aimante et en le faisant revenir vers leur passé commun, exploite sa
bonté et sa naïveté. Comme nous l’avons déjà étudié, toutes ses bles-
sures se rouvrent. L’attitude de la femme qu’il a aimée le fait souffrir.
Elle saura très bien comment réveiller puis exploiter les sentiments qu’il
éprouve encore pour elle. Cette trop grande sensibilité, mêlée à sa gran-
deur d’âme, le perdra.

n Documents complémentaires :
autour de la bataille d’Eylau

Lucien Lapeyre, François-Antoine Vizzavona, Le Capitaine Hugo à Eylau, 1807.


(C) RMN / François-Antoine Vizzavona / Droits réservés.

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Jean-Antoine-Siméon Fort, La bataille d’Eylau le 8 février 1807. (C) RMN
(Château de Versailles) / Droits réservés.

Louis Joseph Hugo (oncle du poète) s’était engagé dans l’armée de la


République, à 15 ans, en 1792. Après avoir participé aux batailles de
Fleurus, d’Ulm, d’Austerlitz, de Iéna, il est à Eylau, capitaine des grena-
diers du 55e de ligne. Dans ses Mémoires, il relate cette célèbre bataille.

J’étais capitaine de grenadiers au 55e. On s’était battu toute la journée.


On avait pris et repris Eylau. La nuit venue, nous fîmes le bivouac auprès
du cimetière. Nos camarades avaient l’habitude d’aller chercher à cou-
cher dans les maisons, moi je couchais avec mes grenadiers ; la première
botte de paille était pour moi, et mes camarades n’avaient pas encore
trouvé un gîte que je dormais déjà depuis quatre heures.
Au milieu de la nuit, arriva un ordre qui prescrivait à la compagnie de se
transporter dans le cimetière et de garder la position. Le colonel n’était
pas là, son lieutenant n’était pas là. Je pris le commandement, et j’instal-
lai mes hommes. Tout cela sous la neige, par un froid de douze degrés.
En me réveillant, je m’aperçus que j’avais dormi sur un russe gelé. Je me
dis : Tiens, c’est un russe.
À six heures le feu commença.
Le général Saint-Hilaire, commandant de la division, passa devant moi
et me dit :
– Hugo, avez-vous la goutte ?
– Non, mon général.
– Je la boirais bien avec vous.
– Et moi aussi, mon général.
Il faut dire que, depuis trois jours, nous n’avions rien pris. Un de mes

Séquence 3 – FR20 69

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grenadiers, un nommé Desnœuds, se tourna vers moi et me dit :
– Mon capitaine, je l’ai, moi.
– Bah ! tu l’as, toi ?
– Oui, mon capitaine ; tenez, ouvrez mon havresac. J’ai gardé une poire
pour la soif.
J’ouvris son havresac, et je trouvai une bouteille d’eau-de-vie de France
qu’il avait eu la constance de garder depuis Magdebourg, sans y tou-
cher, malgré toutes les privations que nous avions eu à subir. Je bus une
bonne goutte, et, avant de remettre la bouteille dans le sac, je lui deman-
dai s’il voulait bien en faire boire au général.
– Oui, me répondit-il, mais ils voudront tous boire de mon eau-de-vie et
il n’en restera plus pour moi.
Je pris alors un gobelet d’étain qu’il portait à la monture de son sabre,
je le remplis et le portai au général, qui était à quelques pas sur un petit
tertre.
– Qui est-ce qui vous a donné ça ? me dit-il.
– Mon général, c’est un grenadier de ma compagnie.
– Voilà vingt francs pour lui !
Et il me remit un louis que je portai au grenadier et qu’il refusa, me
disant :
– Mon capitaine, j’ai été assez heureux pour obliger mon général, je ne
veux pas d’autre récompense.
Pendant tout cela, soixante pièces tiraient à mitraille sur nous. Un quart
d’heure après, Desnœuds reçut une balle à la jambe. Il sortit de son rang,
alla s’asseoir à quelques pas de là, et, tandis que les balles pleuvaient,
ôta son havresac, en tira de la charpie, une compresse, des bandes de
toile, se pansa, remit sa guêtre, et revint à sa place. Je lui dis alors :
– Desnœuds, va-t-en, tu es blessé.
– Non, mon capitaine, la journée est belle, il faut la voir finir.
Une heure après, il fut coupé en deux par un boulet.
Ce pauvre grenadier était un brave et avait déjà fait parler de lui. C’est
le même qui, à Iéna, tandis que nous étions à la poursuite d’un déta-
chement de Prussiens, s’était jeté sur leur colonel, l’avait pris à bras-le-
corps, criant à ses camarades : J’ai le mien, que chacun prenne le sien !
Louis-Joseph Hugo, Mémoires.

70 Séquence 3 – FR20

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xpliquer
E

Fiche méthode
Chapitre
1  un texte descriptif
Fiche méthode
Dans votre parcours, vous aurez à analyser des extraits de romans que
vous ne connaissez pas ou bien des extraits de roman lus en œuvre com-
plète. Dans le premier cas, vous devrez vous appuyer sur les informa-
tions données par le paratexte, c’est-à-dire toutes les informations qui
se trouvent autour du texte l’auteur (chapeau introductif, nom de l’au-
teur, titre de l’œuvre, date de sa publication). Dans le second cas, vous
pouvez vous aider du contexte et faire des parallèles entre cet extrait et
ce que vous avez déjà lu et vous interroger sur la fonction du passage à
analyser dans le roman ?
Ainsi, Balzac est un écrivain du XIXe siècle et un écrivain réaliste. Il va
donc soigner la précision, le détail, vouloir créer un effet de réel. Deman-
dez-vous si c’est le cas dans le texte que vous avez à étudier. Mais il est
aussi influencé par le romantisme : même interrogation.

Les différentes étapes de l’analyse


d’un texte descriptif
1. La lecture
Lisez le texte une première fois, sans vous poser de questions, juste
pour le plaisir de découvrir un texte. Puis lisez-le une seconde fois,
en essayant d’en comprendre le sens, et ainsi, plusieurs fois, en vous
posant des questions, jusqu’à ce que se dégagent de grandes lignes,
puis peu à peu des détails. À la fin du travail, on a lu le texte tellement
de fois, qu’on doit quasiment le connaître par cœur, l’avoir en tête ; cela
vous prépare à la classe de première, et notamment à l’oral.

2. Quelles questions se poser ?


Attention, il n’y a pas de «  recette  » pour analyser un texte, mais cer-
taines questions s’imposent. Elles sont fonction du type de texte : narra-
tif, descriptif, explicatif ou argumentatif.
Sachez vous étonner devant un texte. Qu’a-t-il de particulier, d’original ?
Voici les questions qui se posent lors de la lecture analytique d’un texte
descriptif. Nous prenons en exemple le portrait.

a) Quel est le point de vue adopté ?


Nous l’avons vu dans la première séquence, il existe trois points de vue :
point de vue omniscient, interne, externe.

Séquence 3 – FR20 71

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Si le point de vue est interne, le lecteur prendra la place du personnage
Fiche méthode

qui regarde et éprouvera les mêmes sentiments que lui.

b) Quels éléments constituent la description ?


Comment les interpréter ?
E Par quelles expressions le personnage est-il désigné ?
E Le portrait est-il uniquement physique ou est-il aussi moral ?
E Le personnage est-il immobile ou en mouvement ? Quelle est la pro-
gression du portrait ? Du haut vers le bas ?
E A-t-on d’abord une vue d’ensemble puis des détails, ou l’accent est-il
uniquement mis sur quelques éléments jugés significatifs, révélateurs
par le narrateur ?

c) Quels sont les champs lexicaux dominants ?

d) Quels sens sont sollicités ?


Les différents sens sont :
E la vue : quelles couleurs apparaissent ? quels mouvements ou gestes
sont notés, etc. ?
E l’ouïe : notations sur le timbre de la voix sont-elles faites, par exemple ?

E le goût

E le toucher : aspect de la peau, des tissus

E l’odorat : notation sur des parfums

3. E
 n conclusion, quelles sont les fonctions
de l’extrait ?
Pour un portrait :
E Comment peut-on interpréter ce portrait ?

E Que sait-on du personnage, désormais ?

Pour une description :


E Quelle atmosphère est créée ?

E La description a-t-elle une fonction symbolique (refléter les person-


nages, les événements ) ?
E La description a-t-elle une fonction narrative (annoncer les événe-
ments à venir) ?

72 Séquence 3 – FR20

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L e vocabulaire

Fiche méthode
Chapitre
1  de l’analyse littéraire
Fiche méthode
Analepse retour en arrière. Le récit, au lieu d’être linéaire ou chronologique,
retourne dans le passé, pour expliquer des événements ou affiner la psy-
chologie d’un personnage. Au cinéma, l’analepse s’appelle un « flash-
back ».

Asyndète absence volontaire de liaisons entre les phrases ou les propositions


d’une même phrase.
Ex : Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu.

Double au théâtre, la double énonciation existe lorsque les personnages, sur-


énonciation tout dans les scènes d’exposition, annoncent à leurs protagonistes, tel
événement, passé ou futur. Cette annonce sert d’information à la fois
aux autres personnages et aux spectateurs. C’est ce que l’on appelle la
double énonciation.

Ellipse une ellipse dans le temps est une absence de narration. Le temps de
dans le temps la narration est en général très court alors que le temps du récit couvre
souvent plusieurs mois voire plusieurs années. On peut trouver, par
exemple : quelques années plus tard, quelques mois après.

Éponyme un personnage est dit « éponyme » lorsqu’il porte le titre de l’ouvrage


ou inversement. Outre Le Colonel Chabert, nous pouvons donner comme
exemple Phèdre et Andromaque de Racine.

Fantastique le fantastique se distingue du merveilleux des contes de fées, par l’ap-


parition soudaine d’un événement étrange et inquiétant, dans un monde
réel.

Focalisation en littérature, le narrateur peut adopter différents points de vue. Si le


(ou point de vue) narrateur décrit en donnant l’impression de tout voir et de tout savoir, il
s’agit d’un point de vue omniscient. Si un personnage ou un lieu est vu
par un personnage du récit, on appelle ce point de vue, le point de vue
interne. Si le narrateur décrit juste ce qu’il voit, comme une caméra, il
s’agit d’un point de vue externe.

Hyperbole figure qui amplifie le sens d’un énoncé en présentant les choses bien au-
dessus ou bien au-dessous de ce qu’elles sont. Ex : Il est mort de fatigue.

Séquence 3 – FR20 73

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Litote figure qui consiste à atténuer le contenu des propos pour, en fait, expri-
mer plus. Ex : Ce n’est pas mauvais pour signifier C’est excellent.

Mise en abyme expression utilisée en peinture. Dans certains tableaux, le peintre intro-
duit un miroir qui reflète une partie du tableau. Le tableau apparaît donc
en miniature à l’intérieur du tableau lui-même. Ce procédé se retrouve
en littérature : l’écrivain insère dans son récit un élément qui est le reflet
du récit lui-même. L’exemple habituel est la boîte de « vache qui rit », où
le procédé est appliqué à l’infini : s’y trouve représentée une vache qui
a pour boucle d’oreille une boîte de « vache qui rit », dans laquelle une
vache a pour boucle d’oreille, etc.

Prétérition figure de style où l’on commence par indiquer qu’on ne veut pas expri-
mer ce qui est néanmoins exposé dans la suite de la phrase ou du dis-
cours. Ex : Inutile de vous rappeler toute l’importance que j’accorde à ce
projet ; Je n’ai pas l’intention de vous raconter que j’ai rencontré notre
curé sortant de la mosquée ce matin.

Prolepse contrairement à l’analepse, la prolepse est un procédé narratif qui


consiste, pour le narrateur, à laisser entrevoir l’avenir, que ce soit un
événement ou le dénouement de l’intrigue.

Récit enchâssé un récit est dit «  enchâssé  » lorsqu’il fait partie d’un autre récit. Par
exemple, un personnage raconte une histoire à l’intérieur de laquelle un
autre personnage raconte une histoire. Les Mille et une nuits constitue
l’un des plus célèbres des récits enchâssés.

Récit cette sorte de récit, comme son nom l’indique, est un récit du passé. Le
rétrospectif personnage se retourne vers son passé pour le raconter.

Scène dans un roman, comme au théâtre, quand le temps du récit est égal au
temps de la narration, on parle de scène. Une scène est l’exact contraire
de l’ellipse. Monologues ou dialogues y sont en général présents.

Théâtralisation il s’agit, dans un roman, de traiter une scène comme s’il s’agissait d’une
représentation théâtrale. Les personnages surgissent de derrière une
porte ou un rideau, les indications du narrateur ressemblent à des didas-
calies et la scène est en général très vivante.

74 Séquence 3 – FR20

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Corrigés des exercices
Corrigé de l’exercice n° 1
1 Le portrait est fait en adoptant le point de vue de Derville : « Le jeune
avoué demeura pendant un moment stupéfait en entrevoyant dans le
clair-obscur le singulier client qui l’attendait ». Mais le narrateur inter-
vient lui aussi : « vous eussiez dit de la nacre sale ». Se mêlent donc
point de vue interne et point de vue omniscient

2 Le premier verbe du passage est au passé simple de l’indicatif : « Le


jeune avoué demeura pendant un moment stupéfait  ». Ce verbe
dénote un fait passé ponctuel (qui ne se répète pas), nous sommes
encore dans le récit, et le portrait qui va suivre introduit par la réaction
stupéfaite de l’avoué. Les autres verbes sont, pour l’essentiel, à l’im-
parfait de l’indicatif : « attendait », « était », « paraissaient ». Il s’agit
d’un imparfait de description, à valeur de durée.
Les interventions du narrateur sont au conditionnel présent et passé :
« Cette immobilité n’aurait peut-être pas été un sujet d’étonnement,
si elle n’eût complété… », « vous eussiez dit de la nacre sale », « un
homme d’imagination aurait pu prendre cette vieille tête… » ou bien
au présent de l’indicatif : « « s’il est permis d’emprunter cette expres-
sion », « par lesquels se caractérise l’idiotisme », « je ne sais quoi de
funeste ».

3 Le personnage est totalement immobile  : «  Le colonel Chabert était


aussi parfaitement immobile que peut l’être une figure en cire  »,
« Cette immobilité », « l’absence de tout mouvement dans le corps ».
Nous avons d’abord une vue d’ensemble : « le vieux soldait était sec
et maigre », puis sont décrits le front, les yeux, l’ensemble du visage
« en lame de couteau », et la couleur de sa peau, le cou, le corps caché
par l’ombre, le chapeau qui cache le front.

4 Nous avons fort peu d’indications sur les vêtements de Chabert, ce


qui en soi est révélateur. Cet ancien soldat de l’Empire n’existe pas
par des apparences flatteuses, mais par ce qu’il a fait. Les quelques
indications données mettent en relief sa pauvreté  : «  ce haillon  »,
« une mauvaise cravate de soie noire ». La soie est un matériau noble
et signe de soin, mais elle est usée.

5 Le chapeau dissimule le front «  mutilé  » par une cicatrice, le lec-


teur l’apprendra plus loin. Dans le passage à analyser, il crée un jeu
d’ombre sur le visage du vieillard à valeur symbolique : le « sillon noir

Séquence 3 – FR20 75

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sur le haut du visage » peut symboliser que le vieillard est condamné
à disparaître, après avoir été presque tué sur le champ de bataille.

6 Le portrait ressemble à un tableau grâce au jeu d’ombre et de lumière


permis par l’éclairage «  clair-obscur  » de la pièce. C’est ce jeu qui
construit le portrait  : les yeux du vieillard sont comparés à de «  la
nacre sale dont les reflets bleuâtres chatoyaient à la lueur des bou-
gies », « L’ombre cachait si bien le corps à partir de la ligne brune que
décrivait ce haillon », « les bords du chapeau (…) projetaient un sillon
noir sur le haut du visage », « cet effet bizarre (…) faisait ressortir, par
la brusquerie du contraste, les rides blanches… ».
D’ailleurs, Rembrandt est cité ici  : c’est un peintre hollandais très
célèbre du XVIIe siècle, connu pour ses portraits en clair-obscur.
À noter : le portrait est sans cadre, comme s’il prenait vie, sortait du
cadre.

7 Il s’agit d’un tableau en noir et blanc : « de la nacre sale », « les rides
blanches », « visage (…) pâle, livide », « une cravate noire » : « l’ombre
cachait si bien le corps », « un sillon noir ».

8 Le champ lexical de la mort apparaît très clairement : le personnage est


immobile, il est comparé à une figure de cire, on a relevé l’« absence
de chaleur dans le regard ». Il a la couleur et l’aspect d’un cadavre :
« visage pâle, livide », « physionomie cadavéreuse ».
En lien avec le thème de la mort, le champ lexical du fantastique peut
aussi être relevé : « spectacle surnaturel », « effet bizarre ». À cause du
jeu d’ombre et de lumière, le jeune avoué a l’impression de voir « un
portrait de Rembrandt, sans cadre ».

9 Le portrait est physique, on l’a vu, mais aussi moral. La conscience
du personnage semble anéantie : « démence », « avec les dégradants
symptômes par lesquels se caractérise l’idiotisme ».

 L’apparition du colonel se fait dans un climat de tristesse et d’inquié-


tude. Elle suscite un sentiment de compassion émue  : «  démence
triste », « faire de cette figure je ne sais quoi de funeste ». Mais elle
prend aussi une inquiétante dimension fantastique, le soldat ressem-
blant à un mort vivant.

Corrigé de l’exercice n° 2


Proposition de plan :
I. Le colonel Chabert : une apparition stupéfiante
1. L’emploi d’un double point de vue
2. Un sentiment de stupéfaction

76 Séquence 3 – FR20

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II. La transfiguration du personnage en tableau
1. Un personnage de roman qui se transforme en tableau
2. Un personnage en clair-obscur

III. Un mort vivant


1. Un personnage immobile, un cadavre
2. Un portrait où physique et moral se font écho

Corrigé de l’exercice n° 3


Proposition d’introduction :
[étape 1] Les portraits de Balzac, qui a su créer plus de deux mille per-
sonnages, sont très célèbres. Le portrait est, en effet, au cœur de l’en-
treprise romanesque balzacienne. Il donne à voir le personnage dans sa
singularité, ses passions, et lui confère authenticité et vraisemblance. Le
portrait du colonel Chabert, au début du roman, en est un bon exemple.
Le colonel, personnage éponyme de l’œuvre parue en 1832, s’est déjà
présenté à l’étude de Maître Derville, mais l’avoué ne s’y trouvait pas. Il
a suscité la curiosité et l’étonnement des clercs, qui l’ont accueilli, mais
il n’a pas encore été décrit. Le colonel Chabert, en effet, a été inscrit au
nombre des morts de la bataille d’Eylau. Il est donc surprenant de le
voir apparaître. [étape 2] Et c’est bien cette surprise que ressent Derville
lorsqu’il le voit pour la première fois, à une heure du matin. Nous allons
voir que ce portrait, par ses caractéristiques picturales et fantastiques,
est à la source d’une fascination progressive que va exercer le person-
nage. [étape 3] Nous mettrons donc en évidence combien l’apparition
de Chabert est frappante, qu’elle est construite comme un tableau en
clair-obscur et prend une dimension fantastique.

Corrigé de l’exercice n° 4


Proposition de rédaction

I. Le colonel Chabert : une apparition stupéfiante


1. L’emploi d’un double point de vue
Dès que Derville aperçoit le colonel Chabert, il éprouve un mélange de
surprise et d’inquiétude comme le montre la première phrase de cet
extrait  : «  Le jeune avoué demeura pendant un moment stupéfait en
entrevoyant dans le clair-obscur le singulier client qui l’attendait ». Cette
phrase, en effet, donne déjà des éléments essentiels. Tout d’abord, le
personnage va être décrit à travers le point de vue du « jeune avoué ».
Il s’agit donc d’un point de vue interne. Ainsi, le lecteur découvre le per-
sonnage en même temps que Derville qui en distingue peu à peu les
détails : nous avons d’abord une vue d’ensemble : « Le vieux soldait était
sec et maigre », puis sont décrits le front, les yeux, l’ensemble du visage
« en lame de couteau », et la couleur de sa peau, le cou, le corps caché

Séquence 3 – FR20 77

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par l’ombre, le chapeau qui cache le front. Au point de vue de Derville,
se mêlent des commentaires du narrateur, comme le fait souvent Bal-
zac. Ces interventions, assez fréquentes, prennent le lecteur à témoin.
Il intervient une première fois : « Cette immobilité n’aurait peut-être pas
été un sujet d’étonnement, si elle n’eût complété le spectacle surnaturel
que présentait l’ensemble du personnage », « ce haillon, qu’un homme
d’imagination aurait pu prendre cette vieille tête pour quelque silhouette
due au hasard, ou pour un portrait de Rembrandt, sans cadre », « pour
faire de cette figure je ne sais quoi de funeste qu’aucune parole humaine
ne pourrait exprimer.  » Ainsi, il guide le lecteur, l’invitant à s’étonner,
insistant sur l’aspect « surnaturel », la bizarrerie du personnage. Il utilise
le mode conditionnel qui est le mode de l’imaginaire, introduisant ainsi
des formules hypothétiques, des possibilités d’interprétation. Tout cela
lui permet de guider le lecteur auquel il s’adresse : « vous eussiez dit »,
utilisant même la première personne : « je ne sais quoi de funeste ».
2. Un sentiment de stupéfaction
Les adjectifs « stupéfait » et « singulier » révèlent déjà l’étonnement de
l’avoué devant un personnage inhabituel que le peu de lumière ne per-
met pas de voir totalement, comme l’indiquent le verbe « entrevoir » et
l’expression «  clair-obscur  ». On retrouve, plus loin, une autre expres-
sion qui évoque sa surprise : « sujet d’étonnement ». L’emploi du passé
simple souligne une telle surprise, mais le verbe « demeurer » montre
que l’étonnement de Derville n’est pas passager, mais dure un certain
temps, comme on peut le voir avec l’expression adverbiale : « pendant
un moment ». Le narrateur met Derville dans la situation, non pas d’une
personne qui en accueille une autre, d’un «  avoué  » qui reçoit «  un
client », mais d’un spectateur qui assiste à un « spectacle » inattendu,
étrange, inquiétant. Ces sentiments qu’il éprouve aussitôt créent une
distance entre lui et cet inconnu.
De plus, le narrateur crée une atmosphère très particulière, mettant en
scène ce portrait par des jeux d’éclairage qui le font ressembler à un
tableau.

II. La transfiguration du personnage en tableau


1. Un personnage de roman qui se transforme en tableau
En effet, dans ce portrait, les références à la peinture sont nombreuses.
Le très célèbre peintre flamand du XVIIe siècle, Rembrandt, est d’ailleurs
cité dans cet extrait : « un homme d’imagination aurait pu prendre cette
vieille tête pour quelque silhouette due au hasard, ou pour un portrait
de Rembrandt, sans cadre ». Le terme de « portrait », lui-même, renvoie
aussi bien à la peinture qu’à la littérature, ces deux arts étant souvent
mêlés. Un portraitiste de talent comme Balzac a ainsi besoin d’emprun-
ter à la peinture son vocabulaire pour faire apparaître son personnage
sous les yeux de Derville et du lecteur. Il met ici le lecteur devant un
tableau vivant, dont, tel un peintre, il affine les contours, les lignes, avant
d’y ajouter les couleurs : il utilise en effet un champ lexical appartenant
à la peinture  avec des couleurs  : «  nacre sale  », «  reflets bleuâtres  »,

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«  pâle, livide  », «  noire  », «  brune  » «  blanches  », «  décoloré  ». C’est
« un portrait […] sans cadre », « la ligne brune » que décrit le haillon, le
« sillon noir » que projette le chapeau, « la brusquerie du contraste » qui
fait « ressortir » les rides blanches », les « sinuosités » formées par les
rides… De même, le verbe « chatoyer », qui signifie « changer de couleur
selon la lumière », met en valeur des lignes de force ou de composition.
Ce tableau ainsi éclairé à la bougie est très contrasté, parce qu’il est en
clair-obscur comme l’indiquent les premières lignes : « Le jeune avoué
demeura pendant un moment stupéfait en entrevoyant dans le clair-obs-
cur le singulier client qui l’attendait ». L’oxymore « clair-obscur » est, lui
aussi, un terme de peinture, ce qui explique la référence à Rembrandt,
son représentant le plus célèbre.
2. Un personnage en clair-obscur
La technique du « clair-obscur » permet de jouer sur l’opposition entre
ombre et lumière, et notamment de cacher, lorsqu’il s’agit d’un por-
trait, certaines parties du corps et du visage et d’en éclairer en revanche
d’autres, ainsi mises en valeur. Comme nous venons de le voir, en rele-
vant les champs lexicaux, le narrateur insiste sur les oppositions entre
le noir (de la cravate), l’ombre (du chapeau) et les couleurs pâles de cer-
taines parties du visage. Le visage sort de l’ombre et est éclairé, excepté
le « haut du visage ». La scène se passe à une heure avancée de la nuit
et la « lueur des bougies » contribue à créer cette atmosphère particu-
lière. Là encore, de nombreux tableaux français (Georges de La Tour) ou
flamands sont éclairés ainsi. Cette lueur vacillante fait varier les éclai-
rages et les couleurs. Celles-ci sont pâles, indécises, comme le souligne
le suffixe en « âtre » : « les reflets » de ses yeux sont « bleuâtres ». Le
personnage ainsi entrevu est comparé à une « figure de cire », ce qui fait
penser à une teinte oscillant entre le blanc et le jaune. En fait, il n’y a pas
vraiment de couleurs : le narrateur évoque «  le sentiment décoloré de
cette physionomie cadavéreuse  ». «  Les yeux sont couverts d’une taie
transparente », dont la couleur fait penser à « de la nacre sale », c’est-à-
dire à une couleur grise légèrement brillante. Le « visage » est très blanc,
comme le montrent les deux adjectifs en gradation : « pâle, livide ». Par
contraste, la « cravate » est « noire », comme nous l’avons évoqué plus
haut. Les rides du visage paraissent d’autant plus blanches. De plus, le
fait que le portrait semble sorti de son cadre crée un effet mystérieux,
comme si le portrait prenait vie. Ainsi, seul le visage sort de l’ombre.
Tableau sans cadre, tête détachée du corps, l’ensemble est inquiétant.
Tout cela contribue à renforcer l’atmosphère étrange de cette scène et à
inquiéter Derville.

III. Un mort vivant


1. Un personnage immobile, un cadavre
Le personnage, nous l’avons déjà vu, est aussitôt évoqué comme
étrange  : «  singulier  ». Derville ignore d’où vient cette étrangeté, ce
«  mystère  », comme l’indique le pronom indéfini «  quelque chose  »  :
«  lui donnait quelque chose de mystérieux  ». À ces adjectifs répond

Séquence 3 – FR20 79

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celui de « bizarre » Mais l’adjectif le plus significatif est celui qui qua-
lifie le « spectacle » auquel Derville a l’impression d’assister, de « sur-
naturel ». Nous quittons alors le monde réel pour entrer dans un autre
univers, proche du fantastique. En effet, la stupéfaction de Derville est
due à l’aspect inquiétant du personnage qui ressemble davantage à un
mort qu’à un vivant. L’une des premières choses qui frappe Derville est
son immobilité qui est signalée plusieurs fois. Cette immobilité inquiète
d’autant plus l’avoué qu’elle va de pair avec d’autres éléments comme
la pâleur cadavérique du personnage, que nous avons étudiée dans la
partie sur l’aspect pictural de ce portrait : il est comparé à « une figure
de cire ». Plus le portrait progresse sous le regard de Derville qui, peu
à peu, découvre d’autres éléments, plus la ressemblance avec un mort
est frappante : ainsi, le regard est trouble, voilé comme ceux des morts :
« Ses yeux paraissaient couverts d’une taie transparente. L’allusion à la
« nacre sale », aux « reflets bleuâtres » qui changent suivant l’éclairage,
à l’extrême «  pâleur »  du visage fait penser à la mort comme le mon-
trent ces trois expressions : « semblait mort », « le sentiment décoloré
de cette physionomie cadavéreuse », « absence de toute chaleur dans
le regard ».
2. Un portrait où physique et moral se font écho
Ainsi, nous n’avons pas simplement un portrait physique mais aussi un
portrait moral, le premier renvoyant au second. Comme le faisait Rem-
brandt, Balzac permet au lecteur de lire à travers ce portrait ce qui se
passe à l’intérieur du personnage. L’adjectif « mystérieux », déjà men-
tionné, peut avoir plusieurs sens : il peut faire référence au mystère de
la personne, à ce qu’elle cache. « L’absence de chaleur dans le regard »,
qui accentue l’impression de mort qui se dégage du personnage peut
aussi être le signe d’un profond désespoir ; le mot « regard », différent du
mot « yeux », est la « fenêtre de l’âme », l’expression de l’intériorité de la
personne. De même, les termes « expression » et « symptômes » signi-
fient ce qui apparaît, ce qui ressort, se montre visible. Ce personnage qui
semble sorti d’outre tombe a l’air misérable. Il est vieux et maigre : « Le
vieux soldat était sec et maigre » et son visage est très étroit, sans doute
émacié (« en lame de couteau »), ses vêtements partent en lambeaux (l.
10, 11 « ce haillon ») : il porte « une mauvaise cravate de soie noire ».
Cette déchéance physique et cette décrépitude matérielle sont relayées
par la détresse morale du vieux soldat. Celui-ci offre le spectacle d’une
conscience anéantie. Il semble triste, presque atteint de folie, d’une
déraison qui rend stupide  : «  expression de démence triste, avec les
dégradants symptômes par lesquels se caractérise l’idiotisme ».

Corrigé de l’exercice n° 5


Proposition de conclusion :
La dernière phrase est en quelque sorte une phrase de conclusion  :
« pour faire de cette figure je ne sais quoi de funeste qu’aucune parole
humaine ne pourrait exprimer  ». L’adjectif «  funeste  » non seulement

80 Séquence 3 – FR20

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renforce l’aspect inquiétant de ce portrait, mais encore semble vouloir
présager un destin malheureux. Nous sommes au début du roman et le
lecteur ne peut que s’interroger sur le sens de cet adjectif. L’hyperbole
finale laisse imaginer tout ce qui n’a pas été dit, ne peut l’être, recou-
vrant cette apparition d’un mystère plus grand encore. Le retour à la vie
du colonel Chabert n’est-il qu’une illusion ? La mort qui prédomine dans
ce texte traverse cette œuvre dont l’issue est extrêmement malheureuse.
Le personnage que Derville retrouve à la fin a, en effet, quitté la vie
depuis longtemps. Ce passage est aussi important pour d’autres raisons.
Il révèle à la fois tout l’art de Balzac et sa double appartenance à des cou-
rants littéraires opposés. D’un côté, l’écrivain réaliste rend ce discours
cohérent, rationnel, nourri de détails précis qui permettent au lecteur de
vivre avec le locuteur les mêmes sensations, d’un autre côté, les auteurs
romantiques ont emprunté aux récits du Moyen-Âge et de la Renaissance
leur coloration merveilleuse qui n’exclut pas le macabre. Ce passage
peut faire penser à un passage similaire d’une nouvelle de Maupassant.
En effet, Apparition met en scène un vieux marquis, personnage qu’on
peut rapprocher du colonel Chabert puisqu’il est, lui aussi, militaire. Le
même effroi l’habite, lorsqu’il raconte, trente ans plus tard, sa rencontre
avec un spectre.

Séquence 3 – FR20 81

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Chapitre La peinture d’une société :
5 étude de trois personnages

A Le comte Ferraud : l’importance


d’un personnage in absentia1
Questions de lecture cursive
Relisez le passage où Derville réfléchit sur la situation du comte et de la
comtesse Ferraud (p. 94 à 99).
E Faites le portrait du comte.
E  n quoi ce personnage, qui n’apparaît que dans le discours des autres
E
protagonistes, est-il important dans l’action ?

Réponses
Le personnage du comte Ferraud est présenté dans l’analyse que Derville
fait de la situation des deux époux avant de se rendre chez la comtesse.
Le comte est ce qu’on appelle un personnage in absentia : il fait en effet
partie des personnages du roman puisqu’il est un élément de l’intrigue
mais il n’apparaît pas dans le roman.
C’est un aristocrate qui a émigré pendant la terreur et qui est resté
fidèle aux Bourbons. En épousant la « veuve » du colonel Chabert, il a
pu restaurer sa fortune. Habité par une « ambition dévorante », il trouve
que «  sa fortune politique  » n’est pas assez «  rapide  » (p.  96). Il est
«  conseiller d’État, directeur général  » mais désire davantage. Ayant
« conçu quelques regrets de son mariage » (p. 98), il serait prêt à répu-
dier son épouse pour s’assurer une position plus avantageuse. Il pour-
rait devenir pair de France en épousant l’héritière d’un pair de France.
Le comte Ferraud fait donc partie des figures cupides et opportunistes
du roman, qui représentent un type social décadent de la Restauration.
Ainsi, ce personnage est un élément essentiel de l’intrigue car il fait par-
tie des préoccupations majeures de son épouse. Entre lui et le colonel
Chabert, elle a depuis longtemps choisi. Le sort du colonel est fortement
lié à l’existence du comte Ferraud.

1. in absentia : en l’absence (de qqn)

82 Séquence 3 – FR20

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B La comtesse Ferraud :
une figure cupide et manipulatrice
La comtesse est un personnage clé de l’œuvre et le seul personnage
féminin. C’est elle qui «  tue  » Chabert. Sous des dehors enjôleurs et
séduisants, elle est froide et calculatrice, et fait preuve d’une habileté et
d’une cruauté étonnantes. Elle est la femme « sans cœur ». Pour Balzac,
elle est un symbole, à l’image de la société qu’il peint et critique dans
cette œuvre.

1. U
 ne progression sociale
parfaitement réussie
Questions de lecture cursive
En vous appuyant sur votre connaissance de l’œuvre et tut particulière-
ment sur les passages où apparaît la comtesse, répondez aux questions
suivantes.
a) Q
 uel comportement adopte la comtesse quand son mari tente de se
faire connaître d’elle ? Que révèle ce comportement ?
b) Quelle était le métier de la comtesse ? Quelle est sa situation de for-
tune quand son mari la retrouve ?
c) À quel milieu accède-t-elle par son mariage avec le comte ?

Réponses
a) Place de la comtesse dans le roman
Elle est mentionnée pour la première fois au début du roman, après
la venue de Chabert à l’étude : « Chabert est bien mort, sa femme est
remariée au comte Ferraud, conseiller d’État. Madame Ferraud est une
des clientes de l’étude ! » s’exclame Godeschal (p. 56), ce que Derville
dit à nouveau à Chabert qui lui répond « Ma femme ! Oui, monsieur »
(p. 65). Puis c’est Chabert qui l’évoque lorsqu’il explique à Derville dans
quelle situation il se trouve (p. 70). Il raconte comment les avoués puis
la comtesse l’ont éconduit. Le lecteur constate aussitôt sa cupidité, son
avarice, son inhumanité : « Elle possède 30 000 livres de rente qui m’ap-
partiennent, et ne veut pas me donner deux liards » (p. 70), et plus loin,
il ajoute : « elle ne m’a pas seulement fait parvenir le plus léger secours »
(p.  77). Tous les événements qu’il raconte la condamnent  : il apprend
« l’ouverture de sa succession, sa liquidation, le mariage de sa femme
et la naissance de ses deux enfants » (p. 76). Il n’est pas reçu quand il
se fait annoncer sous un nom d’emprunt puis, ce qui est bien pire et
très révélateur, quand il s’annonce avec son nom, il est «  consigné à

Séquence 3 – FR20 83

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sa porte » (p. 76). Sans le vouloir, il souligne, dans son récit, ce qui les
oppose : de son côté, une immense bonté, du côté de son épouse, un
immense égoïsme. Alors qu’elle le rejette et s’empare de sa fortune, il
parle d’elle en disant encore « ma femme » et va jusqu’à lui trouver des
excuses : « Après tout, les événements politiques pouvaient justifier le
silence de ma femme !  » (p. 74). Il y a là le drame d’un homme qui sait
qu’il n’est plus aimé : « Elle ne m’aime plus ! », dit-il (p. 77).

b) La comtesse Chabert, comtesse d’Empire


On apprend assez tard ses origines, à la fin de la seconde partie  :
lorsqu’elle se confronte avec Chabert, le lecteur découvre qu’elle est une
ancienne prostituée : « Je vous ai prise au Palais-Royal… », « Vous étiez
chez la… », « Dans ces temps-là chacun prenait sa femme où il voulait… »
(p.  109). Elle se nommait alors Rose Chapotel. Grâce au colonel Cha-
bert, qui tombe amoureux d’elle, elle monte aisément dans la société :
elle devient l’épouse d’un colonel, comtesse d’Empire. À la « mort » de
celui-ci, elle reçoit une pension comme veuve d’un héros de la Grande
Armée napoléonienne : « je touche encore aujourd’hui trois mille francs
de pension accordée à sa veuve par les Chambres » (p. 102). Toute sa
fortune lui vient donc de son premier mari, le colonel Chabert  : «  elle
me doit sa fortune, son bonheur » (p. 77), dit-il à Derville. Elle a su faire
fructifier cette fortune, d’abord toute seule : « Elle avait su tirer un si bon
parti de la succession de son mari, qu’après dix-huit mois de veuvage
elle possédait environ quarante mille livres de rente » (p. 95) ; puis grâce
à un ancien avoué, Delbecq, elle s’enrichit encore : « Il avait triplé les
capitaux de sa protectrice, avec d’autant plus de facilité que tous les
moyens avaient paru bons à la comtesse afin de rendre promptement sa
fortune énorme » (p. 97). Habile, rusée, elle capitalise ses revenus.

c) La comtesse Ferraud, comtesse de la Restauration


En épousant le comte Ferraud, son amant, elle qui était une « comtesse de
l’Empire » devient « comtesse de la Restauration », « une femme comme
il faut », et s’adapte ainsi parfaitement aux changements de société qui
se sont opérés, la Restauration succédant à l’Empire. En plus de sa for-
tune, elle dispose désormais d’un nom prestigieux. Elle peut entrer dans
le cercle étroit de l’ancienne aristocratie, «  cette société dédaigneuse
qui, malgré son abaissement, dominait la cour impériale » (p. 96), « Les
salons s’ouvrirent à sa femme. La Restauration vint » (p. 95). Le narrateur
présente son succès comme une opération immédiate, quasi magique.
Par une habile métonymie, il personnifie la Restauration : c’est toute une
société, tout un monde qui l’acceptent. Elle réussit ainsi à lier son des-
tin personnel à celui de la France, s’adaptant parfaitement à la nouvelle
société de la Restauration : « Riche par elle-même, riche par son mari […]
elle appartenait à l’aristocratie, elle en partageait la splendeur » (p. 98).
Sa double fortune est mise en valeur par les anaphores et les parallé-
lismes syntaxiques ; il s’agit là d’une sorte de couronnement social, d’ai-
sance acquise, de gloire soulignée par le mot « splendeur ». La comtesse

84 Séquence 3 – FR20

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est parvenue au sommet de la gloire, comme si elle était sortie victo-
rieuse d’une bataille durement menée. Sans doute amoureuse du comte,
elle mêle ainsi l’utile à l’agréable, en faisant « un mariage d’amour, de
fortune et d’ambition » : « toutes ses vanités étaient flattées autant que
ses passions dans ce mariage » (p. 96).
Il y a là l’exemple même d’un itinéraire social parfait que le retour du
comte risque de briser en mettant en échec tout ce qu’elle a acquis. À
travers elle, Chabert veut retrouver ce que lui a perdu et ce qu’elle ne
veut pas perdre : son amour, son argent, son identité sociale. Il n’y a pas
de place pour deux, pas de partage possible. Ce sera donc un duel sans
merci. Il lui faudra « tuer le colonel » pour rester en vie, garder tout ce
qu’elle a acquis. Elle craint pour sa réputation : « devenir la fable de tout
Paris » et pour sa fortune. Balzac décrit, par son intermédiaire, ceux qui
savent s’adapter et, par l’intermédiaire de Chabert, ceux qui ne le peu-
vent pas. Le monde de Balzac, conformément à l’image qu’il a de celui
dans lequel il vit, est divisé en deux : les forts et les faibles, les gagnants
et les perdants.

2. U
 n type humain :
« la soif d’or des Parisiennes »
a) La comtesse à deux maris
La comtesse est effectivement dans une situation difficile, puisqu’elle
est « entre deux maris ». Dans l’analyse que Derville fait de sa situation,
le lecteur apprend que le comte Ferraud regrette son mariage avec elle
(« le comte Ferraud avait conçu quelques regrets de son mariage », p. 98)
et qu’elle le sait. Celui-ci l’a épousée pour sa fortune. Il est clairement
dit aussi que l’acquisition de richesses est le seul moyen de garder son
époux avec la métaphore filée de la chaîne : « elle conçut d’attacher le
comte à elle par le plus fort des liens, par la chaîne d’or, et voulut être
si riche que sa fortune rendît son second mariage indissoluble, si par
hasard le comte Chabert reparaissait encore » (p. 98). Or, son seul moyen
d’écarter Chabert est de lui restituer une partie de sa fortune ; il faut donc
qu’elle parvienne à l’écarter sans diminuer sa fortune, pour garder Fer-
raud. Son projet est d’obtenir de Chabert qu’il renonce en le séduisant.
Elle y parviendra à Groslay comme nous l’avons déjà étudié. Le narra-
teur analyse sa peur de perdre le comte Ferraud ; cette peur est analysée
comme une blessure, une maladie  : «  Mais quelle plaie ne devait pas
faire ce mot dans le cœur de la comtesse, si l’on vient à supposer qu’elle
craignait de voir revenir son premier mari » (p. 98). Son désir d’anéantir
Chabert s’est réalisé par étape comme Derville l’a bien deviné. Avant de
se rendre chez la comtesse, il réfléchit : « Il se mit à étudier la position de
la comtesse, et tomba dans une de ces méditations auxquelles se livrent
les grands politiques en concevant leurs plans, en tâchant de deviner
le secret des cabinets ennemis. » Le narrateur omniscient fait avec une
extrême habileté entrer le lecteur en même temps dans la pensée de

Séquence 3 – FR20 85

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l’avoué et dans les desseins de la comtesse : « Un coup d’œil jeté sur la
situation de M. le comte Ferraud et de sa femme est ici nécessaire pour
faire comprendre le génie de l’avoué » (p. 94). Il retrace, étape par étape,
son parcours :
E étape 1 : elle l’avait su vivant, elle l’avait repoussé.
E étape 2 : « puis elle s’était plu à le croire mort à Waterloo ». Le verbe
« plaire » introduit une progression.
E étape 3 : elle a le projet de « s’attacher son deuxième mari », « si par
hasard le comte Chabert reparaissait encore ». Il est clair que
depuis qu’un doute est apparu sur la survivance de Chabert,
elle craint son retour, espère sa mort, calcule au cas où il
reviendrait.
E étape 4 : réapparition de Chabert.

E étape 5 : la comtesse est certaine qu’il est vivant, mais elle l’espère
malade ou fou : « les souffrances la maladie l’avaient peut-
être délivrée de cet homme. Peut-être était-il à moitié fou ».
Grâce au discours indirect libre (répétition de « peut-être »),
le lecteur lit dans ses pensées, ses espérances. L’asile de
Charenton se profile alors, annonçant la triste fin du comte
et du roman : « Charenton pouvait encore lui en faire raison »
(p. 99).
Tout cela, Derville le comprend très bien : « elle serait capable de vous
faire tomber dans quelque piège et de vous enfermer à Charenton », dit-il
(p. 109). Rappelons ce passage déjà cité : « Je veux, je ne veux pas de
procès, je veux… » dit la comtesse. Derville lui coupe la parole et met en
lumière ses vrais désirs : « Qu’il reste mort » (p. 108).
Pour réussir, elle possède plusieurs atouts : elle est belle, rusée, sans
scrupule ni pitié, excellente comédienne. Tout en elle est calculé  :
elle dispose d’une beauté naturelle qu’elle sait mettre en valeur pour
séduire ; mais cette séduction est mise au service du vice.

b) Une jolie femme, rusée et comédienne


Sa beauté est incontestable. Lorsque Chabert demande à Derville s’il
connaît son épouse et comment elle est, il s’attend à sa réponse : « Tou-
jours ravissante.  » (p.  72). Cette remarque le fait souffrir, lui rappelant
un passé perdu. Elle est à nouveau présentée ainsi par le narrateur
lui-même, comme étant « encore jeune et belle » (p. 97). Cette beauté,
comme nous l’avons déjà vu, l’aide à éprouver une certaine aisance en
société : elle « joua le rôle d’une femme à la mode » (p. 97), c’est « une
jolie femme » (p. 100) ; elle sait l’utiliser. La comtesse est attirante, et
elle sait aussi comment se mettre en valeur : c’est ainsi qu’elle apparaît
pour la première fois lorsque Derville lui rend visite  : «  les boucles de
ses cheveux, négligemment rattachés s’échappaient d’un bonnet qui lui
donnait un air mutin » ; elle apparaît « fraîche et rieuse » (p. 100). Plus
tard, lorsqu’elle arrive à l’étude, elle a su, une nouvelle fois, se mettre en
valeur : en portant « une toilette simple, mais habilement calculée pour

86 Séquence 3 – FR20

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montrer la jeunesse de sa taille » (p. 105) ; elle porte « une jolie capote
doublée de rose qui encadrait parfaitement sa figure, en dissimulait les
contours, et la ravivait. » (p. 105). Elle est aussi présentée comme une
femme qui vit dans le luxe, « riche des dépouilles » de son premier époux.
Dans une phrase à structure binaire, le narrateur oppose la situation des
deux époux : d’un côté l’une vit « au sein du luxe, au faîte de la société »,
et l’autre « chez un pauvre nourrisseur au milieu des bestiaux ». Le lien
entre le lieu où elle vit et elle-même est souligné dans ce passage, sous
le regard de Derville : tout est beau et luxueux : ce n’est qu’« argent, ver-
meil, nacre », tout est « étincelant » ; « des fleurs curieuses (sont) plan-
tées dans de magnifiques vases en porcelaine » (p. 100). Elle-même est
« enveloppée dans un élégant peignoir » (p. 100).
Le narrateur la décrit aussi comme une femme rusée, possédant « tact
et finesse dont sont plus ou moins douées toutes les femmes » (p. 96).
Elle utilise cette habileté auprès de Delbecq : « elle avait su persuader à
Delbecq… » (p. 96). Il devient alors : « l’âme damnée de la comtesse »
(p. 97). C’est là qu’on trouve utilisé le verbe « manier » dans la phrase :
« elle savait si bien le manier » (p. 96). Nous avons déjà vu précédemment
comment elle s’est enrichie. Le narrateur emploie à plusieurs reprises le
verbe « savoir » : il s’agit d’un savoir faire : « savait si bien » « elle avait
su ». Elle a appris aussi à dissimuler : « avait enseveli les secrets de sa
conduite au fond de son cœur » (p. 97). Dans ce même passage, le narra-
teur parle de son « avarice » (p. 97).
De plus, c’est une excellente comédienne. Elle joue la comédie auprès
de Derville : « parlez, dit-elle gracieusement » (p. 103). S’engage alors un
véritable duel entre eux. Mais c’est dans l’entrevue entre les deux époux
que le caractère de la comtesse se manifeste le mieux. Et c’est là que se
joue un véritable drame, aboutissant à la destruction du colonel. Tout est
calculé, mis en scène : la moindre parole, le ton, les gestes, jusqu’au lieu
où elle l’emmène, l’apparition finale de ses enfants. Elle parvient aussi-
tôt, dès le début, à apaiser le colonel qui est très troublé lorsqu’« il des-
cend lentement », l’escalier qui est « noir » comme ses pensées : « Perdu
dans des sombres pensées, accablé  » (p.  110). Elle sait aussitôt com-
ment l’attendrir en le faisant revenir vers un passé heureux qu’il regrette.
C’est pourquoi « elle lui prend le bras comme autrefois », calcule son ton
de voix « redevenue gracieuse ». L’effet est immédiat, il est bouleversé :
« L’action de la comtesse, l’accent de sa voix (…) suffirent pour calmer la
colère du colonel, qui se laissa mener » (p. 110). À partir de ce moment,
elle joue constamment la comédie. Lorsqu’ils s’installent dans le coupé,
le narrateur indique avec ironie qu’il « se trouva, comme par enchante-
ment, assis près de sa femme » (p. 110). Tout ce qui va se passer est cal-
culé : les mots qu’elle prononce comme « monsieur » de façon à troubler
le colonel : « il fallait être comédienne pour jeter tant d’éloquence, tant de
sentiments dans un mot » (p. 111). Les commentaires du narrateur met-
tent en valeur, avec lyrisme, le trouble du colonel : « une de ces émotions
rares dans la vie, et par lesquelles tout en nous est agité…  » (p.  110).
Dans tout le passage, on trouve la métaphore filée de la comédie.

Séquence 3 – FR20 87

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À plusieurs reprises, le narrateur omniscient se montre partial. S’il lit
dans la pensée de son personnage et juge la comtesse, c’est aussi pour
montrer ses vices qui sont, à ses yeux, les vices d’autres femmes « de
son espèce ».

c) U
 n type humain : une Parisienne,
sans cœur assoiffée d’or
La comtesse représente dans ce roman un type humain où se mêlent la
«  femme sans cœur  » et la Parisienne assoiffée d’or. «  Elle n’a pas de
cœur  » dit Chabert (p.  109), «  Votre femme ne s’est pas fait scrupule
de tromper les pauvres  » dit Derville (p.  88). Lorsque Chabert lui rap-
pelle son passé, le regard «  venimeux  » qu’elle lui lance est significa-
tif : dans la théorie de Balzac sur les tempéraments, elle est du côté du
serpent, et donc du diable. Les phrases qui l’évoquent sont souvent au
présent de vérité générale, ou la placent dans une catégorie. La com-
tesse n’est alors plus un individu : ces phrases présentent avec misogy-
nie ce type de femme comme un être pervers et dangereux. Nous avons
déjà cité la phrase évoquant son « tact et (sa) finesse dont sont plus ou
moins douées toutes les femmes » (p. 96). On trouve beaucoup d’autres
phrases du même type : « Cette soif d’or dont sont atteintes la plupart
des Parisiennes » (p. 97), « une jolie femme ne voudra jamais reconnaître
son mari… » (p. 100), « malgré les mensonges sous lesquels la plupart
des femmes parisiennes cachent leur existence » (p. 100), « avec toute la
violence d’une petite maîtresse » (p. 101), « Elle reprit avec le sang-froid
naturel à ces sortes de femmes » (p. 102). Dans certaines phrases, elle
parvient à vivre tout en étant dévorée par un mal profond : le narrateur
utilise l’image du cancer (p. 98 et 99) ou d’autres images : « Il existe à
Paris beaucoup de femmes qui, semblables à la comtesse Ferraud, vivent
avec un monstre moral inconnu, ou côtoient un abîme ; elles se font un
calus à l’endroit de leur mal, et peuvent encore rire et s’amuser » (p. 99).

3. C
 ommentaire littéraire : « La comtesse,
une excellente comédienne »
Vous allez aborder l’exercice écrit du commentaire littéraire à partir de
l’étude du passage allant de « L’air de vérité qu’elle sut mettre » à « une
image d’elle-même à laquelle elle ne ressemble plus » (p. 114).
Commencez par lire la Fiche méthode expliquant comment faire un com-
mentaire en fin de chapitre.
Lisez ce passage, puis écoutez-le sur votre CD audio où il est lu par un
acteur. Relisez-le vous-même ensuite.

Exercice autocorrectif n° 1


Pour préparer le commentaire littéraire

88 Séquence 3 – FR20

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1 Répondez aux questions suivantes :
– Quelles sont les références théâtrales de ce passage ?
– Comment sont mis en parallèle « l’air de vérité » de la comtesse et
ses intentions cachées ?
– Relevez le vocabulaire militaire : que révèle-t-il des procédés mis en
œuvre par la comtesse pour arriver à ses fins ?

2 À partir de vos réponses, élaborez une problématique et un plan en


deux axes qui traite cette problématique.

Exercice autocorrectif n° 2


Rédigez une introduction comportant les trois parties attendues :
– présentation du texte ;
–p résentation de son contenu, en précisant le type de texte, et si néces-
saire, le registre ;
– exposé de la problématique et annonce du plan.

Exercice autocorrectif n° 3


Rédigez les deux axes d’étude.

Exercice autocorrectif n° 4


Rédigez une conclusion à ce commentaire.

C Derville, un homme de loi intègre


Balzac se veut le « secrétaire » de la société dont il entend décrire les
mécanismes. Le colonel Chabert présente ainsi la confrontation d’un
héros avec la société, celle de la Restauration, au travers du monde judi-
ciaire. En effet, le roman est construit autour d’une procédure où inter-
vient le jeune avoué Derville, en tant que représentant de Chabert. Ce
personnage va permettre au lecteur de découvrir le monde judiciaire où
est rendue une justice inique2. Y échouent les misérables, broyés par
l’appareil judiciaire, et s’y accumulent les secrets honteux des puissants
impunis.
Pour bien comprendre la place et la signification de ce personnage au
sein de l’œuvre, nous vous proposons un questionnaire de lecture cur-
sive.

2. inique : injuste

Séquence 3 – FR20 89

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Questions de lecture cursive
1 Qu’est-ce que le code civil ? Quand en est-il question dans le roman ?

2 Quelle est la place de l’intrigue judiciaire dans ce roman ?

3 Est-elle simple ou complexe ? Pourquoi ? Le colonel comprend-il bien


cette nouvelle justice ?

4 Qui est Delbecq ? Quelles sont ses relations avec le comte et la com-
tesse ? Pourquoi peut-on dire qu’il est l’opposé de Derville ?

5 Derville : quelles sont ses qualités ?

6 En quoi se montre-t-il habile ?

7 Pourquoi peut-on dire qu’il est le double et le porte-parole du roman-


cier ?

8 Quelle critique de la justice trouve-t-on dans ce roman ?

9 La conclusion du roman est pessimiste. Pourquoi ?

1. L
 a place de l’intrigue judiciaire
dans Le Colonel Chabert

a) Le Code civil
Napoléon est à l’origine de la rédaction du Code civil qui sera promulgué
en mars 1804. Lorsqu’après le coup d’état du 19 brumaire (10 novembre
1799), le général Bonaparte instaure le consulat, Cambacérès (qui avait
rédigé au début de la Révolution un nouveau projet de code commun à
tous les citoyens) est nommé ministre de la Justice puis deuxième Consul
(les deux autres étant Bonaparte et Cambon). Bonaparte crée une com-
mission chargée de proposer une synthèse du projet de Cambacérès. Le
Conseil d’État consacre 109 séances (dont 57 sont présidées par Bona-
parte) à l’élaboration de ce document. Il en résulte la promulgation d’un
corps de lois de 36 titres et 2 281 articles. Portalis le définit ainsi : « Un
corps de lois destinées à diriger et à fixer les relations de sociabilité, de
famille et d’intérêt qu’ont entre eux des hommes qui appartiennent à la
même cité ». Il est donc applicable à tous les Français, et marque la fin
des législations particulières. Un grand nombre de pays d’Europe s’en est
inspiré et l’essentiel de son contenu est encore en vigueur aujourd’hui.
On désigne par l’expression « Code Napoléon » ce qui, dans notre Code,
n’a pas été modifié depuis l’adoption de celui de Napoléon. L’Empereur,
exilé à Sainte-Hélène, écrira ces mots, qui montrent à quel point il était
fier de « son code civil » : « Ma vraie gloire, ce n’est pas d’avoir gagné
quarante batailles ; Waterloo effacera le souvenir de tant de victoires. Ce
que rien n’effacera, ce qui vivra éternellement, c’est mon Code Civil ».

90 Séquence 3 – FR20

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C’est à ce code civil que Derville se réfère pour proposer une transaction
au colonel Chabert.
Le paradoxe est le suivant : ce Napoléon que le colonel aime tant et qui,
pour lui, représente les valeurs d’un passé disparu, est aussi celui qui
a instauré cette nouvelle justice qu’il ne comprend pas. De plus, cette
justice favorisant les pères de famille, elle risque de favoriser davantage
la famille Ferraud que lui-même.

b) L’intrigue du Colonel Chabert : une intrigue judiciaire


Comme toujours, chez ces auteurs qui décrivent et critiquent la société
de leur temps, nous pouvons lire deux histoires  mêlées  : une histoire
tragique individuelle et une histoire collective. Les deux histoires se
croisent, s’entremêlent, sont donc inséparables.

c) Une justice complexe


Pourquoi Derville veut-il éviter un procès  ? On le voit hésiter dès le
début (p.  77) car il craint de ne pas triompher. Il explique que le pro-
cès ira successivement devant trois tribunaux (p. 87 à 89). Il montre, à
ce moment-là, à quel point la justice est complexe, longue. C’est cela
que Chabert ne comprend pas. À la nouvelle société et la justice que
lui présente Derville, il ne comprend pas grand-chose et se sent décou-
ragé. Il oppose alors sa conception de la justice. Le colonel Chabert se
heurte à la complexité du monde de la justice et à la cupidité de son
épouse  : «  Et vous appelez cela la justice  ?  » (p.  88). Sa révolte et la
simplicité de ses exigences sont sans force contre le dédale complexe
du jeu judiciaire : « Le monde social et judiciaire lui pesait sur la poitrine
comme un cauchemar » (p. 90). Lui qui s’est si vaillamment battu sur le
champ de bataille, apparaît comme un personnage fatigué à l’idée de
se battre pour obtenir gain de cause ; c’est une autre bataille et celle-ci
lui répugne, l’épuise ; il n’en saisit pas la complexité. Il est incapable de
ruser, de biaiser, de calculer, d’affronter ce « dédale de difficultés où il
fallait s’engager » (p. 91) : « il s’effrayait de cette lutte imprévue » (p. 92),
« La justice militaire est franche, rapide […] cette justice était la seule que
connût le colonel Chabert ». Et c’est cette même lassitude qui, renforcée,
à la fin, par le dégoût (désir aussi de pureté, de garder la tête haute), lui
fera renoncer à cette quête et à lui-même. Il est trop épris de pureté, du
besoin de garder la tête haute pour s’abaisser à mener une telle guerre.
Lorsqu’il veut aller jusqu’à la colonne Vendôme réclamer son dû, clamer
son identité, il s’exclame : « j’irai, s’écria-t-il, au pied de la colonne de la
place Vendôme, je crierai là : « je suis le colonel Chabert qui a enfoncé le
grand carré des Russes à Eylau ! le bronze lui ! me reconnaîtra » (p. 90),
il peut apparaître trop naïf, presque enfantin, une sorte de nouveau Don
Quichotte qui se bat contre les moulins du monde judiciaire. «  Et l’on
vous mettra sans doute à Charenton », lui répond Derville. « Les bureaux
voudraient anéantir les gens de l’Empire » (p. 90). La société de l’Em-
pire à laquelle le colonel se raccroche appartient à un temps révolu. Sa
révolte et la simplicité de ses exigences sont sans force contre le dédale
complexe du jeu judiciaire.

Séquence 3 – FR20 91

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2. L
 es personnages de Derville
et de Delbecq

a) Delbecq, un anti-Derville
Delbecq n’est ni un personnage très important ni très présent. Complice
de la comtesse, il en complète la noirceur ; opposé à Derville, il met en
valeur sa probité. Il est mentionné pour la première fois, lorsqu’est étu-
diée la situation du comte et de la comtesse Ferraud, alors qu’il est ques-
tion de « l’ambition dévorante » du comte (p. 96). Leurs deux ambitions
vont s’allier. Delbecq est « un ancien avoué ruiné », très doué pour les
affaires comme le montrent les expressions : « homme plus qu’habile »,
« rusé praticien » ; excellent connaisseur « des ressources de la chicane »,
il en est le reflet. L’oxymore «  probe par spéculation  », qui le désigne,
souligne parfaitement à quel point ce personnage sait dissimuler. La
description, qui suit, éclaire le lecteur sur ses ambitions : il veut utiliser
Ferraud de façon à pouvoir, grâce à lui, devenir président d’un tribunal
dans une grande ville ; il pourrait alors faire un bon mariage et « conqué-
rir plus tard une haute position dans la carrière politique en devenant
député ». La comtesse, qui a tout deviné, va se servir de lui, comme nous
l’avons déjà vu dans l’analyse du personnage de la comtesse. En disant
de lui qu’il devient « l’âme damnée » de celle-ci (p. 97), le narrateur met
en valeur l’aspect diabolique des deux personnages. Il devient complice
de toutes les intrigues malhonnêtes de la comtesse pour s’enrichir. L’un
et l’autre sont des représentants d’une société cupide et corrompue, où
l’intelligence peut se mettre au service du mal. Delbecq réapparaît à la
fin, à Groslay, la comtesse lui ayant demandé de venir (p.  115). Il est
alors assez habile pour avoir « su gagner la confiance du vieux militaire »
(p. 118).
Diabolique jusqu’à la fin, il conseille à Chabert de faire chanter la com-
tesse (p. 118). La phrase qui suit est construite sur des antithèses oppo-
sant ces deux êtres que tout sépare  : l’un est un «  coquin émérite  »,
l’autre « un honnête homme indigné ». Cependant, pour bien montrer à
quel point cette société est injuste, la fin du roman, qui décrit la chute de
Chabert, montre la lettre calomnieuse de Delbecq et mentionne en même
temps qu’il a obtenu le poste qu’il briguait : celui de président du Tribunal
de première instance dans une ville importante de province (p. 121).

b) Derville, un homme bon et généreux


De la même façon que son étude inaugure le roman et en est un des lieux
clé, de la même façon, Derville est un personnage central du Colonel
Chabert et apparaît dans de nombreux romans de La Comédie humaine :
il joue un rôle important dans Gobseck (1830), César Birotteau (1837),
Une ténébreuse affaire (1841), Le Père Goriot (1835), Splendeurs et
misères des courtisanes (1838-1844). Il y joue toujours le rôle d’un
avoué intègre. Il est, en effet, avec Chabert, face aux trois autres person-
nages (le comte et la comtesse Ferraud, Delbecq), le seul personnage

92 Séquence 3 – FR20

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honnête et généreux de ce roman. Il est aussi le seul à accueillir, respec-
ter et aider Chabert. Dès le début du roman, il est présenté comme un
personnage doté de nombreuses qualités. Il travaille la nuit et c’est ainsi
qu’il est présenté la première fois : «  Il ne travaille sérieusement qu’à
minuit » dit Godeschal (p. 52). Ce que Boucard dit aussi : « Le patron ne
travaille que pendant la nuit » (p. 53). Bien qu’il soit jeune, il a déjà un
poste important, puisqu’il est « avoué près le tribunal première instance
du département de la Seine », un « célèbre légiste qui, malgré sa jeu-
nesse, passait pour être une de plus fortes têtes du palais » (p 59). Il est
question de « sa prodigieuse intelligence » et il est présenté comme un
travailleur acharné (p 59-60), lorsque le premier clerc, qui accueille Cha-
bert à une heure du matin, lui explique son emploi du temps. Il a aussi
des qualités humaines : sensible, il est frappé par l’aspect de Chabert, sa
souffrance manifeste puis choqué par la misère du lieu où il vit. Lorsqu’il
le voit accablé, il l’encourage (p. 91, 92). Attentif au long récit du soldat,
Derville sait écouter et il le traite avec politesse et respect. Nous avons
déjà étudié à quel point cette attitude bouleverse Chabert. Sans doute, à
la fois ému par la situation du vieillard (il parlera de « philanthropie » et
de « patriotisme », p. 79) et attiré par une affaire complexe et extraordi-
naire, il accepte aussitôt de l’aider : « Votre cause sera ma cause », dit-il
(p. 78). Généreux, il lui prête de l’argent. C’est là qu’apparaît sa double
nature : c’est l’homme et l’avoué à la fois qui réagissent ici.

c) Un avoué habile
En effet, il est plus ambigu, plus complexe que Chabert dont il ne peut
posséder ni la pureté, ni l’innocence, ni la naïveté. Si c’était le cas il ne
pourrait pas exercer son métier qui exige une grande lucidité et une
connaissance approfondie des hommes, de la justice, de la société et
de ses rouages.  Ainsi, à la différence de Chabert, il ne se révolte pas,
il s’adapte  : «  Elle est ainsi, mon pauvre colonel  », dit-il de la justice,
à la page 88. La transaction qu’il propose en est la preuve. Lorsque le
premier clerc parle de lui à Chabert, il le présente comme un stratège
(p. 60) qui « fai(t) des plans de bataille » ; un homme combatif et ambi-
tieux qui « ne veut pas perdre une seule cause » (p. 60) et qui a réussi :
« aussi gagne-t-il beaucoup d’argent ». Son métier l’oblige à fréquenter
la société (p. 60) : « le soir, il va dans le monde pour y entretenir ses
relations  »  ; il arrive d’ailleurs à l’étude «  en costume de bal  ». Avant
de se rendre chez la comtesse, il réfléchit. Ce monologue intérieur nous
révèle encore son caractère qui est aussi celui d’un « grand politique »
(p. 94). Dans le passage suivant, nous voyons à quel point il aime aussi
jouer et notamment avec la comtesse qu’il « tourn(e) et retourn(e) sur le
grill » (p. 103). Il prend plaisir à ce duel (« eh bien donc, à nous deux, se
dit-il « (p. 102), il s’amuse à mener cette conversation et à en maîtriser
le cours, à poser des « pièges », à utiliser les « manœuvre(s) familière(s)
aux avoués », en « s’amusant à aiguillonner la colère » (p. 102), tout en
restant « calme ». De plus, il sait lire au fond des âmes : « La comtesse
fut tout à coup domptée par l’étrange lucidité du regard fixe par lequel
Derville l’interrogeait en paraissant lire au fond de son âme » (p. 101).

Séquence 3 – FR20 93

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3. U
 ne vision noire de la justice
et des hommes
a) Derville, un double du romancier
Un grand nombre de lieux et de personnages sont vus à travers son
point de vue : le colonel Chabert, l’endroit où il habite ; il en est de même
pour la comtesse Ferraud… c’est lui qui découvre Chabert à la fin à deux
reprises et ce sont ses paroles qui servent de conclusion au roman. Der-
ville « contemple » « les curieux mendiants » qui se trouvent dans l’an-
tichambre du Greffe. S’ensuit une longue description qui en souligne la
noirceur (p. 122-123). Il est clair que, dans ces moments-là, son regard
et celui du narrateur se confondent. C’est le cas aussi des monologues
intérieurs (p. 94 et suivantes) ou des analyses (p. 122). Ce personnage
lucide et intègre, qui connaît l’âme humaine et sait lire en elle, est en
effet très proche du romancier et lui sert manifestement de porte-parole.
Comme lui, Balzac a été juriste. Comme lui, il est connu pour travailler la
nuit. Le narrateur lui prête aussi sa parole lorsqu’il commente la vie de
Chabert, guidant ainsi plus explicitement le lecteur. En voyant le lieu où
Chabert vit, Derville souligne le contraste entre les mérites de Chabert
et ce que la société, injustement, lui octroie : « l’homme qui a décidé le
gain de la bataille d’Eylau serait là ! » (p. 83). Et il en est de même à la fin,
lorsque Derville dit : « Quelle destinée ! sorti de l’hospice… » (p. 128). De
même, il arrive que ses paroles soient de véritables mises en abyme du
roman : « Ce vieux-là, mon cher, est un tout un poème, ou comme disent
les romantiques, un drame », dit-il à Godeschal (p. 126).

b) Un porte-parole de l’auteur : la fonction de l’écrivain


Et, comme le romancier, à la fin, il en a trop vu. Le narrateur compare à
deux reprises les avoués, les prêtres et les médecins (p. 63 puis p. 128)
parce que tous trois, comme lui, connaissent tous les maux du monde
et cherchent à les soigner. Le constat final est des plus pessimistes et
son évolution suit celle de l’histoire du colonel Chabert qui s’achève de
façon tragique. Ceux-ci portent « des robes noires », dit Derville, « peut-
être parce qu’ils portent le deuil de toutes les vertus, de toutes les illu-
sions ». Ce deuil est aussi celui de Balzac qui dénonce dans La Comédie
humaine les travers des hommes et du monde dans lequel ils vivent.
Ce que Balzac tente de faire en écrivant, Derville tente de le faire en
exerçant son métier : faire régner la justice, protéger les faibles et les
bons. Le rôle de l’écrivain est en effet plusieurs fois rappelé, soit implici-
tement, soit explicitement.

94 Séquence 3 – FR20

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Pendant la description de l’antichambre du Greffe, le narrateur évoque
plusieurs fois les écrivains à qui il reproche l’aveuglement ou la lâcheté :
«  L’antichambre du greffe offrait alors un de ces spectacles que mal-
heureusement ni les législateurs… ni les écrivains ne viennent étudier »
(p. 122). Et il va jusqu’à leur reprocher de s’indigner contre les suicides
sans rien faire pour aider les pauvres gens qui y sont conduits : « des
nombreux suicides dont se plaignent des écrivains hypocrites, inca-
pables de faire un pas pour les prévenir ». (p. 123). Il montre qu’il ne fait
pas partie de ces écrivains. Selon Balzac, le rôle de l’écrivain est de pré-
venir les suicides, c’est-à-dire les empêcher en écrivant, en dénonçant
ce qui se passe au Greffe du tribunal qui n’aide pas les malheureux. La
mendicité était un délit à cette époque-là. Le dégoût de Derville à la fin
est de toute évidence celui de Balzac qui, comme lui, en a trop vu.
En concluant : « toutes les horreurs que les romanciers croient inventer
sont toujours au-dessous de la vérité » (p. 130), il plaide pour la vrai-
semblance romanesque et propose implicitement une réflexion sur la
différence entre le vrai et le vraisemblable (ou semblable au vrai) Tout ce
qui, dans ce roman peut paraître exagéré, ne l’est pas ; la vérité est bien
pire encore. La réalité dépasse la fiction. En peignant une réalité sordide,
paradoxalement, le romancier est encore au-dessous de ce que l’homme
est capable de faire.

c) U
 n homme déçu et dégoûté du monde :
la critique de la justice

L’étude d’avoué est, comme nous l’avons déjà étudié dans le chapitre
sur les lieux, un lieu essentiel, à la fois stratégique et symbolique. C’est
le premier lieu du récit et, par le procédé d’un incipit in medias res, le lec-
teur est aussitôt plongé dans l’atmosphère qui y règne. Il voit les clercs à
l’œuvre en train de rédiger une requête, il écoute leurs conversations et
leurs plaisanteries retransmises au discours direct. En décrivant à nou-
veau l’étude à la page 105, le narrateur dit d’elle qu’elle « offrait alors le
tableau par la description duquel cette histoire a commencé ». Ce lieu,
comme la justice, n’évolue pas. Dans Le Colonel Chabert, les lieux de
justice sont décrits comme étant des égouts, à l ‘image des affaires qui y
sont traitées. L’étude est sombre et sale, voire répugnante, avec l’hyper-
bole : « la puanteur d’un renard n’y aurait pas été sensible ». Y traînent
des « morceaux de pain, des triangles de fromage de Brie, des côtelettes
de porc frais… » (p. 49). Le plancher est « couvert de fange et de neige ».
Le mot « fange » désigne au sens propre une « boue presque liquide et
souillée » et au sens figuré : « ce qui souille moralement » (définition du
Robert). Les vitres sont « sales ». Le mobilier est « crasseux ». L’étude est
« obscure, grasse de poussière ». Elle a « quelque chose de repoussant ».
(p 51). Le narrateur fait une généralité sur «  les études parisiennes  »
dont celle-ci est visiblement un représentant : « elles sont toutes l’objet
d’une négligence assez convenable » (p 50). Il la compare avec d’autres
« cloaques de la poésie », aussi « horribles » qu’elle. C’est là que vien-
nent mourir « toutes les illusions de la vie » (p. 51). « Les études sont des

Séquence 3 – FR20 95

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égouts qu’on ne peut pas curer » déclare Derville en conclusion du roman
(p. 128). Le narrateur utilise pour décrire cette étude le champ lexical de
la saleté la pire qu’on puisse trouver. Les cloaques et les égouts sont
des lieux « destinés à recevoir des immondices » (définition Robert). Une
grande partie du pessimisme balzacien apparaît à travers cette descrip-
tion et ces mots de la fin, prononcés par Derville, porte-parole de l’auteur.
Cette phrase au présent de vérité générale est une dénonciation terrible
de la justice : « dès qu’un homme tombe entre les mains de la justice, il
n’est plus qu’un être moral, une question de Droit ou de Fait, comme aux
yeux des statisticiens il devient un chiffre » (p. 122). C’est bien ce que
devient le colonel Chabert à la fin. On retrouve la même saleté que dans
l’étude, une saleté à la fois réelle et morale : c’est une « pièce obscure
et puante, dont les murs sont garnis d’une banquette en bois noirci par
le séjour perpétuel des malheureux qui viennent à ce rendez-vous de
toutes les misères sociales » (p. 123). On retrouve aussi une expression
déjà utilisée pour l’étude qui était « l’antre de la chicane » et qui devient
ici « le laboratoire de la chicane ». Le narrateur, pour dénoncer ce « ren-
dez-vous de toutes les misères » utilise des hyperboles : « il n’est pas
une seule place… pas un seul endroit… », jusqu’à une métaphore assez
osée : « Tous ceux qui tombent sur le pavé de Paris rebondissent contre
ces murailles jaunâtres » (p. 123). L’auteur dénonce l’issue fatale d’un
tel système  : «  Cette antichambre, espèce de préface pour les drames
de la Morgue ou pour ceux de la place de Grève ». Personne ne peut en
sortir indemne. La justice ne permet à personne de se racheter. Tous les
malheureux qui passent par cet endroit finiront soit condamnés à mort,
soit suicidés. Il s’agit de « déchiffrer » la préface qui est écrite sur ces
murs. Or, cette préface, c’est Balzac qui la déchiffre et nous la livre ici. Ce
« terrible égout » que « le jour », dans sa pureté, a honte d’éclairer » et
« par lequel passent tant d’infortunes », l’écrivain Balzac, lui, ose l’éclai-
rer, mettant en scène de façon emblématique, dans ce court roman, l’his-
toire de l’un de ces infortunés.

96 Séquence 3 – FR20

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L ecommentaire littéraire

Fiche méthode
Chapitre
1
Fiche méthode
L’épreuve porte sur un texte relevant des divers genres littéraires (poé-
sie, théâtre, récit, littérature et idées...) Ce texte est accompagné de
toutes les références et indications indispensables.
Le commentaire est toujours organisé, composé : il faut donc dégager
du texte deux ou trois points essentiels autour desquels s’ordonneront
les remarques.
Il convient d’étudier simultanément le fond et la forme. Les remarques
relatives au style ou à la versification soulignent toujours l’effet produit
et sont indissociables de l’idée ou du sentiment exposé.
Que faut-il entendre par « forme » ?
E l’étude du vocabulaire ;
E les procédés rhétoriques (ou procédés de style) ;

E la versification s’il s’agit d’un poème ;

E la syntaxe, surtout le jeu des personnes et des temps.


Attention, commenter n’est pas :

E fairedes considérations vagues à propos de l’auteur,


avec, de temps en temps, une référence au texte ;
E paraphraser le texte, c’est-à-dire en répéter le contenu
en termes légèrement différents.

Le commentaire, dans les séries d’enseignement général, ne


fait pas l’objet d’un libellé particulier.

1. Travail préparatoire
Il vaut mieux commencer par regarder à quel genre littéraire et à quel
type de texte on a affaire (voir tableau page suivante).
➠ Ce travail préparatoire permet d’éviter les omissions importantes.

Séquence 3 – FR20 97

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Type de genre littéraire Questions préparatoires
le texte à expliquer est extrait d’une nouvelle, ou d’un De quoi s’agit-il ?
E Si
roman, on se pose les questions traditionnelles . Qui voit ? Qui parle ? À qui ?
Où ? Quand ? Comment ?
E Si le texte est un poème, on se posera les mêmes ques- De quoi s’agit-il ?
tions mais en accordant une grande importance à la ver- Qui voit ? Qui parle ? À qui ?
sification. Où ? Quand ? Comment ?
Quel usage des règles de la versifica-
tion, de la prosodie observez-vous ?
E Sile texte est tiré d’une pièce de théâtre, d’autres ques- Y a-t-il des didascalies ?
tions spécifiques à ce genre viennent s’ajouter. Qui entre en scène le premier (et
pourquoi) ?
Qui parle le plus (et pourquoi) ?
Y a-t-il des personnages muets ?
Quelle est leur utilité ?

2. Élaboration du plan
Votre commentaire doit s’articuler autour de deux ou trois axes qui cor-
respondent à une problématique qui sera indiquée très clairement dans
l’introduction : « Nous voulons montrer que l’auteur ou que le texte... »,
par exemple : « nous voulons montrer que l’auteur transfigure la réalité »,
« nous montrerons que, sous ses apparences réalistes, ce texte est fan-
tastique »...
Il ne suffit pas de trouver deux ou trois grandes parties ; à l’intérieur de
chacune des sous-parties sont indispensables.
Ceci dit, le commentaire comporte toujours :
E une introduction,
E un développement,
E une conclusion.

3. L’introduction
Elle comporte trois parties :
a) la présentation du texte
Quand on présente un texte, on indique :
E le nom de l’auteur,
E le titre de l’œuvre,
E la date de parution,
E le genre littéraire.

➠ Ceci est toujours indiqué dans l’énoncé du sujet.


b) le contenu du texte
Le contenu du texte sera énoncé très brièvement, en une ou deux
phrases ; on précisera le type du texte et, si nécessaire, le registre.

98 Séquence 3 – FR20

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c) l’annonce du plan
L’annonce du plan se fait en même temps que l’exposé de la probléma-
tique : « Nous montrerons dans un premier temps que... puis que... »
Elle est isolée du développement par deux lignes blanches.

4. La conclusion
Elle comporte deux parties :
a) récapitulation
Dans la récapitulation, on tente de préciser les qualités propres au
texte en résumant très brièvement le développement.
b) l’« ouverture » sur d’autres textes
Pour ce qui est de l’ouverture, on établira des rapports d’opposition
ou de ressemblance avec d’autres textes, d’autres auteurs ou d’autres
mouvements littéraires. Quand il s’agit d’un sujet de type bac, on fait
une ouverture sur les autres textes du corpus.
Comme l’introduction, elle est isolée du développement par deux
lignes blanches.

5. Rédaction du développement
Les citations Vous devez impérativement vous appuyer sur le texte ; aussi les citations
seront-elles nombreuses. Elles seront relativement courtes et exactes
(toujours entre guillemets).
Elle doivent être bien intégrées à votre devoir. Amenées par une phrase,
elles doivent aussi être parfaitement compréhensibles.
Enfin chaque citation sera commentée, tant pour le fond que pour la
forme (si possible).

La rédaction E Sautez deux lignes entre l’introduction et le développement entre le


proprement dite développement et la conclusion. Sautez une ligne entre chaque grande
partie du développement.
E  uand vous abordez une grande partie du développement, annoncez-
Q
en ou rappelez-en le contenu ; et à la fin de chacune, procédez à une
récapitulation en une phrase.
En passant d’une partie à l’autre, ménagez des transitions qui, en rap-
pelant l’idée directrice de la partie précédente dans un premier temps,
annonce ensuite celle de la partie suivante.
E  haque partie est subdivisée en sous-parties, qui se présentent sous
C
la forme de paragraphes. Chaque paragraphe comporte une phrase
d’introduction et une phrase de conclusion qui le relie au reste du
développement. Pensez à utiliser des connecteurs logiques qui met-
tront en valeur la structure de votre devoir.
Ainsi, votre devoir donnera l’impression de former un tout.

Séquence 3 – FR20 99

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C orrigés des exercices
Corrigé de l’exercice n° 1
1 Pas de corrigé : vous trouverez des éléments de réponse dans le com-
mentaire rédigé.

2 Voici une problématique possible :


Montrez que la comtesse use de ses talents de comédienne pour
combattre son mari.

Proposition de plan :
I. Une actrice de talent
1. Un air de vérité
2. Une séductrice

II. Une bataille inégale


1. Une volonté inébranlable face à la faiblesse
2. Une stratégie militaire déloyale

Corrigé de l’exercice n° 2


Proposition d’introduction
En 1832, Balzac fait paraître Le Colonel Chabert, récit qui met en scène un
ancien soldat de Napoléon qu’on croit mort et qui tente de retrouver son
identité, sa femme et ses biens. Ce court roman connut, dès sa parution,
une adaptation théâtrale dont Balzac n’est pas l’auteur et qui connut
un vrai succès. Cette adaptation s’explique par l’indéniable caractère
dramatique de cette œuvre qui dépeint une société où les apparences
jouent un grand rôle. Ainsi, le séjour forcé du colonel Chabert à Groslay
est un piège dans lequel la comtesse Ferraud veut faire tomber son pre-
mier mari pour qu’il cesse de se battre pour retrouver son nom et exiger
qu’elle lui verse de l’argent. En sortant de chez l’avoué Derville, elle l’en-
traîne dans son coupé, sans lui donner d’explications, et le conduit chez
elle, à la campagne. Elle est donc dans son domaine alors que le colonel
est en terrain inconnu. Pendant quelques jours, elle déploie ses talents
de comédienne pour arriver à ses fins. Nous allons étudier l’extrait dans
lequel le narrateur décrit les manigances de la comtesse en nous deman-
dant comment la comtesse piège si facilement le pauvre colonel. Nous
verrons tout d’abord qu’elle est une actrice de talent et une séductrice
puis nous montrerons qu’elle mène une bataille inégale.

100 Séquence 3 – FR20

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Corrigé de l’exercice n° 3
Proposition de commentaire
I. Une actrice de talent
1. Un air de vérité
Le texte commence par l’expression « l’air de vérité » que le narrateur
a évoqué quelques pages auparavant, au moment où la comtesse
appelle le colonel « Monsieur ! », lorsqu’il monte dans le coupé. Le nar-
rateur intervient alors pour que le lecteur en sache plus que le colonel
en expliquant : « Il fallait être comédienne pour jeter tant d’éloquence,
tant de sentiments dans un mot. Le vrai n’est pas si complet dans son
expression, il ne met pas tout dehors, il laisse voir tout ce qui est au-
dedans  ». Et déjà dans ce passage, nous apprenons que «  le colonel
eut mille remords de ses soupçons ». Ces quelques lignes constituent
une sorte d’introduction à notre texte et préparent le lecteur à n’éprou-
ver aucune sympathie envers cette comédienne. L’air de vérité est l’air
qu’adopte une actrice avant de rentrer en scène pour rendre son per-
sonnage « vrai » aux yeux des spectateurs. Or, à la fin du texte, le nar-
rateur emploie la comparaison de l’actrice pour dépeindre la comtesse
qui dépose son « masque de tranquillité (…) et laisse dans la salle une
image d’elle-même à laquelle elle ne ressemble plus ». Dès qu’elle ne
joue plus de rôle, la comtesse redevient ce qu’elle est au fond d’elle-
même, une intrigante. En effet, jouer un rôle n’a qu’un temps, le temps
de la représentation. En coulisse, l’actrice redevient elle-même. Parce
que toutes ses « manœuvres » ne vont pas sans inquiétude ni fatigue,
elle a besoin de «  se trouver un moment à l’aise  » pour déposer «  le
masque de tranquillité qu’elle conservait devant le comte Chabert ». La
métaphore théâtrale, « déposer le masque » et la comparaison « comme
une actrice » font écho au rôle qu’elle joue auprès de son premier mari.
Son rôle d’actrice lui pèse, parce qu’elle ne « ressemble » pas au person-
nage patient et dévoué qu’elle joue. Toujours à la première ligne de l’ex-
trait, nous lisons que cet air de vérité dissipe les « légers soupçons que
le colonel eut honte d’avoir conçus », « soupçons » qui sont les échos du
passage précédant le séjour à Groslay. Tous les verbes qui suivent, hor-
mis l’intrusion du narrateur qui dit « nous », ont la comtesse pour sujet.
C’est elle qui mène entièrement le jeu, comme un personnage principal
au théâtre.

2. Une séductrice
Dans les deux premières phrases, les verbes employés sont soit des
verbes d’état, « fut », « semblait », soit des verbes dont le champ lexi-
cal est celui de la séduction  : «  se plaisait à  », «  elle voulait l’intéres-
ser » et « l’attendrir ». Il n’y a aucun verbe d’action, c’est-à-dire qu’elle
n’a même pas l’air d’agir, elle se contente d’être ou de sembler affec-
tueuse. Tout le champ lexical de ces quelques lignes est aussi celui de
la séduction : « admirable », « tendres soins », « constante douceur »
« effacer le souvenir des souffrances », « mélancolie », « déployer […] les
charmes auxquels elle le savait faible ». Elle connaît son premier mari et

Séquence 3 – FR20 101

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sait qu’il est sensible à son charme. Ces premières lignes baignent dans
une atmosphère de calme et de douceur jusqu’au début de la troisième
phrase, milieu et pivot du texte, qui tombe brutalement après toute cette
délicatesse : « pour s’emparer de son esprit et disposer souverainement
de lui ». C’est le propre de la séduction que de vouloir attirer quelqu’un
à soi pour son propre bénéfice. La séduction est le contraire du don. Le
verbe à l’infinitif «  s’emparer, synonyme de «  voler  », est particulière-
ment agressif. Les deux infinitifs « s’emparer et disposer » appartiennent
à deux propositions circonstancielles de but coordonnées ; la comtesse
a pour seul objectif de dominer son premier mari. L’adverbe « souverai-
nement », qui signifie ici « totalement », renforce le verbe « disposer »
qui s’utilise pour des objets et non pas pour des êtres humains. Elle ne
pense qu’à son intérêt personnel et n’a aucune considération pour lui.
Elle n’hésite pas à mentir puisque le narrateur intervient pour rétablir la
vérité dans les propos de la comtesse : « suivant ses aveux ». Le narra-
teur intervient encore dans cette première partie du texte en dégageant,
au présent de vérité générale, une sorte de maxime universelle : « car
nous sommes accessibles à certaines façons, à des grâces de cœur ou
d’esprit auxquelles nous ne résistons pas ». La comtesse sait donc par-
faitement ce qu’elle fait.
Elle déploie tout son charme et son talent d’actrice pour dominer son
premier mari qui ne perçoit pas sa comédie. Ainsi, cette femme mobilise
toutes ses forces pour atteindre l’objectif qu’elle s’est fixé : faire dispa-
raître le colonel Chabert. Cela lui est d’autant plus facile que le colonel
n’oppose aucune résistance à ses charmes.

II. Une bataille inégale


1. Une volonté inébranlable face à la faiblesse
Après le champ lexical de la douceur et de tendresse de la première par-
tie, nous lisons maintenant le champ lexical de la violence et de la déter-
mination implacable : « Décidée à tout pour arriver à ses fins », « elle
voulait l’anéantir socialement ». Étymologiquement, « anéantir » signifie
réduire à néant, à rien, le verbe employé a donc un sens très fort. L’ad-
verbe «  socialement  » indique qu’elle veut refuser au colonel Chabert
le droit d’exister dans la société. Or, la première façon d’exister dans la
société est d’y avoir un nom. Nous retrouvons cette identité que le colo-
nel cherche à prouver par tous les moyens légaux et que sa femme va
lui dénier. Il suffit qu’elle reconnaisse que l’homme en sa présence est
bien le colonel Chabert pour lui redonner son identité perdue. Mais cette
reconnaissance la met en danger : danger de perdre son mari et éven-
tuellement ses enfants. Nous avons vu que presque tous les verbes de ce
texte ont la comtesse pour sujet. Le colonel n’est qu’objet ici, objet direct
ou indirect. La seule fois où le colonel est sujet, il l’est du verbe « avoir
honte ». Il n’oppose donc aucune volonté à celle de son ex-femme. Il est
nommé à la première ligne « le colonel » puis « premier mari » lorsque
la comtesse fait semblant de s’intéresser à lui. Ensuite, il n’est plus que
le pronom personnel « il » ou « lui » et « le ». Il devient « cet homme »

102 Séquence 3 – FR20

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lorsque la comtesse veut s’en débarrasser, et enfin « le comte Chabert »,
lorsqu’elle joue la comédie de l’épouse repentie devant lui. Il n’existe
dans ce passage que comme sujet d’un verbe exprimant une position de
faiblesse ou comme objet dont la comtesse va « disposer » à sa guise.
2. Une stratégie militaire déloyale
L’épouse du comte Ferraud joue parfaitement son rôle pendant trois
jours ; mais « au soir du troisième jour », elle s’inquiète tout de même :
«  Malgré ses efforts, elle ne pouvait cacher les inquiétudes que lui
causait le résultat de ses manœuvres  ». Nous quittons le champ lexi-
cal du théâtre pour trouver celui de la stratégie militaire, avec le mot
«  manœuvres  ». Il s’agit bien d’une stratégie puisqu’elle s’assied «  à
son secrétaire » pour mettre au point l’attaque finale contre le colonel,
inconscient de ses manigances. Nous savons qu’elle va écrire une lettre
à Delbecq, lui demandant de copier les actes concernant le colonel chez
Derville. Elle ne peut pas gagner la bataille toute seule contre le vété-
ran de la bataille d’Eylau, parce que sa stratégie n’est pas loyale, elle a
besoin d’un masque et d’une aide.

Corrigé de l’exercice n° 4


Proposition de conclusion
La comtesse, femme déterminée et égoïste, joue le jeu de la tendresse
auprès de son premier mari pour mieux l’anéantir. Les artifices qu’elle
déploie auprès de lui montrent qu’elle est une actrice redoutable et
déloyale. Il est évident que le pauvre colonel, honteux de sa méfiance
envers elle, va tomber dans son piège. Cette image que Balzac donne
de la comtesse est représentative des Parisiennes de la Restauration et
de leur obsession pour l’argent, obsession que nous pouvons retrouver
chez les filles du père Goriot, par exemple.

Séquence 3 – FR20 103

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Chapitre
Le rapport des hommes à l’argent
6 dans des œuvres du XIXe et XXe s.

A Le rapport des hommes à l’argent


dans des œuvres du XIXe siècle
Voici quatre textes d’auteurs que vous connaissez désormais. Tous sont
des écrivains réalistes, à l’exception de Victor Hugo qui appartient au
mouvement romantique. Écrivain engagé, il a pris des positions sociales
très tranchées, dénonçant dans son œuvre le travail des enfants, se bat-
tant contre la peine de mort.
Lisez ces textes attentivement avant de faire l’exercice autocorrectif n° 1
(voir plus bas).

n Texte 1 : Prosper Mérimée, Mateo Falcone

Un certain jour d’automne, Mateo sortit de bonne heure avec sa femme


pour aller visiter un de ses troupeaux dans une clairière du maquis. Le
petit Fortunato voulait l’accompagner, mais la clairière était trop loin ;
d’ailleurs, il fallait bien que quelqu’un restât pour garder la maison ;
le père refusa donc : on verra s’il n’eut pas lieu de s’en repentir Il était
absent depuis quelques heures et le petit Fortunato était tranquillement
étendu au soleil, regardant les montagnes bleues, et pensant que, le
dimanche prochain, il irait dîner à la ville, chez son oncle le caporal,
quand il fut soudainement interrompu dans ses méditations par l’explo-
sion d’une arme à feu. Il se leva et se tourna du côté de la plaine d’où
partait ce bruit.
D’autres coups de fusil se succédèrent, tirés à intervalles inégaux, et tou-
jours de plus en plus rapprochés ; enfin, dans le sentier qui menait de la
plaine à la maison de Mateo parut un homme, coiffé d’un bonnet pointu
comme en portent les montagnards, barbu, couvert de haillons, et se
traînant avec peine en s’appuyant sur son fusil. Il venait de recevoir un
coup de feu dans la cuisse.
Cet homme était un bandit, qui, étant parti de nuit pour aller chercher
de la poudre à la ville, était tombé en route dans une embuscade de
voltigeurs corses.
Après une vigoureuse défense, il était parvenu à faire sa retraite, vive-
ment poursuivi et tiraillant de rocher en rocher. Mais il avait peu d’avance
sur les soldats et sa blessure le mettait hors d’état de gagner le maquis
avant d’être rejoint.

104 Séquence 3 – FR20

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Il s’approcha de Fortunato et lui dit :
« Tu es le fils de Mateo Falcone ?
– Oui.
– Moi, je suis Gianetto Sanpiero. Je suis poursuivi par les collets jaunes.
Cache-moi, car je ne puis aller plus loin.
– Et que dira mon père si je te cache sans sa permission ?
– Il dira que tu as bien fait.
– Qui sait ?
– Cache-moi vite ; ils viennent.
– Attends que mon père soit revenu.
– Que j’attende ? Malédiction ! Ils seront ici dans cinq minutes. Allons,
cache-moi, ou je te tue. » Fortunato lui répondit avec le plus grand sang-
froid :
« Ton fusil est déchargé, et il n’y a plus de cartouches dans ta carchera.
– J’ai mon stylet.
– Mais courras-tu aussi vite que moi ? » Il fit un saut, et se mit hors d’at-
teinte.
« Tu n’es pas le fils de Mateo Falcone ! Me laisseras-tu donc arrêter devant
ta maison ? » L’enfant parut touché.
« Que me donneras-tu si je te cache ? » dit-il en se rapprochant.
Le bandit fouilla dans une poche de cuir qui pendait à sa ceinture, et il en
tira une pièce de cinq francs qu’il avait réservée sans doute pour acheter
de la poudre.
Fortunato sourit à la vue de la pièce d’argent ; il s’en saisit, et dit à Gia-
netto :
« Ne crains rien. »
Peu de temps après, un adjudant et sa troupe se présentent chez Mateo
Falcone et demandent à Fortunato où est passé l’homme qu’ils poursui-
vaient.
[…] L’adjudant et sa troupe se donnaient au diable, déjà ils regardaient
sérieusement du côté de la plaine, comme disposés à s’en retourner par
où ils étaient venus, quand leur chef, convaincu que les menaces ne pro-
duiraient aucune impression sur le fils de Falcone, voulut faire un dernier
effort et tenter le pouvoir des caresses et des présents.
« Petit cousin, dit-il, tu me parais un gaillard bien éveillé ! Tu iras loin. Mais
tu joues un vilain jeu avec moi ; et, si je ne craignais de faire de la peine à
mon cousin Mateo, le diable m’emporte ! Je t’emmènerais avec moi.
– Bah !
– Mais, quand mon cousin sera revenu, je lui conterai l’affaire, et, pour ta
peine d’avoir menti, il te donnera le fouet jusqu’au sang.
– Savoir ?
– Tu verras… Mais tiens… sois brave garçon, et je te donnerai quelque
chose.

Séquence 3 – FR20 105

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– Moi, mon cousin, je vous donnerai un avis : c’est que, si vous tardez
davantage, le Gianetto sera dans le maquis, et alors il faudra plus d’un
luron comme vous pour aller l’y chercher. »
L’adjudant tira de sa poche une montre d’argent qui valait bien dix
écus ; et, remarquant que les yeux du petit Fortunato étincelaient en la
regardant, il lui dit en tenant la montre suspendue au bout de sa chaîne
d’acier :
« Fripon ! tu voudrais bien avoir une montre comme celle-ci suspendue à
ton col, et tu te promènerais dans les rues de Porto-Vecchio, fier comme
un paon ; et les gens te demanderaient : “Quelle heure est-il ? et tu leur
dirais : “Regardez à ma montre.”
– Quand je serai grand, mon oncle le caporal me donnera une montre.
– Oui ; mais le fils de ton oncle en a déjà une… pas aussi belle que celle-
ci, à la vérité… Cependant il est plus jeune que toi. » L’enfant soupira.
« Eh bien, la veux-tu cette montre, petit cousin ? » Fortunato, lorgnant
la montre du coin de l’œil, ressemblait à un chat à qui l’on présente un
poulet tout entier. Et comme il sent qu’on se moque de lui, il n’ose y
porter la griffe, et de temps en temps il détourne les yeux pour ne pas
s’exposer à succomber à la tentation ; mais il se lèche les babines à tout
moment, et il a l’air de dire à son maître : « Que votre plaisanterie est
cruelle ! » cependant l’adjudant Gamba semblait de bonne foi en pré-
sentant sa montre. Fortunato n’avança pas la main ; mais il lui dit avec
un sourire amer :
« Pourquoi vous moquez-vous de moi ?
– Par Dieu ! je ne me moque pas. Dis-moi seulement où est Gianetto, et
cette montre est à toi. » Fortunato laissa échapper un sourire d’incrédu-
lité ; et, fixant ses yeux noirs sur ceux de l’adjudant, il s’efforçait d’y lire
la foi qu’il devait avoir en ses paroles.
« Que je perde mon épaulette, s’écria l’adjudant, si je ne te donne pas
la montre à cette condition ! Les camarades sont témoins ; et je ne puis
m’en dédire. »
En parlant ainsi, il approchait toujours la montre, tant qu’elle touchait
presque la joue pâle de l’enfant.
Celui-ci montrait bien sur sa figure le combat que se livraient en son âme
la convoitise et le respect dû à l’hospitalité. Sa poitrine nue se soulevait
avec force et il semblait près d’étouffer. Cependant la montre oscillait,
tournait, et quelquefois lui heurtait le bout du nez.
Enfin, peu à peu, sa main droite s’éleva vers la montre :
Le bout de ses doigts la toucha ; et elle pesait tout entière dans sa main
sans que l’adjudant la chât pourtant le bout de la chaîne… le cadran était
azuré… la boîte nouvellement fourbie… ; au soleil, elle paraissait toute
de feu… La tentation était trop forte.
Fortunato éleva aussi sa main gauche, et indiqua du pouce, par-dessus
son épaule, le tas de foin auquel il était adossé. L’adjudant le comprit
aussitôt. Il abandonna l’extrémité de la chaîne ; Fortunato se sentit seul
possesseur de la montre. Il se leva avec l’agilité d’un daim, et s’éloigna

106 Séquence 3 – FR20

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de dix pas du tas de foin, que les voltigeurs se mirent aussitôt à culbuter.
On ne tarda pas à voir le foin s’agiter ; et un homme sanglant, le poignard
à la main, en sortit ; mais, comme il essayait de se lever en pied, sa bles-
sure refroidie ne lui permit plus de se tenir debout. Il tomba. L’adjudant
se jeta sur lui et lui arracha son stylet. Aussitôt on le garrotta fortement
malgré sa résistance.
Gianetto, couché par terre et lié comme un fagot, tourna la tête vers For-
tunato qui s’était rapproché.
« Fils de… ! » lui dit-il avec plus de mépris que de colère.
L’enfant lui jeta la pièce d’argent qu’il en avait reçue, sentant qu’il avait
cessé de la mériter mais le proscrit n’eut pas l’air de faire attention à ce
mouvement.
P. Mérimée, Mateo Falcone (1829).

  Texte 2 : Balzac, Eugénie Grandet

La mort de Grandet
Dans ce roman, Balzac peint l’avarice poussée à son paroxysme à travers
le personnage de Grandet qui réussit, à cause d’elle, à gâcher l’existence
de sa fille Eugénie. Celle-ci est une jeune fille, obéissante, douce et ver-
tueuse. L’avarice sordide de son père transforme la vie d’Eugénie en une
véritable tragédie. Durant son agonie, Grandet est réduit à un seul désir,
celui de contempler une dernière fois tout l’or qu’il a amassé durant sa vie.

Aussi la mort de cet homme ne contrasta-t-elle point avec sa vie. Dès le


matin il se faisait rouler entre la cheminée de sa chambre et la porte de
son cabinet, sans doute plein d’or. Il restait là sans mouvement, mais
il regardait tour à tour avec anxiété ceux qui venaient le voir et la porte
doublée de fer. Il se faisait rendre compte des moindres bruits qu’il
entendait ; et, au grand étonnement du notaire, il entendait le bâillement
de son chien dans la cour. Il se réveillait de sa stupeur apparente au jour
et à l’heure où il fallait recevoir des fermages, faire des comptes avec les
closiers, ou donner des quittances. Il agitait alors son fauteuil à roulettes
jusqu’à ce qu’il se trouvât en face de la porte de son cabinet. Il le faisait
ouvrir par sa fille, et veillait à ce qu’elle plaçât en secret elle-même les
sacs d’argent les uns sur les autres, à ce qu’elle fermât la porte. Puis il
revenait à sa place silencieusement aussitôt qu’elle lui avait rendu la pré-
cieuse clef, toujours placée dans la poche de son gilet, et qu’il tâtait de
temps en temps. D’ailleurs son vieil ami le notaire, sentant que la riche
héritière épouserait nécessairement son neveu le président si Charles
Grandet ne revenait pas, redoubla de soins et d’attentions : il venait tous
les jours se mettre aux ordres de Grandet, allait à son commandement à
Froidfond, aux terres, aux prés, aux vignes, vendait les récoltes, et trans-
mutait tout en or et en argent qui venait se réunir secrètement aux sacs
empilés dans le cabinet. Enfin arrivèrent les jours d’agonie, pendant les-
quels la forte charpente du bonhomme fut aux prises avec la destruction.

Séquence 3 – FR20 107

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Il voulut rester assis au coin de son feu, devant la porte de son cabinet.
Il attirait à lui et roulait toutes les couvertures que l’on mettait sur lui,
et disait à Nanon : – Serre, serre ça, pour qu’on ne me vole pas. Quand
il pouvait ouvrir les yeux, où toute sa vie s’était réfugiée, il les tournait
aussitôt vers la porte du cabinet où gisaient ses trésors en disant à sa
fille : – Y sont-ils ? Y sont-ils ? D’un son de voix qui dénotait une sorte de
peur panique.
– Oui, mon père.
– Veille à l’or, mets de l’or devant moi.
Eugénie lui étendait des louis sur une table, et il demeurait des heures
entières les yeux attachés sur les louis, comme un enfant qui, au
moment où il commence à voir, contemple stupidement le même objet ;
et, comme à un enfant, il lui échappait un sourire pénible.
– Ça me réchauffe ! disait-il quelquefois en laissant paraître sur sa figure
une expression de béatitude.
Lorsque le curé de la paroisse vint l’administrer, ses yeux, morts en
apparence depuis quelques heures, se ranimèrent à la vue de la croix,
des chandeliers, du bénitier d’argent qu’il regarda fixement, et sa loupe
remua pour la dernière fois. Lorsque le prêtre lui approcha des lèvres le
crucifix en vermeil pour lui faire baiser le Christ, il fit un épouvantable
geste pour le saisir. Ce dernier effort lui coûta la vie. Il appela Eugénie,
qu’il ne voyait pas quoiqu’elle fût agenouillée devant lui et qu’elle bai-
gnât de ses larmes une main déjà froide.
– Mon père, bénissez-moi.
– Aie bien soin de tout. Tu me rendras compte de ça là-bas, dit-il en prou-
vant par cette dernière parole que le christianisme doit être la religion
des avares.
Balzac, Eugénie Grandet (1833).

  Texte 3 : V. Hugo, Les misérables

Dans cette vaste fresque, Hugo peint, à travers ses personnages, les dif-
férents visages de la misère, qu’elle soit sociale (la pauvreté, le malheur)
ou morale (la méchanceté)… Les Thénardier sont des misérables, au
sens péjoratif du terme : avares et cruels, ils maltraitent la petite Cosette
dont ils ont la garde. Une nuit, après la bataille de Waterloo, Thénardier
rôde au milieu des morts dans l’intention de les détrousser.

Vers minuit, un homme rôdait […] C’était, selon toute apparence, un de


ceux que nous venons de caractériser, ni anglais, ni français, ni paysan,
ni soldat, moins homme que goule3, attiré par le flair des morts, ayant
pour victoire le vol, venant dévaliser Waterloo. […] Le rôdeur nocturne
que nous venons de faire entrevoir au lecteur allait de ce côté, il furetait

3. Goule : monstre : vampire femelle.

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cette immense tombe. Il regardait. Il passait on ne sait quelle hideuse
revue des morts. Il marchait les pieds dans le sang.
Tout à coup il s’arrêta.
À quelques pas devant lui, dans le chemin creux, au point où finissait
le monceau des morts, de dessous cet amas d’hommes et de chevaux,
sortait une main ouverte, éclairée par la lune.
Cette main avait au doigt quelque chose qui brillait, et qui était un
anneau d’or.
L’homme se courba, demeura un moment accroupi, et quand il se releva,
il n’y avait plus d’anneau à cette main.
Il ne se releva pas précisément ; il resta dans une attitude fausse et effa-
rouchée, tournant le dos au tas de morts, scrutant l’horizon, à genoux,
tout l’avant du corps portant sur les deux index appuyés à terre, la tête
guettant par-dessus le bord du chemin creux. Les quatre pattes du cha-
cal conviennent à de certaines actions.
Puis, prenant son parti, il se dressa.
En ce moment il eut un soubresaut. Il sentit que par derrière on le tenait.
Il se retourna ; c’était la main ouverte qui s’était refermée et qui avait
saisi le pan de sa capote.
Un honnête homme eût eu peur. Celui-ci se mit à rire.
– Tiens, dit-il, ce n’est que le mort. J’aime mieux un revenant qu’un gen-
darme. Cependant la main défaillit et le lâcha. L’effort s’épuise vite dans
la tombe.
– Ah çà ! reprit le rôdeur, est-il vivant ce mort ? Voyons donc.
Il se pencha de nouveau, fouilla le tas, écarta ce qui faisait obstacle, saisit
la main, empoigna le bras, dégagea la tête, tira le corps, et quelques ins-
tants après il traînait dans l’ombre du chemin creux un homme inanimé,
au moins évanoui. C’était un cuirassier, un officier, un officier même d’un
certain rang ; une grosse épaulette d’or sortait de dessous la cuirasse ;
cet officier n’avait plus de casque. Un furieux coup de sabre balafrait son
visage où l’on ne voyait que du sang. Du reste, il ne semblait pas qu’il eût
de membre cassé, et par quelque hasard heureux, si ce mot est possible
ici, les morts s’étaient arc-boutés au-dessus de lui de façon à le garantir
de l’écrasement. Ses yeux étaient fermés.
Il avait sur sa cuirasse la croix d’argent de la Légion d’honneur.
Le rôdeur arracha cette croix qui disparut dans un des gouffres qu’il avait
sous sa capote.
Après quoi, il tâta le gousset de l’officier, y sentit une montre et la prit.
Puis il fouilla le gilet, y trouva une bourse et l’empocha.
Comme il en était à cette phase des secours qu’il portait à ce mourant,
l’officier ouvrit les yeux.
– Merci, dit-il faiblement.
La brusquerie des mouvements de l’homme qui le maniait, la fraîcheur
de la nuit, l’air respiré librement, l’avaient tiré de sa léthargie.

Séquence 3 – FR20 109

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Le rôdeur ne répondit point. Il leva la tête. On entendait un bruit de pas
dans la plaine ; probablement quelque patrouille qui approchait.
L’officier murmura, car il y avait encore de l’agonie dans sa voix :
– Qui a gagné la bataille ?
– Les Anglais, répondit le rôdeur.
L’officier reprit :
– Cherchez dans mes poches. Vous y trouverez une bourse et une montre.
Prenez-les.
C’était déjà fait.
Le rôdeur exécuta le semblant demandé, et dit :
– Il n’y a rien.
– On m’a volé, reprit l’officier, j’en suis fâché. C’eût été pour vous. (II, 1, 19)
Victor Hugo, Les misérables, seconde partie, livre II,
chapitre 19 : « Le champ de bataille la nuit »

  Texte 4 : Maupassant, La parure

C’était une de ces jolies et charmantes filles, nées, comme par une erreur
du destin, dans une famille d’employés. Elle n’avait pas de dot, pas d’es-
pérances, aucun moyen d’être connue, comprise, aimée, épousée par un
homme riche et distingué ; et elle se laissa marier avec un petit commis
du ministère de l’Instruction publique.
Elle fut simple, ne pouvant être parée, mais malheureuse comme une
déclassée ; car les femmes n’ont point de caste ni de race, leur beauté,
leur grâce et leur charme leur servant de naissance et de famille. Leur
finesse native, leur instinct d’élégance, leur souplesse d’esprit sont leur
seule hiérarchie, et font des filles du peuple les égales des plus grandes
dames.
Elle souffrait sans cesse, se sentant née pour toutes les délicatesses et
tous les luxes. Elle souffrait de la pauvreté de son logement, de la misère
des murs, de l’usure des sièges, de la laideur des étoffes. Toutes ces
choses, dont une autre femme de sa caste ne se serait même pas aper-
çue, la torturaient et I’indignaient. La vue de la petite Bretonne qui faisait
son humble ménage éveillait en elle des regrets désolés et des rêves
éperdus. Elle songeait aux antichambres nettes, capitonnées avec des
tentures orientales, éclairées par de hautes torchères de bronze, et aux
deux grands valets en culotte courte qui dorment dans les larges fauteuils,
assoupis par la chaleur lourde du calorifère. Elle songeait aux grands
salons vêtus de soie ancienne, aux meubles fins portant des bibelots
inestimables, et aux petits salons coquets parfumés, faits pour la cau-
serie de cinq heures avec les amis les plus intimes, les hommes connus
et recherchés dont toutes les femmes envient et désirent l’attention.
Quand elle s’asseyait, pour dîner, devant la table ronde couverte d’une
nappe de trois jours, en face de son mari qui découvrait la soupière en

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déclarant d’un air enchanté : « Ah ! le bon pot-au-feu ! je ne sais rien de
meilleur que cela », elle songeait aux dîners fins, aux argenteries relui-
santes, aux tapisseries peuplant les murailles de personnages anciens
et d’oiseaux étranges au milieu d’une forêt de féerie ; elle songeait aux
plats exquis servis en des vaisselles merveilleuses, aux galanteries chu-
chotées et écoutées avec un sourire de sphinx, tout en mangeant la chair
rose d’une truite ou des ailes de gélinotte.
Elle n’avait pas de toilettes, pas de bijoux, rien. Et elle n’aimait que cela ;
elle se sentait faite pour cela. Elle eût tant désiré plaire, être enviée, être
séduisante et recherchée.
Elle avait une amie riche, une camarade de couvent qu’elle ne voulait
plus aller voir, tant elle souffrait en revenant. Et elle pleurait pendant des
jours entiers, de chagrin, de regret, de désespoir et de détresse.
Elle et son mari sont un jour invités par le ministre de l’Instruction
publique à un bal. Mathilde emprunte à une amie riche, Madame Fores-
tier, un collier de diamants.
[…] Tout à coup elle découvrit, dans une boîte de satin noir, une superbe
rivière de diamants ; et son cœur se mit à battre d’un désir immodéré.
Ses mains tremblaient en la prenant. Elle l’attacha autour de sa gorge,
sur sa robe montante et demeura en extase devant elle-même. Puis, elle
demanda, hésitante, pleine d’angoisse :
– Peux-tu me prêter cela, rien que cela ?
– Mais oui, certainement.
Elle sauta au cou de son amie, l’embrassa avec emportement, puis s’en-
fuit avec son trésor.
Le jour de la fête arriva. Mme Loisel eut un succès. Elle était plus jolie que
toutes, élégante, gracieuse, souriante et folle de joie. Tous les hommes
la regardaient, demandaient son nom, cherchaient à être présentés. Tous
les attachés du cabinet voulaient valser avec elle. Le Ministre la remarqua.
Elle dansait avec ivresse, avec emportement, grisée par le plaisir, ne
pensant plus à rien, dans le triomphe de sa beauté, dans la gloire de son
succès, dans une sorte de nuage de bonheur fait de tous ces hommages,
de toutes ces admirations, de tous ces désirs éveillés, de cette victoire si
complète et si douce au cœur des femmes.
Elle partit vers quatre heures du matin. Son mari, depuis minuit, dormait
dans un petit salon désert avec trois autres messieurs dont les femmes
s’amusaient beaucoup.
Il lui jeta sur les épaules les vêtements qu’il avait apportés pour la sortie,
modestes vêtements de la vie ordinaire, dont la pauvreté jurait avec l’élé-
gance de la toilette de bal. Elle le sentit et voulut s’enfuir, pour ne pas être
remarquée par les autres femmes qui s’enveloppaient de riches fourrures.
Loisel la retenait :
– Attends donc. Tu vas attraper froid dehors. Je vais appeler un fiacre.
Mais elle ne l’écoutait point et descendait rapidement l’escalier.
Lorsqu’ils furent dans la rue, ils ne trouvèrent pas de voiture ; et ils se
mirent à chercher, criant après les cochers qu’ils voyaient passer de loin.

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Ils descendaient vers la Seine, désespérés, grelottants. Enfin, ils trouvè-
rent sur le quai un de ces vieux coupés noctambules qu’on ne voit dans
Paris que la nuit venue, comme s’ils eussent été honteux de leur misère
pendant le jour.
Il les ramena jusqu’à leur porte, rue des Martyrs, et ils remontèrent tris-
tement chez eux. C’était fini, pour elle. Et il songeait, lui, qu’il lui faudrait
être au Ministère à dix heures.
Elle ôta les vêtements dont elle s’était enveloppé les épaules, devant la
glace, afin de se voir encore une fois dans sa gloire. Mais soudain elle
poussa un cri. Elle n’avait plus sa rivière autour du cou !
Maupassant, La parure (1884).

Exercice autocorrectif n° 1
Entraînement à la question sur corpus

Lors de l’épreuve du baccalauréat, vous aurez à répondre à une ou deux


questions de manière synthétique sur un corpus de trois ou quatre
textes, accompagnés éventuellement d’un document iconographique.
Après avoir relu les textes, traitez la question suivante :
En vous appuyant sur l’étude du point de vue, sur l’analyse du décor
et la visée des auteurs, expliquez quelle place prennent l’argent ou les
biens matériels dans l’esprit des personnages, dans leur vie, dans leurs
relations entre eux et avec le monde ?
➠ Reportez-vous au corrigé de l’exercice n°1 à la fin du chapitre

B Le rapport des hommes à l’argent


dans des œuvres du XXe siècle

Exercice autocorrectif n° 2


Entraînement à la question sur corpus
Voici trois textes extraits d’œuvres du XXe siècle :
E Céline, Voyage au bout de la nuit ;

E François Mauriac, Le nœud de vipères ;

E Marguerite Duras, Barrage contre le Pacifique.

Après avoir lu ces extraits, traitez les questions suivantes :


1 Comment cet argent ou ces biens matériels sont-ils décrits et suivant
quel point de vue ?

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2 Quelle place prennent l’argent ou les biens matériels dans l’esprit des
personnages, dans leur vie, dans leurs relations entre eux et avec le
monde ?
➠ Reportez-vous au corrigé de l’exercice n°2 à la fin du chapitre

  Texte 1 : Céline, Voyage au bout de la nuit

Voyage au bout de la nuit est le premier et le plus célèbre des romans


de Céline (de son vrai nom : Louis-Ferdinand Destouches, 1894-1961),
publié en 1932. Le personnage principal, Bardamu, s’engage sans réflé-
chir comme soldat durant la guerre de 1914-1918 et se trouve confronté
à ses horreurs et à son absurdité. Lors d’une nuit d’errance, il se lie
d’amitié avec un réserviste nommé Robinson qui cherche à déserter.
Blessé puis réformé, il part pour l’Afrique où il retrouve Robinson. Bar-
damu parcourra et traversera ainsi plusieurs univers (New York, Paris, sa
banlieue) dont il découvrira les vices. « Saisissante épopée de la révolte
et du dégoût, long cauchemar visionnaire ruisselant d’invention verbale,
et dominé par l’inoubliable figure de Bardamu, Le Voyage a exercé une
action considérable. Céline fut l’un des premiers à vivre ce dont la littéra-
ture actuelle allait bientôt se nourrir presque exclusivement : l’absurdité
de la vie humaine ».

Comme si j’avais su où j’allais, j’ai eu l’air de choisir encore et j’ai changé


de route, j’ai pris sur ma droite une autre rue, mieux éclairée, « Broad-
way »4 qu’elle s’appelait. Le nom je l’ai lu sur une plaque. Bien au-des-
sus des derniers étages, en haut, restait du jour avec des mouettes et
des morceaux du ciel. Nous, on avançait dans la lueur d’en bas, malade
comme celle de la forêt et si grise que la rue en était pleine comme un
gros mélange de coton sale.
C’était comme une plaie triste la rue qui n’en finissait plus, avec nous au
fond, nous autres, d’un bord à l’autre, d’une peine à l’autre, vers le bout
qu’on ne voit jamais, le bout de toutes les rues du monde.
Les voitures ne passaient pas, rien que des gens et des gens encore.
C’était le quartier précieux, qu’on m’a expliqué plus tard, le quartier pour
l’or : Manhattan. On y entre qu’à pied, comme à l’église. C’est le beau
cœur en Banque du monde d’aujourd’hui. Il y en a pourtant qui crachent
par terre en passant. Faut être osé.
C’est un quartier qu’en est rempli d’or, un vrai miracle, et même qu’on
peut l’entendre le miracle à travers les portes avec son bruit de dollars
qu’on froisse, lui toujours trop léger le Dollar, un vrai Saint-Esprit5, plus
précieux que du sang.
J’ai eu tout de même le temps d’aller les voir et même je suis entré pour

4. Broadway est un des principaux axes nord-sud de Manhattan, le quartier central de New York.
5. Le Saint-Esprit (ou Esprit-Saint) est, pour les chrétiens, l’Esprit de Dieu.

Séquence 3 – FR20 113

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leur parler à ces employés qui gardaient les espèces. Ils sont tristes et
mal payés.
Quand les fidèles entrent dans leur Banque, faut pas croire qu’ils peuvent
se servir comme ça selon leur caprice. Pas du tout. Ils parlent à Dollar en
lui murmurant des choses à travers un petit grillage, ils se confessent
quoi. Pas beaucoup de bruit, des lampes bien douces, un tout minuscule
guichet entre de hautes arches, c’est tout. Ils n’avaient pas l’Hostie6. Ils
se la mettent sur le cœur. Je ne pouvais pas rester longtemps à les admi-
rer. Il fallait bien suivre les gens de la rue entre les parois d’ombre lisse.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit.
© Éditions Gallimard. « Tous les droits d’auteur de ce texte sont réservés. Sauf
autorisation, toute utilisation de celui-ci autre que la consultation individuelle
et privée est interdite ». www.gallimard.fr

  Texte 2 : François Mauriac, Le nœud de vipères

Dans la plupart de ses romans, François Mauriac (1885-1970) décrit la


bourgeoisie bordelaise dont il critique l’étroitesse d’esprit, l’hypocrisie
et l’avarice. Mais il s’intéresse aussi et surtout aux âmes esseulées et
égarées, qui, déchirées entre le bien et le mal, cherchent le salut : « ceux
qui semblent voués au mal, peut-être étaient-ils élus avant les autres,
et la profondeur de leur chute donne la mesure de leur vocation » (Les
Anges noirs, 1936). À ce titre, l’incipit de Thérèse Desqueyroux (1962),
est emblématique de cette quête de Dieu et de l’amour qui habite toute
son œuvre ; le narrateur s’adresse ainsi à son héroïne : « J’aurais voulu
que la douleur, Thérèse, te mène à Dieu ».
Mauriac donne à son roman, Le nœud de vipères, la forme originale d’une
longue confession que le narrateur, alors âgé et proche de la fin, adresse
à son épouse morte. Entouré du nœud de vipères cupides que forment
ses deux enfants autour de lui, il médite sa vengeance : les déshériter.
L’argent et les thèmes chers à Mauriac sont au centre de cette œuvre.

Maman n’aurait pas pu remplacer l’amour qui m’eût sauvé, à ce tournant


de mon existence. Son vice qui était de trop aimer l’argent, elle me l’avait
légué ; j’avais cette passion dans le sang. Elle aurait mis tous ses efforts
à me maintenir dans un métier où, comme elle disait, « je gagnais gros ».
Alors que les lettes m’attiraient, que j’étais sollicité par les journaux et
par les grandes revues […], je résistai à mon ambition parce que je ne
voulais pas renoncer à « gagner gros ».
C’était ton désir aussi, et tu m’avais laissé entendre que tu ne quitterais
jamais la province. Une femme qui m’eût aimé aurait chéri ma gloire. Elle
m’aurait appris que l’art de vivre consiste à sacrifier une passion basse à
une passion plus haute. Les journalistes imbéciles, qui font semblant de
s’indigner parce que tel avocat profite de ce qu’il est député ou ministre

6. hostie : il s’agit de la petite pastille de pain sans levain qu’utilise le prêtre dans la consécration de la messe
catholique et qui est donnée à la communion. Elle devient réellement pour les catholiques le corps du Christ.

114 Séquence 3 – FR20

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pour glaner quelques menus profits, feraient bien mieux d’admirer la
conduite de ceux qui ont su établir entre leurs passions une hiérarchie
intelligente et qui ont préféré la gloire politique aux affaires les plus fruc-
tueuses. La tare dont tu m’aurais guéri, si tu m’avais aimé, c’était de ne
rien mettre au-dessus du gain immédiat, d’être incapable de lâcher la
petite et médiocre proie des honoraires pour l’ombre de la puissance,
car il n’y a pas d’ombre sans réalité. Mais quoi ! Je n’avais rien que cette
consolation de « gagner gros », comme l’épicier du coin.
Voilà ce qui me reste : ce que j’ai gagné, au long de ces années affreuses,
cet argent dont vous avez la folie de vouloir que je me dépouille. Ah  !
l’idée même m’est insupportable que vous en jouissiez après ma mort.
François Mauriac, Le nœud de vipères. © Editions Grasset & Fasquelle, 1933.

 Texte 3 : Marguerite Duras,


Un barrage contre le pacifique

Marguerite Duras (1914-1996) a une place particulière et originale dans


l’évolution de la littérature française du XXe siècle. Ses romans (Le Marin
de Gibraltar, 1952, Moderato Cantabile, 1958, Le ravissement de Lol
V. Stein, 1964, L’Amant, 1984…) ses pièces de théâtre (Le Square, 1955,
Savannah Bay, 1983…) et ses scénarii (Hiroshima mon amour, 1959,
India song, 1973) sont célèbres. Elle a d’abord écrit des romans à la fac-
ture assez classique, accordant une place importante à la narration, la
description et la psychologie des personnages, puis, s’est rapprochée
du nouveau roman sans y adhérer totalement. Peu à peu, elle privilégie le
dialogue, tout en montrant à quel point la communication entre les êtres
est difficile, voire impossible. Entrant dans la conscience confuse de per-
sonnages souvent en perdition, elle décrit magnifiquement le trouble et
l’émerveillement amoureux et mêle subtilement réalité et fantasme.
Barrage contre le pacifique est un roman autobiographique dans lequel
Marguerite Duras raconte son enfance en Indochine auprès de sa mère
et de son frère, Joseph. Elle porte, dans ce roman, le prénom de Suzanne.
Elle y décrit la vie pénible qu’ils ont menée à cause de difficultés finan-
cières constantes et obsessionnelles. Sa mère, hantée par la pauvreté et
désireuse d’assurer l’avenir de ses enfants, veut marier sa fille à Mon-
sieur Jo parce qu’il est riche. Suzanne est attirée par tous les cadeaux
qu’il lui offre mais sa laideur l’effraie. Dans ce passage Jo lui propose de
choisir parmi les diamants qu’il vient d’apporter :

Elle le regarda, sceptique. Mais déjà il avait sorti de sa poche un petit


paquet entouré de papier de soie et il le dépliait lentement. Trois papiers
de soie tombèrent à terre. Trois bagues s’étalaient dans le creux de sa
main. Suzanne n’avait jamais vu de diamants que sur les doigts des
autres et encore, de tous les gens qu’elle avait vus en porter, elle n’avait
approché que M.  Jo. Les bagues étaient là, avec leurs anneaux vides
dans la main tendue de M. Jo.

Séquence 3 – FR20 115

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– Ça vient de ma mère, dit M. Jo avec sentiment, elle les aimait à la folie.
Que ça vienne d’où que ça veuille. Ses doigts à elle étaient vides de
bagues. Elle approcha sa main, prit la bague dont la pierre était la plus
grosse, la leva en l’air et la regarda longuement avec gravité. Elle baissa
sa main, l’étala devant elle et enfila la bague dans son annulaire. Ses
yeux ne quittaient pas le diamant. Elle lui souriait. Lorsqu’elle était une
petite fille et que son père vivait encore, elle avait eu deux bagues d’en-
fant, l’une ornée d’un petit saphir, l’autre d’une perle fine. Elles avaient
été vendues par la mère.
– Combien elle vaut ?
M. Jo sourit comme quelqu’un qui s’y attendait.
– Je ne sais pas, peut-être vingt mille francs.
Instinctivement Suzanne regarda la chevalière de M. Jo : le diamant était
trois fois plus gros que celui-ci. Mais alors l’imagination se perdait…
C’était une chose d’une réalité à part, le diamant ; son importance n’était
ni dans son éclat, ni dans sa beauté, mais dans son prix, dans ses possi-
bilités, inimaginables jusque-là pour elle, d’échange. C’était un objet, un
intermédiaire entre le passé et l’avenir. C’était une clé qui ouvrait l’avenir
et scellait définitivement le passé. À travers l’eau pure du diamant l’ave-
nir s’étalait en effet, étincelant. On y entrait, un peu aveuglé, étourdi. La
mère devait quinze mille francs à la banque. Avant d’acheter la conces-
sion, elle avait donné des leçons à quinze francs de l’heure, elle avait
travaillé à l’Eden chaque soir pendant dix ans à raison de quarante francs
par soirée. Au bout de dix ans, avec ses économies faites chaque jour sur
ces quarante francs, elle avait réussi à acheter la concession. Suzanne
connaissait tous ces chiffres : le montant des dettes à la banque, le prix
de l’essence, le prix d’un mètre carré de barrage, celui d’une leçon de
piano, d’une paire de souliers. Ce qu’elle ne savait pas jusque-là, c’était
le prix du diamant. Il lui avait dit, avant de le lui montrer, qu’il valait à lui
seul le bungalow entier. Mais cette comparaison ne lui avait pas été aussi
sensible qu’en ce moment où elle venait de l’enfiler, minuscule, à l’un de
ses doigts. Elle pensait à tous les prix qu’elle connaissait en comparaison
de celui-ci et tout à coup, elle fut découragée. Elle se renversa sur le talus
et ferma les yeux sur ce qu’elle venait d’apprendre. M. Jo s’étonna. Mais il
devait commencer à en avoir l’habitude, de s’étonner, car il ne lui dit rien.
Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique. © Éditions Gallimard.
« Tous les droits d’auteur de ce texte sont réservés. Sauf autorisation, toute uti-
lisation de celui-ci autre que la consultation individuelle et privée est interdite »
www.gallimard.fr

En conclusion, vous avez lu et étudié des extraits d’œuvres traitant du


rapport des hommes à l’argent, problématique qui a fait et fait toujours
couleur beaucoup d’encre. Vous allez maintenant lire un roman natu-
raliste de Zola, intitulé La curée. Le thème de l’argent y est central : le
personnage principal, Saccard, se lance dans la spéculation immobi-
lière lors des grands travaux du baron Haussmann à Paris. Vous y verrez
qu’argent, pouvoir et séduction ont fortement partie liée.

116 Séquence 3 – FR20

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Corrigés des exercices
Corrigé de l’exercice n° 1
Dans ces textes les points de vue adoptés sont différents. Certains textes,
comme celui de Maupassant, varient les points de vue. Le texte de Méri-
mée, en grande partie constitué de dialogues et de descriptions des faits
et gestes des personnages, est le seul texte en focalisation externe. Le
narrateur ne lit pas dans la pensée de l’enfant mais analyse sur son visage
la progression de la tentation et la fascination pour la montre désirée :
« Celui-ci montrait bien sur sa figure le combat… ». Dans de nombreux
textes, le point de vue est interne, ce qui permet au lecteur d’entrer dans
la pensée du personnage et de voir le monde à travers son regard fasciné
par l’argent. Dans le texte de Maupassant, le point de vue est à la fois
omniscient (le narrateur sait tout, lit dans la pensée de son personnage)
et interne (la vision de l’existence qu’elle mène est celle de Mathilde).
Dans les textes de Hugo et de Balzac, le point de vue n’est qu’omniscient.
Le lecteur lit dans la pensée de ces deux hommes dont, de façon diffé-
rente mais avec la même intensité, le cœur est dévoré par la fascination
de l’or, la cupidité et l’avarice.
Le premier ne craint rien si ce n’est d’être arrêté et mis en prison. La
mort ne l’effraie pas. Le narrateur insiste en effet, au début, sur cette
atmosphère morbide à laquelle Thénardier est totalement insensible.
« Un honnête homme eût eu peur. Celui-ci se mit à rire. – Tiens, dit-il, ce
n’est que le mort. J’aime mieux un revenant qu’un gendarme ». Sans ver-
gogne, il détrousse les soldats morts, ce qui peut être considéré comme
un acte doublement sacrilège, puisqu’il bafoue à la fois le respect dû aux
morts et à ceux qui ont versé leur sang pour leur patrie, comme le sou-
ligne avec ironie cette phrase rendue hyperbolique par la métonymie  :
« ayant pour victoire le vol, venant dévaliser Waterloo » « il furetait cette
immense tombe. Il regardait. Il passait on ne sait quelle hideuse revue
des morts. Il marchait les pieds dans le sang  ». Cette attitude le défait
d’une grande part de son humanité. Il est d’ailleurs comparé à une goule
(vampire femelle) et rôde comme un animal en quête de proie, une sorte
de charognard, un chacal  : «  attiré par le flair des morts  ». La compa-
raison est encore plus claire lorsque Thénardier s’accroupit  : «  Il ne se
releva pas précisément ; à genoux, tout l’avant du corps portant sur les
deux index appuyés à terre […]. Les quatre pattes du chacal conviennent
à de certaines actions ». Thénardier, avide de trouver des biens, agit avec
empressement. Les phrases sont courtes, les verbes nombreux et au
passé simple : « Après quoi, il tâta le gousset de l’officier, y sentit une
montre et la prit. Puis il fouilla le gilet, y trouva une bourse et l’empocha ».

Séquence 3 – FR20 117

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Le second, Grandet, à la veille de mourir, n’a d’yeux et de pensée que
pour son or, comme le montre le champ lexical omniprésent de l’or
et de l’argent. Le narrateur insiste sur l’idée que le regard de Grandet
est focalisé sur son or. Ne pouvant plus bouger, il demande à être ins-
tallé près de lui et, les yeux fixés sur lui, il veille dessus. Ses yeux sont
d’ailleurs comparés à une loupe («  qu’il regarda fixement, et sa loupe
remua pour la dernière fois ») mais ils ne voient que l’or. Grandet ne voit
pas sa propre fille, comme le souligne le narrateur : « Eugénie, qu’il ne
voyait pas quoiqu’elle fût agenouillée devant lui et qu’elle baignât de
ses larmes une main déjà froide  », «  Quand il pouvait ouvrir les yeux,
(…) il les tournait aussitôt vers la porte du cabinet où gisaient ses tré-
sors  », etc. Cette obsession le rend stupide et inquiet. Il a peur qu’on
le vole : « mais il regardait tour à tour avec anxiété ceux qui venaient le
voir », « Y sont-ils ? Y sont-ils ? D’un son de voix qui dénotait une sorte
de peur panique ». La symbolique de l’enfermement avec les constantes
allusions à la porte et à la clé est intéressante dans ce texte. Grandet a
enfermé son or et est enfermé dedans : « la porte doublée de fer » « la
précieuse clef, toujours placée dans la poche de son gilet, et qu’il tâtait
de temps en temps », « devant la porte de son cabinet ». L’or est toute sa
vie, il occupe aussi toute sa mort et Grandet y puise ses dernières forces :
il est sa dernière étincelle de vie et c’est en voulant prendre de l’or qu’il
meurt : « Ce dernier effort lui coûta la vie », « Quand il pouvait ouvrir les
yeux, où toute sa vie s’était réfugiée, il les tournait aussitôt vers la porte
du cabinet où gisaient ses trésors », « Veille à l’or, mets de l’or devant
moi […] Ça me réchauffe ! […] en laissant paraître sur sa figure une expres-
sion de béatitude ». Le mot béatitude, qui est la traduction d’un bonheur
complet presque extatique, donne une dimension religieuse à cet amour
excessif pour l’or. Ainsi, la fin du texte, avec la présence du prêtre, vient
amplifier ce qui était déjà évoqué de façon hyperbolique. Peu soucieux
du sacré, Grandet regarde avec convoitise les objets de culte parce qu’ils
sont faits de matières précieuses : « Lorsque le curé de la paroisse vint
l’administrer, ses yeux, morts en apparence depuis quelques heures, se
ranimèrent à la vue de la croix, des chandeliers, du bénitier d’argent ».
«  Lorsque le prêtre lui approcha des lèvres le crucifix en vermeil pour
lui faire baiser le Christ, il fit un épouvantable geste pour le saisir ». Le
narrateur intervient ainsi dans le récit, comme le montrent l’emploi de
cet adjectif (« épouvantable ») et l’ironie terrible de la dernière phrase :
« en prouvant par cette dernière parole que le christianisme doit être la
religion des avares  ». Cette thématique de l’avare, obsédé par son or,
traitée de façon comique par Plaute et Molière, est traitée ici de façon
terrifiante. Elle est telle qu’elle poursuit Grandet jusqu’à la fin. Aucune
guérison, aucune rédemption n’est possible quand on est arrivé à un tel
paroxysme : « Aussi la mort de cet homme ne contrasta-t-elle point avec
sa vie ».
Encore plus terrifiant est l’extrait des misérables. Le narrateur crée une
véritable mise en scène d’épouvante pour mettre en valeur la monstruo-
sité d’un personnage à qui la cupidité, comme nous l’avons vu, a ôté tout
principe moral. Les larcins de Thénardier ont lieu la nuit. Il est entouré de

118 Séquence 3 – FR20

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cadavres « les pieds dans le sang ». Soudain, une main apparaît : « de
dessous cet amas d’hommes et de chevaux, sortait une main ouverte,
éclairée par la lune ». Puis cette même main qui semblait appartenir à
un mort reprend vie : « En ce moment il eut un soubresaut. Il sentit que
par derrière on le tenait. Il se retourna ; c’était la main ouverte qui s’était
refermée et qui avait saisi le pan de sa capote ».
Dans les textes de Balzac et de Victor Hugo, les narrateurs soulignent
l’opposition entre la bonté des uns et la noirceur des autres. Eugénie est
« agenouillée », « les yeux baign(és) de larmes » et demande au prêtre la
bénédiction. Son père ne la voit même pas. L’officier volé par Thénardier
montre sa grandeur et son innocence en voulant récompenser celui-là
même qui vient de le dépouiller, comme le narrateur le souligne avec
humour : « Cherchez dans mes poches. Vous y trouverez une bourse et
une montre. Prenez-les. C’était déjà fait », « Le gouffre » qui se trouve
« sous sa capote » est symboliquement celui de sa cupidité et de l’enfer
qu’il côtoie.
Encore une fois, la cupidité est effrayante parce qu’elle métamorphose
les êtres, de la même façon qu’elle métamorphose leur vision du monde.
Ces personnages donnent à l’argent une dimension sacrée. Ils ont, ainsi,
en quelque sorte, vendu leur âme au diable. Dans le texte de Mérimée,
l’enfant cède par deux fois à la tentation de l’argent : la première fois,
il cache le bandit en échange de quelques pièces (« Fortunato sourit à
la vue de la pièce d’argent »), la seconde fois, il le trahit pour posséder
« une montre d’argent qui valait bien dix écus ». On peut penser que,
dans ce texte, le plus coupable n’est pas l’enfant qui ne résiste pas à la
tentation, mais l’adulte qui le tente, tel le diable. Le fait qu’il soit puni à
la fin ne renforce pas sa culpabilité : Mérimée a voulu peindre les mœurs
corses et montré que Mateo Falcone accorde plus de place à l’honneur
qu’à son amour paternel. Le texte, au contraire, met en valeur le fait qu’il
s’agisse d’un être fragile, d’un enfant : « le petit Fortunato », « l’enfant »,
« la joue pâle de l’enfant ». L’enfant, bien qu’il soit face à un dilemme
et qu’il sache que le choix qu’il fait est, sur le plan moral, très grave, ne
résiste pas à la tentation. Le texte met aussi en valeur la progression de
cette tentation et du combat intérieur qui se livre en lui : « il détourne les
yeux pour ne pas s’exposer à succomber à la tentation ». « Celui-ci mon-
trait bien sur sa figure le combat que se livraient en son âme la convoi-
tise et le respect dû à l’hospitalité ». Le combat est si fort qu’il provoque
presque un malaise physique : « Sa poitrine nue se soulevait avec force
et il semblait près d’étouffer ». Le tentateur lui fait envie à la fois par des
gestes et des paroles : il la lui montre d’abord : « en tenant la montre sus-
pendue au bout de sa chaîne d’acier », puis fait appel à son imaginaire :
« tu voudrais bien avoir une montre comme celle-ci […] et tu te promène-
rais […], fier comme un paon ; et les gens te demanderaient […] et tu leur
dirais  : “Regardez à ma montre.”  ». Puis, l’adjudant approche de plus
en plus la montre de l’enfant. Cette scène est théâtralisée, les commen-
taires du narrateur ressemblant à des didascalies : « En parlant ainsi, il
approchait toujours la montre, tant qu’elle touchait presque la joue pâle

Séquence 3 – FR20 119

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de l’enfant ». Puis, nous lisons : « Cependant la montre oscillait, tournait,
et quelquefois lui heurtait le bout du nez ». Enfin, il le laisse la toucher :
« Le bout de ses doigts la toucha ». L’adjudant joue bien ici le rôle d’un
diable puisqu’il est maître du jeu et sait, comme nous venons de le voir,
comment tenter l’enfant.
La brillance des objets convoités ou de l’or est présente dans presque
tous les textes. Dans l’extrait de Mateo Falcone, la montre devient,
sous le regard de l’enfant, un magnifique objet de convoitise qui brille
comme un trésor : « elle pesait tout entière dans sa main », « le cadran
était azuré », « la boîte nouvellement fourbie », « au soleil, elle parais-
sait toute de feu ». Si bien que les yeux de l’enfant brillent, eux aussi :
« étincelaient en la regardant ». Il en va de même dans le texte de Hugo :
« sortait une main ouverte éclairée par la lune. Cette main avait au doigt
quelque chose qui brillait, et qui était un anneau d’or ».
Cette obsession de l’argent soit corrompt l’âme au point d’en faire
oublier toutes les autres valeurs, soit rend malheureux celui qui n’en a
pas, comme c’est le cas de Mathilde dans La Parure. Le texte de Mau-
passant est en effet construit sur un système d’opposition entre le rêve
(ce que Mathilde aimerait vivre) et la réalité (ce qu’elle vit au quotidien) :
« Elle souffrait sans cesse, se sentant née pour toutes les délicatesses
et tous les luxes. Elle souffrait de la pauvreté », « Elle songeait aux anti-
chambres nettes, capitonnées avec des tentures orientales, éclairées
par de hautes torchères de bronze… ». De même le bonheur éprouvé en
voyant le collier et en vivant « le triomphe de sa beauté, dans la gloire
de son succès, dans une sorte de nuage de bonheur fait de tous ces
hommages, de toutes ces admirations, de tous ces désirs éveillés, de
cette victoire si complète et si douce au cœur des femmes » s’oppose
au retour du couple chez eux « désespérés et grelottants ». Au delà de
l’argent, c’est à une vie de luxe que Mathilde aspire. Ses désirs et ses
rêves sont tels qu’ils l’empêchent de vivre et d’être heureuse. Le jeu des
contrastes montre combien, en quelque sorte, sa vision est corrompue
par ses regrets.
Tous ces auteurs ont dénoncé, à travers leurs romans et nouvelles, la
place primordiale que l’argent a prise. Son pouvoir démoniaque trans-
forme la vie en une sinistre course au trésor. L’intérêt pour les biens
matériels prime sur les sentiments et notamment, sur l’amour.

Corrigé de l’exercice n° 2


Les trois auteurs ont pour visée de montrer que l’argent corrompt l’âme,
l’envahit, fausse sa vision du monde.
Ainsi, dans le texte de Céline, on retrouve le caractère sacré de l’argent,
traité sur un mode ironique. En effet, le personnage narrateur dont nous
avons le point de vue se sert d’une métaphore filée religieuse. À partir
de la comparaison du quartier de Manhattan avec une église : « comme
à l’église », la métaphore est filée : « un vrai miracle, un vrai Saint-Esprit,

120 Séquence 3 – FR20

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l’Hostie  », les clients deviennent des «  fidèles  ». Le Dollar, écrit avec
une majuscule et sans article, devient un prêtre, un Dieu : « ils parlent à
Dollar, ils se confessent ». Céline parle de l’or de manière presque sen-
suelle : ce sont des sensations visuelles (l’or) mais aussi tactiles et audi-
tives : « on peut l’entendre le miracle à travers les portes avec son bruit
de dollars qu’on froisse, lui toujours trop léger le Dollar ». Il joue aussi
sur des contrastes entre l’importance accordée à l’argent qui devient le
centre du monde et remplace le cœur, comme le montre le champ lexi-
cal qui progresse de manière hyperbolique : de « précieux », à « quar-
tier pour l’or « à « plus précieux que du sang », « C’est le beau cœur en
Banque du monde d’aujourd’hui »), et les gens qui travaillent dans cette
banque : « Ils sont tristes et mal payés ». Cette métamorphose s’est faite
de manière insidieuse et hypocrite  ; l’argent est inaccessible, c’est un
leurre : « faut pas croire, Pas beaucoup de bruit, des lampes bien douces,
un tout minuscule guichet entre de hautes arches ». Sur un ton empreint
d’ironie amère, avec cette écriture très originale, propre à Céline, à la fois
poétique et familière, celui-ci dresse une satire virulente contre la place
quasiment sacrée, que l’argent a prise, dans le cœur des hommes et le
monde moderne.
Dans le texte de Mauriac, le narrateur exprime le regret d’avoir tout
sacrifié à l’argent, au désir de « gagner gros » « comme l’épicier ». Cette
expression imagée et familière revient à trois reprises dans le texte, met-
tant ainsi en valeur la bassesse parfois oubliée de tels désirs qui sont
pour le narrateur un « vice » et peuvent aller jusqu’à « la passion », une
« passion » qu’on « lègue » et qu’on a « dans le sang ». Après avoir criti-
qué sa mère qui lui a communiqué cette « tare » et l’a poussé dans cette
voie, il reproche aussi à son épouse, exprimant ses regrets au condi-
tionnel passé, de l’avoir, par manque d’amour, encouragé à renoncer à
sa vocation d’écrivain pour l’argent. Ainsi, parce qu’elle n’a pas cher-
ché à le « guérir », il est passé à côté de sa vie, menant « des années
affreuses  » pour «  le gain immédiat  », pour «  glaner quelques menus
profits  » dit-il avec mépris. Mais le plus intéressant est que son texte
va des regrets personnels à un point de vue universel, proposant « un
art de vivre  » et «  une hiérarchie intelligente  » entre les «  passions  ».
L’argent devient une « passion basse », la recherche continuelle d’une
« petite et médiocre proie des honoraires », avilissant l’homme ; tandis
que les autres ambitions, et notamment, celle de la gloire, « l’ombre de
la puissance » font partie des « passions hautes ». Comme toujours dans
l’œuvre de Mauriac, l’amour doit être ce qui pèse le plus lourd dans la
balance. L’argent a dévoré le cœur de sa mère, de son épouse, de ses
enfants et a ainsi dévoré sa propre vie : « Voilà ce qui me reste, ce que
j’ai gagné ».
Dans le texte de Duras, le point de vue adopté est celui de Suzanne qui
est fascinée par le diamant : « Suzanne n’avait jamais vu de diamants
que sur les doigts des autres », « ses yeux ne quittaient pas le diamant ».
Le narrateur s’attarde minutieusement sur chaque geste : la façon dont
les bagues apparaissent peu à peu, la manière dont Suzanne en prend
une, l’observe, l’enfile à son doigt… C’est en fait la valeur de la pierre

Séquence 3 – FR20 121

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précieuse qui la fascine. La convoitise de Suzanne est telle qu’elle « sou-
rit » au diamant et se moque de tout à son sujet, en dehors de son prix,
aussi bien de « son éclat, de « sa beauté » que de son origine : « que ça
vienne d’où que ça veuille, ses doigts à elle étaient vides de bagues ».
La vision de la bague et la connaissance de son prix plongent la jeune
fille à la fois dans le passé et dans l’avenir, car elle est un «  intermé-
diaire entre le passé et l’avenir ». Elle se souvient des bagues qu’elle a
possédées enfant et que sa mère a vendues, elle se souvient du prix de
chaque chose « les dettes à la banque », « le prix de l’essence », « d’une
paire de souliers », et aucun de ces prix n’est comparable à celui de la
bague. La narratrice, à travers la métaphore filée de la « clé qui ouvre
l’avenir », évoque tous les rêves futurs que contient la pierre précieuse
et que Suzanne entrevoit par son prisme : « Mais alors l’imagination se
perdait », « À travers l’eau pure du diamant, l’avenir s’étalait […] étince-
lant ».

122 Séquence 3 – FR20

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Zola, La curée
Lecture cursive
Lisez attentivement ce roman naturaliste, puis répondez aux questions
suivantes.

Questionnaire
1 Dans le premier chapitre, quel est le principal sujet de conversation
lors du dîner chez les Saccard ?

2 Lors de cette réception, pourquoi Renée est-elle jalouse ?

3 Lors de l’analepse qui raconte la jeunesse d’Aristide Saccard, à quel


moment précis ce personnage arrive-t-il à Paris ?

4 Quel événement est en train de se produire lorsque Sidonie parle à


son frère d’épouser une jeune fille déshonorée ?

5 Qu’apporte Renée en dot, lors de son mariage ?

6 Quelle est l’ambition de Saccard ? Est-elle honnête ?

7 Comment s’appelle la façon dont il compte gagner de l’argent ?

8 Comment Renée vit-elle sa double relation avec Aristide et Maxime ?

9 Comment Saccard apprend-il la liaison de sa femme et Maxime ?

 Pourquoi Saccard ne leur reproche-t-il rien ?

 Que devient Renée après le mariage de Maxime ?

 Zola appelle Renée « la nouvelle Phèdre » : qui est Phèdre ? quelle est
la différence fondamentale entre les deux femmes ?

Séquence 3 – FR20 123

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Réponses
1 Dans le premier chapitre, lors du dîner chez les Saccard, le principal
sujet de conversation est la transformation de Paris, grâce aux grands
travaux du baron Haussmann, ministre de Napoléon III. Il n’est ques-
tion que d’argent, produit par les nouveaux travaux, au point qu’un
convive en vient à dire  : « Voyez-vous, quand on gagne de l’argent,
tout est beau ». Cette phrase jette un froid ; mais dans le fond, chacun
le pense.

2 Lors de cette réception, Renée est jalouse de la bonne entente qui


semble lier Maxime et la jeune Louise de Mareuil. Ils s’amusent
ensemble et rient beaucoup, ce qui irrite Renée, alors que la pauvre
Louise est bossue et laide.

3 Lors de l’analepse qui raconte la jeunesse d’Aristide Saccard, le lec-


teur apprend que ce dernier est arrivé à Paris le lendemain du coup
d’État de Louis-Napoléon Bonaparte : « Aristide Rougon s’abattit sur
Paris au lendemain du 2 décembre », « Il arriva dans les premiers jours
de février  1852  ». Cette date est bien sûr symbolique  ; le narrateur
établit immédiatement un parallèle entre le Second Empire et l’en-
richissement malhonnête d’Aristide qui n’est encore que Rougon et
qui devient Saccard. « Avec deux c… Hein ! Il y a de l’argent dans ce
nom-là » dit-il à son frère.

4 Lorsque Sidonie propose à son frère d’épouser une jeune fille dés-
honorée  pour gagner facilement de l’argent, la femme de celui-ci,
Angèle, est en train de mourir dans la pièce d’à côté. Elle entend la
conversation entre le frère et sa sœur et elle est terrifiée, car elle craint
que son mari ne l’étrangle si elle ne meurt pas assez vite. Elle finit par
mourir, en ayant l’air de pardonner à Aristide ses intentions.

5 Lors de son mariage, Renée apporte en dot « une propriété dans la


Sologne estimée à trois cent mille francs, ainsi qu’une maison, située
à Paris, qu’on évalue environ à deux cent mille francs ». De plus, Aris-
tide, quand il épouse la jeune fille enceinte, touche deux cent mille
francs de la tante de celle-ci. C’est exactement l’argent dont Saccard a
besoin pour se lancer dans les « affaires ».

6 L’ambition de Saccard est de gagner le plus d’argent possible, par


tous les moyens : « Il savait comment on revend un million ce qui a
coûté cinq cent mille francs, comment on paie le droit de crocheter les
caisses de l’État, qui sourit et ferme les yeux ». À nouveau, le narrateur
établit un parallèle entre le Second Empire et Saccard, montrant ainsi
que l’État de Napoléon III est aussi malhonnête que tous les profi-
teurs.

124 Séquence 3 – FR20

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7 La façon dont Saccard compte gagner de l’argent s’appelle la spécu-
lation ; Zola l’appelle même, métaphoriquement, « le chancre de la
spéculation ». Cette opération consiste à anticiper l’évolution du prix
d’un bien - ici, immobilier - pour réaliser une plus-value. Cette façon
de faire est évidemment malhonnête.

8 La relation amoureuse de Renée et de Maxime, son beau-fils, com-


mence sans vraie préméditation, bien que Renée soit toujours jalouse
de l’amitié que Maxime éprouve pour Louise. Au début, la jeune
femme est angoissée par cet inceste, mais elle persévère alors que
Maxime aimerait y échapper. C’est lorsque Aristide revient auprès
d’elle, qu’elle vit douloureusement cette double relation avec le père
et le fils.

9 Saccard apprend par hasard la relation de sa femme et de son fils en


les surprenant ensemble dans la chambre de Renée.

 Saccard ne leur reproche rien parce qu’il a vu que Renée avait signé le
billet lui permettant de vendre son immeuble de la rue de la Pépinière.
L’épouse infidèle comprend alors qu’elle n’est « qu’une valeur dans le
portefeuille de son mari ».

 Après le mariage de Maxime, Renée sombre peu à peu dans la folie.


Elle est seule, sa femme de chambre la quitte, Maxime, devenu veuf,
ne la voit plus et son mari ne s’occupe que d’argent. Elle ne sort plus.
Elle est bourrelée de remords et d’amertume. Elle meurt d’une ménin-
gite aiguë, laissant une dette de deux cent cinquante mille francs.

 Héroïne mythologique, petite-fille du Soleil, Phèdre est l’épouse de


Thésée. Elle croit ce dernier mort et, libérée par cette nouvelle, elle se
laisse aller à avouer à Hippolyte, son beau-fils, la passion coupable
qu’elle éprouve pour lui. Cet aveu la met dans une situation intenable :
non seulement Hippolyte la rejette, mais Thésée, qui avait simplement
disparu, est de retour. Phèdre est alors poussée au mensonge par
Œnone, la nourrice de son époux : elle accuse Hippolyte d’avoir voulu
lui faire violence. Thésée maudit son fils et appelle sur lui la colère de
Poséidon, mais bientôt la nouvelle du suicide d’Œnone jette le doute
dans son esprit. Cependant, il est trop tard : il apprend la mort d’Hip-
polyte, tué par un monstre marin, tandis que Phèdre, qui s’est empoi-
sonnée, lui révèle avant de mourir la vérité, en avouant sa faute.
L’amour que Renée éprouve pour Maxime est un amour incestueux,
comme celui de Phèdre pour son beau-fils Hippolyte. Toutefois, Renée
y succombe alors qu’Hippolyte repousse sa belle-mère. On comprend
qu’au XIXe siècle, une telle intrigue ait effrayé les éditeurs et choqué
les lecteurs. Pourtant, Zola écrit  : «  J’ai voulu, dans cette nouvelle
Phèdre, montrer à quel effroyable écroulement on en arrive quand les
mœurs sont pourries et que les liens de la famille n’existent plus ». n

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Séquence 4
Tragédie et comédie
au XVIIe siècle :
le classicisme

Sommaire

Objectifs & parcours d’étude


Présentation
1. Aspects de la comédie au XVIIe siècle
Fiche méthode : Analyser le texte théâtral
Corrigés des exercices
2. Visages de la comédie : de Molière à nos jours
Corrigés des exercices
3. La tragédie au XVIIe siècle
Corrigés des exercices
4. Autour de la tragédie classique
Corrigés des exercices
Lexique de la séquence

Séquence 4 – FR20 1

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O bjectifs & parcours d’étude
Objectifs Textes et
œuvres
 l’esthétique de la comédie et de la tragédie  groupement de textes comiques
• Découvrir • Un
au XVIIe siècle ;  groupement de textes tragiques
• Un
 des liens entre le théâtre classique et le théâtre 
• Établir • Lecture cursive : Jean Racine,
antique ; Britannicus (1669)

• Acquérir des notions d’histoire littéraire en restituant la
tragédie et la comédie dans leur évolution ;

Acquérir les principales notions d’analyse du texte théâtral ; Objet

 d’étude
• Apprendre à commenter un texte théâtral ;
 la notion de genre (tragédie et comédie) de
• Distinguer La tragédie et la comédie au
celle de registre (comique et tragique). XVIIe siècle : le classicisme

Présentation de la séquence

Présentation des objectifs


Avant de commencer… quelques repères historiques

Chapitre 1 Chapitre 2

Aspects de la comédie au Visages de la comédie : de Molière à nos jours


XVIIe siècle
A. Châtier les mœurs par le rire
A. Sources de la comédie classique Texte 1 : Les Précieuses ridicules, sc.9
B. Les différents genres de comédies B. La comédie du mariage
C. Les personnages de comédie Texte 2 : George Dandin, I,4
D. Les ressorts de la comédie C. L’utilisation comique du quiproquo
Fiche méthode : Analyser le texte Texte 3 : Le Malade imaginaire, I, 4
théâtral D. Pour aller plus loin…
Corrigés des exercices E. Évolution de la comédie, du XVIIIe au XXe siècle
Corrigés des exercices

Chapitre 3 Chapitre 4

La tragédie au XVIIe siècle Groupement de textes n° 2. Autour de la tragédie classique


A. Cruels dilemmes Texte 1 : Corneille, Le Cid, III, 4
A. La tragédie grecque, source de
la tragédie française Texte 2 : Corneille, Polyeucte, 1643, IV, 3
B. La tragédie classique et ses B. Un dénouement inhabituel
règles Texte 3 : Jean Racine, Bérénice, V, 7.
C. Héros et héroïnes de tragédies C. Bilan : tragédie et comédie
Corrigés des exercices D. Le devenir de la tragédie aux XIXe et XXe siècles
Fiche lecture cursive 
Corrigés des exercices

2 Séquence 4 – FR20

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Présentation
L e XVIIe siècle constitue une période très importante dans l’histoire du
théâtre. Cette séquence vous invite à comprendre la manière dont ce
genre littéraire a évolué, notamment à travers ses deux grands genres,
la comédie et la tragédie. Le contexte historique n’est pas étranger à
l’évolution du théâtre, notamment pour la tragédie et pour la comédie.

Cette séquence a plusieurs objectifs. Il vous invite tout d’abord à com-


prendre le fonctionnement de deux grands genres dramatiques, la
comédie et la tragédie. Nous allons étudier la manière dont les drama-
turges composent une situation comique ou tragique, à partir d’un élé-
ment d’intrigue ou d’un personnage. Une approche dramaturgique vous
sera proposée. La dramaturgie* désigne l’art de composer des pièces.
Or les comédies et les tragédies n’obéissent pas aux mêmes principes
de construction (même si elles présentent parfois certains points com-
muns) et n’ont pas les mêmes effets envers le public. À partir d’exemples
tirés de deux corpus constitués d’extraits de pièces, nous vous propo-
sons d’approfondir votre maîtrise de la lecture analytique et de la lec-
ture cursive. Il s’agira pour vous à la fois d’envisager les textes dans leur
détail, mais aussi d’avoir une vue générale sur le théâtre du XVIIe siècle,
en particulier celui de la seconde moitié de ce siècle qui correspond à la
période classique.

Présentation des objectifs


Les objectifs de la séquence sont à la fois littéraires et méthodologiques.

E 
Découvrir l’esthétique de la comédie et de la tragédie au XVIIe siècle ;
E Établir des liens entre le théâtre classique et le théâtre antique ;

E Acquérir des notions d’histoire littéraire en restituant la tragédie et la

comédie dans leur évolution ;


E Acquérir les principales notions d’analyse du texte théâtral ;

E Apprendre à commenter un texte de théâtre dans le cadre d’une lecture

analytique et d’une lecture cursive (Britannicus de Racine) ;


E Distinguer la notion de genre (tragédie et comédie) de celle de registre

(comique et tragique) ;

Séquence 4 – FR20 3

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Pour atteindre ces objectifs, nous vous proposons non seulement
de vous plonger dans les textes, mais de recourir aussi à l’analyse de
l’image, l’étude du théâtre étant indissociable de sa représentation. L’un
des objectifs de cette séquence consiste donc à éveiller votre curiosité
de lecteur, sans oublier le plaisir du spectateur.
Rappelons, avant de préciser les objectifs de cette séquence, quelques
éléments d’histoire culturelle, qui vous permettront de mieux situer la
question de la comédie et de la tragédie au XVIIe siècle.

 Avant de commencer… quelques


repères historiques
Après l’assassinat d’Henri IV, en 1610, le royaume est confié à la régente,
Marie de Médicis. La vie théâtrale n’est encore soumise à aucune règle.
On joue des tragédies d’inspiration antique, mais l’agitation et l’inquié-
tude de l’époque (guerres de Religion, mort des derniers Valois, Henri II,
Henri III, Charles IX) influent sur les intrigues : on joue des tragédies qui
se terminent dans le sang. Le théâtre baroque ne se soucie pas de règles
ni de convenances, favorisant plutôt l’imagination et le merveilleux. Le
goût de l’action extrême (scènes de violence, viols, meurtres…) et du
surnaturel (oracles, apparitions, songes) le caractérisent. Les premières
pièces de Corneille appartiennent à ce courant : Mélite (1629), L’Illusion
comique (1636) ou d’autres auteurs français tels Alexandre Hardy avec
La force du sang (1625), Tristan Lhermite, auteur d’une Didon (1636).
Les auteurs espagnols Tirso de Molina (L’abuseur de Séville ou le convive
de pierre, 1630) et Calderón (La vie est un songe, 1635) illustrent aussi
ce courant.

4 Séquence 4 – FR20

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Événements littéraires :
Événements historiques
théâtre et clasicisme
[1598 Édit de Nantes] 1608 Naissance de Corneille
1589-1610 Règne d’Henri IV
1610 Assassinat d’Henri IV
Période 1610-1617 Régence de Marie de Médicis
1600- 1630 1621 Début du règne de Louis XIII
1617- 1643 Règne personnel de Louis XIII 1622 Naissance de Molière
1618-1648 Guerre de Trente ans
1624 Richelieu entre au Conseil du roi
1631 Révolte de Gaston d’Orléans, frère du roi 1635 Fondation de l’Académie
1635 La France s’engage dans la guerre de française
Trente ans 1636 L’Illusion comique, Corneille
1642 Mort de Richelieu 1637 Le Cid, Corneille
1643 Mort de Louis XIII. Instabilité politique. 1639 Naissance de Racine
Période
1643-1661 Mazarin ministre 1640 Horace, Corneille
1630-1661
1648 Paix de Westphalie : fin à la guerre de 1642 Polyeucte, Corneille
Trente ans 1651 Nicomède, Corneille
1648-1652 la Fronde 1659 Les Précieuses ridicules,
1659 Paix des Pyrénées et fin de la guerre Molière
franco-espagnole
1661 Mort de Mazarin et début du règne per- 1662 L’École des femmes, Molière
sonnel de Louis XIV 1664 Tartuffe, Molière – Interdic-
1661-1675 Règne de Louis XIV tion de jouer Tartuffe
1661 Colbert devient ministre 1665 Dom Juan, Molière
1664 Condamnation de Fouquet à la prison à 1666 Le Misanthrope, Molière
perpétuité 1667 Andromaque, Racine
1672-1678 Guerre contre la Hollande 1668 L’Avare, Molière – George
1676-1682 Construction de la machine de Dandin créé à Versailles
Marly, ensembles hydrauliques destinés à ravi- 1669 Britannicus, Racine
tailler en eau le château de Versailles 1670 Bérénice, Racine ; Le Bour-
Période 1678 Paix de Nimègue : fin de la guerre de geois gentilhomme, Molière
1661-1690 Hollande. Rattachement de la Franche-Comté 1671 Les Fourberies de Scapin,
à la France. La puissance française est à son Molière
apogée. 1672 Bajazet, Racine
1682 Installation définitive de Louis XIV à 1674 L’Art poétique de Boileau fixe
Versailles les règles du classicisme
1683 Mort de Colbert 1674 Iphigénie, Racine ; Suréna,
1685 Révocation de l’Édit de Nantes Corneille
1688-1697 Guerre de la ligue d’Augsbourg 1677 Phèdre, Racine
1693-1694 grande famine 1691 Athalie, Racine
1697 les Comédiens italiens sont
chassés de Paris

Séquence 4 – FR20 5

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Chapitre Aspects de la comédie
1 au XVIIe siècle
Introduction

A u XVIIe  siècle, la comédie connaît une très nette évolution dans le


paysage littéraire français. Son plus illustre représentant, Molière
renouvelle le genre en profondeur, en l’inscrivant à la fois dans la société
de son temps et en proposant un discours sur l’Homme en général.
Les genres comiques au théâtre existent depuis l’Antiquité et de nom-
breuses pièces sont adaptées à partir de ces chefs-d’œuvre anciens.
Mais la comédie se nourrit aussi de la farce, venue tout droit du Moyen-
Âge. C’est un genre varié, qui s’inspire aussi du théâtre italien et de la
commedia dell’arte. On peut donc partir de l’idée selon laquelle la comé-
die est un creuset où se trouvent des influences anciennes et des préoc-
cupations nouvelles.

La première fonction de la comédie est de faire rire, ou du moins de faire


sourire les spectateurs. Mais ses pouvoirs dépassent le simple diver-
tissement. Au XVIIe siècle, la comédie devient une arme pour dénoncer
les travers et les abus. Molière peint ainsi les ridicules dans des comé-
dies satiriques pour critiquer certains éléments inhérents à la société
de son temps, et qui sont encore d’actualité : les mariages forcés, les
abus d’autorité, l’avarice, l’hypocrisie, etc. C’est pourquoi l’un des buts
avoués de la comédie consiste à « châtier les mœurs par le rire » (« cas-
tigat ridendo mores »), c’est-à-dire faire prendre conscience au public de
certains comportements humains et sociaux en les distrayant. Telle est
l’une des stratégies de la comédie au XVIIe  siècle. Avant Molière, Cor-
neille a, lui aussi, écrit des comédies qui stigmatisent certains traits de
caractère (Le Menteur, 1643).

Il faut donc retenir, avant de comprendre le fonctionnement de la comé-


die classique qu’au-delà du plaisir qu’engendre le rire, la comédie appa-
raît comme un genre subversif qui permet de montrer les défauts des
hommes et les abus de la société. Certaines comédies de Molière pré-
sentent cependant peu de scènes franchement comiques. Certaines de
ses comédies de mœurs ou de caractère traitent de sujets graves, voire
sérieux. Leur dénouement n’est pas nécessairement heureux. La comé-
die aborde des sujets qui peuvent se heurter à la censure : la religion,
la liberté de pensée, l’émancipation des femmes. Ainsi, l’on considère
que la comédie est le genre qui provoque le plus de contestation et de
secousses dans le paysage littéraire de la seconde moitié du XVIIe siècle.

6 Séquence 4 – FR20

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Exercice autocorrectif n° 1
Lisez attentivement la réplique suivante, tirée du Malade imaginaire de
Molière :
«  Presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de
leur maladie. »
Quel est l’effet produit par une telle réplique ? Que nous apprend-elle sur
le rôle de la comédie au XVIIe siècle ?

➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

A Les sources de la comédie classique


L’on peut retenir trois sources principales pour la comédie classique, et
qui continueront d’influencer la pratique de la comédie aux XVIIIe et XIXe
siècles :
E la comédie antique (grecque et latine) ;

E la farce médiévale ;

E la commedia dell’arte (comédie qui apparaît au XVIe siècle en Italie).

1. Un genre apprécié depuis l’Antiquité


Dès l’Antiquité, la comédie est un genre important et reconnu. La célèbre
Poétique d’Aristote qui pose les règles de la tragédie aurait dû être com-
posée d’un second volet consacré à la comédie, mais le texte en a été
perdu. La comédie antique, comme la tragédie, aurait une origine reli-
gieuse (fêtes en l’honneur de Dionysos). Le principal représentant de la
comédie classique grecque est Aristophane, dont on a conservé onze
comédies, même s’il en a probablement écrit plus de mille.
La comédie antique repose sur quelques principes que réemploiera la
comédie classique. Les intrigues des comédies athéniennes des Ve et
IVe siècles avant J.-C., en particulier celles d’Aristophane, mettent en
scène des événements de la vie de la Cité. Elle a alors une fonction sati-
rique et obéit à une composition précise dont on retrouve la trace dans
la comédie classique de la seconde moitié du XVIIe siècle. Les comédies
grecques n’hésitent pas à recourir à des plaisanteries scabreuses ou
scatologiques.
La comédie grecque évolue à partir du IVe siècle : ses décors et ses per-
sonnages changent. Ainsi le lieu de l’action devient le plus souvent l’in-
térieur d’une maison et l’intrigue suit une ligne plus cohérente que par
le passé. Apparaissent aussi des types et des situations qui sont ceux de
la comédie classique :
E de jeunes héros veulent se marier mais leurs projets sont contrecarrés ;

E l’esclave (ancêtre du valet) est rusé et déjoue les pièges ;

Séquence 4 – FR20 7

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des personnages de fanfaron viennent égayer la pièce (soldat, cuisi-
E 

nier, etc.).
Ménandre, principal représentant de cette comédie, influencera Cor-
neille et Molière dans leurs propres comédies. La Fontaine le cite à plu-
sieurs reprises dans ses Fables.
À Rome, Plaute et Térence poursuivent la veine de Ménandre. Les pièces
traduites et mises en scène de ces deux auteurs de comédies remportent
un très vif succès auprès des lettrés du XVIIe  siècle et Molière imitera
La Marmite de Plaute dans L’Avare. La comédie latine est un genre très
vivant et très varié. On retiendra ses principales orientations.
E les courtes farces : elles sont jouées par des acteurs masqués et com-

portent une grande part d’improvisation. C’est l’ancêtre de la comme-


dia dell’arte*.
E les spectacles de mime : ce ne sont pas des spectacles muets mais des

situations prosaïques représentées grâce à la parole et à la danse.


E les pantomimes : spectacles dansés, ils figurent des sujets mytholo-

giques.
E les fabula : ce terme désigne des pièces de genres différents, notam-

ment des comédies imitées des comédies grecques.


La comédie à Rome développe le jeu des acteurs masqués, mais aussi
le goût des décors et des costumes. Au XVIIe siècle, les comédies latines
n’ont pas cessé d’être représentées. Molière, quand il se produit en
province avec sa troupe, « L’Illustre théâtre », donne des comédies de
Plaute et de Térence.
Voici un extrait de comédie latine. Lisez-le attentivement et répondez
aux questions de lecture cursive.

Document :
Plaute, La Marmite (Acte 1, scène 1)

La Marmite (Aulularia) est l’une des pièces les plus célèbres de Plaute.
Euclion possède une marmite pleine d’or et craint qu’on ne la lui dérobe.
Toute l’intrigue est construite autour de cet objet. Il
cherche un endroit pour la cacher, jusqu’à ce qu’on
Objectif la lui dérobe et qu’il entre dans une folie furieuse.
La pièce comporte de nombreuses scènes bouf-
• Découvrir l’origine antique du fonnes et utilise un comique souvent farcesque.
comique farcesque
EUCLION. Allons, sors ; sors donc. Sortiras-tu, espion,
avec tes yeux fureteurs ?
STAPHYLA. Pourquoi me bas-tu, pauvre malheureuse que je suis ?
EUCLION. Je ne veux pas te faire mentir. Il faut qu’une misérable de ton
espèce ait ce qu’elle mérite, un sort misérable.
STAPHYLA. Pourquoi me chasser de la maison ?
EUCLION. Vraiment, j’ai des comptes à te rendre, grenier à coups de
fouet. Éloigne-toi de la porte. Allons, par là (lui montrant le côté opposé

8 Séquence 4 – FR20

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à la maison). Voyez comme elle marche. Sais-tu bien ce qui l’attend ? Si
je prends tout-à-l’heure un bâton, ou un nerf de bœuf, je te ferai allonger
ce pas de tortue.
STAPHYLA, à part. Mieux vaudrait que les dieux m’eussent fait pendre,
que de me donner un maître tel que toi.
EUCLION. Cette drôlesse marmotte tout bas. Certes, je t’arracherai les
yeux pour t’empêcher de m’épier continuellement, scélérate  ! Éloigne-
toi. Encore. Encore. Encore. Holà ! Reste-là. Si tu t’écartes de cette place
d’un travers de doigt ou de la largeur de mon ongle, si tu regardes en
arrière, avant que je te le permette, je te fais mettre en croix pour t’ap-
prendre à vivre. (à part) Je n’ai jamais vu de plus méchante bête que
cette vieille. Je crains bien qu’elle ne me joue quelque mauvais tour au
moment où je m’y attendrai le moins. Si elle flairait mon or, et découvrait
la cachette ? C’est qu’elle a des yeux jusque derrière la tête, la coquine.
Maintenant, je vais voir si mon or est bien comme je l’ai mis. Ah ! Qu’il
me cause d’inquiétudes et de peines.
(Il sort.)
STAPHYLA, seule. Par Castor ! je ne peux deviner quel sort on a jeté sur
mon maître, ou quel vertige l’a pris. Qu’est-ce qu’il a donc à me chas-
ser dix fois par jour de la maison  ? On ne sait, vraiment, quelle fièvre
le travaille. Toute la nuit il fait le guet ; tout le jour il reste chez lui sans
remuer, comme un cul-de-jatte de cordonnier. Mais moi, que devenir ?
Comment cacher le déshonneur de ma jeune maîtresse ? Elle approche
de son terme. Je n’ai pas d’autre parti à prendre, que de faire de mon
corps un grand I, en me mettant une corde au cou.
Plaute, La Marmite. 

Exercice autocorrectif n° 2


Questions de lecture cursive
 Qui sont les personnages mis en scène ?
2 Quelle situation traditionnelle de la comédie découvre-t-on dans cette
scène ?
➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

2. L’influence de la farce médiévale


Une seconde forme de pièces comiques a influencé la comédie, héritée
du Moyen-Âge. Il s’agit de la farce. Directement issue du théâtre gréco-
romain, la farce est un genre comique qui persiste jusqu’au temps de
Molière. Si l’on observe les situations et les thèmes de la farce, on peut
remarquer qu’ils sont aussi ceux de la comédie classique :
E ruse ;

E déguisements ;

Séquence 4 – FR20 9

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E mensonges ;
E personnages issus du peuple ;

E aristocrates ridicules.

La plus célèbre des farces médiévales La Farce de Maître Pathelin (vers


1465) présentent ces caractéristiques thématiques. La pratique de la
farce dure jusqu’au XVIIe  siècle, mais le genre est systématiquement
associé au peuple, tandis que la comédie en vers correspond aux classes
moyennes (bourgeoisie) et la tragédie aux élites. Molière bouscule cette
hiérarchie en combinant dans son théâtre la triple influence de la farce,
de la comédie antique et de la commedia dell’arte :
E lazzi, gestes et mimiques burlesques ;

E plaisanteries grivoises ou scatologiques ;

E quiproquos ;

E bouffonneries.

Voici un extrait de La Farce de Maître Pathelin. Lisez-le attentivement et


répondez à la question de lecture cursive.

Document :
La Farce de Maître Pathelin, anonyme

La Farce de Maître Pathelin, écrite vers 1460,


Objectif constitue le plus célèbre exemple de farce médié-
vale. Dans l’extrait suivant, on découvre certains
• Découvrir un exemple de farce ressorts de la farce dont Molière et les auteurs de
médiévale comédie au XVIIe siècle feront profit.

Dans cette farce, les plus malins ne sont pas ceux


qu’on croit. Pathelin est un avocat sans cause, mais poussé par sa femme
Guillemette, il va voir un drapier pour refaire sa garde-robe. Il choisit des
étoffes et dit au drapier de venir se faire payer chez lui : le drapier vient au
rendez-vous, mais Pathelin et sa femme jouent aux mourants, ce qui fait
fuir le drapier. Intervient alors le personnage de l’Agnelet qui demande
à Pathelin de le défendre car on a égorgé ses moutons. Pour gagner le
procès, Pathelin invente une ruse : le berger devra jouer au simple d’es-
prit. Le stratagème fonctionne, et ils gagnent. Mais au moment de récla-
mer son dû, Pathelin est dupé : au lieu de lui répondre, Agnelet se met
à bêler !

Scène 10

Pathelin, Le berger Thibaud

Devant le tribunal.
Pathelin, au berger – Dis, l’Agnelet.
Le berger – Bée !
Pathelin – Viens ici, viens. Ton affaire est-elle bien réglée ?

10 Séquence 4 – FR20

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Le berger – Bée !
Pathelin – La partie adverse s’est retirée. Ne dis plus « Bée ! » ce n’est plus
la peine ! Ne l’ai-je pas bien embobiné ? Ne t’ai-je pas conseillé comme
il fallait ?
Le berger – Bée !
Pathelin – Eh, diable ! On ne t’entendra pas : parle sans crainte ! N’aie
pas peur !
Le berger – Bée !
Pathelin – Il est temps que je parte. Paie-moi !
Le berger – Bée !
Pathelin – À dire vrai, tu as très bien joué ton rôle, tu t’es montré à la hau-
teur. Ce qui lui a donné le change, c’est que tu t’es retenu de rire.
Le berger – Bée !
Pathelin – Quoi « Bée » ? Tu n’as plus besoin de le dire. Paie-moi géné-
reusement.
Le berger – Bée !
Pathelin – Quoi « Bée » ? Parle correctement ! Paie-moi, et je m’en irai.
Le berger – Bée !
Pathelin – Tu sais quoi ? Je suis en train de te dire – et je t’en prie, cesse de
bêler après moi – de songer à me payer. J’en ai assez de tes bêlements !
Paie-moi en vitesse !
Le berger – Bée !
Pathelin – Te moques-tu de moi ? Ne feras-tu rien d’autre ? Je te jure que
tu vas me payer, tu entends, à moins que tu ne t’envoles ! Allons ! Mon
argent !
Le berger – Bée !
Pathelin – Tu plaisantes ! Comment ça ? N’obtiendrai-je rien d’autre ?
Le berger – Bée !
Pathelin – Tu fais le malin ! Et à qui donc penses-tu faire avaler tes salades ?
Sais-tu ce qu’il en est ? Désormais ne me rebats plus les oreilles de ton
« bée », et paie-moi !
Le berger – Bée !
Pathelin – Ne serai-je pas payé d’une autre monnaie ? De qui crois-tu te
jouer ? Moi qui devais être si content de toi ! Eh bien, fais en sorte que
je le sois !
Le berger – Bée !
Pathelin – Me fais-tu manger de l’oie ? À p a r t . Sacrebleu ! N’ai-je tant
vécu que pour qu’un berger, un mouton en habit, un ignoble rustre se
paie ma tête ?
Le berger – Bée !
Pathelin – N’entendrai-je rien d’autre ? Si tu fais cela pour t’amuser, dis-le,
et ne me force pas à discuter davantage ! Viens donc souper chez moi !
Le berger – Bée !
Pathelin – Par saint Jean, tu as raison, les oisons mènent paître les oies.
À part. Moi qui me prenais pour le maître de tous les trompeurs d’ici et

Séquence 4 – FR20 11

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d’ailleurs, des escrocs, des faiseurs de belles promesses à tenir au jour
du jugement dernier, et voilà qu’un berger des champs me surpasse ! A u
berger. Par saint Jacques, si je trouvais un sergent, je te ferais arrêter !
Le berger – Bée !
Pathelin – Ah, oui ! Bée ? Que je sois pendu si je ne vais appeler un bon
sergent ! Malheur à lui s’il ne te met pas en prison !
Le berger, s’enfuyant – S’il me trouve, je lui pardonne !
La Farce de Maître Pathelin, anonyme

Exercice autocorrectif n° 3


Question de lecture cursive 
En quoi ce dénouement correspond-il bien à l’idée qu’on se fait d’une
farce ?
➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

B Les différents genres de comédies


Au XVIIe siècle, la comédie évolue de façon importante, notamment grâce
à l’apport de Molière. En partant de sa propre production (33 pièces), on
peut distinguer différents types de comédies qui n’ont pas les mêmes
structures ni les mêmes buts.

 La farce : provoque le rire par des gestes et des situations triviales, par-
fois grossières.
 La comédie de caractère : elle peint un type humain qui a un défaut particu-
lier qu’il fait subir à son entourage. Elle montre les travers et les ridicules.
 La comédie de mœurs : dénonce les travers d’une époque, d’une classe
sociale, d’une profession. Elle s’attaque aux valeurs figées et aux idées
toutes faites.

Exercice autocorrectif n° 4


Reconnaître les types de comédies
À vous de jouer  ! Essayez de compléter le tableau ci-dessous en vous
renseignant sur l’auteur et le type de comédies de chaque pièce citée.
Exemple : farce, comédie de mœurs, comédie de caractère, mélange des
différents types de comédie.

12 Séquence 4 – FR20

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Auteurs Types de comédie
La jalousie du barbouillé
Le Misanthrope
La Veuve
Les Précieuses ridicules
Les Plaideurs
L’Avare
Dom Juan

Que constatez-vous ?
➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

C Les personnages de comédie


La comédie classique présente bien souvent des types de personnages
aisément identifiables. Le succès des pièces classiques, et notamment
de Molière, fait qu’aujourd’hui un nom de personnage est devenu un
« type humain » (cf. exercice autocorrectif n° 3).
La comédie au XVIIe siècle s’appuie sur des types de personnages : chaque
type correspond à un rôle précis, avec ses particularités psychologiques et
dramaturgiques. Voici un tableau récapitulatif qui vous permettra de recon-
naître les principales caractéristiques et les fonctions de chaque type.

Types Caractéristiques/Apparence Pièces


Le valet, Ruse, malice, mensonge, déguisement. Aide Toinette dans Le Malade imagi-
la soubrette souvent les jeunes premiers dans leur projet naire,
de mariage. Toinette dans Tartuffe.
Apparence : tenue de domestique.
Le barbon Souvent irascible et autoritaire. Veut imposer Harpagon dans L’Avare,
sa loi matrimoniale. Il pense à la dot.
Gorgibus dans Les Précieuses
ridicules.
Apparence : habit sobre. Parfois air cacochyme
(maladif) au dos voûté.
Jeunes Ils dépendent matériellement de l’autorité
premiers, paternelle. Ils sont prisonniers d’une situation.
jeunes pre- Toutefois, ils sont capables de tromperie pour
mières parvenir à leurs fins.
Apparence : beauté et jeunesse. Jolis habits.

La plupart de ces personnages sont issus de la comédie italienne (voir


le document « Composition d’une troupe de comédie des masques » ci-
après).

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14 Séquence 4 – FR20

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André Degaine, Histoire du théâtre dessinée. © 1992, by Librairie A.-G. NIZET.

Séquence 4 – FR20 15

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Exercice autocorrectif n° 5
Du personnage à l’archétype
Recherchez à quel trait de caractère correspond chaque personnage type
ci-dessous :
E  un tartuffe ; un harpagon ; un don juan ; un matamore.
➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

D Les différents ressorts


de la comédie

1. Les types de comique


Outre les différents types de pièces et de personnages, on distingue
différents types de comique. Chaque comédie comporte en général plu-
sieurs formes de comique. Dans les pièces de Molière en particulier, le
comique de gestes et de mots s’accompagne bien souvent d’un comique
de situation, l’un n’excluant pas l’autre.
Voici une classification traditionnelle qui vous permettra d’identifier les
différents types de comiques.
  Le comique de gestes : le comique provient des mimiques, des mou-
vements, des attitudes physiques d’un personnage. Exemple : les bas-
tonnades des Fourberies de Scapin font partie du comique de gestes,
influencé par la farce.
  Le comique de mots (ou de langage) : le comique provient d’une expres-
sion, d’un jeu de mots, d’une façon de parler incongrue. Par exemple,
dans Les Précieuses ridicules, Cathos dit de son oncle : « Mon Dieu,
ma chère, que ton père a la forme enfoncée dans la matière  », pour
suggérer que Gorgibus est matérialiste.
  Le comique de répétition : le comique est dû à la répétition d’un geste
ou d’un mot ou d’une phrase. Exemple : « Bée ! »  dans La Farce de
Maître Pathelin ; « Que diable allait-il donc faire dans cette galère ? »
dans Les Fourberies de Scapin.
  Le comique de caractère : le comique provient des manies d’un person-
nage, de ses obsessions. Par exemple, dans L’Avare, Harpagon répète
« dix mille écus », quand il explique à sa fille pourquoi il veut la marier
à un homme riche.
 Le comique de situation : l’effet comique est engendré par une situation
cocasse ou inattendue. Par exemple, dans Tartuffe, Orgon est caché
sous la table pendant que son épouse Elmire est séduite par Tartuffe.

16 Séquence 4 – FR20

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2. Le quiproquo
Le quiproquo est le principal ressort dramaturgique de la comédie. Le
terme signifie en latin « quelqu’un pour/à la place de quelqu’un » (qui
pro quo), c’est-à-dire un « élément à la place d’un autre ». Par son étymo-
logie le mot quiproquo suggère un désordre et fait intervenir un malen-
tendu, source de comique.
Les différentes manifestations du comique dépendent du jeu de l’ac-
teur et de la mise en scène. Mais les formes du comique sont également
inscrites dans la composition des pièces. La principale est le quiproquo
qui désigne une situation où des personnages ne parlent pas du même
sujet, ce qui entraîne un comique de situation (voir dans le premier grou-
pement de textes, la scène du Malade imaginaire).
Le quiproquo est donc un des principaux ressorts de la comédie car il
intègre la complicité du public qui comprend que deux personnages
se méprennent et se trompent. L’École des femmes de Molière offre
un exemple de quiproquo tout à fait savoureux : Horace est amoureux
d’Agnès qu’il a aperçue dans la rue et avec qui il a échangé quelques
mots. Il s’en confie à Arnolphe car il sait que la jeune fille est sous l’au-
torité d’un tuteur. Horace explique à Arnolphe le stratagème qu’il a mis
en place pour déjouer l’attention du tuteur. Or ce tuteur est Arnolphe
lui-même.

Exemple et analyse d’un quiproquo :

Molière, L’Avare (Acte II, sc. 3)


La Flèche bas, à Cléante, reconnaissant maître Simon. Que veut dire ceci ?
Notre maître Simon qui parle à votre père !
Cléante bas, à La Flèche. Lui aurait-on appris qui je suis ? et serais-tu pour
nous trahir ?
Maître Simon à Cléante et à La Flèche. Ah ! ah ! vous êtes bien pressés ! Qui
vous a dit que c’était céans ? (À Harpagon.) Ce n’est pas moi, Monsieur,
au moins, qui leur ai découvert votre nom et votre logis ; mais, à mon
avis, il n’y a pas grand mal à cela : ce sont des personnes discrètes, et
vous pouvez ici vous expliquer ensemble.
Harpagon. Comment ?
Maître Simon montrant Cléante. Monsieur est la personne qui veut vous
emprunter les quinze mille livres dont je vous ai parlé.
Harpagon. Comment, pendard  ! c’est toi qui t’abandonnes à ces cou-
pables extrémités !
Cléante. Comment ! mon père, c’est vous qui vous portez à ces honteuses
actions !
Maître Simon s’enfuit, et La Flèche va se cacher.

Séquence 4 – FR20 17

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Commentaires 

Cet extrait de L’Avare dévoile le fonctionnement du quiproquo dans la


comédie. Il s’agit ici d’un double quiproquo.  Cléante, fils d’Harpagon,
se trouve chez maître Simon, un notaire, en compagnie de La Flèche.
Cléante est venu dans ces lieux pour emprunter de l’argent à un usu-
rier dont il ignore l’identité. De son côté, Harpagon est venu chez maître
Simon pour prêter de l’argent à un inconnu, mais en exigeant des taux
exorbitants. Le quiproquo repose sur le fait que le père et le fils igno-
rent qu’ils sont prêteurs et emprunteurs. Et le comique repose sur les
reproches qu’ils s’adressent l’un à l’autre quand ils découvrent le pot
aux roses. Rappelons qu’au XVIIe  siècle, exercer l’usure est très mal
perçu moralement ; d’autre part, il ne convient pas à un fils de bourgeois
d’emprunter de l’argent, c’est également très mal jugé par la société.
Père et fils se prennent donc en faute  : derrière le comique de la sur-
prise, se cache donc une véritable réflexion sur le fonctionnement d’une
société, sur les plans matériel et moral.

18 Séquence 4 – FR20

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A nalyser le texte théâtral

Fiche méthode
Chapitre
1
Fiche méthode

L ’analyse du texte de théâtre implique de prendre en compte un cer-


tain nombre d’éléments spécifiques. Grâce aux deux fiches ci-des-
sous, vous pourrez vous repérer et circuler à l’intérieur des scènes, pour
mieux en dégager le fonctionnement.

1. Comment analyser des répliques de théâtre ?


C’est généralement un conflit (agôn, en grec) qui est au centre de l’action
théâtrale. Ce conflit se manifeste par des affrontements verbaux et des
crises psychologiques intérieures. L’observation et l’analyse de l’organisa-
tion comme de la répartition des paroles entre les personnages permettent
de comprendre quel est le personnage le plus important, quel est celui qui
exerce un pouvoir sur un autre… ou qui réussit, par l’utilisation du langage,
à inverser un rapport de forces lié à des conditions sociales prédéterminées.

Types de Caractéristiques Utilisation dans la Exemples Effets comiques


paroles comédie
Il est composé de C’est le type La première scène du Le dialogue peut
répliques plus ou d’échange le plus Médecin malgré lui. entraîner un quipro-
moins longues entre souvent employé. quo amusant.
Dialogue deux personnages au
Il permet les explica-
minimum.
tions mais aussi les
conflits.
C’est un dialogue Conflit entre deux Comique de mots et
composé de répliques personnages. Urgence de rythme.
Stichomy- extrêmement brèves d’une situation.
thie (parfois une monosyl-
labe) qui s’enchaînent
très rapidement.
Il s’agit d’une réplique Un personnage
longue et dévelop- s’explique ou raconte
Tirade
pée, prononcée sans un événement. Il peut
interruption. aussi se confier.
Un personnage parle Cette forme de Première et dernière Le monologue peut
seul en scène. Il s’agit réplique permet scène de George Dan- dévoiler les ambitions
d’une convention d’accéder à l’intério- din. Seul en scène, le grotesques d’un
Monologue théâtrale. rité d’un personnage, personnage exprime personnage.
de comprendre ses son mécontentement
émotions intimes, ses et ses désillusions.
idées.

Séquence 1
4 – FR20 19

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Fiche Méthode
méthode

Types de Caractéristiques Utilisation dans la Exemples Effets comiques


paroles comédie
Réplique brève Permet de com- La Flèche dans la Effet comique dû à
prononcée « à part », prendre les vraies scène de L’Avare, la rupture dans le
c’est-à-dire hors du pensées d’un person- quand Harpagon lui dialogue.
dialogue et entendue nage à l’intérieur du fait vider ses poches
Aparté
seulement par le dialogue. et le fouille.
public. C’est égale-
Fiche

ment une convention


théâtrale.
Ce terme désigne le Constante à prendre Dans tout dialogue, Le décalage entre
principe de double en compte dans l’ana- tout monologue ou la perception des
communication, lyse du dialogue théâ- aparté. paroles par le public
notamment au tral, elle est encore et les personnages
théâtre. Sur scène, un plus perceptible crée le comique.
personnage s’adresse dans le monologue et
Double
à un autre, mais les l’aparté.
énonciation propos sont impli-
citement tenus par
l’auteur (émetteur 2)
et adressés aux
spectateurs (destina-
taire 2).

2. La structure et la progression dramaturgiques


Une pièce de théâtre répond à une organisation précise et élaborée. On
appelle la structure dramaturgique la manière dont un auteur construit
sa pièce et ses personnages, la manière dont il fait évoluer l’intrigue. Le
tableau suivant vous rappelle les grandes étapes dans la constitution
d’une pièce classique.

Caractéristiques Fonctions
Une comédie se compose d’actes et Selon le nombre d’actes et de scènes,
de scènes. La comédie classique peut on peut identifier le type de comédie.
Structure et type comporter 3 ou 5 actes, parfois elle Les grandes comédies de caractère
de comédie n’en comporte qu’un. sont en 5 actes, tandis que les pièces
proches de la farce n’en comportent
qu’un seul.
Un acte correspond à un épisode de Traditionnellement, dans une pièce
l’action. classique, le premier acte est dévolu
Acte
à l’exposition et le dernier acte au
dénouement.
Chaque acte est découpé en scènes.
Scène Un changement de scène a lieu quand
un personnage entre ou sort de scène.
Elle se situe au début de la pièce, Elle présente le temps et le lieu de l’ac-
occupe les premières scènes, voire le tion, les enjeux de l’intrigue, l’identité
L’exposition
premier acte. et la condition des principaux person-
nages ainsi que leurs relations.

20 Séquence 1
4 – FR20

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Fiche méthode
Le nœud de l’action (ou partie centrale) Dans la comédie, les péripéties peu-
comporte les obstacles que les person- vent être nombreuses, et sont souvent
nages doivent surmonter. l’occasion de coups de théâtre ou de
Le nœud et les quiproquos.
péripéties Ce sont les événements qui se pro-
duisent entre le début et la fin d’une
pièce, modifient son cours et font
intervenir des éléments extérieurs.
Aboutissement de l’action, il a lieu C’est le moment où les conflits sont
dans les dernières scènes de la pièce. réglés et où le sort des personnages
Le dénouement
est fixé. Le plus souvent la comédie
classique se referme sur un mariage.

Note : S’appuyant jusqu’au XXe siècle, l’action théâtrale a été structurée et pro-


gressive. Mais peu à peu, au cours des siècles, la suppression du décou-
page en actes et en scènes, la disparition du conflit, de l’exposition ou
du dénouement bouleversent l’écriture théâtrale.

Récapitulons

Voici une série de questions que vous pouvez vous poser en


abordant une scène de théâtre :
E Où se trouve l’extrait étudié ? Se situe-t-il au début, au milieu ou
à la fin de la pièce ?
E Quels sont les personnages présents dans la scène ? Quel rap-
port les relie ? (maîtres/valets, père/fils ou fille, etc.)
E Dans quel décor la scène se déroule-t-elle ?
E À quelle forme de réplique théâtrale a-t-on affaire ?
E Quel est l’objet de l’échange ?

Séquence 1
4 – FR20 21

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C orrigés des exercices
Chapitre
1

Corrigé de l’exercice n° 1

Cette réplique tirée du Malade imaginaire peut s’interpréter de plusieurs


manières. D’une part, c’est une réplique amusante, qui fait sourire celui
qui l’entend. Elle procède en effet d’une ironie assez cinglante à l’égard
des médecins. Il s’agit donc d’un trait satirique propre à la comédie de
mœurs. On sait que Molière n’avait pas d’estime pour le corps médical
et qu’il a dénoncé ses pratiques à plusieurs reprises, y compris dans des
pièces farcesques comme Le Médecin malgré lui. La réplique résonne
enfin comme une sentence, c’est-à-dire une vérité absolue. Le présent
de vérité générale qu’utilise Molière apparente en effet la réplique à une
maxime. Ce type de répliques est courant dans le théâtre de Molière,
parfois à des fins franchement comiques. Ainsi, Mascarille dans Les
Précieuses ridicules affirme que « Les gens de qualité savent tout sans
jamais rien avoir appris », tandis qu’une célèbre réplique de L’Avare pré-
tend qu’ « il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger ».

Corrigé de l’exercice n° 2

1 Il s’agit d’une scène d’exposition qui présente un maître (Euclion) et


sa servante (Staphyla).
2 Sans qu’on sache pourquoi (on l’apprendra après), le maître s’en
prend à sa domestique et veut la mettre dehors. On trouve ici un
schéma traditionnel de la comédie, qui montre que le rapport maître/
valet dans la comédie du XVIIe siècle est issu du théâtre antique. Cette
situation de comédie entraîne des éléments comiques, mais provoque
aussi l’intrigue : la servante, rusée comme il se doit, se vengera de ce
maître violent et querelleur. L’on voit également dans cette scène que
la servante est l’alliée de la jeunesse, comme ce sera souvent le cas
dans les comédies de Molière.

Conclusion Cet extrait de La Marmite de Plaute met donc bien en place des situations
qui deviendront des schémas traditionnels de la comédie au XVIIe siècle.
Il a donc un statut exemplaire.

Corrigé de l’exercice n° 3

Le dénouement de La Farce de Maître Pathelin reflète bien l’idée qu’on


se fait d’une farce pour plusieurs raisons. Tout d’abord on assiste à un
renversement de situation. Le personnage qui avait trompé les autres est

22 Séquence 1
4 – FR20

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devenu la victime d’un nouveau personnage, plus rusé que lui : comme
le dit le proverbe, « à trompeur, trompeur et demi ».
Ensuite la farce repose sur un comique de mots souvent trivial. La répé-
tition de l’onomatopée « Bée ! » qui imite le bêlement d’un mouton ne
peut que faire rire. Le personnage du berger se moque ouvertement de
l’avocat qu’il ridiculise. Ce dernier, en réitérant sans cesse sa demande
d’argent, ne fait que se ridiculiser davantage.
Enfin, on notera que derrière ce comique se cache aussi une satire
sociale : c’est le berger, homme de condition modeste, qui a le dernier
mot sur un avocat, personne qui est censée maîtriser le langage et ses
prestiges… Le dénouement montre aussi la victoire des plus faibles, ce
qui est dans l’esprit même de la farce. Comique de langage et de situa-
tion se conjuguent donc ici pour faire rire le public et le faire réfléchir.

Conclusion

Le dénouement de La Farce de Maître Pathelin souligne donc bien


la double visée de la comédie  : faire rire tout en proposant une
satire de la société qui éclaire le spectateur.

Corrigé de l’exercice n° 4

Auteurs Types de comédie


La jalousie du barbouillé Molière Farce
Le Misanthrope Molière Comédie de caractère et de mœurs
La Veuve Corneille Comédie de caractère
Les Précieuses ridicules Molière Comédie de mœurs (éléments de farce)
Les Plaideurs Racine Comédie de mœurs (éléments de farce)
L’Avare Molière Comédie de caractère, de mœurs et
éléments de farce
Dom Juan Molière Comédie de caractère et de mœurs

Constats L’on constate qu’une comédie peut comporter plusieurs influences et


par conséquent être hybride.  Une même pièce peut en effet combiner
des effets de la farce, tout en s’appuyant sur un caractère et en procé-
dant à une satire sociale. C’est le cas, par exemple, du Malade imagi-
naire de Molière. La pièce se fonde sur un caractère (Argan, hanté par la
maladie), mais dénonce aussi les pratiques des médecins et de la méde-
cine. À cet égard, il s’agit bien d’une comédie de mœurs qui procède
à la satire d’un corps professionnel particulier. Dans cette comédie, on
trouve enfin certaines scènes issues de la farce, notamment les allusions
scatologiques aux lavements que s’impose Argan… Enfin, cette dernière
pièce de Molière est une comédie-ballet, c’est-à-dire qu’interviennent
des passages dansés à l’entracte et au dénouement. Cet exemple nous

Séquence 4 – FR20 23

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montre que la comédie peut difficilement se cantonner à un système
fermé, mais qu’elle admet des influences diverses dans sa composition. 

Corrigé de l’exercice n° 5

E Un tartuffe est un homme hypocrite, qui dissimule ses véritables intentions ;


E Un harpagon désigne une personne avare ;
E  Un don juan s’affiche comme un séducteur cynique (à noter le pl. : des
don juan, ou des dons juans) ;
E  Un matamore est un faux brave, un vantard (nom issu du personnage
traditionnel de comédie du soldat fanfaron, né de la comédie de Plaute,
Miles gloriosus).

24 Séquence 4 – FR20

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Chapitre Visages de la comédie :
2 de Molière à nos jours
Vous allez maintenant lire et analyser le genre qu’est la comédie à tra-
vers ce premier groupement de textes. Vous allez étudier trois textes de
Molière en lecture analytique et découvrir en lectures cursives d’autres
auteurs du XVIIIe siècle au XXe  siècle afin de percevoir l’évolution du
genre.  

A Châtier les mœurs par le rire


Texte 1 Les Précieuses ridicules, scène 9

Les Précieuses ridicules est l’une des premières comédies qui a valu à
Molière un succès à la cour, à Paris. La pièce est une satire de la précio-
sité, mouvement littéraire et artistique qui se développe dans les années
1650. La préciosité littéraire se caractérise par la recherche langagière
et par une attention marquée aux convenances et aux situations roma-
nesques. Deux jeunes provinciales, Cathos et Magdelon, passent leurs
journées à lire des romans de style précieux. Elles rêvent de rencontrer
des amoureux qui ressembleraient aux héros de leurs fictions. Mais
leur père, Gorgibus, leur propose un bon mariage bourgeois qu’elles
refusent. Pour se venger d’avoir été éconduits, La Grange et Du Croisy
envoient un faux précieux, leur valet Mascarille, pour les séduire. Elles
tombent sous le charme… Molière signe ici une de ses comédies sati-
riques les plus drôles et les plus cruelles.

Mascarille. Il est vrai qu’il est honteux de n’avoir pas des premiers tout ce
qui se fait ; mais ne vous mettez pas en peine ; je veux établir chez vous
une académie de beaux esprits, et je vous promets qu’il ne se fera pas
un bout de vers dans Paris que vous ne sachiez par cœur avant tous les
autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je m’en escrime un peu quand je
veux ; et vous verrez courir de ma façon, dans les belles ruelles de Paris,
deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes, et
plus de mille madrigaux1, sans compter les énigmes et les portraits.

1. Sonnets, épigrammes et madrigaux sont des formes poétiques brèves. Le sonnet comporte deux quatrains et
deux tercets. L’épigramme est un petit poème satirique, alors que le madrigal exprime une pensée ingénieuse et
galante.

Séquence 4 – FR20 25

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Magdelon. Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits : je ne
vois rien de si galant que cela.
Mascarille. Les portraits sont difficiles, et demandent un esprit profond :
vous en verrez de ma manière qui ne vous déplairont pas.
Cathos. Pour moi, j’aime terriblement les énigmes.
Mascarille. Cela exerce l’esprit, et j’en ai fait quatre encore ce matin, que
je vous donnerai à deviner.
Magdelon. Les madrigaux sont agréables, quand ils sont bien tournés.
Mascarille. C’est mon talent particulier ; et je travaille à mettre en madri-
gaux toute l’Histoire romaine.
Magdelon. Ah ! certes, cela sera du dernier beau ; j’en retiens un exem-
plaire au moins, si vous le faites imprimer.
Mascarille. Je vous en promets à chacune un, et des mieux reliés. Cela
est au-dessous de ma condition, mais je le fais seulement pour donner à
gagner aux libraires, qui me persécutent.
Magdelon. Je m’imagine que le plaisir est grand de se voir imprimé.
Mascarille. Sans doute. Mais à propos, il faut que je vous dise un
impromptu que je fis hier chez une duchesse de mes amies que je fus
visiter ; car je suis diablement fort sur les impromptus.
Cathos. L’impromptu est justement la pierre de touche de l’esprit.
Mascarille. Écoutez donc.
Magdelon. Nous y sommes de toutes nos oreilles.
Mascarille.
Oh ! oh ! je n’y prenais pas garde :
Tandis que, sans songer à mal, je vous regarde,
Votre œil en tapinois me dérobe mon cœur,
Au voleur ! au voleur ! au voleur ! au voleur !
Cathos. Ah ! mon Dieu ! voilà qui est poussé dans le dernier galant.
Mascarille. Tout ce que je fais a l’air cavalier, cela ne sent point le pédant.
Magdelon. Il en est éloigné de plus de deux mille lieues.

Questions de lecture analytique

1 Qui sont les personnages présents dans cette scène  ? Quel type
de situation scénique cela engendre-t-il  aux yeux du spectateur  ?
(Conseil  : pour répondre à cette question, vous pouvez vous aider
d’une encyclopédie ou d’un dictionnaire des œuvres).
2 Au fil de l’échange, quel est le lien qui se tisse entre les personnages
malgré tout ?
3 Qu’est-ce qu’un « impromptu » ? Que pensez-vous de la qualité littéraire
de celui que prononce Mascarille ? Quel effet produit-il sur les précieuses ?
4 Question d’ensemble  : Expliquez comment fonctionne le comique
dans cette scène. Vous vous appuierez sur les différents ressorts de
la comédie.

26 Séquence 4 – FR20

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Réponses 

1 Dans cette scène, Magdelon et sa cousine Cathos échangent avec


Mascarille, un domestique qui s’est déguisé en précieux et qu’elles
prennent pour un marquis. Il a été en réalité envoyé par deux préten-
dants éconduits, La Grange et Du Croisy. La scène repose donc sur un
quiproquo dont le public est complice ; il sait en effet qui est chaque
protagoniste.

2 L’échange de répliques montre que c’est l’admiration qui anime les


deux précieuses qui écoutent avec beaucoup d’attention leur hôte :
« Ah ! mon Dieu ! voilà qui est poussé dans le dernier galant. ». Mais
on peut voir aussi qu’un lien intellectuel et culturel rassemble ces
personnages. Dans le dialogue, il est en effet question de littérature à
travers l’emploi des termes « impromptu », « énigme » ou « portrait »
qui sont des formes poétiques appréciées par les précieux du temps
de Molière. Chaque forme poétique donne ici lieu à une réplique de
Cathos ou de Magdelon, par exemple  : «  Je vous avoue que je suis
furieusement pour les portraits ; je ne vois rien de si galant que cela »,
« Les madrigaux sont agréables, quand ils sont bien tournés. ».

3 Comme l’étymologie du mot l’indique (latin in promptu, en évidence,


sous la main), un impromptu est une pièce poétique brève et impro-
visée qui traite d’un sujet du moment. C’est une forme libre poéti-
quement, dans laquelle le poète doit montrer toute la vivacité de son
esprit et son sens de l’à propos.
Or l’impromptu prononcé par Mascarille est plutôt ridicule, pour plu-
sieurs raisons :
E d’abord les deux exclamations « Oh ! Oh ! » n’ont rien de très poé-
tique, mais sont plutôt deux marques d’étonnement assez pro-
saïque.
E la suite de l’impromptu reste prosaïque, voire triviale. Le vers « Votre

œil en tapinois me dérobe mon cœur » est le plus cocasse des quatre
car outre l’emploi du terme « tapinois » qu’on utilise habituellement
pour désigner l’attitude d’un chat qui surveille une souris, la répé-
tition de la forme possessive « me » et « moi » entraîne une faute
syntaxique, ou du moins une lourdeur dans le style.
E enfin le dernier vers qui répète quatre fois l’exclamation «  Au

voleur » trahit le peu d’imagination du poète qui, par une analogie


maladroite, craint qu’on ne lui vole son cœur, c’est-à-dire le secret
de ses sentiments.
Ainsi, l’impromptu de Mascarille relève de la parodie d’impromptu
précieux. Pourtant les précieuses se laissent berner par l’impromptu
qu’elles applaudissent. La dernière réplique de l’extrait («  Il en est
éloigné de plus de deux mille lieues. ») montre en effet que Magdelon
souscrit entièrement à l’improvisation du faux marquis.

Séquence 4 – FR20 27

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4 La situation de départ repose déjà sur le quiproquo, un des ressorts
traditionnels de la comédie  : deux jeunes précieuses reçoivent un
faux marquis qu’elles prennent pour un galant homme et un poète. Le
développement du quiproquo notamment dans la première réplique
de Mascarille est savoureux pour le spectateur. Le faux-précieux joue
le jeu et feint d’avoir une vie littéraire et mondaine très bien remplie.
La réplique « il faut que je vous dise un impromptu que je fis hier chez
une duchesse de mes amies que je fus visiter » doit leur montrer à la
fois le talent du personnage à inventer des impromptus sur le vif, mais
aussi qu’il fréquente le meilleur monde. Le duc et la duchesse sont
en effet les titres nobiliaires parmi les plus élevés dans l’aristocratie
française.

La situation est comique pour plusieurs raisons :


E d’abord parce que les précieuses se leurrent sur la réelle identité de
leur invité (quiproquo et satire des mœurs à travers la mise en scène
de ces précieuses ridicules comme l’indique le titre de la pièce).
E ensuite parce que Mascarille joue au précieux en imitant leur lan-

gage, et en utilisant notamment un grand nombre d’hyperboles, tel


l’adverbe « diablement ». Il y a ainsi du comique de situation, mais
aussi de mots.
E l’impromptu est parodique du style précieux.

E enfin, après avoir prononcé son impromptu, Mascarille fait acte de

fausse modestie, tout en se vantant : « Tout ce que je fais a l’air cava-


lier, cela ne sent point le pédant. » En demandant l’assentiment des
précieuses, il engendre une situation comique.

Plan possible

I. Le quiproquo, un ressort traditionnel à la base de cette scène


comique.

II. La satire des mœurs des précieux et précieuses.

Conclusion
Ainsi, la parodie d’impromptu prononcée par un valet et sa réception
par les deux précieuses en admiration ressortissent du comique de
situation tout en participant de la comédie de mœurs. Cette pièce
de Molière relève en effet de cette catégorie de comédies qui fait la
satire d’une mode ou du comportement d’un groupe social. Rappelez-
vous d’autres comédies de mœurs de Molière  : Tartuffe dénonçant
l’hypocrisie religieuse, Le Bourgeois gentihomme qui se moque des
roturiers singeant les aristocrates ou encore Les Femmes savantes qui
ridiculisent les pédants.

28 Séquence 4 – FR20

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B La comédie du mariage

Texte n° 2 : Molière, George Dandin (Acte I, sc.4)

George Dandin (1668) est l’une des comédies les plus noires de Molière.
Dandin, un paysan enrichi, a épousé Angélique de Sotenville, une jeune aris-
tocrate ruinée. Ce mariage a permis à Dandin d’acquérir la noblesse, il est
devenu Monsieur de la Dandinière. De leur côté, les Sotenville, Angélique et
ses parents, ont pu renflouer leur situation grâce à l’argent de Dandin. Ce
mariage n’est pas heureux, Angélique se refuse à faire un enfant à son mari et
a un amant, Clitandre. Or, Dandin s’en est aperçu. Il s’en plaint à ses beaux-
parents qui refusent de le croire. Malgré le caractère dramatique de cette
situation, les dialogues comportent un certain nombre d’éléments comiques.

Monsieur de Sotenville. Que veut dire cela, mon gendre ?


George Dandin. Cela veut dire que votre fille ne vit pas comme il faut
qu’une femme vive, et qu’elle fait des choses qui sont contre l’honneur.
Madame de Sotenville. Tout beau  ! prenez garde à ce que vous dites.
Ma fille est d’une race trop pleine de vertu, pour se porter jamais à faire
aucune chose dont l’honnêteté soit blessée ; et de la maison de la Pru-
doterie il y a plus de trois cents ans qu’on n’a point remarqué qu’il y ait
eu une femme, Dieu merci, qui ait fait parler d’elle.
Monsieur de Sotenville. Corbleu ! dans la maison de Sotenville on n’a
jamais vu de coquette, et la bravoure n’y est pas plus héréditaire aux
mâles, que la chasteté aux femelles.
Madame de Sotenville. Nous avons eu une Jacqueline de la Prudoterie
qui ne voulut jamais être la maîtresse d’un duc et pair, gouverneur de
notre province.
Monsieur de Sotenville. Il y a eu une Mathurine de Sotenville qui refusa
vingt mille écus d’un favori du roi, qui ne lui demandait seulement que
la faveur de lui parler.
George Dandin. Ho bien ! votre fille n’est pas si difficile que cela, et elle
s’est apprivoisée depuis qu’elle est chez moi.
Monsieur de Sotenville. Expliquez-vous, mon gendre. Nous ne sommes
point gens à la supporter dans de mauvaises actions, et nous serons les
premiers, sa mère et moi, à vous en faire la justice.
Madame de Sotenville. Nous n’entendons point raillerie sur les matières
de l’honneur, et nous l’avons élevée dans toute la sévérité possible.
George Dandin. Tout ce que je vous puis dire, c’est qu’il y a ici un cer-
tain courtisan que vous avez vu, qui est amoureux d’elle à ma barbe, et
qui lui a fait faire des protestations d’amour qu’elle a très humainement
écoutées.
George Dandin, Acte I, sc.4 (1669)

Séquence 4 – FR20 29

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Questions de lecture analytique

1 Quels sont les personnages présents dans ce dialogue ? Quel lien les
unit ? Quelle est la situation dramatique ? Quel est son intérêt ?
2 Commentez les noms propres cités dans cet extrait. Quel est l’effet
produit ?
3 Étudiez le langage et l’argumentation des Sotenville. Quelles conclu-
sions pouvez-vous tirer de ces deux personnages ?
4 Quel est l’objet de l’échange ? Comment George Dandin tente-t-il de
faire comprendre ses inquiétudes aux Sotenville ? Y parvient-il ?
5 Question d’ensemble : Comment la satire se met-elle en place dans
la scène ? Proposez un plan bâti en trois parties à partir des réponses
que vous avez élaborées pour les questions précédentes.

Réponses 
1 Les personnages présents dans cette scène sont George Dandin, héros
de la pièce, et ses beaux-parents, monsieur et madame de Sotenville.
Dandin est venu se plaindre à eux du comportement de leur fille. La
situation dramatique est intéressante à plusieurs titres :
E  elle montre tout d’abord le rapport qui unit Dandin à ses beaux-
parents  : le mariage entre les deux familles s’est conçu sur des
bases matérielles et financières.
E  l’expression «  elle s’est apprivoisée depuis qu’elle est chez moi  »
nous renseigne sur le statut d’Angélique. En épousant Dandin,
elle est passée sous sa dépendance. Mais l’autorité des parents
demeure puisque le héros y recourt. C’est donc tout un système
social et familial qu’on peut deviner dans cette scène.
E  en outre, on comprend pourquoi Dandin s’adresse aux parents d’An-
gélique. Ces derniers sont très soucieux des convenances sociales,
comme l’indique l’expression « Nous n’entendons point raillerie sur
les matières de l’honneur  ». Très sourcilleux sur leur réputation et
celle de leurs filles, les Sotenville semblent a priori des interlocu-
teurs privilégiés face aux accusations de Dandin.

2 Les noms propres présents dans l’extrait relèvent tous du comique de


mots :
E  le nom de Dandin fait sourire car il rappelle le verbe « dandiner » qui
désigne une manière de marcher comme un canard. Le nom renvoie
à l’extraction paysanne du personnage qui manque d’élégance dans
sa mise comme dans son apparence.
E  les Sotenville ont également un nom de famille comique. Il est
aisé d’identifier dans ce nom l’adjectif « sot » qui décrit assez bien

30 Séquence 4 – FR20

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ces deux personnages. Le suffixe «  -ville  » pourrait les rattacher à
la Normandie, puisque de nombreuses familles portent ce suffixe.
On notera d’ailleurs qu’existe une ville nommée Sotteville près de
Rouen. On peut dire que d’emblée les personnages sont décrédibili-
sés par leur nom de famille.
les noms cités dans le dialogue ont également une signification
E 

comique : le nom « de la Prudoterie » évoque un trait de caractère,


la pruderie, et même la pudibonderie qui désignent une vertu exces-
sive et ridicule.
L’on voit ici comment Molière dessine le ridicule des personnages
grâce à l’onomastique (science des noms propres). Même si son pré-
nom n’est pas cité dans la scène, rappelons enfin que l’épouse de
Dandin se prénomme Angélique. Là encore, le jeu de mots est patent :
Angélique se révèle en effet un personnage plutôt diabolique, et son
prénom correspond donc à une sorte d’antiphrase : il dit le contraire
de ce qu’elle est… Molière utilise donc l’onomastique pour renforcer
la portée satirique du passage.
3 Les Sotenville sont des aristocrates qui sont très pointilleux sur
les valeurs de leur caste. On le voit très bien dans le lexique qu’ils
emploient pour parler de leur fille. L’hyperbole « notre fille est d’une
race trop pleine de vertu » indique la confiance aveugle qu’ils ont en
leur progéniture, dès lors qu’elle est issue d’une « race » honnête. Ils
ne raisonnent pas en fonction du caractère de leur fille, mais selon leur
appartenance sociale. Tout l’argumentaire qu’il développe repose sur
une tradition de vertu : « dans la maison de Sotenville on n’a jamais vu
de coquette, et la bravoure n’y est pas plus héréditaire aux mâles, que
la chasteté aux femelles. ». L’expression « depuis trois cents ans », qui
fait sourire par son caractère excessif, montre bien que les Sotenville
sont irréductiblement attachés à leurs valeurs et fondent leur réputa-
tion sur leur passé familial. L’énumération d’anecdotes qui sont arri-
vées à des membres de leur famille relève de l’héroïsme burlesque.
Ainsi la réplique « Il y a eu une Mathurine de Sotenville qui refusa vingt
mille écus d’un favori du roi, qui ne lui demandait seulement que la
faveur de lui parler » décrédibilise la démonstration des parents, tant
celle-ci est outrée et partiale. L’énumération est donc cocasse et ne
répond guère aux inquiétudes de Dandin. Elle a plutôt pour fonction
de ridiculiser les Sotenville, personnages étriqués dans leurs prin-
cipes et enracinés dans leur tradition, incapables d’observer les faits
objectivement.
4 L’objet de l’échange est l’un des thèmes privilégiés de la comédie de
mœurs et par conséquent de la satire. Il s’agit de l’infidélité d’une
femme envers son mari. George Dandin utilise une formule euphé-
mistique pour ne pas aborder de front la question avec ses beaux-
parents : « votre fille ne vit pas comme il faut qu’une femme vive, et
qu’elle fait des choses qui sont contre l’honneur  ». Bien qu’il reste
quelque peu flou en employant le terme « chose », Dandin fait com-
prendre à ses beaux-parents la gravité de sa situation. Il est un mari

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trompé, schéma traditionnel de la farce et de la comédie. Au fil du
dialogue, George Dandin se montre de plus en plus précis dans ses
accusations, jusqu’à expliquer, dans la dernière réplique de l’extrait,
certains faits concrets. Le terme «  courtisan  » qui signifie «  faire la
cour » est une preuve de son cocuage qu’il donne à ses interlocuteurs.
Finalement l’échange porte sur un sujet sérieux (la fidélité dans le
mariage), mais il est traité de manière quelque peu grotesque grâce
aux réactions des Sotenville.

5 Question d’ensemble : Voici une proposition de plan pour une lecture


analytique. Dans chacune des trois parties, vous pouvez réinvestir les
observations et analyses menées précédemment.

Plan possible

I. La satire repose d’abord sur les caractères des personnages.


II. La satire repose ensuite sur le langage des Sotenville et sur
leurs valeurs.
III. La satire repose enfin sur la situation : un mari cocu se plaint à
ses beaux-parents.

Conclusion
George Dandin ou le Mari confondu, comédie-ballet de Molière, hésite
pourtant entre tragédie sociale et comédie farcesque, par le fait que
le personnage du mari, accablé non seulement par sa femme, l’est
également par ses beaux-parents. En ayant voulu s’élever au-dessus
de sa condition, il ne s’est attiré que le mépris de sa femme et de la
famille de celle-ci. La pièce finit mal et certains metteurs en scène le
font se suicider, ce qui en fournissant un éclairage tragique, montre
que ce personnage dont on se moque sans arrêt est pathétique.

C L’utilisation comique du quiproquo


Texte n° 3 : Le Malade imaginaire (Acte I, sc.5)
Dernière pièce de Molière, Le Malade imaginaire est une comédie-ballet
en trois actes (musique de Marc-Antoine Charpentier), représentée en
1673. Contrairement à la légende, Molière qui interprète le rôle d’Argan
n’est pas mort en scène, mais quelques heures après la représentation.
Argan est atteint d’hypocondrie, c’est-à-dire qu’il craint les maladies et
recourt constamment aux médecins. Son obsession de la médecine est
telle qu’il a décidé de marier sa fille Angélique avec Thomas Diafoirus.
Mais Angélique aime Cléante et le conflit éclate. Toinette, domestique de
la famille, incarne le bon sens et intervient dans le conflit entre le père et
la fille. Argan vient d’annoncer à sa fille qu’il l’a promise, il lui dépeint
son futur, alors que celle-ci croit l’avoir déjà rencontré.

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Scène V – Argan - Angélique - Toinette
(…)
Argan. Fort honnête.
Angélique. Le plus honnête du monde.
Argan. Qui parle bien latin et grec.
Angélique. C’est ce que je ne sais pas.
Argan. Et qui sera reçu médecin dans trois jours.
Angélique. Lui, mon père ?
Argan. Oui. Est-ce qu’il ne te l’a pas dit ?
Angélique. Non, vraiment. Qui vous l’a dit, à vous ?
Argan. Monsieur Purgon.
Angélique. Est-ce que monsieur Purgon le connaît ?
Argan. La belle demande  ! Il faut bien qu’il le connaisse puisque c’est
son neveu.
Angélique. Cléante, neveu de monsieur Purgon ?
Argan. Quel Cléante ? Nous parlons de celui pour qui l’on t’a demandée
en mariage.
Angélique. Eh ! oui.
Argan. Eh bien, c’est le neveu de monsieur Purgon, qui est le fils de son
beau-frère le médecin, monsieur Diafoirus ; et ce fils s’appelle Thomas
Diafoirus, et non pas Cléante  ; et nous avons conclu ce mariage-là ce
matin, monsieur Purgon, monsieur Fleurant et moi ; et demain ce gendre
prétendu doit m’être amené par son père. Qu’est-ce  ? Vous voilà tout
ébaubie !
Angélique. C’est, mon père, que je connais que vous avez parlé d’une per-
sonne, et que j’ai entendu une autre.
Toinette. Quoi ! monsieur, vous auriez fait ce dessein burlesque ? Et, avec tout
le bien que vous avez, vous voudriez marier votre fille avec un médecin ?
Argan. Oui. De quoi te mêles-tu, coquine, impudente que tu es ?
Toinette. Mon Dieu ! tout doux. Vous allez d’abord aux invectives. Est-ce
que nous ne pouvons pas raisonner ensemble sans nous emporter. Là,
parlons de sang-froid. Quelle est votre raison, s’il vous plaît, pour un tel
mariage ?
Argan. Ma raison est que, me voyant infirme et malade comme je le suis,
je veux me faire un gendre et des alliés médecins, afin de m’appuyer de
bons secours contre ma maladie, d’avoir dans ma famille les sources des
remèdes qui me sont nécessaires, et d’être à même des consultations et
des ordonnances.
Toinette. Eh bien, voilà dire une raison, et il y a du plaisir à se répondre
doucement les uns aux autres. Mais, monsieur, mettez la main à la
conscience ; est-ce que vous êtes malade ?

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Questions de lecture analytique

1 Quels sont les personnages présents dans cette scène ? Quel est le
but de chacun d’eux ? Qu’est-ce qui fait apparaître le quiproquo ?
2 Quels sont les arguments d’Argan ? Sont-ils rationnels ?
3 Pourquoi Toinette intervient-elle dans cette scène ? Que pensez-vous
de son langage ? Diffère-t-il de celui d’Argan et d’Angélique ?
4 Question d’ensemble sur le texte : Quelles sont les fonctions du qui-
proquo dans une scène de comédie ?

Réponses 
1 Cette scène confronte Argan et Angélique, le père et la fille, en pré-
sence d’une domestique, Toinette. Ce schéma scénique est assez
classique dans la comédie moliéresque.
Argan a décidé de donner un mari à sa fille, ce qu’on apprend dans
la plus longue réplique d’Argan qui explique que Purgon est le père
de Thomas Diafoirus, l’homme qu’il destine à sa fille. Le but d’Argan
est de faire épouser le fils de son médecin à sa fille. Tout autre est
l’objectif d’Angélique qui est la victime d’un quiproquo, puisqu’elle
pense que son père lui parle de Cléante, alors qu’il est question d’un
autre. Angélique, de son côté, veut épouser Cléante et abonde dans
le sens de son père.
Le quiproquo apparaît par l’incompréhension des interlocuteurs, qui
se manifeste au moyen des phrases interrogatives (quatre pour Angé-
lique, deux du côté de son père). On voit que le dialogue s’embrouille
dès lors qu’Angélique perçoit des éléments qu’elle ignorait jusqu’alors :
Cléante parlerait « bien latin et grec », qu’il « serait reçu médecin dans
trois jours », qu’il connaîtrait monsieur Purgon, etc. Son but et sa quête
évoluent donc au cours de l’échange. Après s’être rendu compte de la
méprise (« C’est, mon père, que je connais que vous avez parlé d’une
personne, et que j’ai entendu une autre. »), elle ne dit plus un mot, lais-
sant la parole à Toinette dont le but est de faire changer Argan d’idée
en lui montrant le ridicule de son projet. Les termes « burlesque » ou la
question « êtes-vous malade ? » qui referme l’extrait suggèrent que Toi-
nette veut montrer à son maître qu’il fait fausse route et qu’il déraisonne.
2 Les arguments d’Argan sont logiques, mais pas rationnels. Ils sont
surtout égoïstes. Hanté par son corps et par la crainte d’être malade
au point de se voir déjà « infirme et malade comme je le suis », Argan
estime qu’il est judicieux d’avoir un médecin à demeure chez lui. Or le
meilleur moyen de l’obtenir consiste à faire épouser un homme de l’art
à sa fille, moyen le plus rapide de s’assurer un suivi médical comme
le matérialise la conjonction de coordination « et » : « je veux me faire
un gendre et des alliés médecins ». Cette logique est décrite dans la
réplique qui justifie la nécessité de pouvoir bénéficier des secours
de la médecine sous son toit. Les expressions «  me voyant infirme
et malade » et « m’appuyer de bons secours contre ma maladie (...),

34 Séquence 4 – FR20

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d’avoir dans ma famille les sources des remèdes qui me sont néces-
saires, et d’être à même des consultations et des ordonnances » tra-
hissent le projet égocentrique et fou du personnage. L’accumulation
ternaire des trois verbes à l’infinitif le martèle même. En même temps,
sa réplique obéit à une parfaite logique (une raison unique,« ma rai-
son », dit-il), si égoïste soit-elle. Elle dévoile en même temps toute la
folie du personnage, qui, se sentant menacé par la maladie, en oublie
le bonheur de ses proches.
3 Comme le constate lui-même Argan, Angélique est « ébaubie », c’est-
à-dire qu’elle est assommée par la surprise. Il s’agit d’une didasca-
lie interne (c’est-à-dire à l’intérieur d’une réplique) qui nous informe
sur l’attitude physique d’Angélique et sur sa réaction psychologique.
Devenue muette par la surprise, Angélique ne sait quoi répondre et
Toinette prend en quelque sorte le relais de sa jeune maîtresse.
Toinette défend immédiatement la situation d’Angélique dont on
comprend qu’elle est menacée. Comme souvent dans le théâtre de
Molière, les soubrettes font preuve de bon sens et d’esprit d’à-pro-
pos. Toinette ne déroge pas à cette règle et tient tête à son maître.
Mais plutôt que d’attaquer frontalement Argan, elle choisit une straté-
gie rhétorique originale. Elle s’en prend à la forme du débat, mais pas
immédiatement au fond. Ainsi, elle emploie des termes qui renvoient
à la manière de parler et au ton de la dispute, tels que « Est-ce que
nous ne pouvons pas raisonner ensemble sans nous emporter ». En
vérité, le rôle de Toinette consiste ici à « calmer le jeu », afin d’apaiser
Argan dans sa folie, et de gagner du temps pour élaborer une autre
stratégie. Toinette parle donc d’une manière tout à fait sensée et rai-
sonnable. Elle organise sa pensée et prépare ses arguments, sans
se mettre en colère. Elle témoigne ainsi d’une plus grande lucidité
que son maître. On voit, dans la dernière réplique de Toinette, qu’elle
connaît bien son maître, lorsqu’elle tente de lui faire avouer qu’il n’est
pas véritablement souffrant. Elle utilise une attitude et une métaphore
« juridiques » : « mettez la main à la conscience ». Par cette formule,
elle tente d’obtenir un changement d’attitude de la part d’Argan.

4 Question d’ensemble :

Plan proposé :
I. Le quiproquo crée une situation comique qui rend le public complice
Le public sait qu’Argan ne parle pas de Cléante mais de Thomas Dia-
foirus. Il compatit avec l’enthousiasme naïf de Marianne qui se confie
à son père.
II. Le quiproquo révèle souvent la vérité des personnages
Dans cette scène du Malade imaginaire, le quiproquo permet de révé-
ler la vérité des personnages présents sur scène. Les véritables des-
seins d’Argan se font jour, tandis qu’on apprend que Marianne aime
Cléante et qu’elle a pour elle une alliée de taille, Toinette.

Séquence 4 – FR20 35

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III. Le quiproquo entraîne des conflits, des explications ou des récon-
ciliations
Le quiproquo a en effet une fonction dramaturgique. Dans la scène étu-
diée, il révèle un conflit matrimonial, nœud traditionnel des comédies
classiques. La méprise des personnages entraîne ici des explications.

Conclusion
Le quiproquo, véritable ressort dramatique, apporte ici toute sa
richesse à la comédie de caractère qu’est Le Malade imaginaire. Argan
incarne une idée fixe – la hantise de la maladie – qui est révélée par
l’intrigue et crée la satire. Dans d’autres circonstances, le quiproquo
permet de dénouer une crise. Ainsi, à la fin du Malade imaginaire,
c’est Argan qui sera l’objet d’un quiproquo car il prendra Cléante
déguisé pour un vrai médecin… et lui accordera la main de sa fille.

D Pour aller plus loin…


1. Le théâtre, un texte destiné à être représenté

Exercice autocorrectif n° 1


Analyse d’image

Observez attentivement cette photographie tirée du Malade imaginaire, repré-


senté à la Comédie-Française en 2007, avec Michel Bouquet dans le rôle titre.

Michel Bouquet dans le rôle d’Argan du Malade imaginaire, mise en scène.


« La Dépêche du Midi », photo : Roger Garcia.

36 Séquence 4 – FR20

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1 Décrivez l’apparence du personnage incarné par Michel Bouquet. Que
fait-il ? Où se tient-il ?
2 Au vu de la didascalie suivante extraite de la scène 1, que pensez-
vous du choix du metteur en scène ?
« ARGAN, seul dans sa chambre assis, une table devant lui, compte des
parties d’apothicaire avec des jetons, il fait en parlant à lui-même, les
dialogues suivants. »
Que pensez-vous de l’expression de l’acteur ? Que traduit-elle ? Qu’ap-
porte-t-elle au jeu attendu de l’acteur dans cette scène ?
➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

2. Bilan sur le corpus 


Relisez les textes constituant le corpus (lectures analytiques 1 à 3) avant
de répondre aux questions ci-dessous.

Exercice autocorrectif n° 2


Questions de synthèse
1 À quelles formes de comique a-t-on affaire dans les extraits du grou-
pement ?
2 Avez-vous identifié des types de personnages comiques  ? Si oui,
lesquels ?
➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

3. Le théâtre, un texte destiné à être édité

Exercice autocorrectif n° 3


Analyse d’image et entraînement à l’écriture d’invention

Conclusion Une agence de graphisme vous demande une synthèse sur trois cou-
vertures d’éditions différentes du Malade imaginaire. Après avoir décrit
rapidement ces couvertures, vous direz laquelle vous semble la plus
pertinente, en tenant compte de vos goûts personnels et du contenu de
la pièce de Molière. Vous veillerez à organiser votre réponse et à vous
appuyer sur la pièce de Molière pour justifier vos choix.

Séquence 4 – FR20 37

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© Éditions GALLIMARD. « Tous les droits d’auteur de ce texte sont réservés. Sauf autorisation, toute utilisation de celui-ci autre que la
consultation individuelle et privée est interdite. » www.gallimard.fr
Pour vous aider, rendez-vous sur un
site consacré à Molière. Vous y trou-
verez non seulement l’intégralité
de la pièce, mais aussi des éléments relatifs
à la biographie de l’auteur. Rendez-vous sur
http://www.comedie-francaise.fr/ puis cli-
quez sur l’onglet «  Histoire et patrimoine  »,
puis sélectionnez « Molière » pour avoir accès
aux différentes pages constituant sa biogra-
phie.

Méthodologie

Lisez la pièce dans son intégralité, ou du moins de larges extraits. Observez bien les trois cou-
vertures :
– Quel support visuel les éditeurs choisissent-ils  (tableau, dessin, photographie, graphisme
moderne, etc.) ?
– Quel lien explicite apparaît entre l’image et la pièce ?
– À quelle lecture plus symbolique de la pièce les couvertures invitent-elles ?

➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

38 Séquence 4 – FR20

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E Évolution de la comédie,
du XVIIIe au XXe siècle
La comédie est un genre bien vivant qui continue de se développer après
le XVIIe  siècle, accentuant parfois la portée satirique de son contenu.
Ainsi, on considère souvent la comédie de Beaumarchais, Le Mariage de
Figaro (1784), comme la préfiguration théâtrale de la Révolution fran-
çaise. Nous vous proposons de poursuivre la réflexion avec quelques
extraits centrés autour des rapports du couple dans la comédie. Nous
vous proposons de lire ces extraits en lecture cursive, et de répondre aux
questions de synthèse qui figurent à la fin du corpus.

Exercice autocorrectif n°4


Questions de lecture cursive sur un corpus
Lisez le corpus d’extraits de pièces de théâtre du XVIIIe siècle au XXe siècle
proposés ci-dessous avant de répondre aux questions suivantes :
E Sur quel type de comique ces extraits reposent-ils ?
E Voyez-vous des liens avec la comédie classique ?

➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

Corpus

E Marivaux, Les Fausses confidences (1737), Acte I, sc.2


E Beaumarchais, Le Barbier de Séville (1775), Acte I, sc.1
E Musset, On ne badine pas avec l’amour (1834), Acte I, sc.3
E Feydeau, Feu la mère de Madame (1908), Acte I, sc.2 (extrait)

Extrait 1 : Marivaux, Les Fausses confidences (Acte I, sc.2)

DORANTE, DUBOIS (valet de Dorante)


Dubois, entrant avec un air de mystère.
Dorante. Ah ! te voilà ?
Dubois. Oui, je vous guettais.
Dorante. J’ai cru que je ne pourrais me débarrasser d’un domestique qui
m’a introduit ici, et qui voulait absolument me désennuyer en restant.
Dis-moi, Monsieur Remy n’est donc pas encore venu ?
Dubois. Non, mais voici l’heure à peu près qu’il vous a dit qu’il arriverait. (Il
cherche et regarde.) N’y a-t-il là personne qui nous voie ensemble ? Il est
essentiel que les domestiques ici ne sachent pas que je vous connaisse.

Séquence 4 – FR20 39

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Dorante. Je ne vois personne.
Dubois. Vous n’avez rien dit de notre projet à Monsieur Remy, votre
parent ?
Dorante. Pas le moindre mot. Il me présente de la meilleure foi du monde,
en qualité d’intendant, à cette dame-ci dont je lui ai parlé, et dont il se
trouve le procureur ; il ne sait point du tout que c’est toi qui m’as adressé
à lui, il la prévint hier ; il m’a dit que je me rendisse ce matin ici, qu’il
me présenterait à elle, qu’il y serait avant moi, ou que s’il n’y était pas
encore, je demandasse une Mademoiselle Marton. Voilà tout, et je n’au-
rais garde de lui confier notre projet, non plus qu’à personne, il me paraît
extravagant, à moi qui m’y prête. Je n’en suis pourtant pas moins sen-
sible à ta bonne volonté, Dubois, tu m’as servi, je n’ai pu te garder, je
n’ai pu même te bien récompenser de ton zèle ; malgré cela, il t’est venu
dans l’esprit de faire ma fortune : en vérité, il n’est point de reconnais-
sance que je ne te doive !
Dubois. Laissons cela, Monsieur  ; tenez, en un mot, je suis content de
vous, vous m’avez toujours plu  ; vous êtes un excellent homme, un
homme que j’aime ; et si j’avais bien de l’argent, il serait encore à votre
service.
Dorante. Quand pourrai-je reconnaître tes sentiments pour moi ? Ma for-
tune serait la tienne ; mais je n’attends rien de notre entreprise, que la
honte d’être renvoyé demain.
Dubois. Eh bien, vous vous en retournerez.
Dorante. Cette femme-ci a un rang dans le monde ; elle est liée avec tout
ce qu’il y a de mieux, veuve d’un mari qui avait une grande charge dans
les finances  ; et tu crois qu’elle fera quelque attention à moi, que je
l’épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n’ai point de bien ?
Dubois. Point de bien ! Votre bonne mine est un Pérou ! Tournez-vous un
peu, que je vous considère encore ; allons, Monsieur, vous vous moquez,
il n’y a point de plus grand seigneur que vous à Paris : voilà une taille qui
vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible, absolu-
ment infaillible ; il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans
l’appartement de Madame.
Dorante. Quelle chimère !
Dubois. Oui, je le soutiens. Vous êtes actuellement dans votre salle et vos
équipages sont sous la remise.
Dorante. Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois.
Dubois. Ah ! vous en avez bien soixante pour le moins.
Dorante. Et tu me dis qu’elle est extrêmement raisonnable ?
Dubois. Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle
en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu’elle
ne pourra se soutenir qu’en épousant ; vous m’en direz des nouvelles.
Vous l’avez vue et vous l’aimez ?
Dorante. Je l’aime avec passion, et c’est ce qui fait que je tremble !
Dubois. Oh ! vous m’impatientez avec vos terreurs : eh que diantre ! un

40 Séquence 4 – FR20

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peu de confiance ; vous réussirez, vous dis-je. Je m’en charge, je le veux,
je l’ai mis là ; nous sommes convenus de toutes nos actions, toutes nos
mesures sont prises ; je connais l’humeur de ma maîtresse, je sais votre
mérite, je sais mes talents, je vous conduis, et on vous aimera, toute
raisonnable qu’on est  ; on vous épousera, toute fière qu’on est, et on
vous enrichira, tout ruiné que vous êtes, entendez-vous ? Fierté, raison
et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l’amour parle, il est le
maître, et il parlera : adieu ; je vous quitte ; j’entends quelqu’un, c’est
peut-être Monsieur Remy  ; nous voilà embarqués, poursuivons. (Il fait
quelques pas, et revient.) À propos, tâchez que Marton prenne un peu de
goût pour vous. L’Amour et moi nous ferons le reste.

Extrait 2 : Beaumarchais, Le Barbier de Séville (Acte I, sc.2)

Dorante, à part. Cet homme ne m’est pas inconnu.


Figaro. Eh non, ce n’est pas un abbé ! Cet air altier et noble…
Le Comte. Cette tournure grotesque…
Figaro. Je ne me trompe point ; c’est le comte Almaviva.
Le Comte. Je crois que c’est ce coquin de Figaro.
Figaro. C’est lui-même, Monseigneur.
Le Comte. Maraud ! si tu dis un mot…
Figaro. Oui, je vous reconnais  ; voilà les bontés familières dont vous
m’avez toujours honoré.
Le Comte. Je ne te reconnaissais pas, moi. Te voilà si gros et si gras…
Figaro. Que voulez-vous, Monseigneur, c’est la misère.
Le Comte. Pauvre petit  ! Mais que fais-tu à Séville  ? Je t’avais autrefois
recommandé dans les bureaux pour un emploi.
Figaro. Je l’ai obtenu, Monseigneur ; et ma reconnaissance…
Le Comte. Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas, à mon déguisement, que je
veux être inconnu ?
Figaro. Je me retire.
Le Comte. Au contraire. J’attends ici quelque chose, et deux hommes qui
jasent sont moins suspects qu’un seul qui se promène. Ayons l’air de
jaser. Eh bien, cet emploi ?
Figaro. Le ministre, ayant égard à la recommandation de Votre Excellence,
me fit nommer sur-le-champ garçon apothicaire.
Le Comte. Dans les hôpitaux de l’armée ?
Figaro. Non ; dans les haras d’Andalousie.
Le Comte. riant. Beau début !
Figaro. Le poste n’était pas mauvais, parce qu’ayant le district des panse-
ments et des drogues, je vendais souvent aux hommes de bonnes méde-
cines de cheval…
Le Comte. Qui tuaient les sujets du roi !

Séquence 4 – FR20 41

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Figaro. Ah ! ah ! il n’y a point de remède universel ; mais qui n’ont pas
laissé de guérir quelquefois des Galiciens, des Catalans, des Auvergnats.
Le Comte. Pourquoi donc l’as-tu quitté ?
Figaro. Quitté ? C’est bien lui-même ; on m’a desservi auprès des puis-
sances.
L’envie aux doigts crochus, au teint pâle et livide…
Le Comte. Oh ! grâce ! grâce, ami ! Est-ce que tu fais aussi des vers ? Je t’ai
vu là griffonnant sur ton genou, et chantant dès le matin.
Figaro. Voilà précisément la cause de mon malheur, Excellence. Quand on
a rapporté au ministre que je faisais, je puis dire assez joliment, des bou-
quets à Chloris, que j’envoyais des énigmes aux journaux, qu’il courait des
madrigaux de ma façon ; en un mot, quand il a su que j’étais imprimé tout
vif, il a pris la chose au tragique et m’a fait ôter mon emploi, sous prétexte
que l’amour des lettres est incompatible avec l’esprit des affaires.
Le Comte. Puissamment raisonné ! Et tu ne lui fis pas représenter…
Figaro. Je me crus trop heureux d’en être oublié, persuadé qu’un grand
nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal.
Le Comte. Tu ne dis pas tout. Je me souviens qu’à mon service tu étais un
assez mauvais sujet.
Figaro. Eh ! mon Dieu, monseigneur, c’est qu’on veut que le pauvre soit
sans défaut.
Le Comte. Paresseux, dérangé…
Figaro. Aux vertus qu’on exige dans un domestique, Votre Excellence
connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets ?

Extrait 3 : Musset, On ne badine pas avec l’amour (Acte I, sc.3)


Camille et Perdican doivent être présentés l’un à l’autre pour être mariés.
Le baron, père de Perdican, a tout prévu et tout réglé. Mais ses plans sont
réduits à néant car les jeunes gens ont chacun leur propre conception
du mariage. Camille, dont Dame Pluche est la gouvernante, sort du cou-
vent et rêve d’un amour idéal. Dans la scène suivante, Dame Pluche et le
Baron viennent d’assister à un échange assez désagréable entre Camille
et Perdican : le mariage semble mal engagé. Dame Pluche dévoile son
caractère face au baron.
Le Baron. rentrant avec dame Pluche. Vous le voyez, et vous l’entendez,
excellente Pluche  ; je m’attendais à la plus suave harmonie  ; et il me
semble assister à un concert où le violon joue Mon cœur soupire, pen-
dant que la flûte, joue Vive Henri IV. Songez à la discordance affreuse
qu’une pareille combinaison produirait. Voilà pourtant ce qui se passe
dans mon cœur.
Dame Pluche. Je l’avoue  ; il m’est impossible de blâmer Camille, et rien
n’est de plus mauvais ton, à mon sens, que les parties de bateau.
Le Baron. Parlez-vous sérieusement ?
Dame Pluche. Seigneur, une jeune fille qui se respecte ne se hasarde pas
sur les pièces d’eau.

42 Séquence 4 – FR20

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Le Baron. Mais observez donc, dame Pluche, que son cousin doit l’épou-
ser, et que dès lors...
Dame Pluche. Les convenances défendent de tenir un gouvernail, et il est
malséant de quitter la terre ferme seule avec un jeune homme.
Le Baron. Mais je répète... je vous dis...
Dame Pluche. C’est là mon opinion.
Le Baron Êtes-vous folle ? En vérité, vous me feriez dire... Il y a certaines
expressions que je ne veux pas... qui me répugnent... Vous me donnez
envie... En vérité, si je ne me retenais... Vous êtes une pécore, Pluche ! je
ne sais que penser de vous. (Il sort).

Extrait 4 : Feydeau, Feu la mère de Madame (Acte I, sc.2)


Feu la mère de madame « décortique » une situation de couple. La pièce
s’ouvre sur une scène de ménage. Annette, la domestique au fort accent
alsacien, est prise à témoin dans l’échange qui suit.

Yvonne, sautant à bas du lit à l’entrée d’Annette et courant à elle. - Oui,


venez un peu ! Vous ne savez pas ce que dit monsieur ?
Annette, dans un bâillement. - Non, mâtâme.
Yvonne. - Il dit que j’ai les seins en portemanteau.
Annette, indifférente et endormie. – Ah ?... pien, mâtâme !
Lucien, ironique. - C’est pour lui raconter ça que tu fais lever la bonne ?
Yvonne. - Parfaitement, monsieur ! Je veux qu’elle te dise elle-même ce
qu’elle en pense, de ma poitrine, pour te prouver que tout le monde n’est
pas de ton avis ! (À Annette.) Qu’est-ce que vous me disiez, l’autre matin,
justement à propos de ma poitrine ?
Annette, ouvrant péniblement les yeux. - Ché sais pas, mâtâme.
Yvonne, appuyant chacun de ses membres de phrase d’une petite tape
sur le bras ou la poitrine d’Annette. - Mais si, voyons ! j’étais en train de
faire ma toilette ; je vous ai dit : « C’est égal, il n’y en a pas beaucoup
qui pourraient en montrer d’aussi fermes que ça ! » Qu’est-ce que vous
m’avez répondu ?
Annette, faisant effort sur soi-même. – Ah ! oui, ch’ai tit : « Ça c’est vrai,
mâtâme ! quand che vois les miens, à gôté, on dirait teux pésaces ! »
Yvonne. – Là ! tu l’entends ?
Lucien, saisissant brusquement Annette par le bras droit et la faisant pas-
ser. - Eh bien ! Quoi ? Quoi ? Qu’est ce que ça prouve ? Je n’ai jamais
contesté que tu eusses une gorge rare ; mais entre le rare et l’unique il y
a encore une marge.
Yvonne, tandis qu’Annette, en attendant la fin de leur discussion, est allée
s’asseoir et somnoler sur le siège près de la cheminée. – Ah ! Vraiment ?
Eh ! bien ! désormais, tu pourras en faire ton deuil de ma gorge !

Séquence 4 – FR20 43

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C orrigés des exercices
Chapitre
1

Corrigé de l’exercice n° 1

1 Le cliché représente Argan seul, assis dans un fauteuil. Il est vêtu d’un
bonnet de nuit (rouge) et d’une chemise de nuit de coton blanc d’où
dépassent deux espèces de mitaines tricotées. Une couverture cha-
marrée est posée sur ses jambes. La position du personnage sur la
photo est celle d’un malade ou d’un convalescent. Le pompon de son
bonnet suspendu à un long cordon ridiculise quelque peu le person-
nage. Argan semble compter sur ses doigts comme le ferait un enfant.
Son front est plissé et sa bouche entr’ouverte traduit une sorte de peur.
2 Le geste du personnage nous permet de situer vraisemblablement la
photographie à la scène 1 de l’acte I, lorsque Argan fait ses comptes
et établit ce qu’il a dépensé pour ses médecins et ses traitements.
Comme le précisent les didascalies de la scène 1 : « ARGAN, seul dans
sa chambre assis, une table devant lui, compte des parties d’apo-
thicaire avec des jetons, il fait en parlant à lui-même, les dialogues
suivants. ». Son geste est donc réaliste et renvoie à un jeu de scène
précis, indiqué par Molière.
Cependant, le jeu de l’acteur qui incarne le rôle, Michel Bouquet,
dévoile également un personnage inquiet, et même soucieux, per-
ceptible par ses traits tendus et sa bouche entr’ouverte voire grima-
çante. Le cliché montre ainsi la double nature d’Argan. Certes c’est un
personnage comique qui nous amuse par sa crainte constante d’être
malade, mais le metteur en scène a sans doute également voulu expri-
mer l’inquiétude de chaque homme face à la maladie et face à la mort.

Corrigé de l’exercice n° 2


1 Le groupement de textes propose plusieurs types de comiques. Le
comique de gestes n’est pas directement précisé par des didascalies,
mais il est implicitement décrit dans le dialogue. Le comique de mots
est présent dans chaque extrait. Ainsi, dans l’extrait des Précieuses
ridicules, l’impromptu que récite Mascarille relève du mauvais pas-
tiche et même de la parodie. Le terme « tapinois » prête à rire. Dans
George Dandin, le comique de mots repose sur l’onomastique, c’est-
à-dire sur les noms propres choisis par Molière. Mais pas seulement.
La manière dont les Sotenville s’expriment relève également du ridi-
cule, car Molière donne à entendre le ton à la fois présomptueux et
exagéré qu’ils emploient. Enfin, dans l’extrait du Malade imaginaire,
l’onomastique procède également du comique de mots (Purgon et Dia-

44 Séquence 1
4 – FR20

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foirus ont des connotations nettement scatologiques, puisque Purgon
rapppelle le mot « purger » et Diafoirus le verbe « foirer » qui signifie
au XVIIe siècle avoir la diarrhée). Le comique de mots est ici l’héritier
de la farce.
2 Plusieurs types de personnages comiques peuvent être identifiés dans
les extraits étudiés. Les premiers d’entre eux sont les valets et les sou-
brettes, qu’on rencontre dans Les Précieuses ridicules et Le Malade
imaginaire. Tous font preuve d’une certaine habileté, y compris Sgana-
relle qui, malgré ses superstitions, parvient à pousser son maître dans
ses retranchements. Mascarille illustre de manière emblématique la
ruse du valet de comédie et sa capacité à adopter le comportement
qui correspond à son déguisement. La filouterie des valets est une des
caractéristiques de la comédie au XVIIe siècle. Dans le cas de Toinette
du Malade imaginaire, on constate que la domesticité vole souvent
au secours de la jeunesse qui subit l’injuste autorité paternelle. On
relève donc dans le groupement la présence de trois types de valets :
l’habile manipulateur (Mascarille), le révélateur de la vérité du maître
et le bon sens en action (Toinette). On notera d’ailleurs que ces valets
ne sont pas seulement identifiables par leur langage ou leurs actions,
mais aussi par leur nom. Mascarille est un nom inspiré de valets de
la commedia dell’arte, tandis que Toinette, diminutif d’Antoinette
est un nom usuel pour une domestique d’origine paysanne. Outre
les valets, les extraits présentent aussi le type du Barbon à travers
le personnage d’Argan. Ce dernier possède en effet les traits carac-
téristiques du type auquel il appartient : égoïste, il pense d’abord à
son intérêt et ménage ses intérêts à travers le mariage qu’il arrange.
Les époux Sotenville, bien que d’une autre catégorie sociale qu’Argan,
appartiennent comme lui à la catégorie des «  fous  » du théâtre de
Molière, c’est-à-dire des personnages enfermés dans leurs lubies et
dans leurs obsessions. Angélique appartient au type de la jeune pre-
mière, amoureuse et charmante mais soumise à l’autorité paternelle.
Elle n’est pas sans rappeler Mariane dans L’Avare qui, elle aussi, est
promise à un mariage auquel elle ne consent pas. On le voit, la classi-
fication des types ne permet pas de catégoriser tous les personnages.
Ainsi, Cathos et Magdelon sont également des jeunes premières en
butte à l’autorité de leur père, mais le ridicule de leur prétention les
distingue des jeunes filles à marier du théâtre de Molière.

Corrigé de l’exercice n° 3

Proposition de rédaction
Plan adopté :
I. Étude comparative des couvertures.
II. Formulation et justification d’un choix personnel.
Les trois couvertures soumises à notre attention sont issues de trois édi-
tions de poche, dont deux sont à destination d’un public scolaire (docu-

Séquence 4 – FR20 45

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ments 1 et 2), tandis que la troisième s’adresse à un lectorat de lycéens
ou de lecteurs avertis (document 3).
La première couverture est la photographie d’un collage en trois dimen-
sions réalisé spécialement pour l’éditeur. Elle représente, à l’intérieur
d’une scène de théâtre miniature, Argan assis sur son fauteuil, signalant
qu’il a mal à la tête au médecin qui se trouve à sa droite. Le graphisme
met donc en lumière la faiblesse d’Argan qui semble recroquevillé et
soumis au pouvoir des médecins sur sa vie.
La deuxième couverture reprend une photo de mise en scène. Il s’agit
du Malade imaginaire de la Comédie-Française avec Michel Bouquet
dans le rôle-titre. Argan est dans sa chaise de malade et paraît effrayé
par le mouvement qu’un personnage (probablement Toinette) fait vers
lui. Cette couverture propose donc une image mobile et vivante de la
comédie puisqu’elle choisit une représentation théâtrale récente pour
illustrer la pièce.
La troisième couverture est plus énigmatique mais non moins intéres-
sante. Il s’agit d’un tableau contemporain qui représente une robe de
chambre qui fait penser à une mosaïque. La robe de chambre peut indi-
quer la convalescence, les personnes souffrantes restent en effet en
robe de chambre lorsqu’elles sont malades. Pourtant les couleurs bario-
lées de la robe de chambre n’inspirent ni l’inquiétude ni la tristesse. Au
contraire, cette tenue rappelle celle d’un clown et suggère tout le poten-
tiel comique de la pièce.
Personnellement, la couverture qui me semble la plus intéressante est
la première. Elle permet en effet une lecture symbolique de la pièce et
révèle son enjeu, voire sa portée satirique. La présence d’un médecin sur
la couverture rappelle, en effet, que l’un des principaux objectifs de la
comédie de mœurs consiste à dénoncer certaines pratiques ou certains
comportements en société. On voit ainsi l’importance des médecins pla-
ner sur toute la comédie : c’est leur pratique que dénonce Molière. Le
graphiste choisit de représenter un personnage de médecin au centre
de la scène miniature, debout, arborant le costume et le chapeau de
sa profession, sur une toile tendue en arrière-plan pour symboliser le
décor, à savoir les appartements d’Argan. Une connotation théâtrale,
de faux-semblant, émane de cette représentation. Cette vision n’est pas
inexacte quand on la compare au contenu de la pièce. Dans la comédie,
les personnages de médecins et d’apothicaires sont présentés comme
des rapaces qui tirent un grand profit matériel de leur pratique. En outre,
le personnage d’Argan est représenté seul, en proie à ses douleurs ou
son obsession de la maladie. Cette vision du personnage est pertinente.
On se rappellera en effet qu’Argan apparaît seul dans la première scène.
Bien qu’on ne prenne pas au sérieux ses maladies, Argan se sent lui-
même réellement atteint d’un mal. Cet élément rappelle qu’Argan est à
la fois un personnage comique et dramatique : c’est cette image qui est
fournie par la couverture : un homme seul dans son fauteuil, face à ses
angoisses. Il s’agit en outre de la dernière comédie de Molière dont on
sait par ailleurs qu’il redoutait les médecins. C’est donc peut-être aussi
une vision de Molière qui est fournie sur cette couverture.

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Corrigé de l’exercice n° 4

Les quatre extraits reposent sur un comique de situation. Dans la scène


entre Dorante et Dubois, le comique est discret mais la situation montre
qu’un stratagème se prépare. En revanche la situation est plus fran-
chement comique dans l’extrait de Beaumarchais puisqu’il s’agit d’une
scène de reconnaissance extraordinaire entre un maître et son valet.
Quant à l’extrait de Musset, il est cocasse car le baron témoigne d’une
maniaquerie ridicule face à dame Pluche, vieille fille revêche, égale-
ment grotesque. Enfin, dans la scène tirée de Feu la mère de madame,
le comique de situation est à son comble  : un couple se trouve dans
sa chambre et prend la bonne à témoin. Ainsi chaque extrait crée du
comique grâce à une forme de décalage entre les personnages. Chez
Marivaux, Dubois est l’informateur de Dorante et les autres l’ignorent.
Chez Beaumarchais, Figaro et le comte Almaviva se surprennent mutuel-
lement dans une posture inhabituelle. L’un est déguisé, l’autre chante.
Chez Musset, les deux personnages n’ont pas le même objectif : le baron
veut marier Camille avec Perdican et dame Pluche préserver Camille du
mariage pour faire d’elle une religieuse. Enfin, chez Feydeau, la dispute
du couple crée une situation incongrue puisque la bonne se trouve au lit
des époux.
Dans chaque situation, le comique provient d’un décalage entre le désir
des personnages et la manière dont ils apparaissent aux spectateurs.
Certains aspects de la comédie classique se font jour dans ces quatre
extraits, au premier rang desquels le rapport maître/valet que l’on
rencontre souvent dans le théâtre de Molière. La satire des mœurs est
également au cœur de ces quatre extraits, et à l’image de Molière, les
dramaturges tentent de châtier les mœurs par le rire. Toutefois, on note
aussi un certain nombre de divergences liées à l’époque d’écriture des
comédies. Chez Marivaux, le comique est plus subtil et moins direct que
chez Molière.
Conclusion

On comprend par conséquent que la comédie est un genre qui


s’adapte aux époques et aux questions qui la traversent. Si les
enjeux sont toujours matrimoniaux, ils sont réactualisés en fonc-
tion d’un contexte social et esthétique.

Séquence 4 – FR20 47

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Chapitre La tragédie
3 au XVIIe siècle
Introduction
Aux origines, le théâtre grec
C’est en Grèce, au VIe siècle av.J.-C., que naît le théâtre, à l’occasion de
cérémonies religieuses en l’honneur de Dionysos.

« Le théâtre grec, fête à laquelle participe la cité entière, est un spec-
tacle complet dans lequel le chant, la musique, et la danse occu-
pent une part aussi large que la déclamation. Les représentations
théâtrales ont lieu dans la Grèce antique, deux fois par an, pour les
fêtes de Dionysos. Les spectacles se déroulent pendant trois jours,
sous la forme d’un concours où rivalisent trois auteurs dramatiques
qui présentent chacun dans une même journée, trois pièces suivies
d’un drame satirique. Les citoyens rassemblés viennent chercher au
théâtre l’écho des questions politiques ou métaphysiques qu’ils se
posent. Elles sont abordées tantôt par le biais des malheurs qui arri-
vent à des personnages mythiques, comme les tragédies d’Eschyle,
de Sophocle ou d’Euripide, tantôt directement comme le fait Aristo-
phane dans ses comédies. »
M.-C. Hubert, Le Théâtre

Les dramaturges du XVIIe  siècle n’ont pas oublié le rôle prépondérant


que tient la tragédie dans la vie de la Cité.
La tragédie grecque, selon Aristote dans son traité La Poétique, est « l’imi-
tation d’une action de caractère élevé… qui suscite terreur et pitié et opère
la purgation des passions (catharsis) et propres à de telles émotions. »
Au Ve siècle avant Jésus-Christ, trois grands tragiques, Eschyle, Sophocle,
Euripide, ont chacun à leur manière fait évoluer le genre de la tragédie.
Ils ont dans leurs pièces fait intervenir de plus en plus de personnages :
d’abord, un seul acteur sur scène (le protagoniste), puis Sophocle intro-
duisit un deuxième (le deutéragoniste), puis Euripide un troisième (le
tritagoniste). En alternance aux parties dialoguées, les parties dansées
et chantées du chœur et les interventions du coryphée, le chef de chœur,
dans les épisodes (actes) font du théâtre grec un spectacle complet,
entre notre opéra et notre théâtre.
Plus précisément, après un prologue servant d’exposition, a lieu l’entrée
du chœur (parodos) ; puis les spectateurs assistent à une alternance de
d’épisodes dialogués et de chants du chœur ; la tragédie se termine par
la sortie du chœur (exodos).

48 Séquence 4 – FR20

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André Degaine, Histoire du théâtre dessinée. © 1992, by Librairie A.-G. NIZET.

Exercice autocorrectif n° 1 :

Recherche préalable
Rendez-vous sur le web pour consulter le site http://www.clioetcallipe.
com. Cliquez dans le menu de droite sur « Articles », puis sur « Le théâtre
à Athènes » et « article complet ».

Séquence 4 – FR20 49

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Après avoir lu intégralement l’article, vous répondrez aux questions suivantes :
1 Donnez l’étymologie du mot « théâtre » à partir du terme grec « thea-
tron ». Quelles sont les fonctions de l’orchestra, du theatron, du pros-
kenion, de la skènè ?
2 Qu’apportaient les parties chantées du chœur au spectacle ?
3 Recherchez quelles sont les dates de naissance et de mort des trois
dramaturges grecs les plus célèbres : Eschyle ; Sophocle ; Euripide.
Que constatez-vous ?
4 Pour chacun d’entre eux, cherchez quelques titres de tragédies. Choi-
sissez une des tragédies que vous aurez trouvées, et recherchez les
principaux éléments de l’intrigue.
➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

Le théâtre grec, que ce soit dans ses textes comiques ou tragiques, a


aussi fait entrer en résonance le propos de l’intrigue et les préoccupa-
tions de la Cité. Dès l’origine, la tragédie s’est dotée d’une fonction
morale et didactique : en montrant au public des destins de héros hors
du commun, confrontés à la dureté du destin ou à leurs propres démons,
les tragédies grecques ont été les premières à utiliser le théâtre comme
un «  miroir du monde  ». Racine et Corneille, et d’autres dramaturges
moins connus, se sont inspirés de leurs pièces.

A La tragédie grecque, source de la


tragédie française
Les auteurs classiques ont souvent imité les pièces antiques. Voici deux
versions du mythe de Médée. La première est d’Euripide, la seconde de
Corneille.

Exercice autocorrectif n° 2 
L’inspiration antique et le choix du sujet tragique
Après avoir observé les deux extraits, vous direz ce que Corneille a
conservé de la pièce antique. Pour répondre à cette question, vous cher-
cherez qui est Médée et à quoi correspond son mythe.

➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

Extrait 1 : Euripide, Médée (dernière scène)


Jason. Pourquoi les as-tu tués ?
Médée. Pour faire ton malheur.
Jason. Hélas ! Je veux embrasser les lèvres chéries de mes fils, malheu-
reux que je suis !

50 Séquence 4 – FR20

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Médée. Maintenant tu leur parles, maintenant tu les chéris ; tout à l’heure
tu les repoussais.
Jason. Laisse-moi, au nom des dieux, toucher la douce peau de mes
enfants.
Médée. Impossible. C’est jeter en vain tes paroles au vent. (Le char dis-
paraît.)
Jason. Zeus, tu entends comme on me repousse, comme me traite cette
femme abominable qui a tué ses enfants, cette lionne. Ah ! puisque c’est
tout ce qui m’est permis et possible, je pleure mes fils et j’en appelle
aux dieux, les prenant à témoin qu’après avoir tué mes enfants tu m’em-
pêches de toucher et d’ensevelir leurs corps de mes mains. Plût aux
dieux que je ne les eusse pas engendrés pour les voir égorgés par toi !
(Il sort.)
Le Coryphée. De maints événements Zeus est le dispensateur dans
l’Olympe. Maintes choses contre notre espérance sont accomplies par
les dieux. Celles que nous attendions ne se réalisent pas; celles que
nous n’attendions pas, un dieu leur fraye la voie. Tel a été le dénouement
de ce drame.
Euripide, Médée (Trad. Henri Berguin)

Extrait 2 : Corneille, Médée (1635)

Ce passage est issu de la scène 6 de l’acte V, avant-dernière scène de la pièce.


Médée
1550 Va, bienheureux amant, cajoler ta maîtresse :
À cet objet si cher tu dois tous tes discours ;
Parler encore à moi, c’est trahir tes amours.
Va lui, va lui conter tes rares aventures,
Et contre mes effets ne combats point d’injures.
Jason
1555 Quoi ! tu m’oses braver, et ta brutalité
Pense encore échapper à mon bras irrité ?
Tu redoubles ta peine avec cette insolence.
Médée
Et que peut contre moi ta débile vaillance ?
Mon art faisait ta force, et tes exploits guerriers
1560 Tiennent de mon secours ce qu’ils ont de lauriers.
Jason
Ah ! c’est trop en souffrir ; il faut qu’un prompt supplice
De tant de cruautés à la fin te punisse.
Sus, sus, brisons la porte, enfonçons la maison ;
Que des bourreaux soudain m’en fassent la raison.
1565 Ta tête répondra de tant de barbaries.

Séquence 4 – FR20 51

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Médée, en l’air
dans un char tiré par deux dragons.
Que sert de t’emporter à ces vaines furies ?
Épargne, cher époux, des efforts que tu perds ;
Vois les chemins de l’air qui me sont tous ouverts1 ;
C’est par là que je fuis, et que je t’abandonne
Pour courir à l’exil que ton change m’ordonne.
Suis-moi, Jason, et trouve en ces lieux désolés
Des postillons pareils à mes dragons ailés.
Enfin je n’ai pas mal employé la journée
Que la bonté du roi, de grâce, m’a donnée ;
Mes désirs sont contents. Mon père et mon pays,
Je ne me repens plus de vous avoir trahis ;
Avec cette douceur j’en accepte le blâme.
Adieu, parjure : apprends à connaître ta femme,
Souviens-toi de sa fuite, et songe, une autre fois,
Lequel est plus à craindre ou d’elle ou de deux rois.
(À l’issue de cette tirade, Jason prononce un monologue désespéré et se tue.)

1.  Médée s’enfuit pour toujours dans un char emporté par des dragons ailés.

B La tragédie classique et ses règles


On évoque souvent les règles de la tragédie classique, mais comment
ont-elles été instaurées ? La première réponse qu’on peut apporter est
la suivante : les dramaturges et les théoriciens, dès le XVIe siècle, ont
relu la Poétique d’Aristote, texte théorique écrit au IVe siècle avant Jésus-
Christ. Ce texte analyse les règles de composition de la tragédie grecque.
Les intellectuels de l’époque moderne ont relu et interprété ce texte fon-
dateur, en l’adaptant aux nécessités de l’époque. Ainsi, au fil des décen-
nies, les préceptes d’Aristote ont-ils été prolongés et repensés par les
écrivains et les penseurs occidentaux.
Des principes d’Aristote, la tragédie française retient principalement
trois éléments :
 l’unité d’action ;

 la supériorité de l’intrigue sur les événements spectaculaires ;

 la purgation des passions par l’exemple d’une grande douleur.

La tragédie classique française repose sur trois règles dramaturgiques


qui dépendent les unes des autres, théorisées par les dramaturges fran-
çais à partir des années 1630. Elles sont les suivantes :
  la règle des trois unités n’est pas de mise dans la tragédie grecque ;

  la règle des bienséances ;

  la règle de vraisemblance.

52 Séquence 4 – FR20

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1. La règle des trois unités
La règle des trois unités a pour but de créer une cohérence au niveau de
l’action et des personnages. Elle obéit donc à des règles précises. L’ac-
tion doit se dérouler dans un lieu unique (l’antichambre d’un palais dans
la tragédie, une maison bourgeoise dans la comédie). L’unité de temps
implique que l’action s’inscrive dans une durée qui n’excède pas vingt-
quatre heures. Plus la durée de l’action se rapproche du temps de la
représentation, plus on estime que la règle est parfaite car la proximité
entre le temps de la représentation et le temps de la fiction augmente
l’effet de vraisemblance.
Comment les dramaturges parviennent-ils à faire entrer l’intrigue dans
l’unité spatio-temporelle ?
 Les personnages se croisent dans un lieu unique mais ouvert (anti-
chambre d’un palais, lieu « neutre »).
 Tout n’est pas représenté : le dramaturge recourt aux récits, c’est-à-dire

à des tirades qui racontent ce qui s’est passé.


 Le dramaturge recourt à des ellipses : certains événements sont briève-

ment évoqués, mais permettent de faire avancer l’intrigue.


 Les dramaturges adaptent les événements historiques aux nécessités

de la fiction.

Exercice autocorrectif n° 3

Les raisons d’un scandale


Renseignez-vous sur l’intrigue du Cid de Corneille : consultez un résumé
de la pièce dans un dictionnaire des auteurs ou sur une encyclopédie
en ligne. Pourquoi lui a-t-on reproché d’être invraisemblable dans son
traitement de l’unité de temps ?

➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

Les dramaturges classiques se fixent pour règle de ne développer qu’une


seule action, c’est-à-dire une intrigue unique qui est le moins possible
parasitée par des éléments secondaires. L’intrigue est donc construite
autour d’une action principale et, quand des éléments interviennent au
cours de l’histoire, ils doivent être rattachés à l’intrigue principale. On a
reproché à Corneille, par exemple, d’avoir multiplié les actions secon-
daires dans Le Cid, notamment dans les intrigues amoureuses (histoire
d’amour non réciproque entre l’Infante et Rodrigue, entre Chimène et
Don Sanche). À l’inverse, Bérénice de Racine présente une simplicité
d’action extrême et très peu d’éléments secondaires interviennent  :
Titus, empereur de Rome, épousera-t-il Bérénice, reine de Palestine  ?
Telle est l’intrigue de cette tragédie.

Séquence 4 – FR20 53

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2. La règle des bienséances
Parallèlement aux règles qui régissent l’action, la dramaturgie classique
fait intervenir d’autres restrictions qui concernent l’esthétique de la
représentation théâtrale et la morale par la règle des bienséances.
Les bienséances désignent tout ce que le dramaturge et le spectateur
doivent juger convenable sur la scène : on ne doit pas choquer le public.
Les principales conséquences du respect des bienséances portent sur
les éléments suivants :
Visuellement : Moralement :
E Pas de violence en scène E Pas de blasphème ni de sacrilège
E Pas de sang répandu E Pas d’atteinte directe à la personne du Roi
E Le corps ne doit pas être dénudé, même par- E Pas d’allusions politiques directes
tiellement
E Pas de représentation « érotique » du corps
(baisers, sexualité, etc.)
E Pas d’allusion aux choses matérielles (nourri-
ture, argent, etc.)

Ce souci d’ordre moral correspond à l’évolution de la société. Sous le


règne de Louis XIII, le cardinal de Richelieu impose une autorité poli-
tique forte : celle-ci doit aussi s’exercer dans le monde des lettres (cf. la
création de l’Académie française en 1635). Par ailleurs, les bienséances
correspondent aussi à la recherche du raffinement dans les spectacles,
dans la langue employée et dans les pratiques artistiques. Ce prin-
cipe caractérise le classicisme, l’élégance s’accordant à son sens de la
mesure et de la sobriété.

3. La règle de vraisemblance
Les règles d’unité, de bienséance et de vraisemblance ont des consé-
quences immédiates sur la composition des pièces, sur le langage et sur
la représentation.
La notion de vraisemblance dans ce système est centrale, c’est-à-dire
qu’elle requiert des actions qui peuvent être admises comme vraies
sans être nécessairement réalistes. Il ne s’agit pas d’imiter la réalité
(historique ou culturelle) mais de créer toutes les conditions pour que
les actions et le comportement des personnages soient crédibles pour
le public. C’est pourquoi de nombreux éléments de la dramaturgie
classique sont des conventions, c’est-à-dire des éléments admis par le
public. Parmi elles, retenons les plus importantes :
 le récit ;

 le monologue ;

 la parole en vers.

54 Séquence 4 – FR20

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C Héros et héroïnes de tragédie
Contrairement à la comédie qui met en scène des personnages proches
du public (bourgeois, paysans, petite noblesse, corps de métiers, domes-
ticité), la tragédie ne met en scène que des héros de haute lignée, qui
parfois appartiennent à la mythologie gréco-latine. On retiendra deux
types de héros et d’héroïnes :
Eles héros inspirés de l’histoire grecque ou romaine (rois, reines, princes
et princesses) ;
Eles héros inspirés de la mythologie gréco-latine (personnages légen-

daires).
Ces héros sont conduits à leur perte par les dramaturges pour les besoins
de la tragédie. Racine définit ainsi le héros tragique : « Il faut que ce soit
un homme qui par sa faute devienne malheureux, et tombe d’une féli-
cité et d’un rang très considérable dans une grande misère. » (Œuvres
complètes).
Ces personnages se caractérisent donc par leur grandeur, ce qui les
oblige, dans n’importe quelle circonstance, à conserver un langage sou-
tenu et ils se doivent de rester dignes face à l’adversité. Ils sont animés
par de grandes passions qui souvent opposent leurs désirs personnels
(passion amoureuse) à des éléments extérieurs (contrainte politique,
fatalité divine, hérédité monstrueuse).
Face à ces exigences contradictoires, les héros tragiques se trouvent pla-
cés devant ce qu’on appelle un « dilemme » : ils doivent faire un choix
entre deux solutions, souvent extrêmes.

 Exemples de dilemme « cornélien » :

E  Dans Cinna de Corneille (1642), Auguste est tiraillé entre sa volonté
de vengeance et la clémence, qualité d’un grand souverain. Il apprend
que tout son entourage, à l’exception de sa femme Livie, souhaite sa
perte. Cinna a été poussé par Émilie qui souhaite tuer Auguste, ce der-
nier ayant fait exécuter son père. Mais Euphorbe révèle tous ces projets
criminels à Auguste qui se trouve alors face à un dilemme : tuera-t-il
ses ennemis ou leur pardonnera-t-il, comme l’y encourage Livie  ? Au
moment où l’on pense que l’empereur va faire tuer tous les ennemis
qui en veulent à sa vie, il accorde un pardon général et redonne à cha-
cun ses anciennes prérogatives.

Dans Andromaque de Racine (1667), Pyrrhus hésite entre sa fidélité


E 

aux Grecs qui réclament la mort d’Astyanax, fils d’Andromaque, sa cap-


tive, et son amour pour cette dernière, qui l’incite à la pitié.

Séquence 4 – FR20 55

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Andromaque de Racine, mise en scène Muriel Mayette
(avec Cécile Brune et Eric Ruff), 2010.
© Christophe Raynaud de Lage : Comédie-Française.
L’action est donc centrée sur un conflit, généralement entre l’intérêt géné-
ral et leur bonheur personnel. Les personnages de tragédie, par leurs
excès ou par leur affrontement à des forces supérieures, sont ainsi les
relais de la terreur et de la pitié. À travers les épreuves qu’ils subissent,
ils peuvent engendrer la catharsis, c’est-à-dire la purgation des passions.
Dans l’idéal classique, la tragédie doit donc servir d’exemple au public
pour le rendre meilleur.

56 Séquence 4 – FR20

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Le récit de tragédie et les formules d’atténuation

Le théâtre classique doit respecter le goût du spectateur, ne pas heurter


sa sensibilté, ni les codes de bonnes manières ; on considère que la tra-
gédie est donc destinée à un public civilisé. Les actions les plus violentes
doivent être réservées aux coulisses ou rapportées par un personnage.
C’est pourquoi le récit fait partie des conventions les plus essentielles
de la tragédie classique : un personnage relate un événement qu’on ne
peut montrer sur scène.
La proscription de toute forme de violences spectaculaires a des consé-
quences sur le style d’écriture des tragédies. Pour ne pas choquer la
morale, les dramaturges recourent souvent à des formules euphémis-
tiques (qui atténuent la force des propos), à la litote (qui exprime beau-
coup en disant peu), à la périphrase (qui ne désigne pas un élément
directement, mais à travers une expression), à la métaphore (une image
permet d’exprimer un sentiment violent irreprésentable)

Exercice autocorrectif n° 4

Identifier des formules d’atténuation


Voici un tableau qui comporte des vers tirés de diverses tragédies clas-
siques. Vous remplirez la colonne de droite en disant pour chacun d’eux
s’il s’agit d’un euphémisme, d’une litote, d’une périphrase ou d’une
métaphore. Vous justifierez votre réponse en fournissant une explication
(les mots en gras vous y aident).

Extraits Procédés d’écriture


Andromaque à Hermione :
« Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque
jour,
Madame, pour un fils jusqu’où va votre
amour. »
(Racine, Andromaque, III, 4)
« Va, je ne te hais point. »
(Chimène à Rodrigue, Le Cid, III, 4)
« La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte ! »
(Racine, Phèdre, II, 5)
« Avant la fin du jour je ne le craindrai plus. »
(Néron à Burrhus à propos de Britannicus, Bri-
tannicus, IV, 3).
« La mère de César veille seule à sa porte ? »
(Albine à Agrippine dans Britannicus, I, 1)

➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

Séquence 4 – FR20 57

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C orrigés des exercices
Chapitre
1

Corrigé de l’exercice n° 1

1 Le mot « théâtre », du terme grec « theatron », est dérivé d’un verbe


signifiant regarder, contempler (le theatron est le lieu d’où l’on regarde).
C’était donc la partie réservée aux spectateurs. Les théâtres grecs étaient
extérieurs, des gradins à flanc de colline étaient aménagés avec des
escaliers et passages transversaux.
L’orchestra, aire circulaire de terre, voyait l’évolution du chœur (en deux
demi-chœurs de sept choreutes) et du coryphée. En son centre, se trou-
vait l’autel de Dionysos.
La skènè, construction en bois derrière l’orchestra, au départ pour per-
mettre les changements de costumes, deviendra peu à peu un élément
du décor.
Sur le proskénion, avancée surélevée au-dessus de l’orchestra et à
l’avant de la skènè, ont lieu les évolutions des acteurs.
Preuve de l’énorme influence du théâtre grec, ces mots ont donné nos
termes « orchestre » et « scène ».

2 Le chœur intervenait séparément des acteurs, évoluant de manière


délimitée dans l’orchestra sous forme de parties chantées et dansées au
son d’une flûte (aulos) ; ces parties s’avéraient capitales dans le spec-
tacle. Il avait plusieurs fonctions : annoncer l’arrivée des personnages,
donner des indications scéniques, commenter les interventions de per-
sonnages et l’action, mais surtout éclaircir le sens de la pièce.

3 et 4  Eschyle (vers 526-456 avant J.-C.).

Principales pièces : Les Perses, Les Suppliantes, Les Sept contre Thèbes,
L’Orestie, Prométhée enchaîné (sept pièces ont été conservées sur envi-
ron cent pièces écrites).
Les Perses est une tragédie qui s’inspire d’un fait historique. Eschyle y
relate la célèbre bataille de Salamine ayant opposé les Perses contre les
Athéniens (- 480 av. J.-C.). L’originalité de la tragédie, c’est qu’Eschyle se
place du point de vue des perdants, les Perses.

 Sophocle (vers 496-406 avant J.-C.)

Principales pièces : Antigone, Œdipe roi, Électre, Œdipe à Colonne (qua-


torze pièces ont été conservées sur cent-vingt-trois écrites).

58 Séquence 4 – FR20

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Œdipe roi relate la célèbre aventure d’Œdipe, enfant abandonné, qui sur
une route a tué son véritable père sans le savoir, est devenu l’époux de
Jocaste, sa mère, et le roi de Thèbes. La tragédie de Sophocle insiste sur
le poids du destin, et sur la révélation progressive de la « machine infer-
nale » inventée par les Dieux.

 Euripide (vers 480-406 avant J.-C.)

Principales pièces  : Médée, Andromaque, Les Troyennes, Iphigénie,


Électre, Oreste, Les Bacchantes (dix-neuf pièces ont été conservées sur
environ quatre-vingt-dix composées).

Corrigé de l’exercice n° 2

Sur le mythe de Médée :


Médée est une magicienne, fille d’Eétès, nièce de la célèbre Circé, qui
ensorcela Ulysse. On associe souvent Médée au mythe d’Hécate, déesse
de la mort. Jason tombe amoureux de Médée qui l’aide à conquérir la
Toison, en tuant son frère cadet. S’ensuivent une série d’exils et de
meurtres. Le couple est recueilli par Créon, roi de Corinthe. Mais Jason
tombe amoureux de la fille du roi, Créuse. Il répudie Médée et épouse
la jeune corinthienne. Folle de jalousie et de douleur, Médée élimine sa
rivale en lui offrant une robe empoisonnée, puis tue les deux enfants
qu’elle avait eus de Jason. Elle fuit sur un char et poursuit ses méfaits
dans d’autres contrées. L’histoire de Médée a inspiré de nombreuses
tragédies aux XVIe et XVIIe siècles.

Comparaison Euripide/ Corneille :


Les deux extraits présentent une situation similaire. Jason vient d’ap-
prendre que Médée, son ancienne épouse, a éliminé leurs deux enfants.
Ce geste infanticide est rappelé dans les deux cas, ce qui accroît l’ef-
fet d’horreur aux yeux du public. Dans les deux extraits, le désespoir de
Jason est visible, tandis que la cruauté de Médée est dévoilée. Le même
recours au merveilleux apparaît également : la fuite dans les airs sur un
char ailé fait partie des épisodes incontournables du mythe. L’on voit
cependant une différence très nette dans le « message » que les drama-
turges souhaitent faire passer.
Dans la tragédie grecque, le coryphée commente l’événement en en
E 

tirant une dimension morale, propre à faire réfléchir le public.


Corneille privilégie l’action dramatique. Certes, sa pièce ne se referme
E 

pas sur l’envol de Médée, mais sur un monologue de Jason avant son
suicide, mais aucun regard extérieur ne vient commenter les tragiques
événements qui se déroulent sous les yeux des spectateurs, pour des
raisons de vraisemblance tragique (voir ch.3. B.3. La règle de vraisem-
blance).

Séquence 4 – FR20 59

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Corrigé de l’exercice n° 3

Parmi les griefs adressés à Corneille lors de la « Querelle du Cid » (1636)


figure l’invraisemblance de l’unité de temps. En effet, la tragédie de
Corneille multiplie les actions qui ne sont pas de simples événements,
mais des actions graves et importantes. En vingt-quatre heures, Rodri-
gue tue Don Gormas en duel, écrase l’armée des Maures, se bat en
duel contre don Sanche qu’il désarme, rencontre Chimène à plusieurs
reprises, s’éloigne de l’Infante, se fait haïr puis pardonner de Chimène,
avant qu’un mariage avec elle soit décidé au dénouement de la pièce.
On le voit, l’accumulation des événements en un laps de temps si étroit
a fourni des armes aux ennemis de Corneille…

Corrigé de l’exercice n° 4

Extraits Procédés d’écriture


Andromaque à Hermione : Litote : Andromaque, tout en refusant Pyrrhus,
« Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque prévoit qu’Hermione l’épousera et en aura un
jour, fils. Elle comprendra alors (« quelque jour ») ce
Madame, pour un fils jusqu’où va votre qu’être mère signifie.
amour. »
(Racine, Andromaque, III, 4)
« Va, je ne te hais point. » Litote : Chimène ne peut dire frontalement à
(Chimène à Rodrigue, Le Cid, III, 4) Rodrigue, qui est l’assassin de son père, qu’elle
l’aime.
« La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte ! » Périphrase : « La veuve de Thésée » désigne
(Racine, Phèdre, II, 5) Phèdre. La situation est tellement indécente (elle
aime son beau-fils) qu’elle ne peut dire son pré-
nom d’où le recours au détour par la périphrase.
« Avant la fin du jour je ne le craindrai plus. » Euphémisme : Néron atténue une action crimi-
(Néron à Burrhus à propos de Britannicus, Bri- nelle. Il va très bientôt faire assassiner Britanni-
tannicus, IV, 3). cus.
« La mère de César veille seule à sa porte ? » Périphrase : « La mère de César » désigne Agrip-
(Albine à Agrippine dans Britannicus, I, 1) pine. Cette périphrase, située dans la scène
d’exposition, permet de situer qui est Agrippine :
elle est la mère de l’Empereur (César désigne
l’empereur de Rome), et donc impératrice
elle-même. La périphrase permet de préciser le
rapport familial et politique des protagonistes.

60 Séquence 4 – FR20

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Chapitre Autour de la tragédie
4 classique

C e deuxième groupement de textes va vous permettre de découvrir la


tragédie classique grâce à trois lectures analytiques complétées de
quatre autres textes tragiques du XIXe siècle et du XXe siècle en lecture
cursive. Les trois lectures analytiques d’extraits de pièces de Corneille et
de Racine, les plus grands dramaturges tragiques du XVIIe siècle, vous
permettront d’analyser le fonctionnement de deux dilemmes de nature
différente, mais mettant à chaque fois en jeu l’amour, et le traitement
d’un dénouement de tragédie inattendu et inhabituel.

A Cruels dilemmes
Texte n° 1 : Un dilemme moral - Corneille, Le Cid

Le Cid (1637) constitue un événement littéraire dans l’histoire du théâtre.


Corneille a osé un nouveau genre de tragédie, même s’il a déjà plusieurs
pièces à son actif. Rodrigue aime Chimène et cet amour est réciproque. Mais
une altercation oppose Don Diègue, le père de Rodrigue, et Don Gomès, le
père de Chimène, qui oblige le fils à provoquer en duel le père de celle
qu’il aime. Il le tue. Chimène peut-elle décemment aimer le meurtrier de
son père ? Telle est l’expression du fameux dilemme « cornélien » qui place
le personnage dans une situation où il doit faire un choix douloureux.
Dans cette scène, c’est la première fois que Rodrigue et Chimène se trou-
vent en présence devant le public. Pire, Rodrigue se présente l’épée à la
main, arme qui a servi à tuer Don Gomès.

Acte III, scène 4

Chimène, Don Rodrigue


Chimène
Cruel ! à quel propos sur ce point t’obstiner ?
Tu t’es vengé sans aide, et tu m’en veux donner !
Je suivrai ton exemple, et j’ai trop de courage
Pour souffrir2 qu’avec toi ma gloire se partage.

2. Permettre.

Séquence 4 – FR20 61

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Mon père et mon honneur ne veulent rien devoir
Aux traits de ton amour, ni de ton désespoir.
Don Rodrigue
Rigoureux point d’honneur ! hélas ! quoi que je fasse,
Ne pourrai-je à la fin obtenir cette grâce ?
Au nom d’un père mort, ou de notre amitié,
Punis-moi par vengeance, ou du moins par pitié.
Ton malheureux amant3 aura bien moins de peine
À mourir par ta main qu’à vivre avec ta haine.
Chimène
Va, je ne te hais point.
Don Rodrigue
Tu le dois.
Chimène
Je ne puis.
Don Rodrigue
Crains-tu si peu le blâme, et si peu les faux bruits ?
Quand on saura mon crime, et que ta flamme4 dure,
Que ne publieront point l’envie et l’imposture !
Force-les au silence, et, sans plus discourir,
Sauve ta renommée en me faisant mourir.
Chimène
Elle éclate bien mieux en te laissant la vie ;
Et je veux que la voix de la plus noire envie
Élève au Ciel ma gloire et plaigne mes ennuis,
Sachant que je t’adore et que je te poursuis5.
Va-t’en, ne montre plus à ma douleur extrême
Ce qu’il faut que je perde, encore que6 je l’aime.
Dans l’ombre de la nuit cache bien ton départ ;
Si l’on te voit sortir, mon honneur court hasard7.
La seule occasion qu’aura la médisance,
C’est de savoir qu’ici j’ai souffert ta présence :
Ne lui donne point lieu d’attaquer ma vertu.
Don Rodrigue
Que je meure !
Chimène
Va-t’en.
Don Rodrigue
À quoi te résous-tu ?

3. Amoureux.
4. Ta flamme = métaphore pour « ton amour ».
5. Chercher à faire condamner en justice.
6. Bien que.
7. Danger.

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Chimène
Malgré des feux si beaux qui troublent ma colère,
Je ferai mon possible à bien venger mon père ;
Mais, malgré la rigueur d’un si cruel devoir,
Mon unique souhait est de ne rien pouvoir.
Don Rodrigue
Ô miracle d’amour !
Chimène
Mais comble de misères.

Questions de lecture analytique

1 Quels éléments du dialogue montrent que les deux personnages sont


proches ? Étudiez pour cela l’énonciation et le contenu des échanges.
2 Quels sont les champs lexicaux qui dominent dans cette scène ? Justi-
fiez votre réponse à l’appui des répliques de Chimène et de Rodrigue.
En quoi expriment-ils un dilemme ?
3 Étudiez les temps verbaux de la scène. Que constatez-vous ?
4 Quelle est la spécificité de ce conflit ? Observez notamment le rôle des
connecteurs logiques.
5 Question d’ensemble : proposez trois axes de lecture pour un com-
mentaire de texte écrit de cette scène.
Pour vous aider : cherchez ce qui fait la force de cette scène du point
de vue dramatique pour le spectateur.

Réponses

1 Plusieurs éléments trahissent une certaine proximité entre les deux


protagonistes. Le premier d’entre eux est le tutoiement. Dans une
tragédie, les personnages se vouvoient la plupart du temps. Or dans
cette scène, Chimène et Rodrigue emploient la deuxième personne
du singulier. Cet aspect de leur dialogue dévoile une relation proche,
et même intime. Ensuite, le ton sur lequel se parlent les personnages
marque leur proximité. La colère de Chimène s’exprime notamment
grâce aux modalités exclamatives «  cruel  !  ». Mais surtout, ce sont
les confidences auxquelles les personnages se livrent qui nous indi-
quent clairement la passion qui les unit. Ainsi, certains vers résonnent
comme des aveux : « Va-t’en, ne montre plus à ma douleur extrême/
Ce qu’il faut que je perde, encore que je l’aime. ». Ces deux vers mon-
trent en effet dans quelle contradiction se trouve Chimène qui enjoint
à son amant de partir alors qu’elle l’aime. À trois reprises, Rodrigue lui
demande de mourir (au dernier vers de ses trois premières répliques),
à trois reprises Chimène lui enjoint de partir (« Va », « Va-t’en » x 2).
2 Les champs lexicaux de la souffrance, du devoir moral et de l’amour
se mêlent dans ce passage. Dans la première réplique de l’extrait,

Séquence 4 – FR20 63

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Chimène emploie tour à tour les termes « cruel », « tu t’es vengé »,
«  désespoir  », mais aussi plus loin «  mes ennuis  », «  ma douleur
extrême » ou « la rigueur d’un si cruel devoir ».
L’expression de l’amour, si elle apparaît bien dans les échanges des
deux amoureux, l’est de manière atténuée, indirecte parce qu’elle
ne convient pas aux règles de la bienséance, à la morale. Dans sa
deuxième réplique, Chimène se laisse aller à un aveu de son amour
pour Rodrigue sous forme d’une litote (devenue célèbre) : « Va, je ne
te hais point. » ou encore l’évoque de manière métaphorique par un
pluriel poétique « des feux si beaux » (le feu symbolisant la passion).
À Rodrigue qui lui demande plutôt de mourir par sa main que de vivre
haï d’elle, elle avoue par une phrase laconique de modalité négative
« Je ne puis. » qui trahit la force de son amour et son bouleversement
affectif. Alors qu’il lui propose à nouveau d’accomplir sa vengeance,
elle réitère son ordre « Va-t’en » (troisième occurrence), pour ne pas
avoir à décider de son sort  : «  Mais, malgré la rigueur d’un si cruel
devoir,/Mon unique souhait est de ne rien pouvoir ».
En opposition au champ lexical de l’amour, figurent des termes
relevant du devoir moral : « je suivrai ton exemple », « mon père et
mon honneur  », «  ce qu’il faut que je perde  » (= elle doit renoncer
à l’homme qu’elle aime), « je ferai mon possible à bien venger mon
père ». Cette dualité du lexique exprime clairement le dilemme dans
lequel se trouve la jeune femme, le paroxysme étant atteint dans la
proximité de l’impératif du départ « Va-t’en » et de la seule formula-
tion de son amour sous forme d’hyperbole « je t’adore ».
Enfin, les répliques de Rodrigue font écho  au dilemme vécu par
Chimène : « Punis-moi par vengeance », « ton malheureux amant aura
bien moins de peine / À mourir par ta main qu’à vivre avec ta haine. »
Notez la litote « aura bien moins de peine » employée pour signifier
qu’il souffrira davantage à vivre l’amour de Chimène. Il ne souffre pas
moins qu’elle puisqu’il vit la même situation en parallèle.
Ainsi, tout au long du passage, ces formules contradictoires trahissent
le dilemme dans lequel se trouvent les protagonistes et dévoilent la
passion amoureuse qui les brûle.
3 L’emploi des temps verbaux montre que la situation n’est pas sans issue.
On observe en effet l’emploi du présent de l’indicatif et de l’impératif à
plusieurs reprises (« Elle éclate », « je veux », « Va-t’en » x 2). Il indique
que les personnages ancrent leur propos dans le moment du dialogue,
qu’ils vivent intensément cet instant de déchirement. Parallèlement,
on remarque un nombre important d’occurrences du futur simple (« je
suivrai », « Que ne publieront point l’envie et l’imposture ! », « la seule
occasion qu’aura la médisance », « je ferai mon possible ») qui suggère
que les personnages ont un avenir, que la décision de Chimène ne sera
pas sans conséquence. On remarque que Chimène clôt son argumen-
tation sur une formule au présent de l’indicatif avouant la vérité de ce
qu’elle ressent au-delà du moment présent : « Mon unique souhait est
de ne rien pouvoir. », à savoir préférer son bonheur personnel à l’ac-

64 Séquence 4 – FR20

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complissement de son devoir. Le vers est intéressant car il combine le
présent et le futur. En effet Chimène formule un souhait et par consé-
quent se projette dans l’avenir dont elle rêve. Mais elle le formule au
présent (« est ») devant celui qui est directement concerné. Ce vers cor-
respond donc à une sorte d’aveu solennel.
4 Nous avons vu que Chimène et Rodrigue sont confrontés à un dilemme,
comme le montrent plusieurs éléments stylistiques (lexique, temps ver-
baux, construction des vers). Chimène fait à la fois comprendre à Rodri-
gue qu’elle l’aime mais qu’elle ne peut l’aimer : le conflit se situe donc
moins au niveau des personnages entre eux que dans leur for intérieur.
C’est la raison pour laquelle les répliques de Chimène comportent un
certain nombre de connecteurs logiques qui expriment l’opposition
(« mais ») ou la concession (« encore que », « malgré » x 2). Ces éléments
montrent que le personnage se débat avec sa conscience. L’on comprend
cependant que le conflit moral ne l’emportera pas sur la passion amou-
reuse grâce à la réaction finale de Rodrigue « Ô comble d’amour ! ». La
formule exclamative et hyperbolique indique que le héros a compris qu’à
travers ses reproches et ses précautions, Chimène lui avoue sa passion.
On peut donc dire que dans cet extrait le conflit est formel, visible dans
le vers et dans certaines expressions ou tournures : « Mon père et mon
honneur ne veulent rien devoir/Aux traits de ton amour, ni de ton déses-
poir.  ». L’opposition devoir/ amour est ici bâtie sur deux vers. Mais
dans le fond, la passion est réciproque et irrésistible, et d’une réplique
à l’autre, le conflit entre l’honneur et l’amour s’amplifie : « Sachant que
je t’adore et que je te poursuis. ». Enfin, les deux formules finales se
complètent pathétiquement « Ô miracle d’amour ! »/« Mais comble de
misères. » et ponctuent de manière hyperbolique (« miracle », « comble
de ») l’expression commune de la souffrance des protagonistes.

5 Question d’ensemble :

Voici une proposition de plan pour un commentaire de texte.


I. L’importance de cette scène Rodrigue/Chimène dans la pièce
1. Une scène-clé du point de vue dramatique (première rencontre sur scène)
2.Le dilemme de Chimène fonde le nœud tragique
3. Une scène à l’encontre des règles de la bienséance (un scandale)

II. Une scène d’aveu et un duo d’amour


1. L’aveu d’amour de Chimène
2. L’expression des sentiments de Rodrigue
3. Mais un duo de l’amour impossible
III. Le conflit intérieur et son aboutissement
1. L’impossible choix (champs lexicaux contradictoires) de Chimène
2. L’argumentation de Rodrigue
3. Le devoir moral (honneur familial) semble céder face à la passion

Séquence 4 – FR20 65

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Texte n° 2 : Un dilemme religieux - Corneille, Polyeucte

Polyeucte (1643) est la première tragédie religieuse écrite par Corneille.


Elle relate un épisode inspiré de l’histoire romaine, au moment des per-
sécutions des premiers chrétiens. Polyeucte, grand seigneur arménien,
que Pauline, fille de Félix, un sénateur romain et gouverneur d’Arménie,
a dû épouser au lieu de Sévère, un Romain trop obscur au goût de son
père, a été peu à peu aimé de celle-ci. Polyeucte s’est récemment converti
au christianisme naissant. Mais Pauline est polythéiste. Il tente de lui
faire embrasser sa religion, mais elle s’y refuse, appuyée par son père.
Félix fait exécuter Néarque, un chrétien, et espère faire abjurer Polyeucte
qui est allé au temple briser les idoles. Pauline est persuadée qu’il court
à sa mort, et lui a réaffirmé son amour.
Dans la scène suivante, Corneille montre le conflit qui oppose les deux
époux : face à Pauline, il réaffirme sa foi, celle-ci lui reproche de l’aban-
donner. À la fin de la pièce, après que Polyeucte aura choisi le martyre
plutôt que la vie, Pauline et Félix seront touchés par la grâce divine et se
convertiront.

Acte IV, scène 3

Pauline, Polyeucte

Pauline
Que dis-tu, malheureux ? Qu’oses-tu souhaiter ?
Polyeucte
Ce que de tout mon sang je voudrais acheter.
Pauline
Que plutôt…
Polyeucte
C’est en vain qu’on se met en défense :
Ce Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense.
Ce bienheureux moment n’est pas encor venu.
Il viendra, mais le temps ne m’en est pas connu.
Pauline
Quittez cette chimère, et m’aimez.
Polyeucte
Je vous aime,
Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même.
Pauline
Au nom de cet amour, ne m’abandonnez pas.

66 Séquence 4 – FR20

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Polyeucte
Au nom de cet amour, daignez suivre mes pas.
Pauline
C’est peu de me quitter, tu veux donc me séduire ?
Polyeucte
C’est peu d’aller au ciel, je vous y veux conduire.
Pauline
Imaginations !
Polyeucte
Célestes vérités !
Pauline
Étrange aveuglement !
Polyeucte
Éternelles clartés !
Pauline
Tu préfères la mort à l’amour de Pauline !
Polyeucte
Vous préférez le monde à la bonté divine !
Pauline
Va, cruel, va mourir ; tu ne m’aimas jamais.
Polyeucte
Vivez heureuse au monde, et me laissez en paix.

Questions de lecture analytique

1 Dans quelle mesure la disposition des vers rend-elle le conflit visible ?


2 À quel domaine appartiennent « éternelles clartés », « célestes vérités » ?
3 Quelles sont les significations du verbe « séduire » ? Pourquoi Pauline
l’emploie-t-elle dans ce contexte ?
4 Quelles sont les différentes étapes qui structurent l’attitude de Poly-
eucte dans la scène ?
5 Question d’ensemble  : comment le conflit se développe-t-il dans
cette scène ?

Réponses
1 La disposition des répliques rend compte de l’antagonisme qui oppose
Polyeucte et Pauline. On constate en effet que les répliques sont dis-
posées de manière équilibrée (un vers répond à un vers). Cet emploi
de la stichomythie permet de montrer une rivalité ouverte grâce au

Séquence 4 – FR20 67

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langage. Mais ce qui frappe aussi, c’est que Polyeucte et Pauline
emploient les mêmes formules grâce à un système de reprises ana-
phoriques. Ainsi les expressions « Au nom de cet amour » ou « C’est
peu de » sont répétées par les deux personnages. Ce choix rhétorique
nous apprend que Polyeucte et Pauline parlent le même langage mais
ne se comprennent pas. La reprise anaphorique dévoile la grande
proximité amoureuse des amants, mais aussi leur incapacité à s’en-
tendre. L’un et l’autre, bien qu’ils reprennent mutuellement leurs for-
mules, restent dans leur idée et n’en sortent pas. Ce conflit apparaît
de façon encore plus nette dans la succession d’hémistiches avec
changement de locuteur (ce qui crée des vers de six syllabes) qu’ils
prononcent chacun leur tour. Le vers est coupé en deux, ce qui indique
que la rupture entre les amants est consommée. À la lecture de la
scène, on peut donc percevoir visuellement le climat agonistique (du
grec agôn, qui signifie conflit) qui règne entre les deux héros.
2 Les expressions « éternelles clartés » et « célestes vérités » appartien-
nent au domaine religieux, et plus précisément à celui de la foi chré-
tienne que professe Polyeucte. Elles indiquent non seulement la foi
irréductible du personnage pour « ce Dieu » (la formule restrictive du
démonstratif « ce » indique que Polyeucte n’a qu’un seul dieu, celui
des Chrétiens, contrairement aux Romains qui sont polythéistes). Plus
précisément ces expressions évoquent l’au-delà et le Ciel, au sens
religieux du terme, c’est-à-dire le lieu où vont les morts dans la doc-
trine chrétienne. Les deux expressions indiquent la présence d’une
lumière divine venue d’en haut qui éclaire la pensée et le destin de
Polyeucte. On pourrait même considérer que Polyeucte, en employant
ces images du Ciel, connaît déjà sa fin, celle d’un martyre. Le terme
« éternelles » au pluriel suggère en effet la survivance de l’âme après
la mort, au royaume éternel de Dieu. Ces expressions montrent enfin
que le personnage ne raisonne plus selon des sentiments terrestres
(amour pour Pauline, réussite matérielle, statut social), mais selon
sa foi qui l’illumine… ou qui l’aveugle. Ces expressions s’opposent
à l’amour terrestre que lui offre Pauline, ce qui leur donne une force
symbolique supplémentaire dans la scène.
3 Le verbe « séduire » est polysémique. Dans notre langue actuelle, il
désigne une attitude qu’on adopte pour plaire à quelqu’un et l’atti-
rer à soi. Mais dans la langue classique, le verbe a une toute autre
signification. Il signifie «  induire en erreur, tromper, abuser de la
confiance  ». C’est dans ce sens que Pauline emploie ce verbe fort,
d’autant plus fort qu’il est placé à la fin du vers et rime avec le verbe
« conduire » (au royaume de Dieu). La séduction est donc un acte grave
et répréhensible. Or, dans le contexte de la scène, ce verbe prend une
connotation biblique intéressante. La séduction est en effet l’un des
apanages de Satan qui séduit Ève pour lui faire croquer la pomme du
jardin d’Éden. Grâce à un renversement intéressant, et bien que Pau-
line ne soit pas chrétienne, elle utilise un verbe dont les connotations
sont religieuses et renvoient au contexte culturel dans lequel écrit

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Corneille. Ses contemporains en effet connaissent la signification
biblique du verbe « séduire » et en comprennent le sens. Il est inté-
ressant ici que Pauline assimile Polyeucte à un séducteur (une figure
diabolique), alors qu’il prêche le contraire. Le mot possède donc un
impact très fort sur le plan sémantique, psychologique et symbolique.
4 Polyeucte a la foi chevillée au corps et à l’âme : tous les arguments qu’il
avance à Pauline sont en lien avec sa croyance. Si l’on suit la logique
de la scène, on constate tout d’abord que Polyeucte tente d’expliquer
à Pauline que ce nouveau Dieu qu’elle ignore agira malgré elle : « Ce
Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense », et que la foi pro-
vient d’une révélation. Il exhorte donc Pauline à la patience, persuadé
qu’elle se convertira le moment venu : « Ce bienheureux moment n’est
pas encor venu. / Il viendra, mais le temps ne m’en est pas connu. ».
Les temps et modes des répliques de Polyeucte (indicatif présent et
futur simple) montrent qu’il est sûr de sa pensée et de cet avenir. Au
fil de la scène, Polyeucte avoue son dessein : il veut convertir Pauline,
comme l’indique l’expression « c’est peu d’aller au ciel, je vous y veux
conduire. ». La fin de la scène dévoile l’antagonisme entre les deux
amants, Polyeucte indiquant clairement qu’il se coupe du monde des
hommes (« Vivez heureuse au monde ») et choisit sa foi (« et me lais-
sez en paix »).

5 Voici une proposition de plan pour traiter la question d’ensemble :

I. Un couple amoureux
II. Un couple en désaccord (le conflit religieux)
III. Une situation tragique ?

B Un dénouement inhabituel

Texte n° 3 : Jean Racine, Bérénice

L’intrigue de Bérénice (1671) est simple. Reine de Palestine, Bérénice


aime Titus, empereur de Rome et est aimée de lui ; le bruit court de leur
mariage prochain. Mais les lois romaines interdisent à un empereur
romain d’épouser une reine étrangère : le sujet tragique est tout entier
dans le conflit entre le devoir politique et les sentiments personnels des
protagonistes. Titus, prêt à renoncer à l’Empire et au pouvoir politique,
se laisse finalement fléchir par Bérénice qui prend la décision de le quit-
ter, bien qu’elle l’aime également passionnément. Chacun menace tour à
tour de se suicider - Bérénice si elle n’épouse pas Titus, Titus si Bérénice
n’accepte pas de consentir à leur séparation -, mais la pièce se termine
sans mort, choix esthétique audacieux pour une tragédie.

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Dans cette dernière scène de l’acte V, Antiochus, roi de Commagène et
ami du nouvel empereur, amoureux secret de la reine, vient de prendre le
risque d’avouer à Titus qu’il était son rival silencieux tout en réaffirmant
son désir de partir. Bérénice trouve dans son amour pour Titus la force de
renoncer à son bonheur et d’accepter la séparation, elle retournera seule
en Palestine, loin de Titus et sans Antiochus.

Acte V, scène 7 (et dernière)

BÉRÉNICE, TITUS, ANTIOCHUS

Bérénice, se levant.
Arrêtez, arrêtez8. Princes trop généreux,
En quelle extrémité me jetez-vous tous deux !
Soit que je vous regarde, ou que je l’envisage9,
Partout du désespoir je rencontre l’image,
Je ne vois que des pleurs, et je n’entends parler
Que de trouble, d’horreurs, de sang prêt à couler.
(À Titus.)
Mon cœur vous est connu, Seigneur, et je puis dire
Qu’on ne l’a jamais vu soupirer pour l’empire :
La grandeur des Romains, la pourpre des Césars,
N’a point, vous le savez, attiré mes regards.
J’aimais, Seigneur, j’aimais, je voulais être aimée.
Ce jour, je l’avouerai, je me suis alarmée :
J’ai cru que votre amour allait finir son cours.
Je connais10 mon erreur, et vous m’aimez toujours.
Votre cœur s’est troublé, j’ai vu couler vos larmes.
Bérénice, Seigneur, ne vaut point tant d’alarmes,
Ni que par votre amour l’univers malheureux,
Dans le temps que Titus attire tous ses vœux,
Et que de vos vertus il goûte les prémices11,
Se voie en un moment enlever ses délices.
Je crois, depuis cinq ans jusqu’à ce dernier jour,
Vous avoir assuré d’un véritable amour.
Ce n’est pas tout : je veux, en ce moment funeste,
Par un dernier effort couronner tout le reste :

8. Elle s’adresse à Antiochus qui est sur le point de sortir.


9. Envisager = regarder le visage de quelqu’un.
10. Je connais, au sens de « je reconnais ».
11. Premiers effets.

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Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.
Adieu, Seigneur, régnez ; je ne vous verrai plus.
(À Antiochus.)
Prince, après cet adieu, vous jugez bien vous-même
Que je ne consens pas de quitter ce que j’aime
Pour aller loin de Rome écouter d’autres vœux12.
Vivez, et faites-vous13 un effort généreux.
Sur Titus et sur moi réglez votre conduite :
Je l’aime, je le fuis ; Titus m’aime, il me quitte.
Portez loin de mes yeux vos soupirs et vos fers14.
Adieu. Servons tous trois d’exemple à l’univers
De l’amour15 la plus tendre et la plus malheureuse
Dont il puisse garder l’histoire douloureuse.
Tout est prêt. On m’attend. Ne suivez point mes pas.
(À Titus.)
Pour la dernière fois, adieu, Seigneur.

Antiochus
Hélas !

Questions de lecture analytique


1 À quel type de scène assistons-nous ? Quel(s) registre(s) domine(nt)
dans ce dénouement ?
2 Comparez la longueur des paroles adressées à Titus et à Antiochus.
Que constatez-vous ?
3 Quels conseils Bérénice donne-t-elle aux deux protagonistes ? En quoi
contribuent-ils à la grandeur du personnage ?
4 Comment peut-on interpréter le « Hélas ! » final d’Antiochus ? Selon
vous, pourquoi Racine ne donne-t-il pas le dernier mot à Titus ?

Réponses
1 Le dénouement de Bérénice est marqué par les registres pathétique,
lyrique et tragique. La situation est d’abord pathétique puisqu’il
s’agit d’une scène d’adieux (le terme est d’ailleurs répété plusieurs
fois). Bérénice fait ses adieux à Titus qu’elle aime. La scène est donc
émouvante car elle implique le sacrifice d’un amour réciproque :

12. Prières d’amour.


13. Faites sur vous-même.
14. Les fers désignent, dans le vocabulaire galant, les chaînes de l’esclavage amoureux.
15. Amour est au féminin, selon l’usage assez fréquent du XVIIe siècle.

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E  Plusieurs expressions traduisent le caractère pathétique de la situa-
tion. Le vers «  Adieu, Seigneur, régnez  : je ne vous verrai plus.  »
exprime la fin d’une histoire, et Bérénice donne l’ordre à son amant
de vivre.
E  Outre le caractère pathétique de la scène, se déploie le registre
lyrique qui a même ici un aspect élégiaque. Le rythme et la musica-
lité des vers prononcés par Bérénice augmentent en effet le lyrisme
douloureux des adieux. Le célèbre vers « Je l’aime, je le fuis ; Titus
m’aime, il me quitte » repose sur un rythme scandé en quatre temps,
ce qui donne encore plus de force au propos. Des métaphores
employées par Bérénice participent aussi au lyrisme de la scène.
E  Enfin, on peut interpréter ce dénouement dans une perspective tra-
gique. En effet les héros doivent se séparer, soumis à la prépondé-
rance de la politique sur les relations amoureuses. Leur situation
est tragique car ils n’ont pas vraiment la liberté de choisir. Titus
doit assumer son rôle d’empereur, ce qui lui interdit d’aimer une
reine étrangère. Finalement, c’est peut-être le registre pathétique
qui domine dans le passage, mais il est étroitement dépendant des
registres lyrique et tragique.
2 Ce sont les didascalies qui nous permettent de distinguer à qui Béré-
nice s’adresse le plus longuement. Cette répartition de la parole obéit
à l’importance quantitative et qualitative des deux protagonistes
masculins de la tragédie. Titus se voit accorder la plus grande atten-
tion de la part de Bérénice car c’est l’homme qu’elle aime mais qu’elle
doit quitter pour des raisons politiques. Par conséquent l’explication
qu’elle fournit pour justifier son départ est plus développée quand
elle s’adresse à Titus. Le registre et les termes qu’elle emploie sont
d’ailleurs chargés d’émotion. C’est essentiellement le champ lexical
de l’amour qui structure la tirade qu’elle adresse à Titus (répétition du
verbe « aimer »). Quand elle parle à Antiochus, c’est avec respect et
compassion. Antiochus aime en effet Bérénice, mais ces sentiments
ne sont pas réciproques. On voit cependant la grandeur d’âme du
personnage de Bérénice dans le fait qu’elle ne néglige pas ce soupi-
rant malheureux. Elle lui prodigue une sorte de consolation par ses
paroles, en l’exhortant à l’apaisement. Mais si l’on observe la struc-
ture pronominale des mots qu’elle adresse à Antiochus, on constate
qu’en réalité Bérénice continue à s’adresser indirectement à Titus,
qu’elle évoque à la troisième personne du singulier « il ».
3 Bérénice prodigue des conseils différents aux deux personnages mas-
culins présents sur scène. Quand elle s’adresse à Titus, son discours
porte à la fois sur le domaine sentimental et politique. D’une part, elle
l’incite à s’apaiser et d’autre part, elle prend un engagement solennel,
malgré sa douleur, comme en attestent les vers :

« Ce n’est pas tout : je veux, en ce moment funeste,


Par un dernier effort couronner tout le reste :
Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus. »

72 Séquence 4 – FR20

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Mais elle réitère un conseil aux deux, sous une modalité impérative :
«  Vivez  ». Cet élément laisse supposer que Titus et Antiochus ont
songé au suicide, voyant leur passion amoureuse leur échapper (c’est
en effet le cas au cours de la tragédie).
4 On qualifie souvent Bérénice de tragédie des « hélas ». Cette exclama-
tion finale que prononce Antiochus peut s’interpréter de différentes
manières. On peut d’abord penser qu’il s’agit d’un soupir de déses-
poir. Le personnage n’a plus les mots pour exprimer sa douleur. Le
terme « hélas » indique également le regret de quelque chose qu’on
perd ou qu’on a perdu. C’est donc l’expression d’une déploration que
traduit cette dernière réplique. On notera d’ailleurs que c’est Antio-
chus, le mal-aimé, qui prononce cette réplique, tandis que Titus,
encore plus concerné par l’amour de Bérénice ne répond rien. Son
silence peut indiquer que sa souffrance ne peut plus s’exprimer par
les mots : elle est incommensurable.

C Bilan : tragédie et comédie

Comédie Tragédie
Ce sont souvent des bourgeois, ou bien Rois, reines, empereurs et impéra-
des personnages de basse extraction trices. Uniquement des personnages
Personnages sociale. Leurs préoccupations sont maté- issus des plus hautes castes. Parfois
rielles. Il est question de dot, d’héritage, présence de dieux ou de demi-dieux.
de mariage.
Dans une maison, en ville. Parfois à la cam- Lieu unique. L’antichambre d’un palais,
Lieux de pagne. On observe plusieurs lieux dans le plus souvent. Un lieu « neutre » où
l’action une même pièce. L’unité de lieu n’est pas peuvent se croiser tous les person-
nécessairement respectée. nages.
Plusieurs niveaux de langue : soutenu, Langage soutenu. Pièces en alexan-
courant, familier. Le plus souvent, c’est drins.
le langage courant qui domine dans
Niveau de
l’échange, sauf quand le dramaturge
langue
recourt à des jurons farcesques. Dans la
comédie en vers, le langage est également
soutenu.
Faire rire, divertir le public. Mais aussi, Susciter la terreur et la pitié pour obte-
selon la formule « castigat ridendo mores», nir la purgation des passions. Moraliser
But visé faire prendre conscience au public de la le public en lui montrant l’exemple
satire morale. Finalement, la comédie fait d’une grande souffrance.
évoluer l’esprit critique du spectateur.

Séquence 4 – FR20 73

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D Le devenir de la tragédie aux XIXe
et XXe siècles

1. Histoire littéraire
La tragédie ne disparaît pas du paysage théâtral français après Racine
et Corneille. Bien au contraire, on continue d’écrire des pièces sur le
modèle racinien. Ainsi, Voltaire, auteur de Candide, est l’auteur de nom-
breuses tragédies néoclassiques qui puisent leurs thèmes dans l’his-
toire antique. Toutefois, le genre s’épuise à force d’être imité. À l’aube du
XIXe siècle, le public commence à se lasser des tragédies néoclassiques
qui semblent fades à côté des modèles de Racine et de Corneille.
Le romantisme et la tragédie
Le Romantisme naît - comme tout mouvement littéraire et culturel – d’une
rupture, d’une réaction à d’autres mouvements qui l’ont précédé. De ce
point de vue, il est en réaction contre le classicisme et contre le rationa-
lisme des Lumières (XVIIIe siècle). Cette réaction se traduit par la remise
en cause de règles formelles établies. Dans les années 1820-1840, le
romantisme part en guerre contre les tragédies classiques en vers, esti-
mant que la société issue de la Révolution française a désormais besoin
d’autres spectacles, et d’un théâtre nouveau. Le drame romantique se
construit donc en révolte contre la tragédie, tout en conservant certains
de ses aspects. Il est en fait hérité du drame bourgeois, qui s’est déve-
loppé à la fin du XVIIIe siècle, et prend pour modèle Shakespeare (1564-
1616) alors que Racine représente, pour les romantiques, un modèle
qui a fait son temps. C’est ce que traduit Stendhal dans un pamphlet
demeuré célèbre, Racine et Shakespeare (1823-1825), dans lequel il
milite pour un théâtre en prose, idée appliquée par Musset quelques
années plus tard dans Lorenzaccio (1834).
Victor Hugo, qui apparaît comme le chef de file de l’école romantique,
écrit en 1827 une pièce de théâtre, Cromwell, dont la préface fera figure
de Manifeste. Dans la « Préface » de Cromwell, Victor Hugo explique que
le drame est un genre hybride, qui mêle la comédie et la tragédie. Sans
exclure la tragédie, les dramaturges romantiques renouvellent en pro-
fondeur ses structures : certaines pièces abandonnent l’alexandrin ; les
règles d’unité de lieu et de temps ne sont plus respectées, la règle de
bienséance non plus. Ainsi, dans son drame Lucrèce Borgia (voir grou-
pement de textes ci-après) qui est une réécriture du mythe des Atrides,
Hugo fait voyager les spectateurs de Venise à Ferrare dans une pièce en
prose, et montre un matricide sur scène. Bien qu’il ne respecte pas les
règles de la tragédie classique, Victor Hugo donne à sa pièce un souffle
tragique, puisqu’il montre comment l’ironie du sort devient une fatalité
sur le destin des personnages. Ce ne sont plus les Dieux qui gouvernent
le sort des hommes, mais leurs propres erreurs ou leur aveuglement.

74 Séquence 4 – FR20

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Victor Hugo défend la rime et le vers qu’il veut aptes à incarner le
mélange des genres et des registres par lequel se caractérise le drame
romantique.

Documents – Victor Hugo, extrait de la Préface de Cromwell

Document 1 La société, en effet, commence par chanter ce qu’elle rêve, puis raconte
ce qu’elle fait, et enfin se met à peindre ce qu’elle pense. C’est, disons‑le
en passant, pour cette dernière raison que le drame, unissant les quali-
tés les plus opposées, peut être tout à la fois plein de profondeur et plein
de relief, philosophique et pittoresque.
Du jour où le christianisme a dit à l’homme : « Tu es double, tu es com-
posé de deux êtres, l’un périssable, l’autre immortel, l’un charnel, l’autre
éthéré, l’un enchaîné par les appétits, les besoins et les passions, l’autre
emporté sur les ailes de l’enthousiasme et de la rêverie, celui‑ci enfin
toujours courbé vers la terre, sa mère, celui‑là sans cesse élancé vers
le ciel, sa patrie » ; de ce jour le drame a été créé. Est‑ce autre chose en
effet que ce contraste de tous les jours, que cette lutte de tous les ins-
tants entre deux principes opposés qui sont toujours en présence dans
la vie, et qui se disputent l’homme depuis le berceau jusqu’à la tombe?
La poésie née du christianisme, la poésie de notre temps est donc le
drame ; le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison
toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent
dans le drame comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car
la poésie vraie, la poésie complète, est dans l’harmonie des contraires.
Victor Hugo, préface de Cromwell, 1827.

Document 2 Si nous avions le droit de dire quel pourrait être, à notre gré, le style du
drame, nous voudrions un vers libre, franc, loyal, osant tout dire sans pru-
derie, tout exprimer sans recherche ; passant d’une naturelle allure de
la comédie à la tragédie, du sublime au grotesque : tour à tour positif
et poétique, tout ensemble artiste et inspiré, profond et soudain, large
et vrai ; sachant briser à propos et déplacer la césure pour déguiser sa
monotonie d’alexandrin ; plus ami de l’enjambement qui l’allonge que
1. Dieu grec capable de l’inversion qui l’embrouille : fidèle de la rime, cette esclave reine,
de prendre mille
formes insaisissables
cette suprême grâce de notre poésie, ce générateur de notre mètre ;
inépuisable dans la variété de ses tours, insaisissable dans ses secrets
d’élégance et de facture ; prenant, comme Protée1, mille formes sans
changer de type et de caractère, fuyant la tirade ; se jouant dans le dialo-
gue ; se cachant toujours derrière le personnage ; s’occupant avant tout
d’être à sa place, et lorsqu’il lui adviendrait d’être beau, n’étant beau
en quelque sorte que par hasard, malgré lui et sans le savoir ; lyrique,
épique, dramatique, selon le besoin ; pouvant parcourir toute la gamme
poétique, aller de haut en bas, des idées les plus élevées aux plus vul-
gaires, des plus bouffonnes aux plus graves, des plus extérieures aux
plus abstraites, sans jamais sortir des limites d’une scène parlée ; en un

Séquence 4 – FR20 75

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mot, tel que le ferait l’homme qu’une fée aurait doué de l’âme de Cor-
neille et de la tête de Molière. Il nous semble que ce vers-là serait bien
aussi beau que de la prose.
Victor Hugo,
préface de Cromwell (1827).

Exercice autocorrectif n° 1

Questionner l’apport du drame romantique


1 D’après le texte 1, expliquez « le caractère du drame est le réel ; le réel
résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime
et le grotesque, qui se croisent dans le drame comme ils se croisent
dans la vie et dans la création. »
2 Exprimez en une phrase la qualité essentielle que doit présenter le
vers pour Hugo.
➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

La tragédie au XXe siècle

Après les revendications du théâtre romantique de mêler genres et


registres, au XXe  siècle, les codes sont plus encore mis en cause ou
pervertis. Au lendemain de la première Guerre mondiale, la société
est bouleversée. On cherche des moyens artistiques pour exprimer les
enjeux de la condition humaine. Une véritable renaissance de la tra-
gédie antique se produit alors, qui dure au-delà de la seconde Guerre
mondiale. Les dramaturges comme Jean Cocteau (Orphée, La Machine
infernale) Jean Giraudoux (La Guerre de Troie n’aura pas lieu), Jean-Paul
Sartre (Les Mouches) ou encore Camus (Caligula) adaptent les mythes
gréco-latins pour mieux représenter le monde contemporain. En réac-
tualisant les mythes antiques, les dramaturges questionnent les grands
problèmes du monde contemporain  : quelle est la place de l’Homme
dans la société ? Quelle est sa part de libre-arbitre ? Avons-nous le choix
de nos actes ?
Antigone d’Anouilh, écrite sous l’Occupation allemande, est souvent
considérée comme un symbole de la Résistance, son héroïne refusant de
se plier aux règles qu’on lui impose. Mais les repères ne sont plus aussi
simples pour le spectateur ; le théâtre d’Anouilh est classé en « pièces
noires », « pièces brillantes » ou encore « grinçantes », « costumées »…
pour trouver des catégories identifiables.
À partir des années 1950, le théâtre de l’absurde propose lui aussi une
nouvelle forme de tragique. Le destin de l’homme ne se manifeste pas
sous forme d’événements menaçants, mais sous celle d’une impuis-
sance absolue à modifier le cours de sa vie et à lui trouver un sens. Cette
absence d’espoir fonde un théâtre très pessimiste, déroutant, qui utilise

76 Séquence 4 – FR20

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aussi bien la farce, la dérision voire l’humour noir tout en renouvelant
aussi le genre tragique.
Pour le théâtre de Samuel Beckett, écrivain irlandais dont les œuvres
ont été rédigées en français, on parle de « farce tragique » ; on mesure
l’évolution depuis l’époque classique où ces deux termes étaient incom-
patibles !

Document – Samuel Beckett, En attendant Godot (1953)

Samuel Beckett, En attendant Godot, © 1952, Les Éditions de Minuit.

Séquence 4 – FR20 77

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Exercice autocorrectif n° 2

Questionner le théâtre de l’absurde


Que reconnaissez-vous des genres et des registres comique ou tra-
gique dans ce dénouement ?

➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

Conclusion

On constate donc que les questions qui traversent la tragédie clas-


sique ne disparaissent pas des pièces ultérieures. Certes, les dra-
maturges abandonnent progressivement l’écriture en vers et les
règles. Mais la tragédie ne meurt pas pour autant, elle prend de
nouveaux visages.

2. Corpus : l’évolution de la tragédie


(du XIXe au XXe siècle)

Corpus

Voici un dernier corpus que vous allez découvrir en lecture cursive :


E Victor Hugo, Hernani (1830)
E Victor Hugo, Lucrèce Borgia (1833)
E Jean Cocteau, La Machine infernale (1934)
E Jean Anouilh, Antigone (1944).

Question d’ensemble

Lisez le corpus avant de répondre à la question suivante :


Quels aspects du tragique ces extraits mettent-ils en lumière ?

Texte 1 : Victor Hugo, Hernani (1830)

Hernani est une pièce importante dans l’histoire du théâtre. On l’associe


en général à la victoire du romantisme sur les planches. Le projet de Vic-
tor Hugo consiste à rivaliser avec la tragédie en vers, et pour ce faire, il
compose un drame en alexandrin. Mais contrairement à la tragédie clas-
sique, Hugo ne respecte ni les unités ni les bienséances. L’intrigue d’Her-

78 Séquence 4 – FR20

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nani repose sur une triple rivalité amoureuse. Doña Sol aime Hernani,
et réciproquement. Mais elle doit épouser Don Ruy Gomez. Le roi Don
Carlos la courtise également et menace ses rivaux. Les personnages sont
animés de sentiments violents, à l’image d’Hernani qui se révolte contre
lui-même et contre le monde entier.

Acte III, scène 2

HERNANI.
Monts d’Aragon ! Galice ! Estramadoure !
Oh ! je porte malheur à tout ce qui m’entoure !
J’ai pris vos meilleurs fils ; pour mes droits, sans remords,
Je les ai fait combattre, et voilà qu’ils sont morts !
C’étaient les plus vaillants de la vaillante Espagne !
Ils sont morts ! ils sont tous tombés dans la montagne,
Tous sur le dos couchés, en justes, devant Dieu,
Et s’ils ouvraient les yeux, ils verraient le ciel bleu !
Voilà ce que je fais de tout ce qui m’épouse !
Est-ce une destinée à te rendre jalouse ?
Dona Sol, prends le duc, prends l’enfer, prends le roi !
C’est bien. Tout ce qui n’est pas moi vaut mieux que moi !
Je n’ai plus un ami qui de moi se souvienne,
Tout me quitte, il est temps qu’à la fin ton tour vienne,
Car je dois être seul. Fuis ma contagion.
Ne te fais pas d’aimer une religion
Oh ! par pitié pour toi, fuis ! Tu me crois peut-être
Un homme comme sont tous les autres, un être
Intelligent, qui court droit au but qu’il rêva.
Détrompe-toi ! je suis une force qui va !
Agent aveugle et sourd de mystères funèbres !
Une âme de malheur faite avec des ténèbres !
Où vais-je ? je ne sais. Mais je me sens poussé
D’un souffle impétueux, d’un destin insensé.
Je descends, je descends, et jamais ne m’arrête.
Si parfois, haletant, j’ose tourner la tête,
Une voix me dit : Marche ! et l’abîme et profond,
Et de flamme et de sang je le vois rouge au fond !
Cependant, à l’entour de ma course farouche,
Tout se brise, tout meurt. Malheur à qui me touche !
Oh ! Fuis ! détourne-toi de mon chemin fatal.
Hélas ! sans le vouloir, je te ferais du mal !

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Texte 2 : Victor Hugo, Lucrèce Borgia (1833)

Lucrèce Borgia est un des plus gros succès de la scène romantique. Dans
ce drame, Hugo raconte l’histoire d’un jeune homme qui cherche déses-
pérément sa mère. Or le public comprend très vite que cette femme est
Lucrèce Borgia, dont la réputation sanglante fait frémir l’Italie. Lucrèce
a retrouvé ce fils qu’elle cherchait, mais n’ose lui avouer qu’elle est sa
mère, de crainte de susciter sa haine. Après bien des péripéties et des
renversements, la mère et le fils se retrouvent enfin seuls, dans la der-
nière scène du drame.

Acte III, scène 3

Gennaro. Vous êtes ma tante. Vous êtes la sœur de mon père. Qu’avez-
vous fait de ma mère, Madame Lucrèce Borgia ?
Dona Lucrezia. Attends, attends ! Mon dieu, je ne puis tout dire. Et puis,
si je te disais tout, je ne ferais peut-être que redoubler ton horreur et ton
mépris pour moi  ! écoute-moi encore un instant. Oh  ! Que je voudrais
bien que tu me reçusses repentante à tes pieds ! Tu me feras grâce de la
vie, n’est-ce pas ? Eh bien, veux-tu que je prenne le voile ? Veux-tu que
je m’enferme dans un cloître, dis ? Voyons, si l’on te disait : cette mal-
heureuse femme s’est fait raser la tête, elle couche dans la cendre, elle
creuse sa fosse de ses mains, elle prie Dieu nuit et jour, non pour elle,
qui en aurait besoin cependant, mais pour toi, qui peux t’en passer ; elle
fait tout cela, cette femme, pour que tu abaisses un jour sur sa tête un
regard de miséricorde, pour que tu laisses tomber une larme sur toutes
les plaies vives de son cœur et de son âme, pour que tu ne lui dises plus
comme tu viens de le faire avec cette voix plus sévère que celle du juge-
ment dernier : vous êtes Lucrèce Borgia ! Si l’on te disait cela, Gennaro,
est-ce que tu aurais le cœur de la repousser  ! Oh  ! Grâce  ! Ne me tue
pas, mon Gennaro ! Vivons tous les deux, toi pour me pardonner, moi,
pour me repentir ! Aie quelque compassion de moi ! Enfin cela ne sert
à rien de traiter sans miséricorde une pauvre misérable femme qui ne
demande qu’un peu de pitié ! - un peu de pitié ! Grâce de la vie ! - et puis,
vois-tu bien, mon Gennaro, je te le dis pour toi, ce serait vraiment lâche
ce que tu ferais là, ce serait un crime affreux, un assassinat ! Un homme
tuer une femme ! Un homme qui est le plus fort ! Oh ! Tu ne voudras pas !
Tu ne voudras pas !
Gennaro, ébranlé. Madame...
Dona Lucrezia. Oh ! Je le vois bien, j’ai ma grâce. Cela se lit dans tes yeux.
Oh ! Laisse-moi pleurer à tes pieds !
Une voix au-dehors. Gennaro !
Gennaro. Qui m’appelle ?
La voix. Mon frère Gennaro !
Gennaro. C’est Maffio !
La voix. Gennaro ! Je meurs ! Venge-moi !

80 Séquence 4 – FR20

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Gennaro, relevant le couteau. C’est dit. Je n’écoute plus rien. Vous l’enten-
dez, madame, il faut mourir !
Dona Lucrezia, se débattant et lui retenant le bras. Grâce ! Grâce ! Encore
un mot !
Gennaro. Non !
Dona Lucrezia. Pardon ! écoute-moi !
Gennaro. Non !
Dona Lucrezia. Au nom du ciel !
Gennaro. Non !
Il la frappe.
Dona Lucrezia. Ah !... tu m’as tuée ! - Gennaro ! Je suis ta mère !

Texte 3 : Jean Cocteau, La Machine infernale (1934)

La Machine infernale, créée en 1934 est une adaptation moderne du


mythe d’Œdipe, et de la pièce de Sophocle, Œdipe roi. Le jeune homme
arrive à Thèbes, dévastée par le Sphinx qui, chaque soir, pose une
énigme que personne ne parvient à trouver. Celui qui sortira vainqueur
de l’épreuve épousera la Reine Jocaste et deviendra roi. Un soir, Œdipe
croise le Sphinx qui pose sa question… Œdipe répond… la machine infer-
nale est enclanchée ! Dans l’extrait suivant, le Sphinx décrit sa puissance
sur les Hommes grâce à un langage poétique et imagé qu’on retrouve
dans les films de Jean Cocteau.

LE SPHINX. Inutile de fermer les yeux, de détourner la tête. Car ce n’est ni


par le chant, ni par le regard que j’opère. Mais, plus adroit qu’un aveugle,
plus rapide que le filet des gladiateurs, plus subtil que la foudre, plus
raide qu’un cocher, plus lourd qu’une vache, plus sage qu’un élève tirant
la langue sur des chiffres, plus gréé, plus voilé, plus ancré, plus bercé
qu’un navire, plus incorruptible qu’un juge, plus vorace que les insectes,
plus sanguinaire que les oiseaux, plus nocturne qu’un œuf, plus ingé-
nieux que les bourreaux d’Asie, plus fourbe que le cœur, plus désinvolte
qu’une main qui triche, plus fatal que les astres, plus attentif que le ser-
pent qui humecte sa proie de salive ; je sécrète, je tire de moi, je lâche, je
dévide, je déroule, j’enroule de telle sorte qu’il me suffira de vouloir ces
nœuds pour les faire et d’y penser pour les tendre ou pour les détendre ;
si mince qu’il t’échappe, si souple que tu t’imagineras être victime de
quelque poison, si dur qu’une maladresse de ma part t’amputerait, si
tendu qu’un archet obtiendrait entre nous une plainte céleste ; bouclé
comme la mer, la colonne, la rose, musclé comme la pieuvre, machiné
comme les décors du rêve, invisible surtout, invisible et majestueux
comme la circulation du sang des statues, un fil qui te ligote avec la volu-
bilité des arabesques folles du miel qui tombe sur du miel.
« La Machine infernale » de Jean Cocteau,
© Éditions Grasset&Fasquelle, 1934.

Séquence 4 – FR20 81

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Texte 4 : Jean Anouilh, Antigone (1944)

Dans l’extrait suivant, Antigone vient d’être arrêtée car elle a osé braver
les ordres de Créon : elle a rendu un hommage funèbre à son frère Poly-
nice en couvrant son corps de terre. Créon veut d’abord étouffer l’affaire,
mais Antigone se révolte et réclame la mort. Créon se sent obligé de faire
appliquer la loi, et Antigone est condamnée à mort. Bien qu’elle exprime
sa douleur dans ce passage, Antigone est face à elle-même et le garde
n’a aucune compassion pour elle.

Antigone, lui dit soudain.


Écoute...
Le Garde
Oui.
Antigone
Je vais mourir tout à l’heure.
Le garde ne répond pas. Un silence. Il fait les cent pas. Au bout d’un
moment, il reprend.
Le Garde
D’un autre côté, on a plus de considération pour le garde que pour le
sergent de l’active. Le garde, c’est un soldat, mais c’est presque un fonc-
tionnaire.
Antigone
Tu crois qu’on a mal pour mourir ?
Le Garde
Je ne peux pas vous dire. Pendant la guerre, ceux qui étaient touchés au
ventre, ils avaient mal. Moi, je n’ai jamais été blessé. Et, d’un sens, ça
m’a nui pour l’avancement.
Antigone
Comment vont-ils me faire mourir ?
Le Garde
Je ne sais pas. Je crois que j’ai entendu dire que pour ne pas souiller la
ville de votre sang, ils allaient vous murer dans un trou.
Antigone
Vivante ?
Le Garde
Oui, d’abord.
Un silence. Le garde se fait une chique.
Antigone
O tombeau ! O lit nuptial ! O ma demeure souterraine !... (Elle est toute
petite au milieu de la grande pièce nue. On dirait qu’elle a un peu froid.
Elle s’entoure de ses bras. Elle murmure.) Toute seule.
Antigone de Jean Anouilh, © Éditions de La Table ronde, 1946.

82 Séquence 4 – FR20

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Réponses

Deux aspects du tragique apparaissent dans ces quatre extraits  : la


révolte des personnages humains face au destin qui leur est promis et la
menace d’une mort inéluctable.

1. L’homme révolté face à sa destinée

Cet aspect est visible dans le monologue délibératif d’Hernani. Le héros


interpelle Doña Sol, mais pas seulement. Il décrit le sentiment de fatalité
qui semble régir sa vie. Le grand nombre d’exclamations, la répétition
du réseau lexical du malheur confirment l’idée selon laquelle Hernani
est un maudit – du moins se présente-t-il comme tel. Dans une certaine
mesure, l’idée de fatalité est également présente dans le monologue du
Sphinx (La Machine infernale), puisque le personnage hybride semble
tenir le fil de la vie des hommes et agir sur leur destinée par ses pouvoirs.
Ici, ce n’est pas à proprement parler la révolte qui est décrite, mais plutôt
l’asservissement de l’Homme au pouvoir des Dieux. La dimension fan-
tastique participe au contenu inquiétant du monologue. Lucrèce Borgia
et Antigone expriment la révolte sur un autre plan, en mettant en scène
des personnages proches de la mort. Dans Lucrèce Borgia, la révolte
vient du personnage de Lucrèce qui n’ose avouer qui elle est à Gennaro.
La révolte de Gennaro intervient une première fois lorsqu’il entend la
voix d’outre-tombe de son ami Maffio. Cet élément déchaîne sa colère et
provoque le geste irréparable : le matricide. Toute la force de ce dénoue-
ment, c’est que Victor Hugo ne montre pas la réaction du personnage.
C’est à l’acteur de l’inventer, ou au lecteur de l’imaginer… Le dénoue-
ment d’Antigone, contrairement à celui de Lucrèce Borgia, comporte peu
de violence. Le dialogue est presque banal, et l’héroïne reste calme. On
perçoit cependant sa révolte sous-jacente qui apparaît dans les derniers
mots de la scène, d’un grand effet pathétique : « toute seule ».
On voit donc que la révolte s’exprime de manière plus ou moins osten-
sible dans les quatre extraits, mais qu’elle se construit toujours dans un
rapport avec la mort.

2. La mise en scène du caractère inéluctable de la mort

Dans la plupart des cas, les héros de tragédies classiques sont voués à
un destin funeste. On retrouve une thématique similaire dans les extraits
ci-dessus. Chacun des extraits présente en effet un ou plusieurs person-
nages confrontés à la mort. Dans les deux tirades, celle du Sphinx et celle
d’Hernani, la mort est envisagée comme inéluctable, ce qui souligne son
caractère tragique. Hernani, hanté par l’idée qu’il est soumis à un destin
funeste, ressent la certitude d’une mort prochaine. Quant au Sphinx, il
explique la manière dont il tire les fils de la vie de ceux qui viennent l’in-
terroger. Dans le mythe d’Œdipe en effet, le Sphinx décime la jeunesse de
Thèbes, avant qu’Œdipe ne résolve l’énigme. Dans Lucrèce Borgia, la mort
est spectaculaire. Victor Hugo semble retarder le moment du geste fatal où

Séquence 4 – FR20 83

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Gennaro va éliminer sa mère. L’assassinat se fait dans la fureur et dans la
démesure, à l’image de celle qu’on pouvait rencontrer dans les tragédies
grecques ou dans le théâtre de Shakespeare. On voit avec l’extrait d’Anti-
gone que la représentation du tragique a évolué. La condamnée apprend
qu’elle va être enterrée vive, mais ses réactions ne sont ni violentes ni
démesurées. Elle semble intérioriser l’événement, cherchant un peu de
compassion chez un interlocuteur distant et presque indifférent. Ainsi,
chacun des extraits montre à sa manière le rapport étroit qui unit le registre
tragique à la représentation de la mort.

Conclusion

Le théâtre, « miroir du monde »


Le théâtre, c’est évidemment d’abord le plaisir d’un texte et d’un
spectacle, mais nous avons pu découvrir combien ce genre lit-
téraire était particulier, dans sa forme et ses évolutions. Les
héritages esthétiques de l’Antiquité grecque ont influencé pour
longtemps le théâtre français. Les innovations formelles, qui ont
touché l’écriture théâtrale à l’époque romantique, ont ouvert la
voie au théâtre du XXe siècle qui se caractérise en particulier par
le mélange des registres.
Plus encore que les autres genres, le théâtre est en prise avec
la société : ses fonctions politique, sociale, philosophique, sont évi-
dentes, et ce depuis ses origines grecques jusqu’à nos jours. L’homme
met en scène, représente, joue à tout moment de son histoire les
problèmes de la cité (tyrannie, conflits, choix idéologiques), les diffi-
cultés ou les bonheurs de ses rapports avec autrui, les valeurs ou
les ridicules d’une époque, ses certitudes comme ses interrogations
sur le sens de l’existence… C’est à cette quête de sens que sert le
théâtre, au-delà du divertissement qu’il peut constituer en mettant
en scène nos peurs, nos vices, nos vanités et nos misères.
Et maintenant  ?... Aujourd’hui encore les crises que traverse
notre société inspirent les auteurs, tel Jean-Louis Bauer avec Le
roman d’un trader, mis en scène par Daniel Benoin. Dans cette
pièce événement de la rentrée 201016, Lorànt Deutsch jouait le
rôle du trader. L’intrigue est la suivante  : alors qu’il croit pouvoir
passer un tranquille week-end, le directeur général d’une grande
banque découvre qu’un jeune trader a joué de manière frauduleuse
avec 25 milliards d’euros à la bourse… assez pour faire couler
la banque. Sa pièce librement inspirée de la célèbre affaire Ker-
viel nous offre une satire du capitalisme, comme Molière déjà en
son temps dénonçait des abus. De telles démarches artistiques
montrent bien que le théâtre demeure encore et toujours un art
citoyen.

16. Pour vous informer sur ce spectacle : http://culturebox.france3.fr et tapez dans l’onglet « Recherche » « Lorànt
Deutsch sur les planches dans la peau d’un trader ».

84 Séquence 4 – FR20

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Lecture cursive :
Jean Racine, Britannicus
Britannicus est une tragédie politique écrite en 1669 par Racine au faîte
de sa notoriété et de sa reconnaissance à la cour. Admiré par Louis XIV
qui apprécie ses tragédies, Racine est un auteur en vue quand il fait jouer
sa pièce. Il faut ainsi tenir compte du contexte pour mieux saisir la signi-
fication de cette tragédie qui mêle intrigue politique et amoureuse. Bri-
tannicus est inspiré d’un épisode de l’histoire romaine que Racine cite
en préambule de sa tragédie. Il s’agit du moment où le jeune empereur
Néron s’affranchit du joug maternel de sa mère Agrippine et devient pro-
gressivement le tyran qui a laissé un souvenir sanglant dans l’Histoire.

Conseils de méthode pour la lecture cursive


Lire une tragédie en vers exige une certaine concentration et une atten-
tion lors de la lecture car on est plus facilement habitué à lire de la prose.
Contrairement à certaines idées préconçues, lire une tragédie en vers
n’est pas difficile. Les termes de lexique vous sont expliqués par des
notes, et l’appareil critique qui figure dans votre édition de la pièce vous
fournit tous les renseignements qui peuvent vous manquer.
Je vous conseille cependant une lecture en trois temps :
E Une première lecture pour découvrir l’œuvre, l’apprécier pour son ori-
ginalité et sa force.
E Une seconde lecture, crayon à la main, pour prendre des notes relatives

aux éléments suivants : personnages, péripéties, passages importants.


E Une troisième lecture, visuelle cette fois, en vous connectant sur cer-

tains sites qui montrent des extraits de la pièce (vous pouvez saisir
« Britannicus, mise en scène » dans la barre de votre moteur de
recherche).

Exercice autocorrectif n° 3

Questions de lecture cursive


Les questions qui vous sont proposées suivent le déroulement de la
pièce. Si vous ne parvenez pas à répondre à une question, replongez-
vous dans l’acte qui y renvoie.
Acte I
1 Quand se situe l’action de Britannicus ? À quel épisode de l’histoire
correspond l’intrigue de la tragédie ?
2 Où se déroule la première scène ? le choix de Racine est-il conforme
aux principes de la tragédie classique ?

Séquence 4 – FR20 85

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3 Quels liens unissent les principaux personnages de la pièce ? Quel est
le rôle de l’exposition à cet égard ?

Acte II
4 Quand Néron apparaît-il dans la pièce ? Commentez le choix de Racine

5 Dans quelles circonstances Néron découvre-t-il Junie pour la première


fois ?

Acte III
6 De qui Narcisse est-il le confident  ? Que pensez-vous du choix de
Racine ?
7 Comment peut-on définir le caractère d’Agrippine ?

Acte V
8 Pourquoi, à votre avis, Néron ne répond-il pas aux violentes impréca-
tions de sa mère à la scène 3 de l’acte V ?
9 Comment se termine la pièce ? Racine a-t-il voulu faire passer un mes-
sage ?

➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

86 Séquence 4 – FR20

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C orrigés des exercices
Chapitre
1

Corrigé de l’exercice n° 1

1 Le drame se veut le reflet de la réalité, en particulier de la dualité


de la nature humaine, à la fois sublime et grotesque : une série d’an-
tithèses des lignes 5 à 9 développe cette opposition inhérente à
l’homme entre un être tourné vers la terre (la bassesse ou la laideur,
ce qui fait rire : le grotesque) et l’autre vers le ciel (la noblesse des
sentiments, la grandeur des situations : le sublime). Ceci aura pour
conséquence une grande diversité des niveaux de langue.
2 Pour rendre compte de ces « contraires », Hugo préconise l’emploi
d’un vers libéré des contraintes et pouvant s’adapter à tous les tons
et tous les sujets.
Le drame romantique abolit en quelque sorte la distinction ancienne
entre comédie et tragédie.

Corrigé de l’exercice n° 2

Le dénouement ne correspond en rien à la solution du conflit ni à la clô-


ture de l’action : « Allons-y. Ils ne bougent pas. ». Pas de fin heureuse,
comme dans la comédie, pas de mort ou de désespoir comme dans la
tragédie. « La fin est dans le commencement et cependant on continue  »,
constate Hamm dans une autre pièce de Beckett, Fin de partie. Les per-
sonnages sont vivants, velléitaires comme au début de la pièce, ce qu’ils
disent n’a aucun sens puisque rien ne s’est passé. « Quoi faire ? » se
demandent Vladimir et Estragon qui passent leur vie à attendre que
quelque chose se passe, errant comme des pantins ou comme des
clowns. Les spectateurs ont attendu comme eux, désespérément.
Ainsi (Beckett) juxtapose-t-il souvent le tragique et le comique. Ceux-ci,
comme dans l’existence, se mêlent en alternant sans loi ni régularité.
L’humour, l’illogisme et la dérision viennent briser l’émotion chaque fois
qu’elle paraît sur le point de naître à la vue des images d’une société
humaine désespérée. Le comique paralyse, chez les spectateurs, tout
processus d’identification et de compassion vis-à-vis des bouffons mis
en scène. Le bouleversement subsiste. (Itinéraires littéraires XXe siècle,
éd. Hatier) C’est le théâtre de l’absurde, qui traduit et veut transmettre le
désarroi contemporain devant l’absurdité de la condition humaine dans
une forme nouvelle de tragique, désespéré et désespérant.
L’homme n’étant plus sûr de rien, tout se mêle dans la même dérision.
Et ce sont les différentes formes de comique (mots, gestes, situation et

Séquence 4 – FR20 87

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personnages, la corde qui casse, le pantalon qui tombe…) qui mettent
clairement en évidence cette situation tragique. « Rien n’est plus drôle
que le malheur. », affirme Nell dans Fin de partie. Car c’est bien de mal-
heur qu’il s’agit. Désespérés, les personnages songent dans ce dénoue-
ment à se suicider. Ils ont conscience que leur vie n’a aucun sens, que
leur seule raison de vivre est d’attendre Godot et que celui-ci ne vient pas
(existe-t-il, ce Dieu tant attendu ?) et pourtant ils choisissent finalement
de continuer à avancer : « Alors, on y va ? – Allons-y. »

Corrigé de l’exercice n° 3


Acte I
1 Quand se situe l’action de Britannicus ? À quel épisode de l’histoire
correspond l’intrigue de la tragédie ?
On peut dater assez précisément le moment où se déroule l’intrigue
puisque Racine fournit dans la préface certains éléments relatifs au
contexte historique. Il s’agit du début du règne de Néron, né en 37 et
qui devient empereur en 54, à l’âge de dix-sept ans. Il est le neveu par
sa mère de l’empereur Caligula, également célèbre pour ses crimes. Les
débuts de son règne sont placés sous l’influence du grand philosophe
Sénèque, qui lui servit à la fois de guide intellectuel et de conseiller. Il
en est rapidement question dans la tragédie de Racine. L’épisode que
choisit de relater Racine dans sa tragédie coïncide donc avec les débuts
du jeune empereur. Si cette vérité historique sert de base à la tragédie de
Racine, ce dernier s’en éloigne cependant car il privilégie le conflit drama-
tique à la véracité des faits. Au début de son règne, Néron est un empe-
reur admiré et aimé ; les historiens s’accordent sur l’efficacité politique
de ses décisions. Il possède de nombreuses qualités politiques et intel-
lectuelles. Ce n’est que plus tard qu’il sombrera dans la folie tyrannique.
La chronologie de la pièce ne correspond donc pas à celle de la réalité
biographique : au début du règne de Néron, Britannicus n’a en effet que
treize ans ! Mais Racine resserre les événements et utilise la détestable
réputation de l’empereur romain pour créer une tension tragique supplé-
mentaire et représenter « la naissance d’un monstre ». Quand Racine fait
jouer Britannicus en décembre 1669, il a déjà écrit plusieurs tragédies.
Protégé par Louis XIV, le dramaturge choisit pour la première fois une intri-
gue inspirée de l’histoire romaine. Dans cette nouvelle tragédie en cinq
actes et en vers, il veut montrer les débuts de Néron, empereur qui s’est
rendu célèbre par ses débauches, ses crimes et sa folie. Sous le règne de
Néron de nombreux crimes ont été commis, les chrétiens ont été persé-
cutés et Jésus-Christ crucifié. C’est donc un parfait contre-exemple que
Racine montre au roi Louis XIV à travers la vie de Néron.

2 Où se déroule la première scène ? le choix de Racine est-il conforme


aux principes de la tragédie classique ?
Les didascalies de la première scène fournissent le décor de l’ensemble
de la tragédie : « La scène est à Rome, dans une chambre du palais de

88 Séquence 4 – FR20

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Néron ». Ce choix n’est guère étonnant quand on sait que Racine applique
très scrupuleusement la règle de l’unité de lieu. L’espace est en effet très
important dans Britannicus, dans la mesure où il représente la sphère du
pouvoir où vont s’affronter les deux principaux protagonistes, Agrippine
et Néron.
3 Quels liens unissent les principaux personnages de la pièce ? Quel
est le rôle de l’exposition à cet égard ?
Les quatre personnages principaux ont des liens de sang et des liens
politiques. Néron est le fils d’Agrippine, veuve de l’empereur Claude qui
avait adopté Néron de son vivant, comme l’autorisent les lois romaines.
On soupçonne l’impératrice d’avoir fomenté l’empoisonnement de
Claude, ce qui crée d’emblée un contexte familial «  monstrueux  » et
criminel. Le rapport entre le fils et sa mère est au cœur de la pièce de
Racine, c’est même son principal moteur psychologique et dramatur-
gique. Racine montre le conflit qui grandit entre les deux personnages
qui rivalisent de violence dans la recherche du pouvoir. Certaines lec-
tures plus psychanalytiques de la pièce ont vu dans la tragédie de Racine
la recherche de l’affranchissement du fils à l’égard d’une mère à la fois
possessive et violente. Dans la tragédie, on constate à plusieurs reprises
que Néron s’adresse à Britannicus en l’appelant « mon frère ». Britanni-
cus est le fils de l’empereur Claude et de Messaline, et par conséquent le
frère adoptif de Néron. Néron et Britannicus n’ont donc pas de véritable
lien de sang, pas plus que Britannicus et Agrippine. Britannicus est en
effet utilisé par Agrippine pour créer un contre-pouvoir, empêcher Néron
de devenir omnipotent. Britannicus est en effet le fils légitime de l’empe-
reur et, à ce titre, il peut prétendre accéder au trône. Junie n’a pas de lien
direct avec ces trois personnages. Mais elle se trouve entre Britannicus
et Néron. L’intrigue sentimentale rejoint donc ici l’intrigue politique.
L’exposition de Britannicus pose d’emblée les enjeux de l’intrigue et
établit clairement les liens qui unissent les personnages. En présence
d’Albine, dans la première scène, Agrippine rappelle « l’historique » des
événements qui viennent de se produire.

Acte II
4 Quand Néron apparaît-il dans la pièce  ? Commentez le choix de
Racine.
Comme souvent dans les tragédies classiques, le personnage principal
n’intervient pas dans l’acte I de la pièce. Ainsi Néron ne fait son entrée
en scène qu’à la scène 2 de l’acte II. Ce choix est stratégique de la part
de Racine. Tout d’abord, il ménage le suspense autour du principal pro-
tagoniste de l’intrigue. En effet, le titre de la tragédie ne doit pas faire
illusion  : Britannicus n’est pas le personnage principal, même s’il est
important. Mais parfois les auteurs choisissent de donner comme titre le
nom d’un personnage de second rang. Néron entre concrètement dans
l’action au second acte, mais sa présence plane sur tout l’acte I qui cor-

Séquence 4 – FR20 89

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respond à l’acte d’exposition. Le spectateur attend donc avec une cer-
taine impatience qu’il intervienne. C’est donc après avoir posé certains
enjeux politiques et amoureux de la pièce que Racine fait apparaître
l’empereur. Cette entrée en scène est d’ailleurs spectaculaire sur le plan
psychologique car on apprend que Néron est subitement tombé amou-
reux de Junie. On peut considérer ce choix comme un coup de théâtre,
puisque loin de se nouer autour d’une question politique, on devine que
le conflit va s’organiser autour d’une rivalité amoureuse dont Junie est
l’enjeu.
5 Dans quelles circonstances Néron découvre-t-il Junie pour la première
fois ?
L’une des originalités de Britannicus, c’est que Racine ne montre pas la
rencontre entre Junie et Néron, mais la décrit et la raconte par la bouche
de l’empereur même. Néron relate ainsi la découverte nocturne de la
jeune femme dans une tirade de la scène 2 de l’acte II. Cette descrip-
tion de première rencontre montre d’emblée que la relation est univoque
(elle ne va que dans un sens). Néron regarde Junie dans une position de
« voyeur » et décrit dans un premier temps les éléments qui l’ont fasciné,
puis dans un second temps les effets d’une telle vision, jusqu’à avouer
que cette rencontre est un « coup de foudre amoureux ».

Acte III
6 De qui Narcisse est-il le confident  ? Que pensez-vous du choix de
Racine ?
Au début de la pièce, dans la liste des personnages, Racine précise que
Narcisse est le « confident de Britannicus » (tandis que Burrhus est celui
de Néron). Quand on lit la pièce, ce choix devient particulièrement inté-
ressant car Narcisse n’a que très peu d’échanges avec Britannicus, tan-
dis qu’il apparaît souvent en compagnie de Néron. Ce constat dévoile la
nature et le type de personnage que Racine cherche à créer. Narcisse est
un traître, vendu à la cause de Néron. Dans la plupart des scènes où il
apparaît, le personnage manœuvre en faveur du futur empereur, et même
avec un certain cynisme. Sa duplicité éclate dans la scène qui oppose
Néron et Agrippine et dans laquelle l’impératrice dévoile au grand jour la
trahison du confident : « Poursuis Néron, poursuis avec de tels ministres/
Par des faits glorieux tu te vas signaler.  » (V, 3). L’ironie méprisante
d’Agrippine que suggère l’expression « tels ministres » renvoie Narcisse à
ce qu’il est : un traître qui finira par mourir tué par la foule.
Sur le plan dramaturgique, Narcisse est un personnage pivot de l’intri-
gue. Il est d’abord un faire-valoir pour Néron, et c’est grâce à ses ques-
tions que le jeune empereur dévoile ses véritables intentions à l’acte II,
et notamment sa passion pour Junie, aperçue la nuit.
7 Comment peut-on définir le caractère d’Agrippine ?

Agrippine est, après Néron, le personnage le plus important dans la


pièce. Cette importance s’explique par le double statut qu’elle occupe :

90 Séquence 4 – FR20

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mère et impératrice. Mais c’est d’abord une femme de pouvoir dont le
passé plus ou moins noir plane sur la tragédie. L’un des enjeux de la
tragédie repose en effet sur la succession de Claude, époux d’Agrippine.
Cette dernière, ayant fait adopter son fils Néron, est d’accord pour lui
laisser prendre le pouvoir, tout en dirigeant l’Empire. On voit, au fil de
l’intrigue, qu’Agrippine est animée par une forte volonté de pouvoir, au
point d’utiliser Britannicus comme élément de conflit sur l’échiquier
politique. Mais son attitude à l’égard de Néron est complexe, car il est
aussi son fils. Les liens du sang sont perceptibles dans son discours,
malgré les conflits qui l’opposent à Néron. L’intrigue de Britannicus n’est
pas seulement la naissance d’un monstre : c’est aussi la chute annoncée
d’une impératrice et la préfiguration d’un terrible matricide.

Acte V
8 Pourquoi, à votre avis, Néron ne répond-il pas aux violentes impréca-
tions de sa mère à la scène 3 de l’acte V ?
Dans cette scène, l’attitude de Néron est passionnante à observer. Il est
presque silencieux et toute son attitude est à imaginer ou à construire
par le lecteur. Ce silence énigmatique peut révéler plusieurs éléments
et s’interpréter de différentes façons. Soit Néron prend acte et écoute
ce que sa mère a à lui dire, cette dernière ne lui laissant guère le loisir
de rétorquer. Soit, retenant sa colère et sa haine, il prépare intérieure-
ment sa vengeance. Mais un autre élément intervient : c’est Narcisse qui
brise l’hypocrisie de la situation, après que Néron a feint de ne pas être
informé de la mort de Britannicus ni d’en être le responsable. Une fois
le crime avoué implicitement par Narcisse, Néron ne peut qu’écouter sa
mère fondre sur lui en reproches. La réplique qui referme la scène, « Nar-
cisse, suivez-moi » est une manière indirecte de répondre à Agrippine. Il
lui indique par là qu’il a choisi son camp et qu’il fait fi de la longue tirade
qu’elle vient de prononcer.
9 Comment se termine la pièce ? Racine a-t-il voulu faire passer un mes-
sage ?
Comme souvent dans la tragédie, l’intrigue se termine mal, même si
dans le cas précis de Britannicus, le nombre de morts est relativement
peu élevé par rapport à d’autres pièces de Racine. Tout d’abord Néron
fait assassiner Britannicus. Comme l’exigent les bienséances, ce crime
n’est pas montré mais relaté dans un récit de Burrhus (acte V, scène 5).
Narcisse est ensuite lynché par la foule qui, informée de ses traîtrises et
de ses manigances, lui fait subir l’opprobre collective (acte V, scène 8).
Ces deux actions qui se produisent hors scène dénouent la pièce : Junie
se réfugie dans le temple des Vestales et devient inaccessible à Néron,
alors qu’elle est proche de lui physiquement (les Vestales sont des reli-
gieuses qui se retirent du monde et font vœu de chasteté). C’est donc un
sort cruel pour Néron qui a sous les yeux l’objet de son désir sans pou-
voir l’atteindre. Comme l’indiquent les vers suivants («  Il marche sans
dessein, ses yeux mal assurés /N’osent lever au ciel leurs regards éga-

Séquence 4 – FR20 91

© Cned – Académie en ligne


rés »), Néron accuse le coup et se renferme dans sa noirceur. Le dénoue-
ment s’achève sur cette triple image : mort, fuite de Junie et désespoir
sombre de Néron. Il ne s’agit cependant pas d’un dénouement « fermé »,
puisque le spectateur devine qu’Agrippine sera la prochaine victime de
son fils.

Pour approfondir votre lecture…


Dans quelle mesure peut-on dire que la tragédie de Racine illustre la
formule : « la naissance d’un monstre » ?

L’intrigue de la tragédie se construit autour de la figure de Néron. Dans


la première préface de Britannicus, Racine s’en explique : « Je l’ai tou-
jours regardé comme un monstre. Mais c’est ici un monstre naissant. ».
D’abord aimé du peuple et soumis aux ordres de sa mère, Néron apparaît
en effet au moment où il se transforme. Racine montre comment l’amour
maladif qu’il porte à Junie et la haine latente qu’il voue à sa mère révèlent
sa monstruosité. Hanté par Junie, Néron est dominé par une passion qui
le pousse au crime. Par effet de contraste, Britannicus semble la victime
parfaite : honnête, fidèle et innocent, il s’oppose en tous points à Néron,
son frère adoptif. Dominé par son désir pour Junie, rival de Britannicus,
Néron laisse sa passion monstrueuse dominer sa raison. Britannicus
décrit le désir violent qu’un jeune empereur a de dominer le monde. Au
fil de l’intrigue, sa rivalité avec sa mère ne cesse de grandir, avant d’ex-
ploser dans le dernier acte, illustrant l’un des vers de la pièce « l’impé-
tueux Néron cesse de se contraindre ». Néron cesse d’être soumis. On a
pu interpréter cet antagonisme entre le fils et la mère comme un désir de
libération de la part de Néron qui jusqu’alors avait subi le joug maternel.
Certaines approches psychanalytiques ont vu dans le conflit la tentative
de Néron pour résoudre son « complexe d’Œdipe ». Peut-on appliquer
à leur relation l’expression proverbiale « telle mère tel fils » ? Toutefois,
le conflit cache des enjeux politiques : Agrippine sent que le pouvoir se
dérobe et cherche à le garder. Dans Britannicus, Racine montre aussi un
épisode crucial de l’histoire romaine : l’accès au pouvoir de Néron, mar-
qué par un crime, préfigure la chute de l’empire romain.

92 Séquence 4 – FR20

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Lexique de la séquence
Action : au théâtre, ce qui se passe sur scène.
Aparté : réplique dite « à part » par un personnage, censée être entendue seule-
ment par les spectateurs en échappant aux autres personnages.
Commedia comédie italienne apparue au XVe siècle. Les acteurs y portent des
dell’arte : masques pour incarner des personnages types (tel Arlequin). Ils improvi-
sent des lazzis et des saynètes sur des canevas bien connus.
Catharsis : c’est-à-dire la purgation des passions  (selon l’étymologie grecque
«  pureté  »), fonction théâtrale par laquelle le spectateur se retrouve
« purgé » de ses vices ou défauts en assistant au spectacle du malheur
des héros mis en scène. Dans l’idéal classique, la tragédie doit servir
d’exemple au public pour le rendre meilleur.
Classicisme : mouvement culturel et littéraire du XVIIe siècle, qui considère comme beau
ce qui est fondé sur l’alliance de la raison et du sentiment, le respect de la
vraisemblance et des bienséances. Les thèmes sont souvent inspirés de
l’Antiquité. En art, la ligne droite et la symétrie sont privilégiés.
Coryphée : chef du chœur dans la tragédie grecque. Il dialogue avec les acteurs.
Dénouement : résolution finale de l’intrigue qui met fin à la crise.
Didascalie : indication scénique donnée par l’auteur aux acteurs, fixant les noms des
personnages, l’intonation des répliques, les gestes, les déplacements,
ou encore les décors.
Dilemme : conflit intérieur vécu par un personnage lui imposant de choisir entre
deux intérêts opposés, l’amour et l’idéal politique ou la gloire, la famille
ou la cité.
Double énon- nature de l’énonciation au théâtre qui prend en compte deux destina-
ciation : taires, le(s) personnage(s) et les spectateurs.
Drame : (étymologiquement « action »). Genre théâtral du XIXe siècle, mêlant les
registres comique et tragique.
Euphémisme : figure de style visant à atténuer l’effet abrupt d’une réalité ou d’une idée.
Farce : genre théâtral reposant sur un comique trivial, des effets grotesques ou
bouffons.
Hyperbole : figure d’amplification ou d’exagération qui souligne ou met en relief une
idée.
Lazzi(s) : jeux de scènes, jeux de masque ou de mots improvisés pour faire rire
dans la commedia dell’arte.

Séquence 4 – FR20 93

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Litote : expression retenue qui dit le moins pour suggérer le plus. Ex : « Va, je ne
hais point ». (Corneille, Le Cid)
Pathétique : registre littéraire qui vise à émouvoir le lecteur ou le spectateur au spec-
tacle de la douleur physique ou morale.
Scène : unité de base de pièces du théâtre classique. Elle se définit par l’entrée
ou la sortie d’un personnage.
Tirade : longue réplique dans un dialogue de théâtre.
Tragique : registre qualifiant un texte où l’enchaînement des faits voue le héros au
malheur et à la mort, sans autre issue possible.

94 Séquence 4 – FR20

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Séquence 5
Tragédie et comédie
au XVIIe siècle :
le classicisme

Sommaire

Objectifs & parcours d’étude


Introduction
1. Autour de l’auteur
Fiche méthode : Le classicisme
Corrigés des exercices
2. Le classicisme de L’École des femmes : vue d’ensemble
Fiche métode : Les règles du théâtre classique
3. Le classicisme de L’École des femmes : à l’épreuve du texte
Corrigés des exercices
Bilan

Séquence 5 – FR20 1

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O bjectifs & parcours d’étude
Objectifs Textes et
œuvres
 
• Approfondir votre connaissance du mouvement classique • Molière, L’École des femmes (texte

• Revoir les règles du théâtre classique intégral

• Revoir la notion de registre comique

• Étudier une pièce de Molière dans son intégralité

Introduction

Objet d’étude et objectifs


Objet
d’étude Conseils de méthode
Webographie
La tragédie et la comédie au
XVIIe siècle : le classicisme

Chapitre 3

Chapitre 1
Chapitre 3 : Le classicisme
Chapitre 1 : Autour de l’auteur de L’École des femmes : à
l’épreuve du texte
A. Biographie de Molière
B. Contexte historique
A. É tude de l’exposition (acte I,
C. L’esthétique classique en peinture et dans l’art des jardins scène 1)
Fiche méthode : Le classicisme B. A rnolphe : une édifiante satire du
Corrigés des exercices jaloux (acte II, scène 3)
C. D e l’utilité du récit dans la comé-
die (acte III, scène 4)
D. Montrer aux hommes leurs
Chapitre 2
ridicules (acte V, scène 4)

Chapitre 2 : Le classicisme de L’École des


femmes : vue d’ensemble
A. U
 n tournant dans le genre de la comédie : « la grande
comédie »
B. Le respect de la règle des trois unités ? Bilan
C. La structure de la pièce
Fiche méthode : Les règles du théâtre classique Questionnaire sur le classi-
cisme et la comédie dans
Corrigés des exercices
Les Femmes savantes

2 Séquence 5 – FR20

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Introduction
A Objet d’étude et objectifs
Cette séquence s’inscrit dans l’objet d’étude «  Le théâtre et la comédie au
XVIIe siècle : le classicisme », dans la continuité de la précédente, où vous avez
pu découvrir les deux genres1 théâtraux consacrés au XVIIe siècle, la comédie
et la tragédie, genres repris de l’Antiquité gréco-latine, et plus particulièrement
en France du théâtre latin de Plaute et de Térence. À présent que vous connais-
sez les caractéristiques de ces deux genres et que vous savez analyser les
registres comique et tragique, nous allons nous consacrer à l’étude du théâtre
et de l’esthétique classiques à travers une comédie de Molière, L’École des
femmes, considérée comme la première « comédie classique ».
Au terme de cette séquence, vous saurez définir le classicisme, mouve-
ment littéraire et culturel dominant, sous Louis XIV, et étudier une comé-
die du XVIIe siècle. Vous connaîtrez en particulier les principes de l’es-
thétique classique et ses principaux représentants dans la littérature,
la peinture, l’architecture et l’art des jardins. Vous maîtriserez les règles
établies pour le théâtre par les représentants de ce courant et saurez les
observer dans une comédie ou une tragédie. Vous approfondirez enfin
votre connaissance des registres comique et tragique.

B Conseils de méthode
Avant de vous lancer dans l’étude de la pièce, nous vous invitons à la lire dans
l’édition Hatier, Collection Classiques & Cie, numéro 19, parue en avril 2010.
Vous trouverez dans ce livre de poche le texte intégral annoté de L’École des
femmes et d’une autre pièce cruciale pour notre sujet, La Critique de l’École des
femmes, chaque œuvre étant précédée d’une préface et l’ensemble suivi d’un
dossier présentant les thèmes les plus importants. D’autres éditions proposent
des commentaires plus étoffés, mais superflus à votre niveau. Cette édition a le
mérite de vous donner les annotations opportunes, un accès facile et éclairant à
La Critique de l’École des femmes, et des repères synthétiques. Deux précisions
cependant : vous n’êtes pas tenu de consulter les préfaces et le dossier dans la
mesure où les cours et exercices de cette séquence vous fournissent le contenu
pédagogique que vous devez acquérir ; en revanche, nous vous recommandons
vivement la lecture de La Critique.

1. Par commodité, on parle de « genres » bien que le terme de « sous-genres » soit plus adapté, dans
la mesure où l’on emploie déjà le mot « genre » pour désigner l’ensemble des productions théâtrales,
comme on parle de genre poétique ou de genre narratif.
Séquence 5 – FR20 3

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En fin de séquence, un extrait des Précieuses ridicules vous sera pro-
posé, afin que vous l’analysiez en mobilisant toutes les connaissances
et les compétences que vous aurez acquises pendant ce cours. Afin de
retirer le meilleur profit de celui-ci, rédigez vos réponses aux questions
d’analyse de texte, en prenant soin de citer et de commenter convena-
blement le texte pour justifier vos analyses.

C Webographie
Les pièces de Molière ont fait couler beaucoup d’encre chez les critiques
et de nombreux sites sur Internet traitent de son parcours et de son œuvre.
Un site incontournable est celui de la Comédie-Française :
http://www.comedie-francaise.fr
Vous y trouverez de nombreux dossiers concernant notre dramaturge :
E  Parcours Molière
Ce dossier de la Comédie-Française fournit des outils pédagogiques et
des éléments sur le contexte historique dans lequel vécut Molière ainsi
que les principales étapes de sa vie, autant de pistes pour préparer les
élèves à l’étude de l’œuvre de Molière.
E  Molière et ses personnages : le tableau d’Edmond Geffroy
Ces pages proposent une analyse de Jacqueline Razgonnikoff du tableau
d’Edmond Geffroy «Molière et les caractères de ses comédies». Celui-ci
rend un hommage à Molière et témoigne ainsi de la ferveur avec laquelle
le XIXe siècle redécouvre le dramaturge.
E  Molière - éléments biographiques
Ce dossier propose une série d’éléments biographiques sur Molière. Il
comprend une chronologie mais également une sélection d’articles bio-
graphiques dans les publications de la Comédie-Française. – Les parents
de Molière et sa naissance (Sylvie Chevalley)– Années d’apprentissage
(Alain Niderst).
E Molière et le décor de théâtre
Cet article d’André Boll, secrétaire général de l’Association internationale
des Critiques Dramatiques, tiré de la revue de la Comédie-Française, pro-
pose de retracer l’évolution du décor de théâtre dans les représentations
des pièces de Molière, depuis Molière et jusqu’au XXe siècle.
E  Les Femmes savantes de Molière
Ce dossier pédagogique de la Comédie-Française présente Les Femmes
savantes de Molière mises en scène par Bruno Bayen.
Un autre site important est celui du théâtre de l’Odéon
http://www.theatre-odeon.fr.
Vous y trouverez aussi de nombreux dossiers sur Molière, l’un d’eux pré-
sente L’École des femmes ainsi que des extraits de mises en scène en
vidéo.
Bonne lecture et bon travail !

4 Séquence 5 – FR20

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Chapitre

1 Autour de l’auteur
A Biographie de Molière
Molière est un très grand dramaturge français, vous ne l’ignorez pas et avez
certainement déjà lu plusieurs de ses comédies. Il est bon que vous ayez
quelques connaissances essentielles sur sa vie, qui vous permettront de mieux
comprendre ses œuvres et de les replacer dans leur contexte historique. Pour
cela, je vous invite à faire des recherches sur la biographie du dramaturge
sur Internet, en consultant plusieurs sites – et pas seulement Wikipedia ! –,
et à prendre des notes sur ce qui vous semble important à retenir, avant de
compléter la biographie proposée dans l’exercice autocorrectif suivant.

Document 1

Nicolas Habert, Jean-Bap-


tiste Poquelin dit Molière.
Écrivain et dramaturge,
représenté tenant le Tar-
tuffe. Gravure. 25,2 x 18 cm.
Châteaux de Versailles et
Trianon, Paris. © RMN /
Gérard Blot

Séquence 5 – FR20 5

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Exercice autocorrectif n° 1
En vous aidant de sites sur Internet, complétez cette biographie. Sont
indiquées en gras les informations à retenir.
1622-1644 : À Paris, de l’univers bourgeois à la vocation pour le théâtre
dit Molière, naît à Paris le 15  janvier 1622, de
…...............................................,
Jean Poquelin, valet de chambre et tapissier du Roi, et de Marie Cressé,
fille de marchands tapissiers. Voué à un avenir bourgeois par la charge
héréditaire de son père, il fait ses études au Collège Clermont à Paris
(aujourd’hui Lycée Louis Le Grand), puis entreprend des études de droit
à Orléans. Mais, en ....................., il fonde avec Joseph et ….................................
.............. Béjart une troupe de comédiens qu’ils baptisent ….............................
.................. et adopte, en 1644, le pseudonyme de …............................................,
abandonnant ainsi ses études et l’avenir que la position de sa famille
lui avait tracé.
1645-1657 : En province, d’acteur de …............................................... à auteur …..
.............................................

En 1645, après des débuts difficiles à Paris, « l’Illustre Théâtre » fait faillite
et Molière est emprisonné pour dettes. Son père l’aide à se tirer d’affaire et
il intègre, avec les Béjart, la « troupe de Dufresne », une troupe itinérante
parcourant les grandes villes de …............................................... où ils interprètent
de nombreuses …..............................................., notamment de Corneille. Cepen-
dant, c’est dans le registre comique que Molière excelle. Il écrit alors ses
premières …..............................................., comme La Jalousie du Barbouillé (1646)
ou Le Médecin volant (1647). En 1655, il écrit sa première véritable …...........
...................................., en cinq actes et en vers, L’Étourdi ou les contretemps, et
s’impose comme auteur comique en 1656 avec Le Dépit amoureux.
1658-1661 : À Paris, sous la protection de « Monsieur », du Théâtre du
Petit-Bourbon au …...............................................
En 1658, la troupe regagne Paris et obtient la protection de Philippe d’Or-
léans ou « Monsieur », …............................................... unique du roi, qui les installe
comme sa troupe personnelle au Théâtre du Petit-Bourbon, où ils jouent en
alternance avec la troupe de …............................................... du célèbre comédien
italien Scaramouche. Dans ce théâtre, Molière est consacré comme auteur
comique avec la représentation des Précieuses …...............................................
(1659). En 1660, ce succès est confirmé par la représentation de Sganarelle
ou le Cocu imaginaire, mais, la même année, la troupe se retrouve sans lieu
de représentation car le Petit-Bourbon est démoli pour bâtir la colonnade
du Louvre. Cependant, grâce à la médiation de Philippe d’Orléans auprès
du Roi, Molière et sa troupe se voient attribuer le …................................................
Dans ce nouveau théâtre où il restera pour le reste de sa vie, Molière
nourrit de grandes ambitions et, en particulier celle de s’illustrer dans la

6 Séquence 5 – FR20

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tragédie, le genre noble à l’époque. En 1661, il inaugure donc la nouvelle
salle avec une tragi-comédie, Dom Garcie de Navarre ou Le Prince jaloux.
La pièce est un échec et Molière revient sur le terrain de la comédie où
il rencontre un grand …............................................... avec L’École des maris.
Cette œuvre lui attire cependant l’hostilité des …...............................................
qui voient dans cette pièce l’incarnation d’une morale permissive à l’en-
contre des valeurs traditionnelles.
1661-1662 : Du début des divertissements royaux à Versailles à la pro-
tection royale
Séduit par L’École des maris, le surintendant du Roi, Nicolas Fouquet,
invite Molière à donner une représentation devant Louis XIV dans son
château de Vaux-le-Vicomte. Connaissant le goût du roi pour les ballets,
Molière invente, avec Les Fâcheux, un nouveau genre, la …............................
..................., qui associe comédie, musique et danse. Louis XIV est séduit.
Cet événement marque un tournant décisif dans la carrière de Molière
qui alternera désormais les représentations de comédies-ballets créées
avec Lully devant la Cour de Louis XIV à Versailles et les représentations
de ses comédies et des tragédies nées d’autres plumes, au théâtre du
Palais-Royal. Il est désormais en charge des …............................................... En
1665, Louis XIV fera de la troupe de Molière la …................................................
Document 2

Jean Hégesippe Vetter, Molière reçu par Louis XIV. XIXe siècle.
Huile sur toile. Sénat – Musée d’Orsay, Paris. © Photo RMN /
Hervé Lewandowski.

Séquence 5 – FR20 7

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1662-1665 : À Paris, la « grande comédie » : consécration et controverses
En 1662, Molière épouse …..............................................., de vingt ans sa cadette,
présentée sur le contrat de mariage comme la sœur de Madeleine – la par-
tenaire de scène de Molière et son ancienne maîtresse – mais que beau-
coup disent être en réalité la fille de celle-ci. Le scandale provoqué par
ce mariage, qui voit naître toutes sortes de fabulations autour du couple,
semble être à l’origine de la nouvelle comédie de Molière, ….........................
......................, dont la première représentation a lieu en décembre 1662 au

Palais-Royal. Son succès est considérable. Avec elle, Molière fonde la …..
............................................., non sans mal puisqu’elle déclenche aussitôt l’une
des plus grandes polémiques de son temps. Cette pièce satirique écrite
selon la forme des tragédies classiques, soit en cinq actes et en alexan-
drins, soulève les protestations des rigoristes chrétiens, moralistes et gar-
diens des règles du théâtre classique auxquels s’ajoutent les nombreux
auteurs et acteurs envieux de la faveur grandissante de Molière à la Cour
et auprès du public parisien. Cette longue polémique est ravivée par la
représentation de …............................................... (1664) que le Roi, sous la pres-
sion de la cabale des dévots, fait interdire très rapidement. Molière n’ob-
tient l’autorisation de la représenter qu’en 1669, dans une version très
remaniée. De même, son …............................................... (1665) fait l’objet d’une
censure qui durera encore longtemps après sa mort (jusqu’en 1841).
1666-1673 : Comédies de caractères, comédies de mœurs et comédies-
ballets
Dans les dernières années de sa vie, Molière se tourne vers les comé-
dies de caractères et de mœurs, qui le tiennent à l’écart des attaques
des dévots. Citons quelques uns des chefs-d’œuvre écrits durant cette
période : …............................................... (1666), …............................................... (1668),
Le Bourgeois …............................................... (comédie-ballet, 1670), Les …...........
.................................... savantes (1673), Le Malade imaginaire (1673). Conti-
nuant à jouer malgré la maladie pulmonaire dont il souffre depuis 1665,
il s’éteint le 7 février 1673, juste après la quatrième représentation du …..
..............................................

➠ Reportez-vous au corrigé de l’exercice n° 1 à la fin du chapitre.

B Contexte historique
Molière a vécu sous les règnes de Louis XIII et Louis XIV, au cours desquels
se sont épanouis les mouvements culturels du baroque puis du classicisme.
Molière est lui-même un représentant du classicisme. Vous trouverez une
présentation détaillée de ce courant dans la fiche méthode en fin de cha-
pitre. La vie culturelle est étroitement liée au contexte historique. Retenez
donc les aspects marquants du XVIIe siècle exposés dans le tableau ci-après.

8 Séquence 5 – FR20

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1610/17-1643 1661-1685
1644-1661 1685-1715
Règne de Louis XIII « Le siècle de Louis
Régence d’Anne Période moins
avec le cardinal le Grand », phase
d’Autriche avec le brillante du règne
Richelieu : période prospère du règne
cardinal Mazarin. de Louis XIV.
de troubles. de Louis XIV.
Hostilités d’une bonne Révoltes paysannes, Marqué par la Fronde, Guerres incessantes :
partie de la famille puis émeutes et Louis XIV écarte l’aris- guerre de la ligue
royale et de la grande Fronde des Princes tocratie du pouvoir d’Augsbourg (1688-
aristocratie française, (1650-1652), révolte en 1663, s’entoure 1697) et guerre de
d’où de nombreuses des derniers féodaux de bourgeois, comme succession d’Espagne
Politique

manœuvres politiques contre le pouvoir Colbert, et instaure (1701-1714).


pour affaiblir les centralisateur qui un pouvoir personnel
aristocrates au profit émerge et réduit leur et une monarchie
du pouvoir royal. influence. absolue.
Longues guerres Multiples réformes.
contre l’Espagne. Nombreux succès
militaires.
Lutte contre les pro- Développement du Dissolution de la Révocation de l’Édit
testants dans le sud courant janséniste. Compagnie du Saint- de Nantes (signé en
de la France. Sacrement (1665). 1598 par Henri IV),
interdiction du protes-
Religieux

Création de la Compa- Persécutions des jan-


gnie du Saint-Sacre- sénistes manifestant tantisme et paroxysme
ment (1629) pour une certaine opposi- des persécutions.
lutter dans l’ombre tion à l’absolutisme
contre l’impiété, (1653-1669).
l’immoralité et le
protestantisme.
Économie dynamisée Lourds impôts qui Développement du Ruine économique de
Écono-
mique

mais lourds impôts. étranglent la popu- commerce et des la France provoquée


lation ; mauvaises manufactures avec par les guerres.
récoltes et épidémies. Colbert.

Affaiblissement de Misère paysanne, Noblesse évincée Noblesse, bourgeoisie


la noblesse, misère affaiblissement de la et divisée, essor de et paysans également
Social

paysanne. noblesse. la bourgeoisie sur mécontents.


Certaine émancipation laquelle s’appuie le
féminine tout au long roi, misère paysanne.
du XVIIe siècle.
1634 : création de Essor du classicisme. Le roi favorise l’épa- Incompréhension
l’Académie française. Mécénat royal pour nouissement des arts des intellectuels qui
Épanouissement du mettre l’art au service et des sciences, ce qui étaient auparavant
mouvement baroque ; du pouvoir royal et donne lieu à l’apogée dévoués au roi.
émergence d’autres création d’académies du classicisme. Cet Querelle des Anciens
Culturel

exigences artistiques de peinture, de sculp- art est au service et des Modernes et fin
fondées sur la raison. ture, d’architecture. du pouvoir royal (cf. du classicisme.
les divertissements
Naissance du courant
royaux dans les
de la préciosité
jardins du château de
autour de Mme de
Versailles) ; construc-
Rambouillet et Mlle de
tion du château de
Scudéry.
Versailles.

Séquence 5 – FR20 9

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Exercice autocorrectif n° 2
Pour bien comprendre le contexte historique du XVIIe siècle, recherchez
les définitions du jansénisme et de la préciosité. Vous pouvez consulter
des manuels, des encyclopédies ou des sites en ligne.

Sites E http://www.port-royal-des-champs.eu
conseillés : E http://www.amisdeportroyal.org

E http://www.ac-clermont.fr (ressources pédagogiques)

E http://www.lettres-et-arts.net

➠ Reportez-vous au corrigé de l’exercice n° 2 à la fin du chapitre.


Document 3

La Carte du Tendre, gravure, XVIIe siècle - Paris, B.N.F. © RMN/Agence Bulloz.

C L’esthétique classique en pein-


ture et dans l’art des jardins
Le classicisme est un mouvement littéraire qui se développe en France,
et plus largement en Europe, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, de
1660 à 1680. Il s’impose donc dans la littérature, mais aussi la philoso-
phie, la musique, les arts plastiques et l’architecture, tendant vers une

10 Séquence 5 – FR20

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perfection formelle définie d’après l’héritage gréco-romain mais corres-
pond aussi à la consolidation des États nations soucieux de contribuer
au développement d’un art qui magnifie leur puissance.
Vous allez découvrir les caractéristiques de ce mouvement en peinture
et dans l’art des jardins par le biais d’exercices autocorrectifs. La lecture
préalable de la Fiche Méthode sur le classicisme en fin de chapitre peut
vous aider à répondre aux questions.

Exercice autocorrectif n° 3


Analyse d’un tableau
Document 4

Nicolas Poussin, L’inspiration du poète, 17e siècle, huile sur toile, 182x213cm,
Musée du Louvre, Paris. © RMN/René-Gabriel Ojéda.

Proposez une interprétation de ce tableau de Nicolas Poussin en répon-


dant au questionnaire suivant.

Séquence 5 – FR20 11

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 Identification du sujet
 Qui est le personnage assis au centre de la scène ? Regardez ce qu’il
tient dans les mains et ce qu’il porte sur la tête.
2 Regardez maintenant la femme qui se tient debout derrière le per-
sonnage central. Comment est-elle vêtue ? Que porte-t-elle à la main
droite ? Savez-vous qui est cette femme ?
3 Qui sont les deux petits garçons ailés ? Que fait celui qui se tient aux
pieds du personnage féminin ?
4 Pouvez-vous deviner qui se tient à droite de la scène ? Que porte ce
personnage dans ses mains ? Que regarde-t-il ? Pourquoi ? Que diriez-
vous de son expression ?
5 Le personnage assis au centre, que fait-il ? Quelle explication donne-
riez-vous à son geste d’après le titre du tableau ?

 Étude de la composition
6 Que diriez-vous de la composition du tableau ? Appuyez-vous sur la
façon dont sont disposés les personnages ?

 Étude de la lumière et des couleurs


7 Regardez maintenant la lumière qui emplit le tableau. D’où provient-
elle ? Quelles sont les couleurs prédominantes ? Quel rapport y a-t-il
entre les couleurs et la lumière ? Pourquoi, selon-vous, le peintre a-t-il
choisi cette lumière et ces couleurs  ? Cela a-t-il un rapport avec le
thème du tableau ?
Conclusion
8 Qu’est-ce qui fait de ce tableau une œuvre éminemment classique ?

Exercice autocorrectif n° 4


Le classicisme dans les jardins du château de Versailles
Rendez-vous sur le site officiel du château de Versailles à l’adresse sui-
vante  : http://www.chateauversailles.fr. Sur la page d’accueil, cliquez
sur la rubrique « Plan interactif ». Vous aurez accès à une carte interac-
tive, cliquez alors sur la rubrique « Les Jardins » et répondez aux ques-
tions suivantes.
1 Trouvez des arguments pour classer ces jardins comme jardins clas-
siques.
Pour ce faire, suivez les étapes suivantes :
a) Observez le plan et notez les caractéristiques classiques que vous
remarquez dans l’aménagement de l’espace.

12 Séquence 5 – FR20

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b) Consultez les différents sites numérotés et relevez quelles sont les
principales références iconographiques présentes dans les jardins.
Attention, limitez-vous aux aménagements faits pendant le règne de
Louis XIV (1643-1715).
2 La course du Soleil et le mythe d’Apollon sont les références symbo-
liques les plus présentes dans les Jardins du Château de Versailles.
Dans ses mémoires, Charles Perrault évoque la création du décor
solaire de la grotte de Thétis sur ordre de Louis XIV. Lisez l’extrait qui
relate cette création et répondez au questionnaire proposé.

Document 5

« Lorsque le roi eut ordonné qu’on bâtit la grotte de Versailles, je son-


geai que, sa Majesté ayant pris le Soleil pour sa devise, avec un globe
terrestre au-dessous et ces paroles  : Nec pluribus impar, et la plupart
des ornements de Versailles étant pris de la fable du Soleil et d’Apollon
(car on avait mis sa naissance et celle de Diane, avec Latone, leur mère,
dans une des fontaines de Versailles, où elle est encore), on avait aussi
mis un soleil levant dans le bassin qui est à l’extrémité du petit parc ; je
songeai donc qu’à l’autre extrémité du même parc où était cette grotte
(car elle a été démolie depuis), il serait bon de mettre Apollon qui va se
coucher chez Thétis après avoir fait le tour de la Terre, pour représenter
que le roi vient se reposer à Versailles après avoir travaillé à faire du
bien à tout le monde. Je dis ma pensée à mon frère le médecin, qui en
fit le dessin, lequel a été exécuté entièrement, à savoir : Apollon dans
la grande niche du milieu, où les nymphes de Thétis le lavent et le bai-
gnent, et dans les deux niches des côtés, il représenta les quatre che-
vaux du Soleil, deux dans chaque niche, qui sont pansés par des Tritons.
M. Le Brun, lorsque le roi eut agréé ce dessin, le fit en grand et le donna à
exécuter, sans presque y rien changer, aux sieurs Girardon et Regnaudin
pour le groupe du milieu, et aux sieurs Gaspard Marsy et Guérin pour les
deux groupes des côtés, où sont les chevaux pansés par les Tritons. Mon
frère fit aussi des dessins pour tous les autres ornements de cette grotte,
figures, rocailles, pavés... ; il fit aussi le dessin de la porte, qui était très
beau : c’était un Soleil d’or qui répandait ses rayons aussi d’or sur toute
l’étendue des trois portes, lesquelles étaient de barres de fer peintes de
vert. Il semblait que le Soleil fût dans cette grotte et qu’on le vît au travers
des barreaux de la porte. »
PERRAULT, Charles, Mémoires de ma vie, précédé de « Un moderne paradoxal »,
essai d’Antoine Picon, Paris, Macula, 1993, p. 208-209.

Questionnaire
a) L a devise latine Nec pluribus impar, de traduction controversée, est
le plus souvent interprétée ainsi  : «  sans égal  » ou «  au-dessus de
tous ». Quel est d’après vous le sens de cette comparaison du Roi avec
le Soleil ?

Séquence 5 – FR20 13

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b) Connaissez-vous le mythe de Latone, la naissance d’Apollon et Diane,
et l’histoire du serpent Python ? Faites des recherches documentaires
si besoin et explicitez le rapport de ce mythe avec la vie de Louis XIV.
c) Hormis le Soleil, quelles autres attributions d’Apollon peuvent entrer
en relation avec la figure de Louis XIV ?

➠ Reportez-vous aux corrigés des exercices n° 3 et 4 à la fin du chapitre.

14 Séquence 5 – FR20

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L e classicisme

Fiche méthode
Chapitre
1
Fiche méthode

Naissance d’une notion


Le terme est tiré du latin classicus ; l’adjectif « classique » qualifiait dans
la Rome antique la langue parlée par l’élite intellectuelle et sociale, par
opposition à la langue vulgaire, la langue du peuple. Le terme «  clas-
sique » apparaît à la Renaissance pour désigner, par opposition à l’art
gothique, une esthétique définie d’après le modèle antique gréco-
romain. À la fin du XIXe siècle, ce sont les historiens de l’art qui donnent
son sens actuel à la notion de « classicisme » pour définir, par oppo-
sition au « baroque », le courant qui s’est développé à partir de la fin
du XVIe siècle dans les arts plastiques, l’architecture, la littérature et la
philosophie.
Définition : L’esthétique classique du XVIIe siècle se place dans la conti-
nuité de celle de la Renaissance dont elle hérite des valeurs : la recherche
de l’harmonie, l’imitation de l’Antiquité, l’observation de la nature, et,
dans les arts plastiques, le rendu de la perspective, du modelé et de
l’anatomie. Son idéal de beauté, par opposition au baroque, réside dans
l’ordre, la clarté et la symétrie.

Chronologie et contexte historique


Née en France sous les ministères de Richelieu (1624-1642) et de Maza-
rin (1642-1661), l’esthétique classique atteint son apogée dans la pre-
mière partie du règne de Louis XIV (1661-1687) dont elle servira l’image
de puissance et d’autorité. « La querelle des Anciens et des Modernes »,
à partir de 1687, annonce la fin de ce courant.
On peut donc distinguer trois phases dans le classicisme
1620-1661 : détournement de l’esthétique baroque et élaboration du goût classique.
À partir de 1620, l’aristocratie et plus encore la bourgeoisie commen-
cent à se lasser des excès baroques tandis que le pouvoir royal tente de
contrôler la création littéraire : l’Académie française est fondée en 1635.
L’idéal de l’honnête homme (cf. infra) voit le jour.
1661-1687 : apogée du classicisme.
Cette phase correspond à une période de stabilité au moment où, à la
mort de Mazarin, Louis XIV commence à exercer le pouvoir par lui-même.

Séquence 5 – FR20 15

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Le Roi Soleil exerce un pouvoir absolu fondé sur la religion. Cet absolu-
Fiche méthode

tisme est apprécié de la bourgeoisie et de l’aristocratie, l’une profitant


de la paix, l’autre de l’aide royale. Dans ce contexte, Louis XIV crée une
vie mondaine brillante et patronne les arts.
1687-1715 : déclin du classicisme
Alors que Louis XIV multiplie les guerres qui affament le peuple et met-
tent à mal la bourgeoisie, des protestations s’élèvent et l’esprit critique
se répand. Dans le domaine littéraire, les « Modernes » en viennent à
rejeter le fondement du classicisme : l’imitation des Anciens

Contexte culturel
Le classicisme se diffuse au sein de la bourgeoisie et des aristocrates
de moindre rang – la haute aristocratie ayant été écartée par Louis XIV –
pétris par la même culture gréco-latine. Laissées sans instruction, mis à
part quelques personnalités d’exception –comme Mlle de Scudéry–, les
femmes, créeront le courant précieux.

Les grands principes de l’esthétique classique

 L’imitation des Anciens

Comme les écrivains de la Renaissance, les classiques se donnent pour


modèles, les auteurs grecs et latins et comme références théoriques, les
Poétique d’Aristote (IVe s. av. J.-C.) et d’Horace (Ier s. ap. J.-C.), qui ont
explicité dans leur œuvre les principes de l’art antique. Précisons cepen-
dant que cette imitation n’est pas un plagiat : il s’agit de s’inspirer d’un
auteur antique connu pour rivaliser avec lui.
Quantité de fables de La Fontaine sont ainsi empruntées aux fabulistes
grec Ésope (Ve  siècle av. J.-C.) et latin Phèdre (Ier  siècle après J.-C.).
Phèdre, tragédie de Racine, est la troisième version d’un mythe déjà
mis en scène par Euripide (dramaturge grec du Ve siècle av. J.-C.) puis
Sénèque (auteur latin du Ier siècle ap. J.-C.). Racine s’inspire aussi d’Eu-
ripide pour sa tragédie Andromaque. Pour Les fourberies de Scapin, la
source de Molière est le Phormion de Térence (auteur comique latin du
IIe s. av. J.-C.)  ; pour L’avare, il reprend La marmite de Plaute (auteur
comique latin du IIIe s. av. J.-C.).

16 Séquence 5 – FR20

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Fiche méthode
La Fontaine, « Le chêne et le roseau », Fables, I, 22 Ésope, « Le roseau et l’olivier »*

Le chêne un jour dit au roseau : Le roseau et l’olivier disputaient de leur endu-


« Vous avez bien sujet d’accuser la nature ; rance, de leur force, de leur fermeté. L’olivier
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau ; reprochait au roseau son impuissance et sa
Le moindre vent qui d’aventure facilité à céder à tous les vents. Le roseau garda
Fait rider la face de l’eau, le silence et ne répondit mot. Or le vent ne tarda
Vous oblige à baisser la tête. pas à souffler avec violence. Le roseau, secoué
Cependant que mon front, au Caucase pareil, et courbé par les vents, s’en tira facilement ;
Non content d’arrêter les rayons du soleil, mais l’olivier, résistant aux vents, fut cassé par
Brave l’effort de la tempête. leur violence.
Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr.
Encor si vous naissiez à l’abri du feuillage Cette fable montre que ceux qui cèdent aux cir-
Dont je couvre le voisinage, constances et à la force ont l’avantage sur ceux
Vous n’auriez pas tant à souffrir : qui rivalisent avec de plus puissants.
Je vous défendrais de l’orage ;
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.
– Votre compassion, lui répondit l’arbuste, * Traduction d’Émile Chambry.
Part d’un bon naturel ; mais quittez ce souci :
Les vents me sont moins qu’à vous redoutables ;
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici
Contre leurs coups épouvantables
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin. » Comme il disait ces mots,
Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le nord eût porté jusque-là dans ses flancs.
L’arbre tient bon ; le roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.

La querelle des Anciens et des Modernes est révélatrice d’une évolution


qui marquera la fin du classicisme et annoncera le siècle des Lumières.
Les « Modernes » (Perrault, Fontenelle) contestent cette toute-puissance
des modèles antiques : s’ils sont dignes d’admiration, disent-ils, le pro-
grès de l’art et de la société oblige les artistes à innover et à rechercher
d’autres sources d’inspiration et de nouvelles formes artistiques en
accord avec leur temps. Le parti des Anciens (Boileau, La Bruyère) ou
parti des classiques rétorque que l’Antiquité gréco-latine est la seule
référence possible car elle a atteint la perfection et l’universel. La preuve
en est la durée de la renommée des auteurs de l’Antiquité.

Séquence 5 – FR20 17

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2 La raison
Fiche Méthode
méthode

L’art classique prétend se fonder sur la raison, dans un souci constant de


lucidité et d’analyse. S’il s’intéresse bien souvent aux passions et à l’ir-
rationnel, il cherche à les rendre intelligibles. On refuse donc le droit de
juger à ceux chez qui la raison et le jugement ne sont pas développés par
l’habitude de la réflexion et par la culture intellectuelle : les productions
classiques s’adressent à un public cultivé. De cette valeur accordée à
la raison découlent plusieurs traits caractéristiques de l’esthétique clas-
sique.
a) La codification : sous l’autorité de la raison, s’érige un système très
strict de règles dans chaque genre. Les règles classiques sont les œuvres
des doctes qui définissent les théories du goût classique, à travers des
lettres, des traités, des arts poétiques. Vaugelas et Guez de Balzac légi-
fèrent ainsi sur la bonne utilisation de la langue. Jean Chapelain et l’abbé
d’Aubignac définissent les règles du théâtre classique. En musique et
dans les arts plastiques, les principes formels sont très contraignants
et rigoureusement défendus par les académies, créées pendant cette
période. L’autorité des Anciens repose donc désormais sur les théori-
ciens et les académiciens.
b) Vraisemblance et bienséance  : afin de montrer la réalité dans ce
qu’elle a de rationnel et d’universel, l’art classique s’efforce d’être natu-
rel, autrement dit de donner l’impression de la réalité.
c) Souci de clarté : de la même façon que la raison éclaire le jugement,
l’art se doit d’éclairer l’entendement. Ce souci de clarté se traduit en
littérature, par le recours à un langage simple et précis. Retenez les vers
de Boileau qui synthétisent si bien cette idée : « Ce qui se conçoit bien
s’énonce clairement / Et les mots pour le dire viennent aisément. » (Art
poétique)

3 Placere et docere : plaire et instruire

Les productions classiques se donnent une finalité morale, celle d’élever


les hommes, en particulier en les purifiant de leurs passions et de leurs
vices. Pour y parvenir, « le secret est d’abord de plaire et de toucher »
(Boileau, Art poétique). Autrement dit, seul un homme intéressé et ému
par l’œuvre peut recevoir l’enseignement qu’elle contient.
Lisez cet extrait de Phèdre de Racine où l’héroïne éponyme de la pièce
ouvre tout entier son cœur à son beau-fils Hippolyte à qui elle vient
d’avouer son amour. Ce passage est une remarquable illustration de la
doctrine classique « plaire, toucher et instruire ». À la lecture de ce texte,
vous éprouverez sans doute en effet à la fois un plaisir esthétique, un
sentiment de pitié pour l’héroïne tragique et de l’aversion pour sa mons-
trueuse passion.

18 Séquence 5 – FR20

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PHÈDRE

Fiche Méthode
méthode
Ah, cruel ! tu m’as trop entendue !
Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur.
Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur :
J’aime ! Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,
Innocente à mes yeux, je m’approuve moi-même ;
Ni que du fol amour qui trouble ma raison
Ma lâche complaisance ait nourri le poison ;
Objet infortuné des vengeances célestes,
Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes.
Les dieux m’en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang ;
Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle
De séduire le cœur d’une faible mortelle.
Toi-même en ton esprit rappelle le passé :
C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé ;
J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine ;
Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine.
De quoi m’ont profité mes inutiles soins ?
Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins ;
Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.
J’ai langui, j’ai séché dans les feux, dans les larmes :
Il suffit de tes yeux pour t’en persuader,
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder…
Que dis-je ? cet aveu que je te viens de faire,
Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ?
Tremblante pour un fils que je n’osais trahir,
Je te venais prier de ne le point haïr :
Faibles projets d’un cœur trop plein de ce qu’il aime !
Hélas ! je ne t’ai pu parler que de toi-même !
Venge-toi, punis-moi d’un odieux amour :
Digne fils du héros qui t’a donné le jour,
Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite.
La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte !
Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t’échapper ;
Voilà mon cœur : c’est là que ta main doit frapper.
Impatient déjà d’expier son offense,
Au-devant de ton bras je le sens qui s’avance.
Frappe : ou si tu le crois indigne de tes coups,
Si ta haine m’envie un supplice si doux,
Ou si d’un sang trop vil ta main serait trempée,
Au défaut de ton bras prête-moi ton épée ;
Donne.
Racine, Phèdre, 1677, acte II, scène 5.

Séquence 5 – FR20 19

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L’idéal classique ou la morale du «  Grand
Fiche Méthode
méthode

Siècle » : l’honnête homme


L’honnête homme (pluriel les «honnêtes gens») est marqué par le sens
de la mesure et de l’élégance. Maître de soi et plein de finesse, cultivé
et toujours désireux d’apprendre avec esprit critique, il est ouvert,
curieux, savant sans être pédant, agréable et s’adapte sans hypocrisie à
la société mondaine, puisque son sens de la mesure lui fait connaître et
accepter les faiblesses humaines.
Lisez ce portrait tiré des Caractères, œuvre dans laquelle le moraliste Jean
de La Bruyère stigmatise des défauts inconciliables avec l’honnêteté. Par
inversion, vous aurez un portrait de l’honnête homme !
Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l’œil fixe et
assuré, les épaules larges, l’estomac haut, la démarche ferme et délibé-
rée. Il parle avec confiance ; il fait répéter celui qui l’entretient, et il ne
goûte que médiocrement tout ce qu’il lui dit. Il déploie un ample mou-
choir, et se mouche avec grand bruit ; il crache fort loin, et il éternue fort
haut. Il dort le jour, il dort la nuit et profondément ; il ronfle en compa-
gnie. Il occupe à la table et à la promenade plus de place qu’un autre. Il
tient le milieu en se promenant avec ses égaux ; il s’arrête, et l’on s’ar-
rête ; il continue de marcher, et l’on marche : tous se règlent sur lui. Il
interrompt, il redresse ceux qui ont la parole : on ne l’interrompt pas, on
l’écoute aussi longtemps qu’il veut parler ; on est de son avis, on croit
les nouvelles qu’il débite. S’il s’assied, vous le voyez s’enfoncer dans un
fauteuil, croiser ses jambes l’une sur l’autre, froncer le sourcil, abaisser
son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite,
et découvrir son front par fierté et par audace. Il est enjoué, grand rieur,
impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les
affaires du temps ; il se croit des talents et de l’esprit. Il est riche.
Jean de La Bruyère, « Des biens de fortune », Les Caractères, 1688.

Principaux représentants du classicisme en


littérature
Théâtre : l’œuvre de Pierre Corneille dans la seconde moitié du XVIIe siècle et sur-
tout Jean Racine pour la tragédie, Molière pour la comédie
Fable : Jean de La Fontaine
Œuvres
morales : Jean de La Bruyère (Les Caractères), La Rochefoucauld (Maximes)
Roman : Mme de La Fayette (La Princesse de Clèves)
Poésie : Nicolas Boileau (Art poétique, Satires, Épîtres)
Mémorisez cette phrase pour retenir le nom des grands auteurs classiques :
« Sur la racine de la bruyère, la corneille boit l’eau de la fontaine Molière ».

20 Séquence 5 – FR20

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Caractéristiques du classicisme en peinture

Fiche Méthode
méthode
E Sujets nobles tirés de la mythologie, de la Bible, de la vie des saints,
de la poésie bucolique latine.
E Importance du dessin, avec des contours nets, une lumière vive, des

couleurs clairement définies et une absence totale de contrastes vio-


lents qui permet de distinguer aisément tous les éléments du tableau.
E Perspective en plans successifs, construits sur des lignes verticales ou hori-

zontales, évitant les diagonales et les spirales réclamées par le baroque.


E Composition claire et ordonnée, souvent fermée (la scène est contenue

dans le cadre), où les figures ne se recoupent pas ou peu.


E Personnages idéalisés, selon le modèle des sculptures de l’Antiquité

classique, souvent vêtues à l’antique et dans une attitude statique,


sobre et discrète.
E Principaux représentants : Nicolas Poussin (1594-1665), François Perrier

(1590-1650) , Laurent de la Hyre (1606-1656), Philippe de Champaigne


(1602-1674), Pierre Mignard (1612-1695) et Charles le Brun (1619-1690)

Caractéristiques de l’architecture classique


L’architecture classique se caractérise par des lignes droites, la recherche de
E 

la symétrie et de la rigueur géométrique, ainsi que par l’importance de l’or-


thogonalité. La sobriété des surfaces et des plans oppose les constructions
classiques aux baroques, soucieuses
d’effet décoratif, tout en courbes et
contre-courbes, et pourvues de sur-
charges ornementales.
E Parfaite fonctionnalité  : adé-

quation entre l’architecture et la


fonction de l’édifice.
E Imitation de l’Antiquité  : pré-

sence de colonnes et statues


selon les modèles antiques, et le
respect des proportions tenues
pour «  parfaites  » par les philo-
sophes grecs et romains.
E Principaux représentants : Pierre

Lescot (1515-1578), Philibert


Delorme (1510-1570), Salomon
de Brosse (1565-1628), François
Mansart (1598-1661), Jules Har-
doin-Mansart, Louis-le Vau.
E Œuvres-phares de l’architecture

classique :
E la colonnade du Louvre

Vue en enfilade de la Colonnade Perrault. Musée du Louvre,


Paris. © RMN/Caroline Rose.

Séquence 5 – FR20 21

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Caractéristiques de l'art des jardins classiques
Fiche Méthode
méthode

C'est le « jardin à la française », qui se caractérise par :


E un plan géométrique et symétrique qui crée des effets de perspective

très calculés ;
E une composition de parterres, d'allées, de bassins, de fontaines,

d'arbres et d'arbustes taillés suivant des formes régulières ;


E la présence de sculptures illustrant des scènes tirées de la mythologie

gréco-romaine et de l'histoire antique ;


E le château de Vaux-le-Vicomte.

Parterres de broderies du
château de Vaux-le-Vicomte,
Maincy, Seine-et-Marne,
France (48°34’N–2°43’E)
© Roger-Viollet.

Vue aérienne du château. © Roger-Viollet.

22 Séquence 5 – FR20

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le château de Versailles

Fiche Méthode
méthode

Bassin, statue et jeux d’eau du Parterre d’Eau dans le parc du château


de Versailles. Photo : Sylvain Sonnet. © HEMIS.FR/AFP.

Séquence 5 – FR20 23

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C orrigés des exercices
Chapitre
1

Corrigé de l’exercice n° 1

1622-1644 : À Paris, de l’univers bourgeois à la vocation pour le théâtre


Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, naît à Paris le 15 janvier 1622, de
Jean Poquelin, valet de chambre et tapissier du Roi, et de Marie Cressé,
fille de marchands tapissiers. Voué à un avenir bourgeois par la charge
héréditaire de son père, il fait ses études au Collège Clermont à Paris
(aujourd’hui Lycée Louis Le Grand), puis entreprend des études de droit
à Orléans. Mais, en 1643, il fonde avec Joseph et Madeleine Béjart une
troupe de comédiens qu’ils baptisent «  l’Illustre Théâtre  » et adopte,
en 1644, le pseudonyme de Molière, abandonnant ainsi ses études et
l’avenir que la position de sa famille lui avait tracé.
1645-1657 : En province, d’acteur de tragédie à auteur comique
En 1645, après des débuts difficiles à Paris, «  l’Illustre Théâtre  » fait
faillite et Molière est emprisonné pour dettes. Son père l’aide à se tirer
d’affaire et il intègre, avec les Béjart, la «  troupe de Dufresne  », une
troupe itinérante parcourant les grandes villes de province où ils inter-
prètent de nombreuses tragédies, notamment de Corneille. Cependant,
c’est dans le registre comique que Molière excelle. Il écrit alors ses pre-
mières farces, comme La Jalousie du Barbouillé (1646) ou Le Médecin
volant (1647). En 1655, il écrit sa première véritable comédie, en cinq
actes et en vers, L’Étourdi ou les contretemps, et s’impose comme auteur
comique en 1656 avec Le Dépit amoureux.
1658-1661 : À Paris, sous la protection de « Monsieur », du Théâtre du
Petit-Bourbon au théâtre du Palais-Royal
En 1658, la troupe regagne Paris et obtient la protection de Philippe d’Or-
léans ou «  Monsieur  », frère unique du Roi, qui les installe comme sa
troupe personnelle au Théâtre du Petit-Bourbon, où ils jouent en alter-
nance avec la troupe de la commedia dell’arte du célèbre comédien ita-
lien Scaramouche. Dans ce théâtre, Molière est consacré comme auteur
comique avec la représentation des Précieuses ridicules (1659). En 1660,
ce succès est confirmé par la représentation de Sganarelle ou le Cocu
imaginaire, mais, la même année, la troupe se retrouve sans lieu de
représentation car le Petit-Bourbon est démoli pour bâtir la colonnade
du Louvre. Cependant, grâce à la médiation de Philippe d’Orléans auprès
du roi, Molière et sa troupe se voient attribuer le Théâtre du Palais-Royal.
Dans ce nouveau théâtre où il restera pour le reste de sa vie, Molière nourrit
de grandes ambitions et, en particulier celle de s’illustrer dans la tragédie,

24 Séquence 5 – FR20

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le genre noble à l’époque. En 1661, il inaugure donc la nouvelle salle avec
une tragi-comédie, Dom Garcie de Navarre ou Le Prince Jaloux. La pièce
est un échec et Molière revient sur le terrain de la comédie où il rencontre
un grand succès avec L’École des maris. Cette œuvre lui attire cependant
l’hostilité des moralistes chrétiens qui voient dans cette pièce l’incarna-
tion d’une morale permissive à l’encontre des valeurs traditionnelles.
1661-1662 : Du début des divertissements royaux à Versailles à la pro-
tection royale
Séduit par L’École des maris, le surintendant du Roi, Nicolas Fouquet,
invite Molière à donner une représentation devant Louis XIV dans son
château de Vaux-le-Vicomte. Connaissant le goût du Roi pour les ballets,
Molière crée, avec Les fâcheux, un nouveau genre, la comédie-ballet, qui
associe comédie, musique et danse. Louis XIV est séduit. Cet événement
marque un tournant décisif dans la carrière de Molière qui alternera
désormais les représentations de comédies-ballets créées avec Lully
devant la Cour de Louis XIV à Versailles et les représentations de ses
comédies et des tragédies nées d’autres plumes au Théâtre du Palais-
Royal. Il est désormais en charge des distractions royales. En 1665,
Louis XIV fera de la troupe de Molière la « Troupe du Roy ».
1662-1665 : À Paris, la « grande comédie » : consécration et controverses
En 1662, Molière épouse Armande Béjart, de vingt ans sa cadette, pré-
sentée sur le contrat de mariage comme la sœur de Madeleine – la par-
tenaire de scène de Molière et son ancienne maîtresse – mais que beau-
coup disent être en réalité la fille de celle-ci. Le scandale provoqué par
ce mariage, qui voit naître toutes sortes de fabulations autour du couple,
semble être à l’origine de la nouvelle comédie de Molière, L’École des
femmes, dont la première représentation a lieu en décembre de 1662
au Palais-Royal. Son succès est considérable. Avec elle, Molière fonde
la comédie classique, non sans mal puisqu’elle déclenche aussitôt l’une
des plus grandes polémiques de son temps. Cette pièce satirique écrite
selon la forme des tragédies classiques, soit en cinq actes et en alexan-
drins, soulève les protestations des rigoristes chrétiens, moralistes et
gardiens des règles du théâtre classique auxquels s’ajoutent les nom-
breux auteurs et acteurs envieux de la faveur grandissante de Molière à
la Cour et auprès du public parisien. Cette longue polémique est ravivée
par la représentation de Tartuffe (1664) que le roi, sous la pression de la
cabale des dévots, fait interdire très rapidement. Molière n’obtient l’au-
torisation de la représenter qu’en 1669, dans une version très remaniée.
De même, son Dom Juan (1665) fait l’objet d’une censure qui durera
encore longtemps après sa mort (jusqu’en 1841).
1666-1673 : Comédies de caractères, comédies de mœurs et comédies-ballets
Dans les dernières années de sa vie, Molière se tourne vers les comé-
dies de caractères et de mœurs, qui le tiennent à l’écart des attaques
des dévots. Citons quelques uns des chefs-d’œuvre écrits durant cette
période  : Le Misanthrope (1666), L’Avare (1668), Le Bourgeois gentil-
homme (comédie-ballet, 1670), Les Femmes savantes (1673), Le Malade

Séquence 5 – FR20 25

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imaginaire (1673). Continuant à jouer malgré la maladie pulmonaire
dont il souffre depuis 1665, il s’éteint le 7 février 1673, juste après la
quatrième représentation du Malade imaginaire.

Corrigé de l’exercice n° 2

Le jansénisme est une doctrine religieuse et morale du XVIIe siècle qui


doit son nom à l’évêque d’Ypres, Cornélius Jansenius (1585-1638). Son
ouvrage, l’Augustinus (1640), provoque un grave débat entre les jansé-
nistes, partisans de cette doctrine inspirée de celle de saint Augustin
(354-430), et les Jésuites.
Jansénius prétend que le péché originel a fait perdre à l’homme sa liberté,
et que la grâce est uniquement accordée par la volonté de Dieu selon une
prédétermination «gratuite», donnant ainsi peu de part au libre arbitre.
Le pape Innocent X condamne le jansénisme comme hérésie en 1653.
Le jansénisme, prônant l’austérité et une vertu rigide, influence la bour-
geoisie parisienne et la noblesse de robe et devient un instrument d’op-
position politique au pouvoir royal.
Les précieuses prônent le raffinement du comportement, des idées et
du langage. C’est ainsi qu’elles souhaitent un retour à l’amour courtois
médiéval et, dans son roman Clélie, Histoire romaine, Mlle de Scudéry –
qui restera selon ses vœux célibataire – invente « la Carte du Tendre »,
sorte de « géographie amoureuse » où l’amour est « la mer dangereuse »
pour la femme. Les précieuses affectionnent les jeux de l’esprit et met-
tent la subtilité de la pensée au service du discours sur l’amour, au
centre de leurs conversations. Celles-ci se tenaient dans des salons, en
particulier ceux de Catherine de Rambouillet et de Madeleine de Scu-
déry. S’y réunissaient des femmes, mais aussi des hommes, considérés
comme les « beaux esprits » de leur temps. Dans Les Précieuses ridicules
et Les Femmes savantes, Molière raille les recherches excessives de raf-
finement de la préciosité en mettant en scène des femmes pédantes,
trompées par des hommes sans talent littéraire qu’elles accueillent
comme d’incomparables poètes.

Corrigé de l’exercice n° 3

 Le personnage assis au centre est Apollon. C’est une divinité aux mul-
tiples prérogatives : dieu du soleil, de la beauté, des arts, en particulier
de la poésie et de la musique. Ici, il est représenté avec l’un de ses prin-
cipaux attributs : la lyre qui accompagne le poète dans la déclamation
de ses vers. On le voit aussi porter sur la tête une couronne de laurier.
 a femme qui se tient debout à gauche est Calliope, la première des
2L
muses, muse de l’éloquence et de la poésie épique. Elle tient dans la
main droite un instrument à vent.
3 I l s’agit de putti. On appelle ainsi, en sculpture et en peinture, le dieu
Amour (Cupidon en latin, Éros en grec) représenté sous les traits d’un

26 Séquence 5 – FR20

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petit enfant ou d’un ange. Le putto qui se tient aux pieds de Calliope,
porte un livre et une couronne de laurier. Deux autres ouvrages sont
posés au sol. Des inscriptions permettent de les identifier : Ilias (l’Ili-
ade d’Homère), Odyssea (l’Odyssée d’Homère) et Aeneidos (l’Énéide
de Virgile).
4 À droite, enfin, se tient le poète, le stylet à la main. Il compose une
nouvelle ode et est en extase, le regard tourné vers le haut, vers le
putto qui s’apprête à le couronner de laurier.
5 Apollon désigne de la main droite ses écrits. Il s’agit de la représen-
tation de l’idéal poétique antique, tel qu’on le trouve chez Homère,
Hésiode, Virgile ou encore Platon et Aristote. Le poète reçoit l’inspira-
tion des dieux, qui parlent par sa bouche pour dire les choses telles
qu’elles ont été et telles qu’elles sont. Pour les Grecs, l’inspiration
poétique était une forme de révélation, le moyen d’accéder à la vérité.
C’est pourquoi, Apollon est dieu de la poésie et de la musique au
même titre que dieu des oracles.
6 Ce chef-d’œuvre de Nicolas Poussin nous montre trois personnages
principaux, parfaitement alignés. On voit aussi deux putti qui se tien-
nent entre les personnages, l’un en bas à gauche, aux pieds de la Muse,
l’autre à droite, légèrement en arrière, au-dessus et entre Apollon et le
poète. Cette composition vise l’harmonie : les personnages sont dispo-
sés dans une symétrie soulignée par l’opposition des deux putti.
7 Une lumière diffuse et dorée de soleil couchant caresse les chairs et
les drapés, et, par ses effets d’ombres, leur confère un volume ample
et souple. La prédominance de couleurs chaudes (rouge et jaune) ren-
force ce climat crépusculaire, le plus propice aux chants à la gloire
guerrière. Poussin crée ici un parallèle subtil entre la dignité de la
peinture et celle de la poésie, entre la poétique du langage et celle
des images.
8 L’œuvre représente un « Parnasse », c’est-à-dire l’assemblée des Muses
réunies autour du dieu Apollon Dans la mythologie antique, cette
assemblée se tenait sur le Parnasse, lieu sacré dédié aux beaux-arts.
La mise en scène harmonieuse et symétrique que Poussin donne de
cette scène mythologique se situe dans une tradition antique, rénovée
durant la Renaissance italienne, et dont une des principales représen-
tations demeure celle que peignit Raphaël dans l’une des « Chambres »
du Vatican. Le sujet rejoint la plus haute aspiration du classicisme : l’art
se doit de rechercher la beauté parfaite, s’adressant à l’esprit plutôt
qu’aux sens, et élevant l’homme au-dessus de ses passions.

Corrigé de l’exercice n° 4

a
 ) Les jardins de Versailles sont l’exemple le plus abouti du « jardin
à la française ». Suivant les canons classiques, leur organisation est
placée sous le signe de la géométrie et de la symétrie. Ils offrent ainsi
de nombreux parterres, bosquets, fontaines et bassins séparés par

Séquence 5 – FR20 27

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des allées disposées géométriquement de part et d’autre d’un axe
central est-ouest, une allée royale de 335 mètres de long et 40 mètres
de large. Notons que cette allée existait déjà du temps de Louis XIII,
mais fut réaménagée par André Le Nôtre pour représenter la course du
Soleil et ainsi glorifier le Roi-Soleil Louis XIV. La nouvelle organisation
tenait évidemment compte du parcours du soleil pour que les figures
représentées soient éclairées au moment voulu par l’astre solaire.
b) De multiples ensembles sculpturaux illustrant des scènes de la mytho-
logie grecque animent les parterres, bassins et bosquets du château
de Versailles, et font revivre les mythes antiques chers aux classiques,
tout en glorifiant le Roi-Soleil. Au cours d’une promenade dans les jar-
dins, le visiteur croise ainsi Apollon (Bassin d’Apollon), Diane, leur
mère Latone (Bassin de Latone), le géant Encélade, Saturne, Flore,
Bacchus et Cérès, quatre divinités liées au cycle des saisons et sym-
bolisant respectivement l’hiver, le printemps, l’automne et l’été. Une
attention particulière doit être accordée aux sculptures qui se trou-
vent le long de l’allée royale puisqu’elles se rattachent au mythe du
dieu Apollon, également appelé Phébus, «le brillant « et assimilé avec
le Soleil dont il conduit le char. À l’extrémité ouest de l’allée, à l’op-
posé de la façade du château, se trouve ainsi le bassin d’Apollon où
l’on peut apprécier une statue d’Apollon qui sort des eaux monté sur
son char. Grâce à la disposition toute particulière de cet ensemble,
le départ du char du Soleil est salué par la lumière du matin. En deçà
de l’Allée Royale, au pied des marches qui descendent du parterre de
l’Eau en provenance de la façade du château, on trouve le bassin de
Latone, qui nous montre ce personnage défendant ses enfants, Apol-
lon et Diane, du courroux de Junon. Là où se dresse aujourd’hui l’aile
nord du château, se trouvait la grotte de Téthis, fille d’Océan vivant
dans les profondeurs marines, qui accueillait tous les soirs Apollon
après sa course. Les statues qui montraient les nymphes assistant
Apollon dans sa toilette ont été placées depuis dans le bosquet situé
immédiatement au nord du bassin de Latone. L’omniprésence de la
mythologie gréco-romaine dans les jardins de Versailles en fait une
parfaite illustration de la conception classique du jardin.
2 a) Depuis l’Antiquité, le soleil est l’astre roi de la voûte céleste, car
il est source de chaleur et de vie  : toute plante et tout animal ont
besoin de ses rayons pour vivre, jusqu’aux plus petits. Depuis Coper-
nic (XVIe siècle), le soleil est placé au centre de l’univers (place que
l’on croyait auparavant occupée par la terre), et les autres astres tour-
nent autour de lui comme « une espèce de cour ». Enfin, le soleil est
aussi l’astre qui représente la régularité même, qui se lève et qui se
couche, qui poursuit indéfectiblement sa course incessante. Louis
XIV se veut au centre de toute chose, investi d’un pouvoir suprême
sur tous ses sujets, qui profitent directement de sa bienveillance.
Son pouvoir et ses bienfaits ne sont plus entravés par les nobles qui,
dans le système féodal, étaient les vrais seigneurs du peuple. Désor-
mais, les trois états (noblesse, bourgeoisie et peuple) sont sous l’au-
torité indiscutable et bienfaisante du roi, tout comme les rayons du

28 Séquence 5 – FR20

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soleil se répandent sur la porte de la grotte de Thétis. Le roi est aussi
l’incarnation d’une action et d’un travail sans relâche, tout comme le
soleil continue éternellement sa course malgré son apparent immo-
bilisme.
Dans ses Mémoires, Louis XIV explique le choix de sa devise au dau-
phin :
« Le carrousel2, qui m’a fourni le sujet de ces réflexions, n’avait été
projeté d’abord que comme un léger amusement ; mais on s’échauffa
peu à peu, et il devint un spectacle assez grand et assez magnifique,
soit par le nombre des exercices, soit par la nouveauté des habits ou
par la variété des devises3.
Ce fut là que je commençai à prendre celle que j’ai toujours gardée
depuis, et que vous voyez en tant de lieux. Je crus que, sans s’arrêter à
quelque chose de particulier et de moindre, elle devait représenter en
quelque sorte les devoirs d’un prince, et m’exciter éternellement moi-
même à les remplir. On choisit pour corps le soleil, qui, dans les règles
de cet art, est le plus noble de tous, et qui, par la qualité d’unique,
par l’éclat qui l’environne, par la lumière qu’il communique aux autres
astres qui lui composent comme une espèce de cour, par le partage
égal et juste qu’il fait de cette lumière à tous les divers climats du
monde, par le bien qu’il fait en tous lieux, produisant sans cesse de
tous côtés la vie, la joie et l’action, par son mouvement sans relâche,
où il paraît néanmoins toujours tranquille, par cette course constante
et invariable, dont il ne s’écarte et ne se détourne jamais, est assuré-
ment la plus vive et la plus belle image d’un grand monarque.
Ceux qui me voyaient gouverner avec assez de facilité et sans être
embarrassé de rien, dans ce nombre de soins que la royauté exige,
me persuadèrent d’ajouter le globe de la terre, et pour âme nec plu-
ribus impar : par où ils entendaient ce qui flattait agréablement l’am-
bition d’un jeune roi, que, suffisant seul à tant de choses, je suffirais
sans doute encore à gouverner d’autres empires, comme le Soleil
à éclairer d’autres mondes, s’ils étaient également exposés à ses
rayons. Je sais qu’on a trouvé quelque obscurité dans ces paroles,
et je ne doute pas que ce même corps n’en pût fournir de plus heu-
reuses. Il y en a même qui m’ont été présentées depuis ; mais celle-là
étant déjà employée dans mes bâtiments et en une infinité d’autres
choses, je n’ai pas jugé à propos de la changer. »
b) Junon, jalouse des amours de Jupiter et Latone, interdit à la terre
d’accueillir cette dernière, enceinte d’Apollon et Diane, afin de l’em-
pêcher d’accoucher. Traquée par le serpent Python, lancé aussi par
Junon à sa poursuite, Latone cherche désespérément un endroit où

2. carroussel : lieu où se donnaient les revues militaires, les manifestations officielles.


3. devise : figure emblématique accompagnée d’une courte formule qui, généralement, s’y rapporte.[…] La devise
de Louis XIV était un soleil qui éclaire un monde, avec ses mots : Nec pluribus impar (définition donnée par le Trésor
de la Langue Française Informatisé). Cette devise signifie : «Au-dessus de tous les hommes».

Séquence 5 – FR20 29

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donner le jour à ses enfants et finit par arriver à l’île de Délos qui,
selon la légende, flotte sur la mer. Ainsi, Apollon et Artémis naissent
finalement sur cette île, où se trouvait le plus célèbre temple dédié
à Apollon. Toujours poursuivie par Junon, Latone se rend avec ses
enfants sur les rives du fleuve Xanthe, en Lycie, et là, au moment où,
épuisée, elle espère se désaltérer, les habitants des environs, excités
par Junon, s’y opposent et la chassent brutalement. Latone, excédée,
maudit ces paysans et les transforme en grenouilles. Plus tard, Apol-
lon, muni de son arc et de ses flèches, traque et tue le serpent Python.
À la mort de son père, Louis XIV accède à la couronne mais non pas au
pouvoir, car il n’est âgé que de cinq ans et sa mère, Anne d’Autriche,
assume la régence avec l’aide du cardinal Mazarin. Pendant cette
période, les parlements et l’aristocratie se rebellent contre le pouvoir
royal, provoquant des troubles et guerres intestines qui dureront cinq
ans. On dénomme cette période la Fronde. Le parti du roi finit par
vaincre les rebelles, mettant ainsi fin aux guerres civiles et rebellions
« que les ennemis de la France ont voulu susciter ».
c) Apollon est aussi le dieu de l’art, particulièrement de la poésie et
de la musique. Or Louis XIV a des goûts fastueux qui sont propices
à l’épanouissement des beaux-arts. Il s’est conduit en mécène et
patron des arts en aidant financièrement Molière, le musicien Jean-
Baptiste Lully, le décorateur Charles Le Brun ainsi que le jardinier
André Le Nôtre. Par ailleurs, il aimait beaucoup la danse : vous avez
peut-être vu le film de Gérard Corbiau, Le roi danse (2000), qui conte
les liaisons tumultueuses et parfois dangereuses entre Louis XIV, le
Roi-Soleil, et les musiciens et artistes de la cour.

Pour approfondir votre connaissance des liens qu’entretient Louis XIV


avec les arts, et en particulier avec le théâtre, vous pouvez consulter les
sites suivants :

Psyché de Lully, Corneille et Molière


Site internet : http://www.opera-montpellier.com
L’opéra et orchestre national de Montpellier propose l’étude de «Psy-
ché» de Lully, Corneille et Molière, créé au XVIIe siècle afin de célébrer
la puissance du Roi Soleil et ainsi éblouir sa cour. Ce dossier présente le
sujet mythologique de la pièce, qui fonctionne comme un miroir.

Molière joué à la Cour


Site internet : http://www.comedie-francaise.fr
La représentation des comédies-ballets de Molière à la Comédie-Fran-
çaise «avec tous leurs ornements»
Site internet : http://www.comedie-francaise.fr
Cet article de Jacqueline Razgonnikoff analyse l’évolution de la forme
de représentation que les héritiers officiels de Molière, les Comédiens

30 Séquence 5 – FR20

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Français, ont donné à la comédie-ballet au cours de leur histoire ou lui
donnent encore sur la scène.

Lully - Marche pour la Cérémonie des Turcs


Site internet : http://mediatheque.cite-musique.fr/
Créée en 1670, la «marche pour cérémonie des Turcs» de Jean-Baptiste
Lully est extraite de la comédie-ballet «Le bourgeois gentilhomme» pour
laquelle il collabore avec Molière.

Versailles et les fêtes de cour sous le règne de Louis XIV


Site internet : http://www.chateauversailles.fr
Grâce à ce dossier, particulièrement destiné aux élèves du collège,
découvrez le faste des fêtes organisées à la cour de Louis XIV à Versailles.

Vous allez maintenant commencer l’étude de la pièce. Sachez que vous


pouvez en visionner sur Internet des extraits. Pour cela, tapez le titre
L’École des femmes dans la barre de votre moteur de recherche, puis cli-
quez sur la rubrique « vidéo ».

Séquence 5 – FR20 31

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Chapitre Le classicisme de L’École des
2 femmes : vue d’ensemble

A Un tournant dans le genre de la


comédie : « la grande comédie »
Comme vous avez pu le lire dans la biographie liminaire, L’École des
femmes marque un tournant dans l’œuvre de Molière puisqu’elle inau-
gure le « genre » de la comédie classique et déclenche une vive polé-
mique, qui conduit le dramaturge à justifier et, par là-même, à définir sa
démarche et ses conceptions artistiques. En homme de théâtre, il le fait
sur scène, à travers deux comédies présentées en 1663, La Critique de
l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles, qui font s’affronter les
points de vue antagonistes sur la pièce. Il serait bon d’ailleurs que vous
lisiez au moins la première de ces deux œuvres.
Pour mesurer le caractère novateur de L’École des femmes, nous étudie-
rons tout d’abord, dans une perspective d’histoire littéraire, le statut et
les formes de la comédie avant celle-ci, puis les critiques adressées à
Molière et, enfin, la riposte de Molière et la définition de la « comédie
classique ».

1. L
 a comédie en France avant L’École des
femmes
Au moment où Molière donne L’École des femmes, la scène comique est
dominée par la farce et la commedia dell’arte, déjà évoquées dans la
séquence précédente.
La farce, née dans l’Antiquité avec Aristophane et Plaute, et devenue
très populaire au Moyen-Âge, est une pièce bouffonne visant à provo-
quer le rire par les moyens les plus simples, voire les plus grossiers,
sans aucun souci de la morale. Son comique repose sur la déformation
de situations ou de personnages tirés de la trivialité quotidienne. Trom-
peries et ruses sont le lot de couples conventionnels : maris et femmes,
vendeurs et clients, maîtres et serviteurs. Certains types même, tels que
la femme acariâtre, le soldat fanfaron, le vieillard amoureux ou le philo-
sophe pédant, traversent les siècles. L’intrigue, on ne peut plus simple,
repose sur des retournements, sur le schéma de « l’arroseur arrosé » très
souvent. Si ces rebondissements provoquent le rire, les jeux de masque,
de scène et les plaisanteries volontiers grossières l’entretiennent tout au
long de la pièce.

32 Séquence 5 – FR20

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La commedia dell’arte, représentée en France à l’époque de Molière par
la troupe des Comédiens Italiens, en particulier par le célèbre Scara-
mouche, est une forme de théâtre semi-improvisé où la gestuelle, par-
fois même l’acrobatie, et la fantaisie verbale des acteurs sont les prin-
cipaux moteurs du comique. Les acteurs sont des professionnels (d’où
le nom « dell’arte ») spécialisés dans un type de personnage stéréotypé,
qu’ils interprètent au gré de leur envie, en suivant seulement le canevas
établi au début de la représentation.
Autour des années 1630, certains dramaturges, en particulier Pierre Cor-
neille, veulent éloigner la comédie de la farce et de la commedia dell’arte
et en faire une véritable œuvre littéraire, au rebours de l’improvisation que
supposent les deux formes de comédie dominantes. Cette comédie des
années 1630 est un genre « moyen » qui associe un certain réalisme social
et la stylisation (« beau » langage, « noble » conception de l’amour ...).
À la date de L’École des femmes, Molière s’est illustré dans la farce avec
La Jalousie du Barbouillé (1646) et Le Médecin volant (1647). Il a com-
posé des comédies de structure variable d’un, trois, ou cinq actes, en
prose ou en vers, dans lesquelles il emprunte aux lazzi4 de la commedia
dell’arte. L’Étourdi ou les contretemps et Le Dépit amoureux comportent
cinq actes et sont écrites en vers, comme le genre majeur de la tragédie.
Si L’École des femmes est considérée comme la première des « grandes
comédies  » de Molière, ce n’est donc pas parce qu’elle est composée
en alexandrins et se déploie sur cinq actes. Frustré de ne pouvoir briller
dans le grand genre de la tragédie, Molière s’est employé à donner à la
comédie une dignité et une fonction sociale qui l’élèvent à un niveau
proche de cette dernière, et ce souci l’a conduit dans les faits à adop-
ter les principes de l’esthétique et du théâtre classiques. Par la suite,
ses détracteurs – dont maints dramaturges jaloux de son succès – lui
ont reproché de transgresser ces règles, critique que personne n’aurait
songé à adresser au sujet d’une farce, d’une commedia dell’arte ou d’une
comédie privilégiant une intrigue farcesque et la gestuelle comique. La
querelle soulevée par L’École des femmes s’explique donc paradoxa-
lement par la rigueur, l’originalité et la qualité du travail littéraire qui
caractérisent cette œuvre, qui fait rire et édifie tout à la fois.
Pour mieux mesurer la richesse de la pièce, recensons d’abord les cri-
tiques qu’elle a suscitées.

2. L
 es critiques adressées à L’École des
femmes
Les adversaires de Molière sont nombreux : acteurs et auteurs jaloux,
moralistes dévots, théoriciens de la littérature, mais aussi « précieuses » et

4. lazzi (mot italien) : plaisanteries burlesques en paroles ou en actions, jeux de mots, grimaces, gestes grotesques.

Séquence 5 – FR20 33

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«  petits marquis  ». Même Corneille se montre envieux du succès de
Molière, ainsi que les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne qui redoutent
que ses comédies concurrencent, voire détrônent la noble tragédie.
Évoquons rapidement les protestations formulées par les dévots et les
moralistes. Les premiers dénoncent le caractère impie et libertin de la
pièce, voyant dans les Maximes sur le mariage d’Arnolphe une paro-
die des Dix commandements et, plus généralement, dans l’utilisation
dévoyée que ce personnage fait de la religion un outrage sacrilège à
la dignité de celle-ci. Sont en outre considérées comme des atteintes
à la morale l’ambiguïté sur l’article « le » en suspend dans la réplique
d’Agnès (Acte II, scène 5, v. 572 sq.), et certaines expressions jugées
excessivement triviales, voire outrancières, comme la savoureuse méta-
phore faisant de « la femme » « le potage de l’homme » (v. 437). Certains
lisent même la comédie comme une satire antiféministe.
Les arguments esthétiques nous retiendront davantage. Il s’agit tout
d’abord d’entorses à la vraisemblance :
E le quiproquo avec le notaire ;

E le grès qu’Agnès est censée avoir soulevé : ce « pavé » est trop lourd

pour une jeune fille ;


E les va-et-vient d’Horace  : un amoureux ne saurait aller et venir en si

peu de temps auprès de sa bien-aimée en suscitant à chaque fois des


incidents.
On reproche également à Molière la transgression de la règle du bon
ton, qui interdit le mélange des genres. La présentation d’une pièce
comique sous la forme d’un poème dramatique en cinq actes est ainsi
fustigée, en ce que cette forme est une prérogative de la tragédie. En
outre, certaines répliques, d’Arnolphe surtout, sont jugées tragiques
et donc inadéquates dans une comédie. Ainsi en va-t-il, pour Robinet,
dans Le Panégyrique de l’École des femmes, de la proposition de se tuer
qu’Arnolphe fait à Agnès. Aux yeux de Boursault, la réplique d’Agnès –
« le petit chat est mort » – « ensanglante la scène », comme dans une
tragédie. Enfin, c’est le caractère « dramatique » de l’œuvre qui est tout
simplement contesté, dans la mesure où «  il ne se passe point d’ac-
tions » et que « tout consiste en des récits que viennent faire ou Agnès
ou Horace » (propos tenus par le poète Lysidas dans La critique de l’École
des femmes, scène 6).

3. L
 a riposte de Molière et la définition de la
« comédie classique »
Le débat qui s’établit dans La Critique de L’École des femmes entre d’une
part, Célimène « la précieuse », le marquis et le poète Lysidas, pourfen-
deurs de la pièce, et, d’autre part, Uranie et Dorante, ses apologues, nous
renseigne à la fois sur les arguments des détracteurs de la pièce et sur les
conceptions théâtrales de Molière. De fait, celui-ci s’exprime à travers la
voix de Dorante, homme sage et raisonnable, conscient des travers des

34 Séquence 5 – FR20

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uns et des autres, mais toujours respectueux  : le modèle de l’honnête
homme. À l’inverse du marquis – parangon du « petit marquis », qui suit
aveuglement les modes et en tire un sentiment infondé de supériorité –
Dorante peut avancer et développer les raisons de son enthousiasme,
lui-même motivé par une réflexion plus générale sur la comédie.
Dans la scène 6, Dorante soutient que la comédie est un genre plus dif-
ficile que la tragédie car la seconde met en scène des héros légendaires,
pour lesquels le poète n’a « qu’à suivre les traits de [son] imagination »,
tandis que la première doit « entrer comme il faut dans le ridicule des
hommes » et pour cela les « peindre d’après nature ». « On veut que ces
portraits ressemblent ; et vous n’avez rien fait si vous n’y faites recon-
naître les gens de votre siècle. » À cela s’ajoute la nécessité de « plai-
santer » à partir de portraits ressemblants, autre difficulté, qui conduit
Dorante à cette conclusion : « c’est une étrange entreprise que celle de
faire rire les honnêtes gens ». Par l’intermédiaire de Dorante, Molière se
montre également sans équivoque sur la question du respect des règles :
« Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez
les ignorants et nous étourdissez tous les jours. Il semble, à vous ouïr par-
ler, que ces règles de l’art soient les plus grands mystères du monde ; et
cependant ce ne sont que quelques observations aisées, que le bon sens
a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l’on prend à ces sortes de poèmes
[comiques] ; et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations les
fait aisément tous les jours sans le secours d’Horace et d’Aristote. »

Il va plus loin, donnant comme « la grande règle de toutes les règles »,
celle de « plaire », et ajoutant : « si les pièces, qui sont selon les règles
ne plaisent pas et que celles qui plaisent ne soient pas selon les règles,
il faudrait de nécessité que les règles eussent été mal faites. » C’est dire
combien la pratique prime sur la théorie pour Molière !
Mais si Dorante condamne l’obsession de certains pour les règles, il n’en
défend pas moins la conformité de la pièce aux préceptes classiques,
déclarant avec aplomb : « et peut-être n’avons-nous point de pièce au
théâtre plus régulière que celle-là. » Voilà ainsi justifiée cette séquence
et les analyses qui vont suivre sur le respect des règles du théâtre et de
l’esthétique classiques dans la pièce !
Sans anticiper sur votre étude, rapportons la réponse de Dorante concer-
nant la prévalence des récits sur l’action : « Premièrement, il n’est pas
vrai de dire que toute la pièce n’est qu’en récits. On y voit beaucoup
d’actions qui se passent sur la scène, et les récits eux-mêmes y sont
des actions », d’autant qu’ils sont faits « innocemment » à la « personne
intéressée ». En assistant à la réaction d’Arnolphe, le spectateur prend
à la fois connaissance des actions qui ont eu lieu hors-scène et voit en
actes la joie ou le désespoir du protagoniste. Dorante justifie également
le comportement inconstant d’Arnolphe au nom du réalisme psycholo-
gique. Un homme jaloux peut bien éprouver un « transport amoureux »
tout autant qu’une désillusion tragique. Ceci n’est pas en désaccord
avec son caractère ridicule et la forme de la comédie.

Séquence 5 – FR20 35

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La façon dont le public doit recevoir la pièce est énoncée par Uranie,
qui sert également – quoique plus épisodiquement – de porte-parole au
dramaturge. Ainsi explique-t-elle admirablement que la comédie vise à
une satire des vices et des mœurs humains, et non à une caricature mor-
dante d’un individu en particulier : « Pour moi, je me garderai de m’en
offenser et de prendre rien sur mon compte de tout ce qui s’y dit. Ces
sortes de satires tombent directement sur les mœurs, et ne frappent les
personnes que par réflexion. N’allons point nous appliquer nous-mêmes
les traits d’une censure générale […] Toutes les peintures ridicules qu’on
expose sur les théâtres doivent être regardées sans chagrin de tout le
monde. Ce sont miroirs publics, où il ne faut jamais témoigner qu’on se
voie ; et c’est se taxer hautement d’un défaut, que se scandaliser qu’on
le reprenne. » Elle perçoit même l’intérêt didactique de cette satire, invi-
tant chacun à « profit[er] de la leçon ». (scène 6)
En résumé, qu’est-ce qui fait de L’École des femmes une illustration de
« la grande comédie » ou de « la comédie classique » ?
E l’organisation de l’intrigue centrée sur le personnage d’Arnolphe, qui
garantit l’unité de l’action ;
E la complexité de caractère d’Arnolphe, qui évolue au cours de la pièce,

à l’égal d’Agnès d’ailleurs, tandis que, dans la farce, les personnages


sont immuables ;
E la présence des récits qui créent l’action et assurent le respect de la

bienséance en tenant à distance les gestes et actions qui auraient pu


choquer (scènes galantes entre Agnès et Horace, Horace assommé « à
mort » par Georgette et Alain) ;
E le fait que le comique naisse surtout du ridicule des caractères et plus

rarement d’une gestuelle et de plaisanteries gratuites, «  faites pour


rire ». Le comique naît ainsi de la peinture « d’après nature » des carac-
tères ;
E le souci de plaire, mais aussi d’instruire : Molière livre aux spectateurs,

avec le personnage d’Arnolphe, une leçon sur les effets délétères de


la passion amoureuse et de la jalousie, et propose une réflexion sur la
condition féminine.
De plus, le personnage de Chrysalde, au début et à la fin de la pièce, per-
met d’instaurer des échanges dominés par la raison, et on peut dire que
L’École des femmes est l’illustration de ce qui deviendra la clef de voûte
du système théâtral de Molière : c’est par le rire que le spectateur est
édifié, c’est le comique qui fait passer la leçon. La célèbre formule Casti-
gat ridendo mores, (« [la comédie] corrige les mœurs par le rire ») d’ori-
gine incertaine et reprise par Molière, exprime – si l’on veut – la catharsis
propre à la comédie. Elle résume une idée développée par Horace dans
sa Poétique selon laquelle le rire est vecteur de l’instruction. Boileau,
qui réprouvait le mélange des genres, au nom de la règle du bon ton,
marqua d’ailleurs – tout comme Louis XIV – son soutien à Molière lors
de « la Querelle ». Au témoignage de Monchesnay en 1742, « M. Despré-
aux [nom de Boileau] ne se lassait point d’admirer Molière, qu’il appelait

36 Séquence 5 – FR20

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toujours le Contemplateur. Il disait que la nature semblait lui avoir révélé
tous ses secrets, du moins pour ce qui regarde les mœurs et les carac-
tères des hommes. » Dans son Art poétique, en 1674, Boileau se montra
plus sévère, reprochant à son ami de s’être écarté de ce comique subtil
en faisant « en ses doctes peintures » souvent « grimacer ses figures » et
en alliant « sans honte à Térence Tabarin [nom donné à celui qui fait le
farceur sur les places publiques] ».
On pourrait ajouter à cet inventaire la composition en cinq actes et en
alexandrins et le respect de la règle des trois unités, mais ces deux
aspects sont beaucoup plus accessoires : ils ne suffisent pas à créer la
comédie classique.

B Le respect de la règle des trois


unités ?

O Avant de faire ces exercices, vous devez avoir lu la


pièce intégralement.

Exercice autocorrectif n° 1


Une des règles que nous n’avons pas évoquée dans l’exposé sur la polé-
mique soulevée par L’École des femmes est celle des trois unités. Répon-
dez aux questions suivantes pour savoir si elle se trouve respectée.

 Seules quelques indications permettent de mesurer le temps drama-


tique écoulé entre le premier et le dernier vers. Elles se trouvent aux vers
2, 1362, 1370, 1634. Lisez-les : l’unité de temps est-elle observée ?

2P
 our les unités de temps et d’action, faites les recherches nécessaires
dans le livre pour remplir les cases «  lieu  » et «  personnages  » du
tableau ci-dessous. Pour identifier le lieu dramatique, reportez-vous
en particulier aux didascalies en tête de la pièce et au début de
chaque scène et, en leur absence, demandez-vous où est censée se
dérouler l’action compte tenu du sujet de la scène.

3L
 e tableau une fois rempli, vous vous demanderez si les unités de lieu
et d’action sont remplies. Vous justifierez votre réponse.

Séquence 5 – FR20 37

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Acte Scène Lieu Personnages
Acte I Sc. 1
Sc. 2
Sc. 3
Sc. 4
Acte II Sc. 1
Sc. 2
Sc. 3
Sc. 4
Sc. 5
Acte III Sc. 1
Sc. 2
Sc. 3
Sc. 4
Sc. 5
Acte IV Sc. 1
Sc. 2
Sc. 3
Sc. 4
Sc. 5
Sc. 6
Sc. 7
Sc. 8
Sc. 9
Acte V Sc. 1
Sc. 2
Sc. 3
Sc. 4
Sc. 5
Sc. 6
Sc. 7
Sc. 8
Sc. 9

38 Séquence 5 – FR20

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Exercice autocorrectif n° 2
Pour consolider ces conclusions, élaborez les schémas actantiels pour
Arnolphe à la fin des actes I, II, III, IV, et V. Pour ce faire, aidez-vous du
Point méthode ci-dessous.
➠ Reportez-vous aux corrigés des exercices n° 1 et 2 à la fin du chapitre.

Point méthode : Le schéma actantiel

Destinateur : celui qui Destinataire  : celui


commande l’action pour qui l’actant agit

Sujet  : celui qui Objet  : but poursuivi


conduit l’action par le sujet

Adjuvant  : allié ou Opposant  : obstacle


auxiliaire du sujet ou adversaire du
dans sa quête sujet dans sa quête

C La structure de la pièce

Exercice autocorrectif n° 3


Le tableau des présences
Complétez le tableau suivant puis commentez la fréquence d’apparition
des personnages.
Précisez les scènes où Arnolphe monologue.
➠ Reportez-vous au corrigé de l’exercice n° 3 à la fin du chapitre.

Séquence 5 – FR20 39

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40

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Acte I Acte II Acte III Acte IV Acte V

1 2 3 4 1 2 3 4 5 1 2 3 4 5 1 2 3 4 5 6 7 8 9 1 2 3 4 5 6 7 8 9

Chrysalde

Arnolphe

Séquence 5 – FR20
Alain

Georgette

Agnès

Horace

Un notaire

Enrique

Oronte
L es règles du théâtre

Fiche méthode
Chapitre
1 classique
Fiche méthode

Boileau, le théoricien du classicisme


Inspiré de la Poétique d’Aristote5, l’ouvrage de l’abbé d’Aubignac, Pra-
tique du théâtre (1657), pose les bases du théâtre classique. Les règles
ainsi édictées se répandent dans les salons mondains et sont complé-
tées, dans cette seconde moitié du Grand Siècle, par doctes et drama-
turges, en particulier Corneille dans Les Trois discours sur l’art drama-
tique (1660). Précisons cependant que les dramaturges plaident le plus
souvent pour une adaptation des règles. Les tragédies de Racine consti-
tuent l’une des formes les plus achevées de l’esthétique du théâtre clas-
sique. Il est important de noter aussi que les règles qui suivent ont été for-
mulées en premier lieu pour la tragédie, car les théoriciens s’intéressent
peu à la comédie, tenue pour un genre mineur et que le texte connu de la
Poétique d’Aristote ne fait qu’évoquer. Mais certains auteurs comiques,
tels Corneille ou Molière, soucieux de l’élever au rang de genre littéraire
ont suivi en partie ces canons artistiques. Les œuvres produites dans cet
esprit se voient attribuer le nom de « grandes comédies ».
En 1674, au chant III de son Art poétique, Nicolas Boileau, dit « le légis-
lateur du Parnasse 6 », va reprendre et résumer en des vers mémorables
des règles déjà en vigueur.
Lisez ce passage concernant la tragédie : nous y avons surligné certaines
de ces règles.
Le secret est d’abord de plaire et de toucher ;
Inventez des ressorts7 qui puissent m’attacher,
Que dès les premiers vers l’action préparée
Sans peine du sujet aplanisse l’entrée.
[…]
Le sujet n’est jamais assez tôt expliqué.
Que le lieu de la scène y soit fixe et marqué8.
Un rimeur sans péril, delà les Pyrénées9,

5. Œuvre théorique sur la création littéraire du philosophe grec du IVe siècle av. J-C.
6. Parnasse : dans la mythologie grecque, ce terme désigne le lieu de résidence d’Apollon et des neuf Muses. Par
métonymie, il désigne une assemblée de poètes.
7. ressorts : incidents qui nouent l’action.
8. marqué : déterminé.
9. delà : par-delà. Allusion à un auteur espagnol. Notez le ton méprisant.

Séquence 5 – FR20 41

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Sur la scène en un jour renferme des années :
Là souvent le héros d’un spectacle grossier,
Enfant au premier acte, est barbon10 au dernier.
Mais nous, que la raison à ses règles engage,
Nous voulons qu’avec art l’action se ménage 11;
Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli12.
Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable :
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.
Une merveille absurde est pour moi sans appas
L’esprit n’est point ému de ce qu’il ne croit pas.
Ce qu’on ne doit point voir qu’un récit nous l’expose :
Les yeux en le voyant saisiraient mieux la chose ;
Mais il est des objets que l’art judicieux
Doit offrir à l’oreille, et reculer13 des yeux.
Que le trouble14 toujours croissant de scène en scène,
À son comble arrivé se débrouille sans peine :
L’esprit ne se sent pas plus vivement frappé,
Que lorsqu’en un sujet d’intrigue enveloppé,
D’un secret tout à coup la vérité connue,
Change tout, donne à tout une face inconnue.
Boileau, Art poétique, Chant III, v. 1-60

La règle des trois unités


Tirée des commentaires italiens de la
Poétique d’Aristote et formulée à la «  Qu’en un lieu, qu’en un jour,
Renaissance, puis éclipsée pendant un seul fait accompli
la période baroque, cette règle s’est Tienne jusqu’à la fin le théâtre
imposée dans le théâtre classique rempli »
après la fameuse « querelle du Cid »
en 1636.
Édictées au nom de la vraisemblance, les unités de lieu et de temps
visaient à réduire au maximum l’écart entre le lieu et le temps de l’ac-
tion dramatique et le cadre et la durée de l’action représentée sur scène.
L’unité de temps fut fixée à vingt-quatre heures, ce qui souleva maintes
contestations (certains faisant justement valoir que le déroulement de

10. barbon : vieillard, vieux beau.


11. se ménage : soit ménagée.
12. Au cours d’un acte, la scène ne doit jamais rester vide.
13. reculer : écarter
14. trouble : complexité de l’intrigue.

42 Séquence 5 – FR20

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l’intrigue, avec ses multiples péripéties, en une journée unique était
peu crédible). Conçue initialement comme une unité géographique –
une seule ville ou deux villes voisines –, l’unité de lieu s’imposa très
vite comme une unité de décor. On opta alors pour des lieux propices
aux rencontres : une place ou un intérieur bourgeois dans la comédie,
l’antichambre d’un palais dans la tragédie. Les événements survenus
ailleurs devaient alors être relatés. L’unité d’action devait, quant à elle,
permettre au spectateur de concentrer son attention sur le point essen-
tiel de la tragédie ou « nœud » de la pièce. Cette règle n’interdisait pas
les actions secondaires – les théoriciens divergeaient sur ce point – mais
impliquait que celles-ci fussent subordonnées à l’intrigue principale.
Une autre règle existe qui est celle de l’unité de ton : cette règle interdit
qu’on mêle les registres comique et tragique dans une même pièce.

La règle des bienséances


«  Ce qu’on ne doit point voir, qu’un
récit nous l’expose : Le souci de plaire de l’esthétique classique est à
Les yeux en le voyant saisiraient l’origine de la règle des bienséances. Désireux de
mieux la chose ; plaire, l’auteur se veut en harmonie avec la morale
Mais il est des objets que l’art judicieux et les goûts de son public de manière à rencon-
Doit offrir à l’oreille, et reculer des trer son adhésion. La personne royale est, bien
yeux. » entendu, l’arbitre suprême du bon goût. On dis-
tingue deux sortes de bienséance :

Selon la bienséance dite « interne » ou « convenance », le comporte-


E 

ment des personnages doit être conforme à leur âge, à leur condition
sociale, aux mœurs et aux coutumes de leur pays. C’est à la fois une
question de logique et de vraisemblance. C’est sans doute dans cet
esprit que Racine choisit de ne pas « salir » Phèdre en la rendant direc-
tement responsable de la calomnie d’Hippolyte : c’est Œnone qui en est
coupable.

La bienséance dite « externe » vise, quant à elle, à ne pas choquer la


E 

sensibilité ni les principes moraux du spectateur. Se trouvent ainsi ban-


nis de la scène la représentation d’actes violents (meurtres, suicides...),
les allusions marquées à la sexualité, à la nourriture, à la vie du corps
en général, ainsi que les mots grossiers, qui n’ont leur place que dans
les farces. Les scènes trop violentes font l’objet d’un récit : dans Phèdre,
la mort d’Hippolyte sera racontée. Les récits de ces scènes constituent
de véritables morceaux de bravoure puisqu’ils doivent toucher autant et
même davantage que l’action représentée. Vous imaginez la difficulté
qu’ont rencontrée les dramaturges dans la composition des aveux amou-
reux de Phèdre, de Bérénice ou tout simplement d’une jeune ingénue.
C’est, d’ailleurs, par souci des bienséances que Pierre Corneille révisa
toutes ses pièces après 1660 à l’occasion d’une réédition complète de
son théâtre.

Séquence 5 – FR20 43

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La vraisemblance
Suivant la même doctrine du placere (plaire), du docere (enseigner) et
du movere (toucher), il est nécessaire que le public tienne pour vraies
les actions représentées sur scène. Celles-ci doivent donc être vraisem-
blables, faute de quoi les spectateurs ne prendront pas goût à la pièce et
ne ressentiront pas les émotions escomptées et, partant, n’en retireront
pas non plus la portée didactique. Il est important de noter que « vrai-
semblable » ne signifie pas « vrai », comme le précisent l’abbé d’Aubi-
gnac, puis Boileau :
« Il n’y a donc que le Vraisemblable qui puisse raisonnablement fonder,
soutenir et terminer un poème dramatique : ce n’est pas que les choses
véritables et possibles soient bannies du Théâtre  ; mais elles n’y sont
reçues qu’en tant qu’elles ont de la vraisemblance ; de sorte que pour
les y faire entrer, il faut ôter ou changer toutes les circonstances qui
n’ont point ce caractère, et l’imprimer à tout ce qu’on y veut représen-
ter.» (Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, 1657)

La catharsis
Reprenant un terme utilisé par
« Que dans tous vos discours la
Aristote au livre VI de sa Poétique,
passion émue
les théoriciens classiques ont
Aille chercher le cœur, l’échauffe
assigné à la tragédie – et pas à la
et le remue. »
comédie – une fonction morale, la
catharsis ou « purgation des pas-
sions  ». En montrant les consé-
quences ultimes et catastrophiques des passions, la tragédie purgerait
l’âme du spectateur de ces mêmes passions et l’inciterait à ne pas imiter
les héros tragiques. Le théâtre rendrait ainsi les hommes meilleurs. À
noter que le passage de la Poétique aristotélicienne est trop imprécis et
mutilé pour affirmer que cette théorie est reprise d’Aristote.

44 Séquence 5 – FR20

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C orrigés des exercices
Chapitre
1

Corrigé de l’exercice n° 1

 Le vers 1634 permet à lui seul de mesurer la durée du temps dra-
matique. À la scène 6 de l’acte V, Horace, confiant à Arnolphe son
« malheur », déclare en effet : « Cet Enrique, dont hier je m’informais à
vous ». Il s’est donc écoulé une journée depuis la première rencontre
des deux hommes à l’acte I, scène 4. En outre, la révélation de la scène
6 suit de peu le récit d’Horace à la scène 1 de ce même acte V, où deux
indications situent la rencontre de très bon matin (v. 1362 et 1370).
Même si on ignore exactement le moment de la journée auquel com-
mence la pièce, il appert que l’unité de temps est respectée. Selon
toute vraisemblance, l’action se déroule en vingt-quatre heures, d’un
matin à un autre.

2

Acte Scène Lieu Personnages


Acte I Sc. 1 Sur une place de ville (didascalie ini- Arnolphe, Chrysalde
tiale), devant la maison d’Arnolphe
Sc. 2 Sur la place et à l’intérieur de la maison ; Arnolphe, Alain, Georgette
changement de décor dépend d’un choix
de mise en scène
Sc. 3 Dans la maison ou sur la place (choix de Arnolphe, Agnès
mise en scène)
Sc. 4 Sur la place, devant la maison Arnolphe, Horace
Acte II Sc. 1 Sur la place, devant la maison Arnolphe
Sc. 2 Dans la maison ou sur la place (choix de Arnolphe, Alain, Georgette
mise en scène)
Sc. 3 Dans la maison ou sur la place (choix de Alain, Georgette
mise en scène)
Sc. 4 Dans la maison Arnolphe, Agnès, Alain, Georgette
Sc. 5 Dans la maison Arnolphe, Agnès
Acte III Sc. 1 Dans la maison Arnolphe, Agnès, Alain, Georgette
Sc. 2 Dans la maison Arnolphe, Agnès
Sc. 3 Sur la place, devant la maison Arnolphe
Sc. 4 Sur la place, devant la maison Arnolphe, Horace
Sc. 5 Sur la place, devant la maison Arnolphe
Acte IV Sc. 1 Sur la place, devant la maison Arnolphe
Sc. 2 Dans la maison ou sur la place (choix de Arnolphe, le Notaire
mise en scène)

Séquence 5 – FR20 45

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Sc. 3 Dans la maison ou sur la place (choix de Arnolphe, le Notaire, Alain, Georgette
mise en scène)
Sc. 4 Dans la maison ou sur la place (choix de Arnolphe, Alain, Georgette
mise en scène)
Sc. 5 Sur la place, devant la maison Arnolphe
Sc. 6 Sur la place, devant la maison Arnolphe, Horace
Sc. 7 Sur la place, devant la maison Arnolphe
Sc. 8 Sur la place, devant la maison Arnolphe, Chrysalde
Sc. 9 Sur la place, devant la maison Arnolphe, Alain, Georgette
Acte V Sc. 1 Sur la place, devant la maison ou à l’inté- Arnolphe, Alain
rieur de la maison
Sc. 2 Sur la place, devant la maison Arnolphe, Horace
Sc. 3 Sur la place, devant la maison Arnolphe, Agnès, Horace
Sc. 4 Sur la place, devant la maison Arnolphe, Agnès
Sc. 5 Sur la place, devant la maison Arnolphe, Alain
Sc. 6 Sur la place, devant la maison Arnolphe, Horace
Sc. 7 Sur la place, devant la maison Arnolphe, Horace, Chrysalde, Oronte,
Enrique
Sc. 8 Sur la place, devant la maison Arnolphe, Georgette, Horace, Chrysalde,
Oronte, Enrique
Sc. 9 Sur la place, devant la maison Arnolphe, Agnès, Horace, Chrysalde,
Oronte, Enrique, Alain, Georgette

3 La didascalie initiale fournit une indication sur le lieu dramatique : « la
scène est sur une place de ville ». Le relevé des personnages présents
dans chaque scène et des actions qui s’y jouent permet de conclure
que le lieu ne change pas ; seul le décor peut varier selon des choix
de mise en scène. L’action se déroule en effet sur une place de ville,
et plus précisément devant la maison où est séquestrée Agnès. Plus
vraisemblablement, les scènes où celle-ci figure devraient se dérouler
à l’intérieur des murs de la demeure, ainsi que celles avec les domes-
tiques. La scène 2 de l’acte I devrait permettre de voir l’intérieur et
l’extérieur de la maison puisque Alain et Georgette, dedans, ne se
décident pas à ouvrir à Arnolphe qui frappe à la porte. Molière a donc
observé l’unité de lieu, mais dans les choix de mise en scène, l’unité
de décor semble difficile à assurer. Notons, en outre, que le choix
d’une place est à la fois conforme à l’usage et utilisé de façon straté-
gique par Molière : c’est ce qui explique l’ignorance d’Horace quant à
l’identité entre Arnolphe et M. de la Souche.
L’unité d’action est assurée par l’omniprésence scénique d’Arnolphe,
absent dans une seule et courte scène (Acte II, scène 3). Le projet
du barbon d’épouser Agnès est énoncé au tout début de la scène 1
et trouve sa résolution dans la dernière scène de la pièce. L’intrigue
amoureuse menée par Horace – que l’on peut considérer comme une
action secondaire – est, en outre, parfaitement rattachée à l’action
principale par le jeu des récits d’Horace à Arnolphe et trouve, en
même temps qu’elle, son dénouement.

46 Séquence 5 – FR20

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Corrigé de l’exercice n° 2

Fin de l’acte I

Destinateur : Arnolphe, Destinataire :


honneur, orgueil, Arnolphe

Objet  : mariage avec


Sujet : Arnolphe
Agnès  ; ne pas être
trompé

Adjuvant : personne Opposant : Horace

Fin de l’acte II

Destinateur  : orgueil, Destinataire :


honneur d’Arnolphe Arnolphe

Objet  : mariage avec


Sujet : Arnolphe
Agnès  ; ne pas être
trompé

Adjuvant : personne Opposants  : Horace,


sentiments d’Agnès

Séquence 5 – FR20 47

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Fin de l’acte III

Destinateur : honneur, Destinataire :


amour Arnolphe

Objet  : mariage avec


Sujet : Arnolphe
Agnès  ; ne pas être
trompé

Adjuvant : personne Opposant  : Horace,


Agnès

Fin de l’acte IV

Destinateur : honneur, Destinataire :


amour Arnolphe

Objet  : mariage avec


Sujet : Arnolphe
Agnès  ; ne pas être
trompé

Adjuvants : Alain, Opposants  : Horace,


Georgette Agnès

48 Séquence 5 – FR20

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Fin de l’acte V

Destinateur  : amour, Destinataire :


orgueil Arnolphe

Objet  : mariage avec


Sujet : Arnolphe
Agnès

Adjuvants : Opposants  : Horace,


Georgette, Alain Agnès, Chrysalde,
Enrique, Oronte

Ces schémas actantiels successifs font nettement apparaître la perma-


nence du projet de noces d’Arnolphe avec sa pupille. Ils mettent égale-
ment à jour quelques modifications dans les motivations, les adjuvants
et les opposants du personnage moteur de l’action.
Notons tout d’abord que, dès la fin de l’acte I, ce dernier connaît des adver-
saires, qui ne vont cesser de se multiplier au fil de la pièce. Les auxiliaires
apparaissent seulement durant l’acte III et ne sont que d’un maigre secours
car ils se contentent d’exécuter les ordres qui leur sont donnés sans prendre
d’intérêt personnel au projet du barbon. Surtout, on voit qu’à partir de l’acte
III, la psychologie d’Arnolphe se complexifie : l’amour-propre, l’orgueil ne
sont plus ses seules motivations, s’y joint l’amour pour Agnès, un amour si
puissant qu’il le conduira, durant l’acte V, à renoncer à la finalité première de
tout son projet de mariage : ne pas être cocu. Le respect de l’unité d’action
n’interdit donc pas l’évolution des personnages.

Corrigé de l’exercice n° 3

(voir tableau ci-après)


L’exposition et le dénouement obéissent aux règles de la comédie  :
Arnolphe et Chrysalde parlent pour exposer la situation aux spectateurs
et l’ensemble des personnages se retrouvent dans la dernière scène
pour célébrer le mariage des jeunes gens.
Chrysalde et le notaire sont deux personnages secondaires  ; ils sont
peu présents. La place centrale du notaire (acte IV, scènes 2 et 3) est
inhabituelle. Il vient pour remplir les contrats de mariage. Sa disparition
indique qu’une péripétie a eu lieu et que le contrat est reporté.

Séquence 5 – FR20 49

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Arnolphe est omniprésent  : il apparaît dans 31 scènes sur 32  ! Il ren-
contre tous les autres personnages  ; il veut être au courant de tout et
est au centre des intrigues. Pourtant, il est extrêmement seul comme en
témoignent ses nombreux monologues (12).
Son interlocuteur privilégié est Horace qu’il rencontre seul dans 5 scènes
sur 9, ce qui prouve leur intimité. Agnès et lui ne sont réunis sur scène
qu’à la fin de l’acte V.
La jeune Agnès, quant à elle, représente la femme surveillée par excel-
lence  : elle n’apparaît jamais seule ni en tête à tête avec son amant.
Elle se trouve 8 fois sur scène, et à chaque fois avec Arnolphe, seul ou
accompagné d’Alain et Georgette. C’est dans l’acte V seulement qu’Ho-
race la rejoint sur scène.
Le couple de valets occupe 10 scènes. Dans les actes I à III, ils sont avec
Agnès ; puis dans l’acte V ils se trouvent sur scène avec Arnolphe : les
alliances se défont et l’action s’emballe.

50 Séquence 5 – FR20

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Nombre
Acte I Acte II Acte III Acte IV Acte V
de scènes

1 2 3 4 1 2 3 4 5 1 2 3 4 5 1 2 3 4 5 6 7 8 9 1 2 3 4 5 6 7 8 9 5

Chrysalde 31

Arnolphe 11

Alain 11

Georgette 11

Agnès 8

Horace 9

Un notaire 2

Enrique 3

Oronte 3

Scènes mixtes
Scènes de dialogues Scènes de monologue
(dialogues et monologues)

Séquence 5 – FR20
51

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Chapitre Le classicisme de L’École des
3 femmes : à l’épreuve du texte

A Étude de l’exposition (acte I, scène 1)

1. Lecture analytique n° 1


Écoutez la lecture de la scène 1 de l’acte I (vers 123 à 174) sur votre CD
audio, puis relisez l’extrait vous-même avant d’aborder son étude.

Questions de lecture analytique

1 Dans le théâtre classique, les premiers vers d’une comédie ou d’une


tragédie doivent servir d’exposition des personnages, de l’action et
du lieu. Les vers que vous venez de lire fournissent au spectateur de
multiples informations de ce point de vue : lesquelles ?
2 Reprenez chacune des informations que vous avez repérées. En quoi
leur énoncé permet-il de rendre la suite de l’intrigue vraisemblable ?
3 Relevez les éléments comiques de l’extrait.

Réponses
1 Cet extrait donne aux spectateurs diverses informations concernant :

E l’intrigue : Arnolphe s’est fait le tuteur d’une petite paysanne, que sa mère,
pressée par la nécessité, lui a abandonnée alors qu’elle avait quatre
ans. L’enfant a été élevée dans un couvent, à l’écart du monde, selon
les principes de son tuteur visant à « la rendre idiote autant qu’il se
pourrait » (v. 138). Cette éducation a donné les résultats escomptés
et Arnolphe s’apprête donc à épouser sa pupille, modelée «  au gré
de [son] souhait » (v. 142). C’est dans ce dessein qu’il a « retir[é] »
(v.143) la jeune fille du couvent et la tient dans une « [autre] maison,
où nul ne [le] vient voir » (v. 146).

le lieu :
E  Arnolphe affirme qu’il tient sa future femme à l’écart « dans cette autre
maison, où nul ne [le vient] voir  » (v.146). On comprend donc que
l’échange entre les deux hommes se déroule à l’extérieur, dans la rue –

52 Séquence 5 – FR20

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la didascalie avant le texte précise « sur une place de ville » – devant la
demeure dans laquelle se trouve enfermée la jeune fille.

E les person- les deux personnages principaux sont présentés au cours de ce dia-
nages : logue, Arnolphe et Agnès. Par sa longue tirade, Arnolphe dévoile une
partie de son caractère : il nous apparaît extravagant de se choisir et
même de se fabriquer une femme si ignare  ; bien plus âgé qu’elle,
il évoque la figure traditionnelle du barbon de comédie. La richesse
n’est pas ce qui motive Arnolphe dans le choix d’une alliance : « je me
vois assez riche, dit-il, pour pouvoir […] / Choisir une moitié qui tienne
tout de moi.  » (v. 126-127). Par la réplique de Chrysalde, le public
apprend enfin qu’Arnolphe est âgé de quarante-deux ans et qu’il s’est
donné « un nom de seigneurie » (v. 172) : dans le monde, il se fait
appeler Monsieur de la Souche.
Quant au portrait de sa future épouse, il se limite à la description
qu’en fait Arnolphe, unique personnage à la connaître, et pour cause :
elle est cloîtrée depuis l’âge de quatre ans, des années durant dans
un couvent et tout récemment dans une maison en ville, où elle ne
côtoie que des domestiques « tout aussi simples qu’elle » (v. 148).
Arnolphe ne fournit aucune précision sur son physique ; il insiste en
revanche sur son caractère, qui, à l’en croire, se limite à un seul trait :
l’innocence, mot qui signifie aussi bien « absence de méchanceté »
qu’« absence de culture ». C’est le champ lexical le plus développé
qu’il utilise à son propos : « idiote » (v. 138), terme à prendre au sens
de « privée de culture », « innocente » (v. 140), « bonté naturelle »
(v.147), «  ignorance  » (v. 156), «  ses simplicités  » (v. 159), «  inno-
cence à nulle autre pareille » (v. 163). Derrière ce portrait se profile un
personnage-type, celui de l’ingénue.
Reste enfin le personnage de Chrysalde, dont le spectateur ne sait
rien, sinon qu’il est « ami » d’Arnolphe (v. 151) ; il incarne le person-
nage du confident. L’écoute et la franchise dont il fait preuve à l’égard
du fantasque « Seigneur de la Souche » le présentent effectivement
comme tel. Mais il n’est pas seulement cela  : il apparaît, dès cette
scène inaugurale, comme la voix de la raison face à l’extravagance du
personnage principal.

2 La connaissance qu’Arnolphe a des origines de sa pupille est limitée.


Pour lui, elle est la fille d’une paysanne indigente. Se cherchant une
enfant qu’il pourrait façonner à son gré pour ensuite l’épouser, il n’a
pas enquêté davantage, ne s’est pas inquiété de sa naissance ni de
sa fortune. Bien au contraire, qu’elle n’en eût point, constituait à ses
yeux un gage de tranquillité conjugale : elle n’aurait à lui « reprocher
aucun bien ni naissance  » (v. 128). Le coup de théâtre qui dénoue
la pièce n’est alors pas incroyable du point de vue d’Arnolphe. Rien
n’empêche en effet qu’Agnès soit le fruit d’un «  hymen secret  »
(v.1740) et qu’Arnolphe n’en ait rien su.

Séquence 5 – FR20 53

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Le choix du lieu rend également vraisemblable l’action, et plus par-
ticulièrement le quiproquo d’Horace. Si l’action se déroule devant
la maison où est séquestrée Agnès, cette demeure n’est pas celle
où réside Arnolphe. Horace n’a donc aucune raison de soupçonner
qu’elle lui appartient et qu’il est, par conséquent, le geôlier de sa
bien aimée. À cela s’ajoute le récent changement de nom d’Arnolphe,
suffisamment neuf pour que son ami Chrysalde ne parvienne pas à
s’y faire ; il est donc parfaitement normal qu’Horace, qui n’a pas vu
Arnolphe depuis longtemps, ignore la modification de son état civil.
La méprise est d’autant plus fondée que « La Souche » est le nom de
la maison dans laquelle est enfermée Agnès (v. 173).
Le plan préparé par Arnolphe est cohérent avec son obsession du
cocuage. Peu lui importe la naissance, la pauvreté, voire même la lai-
deur de sa femme, Arnolphe ne pense qu’à son honneur ; il ne veut
pas être cocu.
Notons enfin que Molière va jusqu’à justifier ce récit qui expose des
événements passés en faisant dire à Arnolphe  : «  Vous me direz  :
Pourquoi cette narration ? / C’est pour vous rendre instruit de ma pré-
caution. » (v. 149 -150)
3 Pour informative que soit la scène, elle n’en est pas moins comique.
On s’amuse surtout du caractère des personnages. Sans rire aux
éclats, le spectateur s’amuse de la fantaisie d’Arnolphe qui a mis
tous ses soins à « rendre [sa femme] idiote autant qu’il se pourrait »
(v. 138) et qui s’est acheté un nom à particule ridicule pour faire
oublier qu’il est un simple bourgeois. On est distrait également par
son assurance fanfaronne concernant les « précaution[s] » (v.150)
qu’il a prises pour ne pas être trompé par sa femme, alors même
qu’on devine que le nerf de l’action sera lié aux entraves placées à
l’accomplissement de son plan. Son orgueil se ressent à la longueur
de la tirade – trente-et-un vers – uniquement consacrée à l’exposé
de son projet. De plus, le barbon insiste avec un tel contentement
sur l’ingénuité d’Agnès que l’on s’attend à la découvrir autrement
plus rebelle qu’il ne la dépeint. La question d’Agnès que rapporte
Arnolphe (vers 164) prête elle aussi à rire  ; le sujet en est plus
grivois, mais finalement c’est bien de la naïveté de la jeune fille
que s’amuse le spectateur. Aussi peut-on classer ces vers dans le
comique de caractère, même si l’évocation de sujets grivois relève
de la farce.

Exercice autocorrectif n° 1


À l’aide des réponses aux questions ci-dessus, composez le plan détaillé
d’une lecture analytique de ce texte. Vous organiserez ce plan en fonc-
tion de la question suivante :
En quoi ce passage nous introduit-il dans une comédie classique ?
➠ Reportez-vous au corrigé de l’exercice n° 1 à la fin du chapitre.

54 Séquence 5 – FR20

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2. Chrysalde, le « raisonneur »
Dans L’École des femmes, Chrysalde incarne la morale du juste milieu,
de « l’honnête homme », homme de bonne compagnie qui s’efforce de
faciliter les relations sociales. Il essaie de prévenir et raisonner Arnolphe
en ami pour lui éviter des infortunes et des déconvenues. Sur le plan
dramatique, il représente la norme qui permet de mesurer la folie d’Ar-
nolphe qu’il juge d’ailleurs « malade ». Il a aussi un rôle dramaturgique
important car il apporte la contradiction, la contestation et permet la
relance des arguments développés par le personnage d’Arnolphe. Le
dialogue progresse alors et le spectateur peut pénétrer plus avant dans
les obsessions du barbon.
Relisez trois passages où ce personnage prend la parole, Acte I, scène 1,
v. 46-72 ; Acte IV, scène 8 v. 1240-1267 et Acte V, scène 9, v. 1760-1779,
pour vous en rendre compte par vous-même.

B Arnolphe : une édifiante satire


du jaloux (acte II, scène 3)
Vous allez étudier la scène 3 de l’acte II.
Relisez les scènes 1, 2 et 3 de l’acte II avant d’aborder l’étude de cette
scène.
Écoutez la lecture de la scène 3 de l’acte II sur votre CD audio, puis reli-
sez l’extrait vous-même.

Questions de lecture analytique


1 a) Où en est-on de l’action au début de la scène 3 ?

b) La scène fait-elle progresser l’intrigue ?


2 Qui sont les personnages sur scène ? À quelle catégorie sociale appar-
tiennent-ils ? À quel type de comique sont traditionnellement liés ces
personnages ? Le spectateur est-il déçu dans ses attentes ?
3 Montrez que le portrait tracé par Alain propose une satire de l’homme
jaloux fine et juste.

Réponses

1 a) À la fin de l’acte I, dans la scène 4, Arnolphe a rencontré Horace,


le fils de son ami Oronte, dont il n’a plus de nouvelles depuis quatre
ans. La conversation qui s’ensuit a lieu – comme, du reste, dans toute
la pièce (unité de lieu) – devant le logis où est enfermée Agnès. Le

Séquence 5 – FR20 55

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jeune homme, qu’une lettre d’Oronte recommande à Arnolphe, est
venu s’établir dans la ville et confie à l’ami de son père qu’il s’est
épris d’un « jeune objet » (v. 317) retenu par un homme jaloux, un
certain « de la Zousse ou Source » (v. 328), dans la maison qui leur fait
face. Il ajoute que l’argent qu’Arnolphe vient de lui prêter lui servira à
mener à bien sa « juste entreprise » (v. 343) : se « rendre maître [de la
belle] en dépit du jaloux » (v. 342). Le rideau se lève à l’acte II sur un
monologue d’Arnolphe, qui précise ses plans : savoir quels résultats
Horace a déjà obtenus auprès d’Agnès. Pour cela, il s’apprête à inter-
roger ses domestiques, Georgette et Alain qui, le voyant d’humeur
chagrine, feignent des malaises. Arnolphe lui-même se sent mal,
tant il est troublé ; il décide finalement de s’informer de la « propre
bouche » d’Agnès (v. 407).
b) Dans la mesure où elle n’apporte pas de réponse à la question que
se pose Arnolphe et où elle n’introduit pas de nouvelle péripétie par
rapport à l’action principale, cette scène ne présente aucune progres-
sion dramatique. Son intérêt est ailleurs.
2 Les deux personnages en scène sont Alain et Georgette, les domes-
tiques d’Arnolphe. Or, traditionnellement, dans la comédie, les valets
et servantes apparaissent dans des scènes comiques. Cupides et
fourbes, ils ridiculisent leur maître en lui soutirant de l’argent, en
déjouant ses plans ou en faisant pleuvoir sur son dos les coups de
bâton qui leur étaient destinés. Ce sont des experts de l’intrigue et des
« combines », sans cesse en train de courir à droite et à gauche pour
mener à bien leur plan, d’où le nom de servus currens, d’«  esclave
courant », pour ce rôle, dans la comédie latine. Aussi est-ce en général
à eux qu’il revient de monter et mettre en œuvre le plan pour déjouer
les projets de mariage du père sévère (senex dans la comédie latine)
et permettre l’union du fils (adulescens dans la comédie latine) avec
celle vers laquelle le porte son cœur – que l’on croyait d’ailleurs
orpheline et de vile naissance et se révèle en fait fille d’une riche et
honorable famille.
La présence de ces deux personnages sur scène crée deux horizons
d’attente  : dramatique (la fomentation d’un complot pour protéger
leur jeune maîtresse), et esthétique (on attend un comique de farce).
Molière trompe le spectateur dans sa première attente : Georgette et
Alain ne sont pas des intrigants et ne le seront à aucun moment de la
pièce. C’est ainsi qu’ils exécuteront l’ordre d’Arnolphe d’assommer
Horace à l’acte IV.
La scène n’en est pas moins comique, selon les principes de la farce
ou de la commedia dell’arte. Parmi les éléments comiques de farce,
on peut relever la comparaison de la femme à un potage, à laquelle
recourt Alain pour faire comprendre à Georgette ce qu’éprouve le
jaloux : « Dis-moi, n’est-il pas vrai quand tu tiens ton potage/ Que, si
quelque affamé venait pour en manger, / Tu serais en colère, et vou-
drais le charger ? […] La femme est en effet le potage de l’homme » (v.
432-436). La métaphore est ensuite filée avec une certaine grivoise-

56 Séquence 5 – FR20

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rie, évoquant en des termes à peine voilés le cocuage : « un homme
voit d’autres hommes parfois / Qui veulent dans sa soupe aller trem-
per leurs doigts » (v. 437-438). Ce genre d’allusion sexuelle a dû faire
rire le parterre, mais a choqué certains contemporains de Molière.
Est également comique l’ingénuité de Georgette, qui en fait une
enfant et rappelle la simplicité de sa jeune maîtresse. Elle apparaît
tout d’abord timorée, exprimant franchement sa « peur » face à l’at-
titude d’Arnolphe. En l’espace de seulement trois vers, elle emploie,
en effet, deux fois le substantif « peur » et les adjectifs « terrible » et
« horrible ». Son effroi est en lui-même comique puisqu’il semble dû
à l’aspect de son maître plutôt qu’à ses menaces de coups  : «  ses
regards m’ont fait peur » ; « jamais je ne vis un plus hideux chrétien »
(v. 415-417). S’ensuit un dialogue avec Alain où Georgette enchaîne
comme une jeune enfant les « d’où vient que […] ? » (v. 421, 424) et
les « pourquoi […] ? » (v. 426, 440).
3 À travers cette scène, Molière livre aux spectateurs une juste satire
du jaloux, mais attention  : pas du caricatural jaloux de comédie,
mais de l’homme jaloux. Si les commentaires et le langage de Geor-
gette et d’Alain rendent la scène comique, le portrait qu’ils tracent
de l’homme jaloux est en effet assez exact. La première réplique de
Georgette donne une description physique – presque médicale – de
l’état de démence que cause la jalousie. À ce qu’elle décrit, il faut
imaginer Arnolphe les yeux exorbités ou hagards, le visage grimaçant.
Cette peinture est d’autant plus juste qu’elle complète l’analyse qu’Ar-
nolphe lui-même a fait de son état à la fin de la scène précédente : « je
suis en eau : prenons un peu d’haleine. / Il faut que je m’évente et
que je me promène. » (v. 403-404), « Du chagrin qui me trouble » (v.
413). La seconde réplique de Georgette brosse un portrait en actes
du jaloux : il fait garder et surveiller la belle, la tenant au logis « avec
[…] rudesse » et empêchant quiconque d’en approcher (v. 419-422).
Une fois fixée sur le mal dont souffre son maître – « la jalousie » (v.
423) – Georgette poursuit : « Oui ; mais pourquoi l’est-il ? et pourquoi
ce courroux ? » (v. 426) Alain ne répond qu’à la seconde question au
moyen de la comparaison entre la femme et le potage. Pour cocasse
qu’elle soit, cette analogie a le mérite de présenter très clairement
le sentiment du jaloux : il considère la femme comme son objet, sa
propriété et ne supporte pas qu’on cherche à attenter à son bien ! La
dernière observation de Georgette évoque avec crudité le comporte-
ment raillé par Arnolphe dans la scène 1 de l’acte I : la tacite accep-
tation du cocuage par certains  : «  Oui  ; mais pourquoi chacun n’en
fait-il pas de même, / Et que nous en voyons qui paraissent joyeux /
Lorsque leurs femmes sont avec les biaux monsieux. » (v. 440-442).
C’est ainsi l’occasion pour Molière de railler également ses contem-
porains qui tirent parti du cocuage. Aussi rustre et maladroit que soit
le langage des deux valets, force est de constater qu’ils donnent une
juste peinture des mœurs contemporaines et des passions humaines.
Alain surtout s’avère doué de qualités d’observation et de finesse
psychologique. Il connaît le trouble et la colère éprouvés par l’homme

Séquence 5 – FR20 57

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jaloux et sait reconnaître les symptômes de cette maladie de l’âme.
Les deux serviteurs s’entretiennent donc de façon grotesque sur un
sujet sérieux, celui de la jalousie et de ses manifestations. La scène
doit donc être dite burlesque : on y voit des personnages de naissance
et de langage grossiers traiter d’un sujet sérieux. En ce sens, on peut
dire que, pour farcesque qu’elle soit, cette scène n’en a pas moins
une fonction morale. Elle vise à « purifier » les spectateurs de la jalou-
sie en les faisant rire d’une définition certes burlesque, mais juste de
cette passion.

Exercice autocorrectif n° 2


À l’aide des réponses aux questions ci-dessus, composez le plan détaillé
d’une lecture analytique de ce texte. Vous organiserez ce plan en fonc-
tion de la problématique suivante :
En quoi cette scène illustre-t-elle les deux préceptes classiques : plaire
et instruire ?
➠ Reportez-vous au corrigé de l’exercice n° 2 à la fin du chapitre.

C De l’utilité du récit dans la comédie


(acte III, scène 4)
Relisez les scènes 1 à 4 de l’acte III avant d’aborder l’étude des vers
892-926 de la scène 4. Horace y fait un récit à Arnolphe sur la manière
dont Agnès l’a dupé.
Écoutez la lecture de la scène 4 de l’acte III sur votre CD audio, puis reli-
sez-le vous-même avant d’aborder son étude.

Questions de lecture analytique

2 a) Où en est-on de l’action au début du passage ?

b) Quel nouveau rebondissement introduit le récit d’Horace ?


2 Pourquoi, d’après vous, Molière a-t-il choisi de faire rapporter par le
récit d’Horace l’épisode du grès au lieu de la représenter sur scène ?
En quoi ce choix a-t-il un effet comique, celui de ridiculiser Arnolphe ?
3 Dressez la liste des éléments du texte qui suscitent le rire. À quel type
de comique (de situation, de geste, de caractère, de mot) chacun
d’eux appartient-il ?
4 Relevez le champ lexical de la guerre. Par qui est-il employé ? Quel en
est le sens ?

58 Séquence 5 – FR20

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5 Quel est le véritable triomphateur, d’après le discours d’Horace ?
6 Quel enseignement le spectateur peut-il retirer de ce passage ?

Réponses

1 a) À la fin de l’acte II, Arnolphe avait ordonné à Agnès de rompre tout
commerce avec Horace et, s’il revenait, de lui jeter un «  grès  » (v.
635), autrement dit une grosse pierre. Au début de l’acte III, le bar-
bon exulte et félicite Agnès de son « honnêteté » (v. 658) : il l’a vue
jeter une pierre pour détourner Horace. Il décide de hâter les noces,
fait appeler le notaire pour établir le contrat et donne à lire à Agnès
d’austères Maximes du mariage ou les devoirs de la femme mariée. À
la scène suivante, le jaloux célèbre en lui-même son triomphe, se féli-
citant d’avoir élu pour épouse « un morceau de cire » (v. 810) auquel
il peut « donner la forme qui [lui] plaît » (v. 811).
b) Le récit d’Horace bouscule toutes les certitudes d’Arnolphe et
déjoue ses plans. Le spectateur qui l’a vu savourant sa victoire à la fin
de la scène 3, comprend, comme le personnage lui-même, qu’il est
défait : même s’il épouse Agnès, Arnolphe sera cocu ; toutes ses pré-
cautions auront donc été inutiles. En apprenant qu’Agnès a attaché
une lettre à la pierre qu’elle a lancée à Horace, Arnolphe découvre en
effet d’une part, que sa pupille répond à l’amour du galant, d’autre part
que la jeune fille est loin d’être innocente et modelable comme il le
croyait : elle a feint la soumission pour mieux le duper et saurait donc,
autant qu’une autre, tromper son mari. Il prend enfin conscience que
son projet de mariage pourrait être à nouveau contrecarré, si Agnès
parvenait à s’échapper du logis où il la tient séquestrée.
2 Molière aurait pu représenter la scène amoureuse entre les deux
jeunes gens. Les détracteurs de L’École des femmes ont d’ailleurs
critiqué son manque d’action, inhabituel pour une comédie, tout en
jugeant invraisemblable qu’une jeune fille comme Agnès pût soule-
ver un « grès »... Ce dernier argument est fort discutable : nous ne le
retiendrons pas comme un motif justifiant le recours au récit. Il semble
du reste que le respect des règles de bienséance et de vraisemblance
ne soit pas le souci principal de Molière. Ce qui compte, ce n’est pas
tant l’action racontée que les effets du récit sur Arnolphe et le jeu d’in-
terlocution qui s’établit entre le narrateur et le narrataire. On devine
en effet la colère et le désespoir d’Arnolphe rendu spectateur de la
comédie qui le ridiculise. Dans son récit, Horace revient en effet sur
les précautions aussi nombreuses qu’inutiles du jaloux et fait ainsi
apparaître sous les yeux de l’intéressé un portrait satirique de lui-
même : « Cet homme, gendarmé d’abord contre mon feu,/ Qui chez
lui se retranche, et de grès fait parade ... ; Qui, pour me repousser ...
anime du dedans tous ses gens contre moi,/ Et qu’abuse à ses yeux,
par sa machine même ... » (927-932). La mortification d’Arnolphe ne
s’arrête pas là puisque Horace, sans cesse, sollicite son approbation
au récit des exploits de sa bien-aimée et l’invite à rire du ridicule de

Séquence 5 – FR20 59

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Monsieur de la Souche, au moyen de questions rhétoriques notam-
ment (v. 922-925). Le tuteur d’Agnès est d’ailleurs explicitement pré-
senté comme un personnage de comédie par le jeune homme : « Ne
trouvez-vous pas plaisant de voir quel personnage / A joué mon jaloux
dans tout ce badinage ? » (v. 924-925) Et pour coller à cet autre person-
nage qu’il s’est lui-même donné, celui de l’ami confident, Arnolphe se
voit contraint de rire de Monsieur de la Souche, comme l’indiquent
les didascalies : « Arnolphe rit d’un ris forcé », « Arnolphe avec un ris
forcé ». Il se trouve donc pris à son propre rôle, et ce d’autant plus
qu’il a dit à Horace lors de leur premier rencontre trouver du « plaisir »
à se « donner souvent la comédie » en observant les « tours » que
les femmes jouent à leur mari (v. 297-298). Si donc Arnolphe subit un
« revers de satire » comme le lui avait prédit Chrysalde au tout début
de la pièce (v. 56), il ne doit s’en prendre qu’à lui.
3 Voici la liste des sources du comique dans le texte :
E le quiproquo qui amène Horace à faire à son adversaire le récit de
son triomphe alors que le premier l’ignore (comique de situation) ;
E le rôle de confident qu’Arnolphe s’est donné avec Horace et qui

l’oblige à rire d’un récit qui le ridiculise et face auquel il ne peut rien
répondre (comique de situation) ;
E la situation d’Arnolphe, défait, alors qu’il célébrait sa victoire  :

Arnolphe est « l’arroseur arrosé » (comique de situation) ;


E le portrait burlesque que brosse Horace du jaloux déjoué à l’aide de

procédés d’insistance aux vers 927-932  : accumulation de verbes


d’action (« gendarmé », « se retranche », « fait parade », « repous-
ser », « anime »), superlatif (« tous ses gens ») (comique de mots) ;
E la victoire des jeunes amoureux sur le méchant et injuste vieillard,

triomphe qui n’est pas sans rappeler celui de la femme et de l’amant


sur le mari jaloux dans la farce traditionnelle (comique de situation) ;
E le rire franc d’Horace enfin : sincère et spontané, il suscite la sympa-

thie et s’avère communicatif. (comique de caractère).


Le comique de situation domine donc la scène : si la scène du grès
n’est pas représentée, la situation d’énonciation qui en rend compte
est source d’une action fondamentalement comique.
4 Dans cet extrait, contrairement aux vers qui précèdent, Horace mono-
polise la parole face à un Arnolphe, accablé, qui ne sait que répondre
et ne peut laisser librement éclater sa fureur. C’est donc dans le dis-
cours d’Horace qu’il convient de chercher le champ lexical de la guerre.
On relève ainsi les termes « gendarmé », « mon feu », « se retranche »,
« fait parade », « me repousser », « machine » – mot qui renvoie ici
au pavé lancé par Agnès et peut désigner aussi bien une machination
qu’une machine de guerre. Ce que le jeune homme évoque en ces
termes, c’est la défense mise en place par Arnolphe contre le projet
de séduction d’Horace. L’emploi du champ lexical de la guerre a pour
effet de donner une dimension épique à l’entreprise galante. On serait

60 Séquence 5 – FR20

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enclin à rire de l’orgueil du jeune homme si celui-ci se présentait
comme un héros. Il n’en est rien. Bien au contraire, le champ lexical
de la défense militaire a donc pour effet de ridiculiser Monsieur de la
Souche qui déploie contre la modeste entreprise d’Horace – être reçu
par Agnès – un dispositif disproportionné.
5 Horace ne se présente pas comme un conquérant ; pourtant il célèbre
la défaite d’Arnolphe assiégé. C’est en Agnès, et plus encore en
l’amour, qu’il reconnaît la cause de la victoire. L’arme qui terrasse le
jaloux est « un trait hardi qu’a fait cette jeune beauté » (v. 898), un trait
inattendu, qui a l’air d’un «  miracle » (v. 910). Et de fait, si la jeune
fille apparaît comme le bras de la victoire, le dieu qui l’a guidée est
l’amour, ce « grand maître » qui métamorphose les êtres, et fait en un
instant d’un « avare » un « libéral », « un vaillant d’un poltron » (v. 906-
907), de l’« innocente » (v. 909) Agnès une femme « d’esprit » (v. 923).
Le champ lexical de la force – « grand maître », « force les obstacles »,
« flammes puissantes » – et celui, extrêmement développé, de l’éton-
nement et de l’admiration – « m’a surpris », « va vous surprendre »,
« effets soudains », « miracles », « miracle », « étonniez », « j’admire »,
« n’êtes-vous pas surpris ? », « choses étonnantes », « n’admirez-vous
point ? » – font de l’amour l’héroïque triomphateur du ridicule jaloux.
En se fondant sur le titre de la comédie, il n’est pas faux cependant
de dire que la femme est aux yeux de Molière l’autre héroïne de l’his-
toire. C’est, en effet, à travers Agnès que s’exprime l’amour, comparé
par Horace à un maître d’école au moyen d’une métaphore filée : « un
grand maître », « nous enseigne », « par ses leçons » (v. 900-903).
Corrigé par l’amour, Arnolphe se trouve donc à l’école des femmes.
6 Par le rire, le public prend parti pour Horace et Agnès contre Arnolphe.
Avec eux, c’est l’amour qui triomphe de la jalousie. L’enseignement
moral que le spectateur peut retirer de cet épisode comique est mul-
tiple. Tout d’abord, la jalousie est condamnable car elle conduit à des
actes violents tels que la séquestration de la belle et l’agression de
ses prétendants. Ensuite, elle est vaine, et partant ridicule, car elle
s’attaque à plus fort qu’elle, l’amour, qui soumet à son joug même
« la nature » humaine (v. 905). Enfin, Molière plaide ici en faveur de
l’émancipation féminine. En tenant Agnès dans l’ignorance du monde,
Arnolphe obtient le contraire de l’effet escompté : loin d’être soumise,
elle se rebelle. On peut également songer que cette scène condamne
les mariages arrangés entre un mari âgé et une damoiselle et prône
pour guide conjugal l’amour. La défense des jeunes filles contre la
tyrannie paternelle et leur revendication à se marier selon leur cœur
est l’un des grands ressorts dramatiques du théâtre de Molière. Notez
que cette position n’a rien d’original. En 1660, l’émancipation fémi-
nine est déjà en marche, surtout dans les milieux aristocrates et intel-
lectuels, notamment à travers le mouvement des précieuses – jugées
par ailleurs excessives par Molière (comme l’indique le titre d’une de
ses pièces, Les Précieuses ridicules).

Séquence 5 – FR20 61

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Exercice autocorrectif n° 3

À l’aide des réponses aux questions ci-dessous, composez le plan


détaillé d’une lecture analytique de ce texte. Vous organiserez ce plan en
fonction de la problématique suivante :
Quelles sont les fonctions de ce récit ?

➠ Reportez-vous au corrigé de l’exercice n° 3 à la fin du chapitre.

D Montrer aux hommes leurs


ridicules (acte V, scène 4)
Vous allez étudier un extrait de la scène 4 de l’acte V, scène où Arnolphe
apparaît ridiculement pathétique et où Agnès prend le dessus grâce à sa
conquête de la parole.

Écoutez la lecture des vers 1566 à 1611de la scène 4 de l’acte V sur


votre CD audio, puis relisez-le vous-même avant d’aborder son étude.

Questions de lecture analytique

1 Situez le passage : où en est-on de l’action ? Quel est l’intérêt drama-


tique du passage ?
2 Arnolphe offre tour à tour deux visages dans ce texte : lesquels ?
3 a) Pour attendrir Agnès, Arnolphe recourt aux registres tragique et
pathétique (voir Point méthode ci-dessous). Relevez les procédés qui
appartiennent à ces deux registres : lexique, ponctuation, figures d’in-
sistance.
b) Montrez qu’Arnolphe est fondé à utiliser ces registres puisque la
situation a tout d’une tragédie.
4 a) En dépit de la présence des registres et thèmes de la tragédie, ce
texte reste fondamentalement comique : pourquoi ?
b) Les procédés comiques sont-ils conformes à l’esthétique clas-
sique ?
5 Comparez l’image de la femme dans le discours d’Arnolphe et l’atti-
tude d’Agnès. Qu’en concluez-vous ?
6 Quelle leçon, d’après vous, le spectateur retire-t-il de cette confron-
tation ?

62 Séquence 5 – FR20

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Point méthode : Le registre pathétique

Le terme « pathétique » vient du grec « pathos » qui signifie « la passion ». Le registre pathétique
vise à susciter l’émotion du lecteur, il essaie de le faire réagir devant une situation inhumaine,
de le bouleverser, d’exciter sa pitié, sa souffrance, son horreur voire sa terreur. Il peut se mêler à
une tonalité dramatique ou tragique. Les moyens mis en œuvre sont les suivants :
E champ lexical de la douleur ;
E rythmes syntaxiques chaotiques ;
E exclamations et interjections ;

E antithèses et oxymores ;

E répétitions ;

E métaphores et comparaisons à forte nuance émotive.

Réponses

1 Cette scène de confrontation constitue l’un des sommets dramatiques


de la pièce. Métamorphosée par l’amour, Agnès a maintenant acquis
une assurance et un aplomb qui lui permettent de tenir tête à son
tuteur. Elle ne se contente plus de réagir passivement à ses demandes
(III, 2). Elle a acquis l’indépendance de pensée et a appris à s’expri-
mer ; aussi affirme-t-elle, hautement et sans peur, ses droits au savoir,
à l’amour, au plaisir. Mais l’intérêt de la pièce vient aussi de l’évolu-
tion d’Arnolphe. Après avoir pris conscience de son amour, il laisse
éclater une passion maladroite et furieuse.
2 Dans les trois quarts de l’extrait, Arnolphe se présente sous les traits
de l’amoureux, de l’homme passionnément amoureux, mais tragique-
ment éconduit. Mais, face à l’insensibilité d’Agnès, qui, non seule-
ment le repousse, mais aussi le provoque en évoquant le succès de
son rival, Arnolphe change de visage. Il redevient le tuteur intransi-
geant, la figure paternelle inexorable qui gronde et ordonne quand
on lui résiste. Rappelez-vous les mots par lesquels il met un terme
à la discussion avec Agnès au sujet de son mariage à la fin de l’acte
II : « C’est assez / Je suis maître, je parle : allez, obéissez. » (v. 641-
642) Relisez également les propos venimeux qu’Arnolphe adresse à
sa pupille au début de la scène 4 de l’acte V.
3 a) Après avoir tenu des propos d’amoureux transi (v. 1569-1595),
Arnolphe adopte une autre stratégie. Il prend le masque du héros tra-
gique et en adopte le langage. Il recourt ainsi au lexique usuel dans
les tragédies de Corneille ou de Racine. C’est le cas tout d’abord du
vocabulaire de la passion amoureuse : « tendresse » (v. 1570, 1581),
« cœur » (v. 1570), « soupir amoureux » (v. 1587), « passion » (v. 1598),
« ma flamme » (v. 1604). Puis on trouve le lexique de la fureur et de la
menace : « traîtresse » (v. 1572, 1580), « ingrate » (v. 1600), « cruelle »
(v. 1604), « courroux » (v. 1607), « vengera » (v. 1611). On relève même

Séquence 5 – FR20 63

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le champ lexical de la mort : « regard mourant » (v. 1588), « me tue »
(v. 1603). Certains vers pourraient même appartenir à une tragédie et
au registre pathétique qui la caractérise. C’est particulièrement vrai du
vers 1607, qui commence par une exclamation de douleur et se com-
pose de plusieurs figures de style : anaphore (« trop me »), une grada-
tion ascendante (« braver » / « pousser mon courroux ») et un rythme
binaire. L’accumulation de questions et l’anaphore « veux-tu » dans les
vers 1600 à 1603 rappelle également le style de la tragédie. Les gestes
que le vieillard se dit « prêt » à exécuter pour « prouver sa flamme »
appartiennent aussi à l’univers tragique. « [P]leurer », « [se] batt[re] »,
« [s’]arracher [...]  les cheveux » sont des gestes de suppliants conven-
tionnels dans la tragédie grecque antique. Quant au suicide, il est
envisagé par maints héros tragiques et quelquefois même accompli.
C’est le cas – hors de scène évidemment, pour ne pas contrevenir aux
bienséances – pour la Phèdre de Racine.
b) La situation dans laquelle se trouvent enlisés les personnages
relève de la tragédie. Follement épris d’Agnès, Arnolphe n’est pas
aimé en retour de la jeune fille. Son cœur la porte vers un autre pré-
tendant ; mais les deux amoureux voient leur union contrariée par la
jalousie et l’autorité paternelle d’Arnolphe. On retrouve le schéma
actantiel de la Phèdre de Racine : Phèdre aime Hippolyte, mais n’en
est pas aimée ; Hippolyte et Aricie sont épris l’un de l’autre, mais la
jalousie de Phèdre rendue efficace à travers l’autorité paternelle de
Thésée, empêchera cette union.
Cet extrait développe un autre thème emblématique de la tragédie :
l’idée de fatalité de la passion. Agnès l’affirme clairement : elle n’est
pas maîtresse de ses sentiments. Face à Arnolphe qui la prie et la
supplie de l’aimer, elle répond : « Du meilleur de mon cœur je vou-
drais vous complaire. / Que me coûterait-il, si je le pouvais faire ? » (v.
1584-1585). Avec cette expression à l’irréel, Agnès souligne bien le
fossé entre vouloir et pouvoir. Arnolphe peut bien ensuite lui deman-
der ce qu’elle «  veu[t]  » qu’il fasse pour l’aimer – «  si tu le veux  »,
«  tout comme tu voudras  », «  veux-tu  » répété cinq fois et suivi de
« tu le veux » – Agnès le renvoie à l’inéluctabilité de sa passion pour
Horace  : « Tenez, tous vos discours ne me touchent point l’âme  ; /
Horace avec deux mots en ferait plus que vous.  » (v. 1605-1606).
Arnolphe lui-même prend conscience de la fatalité de la passion par
une sorte d’introspection, elle aussi caractéristique de la tragédie  :
« Ce mot, et ce regard désarme ma colère, / Et produit un retour de
tendresse et de cœur, […] Chose étrange d’aimer, et que pour ces traî-
tresses/ Les hommes soient sujets à de telles faiblesses ! » (v. 1569-
1573). Les termes « sujets » « faiblesses » traduisent bien la vulné-
rabilité de l’homme face à l’amour, l’infériorité de la volonté et de la
raison face à la passion, qui transforme la femme aimée en «  maî-
tresse » absolue, qui « désarme » et soumet. Arnolphe prend en effet
devant Agnès la posture du suppliant. Une autre observation énoncée
en aparté – « Jusqu’où la passion peut-elle faire aller ! » – témoigne de
la prise de conscience par Arnolphe de l’irrésistible force de l’amour.

64 Séquence 5 – FR20

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Pour expliquer celui que sa pupille éprouve pour Horace, il en vient
même à conclure : « C’est quelque sort qu’il faut qu’il ait jeté sur toi. »
(v. 1590)
Poussons plus loin l’analogie entre ce passage et la tragédie. La
réflexion introspective d’Arnolphe fait ressortir le conflit entre la rai-
son et la passion, moteur essentiel de nombreux dilemmes de la tra-
gédie. Dans les vers 1574 à 1578, l’amant éconduit dresse une liste
des défauts féminins qui sont – à ses yeux – autant d’arguments ou
de raisons pour se détourner de ces « animaux-là ». Mais la logique
se trouve elle aussi contredite puisque « malgré tout cela », conclut
Arnolphe, les hommes « font tout » pour les femmes.
Un dernier thème peut être rattaché à la tragédie, celui de la clé-
mence : alors qu’il a la possibilité de se venger, le héros accorde le
pardon à son ennemi. C’est ce que fait Auguste vis-à-vis de Cinna
dans la tragédie éponyme de Corneille. Il n’est d’ailleurs pas interdit
de penser qu’Arnolphe se prend pour Auguste lorsqu’il lance à Agnès :
« Hé bien ! faisons la paix. Va, petite traîtresse, / Je te pardonne tout
et te rends ma tendresse. » (v. 1580-1581) Arnolphe ne s’est-il pas
précédemment comparé à Auguste dans sa méthode pour juguler la
colère (Acte II, scène 4, v. 447-453) ? ! L’identification est néanmoins
de courte durée puisque quelques vers plus loin, Arnolphe est rede-
venu un impitoyable tyran.
4 a) Si la scène ne sombre pas dans la tragédie, c’est tout simplement
parce que l’on a affaire à une parodie de tragédie. Arnolphe n’est pas
crédible en héros tragique.
Tout d’abord, il n’en a que partiellement le langage. À la hauteur
tragique se mêlent des mots ou expressions familières (« petite traî-
tresse », « mon pauvre petit bec ») voire triviales (« te caresserai », « te
bouchonnerai », « te baiserai », « te mangerai »). Ainsi, à un premier
vers qui pourrait appartenir à la tragédie, « Vois ce regard mourant,
contemple ma personne  », succède un alexandrin avec un mot vul-
gaire  : «  Et quitte ce morveux et l’amour qu’il te donne  » (v. 1588-
1589). Ensuite, Arnolphe connaît imparfaitement les gestes du héros
tragique. Le suppliant ne s’arrache pas « un côté de cheveux », cette
précision est ridicule et suggère que le personnage n’est pas disposé
à renoncer à sa chevelure. Ces décalages burlesques provoquent le
rire. Enfin, Arnolphe n’est pas crédible en héros tragique car il n’en
a pas la grandeur. Il lui manque la noblesse d’âme. Ces revirements
sont trop brusques et n’apparaissent pas comme le fruit d’un être en
proie à un conflit intérieur. Bien au contraire, on y voit les réactions
tyranniques d’un enfant capricieux à qui on a refusé ce qu’il deman-
dait. Car Arnolphe s’abaisse trop en suppliant Agnès  : il s’avilit. Il
cesse d’être un tuteur ou un père et devient un enfant. L’excès qui
ressort de ses paroles le tourne en ridicule et le discrédite aux yeux
du spectateur, d’autant que son attitude est en parfaite contradiction
avec son autoritarisme ordinaire. Cet excès est sensible dans la sen-
suelle promesse d’amour des vers 1595-1596, surabondant en procé-

Séquence 5 – FR20 65

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dés d’insistance : pléonasmes hyperboliques (« sans cesse », « nuit
et jour  »), anaphore en «   je te  » qui matérialise l’union, gradation
ascendante, et même allitération et assonance dans la répétition de
la finale « erai ». Il atteint le comble de la dérision dans la série de
propositions de postures tragiques (v. 1600-1603) énoncées dans
une gradation ascendante et rythmées par l’anaphore « veux-tu ? ».
Cette énumération s’achève d’ailleurs par une proposition injonctive
« Oui, dis si tu le veux » dont la simplicité rompt avec le style soutenu
qui précède, créant à nouveau un décalage burlesque. Enfin, la bas-
sesse morale d’Arnolphe éclate malgré le registre tragique. La grada-
tion « je te caresserai, /Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai. » (v.
1594-1595) révèle ainsi la lascivité du personnage qui exprime son
amour par son appétit sexuel. Le spectateur ne découvre pas là une
face cachée du personnage : la concupiscence du vieillard était déjà
apparue autour du «  le...  » équivoque dans la scène 5 de l’acte II.
Le champ lexical de l’animalité qu’utilise le barbon à propos d’Agnès
trahit enfin la vision dégradante et, sinon misogyne, tout au moins
sexiste, que le barbon a de la femme, et même de celle qu’il aime. Les
femmes sont qualifiées d’ « animaux » (v. 1579) et Agnès est tour à
tour un oiseau au « petit bec » (v. 1586), menacé d’être « dénich[é] »
(v. 1609), et un cheval qu’Arnolphe promet de frotter avec de la paille.
Tel est en effet le sens premier du verbe « bouchonn[er] » (v. 1595).
Devant son refus d’être domestiquée, la jeune fille est finalement trai-
tée de « bête indocile » (v. 1608).
b) Les procédés comiques employés dans cette scène ont valu bien
des critiques à Molière, au nom de la bienséance et du bon ton. Il
n’est pas convenable de mélanger les genres ; il n’est pas vraisem-
blable de prêter une attitude et une langue tragiques à un simple
bourgeois  ; il n’est pas décent d’employer un vocabulaire familier
et des allusions grivoises. Pour donner un exemple concret, Robinet
s’indigne qu’Arnolphe propose à Agnès de se tuer, comportement qui
n’est possible selon lui que dans une tragédie (Le Panégyrique de
l’École des femmes, scène 5). Les objections touchant au mélange des
genres sont réfutées si l’on considère la scène comme une parodie
burlesque à l’intérieur d’une comédie. Quant à l’objection relative à la
vulgarité, voire à « l’obscénité » des propos, Molière l’aurait rejetée en
affirmant que pour édifier « la grande règle est […] de plaire » (Critique
de l’École des femmes, scène 6) et que dans le public, il y a aussi le
parterre, à savoir les gens de condition modeste.
5 La métaphore animalière suffit à rendre compte de l’image rétrograde
et pleine de préjugés qu’Arnolphe entretient sur les femmes. Si l’on
développe les sous-entendus de cette comparaison, la femme appa-
raît en effet comme un être privé de raison, soumis à ses instincts et
incapable de se modérer. Le personnage de Molière expose un point
de vue misogyne vieux de plusieurs siècles. C’est, par exemple, celui
de Caton le Censeur, si l’on en croit Tite-Live (XXXIV, 3) : « Lâchez la
bride à ces tempéraments effrénés et à ces animaux rétifs [...] ». Cette
représentation avilissante est complétée par la description des vers

66 Séquence 5 – FR20

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1574-1578. La femme y est encore déshumanisée par l’emploi de
tournures indéfinies : « Ce n’est qu’ », « Il n’est rien de plus ». De plus,
aucune qualité ne lui est reconnue  ; au contraire, elle cumule tous
les défauts, au point de n’être qu’ « imperfection ». Elle est « faible »
de corps et d’esprit (« faiblesses », « âme fragile », « faible », « imbé-
cile  ») et par conséquent déraisonnable («  extravagance  »), indigne
de confiance («  traîtresses  », «  indiscrétion  », «  infidèle  ») et, pour
couronner le tout, mauvaise (« noirceur », « leur esprit est méchant »).
Ce noir tableau contraste avec l’impression produite par Agnès. Loin
d’être fragile et déraisonnable, la jeune fille apparaît en pleine pos-
session de ses moyens intellectuels et se place en position de force
par rapport à son hargneux tuteur. Elle fait preuve d’intelligence psy-
chologique en déclarant à Arnolphe qu’elle ne peut l’aimer, autrement
dit que l’amour ne se commande pas. Ce discernement la place, de
fait, en position de supériorité face à un Arnolphe aveuglé par la folie.
Elle s’impose ensuite comme une personne sûre d’elle-même, qui
ose s’exprimer en toute franchise lorsqu’elle conclut : « Tenez, tous
vos discours ne me touchent point l’âme » (v. 1605). Avouons que la
méchanceté n’est pas absente de ce constat : elle sait parfaitement
qu’elle blessera Arnolphe. Elle va d’ailleurs plus loin dans cette voie en
rappelant le nom honni d’Horace aux oreilles éprouvées du vieillard.
Est-ce à dire qu’Agnès est, comme le suggère Arnolphe, un être per-
fide  ? Ce n’est pas cette image que le spectateur retire de la jeune
fille. Son sarcasme est justifié par les vexations qu’elle a essuyées
et les propos désobligeants et humiliants qu’Arnolphe tient sur elle
et Horace. On notera d’ailleurs qu’elle n’est pas aussi blessante au
début du passage (v. 1584). Le vieillard l’a poussée à bout ; on com-
prend parfaitement que son émancipation passe par la révolte.
En conclusion, le titre de la comédie prend une nouvelle fois tout son
sens ici. Arnolphe reçoit en effet une leçon d’Agnès – l’amour ne se
commande pas – tandis qu’elle apprend par la confrontation à réflé-
chir par elle-même et à s’affranchir de l’aliénation dans laquelle elle a
été trop longtemps tenue.
6 Quelle leçon le spectateur retire-t-il de la pièce  ? Comme toujours,
plusieurs. Celle énoncée par Horace dans la scène 4 de l’acte III se
trouve réaffirmée : l’amour est un grand « maître », aux deux sens du
terme ; il domine tout le reste et éduque les hommes. Agnès en est
l’exemple vivant. La passion, en revanche, mène à la folie. Arnolphe,
dans cette scène, est en effet littéralement fou. Excessif dans son pro-
gramme d’abêtissement d’Agnès, il se montre tout aussi déséquili-
bré dans sa façon d’exprimer son amour, ou plutôt sa passion amou-
reuse. Car il ne se maîtrise plus, comme il le fait observer en aparté (v.
1598) et passe par plusieurs phases : la tentative d’attendrissement
par une présentation pathétique (v. 1586-1588), puis les promesses
de libre coquetterie, d’amour, et même de totale liberté une fois qu’ils
seront mariés. Il l’autorise même à avoir des amants. C’est ainsi qu’on
peut comprendre ces deux vers ambigus : « Tout comme tu voudras,

Séquence 5 – FR20 67

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tu pourras te conduire  ; / Je ne m’explique point, et cela, c’est tout
dire. » (v. 1595-1596) Par cette déclaration, on peut juger de l’alié-
nation d’Arnolphe, et plus exactement de son assujettissement à la
passion amoureuse : pour épouser Agnès et obtenir son amour, il est
prêt à souffrir ce qu’il a pris tant de soin d’éviter, le cocuage ! Il passe
ensuite aux registres pathétique et tragique, avant de retrouver le ton
de la menace face à la fin de non-recevoir de sa pupille. Tant d’insta-
bilité est signe de démence et rappelle la réaction d’Harpagon dans
L’Avare, lorsqu’il découvre qu’on lui a dérobé sa cassette. Dans les
deux cas, le bouleversement des personnages provoque l’hilarité  ;
dans le cas présent, il suscite également une forme de compassion.
Car l’amour d’Arnolphe apparaît sincère. On est tenté d’employer l’ad-
jectif « pathétique » dans le sens où l’utilisent les jeunes aujourd’hui :
il est tellement ridicule qu’il suscite la pitié. Contentons-nous de dire
que Molière dresse un portrait tristement comique des effets de la
passion amoureuse et de la jalousie. C’est ainsi que la comédie « cor-
rige les mœurs par le rire ». Notez cependant que les metteurs en scène
modernes, à la suite des romantiques, ont accentué cette dimension
pathétique. Pour certains, la disparition scénique d’Arnolphe à la fin
de la pièce équivaut à une mort symbolique, qu’avait annoncée sa
menace de suicide. Tout est affaire d’interprétation ! Suivant celle-ci,
la pièce cesse d’être une comédie au sens classique.

Exercice autocorrectif n° 4

À l’aide des réponses aux questions ci-dessous, composez le plan


détaillé d’une lecture analytique de ce texte. Vous organiserez ce plan en
fonction de la problématique suivante :
En quoi ce texte non seulement ne déroge pas à la règle du bon ton, mais
répond aux exigences de la comédie classique, plaire et instruire ? 
➠ Reportez-vous au corrigé de l’exercice n° 4 à la fin du chapitre.

68 Séquence 5 – FR20

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C orrigés des exercices
Chapitre
1

Corrigé de l’exercice n° 1

Voici une proposition de plan détaillé d’une lecture analytique de ce


texte portant sur la question :   « En quoi ce passage nous introduit-il
dans une comédie classique ? »

I. Une scène d’exposition


1. Présentation des personnages
2. Présentation du lieu
3. Annonce de l’intrigue

II. Un passage qui répond aux exigences de la vraisemblance


1. Des informations qui justifient le quiproquo d’Horace
2. Des indications qui justifient la surprise d’Arnolphe à la fin de la pièce
3. Des informations cohérentes avec le personnage d’Arnolphe

III. Un comique de caractères


1. Agnès : le type comique de l’ingénue
2. Arnolphe : le type comique du barbon jaloux

Corrigé de l’exercice n° 2

Voici une proposition de plan détaillé d’une lecture analytique de ce


texte portant sur la problématique : « En quoi cette scène illustre-t-elle
les deux préceptes classiques, plaire et instruire ? »

I. Un échange burlesque
1. Un comique farcesque : la grossièreté et la trivialité du langage paysan
2. Un comique de caractère : Georgette, une naïveté enfantine qui fait rire

II. Une satire édifiante des mœurs contemporaines


1. Une description réaliste des symptômes de la jalousie
2. Une satire de la jalousie et de l’acceptation du cocuage

Séquence 5 – FR20 69

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Corrigé de l’exercice n° 3
Voici une proposition de plan détaillé d’une lecture analytique de ce texte
portant sur la problématique « Quelles sont les fonctions de ce récit ? »

I. Un récit qui fait progression l’action


1. Le récit de l’événement passé : l’assurance d’Arnolphe démentie
2. La détermination d’Agnès
3. Un récit qui annonce de nouvelles péripéties et l’échec d’Arnolphe

II. Un récit qui fait rire


1. Une situation farcesque entre l’amant, la femme et le mari
2. Le comique de situation lié au quiproquo
3. Le portrait satirique du jaloux

III. Un récit qui édifie


1. Favoriser l’éducation des femmes : sinon, elles apprendront au détri-
ment de l’autorité parentale
2. Supériorité de l’amour, favoriser les mariages d’amour : sinon, c’est
le cocuage assuré
3. Se détourner de la jalousie : elle mène à la folie

Corrigé de l’exercice n° 4

Voici une proposition de plan détaillé d’une lecture analytique de ce


texte portant sur la problématique « En quoi ce texte non seulement ne
déroge pas à la règle du bon ton, mais répond aux exigences de la comé-
die classique, plaire et instruire ? »

I. Parodier la tragédie pour faire rire


1. Les registres et les thèmes de la tragédie
2. Détournement burlesque de ces registres

II. Un passage qui détourne les spectateurs des passions


1. Agnès, la force de la parole conquise
2. Arnolphe, l’aliénation provoquée les passions

70 Séquence 5 – FR20

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B ilan
Questionnaire sur le classicisme et la
comédie dans Les Femmes savantes
La comédie Les Femmes savantes a été jouée pour la première fois au
Théâtre du Palais-Royal le 11 mars 1672. Pour cet exercice, vous aurez
besoin de lire plusieurs passages de la pièce. Pour ce faire, téléchargez
le texte au format PDF en vous rendant à l’adresse suivante
http://www.toutmoliere.net. Vous pourrez y effectuer le téléchargement
du texte.

Questionnaire

I. Observez la division de la pièce en actes.


1 Combien y en a-t-il ? Que pouvez-vous dire de cette structure ?

II. Lisez les scènes 1 et 2 de l’acte I.


2 Observez la disposition du texte sur la page  ? Que pouvez-vous en
dire ?
3 Ces scènes 1 et 2 remplissent-elles bien leur fonction d’exposition ?
Pourquoi ? Le spectateur est-il en mesure de deviner le type d’intrigue
qui va se dérouler dans la pièce ?
4 Dans quelle mesure peut-on dire que cette scène traite d’un sujet
sérieux, déjà abordé dans L’École des femmes ?
5 Étudiez les procédés comiques dans la scène 1 ; diriez-vous qu’ils relè-
vent de la farce et /ou de la commedia dell’arte et/ou de la comédie
de caractères et /ou de la comédie de mœurs ? Justifiez votre réponse.
III. Lisez les scènes 1 et 4 (et dernière) de l’acte V.
6 En quoi vous permettent-elles d’affirmer qu’il y a unité d’action dans
la pièce ?
7 Contre quel danger Molière cherche t-il à prévenir le public ?

IV. En conclusion…
8 À partir des réponses aux questions précédentes, montrez, dans un
paragraphe de conclusion, que Les Femmes savantes est une comédie
classique.

Séquence 5 – FR20 71

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Corrigé du questionnaire

1 La pièce comporte cinq actes, comme dans les tragédies classiques.
Cette composition est considérée comme la meilleure par les théori-
ciens classiques, avec l’exposition dans l’acte I, le nœud à l’acte III et
le dénouement à l’acte V.
2 La comédie est écrite en vers, en alexandrins, comme la tragédie. La
forme poétique est tenue pour plus noble que la prose et apporte à
son auteur plus de considération en ce qu’elle suppose un plus grand
travail littéraire.
3 À travers les dialogues entre les deux sœurs puis entre les deux sœurs
et Clitandre, les scènes 1 et 2 fournissent au spectateur les informa-
tions essentielles pour comprendre l’intrigue. Armande et Henriette
sont sœurs et éprises du même jeune homme, Clitandre. Le cœur de
ce dernier allait initialement à Armande, mais celle-ci ayant repoussé
sa flamme pour se consacrer toute entière aux choses de l’esprit, il
s’est tourné vers Henriette et lui a demandé sa main. Armande pré-
tend trouver honteux que sa sœur dédaigne la philosophie pour se
marier, mais on comprend qu’elle est en fait jalouse d’Henriette. On
devine qu’elle sera un obstacle à cette union et qu’elle ne plaidera
pas le parti d’Henriette auprès de leur mère, qu’on imagine d’après ce
qu’en disent ses filles, vouée, comme Armande, au culte de l’esprit.
Le cœur de l’action sera donc, on le comprend, de savoir si Henriette
et Clitandre pourront se marier comme ils le souhaitent. On prévoit de
multiples péripéties venant entraver cette union.
4 À travers la discussion entre les deux sœurs, Molière aborde les ques-
tions de l’éducation des femmes et de la condition féminine. Les deux
sœurs et leur mère apparaissent émancipées et la figure du père et
du mari non tyrannique. Certes, Armande rappelle à Henriette qu’elle
a besoin du consentement «  de ceux qui [lui] ont donné l’être  » (v.
164) ; mais, dans le reste de l’échange, il n’est question que de leur
mère. On imagine que c’est d’elle, surtout, que dépend le sort d’Hen-
riette et que le père est plus effacé. La mère est, en outre, présen-
tée comme une femme entièrement dédiée à la culture de l’esprit.
Si le thème abordé est identique à celui de L’École des femmes, la
problématique est donc bien différente : loin de condamner les pères
et maris qui laissent les femmes ignares, Molière critique, par une
présentation ridicule d’Armande, l’aspiration de certaines femmes à
n’être qu’esprit ! Par là, Les femmes savantes se rapprochent davan-
tage des Précieuses ridicules, comédie donnée en 1659, avant L’École
des femmes, où Molière raille le mouvement de la préciosité, ou tout
au moins la recherche excessive d’élégance et de spiritualité de cer-
taines précieuses.
5 Dans ces deux scènes, le comique naît du caractère de Philaminte,
de son extravagance et de ses contradictions : éprise de Clitandre et
aimée en retour, elle a refusé de l’épouser, considérant le mariage
comme une aliénation ; à présent que Clitandre a trouvé une femme

72 Séquence 5 – FR20

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qui répond à sa flamme et à ses vœux, elle cherche à empêcher leur
union, par jalousie, tout en refusant de reconnaître qu’elle puisse
céder à pareil sentiment. La démesure, pour ne pas dire la folie, de
ce personnage éclate dans les expressions qu’elle emploie pour qua-
lifier le mariage et ce qui s’y rattache : cela provoque pour elle « un
mal de cœur  » (v.6), ce «  mot  » est «  à l’esprit  » «  dégoûtant  » (v.
10), « bless[e] » (v.11), fait « frissonn[er] » (v.13) ! ; elle souligne la
vulgarité et la bassesse de « tels attachements » (v. 27-35), qui « aux
bêtes ravale [l’homme] » (v.48) et engage sa sœur à se rendre sensible
aux « charmantes douceurs / Que l’amour de l’étude épanche dans
les cœurs  »  ! Son pédantisme, les multiples hyperboles, le recours
au champ lexical du dégoût et de l’horreur à propos du mariage et
de l’amour au sujet de la philosophie ajoute en outre un comique
de mots, qui achève de rendre le personnage parfaitement ridicule.
Comme Chrysalde, dans la scène liminaire de L’École des femmes,
Henriette apparaît comme le parti de la raison, du bon sens face à un
personnage qui se veut l’incarnation de la raison ! Comme dans L’École
des femmes, le contraste entre les deux sœurs fait davantage ressortir
la fantaisie, l’illogisme, et partant, le ridicule d’Armande. Ainsi Hen-
riette a-t-elle toujours un argument convaincant à opposer à sa sœur ;
en particulier, lorsqu’Armande lui donne leur mère pour exemple,
elle a l’esprit de rétorquer qu’elle « ne ser[ait] point ce dont [elle se]
vant[e] » si leur mère n’avait point cédé à certaines « bassesses »... (v.
77) Ces deux personnages ne sont pas de ceux que l’on trouve dans la
farce ou la commedia dell’arte ; en outre le comique est subtil et vise
l’édification des spectateurs : par la présentation d’une femme ridi-
cule, Molière prévient le public, féminin en particulier, contre la folle
passion qu’elle incarne. On peut donc parler de comédie de caractère.
De plus, Armande rappelle certaines précieuses contemporaines de
Molière. On peut donc aussi parler de comédie de mœurs.
6 Dans ces deux scènes de l’acte V, l’intrigue est centrée sur le mariage
d’Henriette, sujet exposé dès l’ouverture de la pièce, dans les pre-
miers vers de la scène 1 de l’acte I. On peut donc affirmer qu’il y a
unité d’action, comme le veulent les règles du théâtre classique.
7 Dans ces deux scènes figure le personnage de Trissotin. Gendre sou-
haité par Philaminte, la mère d’Henriette qui l’estime pour ses vers,
il apparaît antipathique dans son obstination à vouloir épouser Hen-
riette alors que celle-ci lui avoue courageusement qu’elle n’a pour
lui aucune inclination et aime Clitandre. On devine déjà son hypo-
crisie, qui éclatera dans la scène finale, à l’entendre ainsi répéter sa
passion à la jeune fille sans faire aucun cas de ses sentiments. Au
dénouement de la pièce, la véritable motivation de Trissotin apparaît
au grand jour : c’est la fortune d’Henriette qui l’intéresse ; c’est dans
l’espoir de contracter un bon mariage qu’il s’est gagné la confiance de
Philaminte en flattant son extravagant culte de l’Esprit. À travers ce
personnage, Molière prévient le spectateur à la fois contre les cupides
qui s’introduisent chez les gens dans le dessein de s’emparer de
leur fortune et contre les passions – ici une dévotion unilatérale à la

Séquence 5 – FR20 73

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science – qui rendent ceux qui en sont atteints vulnérables. Molière
avait déjà mis en scène le personnage du parasite dans son Tartuffe
(1664). Le personnage éponyme profitait d’une autre dévotion, celle,
répandue à l’époque, pour la religion. La pièce fut d’ailleurs censurée
car la mise en scène de ce « faux dévot » déplut aux dévots.
8 La pièce Les Femmes savantes mérite le nom de « comédie classique »
à plus d’un titre. Tout d’abord, elle comprend cinq actes, le premier
destiné à l’exposition de l’intrigue, le troisième au nœud et le dernier
au dénouement. Ensuite, et surtout, cette pièce aborde des sujets
sérieux, l’éducation des femmes, la condition féminine et la précio-
sité, sur un mode comique ; par le biais du ridicule, Molière entend
détourner le public, féminin en particulier, d’un désir de savoir, à ses
yeux excessive. Il s’agit de « corrig[er] par le rire », d’instruire en plai-
sant. Cette pièce est donc essentiellement une comédie de mœurs
et aussi une comédie qui expose des caractères extravagants, peints
d’après nature, même si le dramaturge force un peu le trait. On est
loin du comique vulgaire, voire grossier, de la farce, loin de ses per-
sonnages stéréotypés, ou des Arlequin, Pantalon, Colombine de la
commedia dell’arte. Le rire est donc subtil et édifiant, selon les pré-
ceptes classiques. Les Femmes savantes respectent la règle des uni-
tés. Toutes les actions se rattachent à l’action principale, le mariage
d’Henriette avec Clitandre, et trouvent leur dénouement en même
temps qu’elle. En outre, il n’y a qu’un seul lieu, la demeure parisienne
du bourgeois Chrysale, de son épouse Philaminte et de leurs deux
filles, Armande et Henriette. L’étude que nous avons menée ne nous
permet pas d’affirmer que l’unité de temps est observée, mais c’est
bien le cas. On notera enfin le souci de Molière de créer une œuvre
d’une grande qualité littéraire en composant un poème dramatique
en alexandrins.

74 Séquence 5 – FR20

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Séquence 6
La poésie, du roman-
tisme au surréalisme

Sommaire

Objectifs & parcours d’étude


Introduction
1. Du romantisme au Parnasse : rôle du poète et fonction de la poésie
Fiche méthode 1 : Identifier le registre lyrique
Corrigés des exercices
2. Du Parnasse au symbolisme
Fiche méthode 1 : Éléments de versification
3. Une œuvre intégrale : Poèmes saturniens, Paul Verlaine
Corrigés des exercices
4. Avant-gardes et surréalisme : révolutions poétiques
Fiche méthode 3 : formes fixes et formes libres
Corrigés des exercices
Entraînement à l’écrit

Séquence 6 – FR20 1

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O bjectifs & parcours d’étude
Objectifs Textes et
œuvres
•M
 ieux connaître et mieux maîtriser les • deux groupements de poèmes du XIXe siècle.
mouvements artistiques et littéraires
des XIXe et XXe siècles, en particulier • u n groupement de poèmes du XXe siècle
le romantisme, le Parnasse et le •œ  uvre intégrale : Poèmes saturniens, Verlaine (1866 )
surréalisme.
• C omprendre le fonctionnement d’un
recueil poétique. Objet d’étude
• R éviser et maîtriser les outils d’ana-
lyse du texte poétique (prosodie et
La poésie, du romantisme au surréalisme
métrique).
• Identifier et analyser le registre lyrique.
• S avoir lire à voix haute le texte poé- Chapitre 2
tique.
Parnasse et symbolisme
A. Repères littéraires : du Parnasse au symbolisme
Introduction
B. À la recherche du Beau poétique
A. Naissance d’une esthétique Texte 3 : Th. Gautier, « La Rose-thé », Émaux et Camées
de la modernité Texte 4 : Baudelaire, « La Beauté », Les Fleurs du mal
B. Découvrir le rôle du poète C. Le symbolisme, courant culturel
C. Objectifs et contenus de la Fiche Méthode : Éléments de versification
séquence
Corrigés des exercices

Chapitre 1 Chapitre 3

Du romantisme au Parnasse : rôle Poèmes saturniens, Paul Verlaine


du poète et fonction de la poésie
Introduction : Paul Verlaine, l’homme et l’œuvre
A. La poésie romantique : le moi A. Premières pistes pour aborder les Poèmes
et le monde saturniens
B. Lyrisme et liberté de la poé- B. Comment lire les Poèmes saturniens ?
sie romantique C. Paysages intérieurs de Verlaine
Texte 1 : Gérard de Nerval, « Fan- Corrigés des exercices
taisie », Odelettes
Texte 2 Victor Hugo, « Fonctions
du poète », Les Rayons et les
Ombres Chapitre 4
Fiche Méthode : Identifier le Avant-gardes et surréalisme : révolutions poétiques
registre lyrique
Corrigés des exercices A. Poésie et modernité
B. Aspects du surréalisme (lectures cursives
Entraînement à l’écrit d’Apollinaire, Cocteau, Desnos et Éluard)
Fiche Méthode : Formes fixes et formes libres
Devoir bilan type bac
Sujet de devoir Corrigés des exercices
Proposition de corrigé

2 Séquence 6 – FR20

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Introduction
A Des évolutions esthétiques
en marche
Le genre poétique connaît de nombreux bouleversements entre le
XIXe siècle et le XXe siècle. La poésie, langue littéraire par excellence,
constitue en effet un laboratoire pour les différents mouvements culturels
qui, chacun à leur tour, remettent en cause les codes de la poésie clas-
sique et font progressivement entrer dans les vers l’idée d’une modernité
en littérature. Situés entre le romantisme, le Parnasse et les avant-gardes
poétiques, Gautier et Baudelaire incarnent la figure de passeurs : ils font le
lien entre les formes traditionnelles de la poésie et ses formes nouvelles.
Les pages de ce cours vous proposent d’explorer les différents aspects de
la poésie, du romantisme au surréalisme, à travers les lectures analytiques
et cursives de poèmes choisis parmi une vaste production.

B Découvrir le rôle du poète


La poésie invite le lecteur à s’engager dans sa lecture, à exprimer des
émotions que lui suggèrent les poèmes. Il y a donc une part de subjectivité
dans l’approche du texte poétique, même si cette approche doit s’appuyer
sur un vocabulaire d’analyse précis et la compréhension des textes doit
être liée au contexte historique et culturel.
C’est pourquoi le principal objet d’étude de la séquence concerne « le
rôle du poète ». Cette expression n’est pas réductrice, mais désigne aussi
bien sa fonction de « guide » pour la société que d’inventeur d’un langage
nouveau. Ainsi, les textes seront abordés selon la double perspective du
poète comme visionnaire et créateur.
En effet, l’idée que le poète a une fonction dans la société et dans la vie
de la cité existe depuis l’Antiquité. Mais cette définition évolue considéra-
blement au long du XIXe siècle, influencée par les événements historiques
importants, au premier rang desquels la Révolution française. Le poète se
voit en effet doté d’une nouvelle mission, à la fois civilisatrice (dans le cas
de Hugo), mais aussi critique (dans le cas de Baudelaire ou de Rimbaud).
Le poète et la poésie ne se limitent pas aux domaines de l’engagement.
C’est dans le renouvellement des formes que les poètes nous intéressent
aussi. Le langage est en effet le matériau sur lequel travaillent les créa-
teurs : le vers, les rimes, le rythme sont repensés au cours du XIXe siècle
et du XXe siècle, pour aboutir aux révoltes de Rimbaud et à la révolution

Séquence 6 – FR20 3

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poétique du surréalisme. Notre approche fonctionnera selon une double
dynamique : chronologique et esthétique.

C Objectifs et contenus de la séquence


Les objectifs de la séquence se déclinent à partir de ces premières
remarques sur le rôle du poète et l’évolution de la poésie du XIXe au
XXe siècle.
E Mieux connaître et mieux maîtriser les mouvements artistiques et litté-
raires des XIXe et XXe siècles, en particulier le romantisme, le Parnasse
et le surréalisme.
E Comprendre le fonctionnement d’un recueil poétique.

E Réviser et maîtriser les outils d’analyse du texte poétique (prosodie et

métrique).
E Identifier et analyser le registre lyrique.

E Savoir lire à voix haute le texte poétique.

Pour atteindre ces objectifs, nous vous proposons trois types de lecture
de textes poétiques. La lecture cursive et analytique de groupements de
textes, et l’étude plus approfondie d’un recueil, les Poèmes saturniens
de Paul Verlaine. Ces lectures seront accompagnées de fiches méthode
et d’éléments de cours qui vous permettront de circuler dans la séquence
et de vous approprier la poésie des XIXe et XXe siècles.

4 Séquence 6 – FR20

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Chapitre
Du romantisme au Parnasse : rôle
1 du poète et fonction de la poésie

A La poésie romantique : le moi et


le monde
Dans les années 1820, la poésie connaît une petite révolution. Les
romantiques imposent de plus en plus leurs idées dans les domaines
de l’art et le recueil d’Alphonse de Lamartine, Premières méditations
(1820), suivi des premiers recueils de Victor Hugo et d’Alfred de Vigny
vont bouleverser l’image du poète et son rôle face à la collectivité.
Le poète se voit en effet assigner une mission qui consiste à guider les
Peuples vers un idéal de liberté. Les voix des trois grands poètes que
nous venons de citer sont assimilées à celles de nouveaux prophètes, de
mages qui détiennent un pouvoir sur le monde grâce aux mots.

1. L’expérience intime et la voix lyrique


La poésie romantique va d’abord se caractériser par l’omniprésence du
«  je  » du poète. Le poète se raconte à la première personne, fait part
de ses sentiments intimes, relate son expérience subjective. La poésie
devient le lieu par excellence de l’expression du moi. Les vers reçoivent
les confidences du poète qui se livre à son lecteur et noue avec lui une
relation nouvelle.
Cette omniprésence du je favorise l’émergence du registre lyrique dans
la poésie romantique. Les poètes font part de leurs sentiments, de leurs
déceptions amoureuses, de leur expérience du deuil. Le ton de la confes-
sion intime devient élégiaque dans les poèmes qui évoquent le passé. Le
motif de la nostalgie envahit, par exemple, les poèmes d’Alfred de Vigny.
On regrette un temps passé qui a fui. Les poètes romantiques revisitent
certains lieux communs, déjà présents dans la poésie du XVIe siècle :
E La jeunesse qui a fui,
E Le regret,
E La perte de la femme aimée,

E L’appel du lointain.

Séquence 6 – FR20 5

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2. Le regard sur son siècle : le poète prophète
Le poète romantique se caractérise ensuite par son engagement dans la
vie de la Cité. Il porte un regard sur les événements historiques de son
temps. Victor Hugo dans ses Odes et ballades commente ainsi l’histoire
qui se déroule sous ses yeux  : l’épopée napoléonienne, le retour des
Bourbons (La Restauration voit en effet le retour des frères de Louis XVI à
la tête du royaume, Louis XVIII et Charles X).
La Révolution de Juillet 1830 confirme l’implication des poètes dans la
vie politique, et de manière générale celle des écrivains de la génération
née après la Révolution française. Désormais le poète est aussi un juge :
il regarde son siècle et en tire des enseignements sur le présent et le
futur. Le concept de poésie engagée naît donc dans la première moitié
du XIXe siècle et atteint son apogée avec la publication des Châtiments
de Victor Hugo (1852), recueil qui fustige la politique de Napoléon III.
Dans ce recueil qui intervient après la révolution romantique, on retrouve
cette idée fondamentale selon laquelle le poète a pour rôle de dénoncer
les abus de pouvoir, la tyrannie et l’injustice. Il faut donc retenir un des
aspects de la poésie romantique : son idéalisme.

3. L’appel du Lointain
Cet idéalisme des poètes de la première moitié du XIXe  siècle va éga-
lement se manifester dans le thème du voyage et de l’exotisme. On
cherche alors à restituer une atmosphère orientale ou orientalisante.
L’étranger attire les poètes romantiques parce qu’il permet d’explorer de
nouveaux paysages intérieurs.
Victor Hugo, dans l’un de ses plus fameux recueils, Les Orientales, s’in-
génie à associer la forme des vers à celles des minarets orientaux. Ainsi,
les « Djinns » sont des poèmes en forme de tours, comportant des vers
très courts qui imitent cette forme architecturale propre à l’orient. Ce
travail formel s’accompagne d’une véritable curiosité pour les mœurs
exotiques. La poésie décrit les coutumes et des habitudes de vie qui
dépaysent le lecteur. L’appel du lointain correspond donc à un besoin
d’évasion dont s’empare la poésie romantique. Mais cette intrusion
de l’exotisme dans la poésie correspond aussi à un idéal politique.
Ainsi, dans son recueil Les Orientales, Hugo rend hommage à la Grèce
et exprime son philhellénisme (amour de la Grèce et de sa culture). Il
témoigne aussi de sa ferveur pour un grand poète que les romantiques
français admirèrent : Lord Byron (voir exercice autocorrectif n° 2).
Sous un registre légèrement différent, Musset publie Les Contes d’Es-
pagne et d’Italie en 1830. Comme le titre l’indique, le poète situe sa poé-
sie dans le cadre chatoyant de deux pays méditerranéens. Ce choix lui
permet d’exploiter certains clichés esthétiques, c’est-à-dire des images
connues des lecteurs et qui renvoient aux mœurs italiennes ou espa-
gnoles.

6 Séquence 6 – FR20

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4. Poésie et fantaisie
La poésie romantique ne se limite pas à la voix prophétique du poète ni
à l’expression lyrique. Une autre tendance de la poésie romantique est
plus fantaisiste et plus ironique. Les écrivains qu’on appelle les « petits
romantiques » par comparaison aux « grands » (Hugo, Lamartine, Vigny)
s’amusent avec les thèmes de prédilection du romantisme et parfois les
tournent en dérision.

Exercice autocorrectif n° 1


Recherche sur les titres de recueils
Recherchez quelques titres de recueils poétiques publiés entre  1820
et  1830 et recopiez-les. Quel «  horizon d’attente  », c’est-à-dire quelle
idée avant la lecture, ces recueils suggèrent-ils ?

Exercice autocorrectif n° 2


Voici un portrait du poète Lord Byron en tenue albanaise. Faites des
recherches sur Lord Byron. Pourquoi, à votre avis, a-t-il suscité un
immense enthousiasme chez les poètes romantiques français ?

➠ V euillez vous reporter à la fin du


chapitre pour consulter les corri-
gés des deux exercices.

Thomas Phillips, Byron en tenue


albanaise (1835). Huile sur toile.
National Portrait Gallery, London, GB.
© TopFoto/Roger-Viollet.

Séquence 6 – FR20 7

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 renez maintenant connaissance de la fiche méthode « Identi-
P
fier le registre lyrique » que vous trouverez à la fin de ce cha-
pitre. Mémorisez-la et effectuez l’exercice autocorrectif qu’elle
contient.
Pour lire et comprendre les poèmes que vous allez étudier, la
maîtrise de cette fiche méthode est indispensable.

B Lyrisme et liberté de la poésie


romantique
Corpus

Le corpus suivant vous propose d’étudier quatre poèmes issus du mouve-


ment romantique :
E Gérard de Nerval, « Fantaisie », Odelettes ;
E Victor Hugo, « Fonction du poète », Les Rayons et les Ombres ;
E Alfred de Musset, « Tristesse », Poésies ;
E Aloysius Bertrand, « Un rêve », Gaspard de la nuit.

Chacun de ces poèmes va vous permettre de découvrir un aspect de la


poésie romantique.

Conseils de méthode

L a lecture silencieuse des poèmes est importante, mais elle ne


suffit pas. Nous vous conseillons d’écouter le poème lu sur votre
CD audio et de le lire à votre tour à voix haute. Cette méthode
présente un double intérêt. D’une part, elle vous permet d’en-
tendre le travail des sonorités et des rimes, d’autre part, elle vous
invite à prendre en compte la structure des vers, la manière dont
le poète élabore sa prosodie.

8 Séquence 6 – FR20

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1. Gérard de Nerval ou la vie envahie par le rêve
Gérard de Nerval est né en 1808 et se signale très tôt par sa traduction de
Faust de Goethe. Il est immédiatement célèbre parmi les romantiques. Gérard
de Nerval est le poète de la nostalgie et du passé. Il aime à décrire des images
des temps jadis. Gérard de Nerval, dans son recueil Odelettes1 (1832-1853),
rend hommage au genre de l’ode*, connu depuis l’Antiquité. Il s’y exprime à
la première personne, et se montre d’une grande inventivité au niveau des
rimes. « Fantaisie », daté de 1831, est l’un des plus célèbres poèmes de Ner-
val. On y retrouve ses thèmes de prédilection : le surgissement du passé dans
le présent, le goût des légendes, l’image d’une femme idéale…

Après avoir écouté le poème sur votre CD audio, lisez-le vous-même à


voix haute avant de répondre aux questions ci-dessous.

Fantaisie
Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber2,
Un air très vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.
5 Or, chaque fois que je viens à l’entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit :
C’est sous Louis treize ; et je crois voir s’étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit,
Puis un château de brique à coins de pierre,
10 Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ;
Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
15 Que dans une autre existence peut-être3,
J’ai déjà vue... et dont je me souviens4 !

Questions de lecture analytique


1 Quelle est la structure du poème  (types de strophes, de vers, de
rimes) ? Dégagez le plan du poème.

1. Odelette : petite ode d’un genre gracieux.


2. Prononcer Wèbre, à l’allemande, pour la rime avec « funèbre ».
3. Nerval croyait à la métempsychose (réincarnation des âmes) au point que cette croyance, orphique et pythago-
ricienne, devint obsessionnelle chez lui.
4. L’âme conserve des souvenirs, des réminiscences de vies antérieures, ou encore des rêves. Comme dans le
poème « La Vie antérieure » de Baudelaire, l’âme garde la nostalgie d’un autre monde.

Séquence 6 – FR20 9

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2 Recherchez l’étymologie grecque de « Fantaisie » : en quoi s’applique-
t-elle ici au poème de Nerval ?
3 Quelles sont les références à la musique dans ce poème ?
4 Par quel moyen Nerval passe-t-il du présent au passé ?
5 Question d’ensemble : Comment Nerval intervient-il et exprime-t-il la
nostalgie dans son poème ?

Réponses

1 Le poème comporte quatre quatrains de vers de dix syllabes (décasyl-


labes) en rimes croisées (ABAB). Il présente donc une certaine régula-
rité dans son rythme et dans sa composition.
Progression du poème :
Strophe 1 : Évocation d’un air ancien/ références musicales.
Strophe 2 : Le souvenir auditif recrée une vision d’un paysage = actualisation du
souvenir.
Strophe 3 : Précision de la vision (château dans un parc).
Strophe 4 : Effet de resserrement visuel (portrait d’une femme à sa fenêtre) ; il s’agit
d’une réminiscence d’une vie antérieure.

2 L’origine du mot « fantaisie » est grecque : fantasia. Ce terme signifie


« apparition » et même « vision ». On voit bien que la première signifi-
cation du terme a évolué, puisque « fantaisie » désigne à la fois l’ima-
gination et le caprice. Or il semble que Nerval renoue avec la significa-
tion originelle du terme. Son poème fait naître en effet une scène sous
les yeux du lecteur, une scène imaginaire qui constitue une vision
onirique. À cet égard, le titre joue sur la polysémie de « fantaisie » qui
désigne aussi une petite pièce musicale de forme libre. La thématique
musicale est d’ailleurs celle qui fait naître la vision nostalgique dans
la première strophe du poème.

3 Gérard de Nerval place son poème sous le signe de la musique, par


le côté absolu, inconditionnel, de la première strophe : « Il est un air
pour qui je donnerais… et funèbre », et notamment de la musicalité
du v.2 bâtie sur un rythme ternaire : « Tout Rossini, /tout Mozart/et
tout Weber ». Non seulement Nerval accorde aux sonorités une grande
importance, mais il évoque aussi trois compositeurs célèbres : Ros-
sini, Mozart, Weber. Or ces trois musiciens désignent trois types de
musique différents, et notamment trois manières de concevoir l’opéra.
Rossini est un compositeur italien (1792-1868), célèbre pour son
adaptation d’Othello de Shakespeare et du Barbier de Séville de
Beaumarchais. La musique de Rossini est considérée comme l’un des
modèles de l’opéra romantique italien, notamment parce que ses par-
titions nécessitent une grande virtuosité vocale de la part des chan-

10 Séquence 6 – FR20

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teurs. Tantôt enjouée, tantôt mélancolique, sa musique connaît un
grand succès auprès des poètes romantiques.
Mozart est également très célèbre, en particulier pour son opéra Don
Giovanni, mais aussi pour La Flûte enchantée, opéra placé sous le
signe du merveilleux et de la fantaisie.
Carl Maria von Weber (1786-1826), moins connu aujourd’hui, fut
le compositeur allemand le plus célèbre de la première moitié du
XIXe siècle. Il est l’un des inventeurs du « Grand opéra » romantique,
d’inspiration historique ou légendaire. En citant ces trois composi-
teurs, célébrissimes en leur temps, Nerval souligne l’importance de
« cet air » qu’il aime, tout en renvoyant à son lecteur un reflet de la
réalité musicale de son temps.

4 C’est en évoquant la musique du présent que Nerval entraîne son


lecteur vers le passé (v.6-7) qu’il imagine grâce à une mélodie qui
lui revient en mémoire ou qu’il « vien[t] à entendre » (v.5). Or ce qui
charme dans ce poème, c’est que Nerval s’exprime constamment au
présent de l’indicatif (« je viens à entendre », « rajeunit », « je crois
voir  », «  jaunit  », «  coule  »), ce qui suggère que le souvenir est tel-
lement présent qu’il s’actualise sous les yeux du poète. Les images
(un paysage, un château dans un parc, une femme à sa fenêtre) nais-
sent du souvenir musical. Les derniers mots du poème « je me sou-
viens » précisent la manière dont le poète conçoit cette plongée dans
le passé : c’est un souvenir qu’il croit avoir vécu et qu’il réactualise
dans son poème.

5 Voici une proposition de plan pour traiter la question  d’ensemble  :


Comment Nerval intervient-il et exprime-t-il la nostalgie dans son
poème ?
I. La place du « je » poétique
Dans cette première partie, on retiendra en particulier l’implication
personnelle du « je » lyrique dans le poème.
On étudiera aussi la manière dont la voix personnelle s’implique dans
sa vision, faisant le lien entre le présent et le passé fictif (cf. question 4).
C’est grâce à un souvenir auditif que le poète entraîne son lecteur dans
le texte.
II. Un décor de fiction
Dans cette seconde partie, on s’intéressera à la manière dont le poète
construit le détail de sa vision. En reconstituant un décor ancien décrit
en trois images successives (progression des strophes 2 à 4) et de
plus en plus précises et cadrées (comme un effet de travelling au
cinéma), dans lequel il fait apparaître un personnage féminin.
Les notations de couleurs ainsi que la précision des éléments descrip-
tifs (« coteau vert », « château de brique à coins de pierre », « vitraux

Séquence 6 – FR20 11

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teints de rougeâtres couleurs », « rivière… qui coule entre des fleurs »)
contribuent à dessiner fortement les contours de cette vision.
Le dernier tercet contient l’évocation-apparition de la jeune femme du
passé (« dame (…) en ses habits anciens ») cadrée comme dans un
plan cinématographique ou un tableau par la « haute fenêtre ».
III. Une femme idéale
Le poème construit l’image d’une femme idéale, qui n’existe que dans
l’imagination du poète. Cette femme est une jeune aristocrate, une
« dame » (v.13), dont les détails physiques et vestimentaires sont à la
fois précis et flous (« en ses habits anciens »), comme les images qui
traversent les rêves. L’apparition de cette femme constitue «  l’apo-
théose » de la vision, et laisse sous-entendre que, d’une vie à l’autre,
les souvenirs peuvent revenir. Cette apparition n’en demeure pas
moins ambiguë et fragile.

Conclusion
Typique de l’art de Nerval, ce poème à l’atmosphère musicale et vapo-
reuse des rêves et des souvenirs distille une douceur subtile et apai-
sante. Dans son poème, Nerval crée un climat propre à la nostalgie
par le jeu de réminiscences qui le fonde. Il part du présent et plonge
le lecteur dans le passé, grâce à des notations auditives et visuelles.
Enfin, la richesse des rimes et la musicalité des vers décasyllabiques
confèrent à ce poème un charme irrésistible.

2. Victor Hugo et la fonction du poète


L’œuvre poétique de Victor Hugo (1802-1885) est d’une grande variété,
tant au niveau des genres qu’au niveau des thèmes qu’elle aborde.
«  Fonction du poète » est l’un de ses poèmes les plus célèbres, extrait
de son recueil Les Rayons et les Ombres (1840). Hugo y développe sa
conception du rôle qu’un poète a face à la société. Le ton du poème est
à la fois solennel et lyrique. Hugo cherche à interpeller son lecteur sur
l’importance du poète dans la société.

Après avoir écouté le poème sur votre CD audio, lisez-le vous-même à


voix haute avant de répondre aux questions ci-dessous.

Fonction du poète
(…)
70 Dieu le veut, dans les temps contraires,
Chacun travaille et chacun sert.
Malheur à qui dit à ses frères :
Je retourne dans le désert !
Malheur à qui prend ses sandales
75 Quand les haines et les scandales

12 Séquence 6 – FR20

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Tourmentent le peuple agité !
Honte au penseur qui se mutile
Et s’en va, chanteur inutile,
Par la porte de la cité !
80 Le poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs.
ll est l’homme des utopies;
Les pieds ici, les yeux ailleurs.
C’est lui qui sur toutes les têtes,
85 En tout temps, pareil aux prophètes,
Dans sa main, où tout peut tenir,
Doit, qu’on l’insulte ou qu’on le loue,
Comme une torche qu’il secoue,
Faire flamboyer l’avenir !
90 Il voit, quand les peuples végètent !
Ses rêves, toujours pleins d’amour,
Sont faits des ombres que lui jettent
Les choses qui seront un jour.
On le raille. Qu’importe ! il pense.
95 Plus d’une âme inscrit en silence
Ce que la foule n’entend pas.
Il plaint ses contempteurs frivoles ;
Et maint faux sage à ses paroles
Rit tout haut et songe tout bas !
(…)
276 Peuples ! écoutez le poëte5 !
Écoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé.
280 Des temps futurs perçant les ombres,
Lui seul distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui n’est pas éclos.
Homme, il est doux comme une femme.
Dieu parle à voix basse à son âme
285 Comme aux forêts et comme aux flots.
C’est lui qui, malgré les épines,
L’envie et la dérision,
Marche, courbé dans vos ruines,
Ramassant la tradition.
290 De la tradition féconde
Sort tout ce qui couvre le monde,
Tout ce que le ciel peut bénir.

5. Au XIXe siècle, on écrit encore poëte. La graphie poète est plus récente.

Séquence 6 – FR20 13

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Toute idée, humaine ou divine,
Qui prend le passé pour racine
295 A pour feuillage l’avenir.
Il rayonne ! il jette sa flamme
Sur l’éternelle vérité !
Il la fait resplendir pour l’âme
D’une merveilleuse clarté.
300 Il inonde de sa lumière
Ville et désert, Louvre et chaumière,
Et les plaines et les hauteurs ;
A tous d’en haut il la dévoile ;
Car la poésie est l’étoile
305 Qui mène à Dieu rois et pasteurs !
Victor Hugo, 25 mars-1er avril 1839.
Poème 1, partie II, vers 277 à 306

Questions de lecture analytique

1 À qui s’adresse le poème ? Pourquoi ?


2 Quelles remarques pouvez-vous faire sur la ponctuation ?
3 Relevez et analysez le réseau lexical de la lumière.
4 Commentez la présence du registre religieux dans le poème.
5 Trouvez un plan en trois parties qui traite la question suivante : Quelles
fonctions Hugo assigne-t-il au poète et à la poésie ?

Réponses
1 Le poème de Victor Hugo comporte une apostrophe qu’il adresse
aux « Peuples » (v.276). Ce choix indique que le poète s’adresse à la
multitude, non à un individu particulier. Il veut que son message soit
entendu de tous et revête un caractère universel. Le pluriel du mot
« Peuples ! » suggère également que Victor Hugo ne s’adresse pas à
un peuple en particulier, mais à l’ensemble des Hommes. Cette ma-
nière d’apostropher le peuple rappelle à la fois un discours biblique et
religieux, mais aussi politique.

2 Dans « Fonction du poète », la ponctuation est très expressive. Hugo


recourt de manière constante aux modalités exclamatives (trois dans
les strophes 1, 3, 4 et 6), comme pour souligner la force et l’importance
du discours qu’il cherche à faire passer : les exclamations constituent
en effet une armature rhétorique très intense, qui donne au poème
ses allures de discours. Hugo cherche à convaincre son lecteur de sa
vérité, et les exclamations donnent le ton d’un plaidoyer. En effet, les
phrases impératives ont une valeur oratoire (v.276-277), d’autres em-

14 Séquence 6 – FR20

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phatiques mettent en relief le propos (rythme ascendant de la strophe
2 ou de la strophe 6). Enfin, cet emploi expressif de la ponctuation
traduit l’élan du poète engagé dans sa cause intellectuelle, morale et
spirituelle.

3 Le poème, issu du recueil Les Rayons et les Ombres comporte le réseau
lexical de la lumière. On peut ainsi relever le mot « torche », le verbe
« flamboyer » et l’expression « front éclairé ». La dernière strophe est
structurée autour de la métaphore de la lumière, grâce aux termes
« rayonne », « flamme », « fait resplendir », « clarté », « lumière ».
Tout ce réseau lexical exprime une idée assez évidente, selon laquelle
le poète est porteur de lumière, c’est-à-dire de vérité. En effet, sur le
plan symbolique, la lumière est symbole de vérité : « Car la poésie est
l’étoile ». Hugo assimile donc le poète à un guide qui possède la lu-
mière et peut guider ceux qui sont dans « l’ombre ». Le réseau lexical
des ténèbres (« nuit », « ombres » x 2, « flancs sombres ») s’oppose
ainsi à celui de la lumière. Le poète sort victorieux de ce combat sym-
bolique.

4 Le poème comporte des références et des allusions au domaine spi-


rituel et religieux. On note, par exemple, la répétition du mot « Dieu »
(v.70, 284 et 305) que Victor Hugo semble convoquer pour donner
plus de résonance et d’amplitude à son discours. Mais on relève
aussi des formules qui rappellent un discours religieux ou biblique,
telles que « rêveur sacré » ou « éternelles vérités ». C’est un tout un
réseau lexical du sacré (« impies », « prophètes », « âme », « ciel »,
« bénir », « divine », « pasteurs », « mène à Dieu ») qui renforce celui
de la lumière (cf. question précédente). Par ce choix, Hugo cherche à
prouver que le poète est un nouveau Messie, qu’il porte une parole
sacrée, comme peuvent être sacrés les textes religieux. L’image du
calvaire du Christ enfin est même associée au poète : « C’est lui, qui,
malgré les épines,/ L’envie et la dérision, / Marche courbé (…)» car
son travail est difficile, sa vie solitaire et il est même ridiculisé. Au-
delà de ces obstacles, Hugo assigne une mission au poète, celle de
révéler une vérité aux hommes (v.296-297 et 303-305). À cet égard,
les références et les connotations religieuses du texte dépeignent le
poète comme le prophète des temps modernes. Elles sont employées
pour toucher et émouvoir le lecteur, un homme comme ceux auxquels
s’adresse le poète.

5 Question d’ensemble : Quelles fonctions Hugo assigne-t-il au poète


et à la poésie ?
Proposition de plan
I. Le poète, un intermédiaire entre Dieu et les Hommes
Le poète a des points communs avec tout ce qui est vivant, c’est un
être universel.

Séquence 6 – FR20 15

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Il est là pour parler aux hommes, n’ignore rien de tout ce qui les touche
de près. Le poète représente les hommes et les mène à Dieu (cf. champs
lexicaux de la lumière et du sacré).

II. Le poète, porteur de la vérité


– Le poète est un prophète, un visionnaire, qui peut comprendre les mys-
tères du monde (v.282, « le germe... qui n’est pas éclos »), et connaître
l’avenir (v.281, « Lui seul distingue… »). C’est donc un humain privilé-
gié (v.284 « Dieu parle à voix basse à son âme »). II « rayonne » par la
connaissance qu’il possède, qui lui permet d’enseigner la vérité aux
hommes (« dévoile »). Il est mage et voyant.
– Il est aussi le gardien du passé (v.289, « ramassant la tradition »), tré-
sor des Anciens qu’il transmet aux générations nouvelles.
– Il est raillé, ridiculisé mais continue à accomplir son action.
Le poète est ainsi à la fois un prophète et un guide inébranlable.

III. La naissance d’une société nouvelle grâce au poète


Il s’écarte du caractère négatif de la réalité et tâche de montrer «  les
temps futurs ». C’est par son don de vision qu’il est « l’homme des uto-
pies ». Mais surtout il « vient préparer des jours meilleurs ». Le champ
lexical de la lumière associé au caractère emphatique du texte traduit
l’élan du poète dans sa mission  : défendre une cause intellectuelle,
morale et spirituelle.
Le poète a donc une mission civilisatrice.

Conclusion
Pour Victor Hugo, le poète doit guider les peuples, sans descendre dans
l’arène politique. Prophète, annonciateur de l’avenir, inspiré par « l’éter-
nelle vérité  », il ne se limite pas à la poésie pure - ce qui serait trahir
sa mission. Cette conviction propre à Victor Hugo s’amplifiera avec le
temps, et après 1830 deviendra la tendance dominante chez les roman-
tiques.

3. Musset ou le lyrisme du cœur au cœur

Repères : Musset (1810-1857)

À 22 ans, Musset écrivait « Je suis venu trop tard dans un monde trop
vieux » (Rolla). Alfred de Musset est né en 1810, il est donc issu d’une
génération d’artistes née pendant l’épopée napoléonienne, il éprouve
donc le sentiment d’être arrivé trop tard pour être un héros. C’est ce
que le poète rappelle aussi dans les premières pages de son roman La

16 Séquence 6 – FR20

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Confession d’un enfant du siècle (1836), expliquant que les jeunes de sa
génération sont voués à souffrir du « mal du siècle » qui consiste en une
sorte de spleen* et de mal-être dont ils ne peuvent s’extraire. Au retour
d’une fête chez des amis, Musset écrit ce poème : il a trente ans et dresse
un bilan pathétique de sa vie.

Tristesse
J’ai perdu ma force et ma vie,
Et mes amis et ma gaîté ;
J’ai perdu jusqu’à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.
5 Quand j’ai connu la Vérité,
J’ai cru que c’était une amie ;
Quand je l’ai comprise et sentie,
J’en étais déjà dégoûté.
Et pourtant elle est éternelle,
10 Et ceux qui se sont passés d’elle
Ici-bas ont tout ignoré.
Dieu parle, il faut qu’on lui réponde.
— Le seul bien qui me reste au monde
Est d’avoir quelquefois pleuré.
Musset, Poésies (1840)

Exercice autocorrectif n° 3


Étudiez l’évolution du thème de la souffrance dans le poème.

➠ V euillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter les corrigés.

4. La naissance du poème en prose


Aloysius Bertrand (1807-1841) fait partie de ces poètes maudits dont la
brève existence est traversée de soucis et de contretemps. Découvert par
les cénacles parisiens en 1829, Louis Bertrand est originaire de Dijon. Son
recueil, Gaspard de la Nuit, est d’abord accepté par un éditeur qui aban-
donne le projet. Les poèmes qu’il propose présentent une forme nouvelle :
ce sont des poèmes en prose, d’inspiration fantastique, historique. Le
génie de Bertrand ne sera pas reconnu de son vivant. C’est le grand critique
et homme de lettres Sainte-Beuve qui fera publier son recueil à titre pos-
thume, en 1842, un an après la mort du poète. Gaspard de la nuit marque
les débuts de la poésie en prose, avant Le Spleen de Paris de Charles Bau-
delaire. L’imaginaire d’Aloysius Bertrand regorge d’évocations gothiques,
de portraits mystérieux et étranges, ou encore de scènes de rues…

Séquence 6 – FR20 17

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Un rêve
J’ai rêvé tant et plus, mais je n’y entends note. Pantagruel, livre III.
Il était nuit. Ce furent d’abord, — ainsi j’ai vu, ainsi je raconte, — une
abbaye aux murailles lézardées par la lune, — une forêt percée de sen-
tiers tortueux, — et le Morimont6 grouillant de capes et de chapeaux.
Ce furent ensuite, — ainsi j’ai entendu, ainsi je raconte, — le glas funèbre
d’une cloche auquel répondaient les sanglots funèbres d’une cellule, —
des cris plaintifs et des rires féroces dont frissonnait chaque fleur le long
d’une ramée, — et les prières bourdonnantes des pénitents noirs qui
accompagnent un criminel au supplice.
Ce furent enfin, — ainsi s’acheva le rêve, ainsi je raconte, — un moine
qui expirait couché dans la cendre des agonisants, — une jeune fille qui
se débattait pendue aux branches d’un chêne, — et moi que le bourreau
liait échevelé sur les rayons de la roue.
Dom Augustin, le prieur défunt, aura, en habit de cordelier7, les honneurs
de la chapelle ardente ; et Marguerite, que son amant a tuée, sera ense-
velie dans sa blanche robe d’innocence, entre quatre cierges de cire.
Mais moi, la barre du bourreau s’était, au premier coup, brisée comme
un verre, les torches des pénitents noirs s’étaient éteintes sous des tor-
rents de pluie, la foule s’était écoulée avec les ruisseaux débordés et
rapides, — et je poursuivais d’autres songes vers le réveil.
Aloysius Bertrand, « Un Rêve », Gaspard de la Nuit.
Fantaisies à la manière de Callot et de Rembrandt (1842, posthume)

« Angers, Bib. mun., Rés. BL 1443


bis/© Ville d’Angers ».
Dessin d’Aloysius Bertrand
pour Gaspard de la Nuit.

6. Lieu des exécutions à Dijon.


7. Religieux de l’ordre de saint François.

18 Séquence 6 – FR20

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Exercice autocorrectif n° 4
Les deux questions portent sur l’écriture du poème et le dessin ci-dessus
de la main d’Aloysius Bertrand.
1 Pourquoi peut-on dire que le poème d’Aloysius Bertrand obéit à « la
logique d’un rêve » ?
2 Dans quelle mesure le document iconographique qui accompagne ce
poème l’illustre-t-il ? Pour cela, relevez ce qui appartient au cauche-
mar et au grotesque dans ce dessin de la main de l’auteur.

➠ V euillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter les corrigés.

Séquence 6 – FR20 19

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I dentifier le registre
Fiche méthode

Chapitre
1 lyrique
Fiche méthode
Comment identifier le registre lyrique ?
Le registre lyrique désigne l’expression personnelle des sentiments. La
poésie romantique est souvent associée au registre lyrique, parce que
les poètes se sont impliqués dans leur poésie. En exprimant leurs regrets
et leurs espoirs, les poètes romantiques ont renouvelé les modalités
d’expression lyrique qu’on rencontre déjà dans d’autres mouvements
culturels et artistiques, notamment au XVIe siècle.

Ce qu’il faut repérer :


 Les marques de la subjectivité (« je », « moi », et toutes les formes
qui renvoient à la première personne)

Le poète romantique parle à la première personne et donne une vision


subjective de ce qui l’entoure et de ce qu’il vit. Il instaure parfois un dia-
logue, en convoquant une altérité réelle ou fictive.

Exemple : Du temps que j’étais écolier,


Je restais un soir à veiller
Dans notre salle solitaire.
Devant ma table vint s’asseoir
Un pauvre enfant vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Alfred de Musset, Nuit de décembre (1835), première strophe

Commentaire : Le début du poème de Musset évoque une expérience vécue ou rêvée


par le poète. L’omniprésence des marques de la première personne tra-
duit la subjectivité de la pensée et du souvenir.

 L’expressivité de la ponctuation  : le registre lyrique recourt


souvent aux modalités exclamatives et interrogatives
Exemple : « Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours ! »
Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques (1820)

20 Séquence 6 – FR20

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Commentaire : Dans cette strophe, les exclamations expriment à la fois l’exaltation du

Fiche Méthode
méthode
poète et son sentiment d’impuissance face au temps qui passe.

 La musicalité du vers


Le lyrisme désigne originellement l’art du chant accompagné du luth.
Aussi les poètes romantiques sont-ils très soucieux de la musicalité de
leurs poèmes. D’une part, ils accordent une grande attention aux asso-
nances et aux allitérations. D’autre part, ils s’adonnent à un travail très
élaboré du rythme.

 Le motif de la nature en harmonie avec les pensées du poète


La poésie romantique recherche dans le spectacle de la nature un miroir
à ses propres interrogations. Le poète projette dans les paysages qu’il
décrit son état d’esprit, et tente de trouver l’harmonie entre sa vie intime
et l’environnement.

Exemple : Nous avons écouté, retenant notre haleine


Et le pas suspendu. -Ni le bois, ni la plaine
Ne poussaient un soupir dans les airs ; seulement
La girouette en deuil criait au firmament.
Car le vent, élevé bien au dessus des terres,
N’effleurait de ses pieds que les tours solitaires,
Et les chênes d’en-bas, contre les rocs penchés,
Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés.
Alfred de Vigny, « La Mort du loup », Les Destinées (1864)

Commentaire : Dans ce poème, la nature entoure les protagonistes désignés par le pro-
nom « nous ». Le réseau lexical dévoile en effet sa très forte présence
dans le poème. Le caractère agité du paysage traduit l’inquiétude des
deux promeneurs et leur isolement aussi. La nature est personnifiée,
semble respirer autour des personnages.

 L’expression de la plainte, du regret


Cette thématique n’est pas propre aux poètes romantiques, mais ces
derniers explorent la nostalgie, dont ils tentent d’exprimer le lien entre
l’expérience individuelle et la réflexion sur la place de l’homme dans la
société. L’un des poèmes les plus célèbres de Victor Hugo, « Demain dès
l’aube », publié dans son recueil Les Contemplations, exprime avec une
simplicité poignante la permanence de la présence du souvenir de sa fille
Léopoldine, morte en 1843 par-delà l’exil et la tombe. Auteur de premier
rang, Marceline Desbordes-Valmore, dans sa poésie intimiste, explore
des thèmes comme la passion, le désespoir, le souvenir. Nombre de ses
poèmes relèvent donc de l’élégie.

Séquence 6 – FR20 21

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Exemple : Le temps ne viendra pas pour guérir ma souffrance,
Fiche Méthode

Je n’ai plus d’espérance ;


Mais je ne voudrais pas, pour tout mon avenir,
Perdre le souvenir !
Marceline Desbordes-Valmore, « Le Souvenir »,Élégies et romances (1819)

Commentaire : Dans ce poème, la poétesse semble plongée dans son passé amoureux,
comme le suggère l’entrelacement des réseaux lexicaux de l’amour et
du regret. L’exclamation qui referme la strophe sur le mot « souvenir »
indique bien toute l’importance des regrets dans l’univers de la femme
et de la poétesse.

Exercice autocorrectif n° 5

Activité de synthèse de la fiche méthode


Les deux premières strophes du poème de Lamartine, « Premier regret »,
rassemblent les principales caractéristiques du lyrisme romantique. À
vous de les identifier !

Sur la plage sonore où la mer de Sorrente


Déroule ses flots bleus aux pieds de l’oranger
Il est, près du sentier, sous la haie odorante,
Une pierre petite, étroite, indifférente
5 Aux pas distraits de l’étranger !

La giroflée y cache un seul nom sous ses gerbes.


Un nom que nul écho n’a jamais répété !
Quelquefois seulement le passant arrêté,
Lisant l’âge et la date en écartant les herbes,
10 Et sentant dans ses yeux quelques larmes courir,
Dit : Elle avait seize ans ! c’est bien tôt pour mourir !

Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses8 (1830)

➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

8. Lamartine écrivit ce recueil en Italie en 1826-1827 qu’il présentait comme un ensemble d’ « hymnes » ou de
« Psaumes modernes ». Certains poèmes de ce recueil inspirèrent à Frantz Liszt un cycle d’œuvres pour piano sous
le même titre.

22 Séquence 6 – FR20

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C orrigés des exercices
Chapitre
1

Corrigé de l’exercice n° 1


1820 : Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques
Le titre suggère ici que la poésie est un espace de méditation, c’est-à-
dire l’expression privilégiée d’un retour sur soi, d’une réflexion sur les
grandes questions de l’existence : l’amour, la mort, Dieu. On comprend
avec ce titre que Lamartine va s’épancher auprès de son lecteur et expri-
mer de manière lyrique sa vision de l’existence humaine.

1822 : Victor Hugo, Odes et poésies diverses


Ce titre choisi par Hugo renvoie d’une part à une forme poétique connue
depuis l’Antiquité, l’ode, et à la diversité de son inspiration. Parmi les
éléments nouveaux qu’apporte la poésie romantique figure le travail sur
les formes fixes de la poésie. Or l’ode appartient à ces formes fixes que
Hugo se plaît à revisiter et à transformer au gré de son inspiration.

1825 : Alfred de Vigny, Poèmes antiques et modernes


Avec les Poèmes antiques et modernes, Vigny confronte certains thèmes
du monde ancien à ceux du monde nouveau. Il oppose donc deux formes
d’inspiration, l’une mythologique et légendaire, et une autre ancrée dans
des préoccupations plus historiques. Il prouve par ce titre que les poètes
romantiques n’ont pas rejeté la culture antique, bien au contraire, mais
se sont approprié cette culture dans leur poésie.

1829 : Victor Hugo, Les Orientales


Comme le titre le suggère, Les Orientales puisent leur inspiration dans
l’Orient. Mais il s’agit d’un Orient rêvé plus que réel (que Hugo d’ailleurs
n’a pas visité). C’est donc une vision de l’Orient que suggère le poète,
nourrie du fantasme que font naître les paysages et les mœurs lointains.
Dans les mêmes années, on trouve une inspiration orientale similaire
dans la peinture d’Eugène Delacroix.

1830 : Alfred de Musset, Contes d’Espagne et d’Italie


Le titre du recueil de Musset nous plonge dans une ambiance méditerra-
néenne, et l’on pense aux castagnettes et aux mantilles espagnoles, aussi
bien qu’aux histoires d’amour à l’italienne, avec les gondoles de Venise.
L’un des plus célèbres poèmes du recueil s’intitule d’ailleurs « Venise ».
Il décrit la ville lacustre en puisant dans les clichés touristiques qui sont
déjà connus des lecteurs, et en imitant le balancement d’une gondole
dans la versification (vers de six syllabes, rythme très musical).

Séquence 6 – FR20 23

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Corrigé de l’exercice n° 2

Pour les romantiques français, lord Byron est un demi-dieu, un modèle


dans le domaine de la poésie. Sa vie, romanesque et passionnante, a
entraîné une foule d’admirateurs. Comme le montre le tableau de Tho-
mas Phillips, peint dix ans après la mort de Byron, le poète est à la fois
un homme d’une rare élégance, mais aussi l’un des premiers à avoir mis
l’exotisme au goût du jour. Né en 1788, Lord Gordon Byron est issu d’une
famille d’aristocrates anglais. Très jeune, il se distingue par son élégance
et sa beauté, bien qu’un accident de cheval l’ait rendu boiteux. Sa vie
sentimentale est compliquée. Il se marie mais multiplie les conquêtes,
séduit hommes et femmes et emporte dans ses voyages ses conquêtes
amoureuses. Mais surtout il se distingue par sa poésie et son théâtre, qui
développent des thèmes chers aux romantiques : le héros isolé confronté
au monde, l’appel de l’aventure, la révolte, l’indépendance. Ses drames
(Manfred) et ses poésies (Lara, Le Giaour) expriment le plus souvent la
rébellion d’un individu face au groupe. Loin de se limiter à la représenta-
tion du héros fatal, Byron se montre souvent ironique et même caustique
dans ses œuvres. Il combine donc l’esprit idéaliste et le sens critique.
Admiré pour son œuvre, Byron devient un mythe au moment de sa mort.
Ayant décidé de rejoindre les Grecs pour les aider dans la guerre qui les
oppose aux Turcs, il meurt à Missolonghi en 1824, à l’âge de 36 ans.
Aussitôt la nouvelle se répand comme une traînée de poudre dans toute
l’Europe. La jeunesse romantique française porte le deuil de ce poète.
Les plus grands poètes lui rendront hommage : Hugo, Lamartine, Vigny,
Musset, Gautier, etc. Il est donc le modèle de la liberté pour toute une
génération.

Corrigé de l’exercice n° 3

Le poème de Musset est d’une simplicité émouvante. Le poète s’y


exprime à la première personne et dresse un constat désabusé de sa
vie. Il énumère, dans le premier quatrain, tout ce qui lui a échappé : « ma
force et ma vie. »/« Et mes amis et ma gaîté », « (…) jusqu’à la fierté /
Qui faisait croire à mon génie ». Les deux premières strophes du sonnet
évoquent en effet une perte irrémédiable, celle de la jeunesse qui a fui.
Dans le deuxième quatrain, il évoque son erreur face à une notion plus abs-
traite, la Vérité, que Musset allégorise en lui donnant une majuscule. On
observe donc un crescendo dans l’énumération, avec une sorte de dépit
qu’exprime la douleur de l’expérience. Le premier tercet marque toutefois
une rupture avec ce qui précède. Le poète constate que si douloureuse
ait été son expérience, elle est salutaire et indispensable. La douleur est
en effet signe d’une vérité. Enfin, le second tercet ressemble à une triste
conclusion, puisque le poète fait l’aveu de ses larmes, principale source
de son inspiration. Les deux derniers vers sont parmi les plus célèbres de
Musset.

24 Séquence 6 – FR20

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Corrigé de l’exercice n° 4

1 Plus qu’un rêve, c’est un cauchemar qui est décrit ici. Comme dans
les rêves, les images semblent se succéder sans logique, comme une
série de visions inquiétantes qui n’ont pas vraiment de liens entre elles
(« Ce furent d’abord… », « Ce furent ensuite… », « Ce furent enfin… »),
sinon l’horreur qu’elles décrivent. Ainsi, le poème en prose d’Aloy-
sius Bertrand est-il découpé en couplets (persistance d’une structure
strophique) qui à chaque fois introduisent un nouvel élément dans le
rêve. Le registre fantastique est donc créé par les thèmes gothiques
(bourreau, chapelle, crimes, etc.), mais aussi par le rythme chaotique
de cette vision nocturne. La chute du poème qui évoque « le réveil »
nous prouve enfin qu’il s’agit d’un rêve.
2 Le dessin d’Aloysius Bertrand qui illustre son recueil renvoie à l’uni-
vers du cauchemar et du grotesque. Une gigantesque lune grimaçante
à l’arrière-plan regarde un pendu visible au premier plan, dans un
cadre urbain défini essentiellement par des clochers ou des construc-
tions élevées, à la dominante verticale rappelant la raideur définitive
du corps du pendu. On retrouve ici l’atmosphère d’« Un rêve », avec
des éléments réalistes et fantastiques qui se croisent pour créer un
univers original. On peut associer l’éclairage du poème (une lumière
nocturne) à cette illustration évoquant un clair de lune maléfique.

Corrigé de l’exercice n° 5


Dans ce poème, Lamartine s’exprime à la première personne et semble
évoquer un souvenir personnel, celui de la mort d’une jeune fille (v.11).
Il transporte le lecteur dans un cadre exotique et naturel, en adéquation
avec son sentiment de solitude. Il commence par un tableau assez vaste,
celui d’un paysage maritime (v.1-2), puis resserre la description sur une
pierre, dont on comprend qu’il s’agit d’une petite tombe (v.4 et v.9). Le
poète exprime de manière élégiaque la douleur qui s’attache à une perte :
« Elle avait seize ans ! c’est bien tôt pour mourir ! ». Mais son sentiment
dépasse l’expérience personnelle, puisque Lamartine témoigne ici de la
douleur et de l’impuissance face à la perte. Le cadre naturel indiqué par la
végétation (« haie odorante », « giroflée ») est en accord avec l’état d’es-
prit du poète, accaparé par son souvenir. Tout en mettant en lumière sa
tristesse, le poète soigne la musique des vers. Ainsi, les termes « sonore »
et « Sorrente » présentent des sons proches qui expriment une sorte de
soupir, grâce à un travail d’euphonie*, c’est-à-dire d’harmonie des sono-
rités. Au v.3, la rime « odorante » poursuit l’effet de répétition sonore :
Sur la plage sonore où la mer de Sor-ren-te
Déroule ses flots bleus aux pieds de l’o-ran-ger
Il est, près du sentier, sous la haie o-do-ran-te,
(…)
On peut relever les mêmes allitérations en liquides [r] et [l], et les mêmes
assonances en [so], [o] ou [en] sur les trois premiers vers.

Séquence 6 – FR20 25

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Chapitre Du Parnasse
2 au symbolisme
La poésie romantique, avec ses élans lyriques et ses hautes aspirations,
va susciter un certain nombre de réactions parmi les jeunes auteurs qui
naissent après 1820. On va en effet juger que la poésie de Lamartine est
trop éloquente, et qu’assigner une mission à la poésie n’a pas vraiment
de sens.

A Repères d’histoire littéraire


Les mouvements du Parnasse et du symbolisme vont ainsi réagir face à
la poésie romantique, en appliquant à leurs œuvres le culte du Beau et
les théories de « l’Art pour l’Art » que Théophile Gautier expose dans la
préface du roman, Mademoiselle de Maupin (1835). On voit donc que
dès l’époque romantique, un courant poétique cherche à extraire la poé-
sie de sa fonction civilisatrice, telle que Victor Hugo la présente dans
Fonction du poète. La poésie qui suit la voie de l’Art pour l’Art cherche
à se dégager des contingences matérielles de la société et à se plonger
dans l’admiration du Beau et dans la recherche de la Beauté. Cette quête
passe par une recherche formelle.

1. Le Parnasse : origines et principes


Le mouvement du Parnasse doit son nom au Mont Parnasse, en Grèce,
où selon la mythologie se trouvaient les neuf Muses et Apollon, le Dieu
de la Poésie. C’est en souvenir de ce mythe que les poètes du Parnasse
ont choisi ce nom, en référence aux sources antiques qu’ils admiraient.
Les poètes parnassiens se situent dans le prolongement du romantisme
tout en récusant son recours systématique au lyrisme subjectif et à l’en-
gagement. Les Parnassiens s’en prendront en particulier à Lamartine et à
Musset, considérés comme les chantres de la douleur romantique.
Face à la vague romantique, les Parnassiens proposent le culte du Beau,
de l’œuvre d’art. Le père spirituel du Parnasse est Théophile Gautier
(1811-1872), partisan de l’Art pour l’Art. Cette doctrine cherche une
poésie qui n’a pour but qu’elle-même. On écrit de la poésie sans se sou-
cier du message, en renonçant à l’épanchement lyrique. Les Parnassiens
s’attachent au culte de la beauté et de la forme. C’est dans cette pers-
pective qu’ils ont fondé la revue Le Parnasse contemporain à partir de
1866, publiant la plupart de leurs œuvres chez l’éditeur Lemerre, à Paris.

26 Séquence 6 – FR20

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Parmi les poètes qui collaborèrent au Parnasse contemporain, on peut
citer : Théophile Gautier, Charles Baudelaire, Leconte de Lisle, Théodore
de Banville. Le mouvement s’étend sur toute la seconde moitié du siècle,
mais le groupe se dissout après 1876, laissant place à des carrières ori-
ginales comme celles de Verlaine ou de Mallarmé.

2. La recherche formelle, ou le culte du Beau


Les Parnassiens accordent un soin particulier à la création des poèmes :
technique et exigence esthétique sont deux principes fondamentaux. Le
travail, le labeur patient du poète est valorisé en opposition à l’inspira-
tion qui jaillirait soudain. C’est pourquoi le processus de la poésie est
souvent comparé à celui de l’orfèvre ou du sculpteur qui prend le temps
de façonner son œuvre. Les poètes parnassiens sont très soucieux des
contraintes de la poésie, de la rime à de la versification. Ils respectent
les formes fixes et les règles de la poésie classique (voir fiche méthode
« Éléments de versification », en fin de ce chapitre).
La poésie parnassienne recherche l’impassibilité, et donc rejette le
lyrisme subjectif, les élans enthousiastes et déraisonnables des roman-
tiques. Le « je » n’a donc plus la même signification pour les Parnassiens
que pour les romantiques. La poésie ne doit pas laisser s’exprimer des
sentiments ni les états d’âme du poète. C’est pourquoi les Parnassiens
tentent de mettre à distance tout excès de sensibilité en choisissant des
thèmes « impassibles » : l’exotisme, le monde antique, les objets d’art,
etc.
Tout ce travail formel a pour but d’accéder à un idéal de beauté et de per-
fection. La poésie parnassienne possède donc un caractère élitiste, elle
ne s’adresse qu’à un cercle d’initiés qui savent en apprécier la beauté et
les mystères. Leconte de Lisle écrit à propos de la poésie parnassienne :
«  L’art, dont la Poésie est l’expression éclatante, intense et complète,
est un luxe intellectuel, accessible à de très rares esprits. » Ainsi, bien
que le Parnasse refuse à la poésie un quelconque message politique,
la posture des poètes parnassiens suggère un mépris de la bourgeoi-
sie, des valeurs matérielles. C’est donc une manière de s’engager en se
désengageant.

3. La poésie symboliste
Les liens entre le Parnasse et le symbolisme sont nombreux, même si
l’on considère que d’un point de vue chronologique, le symbolisme
intervient après le Parnasse, à partir des années 1870. Comme le mot
l’indique, la poésie symboliste puise dans l’imaginaire des symboles
pour construire ses œuvres. Le mouvement symboliste ne concerne pas
seulement la poésie, mais aussi la peinture et le théâtre. C’est un autre
mode de réaction au romantisme.

Séquence 6 – FR20 27

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Le poème de Verlaine, « Art poétique », publié en 1882, est considéré
comme le texte de référence de la poésie symbolique, dont il déve-
loppe les principaux enjeux et les principaux thèmes. Le symbolisme
cherche à instaurer une nouvelle harmonie entre les images et les sons,
et accorde à la musique une importance de premier ordre (voir texte 4
du groupement 2). Les sensations et les impressions sont favorisées
plutôt que les descriptions trop concrètes ou trop réalistes. C’est pour-
quoi la poésie symboliste se plaît à déchiffrer les mystères du monde
grâce à des symboles qui restent inaccessibles au non initié. Grâce aux
symboles, le poète cherche à atteindre une sensibilité et une vérité
supérieures.
Le travail poétique de la langue se ressent de cet objectif idéaliste et
ambitieux. On relève ainsi dans la poésie symboliste l’emploi de mots
rares, de métaphores raffinées et de vers impairs. Comme les Parnas-
siens, les poètes symbolistes sont des esthètes qui accordent un soin
particulier au travail formel. Ils privilégient la beauté et la musique du
vers, refusant une quelconque visée didactique ou politique à la poésie.
La poésie symboliste aime également à s’inspirer des mythes antiques et
bibliques qui lui fournissent des situations propices à l’expression d’une
lecture symbolique du monde. Parce qu’ils permettent de déchiffrer le
monde, les mythes peuvent être relus à la lumière de la poésie et fournir
de nouveaux espaces pour l’imaginaire des poètes. L’épisode d’Héro-
dias dans L’Ancien Testament est ainsi revisité par les peintres (Gustave
Moreau) et les poètes symbolistes (Stéphane Mallarmé).

B À la recherche du Beau poétique


Vous allez maintenant lire un deuxième corpus de poèmes parnassiens
et symbolistes.

1. Théophile Gautier ou l’idéal de la beauté


formelle
Émaux et Camées (1852) est considéré comme le premier recueil par-
nassien. Théophile Gautier, d’abord romantique, oriente sa création poé-
tique en s’appuyant sur les doctrines de « l’art pour l’art », système selon
lequel la poésie (et la littérature en général) ne doit pas avoir d’autre but
qu’elle-même. Dans Émaux et Camées, Gautier s’ingénie à décrire des
objets d’art et tout ce qui lui inspire le sentiment du « Beau ». Parmi ces
objets de contemplation figurent les roses, reines des fleurs. Reprenant
une tradition poétique héritée du poète Ronsard (XVIe siècle), Gautier fait
le portrait de la fleur qui a sa préférence.

28 Séquence 6 – FR20

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Après avoir écouté le poème sur votre CD audio, lisez-le vous-même à
voix haute avant de répondre aux questions ci-dessous.

La Rose-thé
La plus délicate des roses
Est, à coup sûr, la rose-thé.
Son bouton aux feuilles mi-closes
De carmin à peine est teinté.
5 On dirait une rose blanche
Qu’aurait fait rougir de pudeur,
En la lutinant sur la branche,
Un papillon trop plein d’ardeur.
Son tissu rose et diaphane
10 De la chair a le velouté ;
Auprès, tout incarnat se fane
Ou prend de la vulgarité.
Comme un teint aristocratique
Noircit les fronts bruns de soleil,
15 De ses sœurs elle rend rustique
Le coloris chaud et vermeil.
Mais, si votre main qui s’en joue,
À quelque bal, pour son parfum,
La rapproche de votre joue,
20 Son frais éclat devient commun.
Il n’est pas de rose assez tendre
Sur la palette du printemps,
Madame, pour oser prétendre
Lutter contre vos dix-sept ans.

Questions de lecture analytique

1 Relevez dans le poème les notations de couleur. Que nous indiquent-


elles sur la couleur des roses-thé ?
2 Étudiez les mouvements du poème. Que constatez-vous ?
3 À qui s’adresse ce poème ?
4 La comparaison entre la fleur et la jeune fille est-elle originale ?
5 Question d’ensemble  : Dans quelle mesure le poème de Gautier
constitue-t-il un art poétique masqué ? Vous composerez un plan en
trois parties progressives (soit trois axes allant du plus évident au
plus subtil) pour répondre à cette question. Vous justifierez le choix
de chaque titre de vos trois axes.

Séquence 6 – FR20 29

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Réponses
1 On relève un certain nombre de couleurs dans le poème de Gautier.
Tout d’abord, Gautier évoque le carmin et l’incarnat qui correspon-
dent aux teintes de rouge et rouge foncé. Cependant, s’il cite ces cou-
leurs, ce n’est pas précisément parce que les roses-thé sont rouges,
mais parce qu’elles portent la trace de ces teintes sur leurs pétales.
Ainsi, l’expression « De carmin à peine est teintée » suggère la déli-
cate présence du rouge dans la couleur des roses-thé. Les notations
de couleur indiquent également la teinte rosée de la fleur, et l’image
de la seconde strophe fournit un renseignement sur la rose en ques-
tion. Elle est en effet d’un rose pâle, « diaphane », c’est-à-dire délicat
et transparent.
2 Gautier procède en deux temps dans son poème. Tout d’abord il
décrit la fleur évoquée dans le titre, avec des termes mélioratifs
et des expressions hyperboliques, telles que «  la plus délicate des
roses » qui repose ici sur un superlatif (« la plus »). Le portrait de la
rose repose sur un jeu subtil de comparaisons qui indique la difficulté
à dire précisément la couleur de cette fleur délicate. Les quatre pre-
mières strophes constituent donc une variation poétique et descrip-
tive sur la rose. Dans ce premier mouvement, l’on constate déjà la pré-
sence de comparaisons et de métaphores qui personnifient la fleur.
Cet aspect est confirmé par le second mouvement du poème, formé
par les trois dernières strophes. L’adversatif « mais » indique en effet
un changement, une nuance dans la signification du poème. Théo-
phile Gautier change d’objet et compare la fleur au teint d’une jeune
fille. On comprend alors que l’éloge de la rose préparait un compli-
ment plus fort encore  : la beauté sans pareille d’une jeune fille de
dix-sept ans. On a donc ici un double portrait, celui d’une rose et celui
d’une jeune femme.
3 Le poème est adressé à une jeune fille, comme le suggère le système
des pronoms. On relève ainsi les formules « votre main » et « vos dix-
sept ans » qui indiquent explicitement l’adresse. Ici Théophile Gautier
se situe dans une tradition pétrarquiste qui consiste à faire l’éloge
d’une jeune femme en faisant le portrait flatteur d’une fleur ou d’un
bel objet. La rose-thé est donc offerte à une inconnue dont on ignore
l’identité. Appliquant les principes du Parnasse, Théophile Gautier
reste assez distant avec l’objet qu’il décrit comme avec le compliment
qu’il cisèle. Il ne fait appel ni au lyrisme ni à l’expression d’une dou-
leur. L’adresse à la jeune femme reste courtoise et polie, recourant à
une rhétorique simple et tendre.
4 Le choix de Gautier s’inscrit dans une tradition poétique connue
depuis l’Antiquité. Il s’agit de faire le portrait d’une jeune femme en
s’appuyant sur des comparaisons naturelles ou végétales. Ici Gautier
part d’une rose-thé pour dessiner la beauté de la jeune femme. Le
poète italien Pétrarque, mais aussi Pierre de Ronsard, ont employé

30 Séquence 6 – FR20

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cette formule. De façon implicite, Théophile Gautier rend donc hom-
mage à une tradition littéraire et applique l’un des principes de la
poésie parnassienne qui consiste à vouer un culte à la forme parfaite,
héritée des siècles passés, et notamment de la poésie des XVIe et
XVIIe siècles. Paul Verlaine, dans certains de ses recueils, aura recours
aux mêmes sources d’inspiration.

5 Question d’ensemble  : Dans quelle mesure le poème de Gautier


constitue-t-il un art poétique masqué ?

Voici une proposition de plan, qui tout en prenant en compte les diffé-
rents niveaux de lecture, répond à la question posée.
I. Portrait d’une rose
Une première lecture du poème laisse supposer que Gautier décrit une
rose dont la teinte si particulière est pour lui source d’inspiration. Il se
situe d’emblée dans la tradition poétique qui fait des motifs floraux un
lieu commun de la poésie sentimentale et lyrique.
II. Portrait d’une femme
Mais ce portrait de la rose sert de contrepoint au portrait d’une femme,
qui se dessine par comparaison avec la fleur. Là encore, Gautier explore
le motif de la femme et de la rose, de la beauté naturelle comme signe
d’élection. Le portrait qui apparaît est louangeur, et l’on relève de nom-
breuses formules mélioratives qui font penser à l’art du blason.
III. Principes du Parnasse
L’on peut finalement lire ce poème dans une perspective métalittéraire
(c’est-à-dire qui dépasse le cadre de la fiction littéraire), et, sous l’appa-
rence d’un poème d’amour, Gautier applique les principes du Parnasse
et en formule les règles implicitement. En effet, Gautier nous fournit des
clés de lecture pour décrypter sa théorie de l’Art pour l’Art  : la poésie
n’a pas d’autre but qu’elle-même, elle est conçue pour créer la beauté
musicale et visuelle.

2. La beauté selon Baudelaire


Dans Les Fleurs du mal (1857), Baudelaire règle son compte à la poésie
romantique tout en s’inspirant de certains de ses principes, tels que le
lyrisme, la voix personnelle, l’expérience exprimée dans les vers. Cette
prise de distance avec les romantiques lui fait fréquenter Théophile Gau-
tier, Théodore de Banville, et les partisans de « l’Art pour l’Art ».
Scindé en deux sections « spleen » et « idéal », le recueil de Baudelaire
propose une double vision du monde et de la poésie. La première, hantée
par le mal, laisse transparaître un univers sombre et inquiet. La seconde
est un hymne à la Beauté et au chant, l’appel vers un idéal artistique.
« La Beauté » appartient à la deuxième veine d’inspiration de Baudelaire.

Séquence 6 – FR20 31

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Après avoir écouté le poème sur votre CD audio, lisez-le vous-même à
voix haute avant de répondre aux questions ci-après.

La Beauté
Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière.
5 Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ;
J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
Les poètes, devant mes grandes attitudes,
10 Qu’on dirait que j’emprunte aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d’austères études ;
Car j’ai, pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font les étoiles plus belles :
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !
Baudelaire, Les Fleurs du mal, XVII

Questions de lecture analytique

1 Quelle est la forme du poème choisi par Baudelaire ? Quel type de vers
emploie-t-il ?
2 Que décrit Baudelaire dans son poème ? Comment procède-t-il pour
rendre vivante sa description ?
3 Comment peut-on interpréter l’allusion au Sphinx ?
4 Qu’est-ce qu’un hymne ? Consultez le dictionnaire. Dites ensuite pour-
quoi on peut parler ici d’hymne à la beauté.
5 Proposez un plan détaillé pour une question d’ensemble : Quelle place
et quelle fonction Baudelaire accorde-t-il à la Beauté dans son poème ?

Réponses

1 Baudelaire choisit la forme fixe du sonnet qui est composé de deux


quatrains et deux tercets, seize vers en alexandrins au total. Si la
forme est régulière, la rime l’est aussi. Dans les deux quatrains les
rimes sont embrassées (ABBA), puis croisées et suivies dans les deux
tercets (CDCD puis EE) ; les rimes sont riches ou suffisantes et alterna-
tivement féminines ou masculines. Cette formule est on ne peut plus
classique et correspond aux principes de l’esthétique parnassienne
qui emploie les formes fixes de la poésie. Le type de vers choisi est

32 Séquence 6 – FR20

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en adéquation avec la forme du sonnet, puisque Baudelaire emploie
l’alexandrin (vers de douze syllabes). En revanche, Baudelaire se
montre parfois original dans sa manière de construire l’alexandrin.
Il recourt au rythme ternaire, plutôt pratiqué par les romantiques,
comme dans le premier vers. Néanmoins la structure rythmique obéit
également à la tradition qui veut que la coupe de l’alexandrin se fasse
à la césure, c’est-à-dire au milieu du vers, après six syllabes.
2 Dans son poème, Baudelaire décrit la Beauté. Pour cela, il recourt à
l’allégorie, faisant de la beauté une femme éternelle – commençant
par se définir par son apparence, « Je suis belle », figée par le présent
atemporel - qu’il oppose aux «  mortels  », destinataires interpellés
dès le vers 1. De fait, il recourt également à la comparaison, telle que
« comme un rêve de pierre » (v.1), qui suggère le caractère impassible
et immuable à la Beauté. Mais surtout, Baudelaire lui donne une voix,
et emploie la première personne comme s’il souhaitait faire entendre
ce que la Beauté veut dire. L’analogie entre la beauté et la femme se
poursuit jusque dans le dernier vers, avec la répétition « Mes yeux,
mes larges yeux  » (v.14) qui semblent dominer l’humanité entière.
Déesse inaccessible et hors de portée des hommes, la beauté est
ainsi célébrée grâce aux pouvoirs de l’allégorie et de l’analogie.
3 Souvent les poètes parnassiens ont recours à des mythes antiques.
L’évocation du Sphinx n’a donc rien d’étonnant dans le poème de
Baudelaire. Cet être hybride, mi-femme, mi-lion, mi-oiseau était réputé
pour sa cruauté et son impassibilité. Sa présence dans le poème de
Baudelaire est néanmoins ambivalente. Baudelaire recourt à la com-
paraison « comme un sphinx incompris » (v.5). Il compare la beauté au
monstre qui décima Thèbes, mais en lui accordant une âme, puisque le
Sphinx se sent « incompris ». En vérité, Baudelaire souligne ici le carac-
tère extraordinaire de la Beauté, et le fait qu’elle n’existe peut-être que
dans l’imagination des hommes. Rappelons enfin que seul Œdipe par-
viendra à briser le hiératisme du Sphinx en répondant à son énigme…
4 Issu de la culture grecque, l’hymne est à l’origine un chant à la gloire
d’un héros ou d’une haute idée. C’est pourquoi l’hymne a bien sou-
vent une fonction épidictique : il fait un éloge et exhorte à l’admira-
tion. On peut ici parler d’hymne à la beauté car Baudelaire « chante »
les louanges de ce qu’il admire le plus, en lui conférant un charme
inaccessible et une singularité inouïe. La Beauté est ainsi déifiée,
comme le suggèrent les références à la blancheur et à la pureté avec
les termes « cygnes », « cœur de neige », « azur » (v.5-6).
5 On peut proposer le plan suivant pour répondre à la question d’en-
semble : Quelle place et quelle fonction Baudelaire accorde-t-il à la
Beauté dans son poème ?
I. La Beauté, valeur suprême et fascinante
EPersonnification de la Beauté = une femme éternelle ; l’emploi du « je ».
E Une déesse à la perfection de statue : immobilité : comparaisons :
« comme un rêve de pierre » (v.1), « comme un sphinx » (v.5).

Séquence 6 – FR20 33

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II. La Beauté, entité inaccessible
L’allégorie de la Beauté fait d’elle une déesse.
E Fierté et mépris de son attitude.

E Impassibilité. Cette conception de la beauté exclut la vie, l’anima-

tion. Froideur et austérité la caractérisent.


III. Le privilège du poète : accéder à la Beauté
Selon les Parnassiens, le but de la poésie serait d’accéder à la beauté
et à ses mystères :
E d’où des poètes en recherche de beauté absolue.

E la beauté inspire l’amour aux poètes (v.3).

E mais c’est une expérience qui passe par la souffrance : soumission

« dociles amants » , « amour/éternel et muet ». On peut parler d’une


ferveur quasi-religieuse.
E des yeux-miroir de la déesse Beauté aux étoiles : seuls les poètes

accèdent à celle-ci.

Conclusion
La Beauté ici s’impose comme la forme privilégiée de l’Idéal  ; par
la dévotion à la Beauté, le poète s’échappe de la laideur de l’uni-
vers quotidien, du «  spleen  ». Pour reprendre les mots mêmes de
Baudelaire, elle suscite chez lui « une extase faite de volupté et de
connaissance ». De fait, cette volupté est purement intellectuelle car
appartenant au domaine de l’esprit. C’est pourquoi le poète lui voue
un véritable culte. Elle apparaît aussi comme fascinante et cruelle,
au point d’inquiéter dans un autre poème intitulé «  L’hymne à la
beauté », à la fois ange et démon.

3. Le poète doit « se faire voyant »


La poésie d’Arthur Rimbaud (1854-1891) est difficilement classable.
Bien qu’il ne se réclame ni des Parnassiens ni des symbolistes, Rimbaud
subit leur double influence. Ses Poésies (1871) se composent principale-
ment de deux recueils : Une Saison en enfer et les Illuminations. Ces deux
célèbres recueils ont été écrits avant vingt ans. Rimbaud y développe la
théorie selon laquelle le poète doit se faire voyant, c’est-à-dire déchiffrer
le monde avec un regard neuf et de nouveaux codes. Pour atteindre cet
état de voyance, il suggère le dérèglement des sens, autrement dit une
prise en compte de tous les sens pour appréhender le monde et le resti-
tuer dans la poésie. Le sonnet des « Voyelles » est sans doute l’une des
plus originales applications de cette théorie. Le poète se propose, dans
le sillage de Baudelaire, de donner des couleurs aux mots, et d’étendre
ainsi sa palette poétique à l’infini !

34 Séquence 6 – FR20

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Voyelles

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,


Je dirai quelque jour vos naissances latentes9 :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,
Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles,
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;
U, cycles, vibrements divins des mers virides10,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;
O, suprême Clairon plein des strideurs11 étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
O l’Oméga, rayon violet de ses yeux !
Arthur Rimbaud, Poésies (1871)

Exercice autocorrectif n° 1


Répondez à la question suivante, sous la forme d’un paragraphe rédigé.
Dans quelle mesure, le sonnet « Voyelles » peut-il être lu comme un art
poétique ?
➠ V euillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

4. Paul Verlaine : pour un « Art poétique »


Paul Verlaine est le premier à marquer une préférence pour le vers impair
qui introduisit dans la poésie française une grande musicalité. Jusqu’à
la fin du XIXe siècle en effet, les vers répondent aux exigences de la ver-
sification classique. On écrit en vers pairs : octosyllabes, décasyllabes,
alexandrins. S’inspirant des chansons, Verlaine privilégie les vers
impairs, plus mélodieux à son goût : cinq, sept et neuf syllabes.
Dans son « Art poétique » qui figure dans le recueil Jadis et Naguère (1884), il
explique ce choix par la recherche de la légèreté, de la fantaisie. Mais il ne s’en
tient pas là. Le rythme n’est pas tout, il faut aussi que le poète accorde un soin
attentif au choix de mots, aux climats et aux atmosphères qu’il souhaite créer.
Il oppose ainsi la « Nuance » à la « Couleur », privilégiant la première, au nom
des demi-teintes et des ambiances. À cet égard, on a parfois qualifié la poésie
de Verlaine d’impressionniste. Son but enfin consiste à évacuer les obliga-
tions liées à la rime, et à se contenter d’une rime suffisante, pourvu qu’elle
chante bien. Enfin, dans le sillage de la poésie parnassienne et symboliste,
Verlaine rejette l’idée d’une poésie engagée ou à message.
9. Cachées.
10. Du latin viridis, de couleur verte.
11. Bruits perçants et vibrants.

Séquence 6 – FR20 35

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Art poétique

De la musique avant toute chose,


Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint.
C’est des beaux yeux derrière des voiles,
C’est le grand jour tremblant de midi,
C’est, par un ciel d’automne attiédi,
Le bleu fouillis des claires étoiles !
Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !
Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L’Esprit cruel et le Rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l’Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine !
Prends l’éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d’énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?
Ô qui dira les torts de la Rime ?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d’un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?
De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.
Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature.

36 Séquence 6 – FR20

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Exercice autocorrectif n° 2
Recherche documentaire
Quels auteurs ont écrit des « arts poétiques » ? Quel était leur but ?

➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

C Le symbolisme, courant culturel


Le symbolisme est un mouvement artistique qui a donné lieu à des créa-
tions picturales de première importance. Des peintres français, belges et
allemands se sont particulièrement illustrés dans ce domaine. À vous de
les découvrir en effectuant quelques recherches.

Activité TICE
– Consultez notamment sur la peinture symboliste le site www.cineclub-
decaen.com. Cliquez sur l’onglet « Symbolisme » pour accéder aux
œuvres et à la présentation de ce courant pictural.
– Au croisement de la littérature et de la peinture. Rendez-vous sur le site
consacré depuis 2011 à Théophile Gautier : http://www.theophilegautier.fr.
Prenez connaissance de sa biographie et de son œuvre.
Le Musée Gustave Moreau a accueilli en 2011 une exposition temporaire
consacrée au poète Théophile Gautier. Cette exposition a été organisée
dans une double perspective :
tout d’abord, l’année 2011 a fêté le bicentenaire de la naissance du
E 

poète ; à cette occasion, de nombreuses manifestations ont été organi-


sées en province et à Paris.
la place de Théophile Gautier dans l’histoire de la poésie est aussi à
E 

l’origine de cette exposition. Il est en effet considéré comme un passeur


entre le romantisme et le Parnasse. Certains critiques littéraires considè-
rent même que Gautier est un précurseur du symbolisme. Il est en effet
l’un des premiers à avoir salué le talent du peintre Gustave Moreau, en
s’intéressant à sa peinture et aux thèmes mythologiques dont elle traite.

Exercice autocorrectif n° 3

Analyse d’image
Regardez en page suivante le tableau de Böcklin, L’Île des Morts. Que
représente-t-il ? Quel est l’effet produit sur celui qui le regarde ?
Vous pouvez le regarder plus en détail sur le site www.cineclubdecaen.com.

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38

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Séquence 6 – FR20
Arnold Böcklin, L’Île des Morts, 1883. Huile sur bois. 800 x 150 cm. Nationalgalerie (SMB),
Berlin, Allemagne. © BPK, Berlin, Dist. RMN/Photographe inconnu.
C orrigés des exercices
Corrigé de l’exercice n° 1

Chaque voyelle ouvre sur un univers mental et poétique. On perçoit


le rapport entre les lettres et la chair à travers plusieurs évocations du
corps. Les voyelles suggèreraient ainsi une perception nouvelle de la
réalité, comme l’indique la construction paratactique du second vers du
second quatrain, succession d’images que la lettre E aurait suggérée au
poète. Les images qui se succèdent ne semblent pas obéir à une logique
narrative ni descriptive, mais au pouvoir évocatoire des voyelles, dotées
d’une magie verbale. Les voyelles, grâce auxquelles la langue française
«  chante  » et introduit des assonances, deviennent les moteurs d’une
imagination affranchie des contraintes. Les images du poème sont donc
à la fois très originales et très musicales, à l’image du vers « U, cycles,
vibrements divins des mers virides,  », dans lequel Rimbaud recourt à
une allitération en « V », imitant le mouvement des vagues, tout en rap-
pelant sa couleur (viride est un mélange de bleu et de vert) et le mouve-
ment perpétuel des marées (« cycle »). Rimbaud bouscule aussi la forme
canonique de l’alexandrin, en instillant dans cette structure fixe un mou-
vement d’une grande originalité. Le dérèglement n’apparaît donc pas
seulement au niveau des images, mais de la métrique et du rythme. Le
sonnet « Voyelles » peut donc se lire comme un « art poétique », c’est-
à-dire un texte qui explique les principes poétiques et esthétiques d’un
auteur.

Corrigé de l’exercice n° 2

De nombreux auteurs ont écrit des arts poétiques, même s’ils n’ont pas
nécessairement choisi cette appellation pour les désigner. On peut cepen-
dant retenir plusieurs œuvres majeures, à commencer par L’Art poétique
d’Horace, dans lequel le poète latin présente les règles de composition
poétiques et théâtrales. Car souvent, les arts poétiques ne concernent
pas seulement la poésie, mais aussi les autres genres littéraires. C’est le
cas du célèbre Art poétique de Boileau (1674), dans lequel l’homme de
lettres propose un système qui s’applique aux règles de la composition
des vers, mais aussi des pièces de théâtre, des épopées en vers, etc. La
vogue des « arts poétiques » ne disparaît pas après le XVIIe siècle. Elle
perdure durant les XVIIIe et XIXe siècles, à travers les écrits de Diderot
ou de Victor Hugo dont la « Préface » de Cromwell peut être considérée
comme l’art poétique du théâtre romantique. La tradition ne se perd pas
non plus du côté de la poésie, comme le montre l’exemple de Verlaine.

Séquence 6 – FR20 39

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Elle dure encore au XXe siècle, et le poète Eugène Guillevic (1910-2002)
intitule l’un des ses recueils « Art poétique », rendant hommage à une
tradition pluriséculaire.

Corrigé de l’exercice n° 3

L’Île des Morts est un tableau assez envoûtant qui représente une barque
qui accoste sur une île couverte de cyprès, arbre symbole d’éternité qu’on
rencontre souvent dans les cimetières. Une ombre blanche domine sur
la barque, qui évoque Charon, le passeur des enfers. Sa posture montre
qu’il conduit la barque. Ce sujet a été inspiré de la mythologie antique.
Charon en effet était chargé de traverser le Styx en compagnie des morts
et de prendre soin de leur âme.
Le peintre Böcklin, hanté par la mort, rend ici un hommage artistique de
premier ordre au mythe antique qu’il revivifie.

40 Séquence 6 – FR20

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É léments de versification

Fiche méthode
Chapitre
1
Fiche méthode
La poésie crée un langage original tout en s’appuyant parfois sur cer-
taines règles. On distingue ainsi la poésie régulière de la poésie libre.
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la poésie est le plus souvent de forme régu-
lière. Avec le XXe siècle, les formes libres se développent. Les éléments
suivants vous permettront de réviser les principaux éléments relatifs à la
versification française.

A Le vers
À l’origine, le vers est destiné à être chanté et suit la mesure. L’unité de
mesure du vers français est la syllabe. On retiendra trois manières de
rythmer le vers :
E les rimes indiquées par le même son à la fin du vers.
E les accents : ce sont des marques qui accentuent certains mots plutôt
que d’autres, selon la place qu’ils occupent dans le vers.
E les pauses : ce sont des coupes dans le vers qui isolent des groupes

de syllabes.

1. Comment décompter les syllabes ?


Certaines règles doivent être respectées pour ne pas lire un vers faux.
Pour savoir si votre décompte des syllabes est bon, je vous conseille de
lire à haute voix, en comptant simplement les syllabes sur vos doigts !

Notions à retenir

E Lessyllabes terminées par un e muet s’élident devant un mot commen-


çant par une voyelle ou un [h] muet. Cela signifie qu’il ne faut pas pro-
noncer le e.
E Lessyllabes terminées par un e sont vocaliques devant un mot qui com-
mence par une consonne ou par un [h] aspiré. Contrairement à la langue
orale et quotidienne où le plus souvent les e sont élidés.
E Lee muet ne compte jamais à la fin d’un vers. Il ne compte pas à l’inté-
rieur d’un mot s’il est précédé d’une voyelle : le dénuement, le dévoue-
ment, etc.

Séquence 6 – FR20 41

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Exemple : Soient les vers suivants à lire ainsi (ce sont des heptasyllabes) :
Fiche méthode

Le Vierge, le vivac(e) et le bel aujourd’hui


Va-t-il nous déchirer avec un coup d’ail(e) ivre
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui. (Stéphane Mallarmé)
Seuls les e finaux, de Vierge (v.1), de que hante (v.3) sont vocaliques. Tous
les autres sont muets, soit parce qu’ils sont suivis d’une voyelle, soit parce
qu’ils sont situés à la rime.

La diphtongue : diérèse et synérèse

E  La diphtongue désigne deux sons qu’on peut entendre distinctement


dans un même mot, mais produits en une seule émission de voix. Il est
donc indispensable pour mesurer le mètre de savoir quand deux ou
plusieurs voyelles successives forment une ou plusieurs syllabes.

E  La synérèse : émission de deux voyelles en une seule syllabe.


Exemple : Le mot lion peut être prononcé en une seule syllabe.

E  La diérèse : émission de deux voyelles en deux syllabes.


Exemple : Dans le vers suivant, on doit séparer le mot lion en deux syllabes pour
obtenir douze syllabes dans l’alexandrin.
Vous êtes mon lion superbe et généreux. (Victor Hugo)
 Il faut prononcer Li-on.

2. Comment mesurer un vers ?


En fonction de son nombre de syllabes, un vers sera d’un mètre différent.
Un vers est terminé par le retour à la ligne suivante. Il est également ter-
miné par la rime. Le vers suivant commence par une majuscule. Il existe
des mètres pairs et impairs.
Selon leur nombre de syllabes, les vers portent des noms différents :
E monosyllabe (un vers d’une syllabe) ;
E dissyllabe (un vers de deux syllabes) ;
E trisyllabe pour 3 ;

E quadrisyllabe pour 4 ;

E pentasyllabe pour 5 ;

E hexasyllabe pour 6.

La poésie classique admet très rarement des vers de moins de sept syl-
labes (heptasyllabes), préférant plutôt les vers de huit (octosyllabes), dix
(décasyllabes) ou douze syllabes (alexandrins).

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3. Enjambement et rejets

Fiche méthode
Ces termes désignent les différences qui peuvent exister entre la lon-
gueur d’un vers et la phrase. En effet, un vers ne correspond pas néces-
sairement à une phrase.

  L’enjambement
Il y a enjambement lorsque la phrase ne s’arrête pas à la fin du vers, mais
déborde jusqu’à la césure ou à la fin du vers suivant. Il marque un mou-
vement qui se développe, un sentiment qui s’amplifie, l’expression d’un
sentiment qui dure. La construction syntaxique (structure de la phrase) a
des incidences poétiques (effet produit sur le lecteur).
Exemple : Nous avons aperçu les grands ongles marqués
Par les loups voyageurs que nous avions traqués.
Alfred de Vigny, Les Destinées, « La mort du loup »

  Le rejet
Quand un ou deux mots de la phrase sont placés au début du vers sui-
vant. Les poètes ne s’autorisaient l’expansion sur le vers suivant qu’ex-
ceptionnellement à des fins expressives.
Exemple : Et dès lors, je me suis baigné dans le poème
De la mer, infusé d’astres et lactescent
Rimbaud, Poésies, « Le bateau ivre »
Lorsqu’il est situé à la fin du vers précédent, c’est un contre-rejet.

B Le rythme
La coupe dans un vers est représentée par le signe /, la césure est maté-
rialisée par // car c’est une coupe majeure dans un vers de plus de huit
syllabes. La césure divise le vers en deux hémistiches.
Le rythme binaire scinde le vers en deux.
Exemple : « Ô rage ! Ô désespoir ! // Ô vieillesse ennemie ! 3/ 3 // 3/ 3
N’ai-je donc / tant vécu // que pour cet / te infamie ? » 3/ 3// 3/ 3
Pierre Corneille, Le Cid
Le rythme binaire a souvent une valeur affective, il traduit des émotions
qui n’arrivent pas à se poser, qui sont extériorisées par jets.
Le rythme ternaire découpe le vers en trois mesures égales. Il exprime
l’ordre, l’équilibre. Il est très employé en poésie car il exprime une cer-
taine harmonie, une régularité.

Séquence 6 – FR20 43

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Exemple : Je marcherai / les yeux fixés / sur mes pensées. 4/ 4/ 4
Fiche méthode

Victor Hugo, Les Contemplations, « Demain, dès l’aube »

Toujours aimer, / toujours souffrir, / toujours mourir » 4/ 4/ 4


Pierre Corneille, Suréna

Dans le premier extrait, le découpage en trois groupes égaux évoque


peut-être le balancement régulier de la marche, mais surtout l’absorp-
tion du père meurtri dans ses pensées lancinantes (poème sur la mort
de Léopoldine, fille de V. Hugo)  ; dans le second, il souligne la force
contraignante du destin et l’accablement qui en résulte. Le passage d’un
rythme à un autre est souvent significatif d’un changement dans les faits
ou les sentiments.
L’enjambement et le rejet créent des ruptures rythmiques à des fins
expressives. Le rythme peut être croissant quand les groupes sont de
plus en plus longs. Il traduit alors une amplification.
Exemple : Ainsi, / de peu à peu / crût / l’empire romain. 2/ 4/ 1/ 5
Joachim du Bellay, Les Antiquités de Rome.
Ô ra/ge ! Ô désespoir ! / Ô vieillesse ennemie ! » 2/ 4/ 6
Pierre Corneille, Le Cid

Un vers a un rythme décroissant quand les segments se font de plus en


plus courts. Ce rythme marque le déclin, la chute, l’idée d’un abaisse-
ment ou d’une fin.

C La rime
La rime – répétition d’un son identique en fin de vers- peut être définie
selon sa nature et sa disposition.
La versification française connaît principalement trois types de rimes :
E Les rimes suivies (schéma : AABBCCDD, etc.)

E Les rimes croisées (Schéma : ABAB)

E Les rimes embrassées (ABBA).

Les rimes peuvent être de nature :


E féminines (elles se terminent par un e muet) ou masculines (consonne finale).
E riches (3 phonèmes en commun), par exemple : remords/ morts

E suffisantes (2 phonèmes en commun), par exemple : suffocant/ quand

E pauvres (1 phonème en commun), par exemple : aimer/chanter

La strophe constitue un groupe de vers décidé selon l’agencement des


rimes : distique (deux vers), tercet (trois vers), quatrain (4), quintil (5),
sizain (6), huitain (8), dizain (10).

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Chapitre
Une œuvre intégrale :
4 Poèmes saturniens, Paul Verlaine

Introduction  : Paul Verlaine, l’homme et


l’œuvre (1844-1896)
Dans l’histoire de la poésie française, Paul Verlaine occupe une place de
première importance. Né en 1844, il subit dans ses débuts l’influence
du romantisme, et en particulier de Victor Hugo. Il se détache progressi-
vement de cet héritage littéraire et trouve sa propre voix dans l’expres-
sion intime, délicate et recherchée de sa sensibilité suraiguë. On l’a
rapproché de la poésie symboliste et du Parnasse dont il subit aussi les
influences, mais Verlaine reste difficilement classable.
Verlaine est surtout l’inventeur d’un vers extrêmement musical. Les
Poèmes saturniens témoignent ainsi de tout un travail sur la prosodie,
sur le rythme et la rime. Nous vous proposons donc de traverser ces
poèmes, chef-d’œuvre de la poésie française.
Paul Verlaine (1844-1896) manifeste dès l’enfance beaucoup d’intérêt
pour le dessin. Il commence à écrire des poèmes à partir de la classe de
troisième. Mais très tôt apparais-
sent chez lui des tendances homo-
sexuelles ; l’alcoolisme et la vio-
lence perturbent sa vie et celle de
son entourage. En 1870, il épouse
la sœur d’un ami, Mathilde, qui
a dix-sept ans : en 1871, naîtra
leur fils Georges. La même année,
Arthur Rimbaud est accueilli chez
les Verlaine, les deux poètes
vivent alors ouvertement une rela-
tion homosexuelle qui suscite
le scandale. En 1872, ils partent
ensemble en Belgique, puis en
Angleterre ; pourtant Verlaine ne
se résigne pas à une séparation
définitive avec sa femme. En 1873,
à Bruxelles, Verlaine tire deux
coups de revolver sur Rimbaud qui
est légèrement blessé. Condamné
à deux ans de prison, Verlaine en
effectue dix-huit mois à Bruxelles,
puis à Mons. En prison, il retrouve

Rimbaud et Verlaine, in « Un coin de table » par Henri Fantin-


Latour, 1872. © akg-images/Electa.
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la foi. À la sortie, il enseigne le français en Angleterre, puis en France. Puis
il se lance dans l’exploitation agricole avec un ami, Lucien Letinois ; la
faillite et la mort de Lucien le font tomber dans l’alcoolisme et la misère :
il partage sa vie entre les hôpitaux et deux prostituées rivales. Pourtant
sa gloire littéraire grandit, et il est élu « Prince des poètes » en 1893. En
1896, plusieurs milliers de personnes assistent à ses obsèques.
Les principales œuvres sont des recueils poétiques : Poèmes saturniens
(1866), Fêtes galantes (1869), La Bonne chanson (1870), Romances sans
paroles (1874), Sagesse (1881), Jadis et Naguère (1884), Amour (1888),
Parallèlement (1889), Dédicaces (1890), Bonheur (1891). D’autres
recueils, publiés du vivant de Verlaine ou après sa mort sont d’une impor-
tance moindre.
Après avoir lu le recueil, répondez aux questions ci-dessous.

Exercice autocorrectif n° 1

Test de lecture initial


1 À qui est dédié le recueil ? Commentez ce choix.
2 Combien de sections comporte le recueil ?
3 Quelles thématiques suggère la première section, « Mélancholia » ?
4 À quel univers artistique renvoie la section « Eaux-fortes » ?
5 Quelle est la place du « je » dans les poèmes du recueil ?
6 Verlaine applique-t-il dans son recueil l’impassibilité parnassienne et
le détachement politique des partisans de « l’Art pour l’Art » ?
7 Pourquoi, à votre avis, Verlaine a-t-il encadré son recueil d’un « Prolo-
gue » et d’un « Épilogue » ?
8 Quel est l’effet produit par les titres en langue étrangère ?
9 Quelle est l’atmosphère générale du recueil ?
 Relisez le poème « Nevermore »  (p.32) : quel est le thème de ce
poème ? Peut-on y déceler un héritage romantique ?
 Quelle fonction Verlaine assigne-t-il à la ville dans « Croquis parisien » ?

➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

A Premières pistes pour aborder


les Poèmes saturniens
1. Verlaine en 1866
En 1864, Verlaine est un jeune poète de vingt-deux ans qui cherche dans
sa vie sentimentale et familiale un équilibre qu’il aura peine à maintenir. À
quatorze ans, il se sent déjà une vocation poétique et envoie à Victor Hugo,
alors en exil, son poème «  La Mort  ». Après sa réussite au baccalauréat,

46 Séquence 6 – FR20

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Verlaine devient employé des bureaux de la mairie de Paris, activité qui ne
l’enchante guère, lui qui préfère se consacrer à l’art, et en particulier à la
poésie.
Ses premières publications s’effectuent dans des revues littéraires,
comme c’est le cas pour beaucoup de poètes parnassiens. À vingt et un
ans, on le charge de la critique littéraire dans la revue L’Art où il fait l’éloge
de Victor Hugo et de Charles Baudelaire. Il fréquente alors la génération
des poètes née entre 1830 et 1840, Banville, José-Maria de Hérédia,
Leconte de Lisle et François Coppée. Il s’initie aux techniques d’écriture
du Parnasse. Chez le libraire Lemerre, les Parnassiens vouent un culte à
Théophile Gautier qui le premier dans la « Préface » de Mademoiselle de
Maupin (1836) avait posé les principes de « l’Art pour l’Art ».
Sa fréquentation des milieux littéraires parisiens le conduit à publier les
Poèmes saturniens en 1866, à compte d’auteur (c’est-à-dire qu’il finance
la publication). On tire ce recueil à quatre cents exemplaires. À la fin
de la vie du poète, trente ans après, ils n’auront pas tous été écoulés.
Les Poèmes saturniens, l’un des recueils les plus importants de la poé-
sie française, passèrent presque inaperçus du vivant de Verlaine… C’est
Élisa Moncomble, la cousine du poète, aimée de lui, qui finance la publi-
cation de ce premier recueil.
La critique (voir présentation de votre édition) pense que la plupart des
poèmes du recueil ont été composés quand Verlaine était lycéen. Mais
on sait peu de choses sur la genèse des poèmes, c’est-à-dire les circons-
tances dans lesquelles ils ont été créés. Toutefois, le recueil crée une
sorte de fascination par son extrême musicalité.

2. Commentaire sur l’édition choisie :


éléments de méthodologie
Le terme recueil désigne un ensemble de textes regroupés sous un
même titre, autour d’une cohérence thématique, esthétique, intellec-
tuelle. L’édition choisie se propose de vous faciliter la lecture, selon un
double principe. Elle est dotée d’une préface qui éclaire les principaux
enjeux de l’œuvre, son originalité esthétique, sa valeur intrinsèque. Elle
vous informe non seulement sur le contexte de création du recueil, mais
aussi sur son devenir, c’est-à-dire sa postérité littéraire. La présentation
de l’œuvre formule également certaines pistes d’interprétation qui vont
vous aider à mieux comprendre la démarche du poète. Réalisée par une
spécialiste de la poésie de Verlaine, cette préface est une précieuse aide
à la lecture, et nous vous conseillons vivement de la lire, même si cer-
tains éléments nécessitent de votre part une recherche.
L’édition est pourvue de notes  : celles-ci permettent d’expliquer les
termes complexes ou d’un emploi original. L’annotation fournit aussi des
éléments relatifs à la versification et à l’inventivité poétique de Verlaine.
Enfin, elle fait parfois le lien avec certains éléments biographiques. Vous

Séquence 6 – FR20 47

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disposez également d’une chronologie qui vous aide à mieux connaître
Verlaine, ainsi que d’une bibliographie qui vous invite à approfondir
votre lecture du recueil.

3. À
 propos de la lecture d’un recueil poé-
tique : conseils de méthode
On ne lit pas un recueil de poésie comme on lit une pièce de théâtre
ou un roman. Dans le cas des Poèmes saturniens, vous avez affaire à
un recueil scindé en sections qui elles-mêmes comportent un certain
nombre de poèmes. Pour bien maîtriser votre recueil, il faut lire plu-
sieurs fois chaque poème, et de préférence à haute voix. Pourquoi  ?
La lecture à haute voix permet d’entendre concrètement la musique de
Verlaine, si particulière. Elle vous permettra aussi de vérifier vos compé-
tences en termes de versification.
Le découpage en sections peut faciliter votre appropriation du recueil.
En effet, vous pouvez retenir les poèmes de chaque section, concentrée
autour d’une thématique spécifiée dans le titre. Conçu comme un vaste
ensemble constitué de sous-ensembles, le recueil obéit à sa logique
propre. Pour comprendre cette «  logique  » et entrer dans l’univers de
Verlaine, rien ne remplace plusieurs lectures.

L’apprentissage par cœur de plusieurs poèmes du recueil


est vivement conseillé. Mémoriser un poème vous permet
aussi de mieux vous imprégner de sa musique.

B Comment lire les Poèmes saturniens ?


1. Quelques repères de lecture
Le titre du recueil fait explicitement référence à un genre (la poésie) et
à une planète (Saturne). Cette dernière indication est déjà une manière
d’entrer dans le recueil. Dans l’Antiquité gréco-romaine, Saturne est la
planète de la vieillesse, mais aussi de la mélancolie. En astrologie, selon
Ptolémée, Saturne porterait malheur à celui qui subirait son influence.
Un tempérament saturnien désigne une personnalité taciturne, ombra-
geuse et solitaire. Ces premiers éléments orientent le contenu du recueil.
Il y est en effet souvent question de la douleur du poète, de son inadap-
tation au monde et de sa solitude.
Mais Saturne n’est pas seulement négatif. Il est l’équivalent du dieu
Chronos chez les Grecs, il est donc le maître du temps. C’est pourquoi
Saturne incarne aussi la sagesse qu’on atteint en avançant dans la vie.

48 Séquence 6 – FR20

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La lecture du recueil penche néanmoins pour l’interprétation négative de
Saturne. Verlaine évoque dans son poème liminaire cette planète « chère
aux nécromanciens », c’est-à-dire aux sorciers qui communiquent avec
le royaume des morts.
Enfin le titre laisse percevoir l’influence de Charles Baudelaire sur Ver-
laine. L’auteur des Fleurs du mal avait en effet qualifié son propre recueil
de « livre saturnien », pour justifier de la noirceur mélancolique de cer-
tains poèmes.

2. Remarques sur la composition du recueil


La composition du recueil en différentes sections confirme l’imprégna-
tion du spleen. Les sections se déclinent de la manière suivante :

Poèmes saturniens
Prologue
Mélancholia
Eaux-fortes
Paysages tristes
Caprices (jusqu’à « Monsieur Prudhomme »)
Autres poèmes (de « Initium à « La mort de Philippe II »)
Épilogue

On le voit, la structure en sections obéit à une architecture précise  :


on note cinq sections d’égale longueur, encadrées par un épilogue qui
répond à un prologue. À l’intérieur des sections, le thème de la peinture
et du dessin domine, révélant l’influence des arts plastiques sur l’inspi-
ration de Verlaine. À plusieurs reprises, Verlaine se réfère au monde de
la peinture. Ainsi, les « Paysages tristes » suggèrent un certain type de
tableau, tandis que « les Caprices » font penser aux dessins du peintre
espagnol Francisco de Goya (1746-1828) qui a réalisé une série de
Caprices, dessins inquiétants, d’inspiration fantastique et grotesque. Los
Caprichos (Les Caprices) forment un recueil de gravures à l’eau-forte et à
l’aquatinte publié en 1799. On les a reproduits durant tout le XIXe siècle.
L’artiste y représente des images sinistres et mystérieuses qui mêlent un
style populaire à des images fantastiques. On retrouve cette bipolarité
dans le recueil de Verlaine : des éléments prosaïques et populaires et
certaines touches fantastiques.
Le registre du recueil est dans son ensemble lyrique et même élégiaque,
avec des pointes d’humour nostalgique, notamment dans les derniers
poèmes du recueil. Les plus célèbres poèmes, qu’on rencontre souvent
dans les manuels scolaires, ont cette teinte mélancolique propre à Ver-

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laine. C’est sa signature poétique. Ainsi «  Nevermore  », «  Après trois
ans », « Chanson d’automne » portent la marque d’une indicible nostal-
gie et d’une musique qui font l’originalité poétique de Verlaine.

3. Pour aller plus loin… Verlaine en musique


La poésie de Verlaine, et en particulier les Poèmes saturniens, a été mise
en musique par plusieurs compositeurs. Faites des recherches sur ces
compositeurs. Pour vous faire une idée précise des poésies mises en
musique, vous pouvez les retrouver à partir de votre moteur de recherche
habituel : certaines peuvent être écoutées en ligne.
« Ariette oubliée », « Colloque sentimental », « Green », « Mandoline »,
E 

« Chanson d’automne », musique de Claude Debussy ;


« La bonne chanson » (8 mélodies) : « Spleen », « Mandoline », « En
E 

sourdine », « à Clymène », « c’est l’extase », musique de Gabriel Fauré ;


«  D’une prison  », «  Chanson grise  », «  Fêtes galantes  », «  L’heure
E 

exquise », musique de Reynaldo Hahn ;


« Un grand sommeil noir », « Sur l’herbe » musique de Maurice Ravel.
E 

Pour vous-même… Laissez-vous aller à votre imagination, et exprimez,


en quelques lignes votre impression à l’écoute de cette musique… N’hé-
sitez pas à juxtaposer les images, à jouer avec les sons, à laisser parler
votre sensibilité.

C Paysages intérieurs de Verlaine

1. Le lyrisme verlainien

Introduction
« Mon rêve familier » est l’un des poèmes les plus célèbres de Verlaine.
Le poète utilise la forme traditionnelle de l’alexandrin, tout en lui appor-
tant sa touche personnelle. La présence et l’implication du poète dans
ses vers sont fortes. C’est la raison pour laquelle « Mon rêve familier » se
présente comme le poème de l’intimité dévoilée. Mais en même temps,
ce poème de jeunesse dévoile déjà «  l’écriture impressionniste  » de
Verlaine, qui s’ingénie à créer un flou autour du « rêve ». Les éléments
relatifs à la perception sont troublés, et Verlaine introduit un climat d’in-
certitude au point de semer le doute sur l’existence de la femme décrite…

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Mon rêve familier

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant


D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.
5 Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d’être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.
Est-elle brune, blonde ou rousse ? — Je l’ignore.
10 Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore,
Comme ceux des aimés que la Vie exila.
Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

Questions de lecture analytique

1 Commentez le titre. Que signifie le qualificatif « familier » ?


2 Quel verbe est répété dans la première strophe ? Quel est l’effet produit ?
3 Commentez la ponctuation et ses effets sur le rythme du poème.
4 Étudiez les différentes présences féminines dans le poème. Que
constatez-vous ?
5 Que laisse sous-entendre le dernier tercet ?
6 Question d’ensemble : comment la rêverie sentimentale s’exprime-t-
elle dans ce sonnet ? Composez un plan détaillé de lecture analytique
pour répondre à cette question.

Réponses aux questions de lecture analytique :

1 Le titre se compose de deux termes, « rêve » et « familier ». Il évoque


d’emblée le monde du songe, et peut-être implicitement de la rêverie,
de l’inspiration. L’adjectif «  familier  » suggère l’idée d’un rêve déjà
connu, habituel, qui fait partie du quotidien du poète. C’est le rêve
qu’il fait le plus souvent et dont il témoigne dans ses vers. Il pourrait
relever d’une certaine forme de banalité même, mais le titre exprime
plutôt une certaine douceur, un rêve qui rassure.
2 Dans la première strophe, le verbe «  aimer  » est répété trois fois.
C’est notamment la répétition au vers 3 qui crée un effet d’insistance
et presque de redondance. Mais celle-ci est voulue par le poète qui
exprime ainsi la réciprocité d’un sentiment. Le verbe « aime » s’ac-
compagne en effet d’une allitération en [m] qui suggère l’idée d’un
murmure amoureux, partagé et complice. Le verbe « aimer », répété

Séquence 6 – FR20 51

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deux fois dans le vers trois, fait écho au mot « femme » placé en tête
de vers. La rime riche entre « m’aime » et « même » renforce l’impor-
tance de la répétition, qui place le poème dans un cadre sentimen-
tal rendu explicite grâce aux sons. Mais Verlaine reprend à nouveau
la formule personnelle « m’aime » dans le quatrième vers, créant un
nouvel effet d’insistance. La répétition est telle qu’on a l’impression
que le « je poétique » tente de se persuader d’une réalité qui n’est
peut-être qu’un rêve…
3 La ponctuation du poème est très élaborée et expressive. Elle per-
met au poète de renforcer son inscription dans le registre lyrique. On
relève ainsi de nombreuses virgules qui créent un rythme lancinant,
découpant le vers en deux, trois, voire quatre temps. On peut ainsi
citer le rythme binaire du vers 4, « Ni tout à fait une autre, et m’aime
et me comprend. », qui intervient après deux vers au rythme ternaire.
C’est d’ailleurs le rythme ternaire qui domine la versification du son-
net (vers 2, 3, 5, 6, 9, etc.), créant une modulation rythmique forte
à l’intérieur du poème. On remarque par ailleurs la présence d’une
seule modalité exclamative « hélas ! » (vers 6) ; celle-ci est située au
cœur du poème et sa singularité lui donne une place éloquente. On
a l’impression que cette exclamation est un soupir au milieu du rêve
(le soupir désigne aussi une pause en musique). Enfin, des interroga-
tives surgissent dans les deux derniers tercets ; ce sont des questions
que le poète se pose à lui-même et qui introduisent un doute sur la
réalité de la femme décrite. Ce ne sont pas des questions rhétoriques
dont la réponse serait implicite, mais de vraies questions concernant
l’existence de cette femme aimée.
4 Bien que le poème soit centré sur le «  je  » du poète, une présence
féminine se déploie au fil des vers. Dès le premier quatrain est évo-
quée « une femme inconnue ». Cette première évocation est intéres-
sante car elle est ambiguë. Est-ce une femme qui existe vraiment dans
la mesure où elle est « inconnue » du poète ? Cet adjectif nous ren-
voie au titre et au terme « rêve ». Il s’agit peut-être davantage d’une
vision que d’une réalité. L’ambiguïté autour de cette figure féminine
est confirmée dans le premier tercet, grâce à une série de questions
qui rend impossible le portrait de la femme : « est-elle brune, blonde
ou rousse ? », se demande le poète. Le questionnement introduit des
réponses qui ne sont guère réalistes. La comparaison « son regard est
pareil au regard des statues » confirme peut-être l’absence de cette
femme, la statue pouvant évoquer à la fois le froid de la mort (statue
de cimetière), mais aussi le caractère inaccessible ou idéal de cette
femme (une statue est une œuvre d’art). Finalement, c’est peut-être
l’expression « je me souviens » qui nous éclaire sur la réalité de cette
femme. L’idée du souvenir flou et incertain peut suggérer l’idée d’une
femme appartenant au passé, ce que confirme le dernier tercet.
5 Le dernier tercet introduit un autre ton dans le poème. Jusque là, le
lyrisme tendre dominait, mêlant les éléments tendres à une descrip-
tion onirique. Or le dernier tercet introduit une note plus sombre. On

52 Séquence 6 – FR20

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le perçoit tout d’abord grâce au lexique de l’immobilité et du silence :
« statue, lointaine, grave, tues ». Ces éléments décrivent un être loin-
tain, inaccessible, et peut-être une femme qui appartient au passé et
qui aujourd’hui n’est plus. La comparaison finale (dernier vers), sou-
lignée par l’enjambement, confirme cette piste. On pourrait même
parler «  d’effet d’éloignement  » dans le dernier tercet, grâce à la
répétition de le conjonction de coordination « et » : « Et pour sa voix,
lointaine, et calme, et grave ». Cette répétition ne crée pas seulement
un effet d’accumulation, mais aussi une impression d’éloignement,
comme un écho qui disparaît…
6 Éléments pour la question d’ensemble :
On a pu voir, grâce aux différentes questions, que le poème de Verlaine
est une rêverie sentimentale. La femme à laquelle il rêve est décrite de
manière évanescente, et se révèlera finalement inaccessible. On peut
donc émettre l’hypothèse qu’il s’agit d’une vision fantasmée, ou bien
d’un souvenir qui mêle plusieurs visages féminins (mère, amante). Le
second quatrain dévoile en effet une figure maternelle, capable de
« rafraîchir » le front d’un enfant malade. Une grande douceur émane
de cette apparition féminine, et le rythme du poème, la richesse des
rimes ne font que renforcer cette vision mélancolique et tendre.

Plan de lecture analytique :


I. L’impression autobiographique
A. L’implication du poète (présence du « je »)
B. La recherche de l’expressivité (étude de la ponctuation)
C. Les répétitions comme « obsession » (le caractère lancinant, obses-
sionnel de la musique du poème)
II. Une femme mystérieuse
A. Une femme insaisissable
B. Un portrait en demi-teinte
C. La distance avec le poète
III. Fantasme ou réalité ?
A. L’esthétique du doute
B. Le flou temporel
C. La présence macabre

2. L’inspiration picturale
Introduction
Dédiée au poète François Coppée, la section « Eaux-Fortes » compte cinq
poèmes parmi lesquels « Effet de nuit ». Le titre nous renvoie d’emblée
à l’inspiration picturale de Verlaine, puisqu’on emploie volontiers cette
expression pour évoquer la peinture flamande du XVIIe  siècle, en par-

Séquence 6 – FR20 53

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ticulier celle de Rembrandt. Mais Verlaine se situe également dans le
sillage de Baudelaire pour qui l’eau-forte est la technique picturale la
plus proche de la poésie. Ici Verlaine crée un paysage inquiétant, plon-
geant son lecteur dans les ténèbres du Moyen-Âge. Par ce biais, Verlaine
rend hommage à Saturne, planète de la mélancolie et de la douleur. À
bien des égards, « Effet de nuit » dévoile la part la plus sombre de l’ima-
gination de Verlaine, mais montre aussi qu’il se situe dans le sillage des
écrivains romantiques qui puisèrent dans les thèmes médiévaux leur ins-
piration poétique.

Effet de nuit

La nuit. La pluie. Un ciel blafard que déchiquette


De flèches et de tours à jour la silhouette
D’une ville gothique éteinte au lointain gris.
La plaine. Un gibet plein de pendus rabougris
5 Secoués par le bec avide des corneilles
Et dansant dans l’air noir des gigues nonpareilles,
Tandis que leurs pieds sont la pâture des loups.
Quelques buissons d’épine épars, et quelque houx
Dressant l’horreur de leur feuillage à droite, à gauche,
10 Sur le fuligineux fouillis d’un fond d’ébauche.
Et puis, autour de trois livides prisonniers
Qui vont pieds nus, un gros de hauts pertuisaniers
En marche, et leurs fers droits, comme des fers de herse,
Luisent à contre-sens des lances de l’averse.

Questions de lecture analytique


1 Relevez les éléments qui décrivent le cadre temporel. Que constatez-
vous ?
2 Que décrit le poème ? Justifiez votre réponse.
3 Commentez les sonorités des vers 9 et 10. Que constatez-vous ? Rele-
vez d’autres sonorités qui créent un climat inquiétant.
4 Comment la nature apparaît-elle dans ce poème ?
5 Question d’ensemble : Comment le poète parvient-il à créer un climat
fantastique  ? Composez un plan détaillé de lecture analytique pour
répondre à cette question et rédigez une introduction ainsi qu’une
conclusion.

Réponses

1 Le titre nous fournit d’emblée une précieuse indication que le


début du poème pose explicitement comme cadre  : «  La nuit  ». Le
mot « nuit » indique une scène nocturne, même si le terme « Effet »
sème un trouble. Toutefois, le contenu du poème confirme l’indica-

54 Séquence 6 – FR20

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tion première. La scène décrite se déroule bien dans la nuit, comme
l’indiquent les termes «  blafard » (v.1), « lointain gris » (v.3), « l’air
noir » (v.6), et enfin l’adjectif rare « fuligineux » (v.10) qui désigne un
gris très foncé, presque noir. Enfin, l’image du troisième vers « ville
gothique éteinte » confirme l’idée d’un tableau nocturne.
2 Dans un premier temps, le poème décrit une ville la nuit (vers 1 à 3).
Mais pas n’importe quelle ville. On a l’impression d’une cité médiévale,
ancienne, comme le suggèrent les termes « flèches » et « tours » (v.2), qui
appartiennent d’une part à l’architecture religieuse (flèches d’une cathé-
drale) et à l’architecture civile et militaire (tour du guet, tour d’un châ-
teau fort). Ces éléments sont confirmés par l’expression « ville gothique »
au vers 3, le terme «  gothique  » désignant en architecture, les XIVe et
XVe siècles. Le poème évoque ensuite une scène macabre autour d’un
« gibet » (vers 4 à 10), qui nous éloigne de la ville et décrit une nature
inquiétante. Cet éloignement est clairement indiqué par la phrase nomi-
nale « la plaine » (v.4). Enfin, le connecteur temporel « Et puis » (v.11)
introduit un dernier épisode : la marche nocturne de « trois prisonniers »,
entourés de « pertuisaniers », c’est-à-dire de gardes.
3 Les vers 9 et 10 comportent une allitération en [f] qui met en valeur
quatre termes : « feuillage », « fuligineux », « fouillis », « fond ». En
créant cet effet sonore, Verlaine cherche à mettre en valeur les mots
qui font écho entre eux, et provoque une sonorité presque inquiétante
dans le climat nocturne qu’il a posé. On a l’impression d’un bruisse-
ment invisible dans l’ombre et d’une présence mystérieuse. Le poème
est en outre traversé par le son [ou], qui rappelle le cri de la chouette,
oiseau nocturne auquel les superstitions attribuent un pouvoir malé-
fique. On peut relever les termes «  rabougris  » (v.4), «  secouer  »
(v.5), « houx » (v.8). D’autres sonorités créent un effet désagréable à
l’oreille et renforçant le climat inquiétant du poème. Dans les derniers
vers, les sons en [er] (« fer » répété deux fois, « averse », « herse »)
ainsi que les assonances en [ens] participent de la violence sous-
jacente du poème.
4 Dans ce poème, la nature n’est guère hospitalière. Elle est triste
et humide : «  la pluie  », «  ciel blafard  » (v.1). Elle crée une impres-
sion d’hostilité, comme le suggère la présence des « corneilles » qui
dépècent le cadavre d’un pendu, comme le décrit le vers 5 « Secoués
par le bec avide des corneilles  ». En outre, la seule végétation qui
croît dans ce paysage est piquante, épineuse : « Quelques buissons
d’épine épars » ou encore « quelque houx » (v.8). L’idée est confirmée
au vers 9 par l’expression hyperbolique « dressant l’horreur de leur
feuillage ». À ces visions désagréables s’ajoute la présence du métal
qui intervient à la fin du poème. En effet, Verlaine suggère la froideur
des objets contondants en répétant le mot « fer » : « fer droit », « fer de
lance ». Les fers désignent aussi bien les éléments qui entravent les
prisonniers que les armes de pertuisaniers (les pertuisanes sont des
lances effilées, ce que confirme le dernier vers).

Séquence 6 – FR20 55

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5 Question générale

Introduction
«  Effet de nuit  » se trouve dans la section «  Eaux fortes  ». Le titre du
poème et la section dont il est issu pourraient nous laisser supposer que
Verlaine décrit quelque tableau d’inspiration gothique et fantastique. Il
faut donc ici rappeler les qualités picturales de la poésie de Verlaine, sa
capacité à écrire et à décrire en peintre. Il revisite des thèmes connus
du romantisme  : scènes nocturnes, inspiration gothique, ambiance
macabre, etc. Mais  il ajoute sa touche personnelle, qu’on a parfois
qualifiée d’impressionniste, en référence au mouvement pictural de la
seconde moitié du XIXe siècle.

Plan d’étude
I. Une scène nocturne et inquiétante
1. Le climat (le froid, la pluie)
2. La nuit (le lexique de la couleur sombre)
3. La nature hostile (végétation piquante, peu agréable)

II. Le cadre médiéval


1. L’inspiration gothique (éléments d’architecture urbaine)
2. Le personnel médiéval (pendus, soldats, condamnés, cortège…
figures qu’on trouve dans les récits gothiques et fantastiques)
3. Un temps d’obscurantisme (violence latente, présence des armes,
etc.).

III. Une scène de genre ?


1. La construction en tableaux (onirisme)
2. La symbolique macabre (symbole du pendu, du houx, etc.)
3. Le climat fantastique (synthèse des éléments qui précèdent, effets sur
le lecteur).

Conclusion
Le poème est marqué par un climat fantastique et inquiétant. Pour créer
cette atmosphère, Verlaine a recours à trois éléments qu’il combine. Tout
d’abord, il crée un décor nocturne. Au premier plan, se dessine une ville
sous la pluie. Puis, grâce à un élargissement du champ, la description
ouvre sur une plaine où se trouve « un gibet ». Le gibet est connoté de
manière fantastique, puisque, selon la légende, la plante magique de la
mandragore poussait sous les cadavres des pendus. Peut-être Verlaine
se souvient-il ici d’un célèbre poème d’Aloysius Bertrand, intitulé « Le
Gibet  »  ? Le troisième élément, la marche des prisonniers, déplace le

56 Séquence 6 – FR20

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point de vue vers une autre scène. C’est donc grâce à la succession de
tableaux, saisis dans une atmosphère de nuit, que Verlaine parvient à
créer une scène fantastique où l’horreur fait frémir.

Conclusion générale sur les Poèmes saturniens


À l’issue du parcours consacré aux Poèmes saturniens, on retiendra plu-
sieurs éléments concernant le recueil de Verlaine :
E L’inspiration musicale et picturale (le dialogue entre les arts) ;
E  La recherche d’une nouvelle versification, fondée sur un riche travail
sur les sonorités ;
E  Le mélange des formes poétiques : Verlaine recourt aux formes clas-
siques (sonnet) et introduit des formes personnelles ;
E  Chaque section possède son identité, marquée par la peinture ou par
l’expérience autobiographique ;
E L a présence du poète dans son œuvre (nombreux poèmes à la première
personne) ;
E L’influence et le rejet de la poésie romantique.
Pour compléter votre lecture, nous vous conseillons de feuilleter les
recueils ultérieurs de Verlaine, pour voir notamment comment le poète
approfondit son travail sur la versification et sur le rythme : parcourez
Fêtes galantes ou La Bonne Chanson.
On se souviendra enfin que les Poèmes saturniens ont été tirés à moins
de 500 exemplaires. En 1886, vingt ans plus tard, cette première édi-
tion n’était toujours pas épuisée. Cet élément relatif à la réception du
recueil est parlant : il nous indique que la première œuvre de Verlaine
est passée complètement inaperçue. Elle n’a pas été perçue par les cri-
tiques littéraires de l’époque comme un « événement littéraire », mais
comme un recueil parmi d’autres. Au XXe siècle au contraire, ce recueil
est considéré comme l’une des œuvres majeures de la littérature fran-
çaise, Verlaine ayant su créer un langage neuf avec des moyens poé-
tiques nouveaux.

Séquence 6 – FR20 57

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C orrigés des exercices
Chapitre
1

Corrigé de l’exercice n° 1

Test de lecture
1 À qui est dédié le recueil ? Commentez ce choix.

Le recueil est dédié à Victor Hugo. Quand il paraît, Hugo est sur le point
de rentrer de plus de quinze ans d’exil. C’est le poète le plus célèbre
du siècle. Il est non seulement connu pour ses nombreux recueils, mais
aussi pour ses prises de position politiques. Il s’est en effet opposé de
manière virulente à Napoléon le Petit, c’est-à-dire Napoléon III, le petit
neveu de Bonaparte. Hugo incarne donc la Poésie sous tous ses aspects.
En dédiant son recueil à Hugo, Verlaine fait donc acte d’allégeance, tout
en montrant que Hugo est le précurseur de bien des mouvements litté-
raires de la seconde moitié du XIXe siècle. En effet, Victor Hugo échan-
gera une correspondance avec certains d’entre eux et les fréquentera à
la fin de sa vie.
2 Combien de sections comporte le recueil ?

Le recueil comporte cinq sections, centrées autour de thèmes différents.


«  Mélancholia  » comprend des poèmes nostalgiques dans lesquels le
poète s’exprime à la première personne et semble faire part de souve-
nirs personnels. La section «  Eaux-fortes  » évoque un cadre parisien,
avec l’influence de la technique de l’aquafortiste, qui fait ressortir les
contrastes.
3 Quelles thématiques suggère la première section, « Mélancholia » ?

On considère en général que le titre de la première section doit son nom


à une gravure de Dürer, qui porte le même titre. On y voit un personnage
penché, qui semble absorbé dans ses pensées. Mais ce titre évoque
aussi un des poèmes les plus sombres des Contemplations de Hugo.
On peut donc déceler un double hommage dans ce choix de titre. Cette
section est cohérente au niveau formel : en effet, les poèmes qui la com-
posent sont uniquement des sonnets.
4 À quel univers artistique renvoie la section « Eaux-fortes » ?

Les «  Eaux-Fortes  » renvoient à une technique picturale qui consiste à


graver avec une petite aiguille sur une plaque de métal, à la manière de
Rembrandt. Cette technique nécessite de la minutie et de la patience,
ce qui fait de l’analogie avec la poésie un véritable travail d’artisan.
Cette comparaison avait déjà été faite par Baudelaire qui considérait
l’eau-forte comme l’une des techniques picturales les plus accomplies.

58 Séquence 6 – FR20

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C’est une technique qui remonte au XVe siècle. Les poèmes de la section
confirment l’influence de la gravure.

5 Quelle est la place du « je » dans les poèmes du recueil ?

Dans le recueil, le « je » est omniprésent. Cette marque de la subjecti-


vité souligne l’implication personnelle de Verlaine dans son œuvre poé-
tique, mais pas seulement. Le « je » permet d’une part de créer un climat
d’intimité dans le poème, climat propice aux confessions personnelles
comme aux aveux. Ainsi, dans la section « Melancholia », le poète fait
part de ses désillusions, mais aussi du charme un peu douloureux de la
nostalgie. Sur ce point, Verlaine se situe dans la tradition élégiaque qui
traverse tout le XIXe siècle. Bien que les Parnassiens prônent distance
et impassibilité, Verlaine suit une voie personnelle en laissant filtrer de
nombreuses impressions personnelles dans son recueil.

6 Verlaine applique-t-il dans son recueil l’impassibilité parnassienne et


le détachement politique des partisans de « l’Art pour l’art » ?
Avec son premier recueil, Verlaine choisit la voie de la singularité, en
n’assimilant pas tous les principes des écoles poétiques de son temps.
C’est pourquoi son recueil est avant tout personnel. Contrairement aux
théories du Parnasse, Verlaine s’implique dans sa poésie, avec nostalgie
dans les sections « Mélancholia » ou « Croquis parisiens », avec humour
dans certains poèmes comme « Monsieur Prudhomme » qui incarne le
bourgeois bien pensant. Le poème «  Sur la mort de Philippe II  » pré-
sente en outre une vision plus politique. Verlaine exprime son avis idéo-
logique, non sans humour.

7 Pourquoi, à votre avis, Verlaine a-t-il encadré son recueil d’un « Prolo-
gue » et d’un « Épilogue » ?
« Prologue » et « épilogue » appartiennent normalement à l’univers de la
tragédie grecque. On peut donc, dans un premier temps, y lire un hom-
mage à la littérature ancienne, comme le confirme le premier vers du
recueil « Les sages d’autrefois… ». En se plaçant ainsi sous le signe de la
sagesse antique, Verlaine obéit aux règles des poètes du Parnasse qui
se présentaient comme les successeurs de la beauté antique. Le choix
d’un prologue et d’un épilogue oriente aussi la lecture du recueil grâce
à sa structure.
En général, le prologue ne constitue pas vraiment une « introduction »,
mais plutôt une entrée en matière sous la forme d’une méditation. C’est
bien ce qu’effectue Verlaine en justifiant, dans son prologue, le titre de
son recueil.
À l’inverse, l’épilogue est une manière de conclure indirectement, en se
projetant dans un « au-delà du recueil ». Dans le cas des Poèmes satur-
niens, l’épilogue fait directement écho au prologue, puisqu’il résume les
pensées du Poète et son Idéal.

Séquence 6 – FR20 59

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8 Quel est l’effet produit par les titres en langue étrangère ?
Certains titres du recueil sont en anglais « Nevermore » (deux poèmes
du même titre, p.32 et 89 de votre édition), en italien « Il bacio » ou en
latin « Initium », « Sub urbe » ce qui crée à la fois une sorte de décalage
et procède d’une fantaisie du poète. Les mots en anglais sont plus mys-
térieux pour le lecteur, même si ce dernier en comprend le sens. Ils vien-
nent d’ailleurs et admettent d’autres connotations. Verlaine était un bon
connaisseur de la langue anglaise, et on peut supposer que sa culture
personnelle lui a suggéré ces titres.
9 Quelle est l’atmosphère générale du recueil ?
Comme le titre le laissait supposer, l’atmosphère du recueil est dans
l’ensemble assez sombre. De nombreux poèmes évoquent la mélan-
colie, le spleen, la nostalgie. La présence des souvenirs personnels
du poète augmente cette impression de vague tristesse qui traverse le
recueil. Comme on l’a vu, la présence du « je » dans les vers rend subjec-
tifs les tableaux qui y sont dépeints. Le cadre parisien d’autres poèmes
est souvent automnal, voire hivernal (« Chanson d’automne »). Ainsi, ces
paysages – états d’âme suggèrent plus qu’ils ne disent, instillant une
mélancolie diffuse et mêlant la fantaisie au gris de la vie.
 Relisez le poème « Nevermore »  (p. 32) : quel est le thème de ce
poème ? Peut-on y déceler un héritage romantique ?
Le poème « Nevermore », bien qu’il ait été écrit après la vague roman-
tique, présente plusieurs éléments thématiques qui rappellent l’inspira-
tion romantique. La présence d’une « grive » fait écho, par exemple, à la
« grive de Montboissier » que Chateaubriand décrit dans les Mémoires
d’outre tombe. Dans les deux cas, l’oiseau est lié à la nostalgie et à la
solitude. Le thème du souvenir, cher à Lamartine ou à Musset, hante
également le poème de Verlaine. En interrogeant le souvenir (« Souvenir,
souvenir, que me veux-tu ? »), Verlaine renoue avec la technique de l’in-
terpellation, comme le fit jadis Musset dans son poème intitulé « Souve-
nir ». L’image du couple qui se défait appartient également à l’univers
de la poésie romantique et sentimentale. On pense aux poèmes de Mar-
guerite Desbordes-Valmore, et en particulier à « Les Séparés », dont la
thématique est proche. Ainsi, si Verlaine s’éloigne des romantiques par
sa manière de versifier, il leur emprunte leurs thèmes de prédilection :
fuite du temps, regret de ce qui a fui.
 Quelle fonction Verlaine assigne-t-il à la ville dans « Croquis parisien » ?
Plusieurs poèmes du recueil évoquent Paris et la vie urbaine. Dans le
poème «  Croquis parisien  », Verlaine évoque la rêverie du poète qui
regarde les toits « en zinc » de la capitale. Les éléments architecturaux
nous renseignent sur la place du poète et sa situation dans la ville. Il est
au-dessus des toits et il rêve, comme le suggèrent les deux dernières
strophes. Il rêve au monde antique, ce qui rattache ici la thématique à
l’esthétique parnassienne. Par contraste, la ville sert donc de repoussoir
à la méditation poétique. Les éléments les plus prosaïques (les toits, le
passage d’un chat) côtoient les pensées idéalistes du scripteur.

60 Séquence 6 – FR20

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Chapitre Avant-gardes et surréa-
4 lisme : révolutions poétiques
À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, un mouvement de renou-
vellement profond voit le jour dans les cercles littéraires. L’on considère
que la poésie romantique, parnassienne et même symbolique n’est pas
allée assez loin dans son invention langagière. Seul Rimbaud semble avoir
ouvert la voie à une exploration du langage poétique, en expérimentant le
poème en vers et en prose. Les poètes du XXe siècle, et en particulier les
surréalistes, vont faire exploser les codes poétiques, inventant des jeux
avec la langue française, libérant l’inspiration du vers et des formes fixes.
Le XXe siècle va privilégier le vers libre et la vision personnelle de la poésie.

A Poésie et modernité

1. Avant le surréalisme
La coupure entre la poésie du XIXe siècle et du XXe siècle n’est cependant
pas si nette. Des poètes comme Gérard de Nerval, Aloysius Bertrand
ou Lautréamont ont exploré les confins du rêve et de la folie dans leur
œuvre poétique. Les avant-gardes poétiques du début du XXe siècle vont
se souvenir de ces poètes hallucinés et suivre la voie de l’onirisme et du
« surréel ». Les découvertes de la psychanalyse, sous l’impulsion de Sig-
mund Freud, vont également libérer les facultés poétiques et permettre
d’explorer d’autres territoires.
Les avancées de la poésie au début du XXe siècle sont à la fois liées à un
climat socioculturel (veille du premier conflit mondial), mais aussi aux
innovations dans le monde des arts en général : naissance du cinéma,
création de nouvelles formes picturales. C’est en effet la peinture qui
donne l’élan de renouvellement des formes. Le cubisme, qui se développe
dans les premières années du XXe siècle, sous l’impulsion des peintres
Georges Braque et Pablo Picasso, propose de représenter autrement le
monde. Les principes du cubisme vont largement influer ceux de la moder-
nité poétique. Apollinaire, ami des peintres et des artistes, va en effet
promouvoir cette nouvelle esthétique qui s’appuie sur les théories de
Paul Cézanne. Or sa défense du cubisme repose sur une idée très neuve
qui va influer sur la notion même d’inspiration poétique. Pour Apollinaire
en effet, il faut détruire la notion de « Dieu » et cesser de vouer un culte
à la Nature (il s’oppose en cela aux principes du romantisme). Il faut être

Séquence 6 – FR20 61

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de son temps et admettre la modernité dans la poésie. Ces idées neuves
ont des implications immédiates dans la poésie dont les motifs et les
thèmes évoluent :
E présence des découvertes techniques dans la poésie ;
hommage rendu à la photographie, au cinéma (arts qui incarnent un
E 

monde nouveau) ;
E négation de Dieu et des grands principes idéalistes ;

E la nature est déconstruite et représentée par fragments.

2. Un parcours poétique : Apollinaire


Guillaume Apollinaire est un précurseur en poésie. Son œuvre, souvent
lyrique, s’inspire aussi bien d’éléments prosaïques (la vie à la ville, les
épisodes de la guerre) que de souvenirs intimes, souvent liés à une
douleur amoureuse. Mais surtout, Apollinaire renouvelle en profondeur
la versification française. Il supprime la ponctuation, s’affranchit des
formes fixes de la poésie (voir fiche méthode « Formes fixes et formes
libres »), et recherche une nouvelle musicalité en introduisant dans ses
vers des mots rares, à consonance étrangère. Très lié aux avant-gardes
artistiques de son temps, il collabore avec des artistes, des peintres
(Marie Laurencin, dont il fut le compagnon) et des compositeurs (Erik
Satie).
En 1917, quelques mois avant sa mort, Apollinaire assiste au ballet
Parade composé par son ami Satie, sur un livret de Jean Cocteau, dans
des décors de Picasso. Il est frappé par ce spectacle qui pour lui incarne
l’esprit nouveau. À la suite de ce spectacle, il écrira : « Cette tâche sur-
réaliste que Picasso a accomplie en peinture, [...] je m’efforce de l’ac-
complir dans les lettres et dans les âmes ». À bien des égards, on peut
donc considérer Apollinaire comme l’un des précurseurs du surréalisme,
et plus généralement le père de la poésie moderne.

Exercice autocorrectif n° 1

Lisez le poème «  Zone  » d’Apollinaire, premier poème du recueil


Alcools, que vous trouverez en collection Poésie Gallimard, ou sur le web :
http://www.inlibroveritas.net en indiquant dans l’onglet « Recherche »
de ce site, « Alcools, Guillaume Apollinaire » pour accéder à l’œuvre en
lecture libre.
Observez ensuite le tableau de Marc Chagall, «  Les Mariés de la Tour
Eiffel  ». En quoi, selon vous, ces œuvres sont-elles représentatives de
l’esprit nouveau qui anime le monde des arts au début du XXe siècle ?

62 Séquence 6 – FR20

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Marc Chagall, Les mariés de la Tour Eiffel,1938. Huile sur toile. 148 x 145 cm.
Centre Georges Pompidou, MNAM, Paris. © ADAGP, Banque d’Images,
Paris 2011. © Adagp, Paris 2011.

➠ V euillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

3. Principes du surréalisme
Le mot « surréalisme » apparaît pour la première fois sous la plume de
Guillaume Apollinaire. Le mouvement surréaliste se développe au len-
demain de la première Guerre mondiale. Il va durablement influencer
la poésie et les arts, au-delà de la seconde Guerre mondiale et jusqu’à
nous.

Séquence 6 – FR20 63

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Inspiré par les découvertes de la psychanalyse par Freud, le surréalisme
explore les zones de l’inconscient, tentant de faire émerger dans la poé-
sie des images insolites. Pour cela, il recourt à l’écriture automatique,
technique qui consiste à écrire le plus vite possible, sans qu’intervienne
la logique ou la raison, toutes les images qui affleurent à la conscience
du poète. Pour réaliser cet acte poétique, le poète doit se mettre en état
hypnotique. C’est pourquoi les surréalistes auront souvent recours à
l’hypnose, mais aussi aux drogues pour accéder à un nouveau niveau de
conscience et à de nouvelles facultés poétiques.
L’une des applications de l’écriture automatique se manifeste dans les
« cadavres exquis » : il s’agit de jeux poétiques qui consistent à écrire
des phrases composées par plusieurs personnes, sans que chacun sache
ce que l’autre a écrit précédemment. Le recueil Champs magnétiques
(1919) de Philippe Soupault et André Breton s’inspire directement de
cette technique ludique d’écriture poétique. L’écriture automatique et
les « cadavres exquis » produisent une impression de nouveauté abso-
lue et de jamais vu. Ces techniques libèrent l’imagination et renouvel-
lent les images poétiques.
Exemple de « cadavre exquis » : « Le cadavre – exquis – boira – le vin –
nouveau ».
André Breton est considéré comme le chef de file du surréalisme et son
principal théoricien. Il pose les bases de l’esthétique surréaliste dans le
premier Manifeste du Surréalisme, publié en 1921 :

Surréalisme - Définition

« Automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit


verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement
réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé
par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale [...]
Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines
formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve,
au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les
autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution
des principaux problèmes de la vie. »
André Breton, Premier manifeste du surréalisme

Sur le plan formel, les principes surréalistes ont les conséquences sui-
vantes :
E déstructuration du vers ;
E absence de rimes ;
E recours au vers libre ;

E images sans apparente logique ;

E thèmes du rêve et de l’inconscient ;

E éclatement des formes fixes ;

64 Séquence 6 – FR20

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E écriture à quatre mains (voire davantage) ;
E esthétique de la cruauté et de la violence.
Les surréalistes les plus célèbres (Louis Aragon, Paul Éluard, Philippe
Soupault, Antonin Artaud, Pierre Reverdy), après avoir souscrit aux
idées de Breton, s’en éloigneront progressivement pour suivre une voie
plus personnelle, qui renoue parfois avec l’engagement et le lyrisme de
la poésie romantique.
Les apports de la poésie surréaliste sont considérables. En libérant le
vers et l’inspiration de siècles de contraintes formelles et morales, les
poètes surréalistes ont révolutionné l’écriture poétique. Leurs idées
influent sur les grands poètes de la seconde moitié du XXe siècle : Yves
Bonnefoy, André du Bouchet ou Eugène Guillevic.

B Aspects du surréalisme
Voici le dernier groupement de textes de la séquence que vous lirez de
manière cursive :
Lectures cursives - Guillaume Apollinaire, « Il y a », Poèmes à Lou (1914-1915),
- Jean Cocteau, « Rien ne m’effraye plus… », Plain-chant (1923),
- Robert Desnos, « Un jour qu’il faisait nuit », Corps et biens (1930),
- Paul Éluard, « Le miroir d’un moment », Capitale de la douleur (1926).
Ces quatre poèmes sont enregistrés sur le CD audio n°2.
Écoutez chacun d’eux deux fois afin de vous familiariser avec la moder-
nité de leur écriture.

1. Innovations prosodiques de Guillaume


Apollinaire

Texte 1 Apollinaire « Il y a », Poèmes à Lou


Le recueil Alcools, paru en 1913, est une véritable révolution poétique.
Apollinaire propose une poésie libre et libérée des carcans de la rime et
de la prosodie. Il élimine la ponctuation, choisit des mètres variables et
explore des thématiques modernes  : la ville, la guerre. Mais il s’inscrit
aussi dans la tradition lyrique qui célèbre l’amour et la femme aimée.
Les Poèmes à Lou ont été écrits pendant la première Guerre mondiale,
entre  octobre  1914 et la fin de septembre 1915, et publiés à titre pos-
thume en 1956. Apollinaire choisit des formes poétiques variées, et
alterne l’emploi rigoureux des mètres traditionnels et des vers libres
jusqu’aux calligrammes (poèmes qui forment un dessin). Les Poèmes à
Lou sont adressés à la femme aimée, ils décrivent la guerre et constituent
parfois des lettres-poèmes. Avec « Il y a », Apollinaire procède à une énu-
mération descriptive, originale et inventive.

Séquence 6 – FR20 65

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Il y a

Il y a un vaisseau qui a emporté ma bien-aimée


Il y a dans le ciel six saucisses et la nuit venant on dirait des asticots dont
naîtraient les étoiles
Il y a un sous-marin ennemi qui en voulait à mon amour
Il y a mille petits sapins brisés par les éclats d’obus autour de moi
5 Il y a un fantassin qui passe aveuglé par les gaz asphyxiants
Il y a que nous avons tout haché dans les boyaux de Nietzsche de Gœthe
et de Cologne
Il y a que je languis après une lettre qui tarde
Il y a dans mon porte-cartes plusieurs photos de mon amour
Il y a les prisonniers qui passent la mine inquiète
10 Il y a une batterie dont les servants s’agitent autour des pièces
Il y a le vaguemestre qui arrive au trot par le chemin de l’Arbre isolé
Il y a dit-on un espion qui rôde par ici invisible comme l’horizon dont il
s’est indignement revêtu et avec quoi il se confond
Il y a dressé comme un lys le buste de mon amour
Il y a un capitaine qui attend avec anxiété les communications de la T.S.F.
sur l’Atlantique
15 Il y a à minuit des soldats qui scient des planches pour les cercueils
Il y a des femmes qui demandent du maïs à grands cris devant un Christ
sanglant à Mexico
Il y a le Gulf Stream qui est si tiède et si bienfaisant
Il y a un cimetière plein de croix à 5 kilomètres
Il y a des croix partout de-ci de-là
20 Il y a des figues de Barbarie sur ces cactus en Algérie
Il y a les longues mains souples de mon amour
Il y a un encrier que j’avais fait dans une fusée de 15 centimètres et qu’on
n’a pas laissé partir
Il y a ma selle exposée à la pluie
Il y a les fleuves qui ne remontent pas leur cours
25 Il y a l’amour qui m’entraîne avec douceur
Il y avait un prisonnier boche qui portait sa mitrailleuse sur son dos
Il y a des hommes dans le monde qui n’ont jamais été à la guerre
Il y a des Hindous qui regardent avec étonnement les campagnes occi-
dentales
Ils pensent avec mélancolie à ceux dont ils se demandent s’ils les reverront
30 Car on a poussé très loin durant cette guerre l’art de l’invisibilité

Guillaume Apollinaire, « Il y a » in Poèmes à Lou.


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66 Séquence 6 – FR20

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Exercice autocorrectif n° 2
1 Commentez le choix des vers et des rimes dans le poème.
2 Quel est l’effet produit par la répétition d’« Il y a » ? Comment nomme-
t-on ce procédé ?
3 Relevez le réseau lexical de la guerre. Comment est-il traité ?
4 Quelle est la place du lyrisme dans ce poème ?
5 Question d’ensemble : Comment l’écriture poétique rend-elle compte
de la singularité de l’expérience du poète ?

➠ V euillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

2. Expériences du surréel
Texte 2 Jean Cocteau, Plain-chant, 1923
Jean Cocteau a fréquenté le groupe des surréalistes dès qu’il s’est formé,
après la première Guerre mondiale. Mais dès le début du siècle, il a participé
au renouveau de la poésie en s’impliquant dans toutes les avant-gardes de
son siècle. Le génie de Cocteau s’exerce dans toutes les formes d’art : célèbre
pour ses dessins d’inspiration antique, il est également le réalisateur de
chefs-d’œuvre cinématographiques, au premier rang desquels, La Belle et la
Bête et L’Éternel retour, inspiré du mythe d’Orphée. Toute l’œuvre de Cocteau
est habitée par le monde du rêve et du sommeil. Dans son recueil Plain-chant
(1923), plusieurs poèmes évoquent cet état intermédiaire où la conscience
s’enfonce dans les songes, des plus beaux rêves aux pires cauchemars…

Rien ne m’effraye plus que la fausse accalmie


D’un visage qui dort
Ton rêve est une Égypte et toi c’est la momie
Avec son masque d’or
Où ton regard va-t-il sous cette riche empreinte
D’une reine qui meurt,
Lorsque la nuit d’amour t’a défaite et repeinte
Comme un noir embaumeur ?
Abandonne ô ma reine, ô mon canard sauvage,
Les siècles et les mers ;
Reviens flotter dessus, regagne ton visage
Qui s’enfonce à l’envers.

Jean Cocteau, « Rien ne m’effraye plus… » in Plain-chant.


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Séquence 6 – FR20 67

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Exercice autocorrectif n° 3
1 Quels pronoms personnels sont employés dans ce poème ?
2 Quelle versification Cocteau emploie-t-il ? Commentez ce choix.
3 Étudiez les analogies. Que suggèrent-elles ?
4 À quoi le poète assimile-t-il le sommeil ?

➠ V euillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

Synthèse :
Quelle fonction poétique Cocteau accorde-t-il au sommeil ?

I. Le sommeil et ses merveilles

 Le poème de Cocteau dévoile le caractère merveilleux du sommeil,


au sens où l’on emploie ce terme pour désigner l’univers des contes.
Les analogies avec l’Égypte antique, avec des mondes passés, rappelle
que le sommeil est le moment où se forment les histoires les plus extra-
ordinaires, où rien n’est vraisemblable ni forcément cohérent. En déve-
loppant cette thématique onirique, Cocteau s’inscrit dans le droit fil des
préoccupations surréalistes.

II. Portrait d’un rêveur

 Tout en évoquant le sommeil, Cocteau évoque aussi un être qui dort,


une sorte de Belle au bois dormant qu’il contemple dans son sommeil.
On voit donc se dessiner le portrait élogieux d’une personne aimée, com-
parée tantôt à une divinité égyptienne, tantôt à une « reine ». Les nota-
tions plus tendres et même humoristiques augmentent l’effet d’intimité
du portrait. Ainsi, la femme qui dort est comparée à un « petit canard
sauvage ».

III. Le sommeil, une image de la mort ?

 Mais comme l’indique le titre, ce poème sur le sommeil porte en lui


une certaine angoisse : plane l’idée selon laquelle le sommeil ressemble
à la mort. Plusieurs termes ont en effet des connotations macabres, tels
que « embaumer », « momie », « s’enfonce ». Le travail poétique montre
ainsi la transformation de la dormeuse en cadavre et le poème se colore
d’une teinte fantastique.

Texte 3 Robert Desnos, « Un jour qu’il faisait nuit », Corps et biens

Robert Desnos (1900-1945) rejoint le mouvement surréaliste au début


des années vingt. Son inspiration est à la fois fantaisiste et grave. S’il par-
ticipe d’abord aux expérimentations des surréalistes, il s’en détache rapi-
dement et rompt notamment avec André Breton qui veut le « convertir » au

68 Séquence 6 – FR20

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communisme. Desnos s’adonne alors à la poésie, mais aussi à la chanson
où il excelle. Son recueil Corps et Biens, qui regroupe des poèmes écrits
dans les années 20 et 30, dévoile la puissance d’imagination du poète,
qui se souvient ici des jeux surréalistes, et en particulier des associations
incongrues de mots que permettent les « cadavres exquis ». Déporté par
les nazis pour fait de résistance, Robert Desnos meurt du typhus (comme
beaucoup de déportés) à la libération des camps, en 1945.

Un jour qu’il faisait nuit

Il s’envola au fond de la rivière.


Les pierres en bois d’ébène les fils de fer en or et la croix sans branche.
Tout rien.
Je la hais d’amour comme tout un chacun.
Le mort respirait de grandes bouffées de vide.
Le compas traçait des carrés
et des triangles à cinq côtés.
Après cela il descendit au grenier.
Les étoiles de midi resplendissaient.
Le chasseur revenait carnassière pleine de poissons
Sur la rive au milieu de la Seine.
Un ver de terre marque le centre du cercle sur la circonférence.
En silence mes yeux prononcèrent un bruyant discours.
Alors nous avancions dans une allée déserte où se pressait la foule.
Quand la marche nous eut bien reposé
nous eûmes le courage de nous asseoir
puis au réveil nos yeux se fermèrent
et l’aube versa sur nous les réservoirs de la nuit.
La pluie nous sécha.
Robert Desnos, « Un jour qu’il faisait nuit » recueilli
dans « Langage cuit », in Corps et biens. © Éditions GALLIMARD.
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Exercice autocorrectif n° 4


En quoi le poème de Desnos peut-il apparaître comme une application
des « cadavres exquis » ?
➠ V euillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

Texte 4 Paul Éluard, « Le miroir d’un moment », Capitale


de la douleur, 1926
Paul Éluard est considéré comme l’un des plus grands poètes de la langue
française. Né en 1895, il est l’un des fers de lance du surréalisme. Il choi-
sit le nom d’Éluard en 1917, en souvenir de sa grand-mère (il se nomme

Séquence 6 – FR20 69

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Paul Grindel). Après le dadaïsme, il adhère au surréalisme, dont il est
l’un des théoriciens, avant de suivre une voie plus personnelle, et souvent
plus lyrique. Il voyage à travers le monde, et promeut à la fois les idées
communistes et surréalistes. Résistant pendant la seconde Guerre mon-
diale, il est célébré avec Louis Aragon à la libération. La vie d’Éluard et
son inspiration poétique sont étroitement liées à ses amours. Après Gala,
qui sera ensuite la compagne de Salvador Dali, il vit avec Nusch qui meurt
brutalement en 1946. Ses dernières années, il les passe avec Dominique,
avant de mourir en 1952, terrassé par une crise cardiaque. Ses recueils
poétiques sont imprégnés de sa vie amoureuse, à l’image de Capitale de
la douleur, l’un de ses plus célèbres recueils, d’inspiration surréaliste.

Le Miroir d’un moment


Il dissipe le jour,
Il montre aux hommes les images déliées
de l’apparence,
Il enlève aux hommes la possibilité de se distraire.
Il est dur comme la pierre,
La pierre informe,
La pierre du mouvement et de la vue,
Et son éclat est tel que toutes les armures,
tous les masques en sont faussés.
Ce que la main a pris dédaigne même de prendre
la forme de la main,
Ce qui a été compris n’existe plus,
L’oiseau s’est confondu avec le vent,
Le ciel avec sa vérité,
L’homme avec sa réalité.
Paul Éluard, « Le miroir d’un moment » in Capitale de la douleur.
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Exercice autocorrectif n° 5


Questions de lecture cursive sur les poèmes 3 et 4
Après avoir lu les deux poèmes de Desnos et d’Éluard, vous répondrez à
la question suivante :
Quelles remarques pouvez-vous faire sur la forme de ces poèmes et sur
la versification adoptée ?
➠ Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

70 Séquence 6 – FR20

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ormes fixes
F

Fiche méthode
Chapitre
1 et formes libres
Fiche méthode
La poésie suit tantôt des règles, tantôt se montre totalement libre dans
sa versification. On appelle formes fixes les poèmes qui obéissent à
des règles de versification précises, tandis que les formes libres suivent
l’inspiration et l’imagination du poète, sans se soucier de contraintes
formelles.

A Les formes fixes


On retiendra principalement trois formes fixes : le sonnet, la ballade, le
rondeau.

1. Le sonnet
Inventé par le poète Italien Pétrarque, le sonnet est composé de deux
quatrains et de deux tercets.
Les poètes du XVIe siècle l’ont souvent employé, tels que Ronsard et du
Bellay. C’est l’une des formes poétiques les plus employées, y compris
au XXe siècle.
Le sonnet présente des rimes embrassées dans les deux premiers qua-
trains, mais dans les deux tercets, les rimes deviennent suivies ou croisées.
Le sonnet est composé de vers en alexandrins, décasyllabes ou octosyllabes.

Exemple : Jusqu’à présent, lecteur, suivant l’antique usage,


Je te disais bonjour à la première page.
Mon livre, cette fois, se ferme moins gaiement ;
En vérité, ce siècle est un mauvais moment.
Tout s’en va, les plaisirs et les mœurs d’un autre âge,
Les rois, les dieux vaincus, le hasard triomphant,
Rosalinde et Suzon qui me trouvent trop sage,
Lamartine vieilli qui me traite en enfant.
La politique, hélas ! voilà notre misère.
Mes meilleurs ennemis me conseillent d’en faire.
Être rouge ce soir, blanc demain, ma foi non.
Je veux, quand on m’a lu, qu’on puisse me relire.
Si deux noms, par hasard, s’embrouillent sur ma lyre,
Ce ne sera jamais que Ninette et Ninon.
Alfred de Musset, « Sonnet au lecteur » (1850)

Séquence 6 – FR20 71

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Les poètes du XXe siècle parodieront ou feront exploser cette forme fixe
Fiche Méthode

de la poésie, comme Apollinaire dans « Les Colchiques ».

2. La ballade
La ballade est née au Moyen-Âge. Elle comporte trois strophes en octosyl-
labes ou décasyllabes puis la moitié d’une strophe (un quatrain) qu’on
appelle envoi. L’envoi désigne le destinataire de la ballade. Chaque
strophe s’achève par un même vers, qui constitue un refrain. La ballade
obéit à la règle rimique suivante : ABABBCBC.

3. Le rondeau
Le rondeau est également issu de la poésie du Moyen-Âge. Il compte
quinze, treize ou douze vers. Il ne comporte que deux rimes, réparties
en strophes fixes : un quatrain, un tercet, un quintil (5 vers). Le premier
vers réapparaît sous la forme d’un refrain à la fin de la deuxième et de la
troisième strophe.
Le schéma de la rime peut suivre deux directions : ABBA+ABA+ABBAA ou
bien CDCD+DCC+DCDCC.
Le rondeau est écrit en octosyllabes.

Exemple : Le temps a laissé son manteau


De vent, de froidure et de pluie,
Et s’est vêtu de broderie,
Du soleil luisant, clair et beau.
Il n’y a ni bête ni oiseau
Qu’en son jargon ne chante ou crie :
Le temps a laissé son manteau
Rivière, fontaine ou ruisseau
Portent en livrée jolie
Goutte d’argent, d’orfèvrerie ;
Chacun s’habille de nouveau :
Le temps a laissé son manteau.
Charles d’Orléans (orthographe modernisée), Œuvres poétiques.

Exercice autocorrectif n° 6


À vous de jouer : comment la rime est-elle disposée dans le poème de
Charles d’Orléans ? Reconstituez le schéma des rimes.
➠ V euillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé.

72 Séquence 6 – FR20

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B Les formes libres

Fiche Méthode
À partir de la fin du XIXe siècle, les poètes explorent de nouvelles formes
poétiques et inventent des formes personnelles qui n’obéissent plus à
de strictes lois formelles. L’émergence du poème en prose, au cours du
XIXe siècle, fait partie des inventions les plus originales de la poésie.
Le travail des formes libres porte principalement sur une recherche de la
disposition des vers sur la page :
E Calligrammes (vers qui forme un dessin) ;
E Vers uniques sur la page ;
E Déconstruction du vers (vers de mètres irréguliers, retraits importants) ;

E Travail de la métaphore, jeux avec les figures de style ;

E Recherche de la disposition originale.

Exemple : J’ai joué sur la pierre


De mes regards et de mes doigts
Et mêlées à la mer,
S’en allant sur la mer,
Revenant par la mer,
J’ai cru à des réponses de la pierre.
Eugène Guillevic, Carnac (1961)

Le poème en prose
Le poème en prose emprunte ses caractéristiques esthétiques à la poé-
sie comme à la prose. Il ne se présente pas sous une forme versifiée, ne
présente pas de retour à la ligne, mais comporte de nombreux procédés
qui appartiennent à la poésie en vers : anaphores, jeux avec les sono-
rités, travail du rythme. Le poème en prose obéit souvent à une logique
interne, centrée sur une thématique, un élément descriptif ou narratif.

Exemple : Aloysius Bertrand, « Ondine », Gaspard de la Nuit


«… Je croyais entendre
Une vague harmonie enchanter mon sommeil
Et près de moi s’épandre un murmure pareil
Aux chants entrecoupés d’une voix triste et tendre. »
(Ch. Brugnot, Les Deux Génies)

«  Écoute  ! - Écoute  ! - C’est moi, c’est Ondine qui frôle de ces gouttes
d’eau les losanges sonores de ta fenêtre illuminée par les mornes rayons
de la lune ; et voici, en robe de moire, la dame châtelaine qui contemple
à son balcon la belle nuit étoilée et le beau lac endormi.

Séquence 6 – FR20 73

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« Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant, chaque courant est
Fiche Méthode

un sentier qui serpente vers mon palais, et mon palais est bâti fluide, au
fond du lac, dans le triangle du feu, de la terre et de l’air.

« Écoute ! - Écoute ! - Mon père bat l’eau coassante d’une branche d’aulne
verte, et mes sœurs caressent de leurs bras d’écume les fraîches îles
d’herbes, de nénuphars et de glaïeuls, ou se moquent du saule caduc et
barbu qui pêche à la ligne ! »

Sa chanson murmurée, elle me supplie de recevoir son anneau à mon


doigt pour être l’époux d’une Ondine, et de visiter avec elle son palais
pour être le roi des lacs.

Et comme je lui répondais que j’aimais une mortelle, boudeuse et dépi-


tée, elle pleura quelques larmes, poussa un éclat de rire, et s’évanouit
en giboulées qui ruisselèrent blanches le long de mes vitraux bleus.

74 Séquence 6 – FR20

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C orrigés des exercices
Chapitre
1

Corrigé de l’exercice n° 1

«  Zone  » et « Les Mariés de la Tour Eiffel » incarnent l’esprit nouveau


qui souffle sur les arts au début du XXe  siècle. Installé à Paris depuis
1910, Marc Chagall peint un couple de jeunes mariés suspendu dans
les airs, entouré de symboles populaires et religieux. Il mélange ainsi le
profane et le sacré, comme le fait Apollinaire dans son poème. « Zone »
est en effet le premier poème du recueil Alcools paru en 1913. La place
de ce poème lui donne une valeur forte. On remarque tout d’abord que
le poème n’obéit à aucune règle de la poésie traditionnelle. Il n’y a pas
de régularité dans les strophes, ni dans les rimes, ni dans les rythmes.
C’est un poème en vers libres. « Zone » ne présente aucune ponctuation,
ce qui oblige le lecteur à placer lui-même les pauses et accroît l’effet de
liberté du poème. Mais ce qui frappe aussi dans ce poème c’est l’op-
position qu’Apollinaire développe, celle qui met face à face le « monde
ancien » et le monde moderne, dont le symbole est la tour Eiffel. C’est
en effet autour de cet édifice récemment installé à Paris (1889) qu’Apolli-
naire construit son poème. Pour lui, la tour Eiffel incarne l’esprit nouveau
et c’est elle qui guide vers la modernité, comme le suggère l’analogie à la
« bergère » mise en valeur par le « ô » laudatif dans le vers 2 :
« Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin »

Les innovations techniques sont valorisées dans les vers, au détriment


des valeurs anciennes, jugées périmées. C’est bien un éloge de la moder-
nité auquel se livre Apollinaire dans ce poème original qui fait fi des règles
et peint un monde nouveau. En plaçant en première position ce poème
dans son recueil, Apollinaire écrit une sorte « d’art poétique » qui vise à
montrer tout l’intérêt esthétique qu’il y a à parler du monde contempo-
rain. Il témoigne d’une grande liberté d’expression et d’inspiration.

Corrigé de l’exercice n° 2

1 Dans son poème, Apollinaire choisit des vers libres dont le mètre est
irrégulier. Les vers ne présentent pas de système de rimes visibles à la
fin des vers. On comprend que le poète laisse libre-cours à son ima-
gination, ce qui ne signifie pas qu’il néglige le rythme et la musica-
lité, bien au contraire. On observe ainsi un jeu sur les assonances et
les allitérations qui accompagnent le mouvement du poème. Ainsi le
vers « Il y a les longues mains souples de mon amour » joue avec les
sonorités douces en [ou-on-ain] qui expriment la tendresse éprouvée,
même de loin, pour la femme aimée.

Séquence 6 – FR20 75

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2 La répétition d’ « Il y a » en début de vers, qui se transforme ensuite en
« il y avait » au vers 26, apporte une musique répétitive au poème et
supplée à l’absence de rimes au final des vers. Cette répétition crée un
effet lancinant, comme si dans son énumération, le poète voulait tout
décrire et tout chanter en décrivant non seulement ce qu’il voit, mais
aussi ce dont il se souvient (évocation au passé) et ce qu’il imagine
(images, comparaisons, métaphores). On appelle ce procédé de répé-
tition l’anaphore. Elle participe souvent au rythme et à la musicalité du
poème.
3 L’énumération se situe dans le contexte du premier conflit mondial,
comme en atteste tout un réseau lexical qui porte sur la guerre. On
peut ainsi relever les termes « sous-marins », « éclats d’obus », « fan-
tassins », « gaz asphyxiés », « capitaine », « soldat », « prisonniers ».
Toutes ces expressions nous informent sur le contexte et sur l’envi-
ronnement dans lesquels évolue le poète. Ils font contraste avec le
lyrisme amoureux qui se dégage de l’ensemble du texte.
4 Dans un tel contexte, le lyrisme amoureux est amoindri par la vio-
lence, mais il est bien présent néanmoins. Ainsi, au début du poème,
les expressions telles que « ma bien aimée » et la répétition de « mon
amour  » décrivent le poète dans l’attente d’une lettre de celle qu’il
aime, l’échange épistolaire étant le seul moyen de rester en contact.
Le lyrisme est donc suspendu à cette attente, créant une étrange
atmosphère de mélancolie. Bien qu’il soit entouré de soldats et d’élé-
ments qui concernent la guerre, le poète semble isolé au milieu de la
tragédie de la guerre. Le vers 25 « Il y a l’amour qui m’entraîne avec
douceur  » montre le poète se laissant aller à la rêverie amoureuse,
comme le suggèrent le verbe « entraîner » et le complément circons-
tanciel de manière « avec douceur ». Ainsi, le lyrisme n’est pas absent
de ce poème mais semble enfoui dans l’intimité du soldat-poète.
5 Question d’ensemble : Comment l’écriture poétique rend-elle compte
de la singularité de l’expérience du poète ?
I. Un poème de guerre
L’expérience de la guerre est omniprésente dans le poème. Elle constitue
à la fois le contexte et le quotidien d’Apollinaire. Sa poésie apparaît dès
lors comme un témoignage singulier qui utilise un vers libre pour mon-
trer son emprisonnement dans le conflit.
II. Lyrisme épistolaire
Soldat au front, Apollinaire fait la description poétique de son quotidien,
qu’il adresse sous la forme d’une lettre anaphorique à celle qu’il aime.
Ce dialogue amoureux qui s’instaure de manière univoque (dans un seul
sens) contribue au lyrisme du poème.
III. L’expression de la violence
Un conflit intime se dessine dans les vers qu’Apollinaire adresse à sa
bien-aimée. On devine un certain désarroi moral du poète à l’accumula-
tion d’éléments hétéroclites qui semblent lui traverser l’esprit et qui inter-

76 Séquence 6 – FR20

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viennent dans son énumération ininterrompue. Tel un perpetuum mobile
(mouvement perpétuel) le poète énumère tout ce qu’il vit et imagine,
créant ainsi une rencontre originale entre sa vie intérieure et le quotidien.

Corrigé de l’exercice n° 3

1 Le poème est écrit à la première personne du singulier, mais s’adresse


à un « tu » qu’indiquent les nombreuses adresses à la deuxième per-
sonne du singulier. Il ne s’agit pas pour autant d’un dialogue, mais
plutôt de la parole d’un locuteur qui se parle à lui-même et décrit
un personnage endormi ou absent. Ce choix pronominal a pour effet
d’accentuer l’impression d’intimité qui émane de la situation et de la
description. En tutoyant le personnage qu’il décrit, le poète se l’ap-
proprie et renforce le caractère émouvant et inquiétant du poème.
2 Cocteau alterne les alexandrins et les hexasyllabes (vers de 6 syl-
labes), ce qui correspond à une versification traditionnelle. De la
même manière, Cocteau respecte la rime et choisit les rimes croisées.
Bien qu’il fasse partie des avant-gardes poétiques, Cocteau conserve
une versification «  traditionnelle  ». On peut interpréter ce choix de
plusieurs manières. Tout d’abord, Cocteau se situe dans le sillage des
romantiques (Nerval, Hugo), qui ont mis en vers les phénomènes du
sommeil.
3 Cocteau utilise plusieurs analogies pour décrire le destinataire que
désigne le «  tu  » du poème. Ces analogies sont d’abord antiques,
mythologiques, puisqu’il évoque «  l’Égypte  », «  la momie  » et le
«  masque d’or  » qui couvre le visage de certaines statues égyp-
tiennes. Ces analogies créent une certaine inquiétude. La métaphore
égyptienne est filée dans la seconde strophe, comme le suggèrent
les termes «  reine  » et «  embaumeur  ». Après l’analogie antique,
Cocteau crée un effet de rupture en rapprochant la personne aimée
d’un «  canard sauvage  ». L’analogie trahit le caractère indépendant
et indomptable de l’endormie qui peut s’envoler au moindre bruit…
4 Le poète assimile le sommeil à la mort, comme en témoigne tout le
réseau lexical du sommeil éternel  : «  embaumeur  », «  momie  ». La
référence à l’Égypte qui vouait un culte aux morts oriente la significa-
tion du poème dans la perspective funèbre. L’image de l’immobilité
parfaite, telle celle des cadavres, est enfin signalée par la dernière
image du poème « un visage qui s’enfonce à l’envers ». Cette image
indique l’enfouissement dans les rêves.

Corrigé de l’exercice n° 4

Le poème est construit sur une série de paradoxes et de non-sens qui


rappellent le système créatif des « cadavres exquis ». Desnos allie les
contraires : les expressions rapprochées créent des effets d’incongruité ;
l’absurdité apparente de certains vers semble obéir à la « logique des

Séquence 6 – FR20 77

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rêves ». L’effet produit est à la fois comique et lyrique, cocasse et tendre.
Certaines images sont particulièrement fortes, telle que «  La mort res-
pirait de grandes bouffées de vide  ». La personnification légèrement
inquiétante suggère l’idée de néant (« bouffées de vide). Tous ces élé-
ments montrent que le poème relève de l’esthétique surréaliste  : les
mots ne sont pas employés dans leur sens propre, tout repose sur le
sens figuré. Le surréalisme, inventeur de formules originales, trouve
dans le poème de Desnos une illustration d’un de ses principes : goût de
la provocation langagière, recherche d’un nouveau langage.

Corrigé de l’exercice n° 5


Dans les poèmes de Desnos et d’Éluard, il s’agit d’une forme libre et de
vers libres. D’emblée on remarque la volonté des poètes de s’affranchir
d’un modèle de poésie traditionnelle. L’un et l’autre choisissent en effet
la liberté de composer, tout en conservant cependant le jeu avec la rime.
Les vers n’obéissent à aucune règle et la rime n’apparaît plus comme une
nécessité. Les deux poèmes accordent une place importante aux forces
créatrices de l’inconscient, tout en créant une nouvelle forme de lyrisme,
comme le montre le poème de Paul Éluard. Les deux poèmes cherchent à
abolir la poésie traditionnelle, sans renoncer à ce qui fait l’essence de la
poésie : la création d’un langage nouveau. Les vers, répartis sur la page
au gré de la fantaisie du poète, proposent une image neuve de la poésie.

Corrigé de l’exercice n° 6


La rime obéit à la construction suivante  : ABBA+ABA+ABBAA. Elle suit
donc le schéma de la rime traditionnel du rondeau.

78 Séquence 6 – FR20

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Entraînement à l’écrit
Pour terminer cette séquence, nous vous proposons une évaluation finale
sous forme de devoir bilan autocorrectif comprenant trois exercices écrits
dont vous avez fait l’apprentissage méthodologique au long de l’année
scolaire.

Conseils méthodologiques

Nous vous conseillons de revoir au préalable les fiches méthode sui-


vantes : « Répondre aux questions sur corpus », « Le commentaire »,
« La dissertation » et « L’écriture d’invention » selon vos besoins et
difficultés.
Imposez-vous de travailler en quatre heures pour réaliser ce devoir autocorrectif.
Confrontez enfin votre travail avec le corrigé proposé à la suite du sujet.

A
B Sujet de devoir bilan

Corpus

Texte A. A
 lphonse de Lamartine, « Chant d’amour I », Nouvelles méditations
poétiques (1823)
Texte B. Arthur Rimbaud, « Roman », Poésies (1870)
Texte C. André Breton, «  L’Union libre », Clair de terre (1931)
Texte D. P
 aul Éluard, « Ses yeux sont des tours de lumière... », in L’Amour la
poésie (1929)

Séquence 6 – FR20 79

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Texte A Lamartine, « Chant d’amour I », Nouvelles méditations
poétiques (1823)

Chant d’amour I

Naples, 1822.

Si tu pouvais jamais égaler, ô ma lyre,


Le doux frémissement des ailes du zéphyr
À travers les rameaux,
Ou l’onde qui murmure en caressant ces rives,
5 Ou le roucoulement des colombes plaintives,
Jouant aux bords des eaux ;
Si, comme ce roseau qu’un souffle heureux anime,
Tes cordes exhalaient ce langage sublime,
Divin secret des cieux,
10 Que, dans le pur séjour où l’esprit seul s’envole,
Les anges amoureux se parlent sans parole,
Comme les yeux aux yeux ;
Si de ta douce voix la flexible harmonie,
Caressant doucement une âme épanouie
15 Au souffle de l’amour,
La berçait mollement sur de vagues images,
Comme le vent du ciel fait flotter les nuages
Dans la pourpre du jour :
Tandis que sur les fleurs mon amante sommeille,
20 Ma voix murmurerait tout bas à son oreille
Des soupirs, des accords,
Aussi purs que l’extase où son regard me plonge,
Aussi doux que le son que nous apporte un songe
Des ineffables bords !
25 Ouvre les yeux, dirais-je, ô ma seule lumière !
Laisse-moi, laisse-moi lire dans ta paupière
Ma vie et ton amour !
Ton regard languissant est plus cher à mon âme
Que le premier rayon de la céleste flamme
30 Aux yeux privés du jour.

80 Séquence 6 – FR20

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Texte B Arthur Rimbaud, « Roman », Poésies (1870)

Roman

On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.


- Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
- On va sous les tilleuls verts de la promenade.
5 Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière ;
Le vent chargé de bruits - la ville n’est pas loin -
A des parfums de vigne et des parfums de bière....
II
- Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon
10 D’azur sombre, encadré d’une petite branche,
Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche...
Nuit de juin ! Dix-sept ans ! - On se laisse griser.
La sève est du champagne et vous monte à la tête...
15 On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête....
III
Le cœur fou Robinsonne à travers les romans,
Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère,
Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
20 Sous l’ombre du faux col effrayant de son père...
Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
Tout en faisant trotter ses petites bottines,
Elle se tourne, alerte et d’un mouvement vif....
- Sur vos lèvres alors meurent les cavatines...
IV
25 Vous êtes amoureux. Loué jusqu’au mois d’août.
Vous êtes amoureux. - Vos sonnets La font rire.
Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.
- Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire...!
- Ce soir-là,... - vous rentrez aux cafés éclatants,
30 Vous demandez des bocks ou de la limonade...
- On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade.
29 septembre 1870.

Séquence 6 – FR20 81

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Texte C André Breton, « L’Union libre », Clair de terre (1931)

L’Union libre

Ma femme à la chevelure de feu de bois


Aux pensées d’éclairs de chaleur
À la taille de sablier
Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre
5 Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d’étoiles de dernière
grandeur
Aux dents d’empreintes de souris blanche sur la terre blanche
À la langue d’ambre et de verre frottés
Ma femme à la langue d’hostie poignardée
À la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux
10 À la langue de pierre incroyable
Ma femme aux cils de bâtons d’écriture d’enfant
Aux sourcils de bord de nid d’hirondelle
Ma femme aux tempes d’ardoise de toit de serre
Et de buée aux vitres
15 Ma femme aux épaules de champagne
Et de fontaine à têtes de dauphins sous la glace
Ma femme aux poignets d’allumettes
Ma femme aux doigts de hasard et d’as de cœur
Aux doigts de foin coupé
20 Ma femme aux aisselles de martre et de fênes
De nuit de la Saint-Jean
De troène et de nid de scalares
Aux bras d’écume de mer et d’écluse
Et de mélange du blé et du moulin
25 Ma femme aux jambes de fusée
Aux mouvements d’horlogerie et de désespoir
Ma femme aux mollets de moelle de sureau
Ma femme aux pieds d’initiales
Aux pieds de trousseaux de clés aux pieds de calfats qui boivent
30 Ma femme au cou d’orge imperlé
Ma femme à la gorge de Val d’or
De rendez-vous dans le lit même du torrent
Aux seins de nuit
Ma femme aux seins de taupinière marine
35 Ma femme aux seins de creuset du rubis
Aux seins de spectre de la rose sous la rosée
Ma femme au ventre de dépliement d’éventail des jours
Au ventre de griffe géante
Ma femme au dos d’oiseau qui fuit vertical

82 Séquence 6 – FR20

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40 Au dos de vif-argent
Au dos de lumière
À la nuque de pierre roulée et de craie mouillée
Et de chute d’un verre dans lequel on vient de boire
Ma femme aux hanches de nacelle
45 Aux hanches de lustre et de pennes de flèche
Et de tiges de plumes de paon blanc
De balance insensible
Ma femme aux fesses de grès et d’amiante
Ma femme aux fesses de dos de cygne
50 Ma femme aux fesses de printemps
Au sexe de glaïeul
Ma femme au sexe de placer et d’ornithorynque
Ma femme au sexe d’algue et de bonbons anciens
Ma femme au sexe de miroir
55 Ma femme aux yeux pleins de larmes
Aux yeux de panoplie violette et d’aiguille aimantée
Ma femme aux yeux de savane
Ma femme aux yeux d’eau pour boire en prison
Ma femme aux yeux de bois toujours sous la hache
60 Aux yeux de niveau d’eau de niveau d’air de terre et de feu
André Breton, « L’union libre » (extrait), recueilli dans Clair de Terre.
© Éditions GALLIMARD. « Tous les droits d’auteur de ce texte sont réservés.
Sauf autorisation, toute utilisation de celui-ci autre que la consultation indivi-
duelle et privée est interdite ». www.gallimard.fr

Texte D Paul Éluard, « Premièrement », in L’Amour la poésie (1929)


À Gala, ce livre sans fin
[…]
II
Ses yeux sont des tours de lumière
Sous le front de sa nudité.
À fleur de transparence
Les retours de pensées
5 Annulent les mots qui sont sourds.
Elle efface toutes les images
Elle éblouit l’amour et ses ombres rétives
Elle aime – elle aime à oublier.
III
Les représentants tout-puissants du désir
10 Des yeux graves nouveau-nés
Pour supprimer la lumière
L’arc de tes seins tendu par un aveugle

Séquence 6 – FR20 83

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Qui se souvient de tes mains
Ta faible chevelure
15 Est dans le fleuve ignorant de ta tête
Caresses au fil de la peau

Et ta bouche qui se tait


Peut prouver l’impossible
[…]
VI
Toi la seule et j’entends les herbes de ton rire
20 Toi c’est ta tête qui t’enlève
Et du haut des dangers de mort
Sur les globes brouillés de la pluie des vallées
Sous la lumière lourde sous le ciel de terre
Tu enfantes la chute.
25 Les oiseaux ne sont plus un abri suffisant
Ni la paresse ni la fatigue
Le souvenir des bois et des ruisseaux fragiles
Au matin des caprices
Au matin des caresses visibles
30 Au grand matin de l’absence la chute.
Les barques de tes yeux s’égarent
Dans la dentelle des disparitions
Le gouffre est dévoilé aux autres de l’éteindre
Les ombres que tu crées n’ont pas droit à la nuit.
VII
35 La terre est bleue comme une orange
Jamais une erreur les mots ne mentent pas
Ils ne vous donnent plus à chanter
Au tour des baisers de s’entendre
Les fous et les amours
40 Elle sa bouche d’alliance
Tous les secrets tous les sourires
Et quels vêtements d’indulgence
À la croire toute nue.
Les guêpes fleurissent vert
45 L’aube se passe autour du cou
Un collier de fenêtres
Des ailes couvrent les feuilles
Tu as toutes les joies solaires
Tout le soleil sur la terre
50 Sur les chemins de ta beauté
[…]

84 Séquence 6 – FR20

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XXIX
Il fallait bien qu’un visage
Réponde à tous les noms du monde.
Paul Éluard, « Premièrement » in L’amour de la poésie.
© Éditions GALLIMARD. « Tous les droits d’auteur de ce texte sont réservés.
Sauf autorisation, toute utilisation de celui-ci autre que la consultation indivi-
duelle et privée est interdite ». www.gallimard.fr

Questions (8 points)
Lisez attentivement les poésies suivantes et répondez aux questions.
1 Quelle est la thématique commune aux quatre poèmes ? Voyez-vous
des similitudes dans la manière de la traiter ? (2 points)
2 En quoi la forme des vers influe-t-elle sur la représentation des senti-
ments ? (3 points)
3 Quelle est la place du poète dans ces textes ? (3 points)

Travail d’écriture (12 points)


Vous traiterez l’un des deux sujets au choix :

1. Dissertation
Dans « La Nuit de mai » (1835), Alfred de Musset écrit :
« Les chants désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j’en sais d’éternels qui sont de purs sanglots. »
De nombreux poètes, tels que Baudelaire, Musset, Rimbaud ou Apol-
linaire ont exprimé la douleur dans leurs œuvres. Pensez-vous comme
Musset que seule la poésie née de la douleur soit belle  ? La fonction
de la poésie revient-elle à exprimer les sentiments déchirants de l’être
humain ?
Pour répondre à cette question, vous vous appuierez sur les textes du
cours, sur ceux du corpus, ainsi que sur vos connaissances personnelles
dans le domaine de la poésie.
2. Écriture d’invention
Dans une lettre que vous adressez à un(e) ami(e) vous lui expliquez
en quoi la poésie est un support privilégié pour exprimer le sentiment
amoureux. Pour écrire cette lettre, vous utiliserez à la fois les textes du
corpus et vos lectures personnelles. Vous veillerez à respecter la forme
épistolaire et à vous impliquer personnellement dans les appréciations
et les commentaires que vous proposez à votre interlocuteur (-trice).
Des conseils de méthode vous sont fournis entre crochets au fil du devoir
corrigé.
3. Commentaire
Vous ferez le commentaire du poème « Roman » d’Arthur Rimbaud.

Séquence 6 – FR20 85

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B Proposition de corrigé du devoir
bilan type bac

1. Questions sur corpus (8 points)

Proposition de réponses
1 La thématique commune aux quatre poèmes est l’amour, décliné de
manière très différente de Lamartine à Éluard. C’est un lieu commun
de la poésie, et cependant chacun des poètes lui donne un contour
original. On peut néanmoins observer des traits communs dans
la manière d’exprimer ce sentiment universel, commun à tous les
hommes. Le premier concerne la place du lyrisme que chaque poète
accorde à son texte. En s’impliquant dans leurs vers, les poètes four-
nissent une vision subjective de l’amour. Ainsi, Lamartine exprime le
désir de ne faire qu’un avec son aimée, comme en témoigne l’image
de la symbiose :

« Tandis que sur les fleurs mon amante sommeille,


Ma voix murmurerait tout bas à son oreille
Des soupirs, des accords […] »

Cette prégnance du lyrisme se trouve dans certaines images des


poèmes de Paul Éluard et d’André Breton. Des expressions telles que
« Ma femme à la chevelure de feu de bois » (texte B) ou « Elle éblouit
l’amour et ses ombres rétives » (texte D) renforcent le lyrisme amou-
reux. Rimbaud, qui ajoute une sorte d’humour (ou de bonne humeur)
à l’amour, cède aussi à cette parole lyrique en reprenant de manière
anaphorique, par exemple, « vous êtes amoureux », transformant son
expérience singulière en vérité universelle.

Un autre trait commun aux poèmes s’articule autour de l’idée d’élan


et d’enthousiasme. Chaque poème en effet suggère l’idée d’un
envol, d’un dépassement de soi grâce à l’amour, ce que confirment
les expressions d’abandon et de liberté qui parcourent les trois
poèmes. L’expression néologique qu’invente Rimbaud, « le cœur fou
Robinsonne » (v.17), résume bien la manière dont l’amour dynamise
le poète, image d’enthousiasme qu’on retrouve dans les modalités
exclamatives du poème de Lamartine ou dans la formule «  Tu as
toutes les joies solaires » (v.45) du poème de Paul Éluard. Les quatre
poèmes, en faisant le portrait d’une femme aimée ou d’une amou-
reuse, témoignent ainsi d’un élan vital et poétique.

2 La forme des vers a des implications sur la manière dont les poètes
représentent et mettent en scène les sentiments. Le corpus, qui

86 Séquence 6 – FR20

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suit une chronologie qui va du XIXe  siècle romantique au début du
XXe siècle marqué par le surréalisme, trahit un affranchissement pro-
gressif à l’égard de la versification. Si Lamartine et Rimbaud utilisent
encore l’alexandrin, Breton l’abandonne tout à fait, privilégiant le
vers libre. Éluard présente son poème en plusieurs temps et recourt,
lui aussi au vers libre. On peut donc établir, a priori, une certaine dif-
férence entre les deux poètes du XIXe siècle et les poètes surréalistes
dans la manière de représenter les sentiments grâce à la versifica-
tion. Lamartine et Rimbaud restent dans un certain « réalisme » du
cœur, les images qu’ils inventent sont compréhensibles et suivent
un vers régulier ; ce n’est plus le cas des surréalistes qui, dans leurs
vers libres, inventent des images étonnantes, à l’instar de l’énuméra-
tion leitmotiv à laquelle se livre Breton tout au long du poème : « Ma
femme à…/ Ma femme au…/ Ma femme aux… ». Celui-ci fait le portrait
de la femme qu’il aime, recourant tantôt à des images de douceur,
tantôt à des images de violence, alternance et antagonisme qui décri-
vent, peut-être, les ambiguïtés de la passion. Dans les quatre poèmes
cependant, les vers, fussent-ils libres ou réguliers, sont adressés à
une femme aimée, même si dans le cas de Rimbaud, l’adresse est
plus implicite et moins perceptible.

3 Dans les quatre poèmes, la place du poète est centrale. Il est au cœur
de son univers et des situations qu’il dépeint. On le note tout d’abord
par la présence de pronoms personnels ou d’éléments qui renvoient
au « je » poétique. Alphonse de Lamartine et André Breton emploient
la première personne du singulier, inscrivant explicitement leur pré-
sence dans leurs vers : « Laisse-moi, laisse-moi lire dans ta paupière,
Ma vie et ton amour ! » écrit Lamartine, dévoilant de manière osten-
sible et éloquente sa présence lyrique. On peut parler d’omniprésence
du « je » dans le poème d’André Breton qui rappelle sa présence de
manière récurrente grâce à l’anaphore « Ma femme ». On perçoit éga-
lement la présence de Rimbaud et d’Éluard dans leurs poèmes, même
si le « je » du scripteur n’apparaît pas. C’est que leur poésie est tour-
née vers l’extérieur, vers l’épisode raconté par Rimbaud, vers l’amour
décrit par Éluard. Même s’ils s’effacent derrière leur poème, Rimbaud
et Éluard restent très présents comme le signalent les marques de la
subjectivité qui jalonnent leurs poèmes. Dans le cas de Rimbaud, on
peut même dire que l’emploi du « vous » équivaut à un « je » travesti.
Quant au poème d’Éluard, l’emploi du « vous » dans le vers 34 « Ils
(= les mots) ne vous donnent plus à chanter » procède d’une apprécia-
tion subjective donc exprimée personnellement. Les quatre poèmes,
quatre éloges de l’amour, ne cessent de rappeler, grâce à des procé-
dés différents, l’implication du poète dans l’univers qu’il décrit. Cette
présence subjective ne donne que plus de force au discours lyrique et
aux images qu’il crée.

Séquence 6 – FR20 87

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2. Travail d’écriture
1 Dissertation

Conseils méthodologiques

Quand vous vous trouvez face à une question qui implique une réponse telle que « oui » ou « non », il
faut être vigilant : la question est trop tranchée pour y répondre sans nuance. Une telle question invite
à un plan plutôt dialectique qui suivrait la logique suivante :
I. Certes la souffrance est une source d’inspiration féconde.
II. Mais la poésie ne se nourrit pas seulement de douleurs.
III. Finalement, le poète ne doit-il pas dépasser ses émotions pour les transcender grâce à un nouveau
langage ?
Comme vous le constatez, il s’agit d’abord d’aller dans le sens de la question posée, pour ensuite la
nuancer, voire la contredire, pour enfin la dépasser en proposant une troisième partie plus ouverte.

Proposition de rédaction
Le plan du devoir est indiqué dans la marge pour vous aider à suivre la
progression logique.
Introduction Depuis son origine, la poésie a souvent été associée à la douleur ou à l’ex-
pression de la peine. Orphée, figure mythologique qui incarne le premier
poète, pleure la mort d’Eurydice, sa bien-aimée, en chantant sur sa lyre.
Une telle représentation de la poésie perdure encore aujourd’hui, nourrie
du souvenir de la poésie romantique. On est même tenté de s’interroger
sur la nature de l’inspiration poétique  : faut-il que le poète soit néces-
sairement dans la souffrance pour écrire de manière remarquable, pour
puiser en lui les images les plus fortes et les plus belles ? C’est ce que sug-
gère Musset quand il écrit, dans la « Nuit de mai » : « Les chants désespé-
rés sont les chants les plus beaux, /Et j’en sais d’éternels qui sont de purs
sanglots.  » Faut-il s’en tenir à cette vision de la poésie  ? D’autres émo-
tions, d’autres événements ne peuvent-ils pas nourrir l’imaginaire des
poètes ? Pour répondre à ces questions, il s’agira dans un premier temps
de constater qu’en effet la souffrance et la douleur figurent parmi les
sources privilégiées de l’inspiration poétique. Mais il conviendra ensuite
de nuancer ces analyses, en montrant que la poésie obéit à d’autres émo-
tions et répond à d’autres fonctions que celle d’exprimer le pathos (mot
grec signifiant souffrance, passion). Ainsi, une troisième et dernière partie
cherchera à montrer que l’essentiel du travail poétique s’élabore autour
du langage, fût-il celui de la souffrance.

I. La poésie, expression Musset a raison de considérer que la douleur crée des vers inoubliables.
d’une douleur Depuis l’Antiquité en effet, la poésie est intrinsèquement associée à la
perte d’un être (ou d’une entité abstraite), ainsi qu’au malheur. Promé-
thée, Orphée, en défiant les dieux ont été frappés d’un destin funeste.
1. Origines mythiques Cette origine de la poésie, entourée de larmes et de souffrances, s’est
pérennisée à travers les siècles. C’est pourquoi les poètes, y compris
ceux du XXe siècle, se sont intéressés au mythe d’Orphée, le premier des
« poètes maudits ». Ainsi, Jean Cocteau a souvent évoqué cette figure
mythique dans sa poésie, et lui a même rendu hommage au cinéma dans
Le Testament d’Orphée. On retrouve ce souffle de l’inspiration antique

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dans le poème de Lamartine (texte A) qui prend la forme d’un hymne à la
nature et à la vie. On voit ainsi que l’origine antique de la poésie inspirée
perdure à travers les siècles.
2. Des thèmes univer- Si la souffrance fait bon ménage avec la poésie, c’est qu’elle explore des
sels  : souffrance amou- thématiques qui traversent les siècles et les mouvements culturels. La
reuse, deuil… qui inspi- rupture amoureuse, par exemple, a inspiré aussi bien Pierre de Ronsard
rent les poètes que Guillaume Apollinaire ou Paul Éluard. Parce qu’elle concerne tous les
hommes, la souffrance de la perte de l’être aimé invite à un langage uni-
versel. Source de lyrisme, la thématique de l’amour déçu, et même de
l’amour perdu, trouve un espace privilégié dans les vers de la poésie. À
certaines époques de l’histoire littéraire, les poètes en ont même fait leur
principale inspiration. C’est le cas des poètes de la période romantique
qui, en exaltant les sentiments intimes, ont tenté de creuser leur plaie
pour mieux en faire ressortir le lyrisme. Ainsi, les Méditations de Lamar-
tine, Les Rayons et les Ombres ou Les Contemplations de Victor Hugo
sont des recueils construits autour de l’idée d’une perte, d’une grande
douleur. Mais l’expression de la douleur n’est pas le propre de la poésie
romantique. Le poète surréaliste Paul Éluard, lorsqu’il perd brutalement
sa compagne Nusch d’un accident de voiture, écrit un bref recueil intitulé
Le Temps déborde : il se plonge dans sa douleur pour en tirer des images
d’une grande beauté, telles que « Le temps déborde », « Voici le jour en
trop » ; ou encore « Notre amour si léger prend le poids d’un supplice ».
Grâce à ces exemples, on ne peut qu’adhérer à la formule de Musset qui
considère comme les plus beaux les vers les plus désenchantés.

3. La souffrance stimule Si la désespérance crée les plus beaux chants, c’est qu’elle résulte de la
l’écriture poétique, le nécessité d’une expression personnelle de la douleur. Le poète dispose en
travail du langage effet d’un langage à part pour exprimer ses émotions. Il leur confère une
dimension universelle en quoi chacun peut se reconnaître. Les plus célèbres
poèmes de langue française évoquent un événement douloureux, voire tra-
gique. Le poème de Victor Hugo, « Demain, dès l’aube », exprime ainsi la
douleur d’un père qui se rend sur la tombe de sa fille. Ce poème fait en effet
allusion à un événement tragique de la biographie du poète, la mort par
noyade de sa fille Léopoldine. C’est pourquoi Musset a raison de constater
que les plus belles images poétiques naissent d’un grand chagrin. Lui-même
en a fait l’expérience après sa rupture avec George Sand, quand il écrit « Les
Nuits  », cycle de quatre grands poèmes lyriques où le poète exprime sur
le mode élégiaque ses inquiétudes intimes et ses regrets passés. Dans le
poème d’André Breton, «  L’union libre  » (texte C), on peut lire certaines
images de douleur et d’inquiétude cristallisées autour de la femme dépeinte
dans les vers. Force est donc de constater que l’expérience personnelle de
la douleur est un thème poétique qui inspire tous les poètes et toutes les
époques, permettant ainsi un renouvellement de l’expression lyrique.
Ce serait une erreur de croire que la poésie n’est engendrée que par la douleur
II. La poésie n’a pas et ne produit que des textes à la teneur élégiaque ou tragique. La poésie obéit
pour seule fonction à d’autres souffles et à d’autres nécessités. Elle peut exprimer un engage-
d’exprimer la souf-
ment, ou bien, à l’inverse se suffire à elle-même. Musset réduit donc un peu la
france
poésie quand il considère que seule la poésie désespérée crée de beaux vers.

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1. La révolte et l’enga- De fait, la poésie peut également exprimer une révolte ou un engagement.
gement Il n’est pas nécessaire de souffrir pour écrire des vers, mais parfois de
réagir face à une situation révoltante ou injuste. Dans Les Châtiments,
par exemple, Victor Hugo attaque Napoléon III qu’il surnomme « Napo-
léon le petit » et stigmatise ses agissements politiques. Tout le recueil
est construit de manière à faire la satire et la critique du second Empire.
À d’autres périodes de l’histoire, la poésie entre en jeu et dénonce la bar-
barie de la guerre ou son iniquité. Pendant la première Guerre mondiale,
Guillaume Apollinaire écrit une partie des Poèmes à Lou alors qu’il est
au front. Il dénonce les atrocités de la guerre, tout en exprimant à celle
qu’il aime ses sentiments personnels. On voit à travers cet exemple que la
poésie lyrique n’exclut pas un regard critique que le poète peut porter sur
le monde qui l’entoure. Enfin, l’engagement des poètes de la Résistance
contre l’ennemi dévoile ainsi un rapport non plus douloureux ou lyrique à
la poésie, mais l’utilisation du vers comme arme contre l’injustice.
2. L’humour, la chanson Par ailleurs, la poésie peut aussi exprimer le contraire de la douleur : le
rire, l’humour. Contrairement à ce qu’écrit Musset, les vers amusants ou
burlesques ne signifient pas que le poète a écrit avec facilité. La poé-
sie peut en effet exprimer les choses et les situations amusantes de la
vie, sans pour autant être destinée aux enfants. La poésie des poètes
baroques, tels que Vincent Voiture ou Mathurin Régnier, comporte de
nombreux jeux de mots qui distraient le lecteur et l’amusent. Plus proche
de nous, la poésie de Jacques Prévert est connue pour ses vers cocasses.
Et dans une certaine mesure, les inventions langagières de Robert Des-
nos, par exemple, peuvent faire sourire par leur incongruité. On ne peut
donc pas totalement adhérer à la proposition de Musset, puisque les
poètes peuvent aussi exercer leur talent dans le domaine de l’humour
ou du divertissement. Ainsi, l’une des formes de la poésie, la chanson,
nuance aussi l’idée selon laquelle la poésie n’est belle que lorsqu’elle
est triste. L’abondance de sa production le prouve : il n’est besoin que de
citer des auteurs compositeurs comme Serge Gainsbourg, Nino Ferrer ou
Georges Brassens qui ne se sont pas limités à une veine lyrique.
3. Pas de fonction : l’art Pour d’autres poètes enfin, la poésie ne doit ni laisser s’exprimer des
pour l’art sentiments douloureux, ni même professer un quelconque engagement
politique ou idéologique. C’est le cas en particulier des partisans de « L’Art
pour l’Art », tels que Gautier ou Verlaine, pour qui la poésie doit respecter
une certaine impassibilité. Les poètes du Parnasse, Leconte de Lisle ou
José-Maria de Hérédia, choisissent des thèmes où ils n’ont pas à impli-
quer de sentiments personnels, créant une distance entre leurs émotions
intimes et leur travail poétique. Il est donc possible de créer des vers
d’une rare perfection, sans que la douleur ou la souffrance n’intervienne.
On peut le constater dans les sonnets de Stéphane Mallarmé, ou dans
«  Le Rêve du jaguar  » de Leconte de Lisle, poème qui décrit un jaguar
endormi. Le choix de certains sujets poétiques a pour but de limiter les
effusions de sentiments personnels.

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III. La poésie exerce un Le poète est avant tout l’inventeur d’un langage nouveau qui n’appartient
charme en inventant un qu’à lui. Au-delà des souffrances ou des douleurs qu’exprime la poésie,
langage nouveau il s’agit pour l’artiste de créer un monde qui « charme », c’est-à-dire qui
séduise ou envoûte par son rythme, sa musicalité.
1. Les charmes ryth- Si la poésie exerce une sorte de charme sur celui qui la lit, qu’elle soit
miques de l’écriture élégiaque ou humoristique, c’est qu’elle est d’essence magique, voire
poétique mystérieuse. C’est pourquoi on utilise souvent l’expression « chant poé-
tique » ou « voix du poète », l’enchantement et la voix renvoyant au sor-
tilège, à l’incantation. Ce don que possède la poésie repose principale-
ment sur un travail du rythme et sur le choix de mots évocateurs. Comme
dans le domaine de la magie, l’enchantement poétique repose en effet
sur le rythme. De la même manière, la beauté d’un poème se fonde sur
un rythme qui a des effets sur le lecteur et l’auditeur – on se souvien-
dra ici que la poésie était d’abord chantée, dans le cadre de rites reli-
gieux. L’alexandrin, par exemple, permet un savant travail sur le rythme,
selon qu’on découpe le vers en deux, trois, quatre et même six moments,
créant ainsi une modulation de rythme. L’emploi du vers, au théâtre, chez
Racine par exemple, participe de la musique de la tragédie : on entend
la musique des vers ; dans certains cas, la musique crée le sens, non les
mots qui composent le vers. Certains poètes, tels que Verlaine et Apol-
linaire, sont particulièrement appréciés pour leur sens musical aigu. Tel
vers d’Apollinaire envoûte le lecteur parce qu’il crée des sonorités qui
charment par leur pouvoir  : le poème «  Clotilde  », par exemple, repose
sur un travail musical extrêmement élaboré, comme en attestent les deux
premières strophes du poème :
« L’anémone et l’ancolie
ont poussé dans le jardin
où dort la mélancolie
entre l’amour et le dédain »
Cet exemple trahit une recherche musicale autour de la rime et du rythme.
L’absence de ponctuation, les sonorités qui se répondent à l’intérieur des
vers créent un effet d’enchantement. Dans ce cas, le travail poétique trans-
cende souffrances et douleurs, tout en se fondant sur une symbolique
florale, grâce aux termes choisis.

2. Le pouvoir des mots En outre, le choix des mots, à l’image du travail du rythme, donne son
identité à la poésie et la définit peut-être davantage que la douleur ou la
souffrance. Les mots ont en effet leur secret, dès lors qu’ils entrent dans le
vers, leur signification première est bouleversée, et le sens connoté peut
prendre le pas sur le sens dénoté. La poésie revivifie le sens des mots en
leur ouvrant de nouveaux horizons : un tel travail du lexique est propre à
exprimer douleurs et peines, joies et bonheurs, sous une forme nouvelle.
Par exemple, dans « Le Bateau ivre », Rimbaud utilise des mots connus de
tous, mais leur rencontre crée un sens nouveau qui parfois nous échappe.
La recherche des mots rares fait aussi partie du travail du poète qui utilise
toutes les potentialités de la poésie. C’est pourquoi Stéphane Mallarmé
est considéré comme un poète « difficile » car il fait entrer dans son vers
des mots peu employés ou tombés en obsolescence. Dans le sonnet en
« X », le poète joue avec les sonorités des mots rares, créant un univers
enchanteur et inconnu :

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« Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,
L’Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore. »
Les mots rares se succèdent et un langage nouveau se déploie aux yeux
du lecteur ou de l’auditeur.

3. Accéder à l’invisible Finalement, la poésie permet au poète non seulement d’exprimer ses
sentiments, de retranscrire une expérience douloureuse, comme l’écrivait
Musset, mais aussi de donner accès à un sens nouveau pour comprendre
le monde et le déchiffrer. Comme le rappelle le mythe de Prométhée, la
poésie appartient d’abord aux dieux et non aux hommes. Avoir la capacité
d’accéder à la poésie, c’est posséder le pouvoir de s’exprimer avec un lan-
gage original qui n’est pas la langue banale. Le poète Raymond Queneau
définit avec humour l’instant de l’inspiration, ce que Musset en son temps
appelait « l’inspiration des Muses », et il le désigne par « l’instant fatal » :
c’est le moment unique où le poète, heureux ou malheureux, trouve en lui
une voix qui lui dicte des mots qui ne ressemblent pas aux autres et for-
ment, grâce à un travail de composition, une œuvre poétique. Le poème
de Paul Éluard « L’Amour, la poésie » offre une synthèse de ce lien entre
l’expression de sentiments intimes et l’expression d’une voix musicale,
unique en son genre. La beauté des vers et l’originalité des images inven-
tent un nouveau langage et créent l’enchantement de celui qui les lit et les
déchiffre. Quel sens donner, par exemple, à ce vers : « La terre est bleue
comme une orange  »  ? À travers ce vers, cette image singulière, Éluard
nous rappelle que la poésie est un langage à part et que parfois son sens
n’est pas littéral, mais dépend de la subjectivité qu’on y projette.

Conclusion Ce serait finalement une erreur de croire que « seuls les chants désespérés
sont les chants les plus beaux  ». La poésie est un domaine très riche qui
dépasse la seule expression de sentiments intimes et douloureux. Au vrai, la
poésie est un langage universel qui permet d’exprimer toutes sortes d’émo-
tion et même de jouer avec le langage sans chercher à retranscrire des senti-
ments ou des états d’âme. Cependant, quand Musset écrit cette formule dans
« La Nuit de mai », il fait écho à la poésie de son temps, la poésie romantique.
Chaque période de l’histoire littéraire a en effet défini la poésie en fonction
de ses propres critères et de ses propres aspirations. La poésie du XXe siècle,
en remettant en cause la notion « d’inspiration poétique », a cherché à réin-
venter le lyrisme, quitte à le briser, sans vraiment parvenir à revenir sur ce qui
fait l’essence d’une poésie : le rapport d’un artiste à l’écriture.

2 Écriture d’invention

Ma chère Ophélie,
Tu sais que je poursuis toujours les lectures que tu m’as conseillées il y
a un mois, et j’avoue que je savoure de plus en plus la poésie, notam-

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ment parce qu’elle exprime, de manière singulière, les sentiments les
plus intimes de l’être humain. Je lis les poètes des XIXe et XXe siècles, et je
m’aperçois que, malgré des différences, on trouve certaines thématiques
communes entre leurs œuvres. Tu me demandais, dans ta dernière lettre,
quelle était pour moi l’originalité de la poésie par rapport à d’autres formes
d’expression littéraires ; je crois que je peux aujourd’hui te répondre. En
effet, la poésie me paraît un vecteur privilégié pour exprimer ses senti-
ments, notamment les émotions amoureuses.

[Ce premier paragraphe situe précisément l’échange épistolaire et l’objet


de la lettre. Il reprend les termes du sujet, tout en signalant le rapport
de complicité qui existe entre les interlocuteurs. Cette complicité permet-
tra ensuite de respecter une des consignes du sujet qui vous invite à vous
impliquer personnellement dans le contenu du propos. En outre, des élé-
ments de ce paragraphe indiquent que les deux interlocuteurs se connais-
sent et ont déjà parlé de poésie. Cet élément permet de rendre plus plau-
sibles les allusions qui seront faites aux exemples poétiques.]

J’ai lu récemment que l’origine de la poésie remonte à Orphée, personnage


mythique qui aurait charmé les dieux pour ramener sa bien-aimée, Eurydice,
des Enfers. Cette légende associe d’emblée l’amour à la poésie, même si
dans le cas d’Orphée et d’Eurydice, l’issue de leur passion est tragique.
Je crois néanmoins que la poésie est souvent associée au chant d’amour,
même si c’est pour exprimer la douleur d’avoir perdu un être cher. On pour-
rait d’ailleurs rapprocher le mythe d’Orphée de l’expérience que le poète Paul
Éluard a fait de l’amour et de la mort. Dans un de ses poèmes, « Le Temps
déborde », il décrit la douleur d’avoir perdu celle qu’il aimait. On voit bien
dans ses vers que seule la poésie parvient à exprimer l’inexprimable. On
pourrait d’ailleurs établir une lignée de poètes qui, depuis la Renaissance,
se sont situés dans le sillage d’Orphée en chantant l’amour et en déplorant
la perte de l’être aimé. Ronsard, Du Bellay, les poètes romantiques, Verlaine,
Apollinaire et de nombreux poètes du XXe siècle ont exploré ces territoires de
l’amour meurtri. Je pourrais te citer plusieurs exemples, mais j’en retiendrai
deux qui m’ont beaucoup frappé. Le premier est celui du poète romantique
italien Giacomo Leopardi (1798-1837) ; il s’agit d’un poème qui s’intitule
Amour et Mort (Amor e Morte). La poétesse que tu apprécies beaucoup,
Marceline Desbordes-Valmore a même consacré des vers au poète italien,
et je ne résiste pas à l’envie de te recopier le premier quatrain :
« Il est de longs soupirs qui traversent les âges
Pour apprendre l’amour aux âmes les plus sages.
Ô sages ! De si loin que ces soupirs viendront,
Leurs brûlantes douceurs un jour vous troubleront »
C’est intéressant de voir comment la poétesse française reprend le thème
de l’amour, tout en rendant hommage au poète italien ; j’ai lu sur un

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site consacré à la poésie romantique que les poètes de la génération de
Musset et de Desbordes-Valmore ont beaucoup admiré Leopardi… Mais je
suis bavard, et je reviens à l’objet de cette lettre : la poésie comme moyen
privilégié d’exprimer le sentiment amoureux.

[Méthode. Dans ce premier paragraphe, il s’agit de développer une théma-


tique en rapport avec le sujet, mais traitée d’un point de vue subjectif. Celui
qui écrit la lettre explique d’abord à sa destinataire l’origine de la poésie
amoureuse, de la poésie lyrique en évoquant le mythe d’Orphée. Il établit
ensuite des liens avec des textes qu’il connaît, s’appuyant sur un exemple
précis qu’il cite en le détachant du texte. En évoquant ensuite la poésie de
Leopardi, il témoigne de sa culture littéraire et montre implicitement que
la poésie est un langage universel quand il s’agit d’exprimer le sentiment
amoureux. La phrase de transition, dans laquelle l’auteur de la lettre explique
qu’il a développé en digressant quelque peu, permet de recentrer sur la pro-
blématique du sujet et d’annoncer le second mouvement de sa réflexion.]

Je remarque, dans les poésies que j’ai lues, que chaque poète cherche
un langage pour exprimer les sentiments. C’est la raison pour laquelle la
poésie amoureuse est riche sur le plan de l’invention des métaphores, des
comparaisons et des analogies. J’ai été surpris (et charmé) par le poème
d’Apollinaire « Il y a » ; pour exprimer ses sentiments, le poète semble
témoigner de tout ce qu’il voit autour de lui. Le spectacle de la guerre
rencontre ses préoccupations personnelles, et l’on ressent, à la lecture
du poème, comment il parvient à exprimer à la fois son désarroi et son
attachement pour sa destinataire. L’effet de répétition en début de vers
donne l’impression que le poète veut partager son expérience avec celle
qu’il aime. Les images qu’il énumère sont étonnantes, parce qu’elles se
succèdent, comme les images d’un rêve :
« Il y a dans mon porte-cartes plusieurs photos de mon amour
Il y a les prisonniers qui passent la mine inquiète »
Je trouve qu’Apollinaire réussit bien, grâce à ces juxtapositions, à raconter
le sentiment amoureux et à dire la place qu’occupe la femme qu’il aime
dans ses pensées. J’aurais d’ailleurs envie de rapprocher ce poème de
celui d’André Breton, « Ma femme à la chevelure de feu de bois » qui utilise
aussi une énumération pour exprimer ses sentiments envers l’élue de son
cœur. Toutes ces répétitions, que ce soit chez Apollinaire ou chez Breton,
traduisent comme une obsession. C’est un signe de la passion. La poésie,
parce qu’elle invente un langage nouveau qui n’appartient qu’à celui qui
le crée, est vraiment l’espace privilégié de l’expression amoureuse. Sur
ce point, je trouve que les surréalistes sont allés très loin dans la créati-
vité. Ainsi, dans le poème qu’il dédie à Gala (texte D), Éluard trouve des
comparaisons inattendues pour décrire ses sentiments et ses émotions :
« Ses yeux sont des tours de lumière
Sous le front de sa nudité. »

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Je trouve que ces deux vers sont très beaux parce que l’image de la lumière
éclaire, en quelque sorte, le visage qui est décrit. Éluard semble redistri-
buer les éléments d’un blason (tu sais, les petits portraits que tu m’as faits
lire) pour lui donner une forme nouvelle. Cette fois, ce n’est pas l’amour
tragique qui est décrit, mais un amour qui inspire l’idée d’apaisement et de
profondeur. C’est un peu ce qu’on ressent aussi à la lecture du poème de
Lamartine écrit à Naples en 1822. Le lyrisme, commun aux deux auteurs,
dévoile la singularité de chaque amour à travers des métaphores origi-
nales. La métaphore filée qu’emploie Lamartine entre l’amour et la voix,
suggère un climat d’élévation et de bonheur :
« Si de ta douce voix la flexible harmonie,
Caressant doucement une âme épanouie
Au souffle de l’amour,
La berçait mollement sur de vagues images,
Comme le vent du ciel fait flotter les nuages
Dans la pourpre du jour »
Ces deux poètes, Lamartine et Éluard, prouvent que l’expression amou-
reuse repose souvent sur un lyrisme très personnel qui fait entendre la
voix du poète.

[Le deuxième mouvement de la lettre s’intéresse davantage au langage


poétique ; il tente de démontrer que le travail sur les images et les méta-
phores permet d’exprimer le sentiment amoureux. La réflexion aboutit sur
un des éléments constitutifs de la poésie amoureuse : le lyrisme. Ce point
permet à l’auteur de la lettre de réinvestir des éléments du cours.]

Au fond, ce qui est paradoxal avec la poésie amoureuse, c’est que le poète
confie au monde un sentiment intime, que lui seul peut comprendre parce
que chaque histoire d’amour est unique. C’est donc un mélange d’intimité
et d’universalité qui fait que la poésie est vraiment le moyen privilégié
pour exprimer ses sentiments. Tu as remarqué en effet que la poésie
amoureuse implique souvent la présence du « je » dans les poèmes. Le
ton de confidence et parfois même d’autobiographie permet aux poètes,
du moins je le crois, d’exprimer plus intensément leur « état » face aux
sentiments amoureux. Il y a un poème de Musset que j’aime bien, qui
se trouve dans les Poésies complètes que tu m’as prêtées. Il exprime de
manière simple l’implication du poète dans son expérience amoureuse,
soit-elle heureuse ou malheureuse.
« J’ai dit à mon cœur, à mon faible cœur :
N’est-ce point assez d’aimer sa maîtresse ?
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse,
C’est perdre en désirs le temps du bonheur ? »
Je trouve que le questionnement, associé à la présence du « je » du poète
donne plus de vérité à l’expression des sentiments. On a l’impression que

Séquence 6 – FR20 95

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le poète se parle à lui-même, mais qu’il s’adresse aussi à tous ceux qui le
liront, créant une connivence avec le lecteur inconnu. Tu ne trouves pas
que la poésie est la seule (avec la correspondance, peut-être), à pouvoir
créer ce rapport d’intimité entre le lecteur et le poète. J’ai un autre exemple,
celui d’Apollinaire. Dans son poème « Le Pont Mirabeau », il décrit un
amour qui est parti, en rapprochant ce départ de la Seine qui coule sous
les ponts de Paris. Il me semble que le récit de l’expérience amoureuse,
quand le poète décide de s’y impliquer, rend encore plus vrais et plus
touchants ses vers :
« L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure »
J’adore ces vers parce qu’ils mêlent un sentiment très intime et une grande
musicalité ! Au fond, tu me demandais ma définition du lyrisme, eh bien
je crois que le lyrisme, c’est la rencontre entre l’expression du sentiment
amoureux, l’expérience du poète et le pouvoir envoûtant de la musique
des vers. Qu’en penses-tu ? Tous les vers que j’ai cités dans cette lettre
mettent en avant la part autobiographique. Je me demande jusqu’à quel
point la poésie amoureuse n’a pas une fonction cathartique pour l’artiste.
En exprimant leurs sentiments, les poètes s’en délivrent tout en les livrant
aux lecteurs. C’est une manière de partager et de dire l’inexprimable d’un
sentiment que chacun rencontre dans sa vie.

[Dans ce troisième volet de la lettre, l’épistolier explique en quoi la poé-


sie est le lieu d’une expression intime, extrêmement personnelle. Mais en
même temps, il aboutit à l’une des fonctions de la poésie, qui consiste à
exprimer par la voix d’un seul, ce que chaque lecteur peut ressentir. Après
cette démonstration, le correspondant écrit une formule de clôture et de
politesse, en citant un dernier exemple...]

Voilà, ma chère amie, ce que je peux répondre à ta question sur la poé-


sie amoureuse. Je te remercie encore pour les livres que tu m’as prêtés.
J’aimerais bien que tu me donnes ton avis sur les Poèmes saturniens de
Verlaine. Lui aussi est un maître dans l’expression des sentiments intimes.
Mais, contrairement aux romantiques, il décrit l’amour par petites touches
pleines de délicatesse. C’est sur cette note verlainienne que je referme ma
lettre. J’espère que tu trouves un peu de temps pour te balader et rêver,
un recueil poétique à la main, naturellement !
Amicales pensées,
Guillaume

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3 Commentaire de texte

Conseils méthodologiques

– « Roman » est l’un des plus célèbres poèmes de Rimbaud. On y découvre


le jeune poète, le poète adolescent tel qu’il est entré dans la légende,
avec sa chevelure en bataille et ses semelles de vent. Même s’il est
important de connaître ces images de Rimbaud, il convient de ne pas
faire une lecture uniquement autobiographique du poème.
– L e commentaire vous invite à proposer une lecture personnelle et cohé-
rente, en vous appuyant sur un repérage précis.
– Vous serez notamment attentif au jeu des pronoms, en observant le
« point de vue adopté ». Étant donné qu’il s’agit d’un poème, vous serez
également sensible aux jeux des sonorités et à la manière dont les rimes,
les strophes créent une atmosphère singulière.

Plan :
Introduction
I. La révélation d’un adolescent
1. La jeunesse
2. La nature
3. L’ivresse des sens
II. La rencontre amoureuse
1. Le jeune homme et les jeunes filles
2. L’aventure amoureuse
III. Humour, lucidité et ironie
1. Humour et autodérision
2. La portée satirique
3. Le retour au réel

Conclusion

Introduction « Roman », écrit en 1870 par le jeune Arthur Rimbaud, propose d’emblée
au lecteur un titre provocateur : le poète écrit le « roman » de son adoles-
cence, et il faut comprendre le mot « roman » au sens propre comme au
figuré. Le genre du roman raconte des histoires, peint des personnages,
décrit leurs mœurs et campe une intrigue avec des actions principales et
secondaires. Mais un roman, c’est aussi une histoire qu’on s’invente, et
parfois un mensonge. Quelle orientation et quelle signification donner
dès lors au poème de Rimbaud ? « Roman » présente une structure régu-
lière : huit strophes en alexandrins aux rimes croisées, strophes qui avan-
cent deux à deux, en décrivant des scènes tirées de la vie d’un adolescent.

Séquence 6 – FR20 97

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Le poème, construit en chiasme, s’ouvre et se referme sur un vers presque
identique. Ce vers nous renseigne sur le contenu du poème – l’épisode
de la vie d’un jeune homme de dix-sept ans – répété comme une formule
cyclique qui évoque la construction d’un roman, avec son début et sa fin.
Le cadre, les personnages, Rimbaud fait défiler sous les yeux de son lec-
teur une véritable scène, composée et cohérente. Mais dans ce poème,
Rimbaud se dévoile aussi à travers l’histoire qu’il raconte. Il s’agira donc
dans un premier temps de découvrir le portrait d’un adolescent, avant
d’étudier l’enthousiasme et l’appel à la vie qu’exprime le poème, pour
terminer par l’étude de la lucidité et de l’ironie de ce célèbre poème.
I. La révélation Le premier vers renseigne d’emblée le lecteur sur l’âge du protagoniste, le
d’un adolescent cadre, l’atmosphère. Le pronom personnel sujet « on » de la formule « On
n’est pas sérieux… », bien qu’il ait une valeur générale, renvoie imman-
quablement au poète et peut être lu comme un jeu. Rimbaud fait découvrir
à son lecteur le portrait d’un adolescent, et, plus généralement de l’ado-
lescence.
1. La jeunesse Le poème est traversé par le motif de la jeunesse et de l’alacrité. La répéti-
tion de « dix-sept ans » dans le premier vers et dans l’avant-dernier insiste
sur l’âge du jeune homme, âge qui sert de cadre « moral » à la description.
Dix-sept ans, c’est le moment de la découverte de la vie, de la curiosité,
des désirs. Ainsi, les couleurs du poème évoquent la naissance et le prin-
temps : « les tilleuls verts » (v.4), dont les feuilles sont même d’un vert
tendre, suggèrent cette montée de la sève, associée traditionnellement à
la jeunesse. D’ailleurs la référence aux arbres est explicitement reprise par
la métaphore de la « sève » au vers 14, qui exprime l’irrésistible besoin de
liberté de cette jeunesse insouciante.
L’insouciance, en effet, fait partie de la jeunesse, et elle est présente
durant tout le poème, comme en témoigne la ponctuation qui crée un
effet de mouvement et de liberté (vers 12 à 16), comme le suggère égale-
ment les saisons du printemps et de l’été. L’exclamation « Nuit de juin ! »
connote cette idée de liberté et de douceur, ce que confirme d’ailleurs
l’expression appuyée « l’air est parfois si doux », la mise en relief de l’ad-
jectif « doux » suggérant un attrait irrésistible, une liberté à laquelle on ne
peut que céder. C’est encore le qualificatif « doux » qui est employé pour
décrire le « frisson » ; antéposé au substantif « frisson », il est mis en relief
et fait écho à la précédente occurrence du même qualificatif. C’est donc
une atmosphère de liberté qui plane sur ce roman d’un printemps, une
ambiance insouciante où tout semble permis aux adolescents.
2. La nature Cette impression de liberté est confirmée par le cadre de l’action, et par
la présence concrète et symbolique de la nature. Celle-ci accompagne
en effet les mésaventures du poète, mais elle est également présente de
manière plus métaphorique. Cette impression de liberté est confirmée
par le cadre de l’action, et par la présence concrète et symbolique de la
nature. Celle-ci accompagne en effet les mésaventures du poète, mais elle
est également présente de manière plus métaphorique.
Bien que la « promenade » (v.32) et les « pâles réverbères » (v.18) décri-
vent un cadre urbain (une promenade est une rue assez large plantée
d’arbres), le lecteur a l’impression que la nature est omniprésente.

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Elle l’est d’abord par la présence heureuse des tilleuls, dont le parfum
agréable embaume les marcheurs. La répétition de l’adjectif « bon » dans
le vers 5 « Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin ! » associe la
présence végétale au moment de la journée : c’est « le soir » en effet que
les arbres et les plantes en général libèrent leur parfum, lorsque la chaleur
tombe et qu’une légère humidité se fait sentir. La répétition suggère donc
un ravissement des sens. La présence des arbres suggère également un
climat agréable et protecteur, une nature bienfaisante. La répétition du
mot « tilleul » insiste d’ailleurs sur le périmètre assez réduit de l’action :
«  on va sous les tilleuls  » comme on va vers un rituel auquel la nature
participe. La nature qui s’enracine comme les arbres s’élève aussi vers
le ciel, comme le donne à penser la métaphore du baiser qui «  palpite
comme une petite bête ».
3. L’ivresse des sens Dans « Roman », tous les sens sont en émoi, ce qui provoque un double
état d’enthousiasme et d’ivresse. Tous les sens sont en effet convoqués
et stimulés. La vue est « accrochée » par des couleurs contrastées et des
éclats : « lustres éclatants » (v.3), « vert » (v.4), « azur » (v.10), « blanche »
(v.12). Ces couleurs indiquent à la fois une scène nocturne, mais aussi
l’acuité visuelle du principal protagoniste, capable d’apercevoir de loin
« un tout petit chiffon » (v.9). L’odorat est également très présent comme
si l’adolescent humait toutes les fragrances de cette nuit de juin. La répé-
tition du terme «  parfum  » exprime clairement que ce sont des odeurs
agréables et plaisantes, ce que confirme l’odeur des tilleuls.
Or ces parfums ont des effets enivrants, issus de « la vigne » et de « la
bière » (v.8). La présence explicite de l’alcool suggère un parfum délicat
de distillation. À ces parfums s’ajoutent des notations auditives. Celles-ci
sont particulièrement suggestives car elles isolent en quelque sorte le
poète qui perçoit de loin, comme l’indique « le vent chargé de bruits »,
et la précision entre tirets – «  la ville n’est pas loin  ». Les bruits préci-
sent donc le cadre. Sans être dans une zone rurale, le « on » du poème
n’est pas non plus vraiment dans un monde urbain. Il est à part, s’est
éloigné, comme le suggèrent les perceptions auditives. On pourrait même
entendre la voix du poète, bien qu’elle soit évoquée au discours indirect
dans la dernière strophe : « vos sonnets La font rire » (v.26) laisse ima-
giner le poète en train de lire ;  « vous rentrez aux cafés éclatants,/ Vous
demandez des bocks ou de la limonade... », précisent les derniers vers
(v.29-30), montrant à la fois le personnage et suggérant la commande
qu’il passe à voix haute.
Toutes les notations auditives confèrent un certain réalisme au poème,
tout en l’ancrant dans une forme de vérité subjective : le lecteur « entend »
à travers l’oreille du protagoniste de dix-sept ans. Enfin, le dernier sens
convoqué est le toucher, suggéré le « vent » (v.7) et le « frisson » (v.12) qui
semblent glisser sur la peau des personnages comme un onguent bien-
faisant.
La présence de tous ces éléments sensoriels créent une sorte d’ivresse
qu’indiquent la divagation du poète  : «  on divague  ; on se sent sur les
lèvres un baiser » (v.15). Cet abandon des sens est plaisant, heureux et
accompagne la découverte de l’amour.

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II. La rencontre amou- Le poème de Rimbaud est un roman d’amour. Le poète met en scène des
reuse jeunes filles, des jeux de séduction, et les épisodes romanesques qui
s’ensuivent. Cette présence de l’amour dans le poème correspond bien à
la découverte de la vie d’un adolescent.
1. Le jeune homme Rimbaud dresse le portrait des jeunes filles, portrait plus physique que
et les jeunes filles moral. L’on comprend en effet que si le personnage masculin se décide
à quitter «  les bocks et la limonade  » (v.30), c’est pour se livrer au jeu
de l’amour et du hasard, et se rendre dans un lieu privilégié, dédié à la
rencontre amoureuse (sous les tilleuls). La « promenade » est en effet un
espace de balades, d’échanges furtifs et donc un territoire d’observation
privilégié. Implicitement, Rimbaud décrit le déplacement du poète dans
les deux premiers quatrains : il a quitté l’estaminet pour la promenade,
comme s’il avait pris la décision de passer à l’acte, et de se lancer dans les
galanteries. Sa posture est donc d’abord celle d’un observateur en quête
d’une bonne fortune. C’est ce qu’indique la formule présentative du vers 9
« Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon », comme si le personnage avait
repéré de loin la présence féminine s’approcher. Sans être précisément
décrite, la jeune fille existe aux yeux du poète grâce à des éléments de
son vêtement, décrit par la métaphore filée du second quatrain : chaque
élément qui la compose, « un tout petit chiffon d’azur sombre », « piqué
d’une mauvaise étoile », « doux frissons » peut suggérer successivement
un foulard bleu foncé attaché avec une broche clinquante, et une robe
dont les froissements (le mot est proche phonétiquement de « frissons »)
mettent en éveil les sens du poète.

2. L’aventure amoureuse Cette première vision a pour effet de décupler le désir de séduire et de
plaire. L’image du «  baiser qui palpite comme une petite bête  » (v.16)
suggère tout ensemble le cœur qui bat la chamade, et un chatouillis, une
envie qui démange et contre laquelle on ne peut pas lutter. C’est pourquoi
la seconde apparition féminine coïncide avec la révélation de l’amour. Le
champ lexical du sentiment amoureux («  Vous êtes amoureux  » (v.25),
« charmants » (v.19), « lèvres », « un baiser » (v.15), « l’adorée » (v.28))
confirme la présence d’un jeu de séduction qui s’accomplit dans cette
« nuit de juin ». Ce jeu avec le sexe opposé repose sur des mouvements
rapides et fugaces. Le poète se prend aux filets des « petits  airs char-
mants  »  : un regard ou un sourire transportent le poète extrêmement
réceptif à toute sollicitude extérieure. Aussi brève que rapide, la rencontre
met le poète en émoi, comme le suggère le superbe néologisme « le cœur
fou Robinsonne  », le verbe «  robinsonner  » étant créé à partir du nom
Robinson (Crusoë), héros de Daniel Defoe parti en mer à l’aventure. La
découverte que décrit Rimbaud est en effet une aventure, une véritable
traversée, avec ses péripéties et ses moments forts. Cette impression
d’aventure est confirmée par la construction des strophes  ; Rimbaud
recourt aux enjambements et aux rejets pour suggérer un mouvement.
Ainsi, dans la troisième strophe, l’enjambement des vers 11-12

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« Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche… »
crée l’impression de suivre le regard du poète. Rimbaud montre un ado-
lescent qui s’affranchit et utilise un alexandrin libéré des règles habi-
tuelles (hémistiche à la césure) et déplace les accents.
Le titre « Roman » se justifie alors pleinement. Comme dans un roman,
le héros vit une scène de « première rencontre », s’oppose à la volonté
d’un père (« sous l’ombre du faux-col effrayant de son père », v.20). Mais
comme dans un vrai roman, les péripéties se succèdent ; ainsi Rimbaud
suggère tout un jeu de séduction de la part de la jeune fille qui fait « trotter
ses petites bottines » (v.22) : son pas est suggéré ici par l’allitération en
[t] qui imite le bruit des talons. Or la jeune fille, sans doute plus expéri-
mentée, se moque de son soupirant : « vos sonnets La font rire » (v.26).
Amoureux « naïf », le poète n’en est pas moins exalté, comme l’indique
la répétition anaphorique aux v.25-26 « Vous êtes amoureux », renforcée
par l’image triviale mais amusante « loué jusqu’au mois d’août » (v.26),
qui indique que tout le temps du protagoniste sera désormais occupé par
l’amour. L’on comprend enfin dans l’avant-dernière strophe la dimension
autobiographique de ce roman, puisque le jeune « héros » écrit des « son-
nets », ce que fit aussi Rimbaud à ses débuts. Tous ces éléments confèrent
au poème une dynamique heureuse et plaisante qui fait de la rencontre
amoureuse un moment délectable, et de la jeunesse une époque insou-
ciante.
III. Humour, lucidité Mais peut-on se prendre et se laisser prendre au jeu de la séduction ? Le
et ironie poème de Rimbaud, loin de se limiter à la description d’un adolescent en
vacances qui découvre l’amour, ne manque ni d’humour, ni d’ironie, ni
même d’une certaine lucidité face au devenir amoureux. Si le détour d’un
regard devient bouleversement pour celui qui le reçoit, la distance humo-
ristique permet de relativiser l’histoire, car comme le rappelle le poète à
la fin de ce roman miniature : « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept
ans ».
1. Humour Le personnage masculin, le héros du «  Roman  » qu’invente Rimbaud
et autodérision n’est pas vraiment un héros. Si l’on admet l’idée selon laquelle le poète
s’est mis en scène dans ses vers, on constate un sens de l’autodérision
très marqué. D’abord cet auteur de sonnets manque totalement d’expé-
rience  : Rimbaud semble décrire «  une première fois  » et une décision
dans l’expression « Foin des bocks et de la limonade » (v.2); la jeunesse
du personnage, qui semble avoir trouvé le courage d’aller à la promenade
dans les bocks de bière, en fait une figure à la fois attachante et gauche.
Cette maladresse s’exprime dans le regard que la jeune fille porte sur lui.
L’emploi du qualificatif « naïf » attribut du pronom « vous », confirme la
maladresse inexpérimentée du jeune homme, et implicitement sa virgi-
nité. La naïveté est en outre une caractéristique qu’on applique habituel-
lement aux enfants, mais pas aux hommes. L’adolescent veut jouer au
grand mais ne connaît pas tous les codes de la séduction. Rimbaud ne
manque donc pas d’humour dans l’autoportrait qu’il peint en filigrane à
travers son poème.

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2. La portée satirique La crainte d’être maladroit plonge l’adolescent dans le royaume des
chimères. Ainsi le vers « Le cœur fou Robinsonne à travers les romans »
montre le poète lecteur qui cherche dans la fiction romanesque un miroir
à sa propre aventure : ce décalage peut faire sourire et trahit à nouveau
le sens de l’humour de Rimbaud. Cet humour est également perceptible
jusque dans la composition des strophes. On remarque ainsi dans l’avant-
dernière strophe, outre une répétition, la présence de propositions brèves
construites sur un schéma syntaxique identique  : «  Tous vos amis s’en
vont, vous êtes mauvais goût  » (v.27). La régularité de ce vers, dont la
césure se fait à l’hémistiche, indique les conséquences immédiates de cet
amour naïf, illustrant l’adage populaire selon lequel « l’amour rend bête ».
C’est finalement un personnage attachant mais décalé que peint Rim-
baud, moqué par la jeune fille, mais aussi raillé par ses amis qui jugent
son attitude grotesque : « vous êtes mauvais goût ». Le changement de
pronom (le poème passe de « on » à « vous ») correspond au changement
d’état du poète. Cette modification dans le système pronominal participe
à l’ironie sous-jacente du poème. On peut donc déceler une visée sati-
rique dans «  Roman  » qui, tout en décrivant avec enthousiasme la ren-
contre amoureuse, dénonce certains comportements d’amoureux éplorés
et de chevaliers servants. Rimbaud ne se moque-t-il pas d’une façon d’ai-
mer « romantique » où l’amant écrit des poèmes et ne se consacre qu’à
l’élue de son cœur ?

3. Retour au réel Si le désir amoureux répond à un besoin de découverte, il aboutit impli-


citement à un échec, traité dans «  Roman  » sur le mode burlesque et
cocasse, sans tragédie et sans larme. On peut en effet interpréter le retour
de la même situation à la fin du poème comme le retour du personnage
à ses premières activités, signalant implicitement l’échec de la relation
amoureuse.
Rimbaud recourt en effet à une ellipse narrative (comme dans un vrai
roman) entre l’avant-dernière et la dernière strophe. Le personnage
revient à ses fréquentations masculines habituelles des cafés : le temps
des nuits folles a passé et le dernier vers n’a plus le même accent que
lors de sa première occurrence : il ressemble davantage à un regard sur
le passé et se colore dès lors d’une certaine nostalgie.   «  On n’est pas
sérieux quand on a dix-sept ans » porte en soi les échecs amoureux. La
diérèse sur « sérieux » traduit l’insistance sur cet âge incertain et naïf, fait
d’illusions, d’erreurs et de maladresses. Cette fois, dans le dernier vers,
après l’expérience racontée, le pronom «  on  » prend une valeur et une
signification plus universelle, dans lesquelles tout lecteur peut se recon-
naître.
Comme dans la vie, les amours d’été de l’adolescent sont sans lendemain,
chacun retourne à sa vie. Chaque adolescent est un Robinson Crusoé en
puissance, pendant les mois d’inactivité scolaire de l’été : à l’époque de
Rimbaud, les élèves étaient en vacances en juin et reprenaient les cours
en août. La présence de ces deux mois dans le poème ouvre et ferme la
parenthèse des mois de liberté.

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« Roman » est finalement l’histoire simple d’un adolescent en vacances
qui sait que ce temps ne durera pas et profite pleinement de la vie. C’est
en ce sens qu’on peut interpréter les nombreux points de suspension du
poème : Rimbaud peint un moment « en suspens », entre l’enfance et la
vie adulte, entre la fin des cours et la reprise du travail après les semaines
dédiées au sentiment amoureux.

Conclusion Dans ce poème, Rimbaud évoque avec grâce et juvénilité les premiers
émois d’un adolescent qui découvre l’amour. Le choix d’appeler son
poème « Roman » se justifie dès lors par la succession des aventures qui
ramènent le poète à son point initial. S’agit-il d’un poème autobiogra-
phique ? Selon toute évidence, il est issu de l’expérience de Rimbaud,
une expérience poétique qui rappelle l’un de ses principes  : «  le dérè-
glement des sens ». Ce n’est donc pas un poème de la rencontre unique,
mais une sorte d’expérimentation humaine et poétique. Ici tout est simple
et agréable ; l’amour se résume à un baiser. Point de descriptions longues
comme dans un roman, mais des visions fugitives, des points de suspen-
sion qui laissent au lecteur la possibilité d’imaginer une suite à ces robin-
sonnades adolescentes.

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