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Mélanges de l'Ecole française de

Rome. Antiquité

Appius Claudius Caecus et la construction de la via Appia


Michel Humm

Résumé
Michel Humm, Appius Claudius Caecus et la construction de la via Appia, p. 693-746.
La construction de la via Appia par Appius Claudius Caecus est l'une des rares certitudes historiques à notre disposition sur
l'activité du célèbre censeur de 312 av. J.-C. La confrontation des sources littéraires avec les principales données
archéologiques confirme l'importance des travaux de construction dont la tradition historiographique a su garder le souvenir, et
les inévitables anachronismes ne permettent pas de remettre en cause la validité de leur témoignage. D'autre part, le contexte
historique dans lequel s'est inscrite la construction de cette route permet de mieux comprendre les motivations d'Appius
Claudius Caecus : outre les nécessités politiques et stratégiques du moment, le constructeur de la via Appia a également
répondu aux besoins d'une partie de la noblesse romaine, déjà fascinée et at-
(v. au verso) tirée par les activités du monde grec d'Italie du Sud. Mais surtout, les symboles politiques et culturels qui ont alors
été rattachés à la construction de la via Appia révèlent l'adoption par une partie de l'aristocratie romaine, à commencer par
Appius lui-même, d'un système de valeurs idéologiques déjà proprement hellénistiques.

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Humm Michel. Appius Claudius Caecus et la construction de la via Appia. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome.
Antiquité, tome 108, n°2. 1996. pp. 693-746;

doi : 10.3406/mefr.1996.1958

http://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5102_1996_num_108_2_1958

Document généré le 09/05/2016


TOPOGRAPHIE ET HISTOIRE

MICHEL HUMM

APPIUS CLAUDIUS CAECUS


ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA *

La tradition historique antique, unanime, attribuait la construction de


la première grande route romaine, la via Appia de Rome à Capoue, au
célèbre Appius Claudius Caecus, censeur vers 312-308 av. J.-C, qui lui aurait
donné son nom1. Depuis le XIXe siècle, l'ensemble de l'historiographie
moderne qui s'est intéressée à ce personnage a généralement admis, à
quelques nuances près, l'historicité de cette tradition, et même les plus «hyper-
critiques» considéraient qu'il s'agissait là de l'un des trois ou quatre faits que
l'on pouvait attribuer sans conteste au célèbre censeur2.

* Je remercie vivement J.-M. David et C. Virlouvet pour leurs observations et


pour les nombreux conseils qu'ils m'ont prodigués au cours de la rédaction de cet
article, ainsi que J.-M. Salamito pour la patience avec laquelle il a accepté de relire
mon manuscrit; je remercie également F. Coarelli d'avoir accepté de discuter avec
moi de la construction de la via Appia; ma gratitude s'adresse enfin à H. Broise et
aux services techniques de l'École française de Rome pour l'efficacité de leur
collaboration dans le traitement des documents photographiques et cartographiques qui
accompagnent cet article.
1 Cf. Diod., XX, 36, 2; Liv., IX, 29, 6; elogium d'Appius Clausius Caecus dans le
CIL, F, p. 192, X = ILS, 54 = Inscr. It., XIII, 3, 12; Frontin., Aq., I, 5, 1-3; Fest., p. 23
L.; Pomp. ap. Dig., I, 2, 2, 36; Eutr., Brev., II, 9, 2; Auctor de Vir. ill, 34, 6; Proc,
Goth., I, 14, 6, seule source à attribuer la construction de la route au «consul»
Appius Claudius; Soud., s.v. «Άππία οδός».
2 Sur Appius Claudius Caecus et la via Appia, cf. notamment : B. G. Niebuhr,
Histoire romaine, tr. fr. de P. A. de Golbéry, t. 5, Paris-Strasbourg, 1836, p. 421-424;
W. Siebert, Über Appius Claudius Caecus, mit besondere Berücksichtigung seiner Cen-
sur, Cassel, 1863, p. 59-63 et p. 25-28; Th. Mommsen, Histoire romaine, tr. fr. C. Nico-
let éd., t. 1, Paris, 1985, p. 332; Id., ibid., «La gens patricienne des Claudius», tr. fr. des
Römische Forschungen, p. 1092; C. Sieke, Appius Claudius Caecus Censor, Marbourg,
1890, p. 25-28; P. Lejay, Appius Claudius Caecus, dans RPh, 44, 1920, p. 121 et n. 3;
A. Grenier, Le génie romain dans la religion, la pensée et l'art, Paris, 1925, p. 97-98;
E. Pais, Histoire romaine, t. 1 : Des origines à l'achèvement de la conquête, Paris, 1926,
p. 164; W. Schur, Appius Claudius, dans P. R. Rohden et G. Ostrogorsky éd.,
Menschen die Geschichte machten, t. 1, Vienne, 1931, p. 108; J. Heurgon, Recherches sur
l'histoire, la religion et la civilisation de Capoue préromaine, Paris, 1942, p. 128;

MEFRA - 108 - 1996 - 2, p. 693-746.


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Cependant, dans les années 1960-70, une nouvelle vague «hypercri-


tique», représentée par des historiens allemands, a tenté de remettre en
cause cette certitude :
- G. Radke3, dans un important article publié dans le XIIIe volume du
Supplément de la Realencyclopädie, considère qu'un censeur ne pouvait
construire une route que sur Yager publicus, et que par conséquent la via
Appia d'Appius Claudius devait s'arrêter à Formies; Appius Claudius aurait
ensuite complété le trajet jusqu'à Capoue au cours de ses mandats avec
imperìum : consulats en 307 et 296 av. J.-C, preture en 295 av. J.-C;
- plus radical, T. Pekary4 considère qu'il n'y a pas eu de véritable
construction routière romaine systématique avant le IIe siècle av. J.-C. (vers
190 av. n. è.) et que par ailleurs les censeurs n'ont jamais construit de
routes : par conséquent, la tradition qui attribue la construction de la via
Appia à Appius Claudius Caecus relèverait de la légende, tout comme les
autres épisodes rattachés à sa censure.
Ces analyses «révolutionnaires» ont fait par la suite l'objet de vives
critiques, notamment de la part de T. P. Wiseman et de F. Coarelli5, parce
qu'elles tendaient à ignorer le contexte historique de l'Italie vers la fin du
IVe siècle av. J.-C, les sources ainsi que les données fournies par l'archéo-

Id., Rome et la Méditerranée occidentale jusqu'aux guerres puniques, Paris, 1969,


p. 316; A. Piganiol, Histoire de Rome, Paris, 1946, p. 61-62; Id., La conquête romaine,
Paris, 19746, p. 183 et 189; A. Garzetti, Appio Claudio Cieco nella stona politica del suo
tempo, dans Athenaeum, 25, 1947, p. 196; E. Gintowt, Le changement de caractère de la
tribus romaine attribué à Appius Claudius Caecus, dans Eos, 43, 1948-49, p. 203;
E. S. Staveley, The political Aims of Appius Claudius Caecus, dans Historia, 8, 1959,
p. 429; G. De Sanctis, Storia dei Romani, vol. 2 : La conquista del primato in Italia,
Florence, 1960, p. 215-216; E. Ferenczy, The Censorship of Appius Claudius Caecus,
dans AAntHung, 15, 1967, p. 36-37; Id., From the Patrician State to the Patricio-ple-
beian State, Amsterdam, 1976, p. 151-152; S. Mazzarino, Aspetti di storia dell'Appia
antica, dans Helicon, 8, 1968, p. 174-196; Β. MacBain, Appius Claudius Caecus and the
Via Appia, dans CQ, 30, 1980, p. 356-372; M. Frederiksen, Campania, Rome, 1984,
p. 213-215; L. Loretto, La censura di Appio Claudio, l'edilità di Cn. Flavio e la raziona-
lizzazione delle strutture interne dello stato romano, dans A&R, 36, 1991, p. 184-186.
3 G. Radke, Viae publicae Romanae, dans RE, Suppl. XIII, 1973, col. 1429-1430,
1465-1472 et 1494-1539 (à propos de la via Appio); l'article fut traduit et complété
dans une version italienne : Viae publicae Romanae, Bologne, 1981 (= G. Radke,
V.P.R.); il en existe aussi une version abrégée dans Der Kleine Pauly, Munich, 1979,
t. 5, col. 1243-1244.
4 T. Pekary, Untersuchungen zu den römischen Reichsstrassen, Bonn, 1968,
passim; sur la via Appia, cf. p. 37-46.
5 T. P. Wiseman, Roman Republican Road-building, dans PBSR, 38, 1970,
p. 122-152, rééd. dans Id., Roman Studies, Liverpool, 1987, p. 126-156; F. Coarelli,
Colonizzazione romana e viabilità, dans DArch, III, 6, 2, 1988, p. 35-48.
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 695

logie. En effet, une étude sur la construction de la via Appia doit sans doute
s'appuyer en priorité sur des données archéologiques; celles-ci ont été
établies essentiellement par des archéologues italiens, notamment par les
travaux de G. Lugli et de L. Quilici, et par les mises au point développées à
l'occasion d'un colloque organisé à Rome, en 1989, par le Centro di studio
per l'archeologia etrusco-italica et consacré précisément à la via Appia6.
Mais les données archéologiques sont parfois insuffisantes, et le
recours aux sources littéraires et épigraphiques reste indispensable.
Malheureusement, les sources littéraires sont de plusieurs siècles postérieures
à la construction de la via Appia, et nécessitent une analyse critique à la
fois interne et externe, ainsi qu'une recherche de leurs propres sources
lorsqu'elles tendent à apporter des jugements de valeur sur les hommes et
les événements du passé. Quant aux sources épigraphiques, elles sont
extrêmement rares pour une époque aussi haute et apportent généralement
un témoignage relativement tardif.
La philologie et l'étude des sources ne permettent cependant pas de
comprendre dans leur ampleur et leur complexité les objectifs ainsi que les
intentions du constructeur de la via Appia : Appius Claudius Caecus est un
personnage charismatique, dont l'activité politique fut fortement
controversée dès l'Antiquité. Celle-ci ne peut être réellement comprise
aujourd'hui qu'en étant replacée dans le cadre d'une histoire culturelle qui ferait
la part entre traditions romaines et influences d'origine étrangère. Le
contexte culturel dans lequel s'est inscrite la construction de la via Appia
peut ainsi fournir de nouvelles clés pour une meilleure compréhension de
l'activité édilitaire, mais aussi politique, d'Appius Claudius Caecus.
Cette étude doit ainsi permettre de mesurer la valeur des sources,
notamment littéraires, à la lumière des principales données archéologiques;
celles-ci apportent certes des réponses insuffisantes pour déterminer avec
exactitude et sur toute sa longueur le parcours initial de la via Appia au
moment de sa construction, mais l'itinéraire de la route peut être
reconstitué en fonction de ses objectifs politiques et stratégiques, dans le
contexte déjà bien étudié de la naissance de l'impérialisme romain vers la fin
du IVe siècle av. J.-C. Il s'agira surtout d'évaluer la part d'innovation propre

6 G. Lugli, Forma Italiae, regio 1, vol. I : Ager Pomptinus, 1 : Anxur-Tarracina,


Rome, 1926; G. Lugli, La tecnica edilizia romana, t. 1, Rome, 1957; L. Quilici, Via
Appia, 2 vol., Rome, 1989; S. Quilici Gigli éd., La Via Appia, dans Quaderni del Centro di
studio per l'archeologia etrusco-italica, 18 [Decimo Incontro di studio del Comitato
per l'archeologia laziale], Rome, 1990.
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au «génie romain»7 et celle de l'influence d'éventuels modèles extérieurs, et


notamment hellénistiques, à l'origine de la construction de cette route.

1 - Anachronismes littéraires et données archéologiques

La construction de la route.
La source littéraire la plus ancienne à rapporter la construction de la
via Appia et à l'attribuer au censeur Appius Claudius Caecus est fournie par
Diodore de Sicile (XX, 36, 2) :
< "Αππιος Κλαύδιος > μετά δε ταϋτα τη"ς άφ'έαυτοο κληθείσης Άππίας όδοΰ
το πλεΐον μέρος λίθοις στερεοΐς κατέστρωσεν άπο 'Ρώμης μέχρι Καπύης, όντος
του διαστήματος σταδίων πλειόνων ή χιλίων, και των τόπων τους μεν
υπερέχοντας διασκάψας, τους δε φαραγγώδεις ή κοίλους άναλήμμασιν άξιολόγοις
έξισώσας κατηνάλωσεν άπάσας τας δημοσίας προσόδους, αύτοΰ δε μνημεΐον άθά-
νατον κατέλιπεν, είς κοινήν εΰχρηστίαν φιλοτιμηθείς.
(Ensuite, <Appius Claudius> pava avec de solides pierres la plus grande
partie de la via Appia, qui reçut son nom de lui, et qui allait de Rome à Capoue sur
une distance de plus de mille stades; pour avoir entaillé les collines de la région
en nivellant les endroits ravinés ou encaissés par de remarquables travaux de
terrassement, il dépensa tous les revenus publics, mais laissa en souvenir de lui
un monument immortel, en ayant été ambitieux pour le bien de tous.)

La description que l'historien fait de la construction de la route, pavée


de pierres dès l'origine (λίθοις στερεοΐς κατέστρωσεν), était déjà apparue
anachronique à G. Sigwart, pour qui il s'agissait d'une anticipation sur la
réalisation des censeurs de 174 av. J.-C, Q. Fulvius Flaccus et A. Postumius
Albinus8; aussi cette anticipation serait-elle le fait d'une source grecque
complaisante. Cet anachronisme se retrouve chez Procope (Goth., I, 14,
6-11), mais il s'agit-là d'une source très tardive, qui s'inspire peut-être des
travaux de réfection de la via Appia entrepris par Théodoric dans la région
des Marais Pontins et de Terracine, et qui attribue tout ce qu'il voit au
premier fondateur de la route9 :

7 Cf. A. Grenier, Le génie romain, p. 97-98.


8 G. Sigwart, Römische Fasten und Annalen bei Diodor, dans Klio, 6, 1906,
p. 375; pour l'année 174, cf. Liv., XLI, 27, 5 : censores vias sternendas silice in urbe,
glarea extra urbem substruendas marginandasque primi omnium locaverunt : «Les
censeurs [Q. Fulvius Flaccus et A. Postumius Albinus] furent les premiers de tous
qui mirent en adjudication le pavement en pierre (silice) des rues à l'intérieur de
Rome et l'installation d'une assise de gravier sur les routes à l'extérieur de la ville,
ainsi que de leurs accotements».
9 M.-R. de La Blanchère, Terracine. Essai d'histoire locale, Paris (BEFAR, 34),
1884, p. 169-170 (sur les travaux de réfection entrepris par Théodoric, cf. CIL, X,
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 697

Ό δέ δια τής Λατίνης όδοΰ άπήγε το στράτευμα, την Άππίαν όδον άφείς έν
αριστερά, ήν Άππιος ό 'Ρωμαίων ύπατος έννακοσίοις ένιαυτοΐς πρότερον έποίησέ
τε καί έπώνυμον έσχεν. Έστι δέ ή Άππία οδός ήμερων πέντε εύξώνφ άνδρί · έκ
Ρώμης γαρ αύτη ές Καπύην διήκει. Εύρος δέ έστι τής όδοϋ ταύτης οσον άμαξας
δύο άντίας ίέναι άλλήλαις, καί έστιν αξιοθέατος πάντων μάλιστα. Τον γαρ λίθον
άπαντα, μυλίθην τε όντα και φύσει σκληρον, έκ χώρας άλλης μακράν ούσης τεμών
"Αππιος ενταύθα έκόμισε. Ταύτης γαρ δη τής γής ούδαμή πέφυκε. Λείους δέ τους
λίθους καί ομαλούς έργασάμενος, έγγωνίους τε τή εντομή πεποιημένος, ές
αλλήλους ξυνέδησεν, ούτε χάλικα εντός ούτε τι άλλο έμβεβλημένος. Οί δέ άλλήλοις
ούτω έμπεφύκασιν
άλλ' τε ασφαλώς συνδέδενται
άλλήλοις, δόξαν
καί μεμύκασιν,
τοις όρώσι ώστε
παρέχονται
ότι δη ούκ
· καιείσίν
χρόνου
ήρμοσμένοι,
τριβέντος
συχνού δη ούτως άμάζαις τε πολλαΐς και ζώοις άπασι διαβατοί γινόμενοι ές ήμέραν
έκάστην ούτε τής αρμονίας παντάπασι διακέκρινται ούτε τινί αυτών διαφθαρήναι
ή μείονι γίνεσθαι ξυνέπεσεν, ού μήν ουδέ τής άμαρυγής τι άποβαλέσθαι.
(Celui-ci [se. Bélisaire] détourna son armée par la voie Latine, ayant laissé
la voie Appienne sur sa gauche, route qu'Appius, un consul de Rome, avait faite
neuf cents ans auparavant et à laquelle il avait donné son nom. La voie
Appienne nécessite cinq jours de marche pour un homme pressé; elle s'étend
en effet de Rome à Capoue. La largeur de cette route est si grande que deux
chariots peuvent se croiser l'un l'autre en sens contraire, et est digne d'être admirée
plus que tout. En effet, pour ouvrir cette route, Appius ramena là d'une autre
région, éloignée, toutes les pierres, et de la pierre à meule naturellement dure.
Il n'y en a en effet nulle part naturellement dans cette région. Après avoir fait
polir les pierres et les avoir fait égaliser, puis les avoir fait tailler à angle droit, il
les fit assembler les unes aux autres, en les faisant ajuster sans chaux ni rien
d'autre. Celles-ci restent unies et adhérentes les unes aux autres si solidement,
que celui qui les observe ne croit pas qu'on les a juxtaposées, mais qu'elles vont
naturellement ensemble. Et malgré le temps écoulé et le grand nombre de
chars qui les ont parcourues chaque jour, leur assemblage n'a été en aucune
façon disloqué et elles n'ont rien perdu de leur polissage.)

Quoi qu'il en soit, cette vision certainement anachronique d'une via


Appia entièrement pavée dès l'origine (cf. fig. 1) a été le principal argument
utilisé par les historiens «hypercritiques» pour rejeter toute la tradition sur
la construction de la route par Appius Claudius Caecus à la fin du IVe siècle
avant J.-C.10.

6850 et 6851); cette monographie d'histoire locale consacrée à Terracine et ses


environs est le principal résultat des recherches menées pendant plus de trois ans dans
les Terres Pontines par cet ancien membre de l'École française de Rome, de 1879 à
1881; son objectif était en fait, comme il l'explique dans sa préface, d'écrire un livre
sur La Via Appia et les Terres Pontines, livre qui ne verra malheureusement jamais le
jour à cause de la mort prématurée de La Blanchère en 1896, par suite de la malaria
contractée au cours de ses infatigables recherches à travers les Marais Pontins (cf. la
publication prochaine par G. R. Rocci de sa correspondance avec le directeur de
l'École Auguste Geffroy).
10 Cf. E. Pais, Storia critica di Roma, vol. IV, Rome, 1920, p. 187-189; Id., Storia
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Fig. 1 - Dallage de la via Appia superior entre la Piazza dei Paladini et Fondi
(cliché M. Humm).

Quant aux sources latines, elles donnent généralement l'expression


viam stravit11. Selon G. Radke, l'expression viam stemere signifierait «paver

di Roma, vol. V, Rome, 1928, p. 205-206; T. Pekary, Römischen Reichsstrassen,


op. cit., p. 40.
11 Elogium du Forum d'Auguste, CIL F, p. 192, n° X = ILS, 54 = Inscr. It., XIII, 3,
n° 12 : Appius Claudius Caecus C(ai) f(ilius) censor, co(n)(ul) bis, dict(ator), interrex
III, pr(aetor) II, aed(ilis) cur(ulis) II, q(uaestor), tr(ibunus) mil(itum) III, complura
oppida de Samnitibus cepit, Sabinorum et Tuscorum exercitum fudit, pacem fieri cum
Pyrrho rege prohibuit, in censuram viam Appiani stravit et aquam in urbem adduxit,
aedem Bellonae fecit : «Appius Claudius Caecus, fils de Caius, censeur, deux fois
consul, dictateur, trois fois interroi, deux fois préteur, deux fois édile curule,
questeur, trois fois tribun militaire; il prit bon nombre de forteresses aux Samnites et mit
en déroute l'armée des Sabins et des Étrusques; il empêcha qu'on fît la paix avec le
roi Pyrrhus; au cours de sa censure, il construisit la via Appia et réalisa l'adduction
d'eau vers Rome; il fit édifier un temple à Bellone»; Pomp., Enchirid., αρ. Dig. I, 2, 2,
36 : Post hunc [sc. Appium Claudium decemvirum] Appius Claudius eiusdem generis
maximam scientiam habuit : hie Centemmanus appellatus est, Appiam viam stravit et
aquam Claudiam induxit [...]: «Après le decemvir, Appius Claudius, un membre de
la même famille, eut une très grande science : celui-ci fut appelé «l'Homme aux Cent
Mains», il a construit la via Appia et amené Vaqua Claudia dans Rome...»; Eutr.,
Brev., II, 9, 2 : Postea Samnites vieti sunt a L. Papirio consule, septem milia eorum
sub iugum missa. Papirius de Samnitibus triumphavit. Eo tempore Αρ. Claudius cen-
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 699

une route»12, ce qui, dans le cas de la via Appia, serait selon lui
anachronique pour l'époque d'Appius Claudius Caecus : les sources, évidemment
tardives, auraient projeté dans le passé l'image anachronique d'une route
entièrement pavée dès l'origine, d'autant qu'à l'époque d'Auguste la via
Appia apparaissait déjà bien vieille et qu'une telle œuvre était alors
facilement attribuée au célèbre censeur13. En fait, il n'est pas sûr que le pavage
de la route soit une opération technique si anachronique à la fin du IVe ou
au début du IIIe siècle avant J.-C. : d'après Tite-Live (X, 23, 12), les Ogulnii
auraient consacré en 296 le produit des multae au dallage du chemin
(semita) qui conduisait de la porte Capène au temple de Mars14, à la
hauteur du premier mille de la via Appia : stemere semitam saxo quadrato. À
peine quelques années plus tard, en 293, le pavement de la route fut
prolongé jusqu'à Bovilles (Liv., X, 47, 4) : via ..silice... perstrata est. Comme la
deuxième décade de Tite-Live est perdue et que le récit de l'historien
s'interrompt précisément en 293, nous n'avons plus aucune mention historio-
graphique sur des travaux de construction ou de réfection de la via Appia
avant le début du IIe siècle : en 189 avant J.-C, les censeurs adjugèrent à
des entrepreneurs privés le pavement de la route de la porte Capène au
temple de Mars, et les censeurs de 174 avant J.-C. furent les premiers à
mettre en adjudication le pavement des rues à l'intérieur de Rome et l'ins-

sor aquam Claudiam induxit et viam Appiam stravit : «Par la suite, les Samnites
furent vaincus par le consul L. Papirius, et on en a fait passer sept mille d'entre eux
sous le joug. À cette époque-là, le censeur Appius Claudius amena Vaqua Claudia
dans Rome et construisit la via Appia.»; Auct. de Vir. ill., 34, 6 : <Appius Claudius>
viam usque Brundisium [sic] lapide stravit, unde Ma Appia dicitur, aquam Antenem
[sic] in urbem induxit : «<Appius Claudius> construisit une route en la faisant paver
de pierres jusqu'à Brindisi, et de là vient qu'on l'appela via Appia; il amena en Ville
l'eau de l'Anio».
12 G. Radke, V.P.R., p. 50; en fait, sternere signifie d'abord «répandre» ou
«étendre quelque chose sur le sol» : cf. A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire
étymologique de la langue latine, Paris, 1967, s.v. «sterno», p. 647 : «étendre, coucher à
terre», ou «joncher de» fréquent dans sternere viam (lapidibus).
13 L. Quilici, Evoluzione della tecnica stradale nell'Italia centrale, dans L. Quilici
et S. Quilici Gigli éd., Tecnica stradale romana, Rome, 1992, p. 27.
14 Le temple de Mars au premier mille de la via Appia était devenu, depuis la
création de cette cérémonie en 304 par le censeur Q. Fabius Rullianus, le point de
départ annuel de la transvectio equitum : cf. Liv., IX, 46, 15; Val.-Max., II, 2, 9; Plin.,
N.H., XV, 4; il est possible que la semita mentionnée par Tite-Live ne concerne en
fait que la bordure de la route, qui aurait été dallée et aménagée comme un trottoir
(sur la technique de construction des «marciapiedi», destinés à donner un aspect
monumental au premier tronçon de la via Appia, de la sortie de Rome au LXe mille,
cf. L. Quilici, // rettifìlo della Via Appia tra Roma e Terracina. La tecnica costruttiva,
dans S. Quilici Gigli éd., La Via Appia, op. cit. , p. 44-50).
700 MICHEL HUMM

tallation d'une assise de gravier sur les routes à l'extérieur de la ville ainsi
que leurs accotements15. L'expression viam stemere pour désigner le
pavement systématique de la via Appia est par conséquent une expression qui,
si elle ne remonte peut-être pas à la construction de la route par Appius
Claudius, est certainement historiquement exacte pour les travaux de
réfection du début du IIe siècle, voire déjà pour ceux du début du IIIe siècle.
L'expression viam munire utilisée par Cicéron, Tite-Live et Frontin à
propos de la construction de la via Appia16 semble en fait beaucoup plus
ancienne, puisque déjà attestée chez Caton (Agr., II, 4) : viam publicam
muniri, et surtout dans un fragment des XII Tables (VII, 7) : viam
muniunto. Selon G. Radke, cette expression peut signifier «construire une
route», mais aussi «entretenir une route»; en tout état de cause, viam
munire peut avoir de nombreux sens17 et semble toujours indiquer des
travaux de terrassement sur une route : on retrouve ainsi la description faite
par Diodore (άναλήμμασιν άξιολόγοις έξισώσας).

15 Liv., XXXVIII, 28, 3 : <Censores T. Quinctius Flamininus et M. Claudius Mar-


cellus> viam silice stemendam a porta Capena ad Martis locaverunt : «<Les censeurs
T. Quinctius Flamininus et M. Claudius Marcellus> mirent en adjudication le
pavement en pierre de la route, depuis la porte Capène jusqu'au temple de Mars»; Id., XLI,
27, 5 : Censores <Q. Fulvius Flaccus et A. Postumius Albinus> vias sternendas silice in
urbe, glarea extra urbem substruendas marginandasque primi omnium locaverunt.
16 Cic, Pro Mil, 17 : Proinde quasi Appius Me Caecus viam muniverit, non qua po-
pulus uteretur, sed ubi impune sui posteri latrocinarentur! : « Comme si l'illustre Appius
Caecus avait fait construire la route, non pas pour que le peuple puisse s'en servir,
mais pour que ses descendants puissent y exercer impunément leurs brigandages!»;
Id., Pro Caei, 34 : [.. .] ideo aquam adduxi, ut ea tu inceste uterere, ideo viam munivi, ut
earn tu alienis viris comitata celebrares? : «N'ai-je donc amené un aqueduc que pour
t'en permettre un usage incestueux? N'ai-je donc construit une route que pour t'y voir
t'y pavaner en compagnie d'hommes qui te sont étrangers?» (Trad, d'après J. Cousin,
éd. de Cicéron, Discours, t. XV,1969,p. 109-111); Liv., IX, 29, 6 : Et censura clora eo an-
no Ap. Claudi et C. Plauti fuit, memoriae tarnen felicioris adposteros nomen Appi, quod
viam munivit et aquam in urbem duxit eaque unus perfecit : «Célèbre aussi fut, cette
année-là, la censure d'Ap. Claudius et de C. Plautius, mais le nom d' Appius est de plus
heureuse mémoire pour la postérité, parce qu'il construisit une route et fit amener de
l'eau dans Rome, et qu'il acheva ces travauxtout seul»; Frontin., Aç., I, 5,1 :M. Valerio
Maximo P. Decio Mure consulibus, anno post initium Samnitici belli tricesimo, aqua
Appia in urbem inducta est ab Appio Claudio Crosso censore, cui postea Caeco fuit
cognomen, qui et viam Appiam a porta Capena usque ad urbem Capuani muniendam cura-
vit : « Sous le consulat de M. Valerius Maximus et de P. Decius Mus, trente ans après le
début de la Guerre Samnite, YAqua Appia fut amenée dans la Ville par le censeur
Appius Claudius Crassus, surnommé plus tard Caecus (l'Aveugle), celui qui fit aussi
construire la via Appia depuis la Porte Capène jusqu'à la ville de Capoue».
17 Cf. T. P. Wiseman, Roman Studies, p. 151.
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 701

Or, dans un article consacré à Appius Claudius Caecus, P. Lejay18 avait


souligné l'ancienneté de la source utilisée par Frontin : celui-ci est en effet le
seul à donner au censeur le cognomen de Crassus, alors que toutes les autres
sources, y compris Yelogium du Forum d'Auguste et les Fastes Capitolins, lui
donnent celui de Caecus. De fait, il n'est pas douteux que le cognomen
Crassus, déjà porté par le grand-père du célèbre censeur, consul en 349 19, a
dû être son cognomen original; celui de Caecus n'a dû lui être donné que dans
sa vieillesse20, voire après sa mort. Or la seule source capable de donner une
information de cette nature ne pouvait être qu'une source familiale «clau-
dienne», provenant peut-être d'un éloge funèbre ou d'un titulus conservé par
les Claudii dans le temple de Bellone21 (le temple voué par Appius Claudius
en 296 avant J.-C); cette source «claudienne» a pu avoir été utilisée par
M. Agrippa lorsque celui-ci rédigea ses Commentarii de aquis, eux-mêmes
sans doute directement utilisés par Frontin22. Par conséquent, la description
que fait Frontin de la censure d'Appius et des travaux qu'il mit en œuvre se
rattache peut-être à une source familiale «claudienne» très ancienne.
D'autre part, selon S. Mazzarino23, le récit que Diodore fait de la
censure d'Appius Claudius est dans l'ensemble beaucoup plus favorable au
censeur que tout le reste de la tradition annalistique, et notamment Tite-
Live : Diodore s'inspirerait peut-être d'Acilius, un annaliste romain du IIe
siècle avant J.-C. qui écrivait en grec et qui a été en partie traduit par
Claudius Quadrigarius24. Or, d'après S. Mazzarino, celui-ci n'a pu utiliser

18 P. Lejay, dans RPh, 44, 1920, p. 109-110.


19 Cf. T. R. S. Broughton, The Magistrates of the Roman Republic, t. 1, New-
York, 1951 (= T. R. S. Broughton, M.R.R.), p. 128.
20 Cf. C. Sieke, Appius Claudius Caecus Censor, p. 79; A.-G. Amatucci, «Appio
Claudio Cieco», dans RFIC, 22, 1893-94, p. 232; P. Lejay, dans RPh, 44, 1920, p. 103-
104; E. Pais, Storia Critica, vol. IV, Rome, 1920, p. 204-207; Id., Stona di Roma, vol.
V, Rome, 1928, p. 221-225.
21 Cf. T. P. Wiseman, Clio's Cosmetics, Leicester, 1979, p. 59-60.
22 Cf. P. Grimai, éd. de Frontin, Les aqueducs de la ville de Rome, Paris, 19612,
p. X-XIV; J.-M. Roddaz, Marcus Agrippa, Rome (BEFAR 253), 1984, p. 148 et n. 52.
23 S. Mazzarino, // pensiero storico classico, 11,1, Bari, 1966, p. 293-294.
24 Dans le même sens, voir aussi F. Altheim, Anfänge römischer
Geschichtsschreibung, dans F. Altheim éd., Untersuchungen zu römischen Geschichte, 1,
Francfort-sur-le-Main, 1961, p. 182-186; C. Acilius est un annaliste romain assez mal
connu qui rédigea en grec des Annales au cours du IIe siècle av. J.-C. : cf. Klebs, s.v.
«Acilius», n° 4, dans R.E., I, 1894, col. 251-252; H. Peter, Historicorum Romanorum
Reliquiae, 1, Stuttgard, 19142, p. CXXI-CXXIII; M. Schanz et C. Hosius, Geschichte
der römischen Literatur, 1, p. 177-178; H. Bardon, La littérature latine inconnue. I,
L'époque républicaine, Paris, 1952, p. 70-71; B. W. Frier, Libri Annales Pontificum Maxi-
702 MICHEL HUMM

qu'une source favorable aux Claudii : Diodore s'inspirerait donc, au moins


indirectement, d'une source d'origine «claudienne».
Il est peut-être possible de confirmer l'hypothèse de S. Mazzarino : en
effet, un fragment d'Acilius conservé par Denys d'Halicarnasse montre que
l'annaliste du IIe siècle s'est intéressé aux constructions d'aqueducs et de
routes, dans lesquels il voyait les fondements de la grandeur de l'empire
romain; il allait même jusqu'à signaler le coût de l'entretien des égouts par
les censeurs25. Or, l'expression τας των οδών στρώσεις utilisée par Acilius
évoque précisément la description de la via Appia faite par Diodore (XX,
36, 2) : μετά δε ταΰτα τής άφ'έαυτου κληθείσης Άππίας όδοϋ το πλεΐον μέρος
λίθοις στερεοΐς κατέστρωσεν. Par ailleurs, l'expression λίθοις στερεοΐς
κατέστρωσεν utilisée par Diodore correspond exactement à l'expression
latine viam lapide stravit26 et se retrouve dans la description par Tite-Live

morum, Rome (PMAAR, 27), 1979, p. 208; on a coutume d'identifier cet Acilius avec
le sénateur du même nom qui servit d'interprète à l'ambassade de Camèade en 155
(Plut., Cat. M., XXII); Cicéron (de Off., Ill, 115) évoque un certain Acilius, qui grasce
scripsit historiam; la Periocha 53 de Tite-Live mentionne pour l'année 142 qu'un
C. Iulius senator graece res Romanas scribit : comme aucun sénateur ni aucun
historien de ce nom n'est connu, il s'agit sans doute de C. Acilius.
25 Acilius, frg. 6 P. (ap. Dion. Hal., Ill, 67, 5) : έγωγ' ούν έν τρισί τοις μεγα-
λοπρεπεστάτοις κατασκευάσμασι τής 'Ρώμης, έξ ών μάλιστα το τής ηγεμονίας
εμφαίνεται μέγεθος, τάς τε τών υδάτων άγωγας τίθεμαι και τας τών οδών στρώσεις και τας
τών υπονόμων εργασίας, ού μόνον είς το χρήσιμον τής κατασκευής την διάνοιαν άνα-
φέρων, υπέρ ού κατά τον οίκείον καιρόν έρώ, άλλα και είς την τών άναλωμάτων πολυτέ-
λειαν, ήν έξ ενός έργου τεκμήραιτ' άν τις Γάιον Άκίλλιον ποιησάμενος [τοο μέλλοντος
λέγεσθαι] βεβαιωτήν, δς φησιν άμεληθεισών ποτέ τών τάφρων καί μηκέτι διαρρεο-
μένων τους τιμητας την άνακάθαρσιν αυτών και την έπισκευήν χιλίων μισθώσαι
ταλάντων : «Pour moi, en effet, je considère que les trois ouvrages les plus magnifiques
de Rome, à partir desquels la grandeur de son empire est la plus perceptible, sont les
aqueducs, les pavements des routes (τας τών οδών στρώσεις) ainsi que les
aménagements de conduits souterrains; je rappelle cela non seulement pour la conception
utile de leur construction, dont je parlerai en son temps à la place qui lui revient,
mais aussi pour l'ampleur des dépenses que l'on peut juger à partir d'un fait, si on
considère Gaius Acilius [dont je vais parler] comme une autorité sûre : celui-ci dit
qu'un jour, comme les fosses <des égouts> avaient été négligées et n'avaient plus
d'écoulement, les censeurs mirent en adjudication (μισθώσαι) leur nettoyage complet et
leur restauration pour mille talents».
26 Les deux mots sternere et καταστρώννυμι ont en effet la même étymologie : cf.
A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique, s.v. «sterno», p. 647-648, qui
rapprochent les expressions viam sternere et όδον στορέννυμι; le premier texte à
employer l'expression viam stravit pour désigner la construction de la via Appia par Ap-
pius Claudius est ï'elogium du Forum d'Auguste; or l'auteur des elogia du Forum
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 703

de la réfection de la via Appia par les censeurs de 17427. Par conséquent,


l'anachronisme de Diodore ne daterait pas du Ier siècle av. n. ère, comme
certains l'ont affirmé, mais de la première moitié du IIe siècle av. J.-C. et se
rapporterait aux travaux de réfection entrepris par les censeurs de cette
époque, ce qui confirme bien que sa source a pu être Acilius.
Enfin, un autre écho d'une source «claudienne» se retrouve peut-être
dans la phrase de Tite-Live (IX, 29, 6) : memoriae tarnen feliciorìs ad pos-
teros nomen Appi, quod viam munivit, ce qui est un éloge plutôt rare pour
le célèbre censeur, particulièrement chez Tite-Live; d'une part, Tite-Live
utilise comme Frontin l'expression viam munire, d'autre part, la phrase
livienne n'est pas sans rappeler celle de Diodore (XX, 36, 2) : αύτοΟ δε
μνη μείον αθάνατο ν κατέλιπεν. Mais la similitude entre les expressions
utilisées par Diodore et Tite-Live est trop grande pour être fortuite : les deux
historiens ont dû, au moins indirectement, avoir utilisé une source
commune, probablement d'inspiration «claudienne». Or, Tite-Live a
certainement utilisé Claudius Quadrigarius comme source complémentaire
pour la rédaction du livre IX28.
La description que la source «claudienne» a pu faire de la construction
de la via Appia par Appius Claudius n'est peut-être pas très éloignée de la
réalité archéologique. Certes, il n'est pas question de se représenter la via
Appia entièrement pavée dès l'origine, comme l'imaginait Procope : en fait,
le tronçon au sud de Forum Appi à travers les marais Pontins ne sera pavé

d'Auguste a pu être identifié avec Hygin, un affranchi d'Auguste d'origine grecque


qui devint en 28 av. J.-C. le premier préfet de la bibliothèque du Palatin (cf. A. von
Premerstein, s.v. «Elogium», dans R.E., 5, 1905, col. 2447-2448; P. L. Schmidt, s.v.
«Victor Aurelius», dans R.E., Suppl. XV, 1978, col. 1638-1660; P. Zanker, Augustus
und die Macht der Bilder, Munich, 1987, p. 215); comme il semble par ailleurs qu'Hy-
gin s'inspirait essentiellemnt de sources rédigées en grec, il est possible qu'il ait
également utilisé les annales d'Acilius pour rédiger l'elogium d'Appius Claudius Caecus.
27 Liv., XLI, 27, 5 : Censores [Q. Fulvius Flaccus et A. Postumius Albinus] vias
stemendas silice in urbe, glarea extra urbem substruendas marginandasque primi
omnium locaverunt; le fragment d'Acilius mentionne par ailleurs également la mise en
adjudication des travaux de réfection des égouts par les censeurs (τους τιμητας την
άνακάθαρσιν αυτών καί την έπισκευήν χιλίων μισθώσαι ταλάντων).
28 Cf. W. Soltau, Livius' Geschichtswerk, seine Komposition und seine Quellen,
Leipzig, 1897, p. 125-137; P. G. Walsh, Livy. HL· historical Aims and Methods,
Cambridge, 1970, p. 115 et n. 4; d'ailleurs, Tite-Live cite Claudius comme source au début
du livre LX : LX, 5, 2; d'autre part, l'expression utilisée par Tite-Live pour annoncer la
censure d'Appius {et censura clora eo anno Appi Claudii et C. Plautii fuit, memoriae
tarnen felicioris ad posteros nomen Appi) rappelle la formule qu'il emploie pour signaler
les dissensions entre ses sources et citer Claudius Quadrigarius en X, 37, 13 (= frg. 34
P.) : Et huius anni parum constans memoria est. Postumium auctor est Claudius...
704 MICHEL HUMM

qu'à l'époque de Nerva ou de Trajan {CIL X, 6824 à 6835)29. Au moment de sa


construction, la route à cet endroit n'était recouverte que de glarea, c'est-à-
dire de «caillou concassé fort analogue à notre macadam», comme l'a fort
bien montré l'étude attentive faite par M.-R. de La Blanchère : «On
introduisait dans le cailloutage un mortier qui le solidifiait après que le tout avait été
damé. La route devenait ainsi dure comme si elle eût été d'une seule
pièce»30. Mais F. Coarelli31 admet l'historicité du pavage de la route saxo
quadrato, de la porte Capène au temple de Mars, en 296 par les frères
Ogulnii (Liv., X, 23, 12); saxo quadrato le fait d'ailleurs songer «all'uso di una
pietra relativamente tenera, come il tufo». Quant au pavage silice du temple
de Mars à Bovilles, en 293 (Liv., X, 47, 4), l'archéologue italien pense qu'il
s'agit d'un pavement en calcaire, puisque silex est utilisé pour désigner le
matériau avec lequel sont réalisés les murs polygonaux en calcaire de cette
époque32. De même, L. Quilici accepte également les indications rapportées
par Tite-Live au sujet du premier pavage de la via Appia par les frères
Ogulnii en 296, parce qu'elles sont conformes aux «criteri di monumentaliz-
zazione urbana propri del tempo, in funzione della sacralità del primo tratto
della strada» ; selon lui, le pavage de la via Appia aurait donc commencé très
peu de temps après sa construction par Appius Claudius Caecus, et se serait
poursuivi tout au long du IIIe et peut-être encore du IIe siècle av. J.-C. : les
expressions viam munivit, utilisée par Tite-Live et Frontin pour la
construction de la route par Appius, et viam stravit, utilisée par Tite-Live pour
l'œuvre des Ogulnii en 296, seraient toutes deux historiquement exactes et
traduiraient tout simplement deux étapes dans la construction de la route33.
De fait, les travaux des archéologues ont pu mettre à jour, en plusieurs
endroits de la via Appia, des vestiges qui peuvent témoigner des travaux
entrepris au moment de la construction de la route par Appius Claudius :
- le tracé rectiligne que la via Appia suit de Rome à Terracine (fig. 2), et
qui est devenu la principale caractéristique de cette route au point d'appa-

29 Cf. G. Di Vita-Evrard, Inscriptions routières de Nerva et de Trajan sur l'Appia


pontine, dans S. Quilici Gigli éd., La Via Appia, op. cit., p. 73-93.
30 M.-R. de La Blanchère, Terracine, op. cit., p. 82.
31 F. Coarelli, dans DArch, III, 6, 2, 1988, p. 37; contra : E. Pais, Storia critica,
vol. rV, p. 188-189; Id., Storia di Roma, vol. V, p. 206 et η. 1, qui y voit une
anticipation anachronique sur les travaux menés par les censeurs de 189 et évoqués en
termes similaires par Tite-Live (XXXVIII, 28, 3) : viam silice stemendam a porta Ca-
pena ad Martis locaverunt.
32 F. Coarelli, dans DArch, III, 6, 2, 1988, p. 37; cf. G. Lugli, La tecnica..., op. cit.,
p. 41-42.
33 L. Quilici, dans L. Quilici et S. Quilici Gigli éd., Tecnica stradale romana,
p. 27.
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 705

Fig. 2 - Le tracé rectiligne de la via Appia entre Rome et Terracine (carte extraite de
L. Quilici, // rettifìlo della Via Appia tra Roma e Terracina. La tecnica costruttiva, dans
S. Quilici Gigli éd., La Via Appia, Rome, 1990, p. 59).

MEFRA 1996, 2 46
706 MICHEL HUMM

raître comme un modèle pour les routes construites ultérieurement, a été


aménagé sur du terrain vierge et ne peut dater que de l'origine de la
construction de la route, à la fin du IVe siècle; le nom de Forum Appi constitue
d'ailleurs une preuve suffisante de l'existence primitive de ce tronçon et exclut
l'hypothèse, encore avancée par certains, que dans une première phase
l'Appia aurait suivi l'antique route de piémont le long des monts Lepini34;
- des travaux de terrassements à la hauteur du pont de la Schiazza, au
passage de l'Ufente Vecchio dans les marais Pontins (4,5 km après le village
de Mesa), situés juste au-dessus du sol vierge, témoignent d'une grande
simplicité dans les solutions techniques (fig. 3; cf. ci-dessous fig. 16,2) :

Fig. 3 - Coupe de la via Appia au pont sur la Schiazza, dans la zone pontine (dessin
extrait de D. Sterpos, La route romaine en Italie, Rome, 1971, p. 28, d'après M. de
Prony, l'Atlas des Marais Pontins, Paris, 1823, pi. XIV).

34 Cf. L. Quilici, // rettifilo della via Appia..., dans S. Quilici Gigli éd., La Via
Appia, op. cit. , p. 41-60, et F. Castagnoli, // tracciato della via Appia, dans Capitolium,
XLIV (n° 10, 11 et 12), 1969, p. 89; sur l'hypothèse d'un «itinéraire sinueux [de la via
Appia], différent du tracé rectiligne connu» (afin sans doute d'éviter la zone des
Marais Pontins), cf. encore récemment G. Chouquer, M. Clavel-Lévêque, F. Favory et
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 707

d'après la planche publiée par M. de Prony en 1823 dans 1Άί/α5 des Marais
Pontins, «tout ce qui se voit en-dessous de la ligne E est considéré comme
«sol naturel»; nous ignorons si la couche E est un dépôt alluvionnaire ou
une couche artificielle; par contre, la strate F est sûrement artificielle : une
couche haute d'un mètre, de terre mêlée de gravier, apportée de la
montagne voisine, constitue le remblai apporté par Appius Claudius pour
mener la route à travers la plaine marécageuse; le sommet du terre-plein
porte deux assises de blocs (I) destinés à contenir un cailloutis; puis c'est la
superstructure composée essentiellement d'un conglomérat de pierres
calcaires et de cailloux compacts mais non cimentés; on remarque à
l'intérieur de cet ensemble deux autres assises de blocs (H) qui ont dû être les
bords supérieurs, délimitant le revêtement de la voie appienne primitive»35;
la construction de la via Appia avait donc bien nécessité des travaux de
terrassements comme le suggéraient l'expression viam munire et surtout la
description faite par Diodore (άναλήμμασιν άξιολόγοις έξισώσας), car la
traversée des marais Pontins avait obligé les ingénieurs romains à
surélever la chaussée sur un important remblai de terre que l'on appelait limes
ou agger36;
- la Piazza dei Paladini, au-delà du saltus ad Lautulas, entre Terracine
et Fondi (cf. carte fig. 4) : il s'agit d'une place semi-circulaire de 22 m de
rayon, en partie taillée dans le rocher, qui a été aménagée par les
constructeurs de la route pour permettre aux animaux et aux hommes qui venaient
de Terracine ou de Fondi de se reposer après la difficile montée qu'ils
venaient de parcourir37; les restes du mur de soutènement en appareil poly-

J.-P. Vallat, Structures agraires en Italie centro-méridionale. Cadastres et paysages


ruraux, Rome, 1987 (C.E.F.R.,100), p. 109.
35 M. de Prony, Atlas des Marais Pontins, Paris, 1823, p. VII et pi. XIV;
il ustration et commentaire repris dans D. Sterpos, La route romaine en Italie, Rome, 1971,
p. 28-29; cette interprétation est aussi partagée par L. Quilici, dans S. Quilici Gigli
éd., La Via Appia, op. cit., p. 55 et 60, et p. 57, fig. 26 [cf. ci-dessous Fig. 16,2]; pour
M.-R. de La Blanchère, Terracine, op. cit., p. 83-84, la simplicité de cette structure
était conçue pour rendre la route la plus légère possible pour la traversée des Marais
Pontins : «un simple fascinage, maintenu par des abatis latéraux et des palafittes de
distance en distance, supportait le corps de l'ouvrage, qui n'était guère qu'un
cail outis. Là-dessus posait la glarea entre deux files de grosses pierres. Encore l'ensemble
s'affaissait-il toujours et il fallait le recharger et le munir de nouvelle bordure»; cf.
aussi J.-P. Adam, La construction romaine, Paris, 1989, p. 301-303.
36 Cf. J.-P. Adam, La construction romaine, op. cit. p. 303.
37 Cf. G. Lugli, Ager Pomptinus, op. cit., p. 201 et fig. 23; reproduction d'une
aquarelle de C. Labruzzi, illustrant l'état de conservation quasi «antique» de la
piazza dei Paladini au XVIIIe siècle, dans Via Appia. Ventiquattro acquerelli di Carlo
Labruzzi. Testi di Giuseppe Lugli, Rome, 1967; le nom de la piazza dei Paladini a en fait
2 Km MUR DE SOUTENEMENT EN APPAREIL POLYGO
MER TYRRHENIENNE
Fig. 4 - Le parcours de la via Appia sur le territoire d'Anxur-Terracine, le saltus ad Lautulas et
de G. Lugli, Forma Italiae, regio 1, vol. 1 : Ager Pomptinus, 1, Anxur-Terracina, R
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 709

gonal permettent de dater l'aménagement de la Piazza dei Paladini de la fin


du IVe ou du début du IIIe siècle av. J.-C. : ce passage représente ainsi l'un
des principaux témoignages archéologiques des travaux menés par les
premiers constructeurs de la route (fig. 5 à 7);
- un mur de soutènement en appareil polygonal pour assurer l'assise
de la via Appia après le saltus ad Lautulas et surtout après la Piazza dei
Paladini, au moment de sa descente vers Fondi : là encore, la technique de
construction en gros appareil ajusté sans mortier permet de remonter à
une date très haute, sans doute proche de celle de l'ouverture de la route à
la fin du IVe siècle (fig. 6 et 8)38;
- un viaduc en appareil polygonal construit près d'Itri avec de grands
blocs retaillés et ajustés sans mortier (fig. 9); il n'a pas d'arches, mais il est
percé d'un canal d'écoulement à section ogivale tronquée : selon
D. Sterpos, «ce détail est un indice précis d'antiquité : quand celui-ci fut
implanté, l'arc n'était certainement pas encore d'usage courant»; quant à
G. Lugli, il a écrit : «si le viaduc d'Itri, avec son grand égoût voûté en ogive
n'est vraiment pas une construction d'Appius, il est de peu postérieur; je ne
vois cependant aucune difficulté à admettre qu'il ait été exécuté au
moment même de la création de la voie»39.

Finalement, même si nos sources ont parfois trop eu tendance à


comprendre la construction de la via Appia à l'époque d'Appius Claudius
Caecus à l'image de la route entièrement achevée qu'elles connaissaient,
elles se sont en général faites l'écho de façon relativement exacte des
prouesses techniques qui furent alors mises en œuvre, même si la
dimension géopolitique de cette construction ainsi que ses caractères proprement
novateurs leur échappaient en grande partie.

Le parcours de la via Appia et la naissance de l'impérìalisme romain : état de


la question.

Les hypothèses avancées par certains pour remettre en cause le


témoignage des sources sur le parcours initial et la première destination de la via
Appia ne paraissent pas fondées40 : les sources sont assez peu nombreuses à

des réminiscences médiévales, mais s'appelle aujourd'hui officiellement, par


«idiotisme culturel», «piazza Palatina» : cf. L. Quilici, Via Appia, vol. 2, p. 24.
38 Cf. G. Lugli, La tecnica, op. cit., p. 202; D. Sterpos, La route romaine, op. cit.,
p. 85; J.-P. Adam, La construction romaine, op. cit., p. 111-114.
39 D. Sterpos, op. cit., p. 60-61; G. Lugli, La tecnica, op. cit., p. 158-159.
40 E. Pais, Storia crìtica, IV, p. 189 (= Id., Storia di Roma, vol. V, p. 206-207),
estimait qu'à l'origine la via Appia n'allait que jusqu'à Sinuessa, colonie fondée pen-
710 MICHEL HUMM

Fig. 5 et 6 - La via Appia superior à son passage au lieu-dit Piazza dei Paladini, avec
l'entaille du rocher et des éléments du mur de soutènement en appareil polygonal
(clichés M. Humm).
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 711

Fig. 7 - La via Appia superior et la Piazza dei Paladini : la descente vers Fondi
(cliché M. Humm).

préciser quelle a été la première destination de la via Appia, mais à


l'exception de l'Anonyme du De viris illustrious (34, 6) qui commet un
anachronisme évident en la faisant poursuivre dès 312 jusqu'à Brindisi, elles
affirment toutes que la route a été construite pour relier Rome à Capoue41. En

dant le second consulat ou pendant la preture d'Appius; G. Radke, V.P.R., p. 40-46 et


p. 134-140, a cherché à démontrer qu'à l'époque de la censure d'Appius, la via Appia
ne pouvait pas aller au-delà de Formies; enfin, encore plus radical, T. Pekary,
Römischen Reichsstrassen, p. 45, fixa le terminus initial de la route, à l'époque d'Appius
Claudius Caecus, à Forum Appi!
41 Cf. Diod., XX, 36, 2 : άπο Ρώμης μέχρι Καπύης, οντος του διαστήματος σταδίων
712 MICHEL HUMM

Fig. 8 - Mur de soutènement en appareil polygonal : la via Appia superior dans sa


descente vers Fondi (cliché M. Humm).

Fig. 9a-b - Le «viaduc» d'Itri (clichés


extraits de D. Sterpos, La route romaine
en Italie, Rome, 1971, p. 60-61).
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 713

fait, le contexte historique, assez bien connu pour cette époque, peut
suppléer ici les lacunes des sources et la difficulté d'interprétation de trop
rares témoignages archéologiques : dans le contexte politique et militaire
de la seconde moitié du IVe siècle, où les guerres samnites ont suivi la
prétendue deditio de Capoue en 343/342, il n'est guère douteux que la
construction de la via Appia répondait à une nécessité à la fois politique et
stratégique et qu'elle était d'abord destinée à assurer la «continuité
territoriale» entre Rome et la Campanie42. La construction de la via Appia fut
d'ailleurs de peu précédée par une grave défaite romaine en 315 aux Lau-
tulae, véritables «Thermopyles de l'Italie centrale»43 (cf. fig. 4). Cette
défaite fut elle-même suivie en 314 par la défection de Capoue et la
découverte d'une coniuratio associant des éléments de l'aristocratie campanienne
à une partie de l'aristocratie romaine44. C'est dans ce contexte que

πλειόνων ή χιλίων; Front., Aq., I, 5, 1 : viam Appiam a porta Capena usque ad urbem
Capuam muniendam curavit; Auct. de Vir. ill, 34, 6 : viam usque Brundisium lapide
stravit, unde ilia Appia dicitur; Proa, Goth., I, 14, 6 : έκ 'Ρώμης γαρ αΰτη ές Καπύην
διήκεί;.
42 L'expansion romaine vers la Campanie et l'Italie du Sud dans la seconde
moitié du IVe siècle ainsi que la menace samnite ont certainement poussé Appius
Claudius à construire une route offrant une alternative plus rapide et plus sûre que la via
Latina : celle-ci empruntait la vallée du Trerus (Sacco) puis du Liris, avant de
rejoindre la plaine du Volturne (Garigliano) à la hauteur de Teanum (fig. 1); la via
Latina était ainsi plus longue de 15 milles (22 km), soit 147 milles (218 km) contre 132
milles (196 km) pour la via Appia; enfin, la route construite par Appius Claudius
emprunta en réalité le tracé d'une ancienne «route côtière» qui a dû préfigurer celui de
la via Appia et qui est à plusieurs reprises évoquée par les sources (cf. Liv., VII, 39, 7-
16; Vili, 14, 10; Dion. Hal., XV, 4, 1) : cf. D. Sterpos, Roma-Capua, comunicazioni
stradali attraverso i tempi, Novara, 1966, p. 7-10; S. Mazzarino, dans Helicon, 8, 1968,
p. 181, parle à ce sujet de «préhistoire de la via Appia»; F. Castagnoli, dans Capito-
lium, XLIV (n° 10, 11 et 12), 1969, p. 77-82, suppose également l'existence très
ancienne d'un lien routier entre les cités albaines et Rome et qui aurait à peu près
correspondu au tracé actuel de la via Appia sur ce tronçon; enfin la protohistoire de la
route côtière qui reliait l'Étrurie méridionale, le Latium et la Campanie, a été étudiée
par A. Alföldi, Early Rome and the Latins, Ann Arbor, 1965, p. 187-192, ainsi que par
L. Quilici dans Civiltà del Lazio primitivo, Rome, 1976, p. 11-15.
43 Cf. Diod., XIX, 72, 3-9; l'expression a connu un grand succès : utilisée une
première fois par H. Nissen, Italische Landeskunde, II, Berlin, 1902, p. 642, elle fut
ensuite reprise par : G. De Sanctis, Storia, op. cit., p. 305; G. Lugli, Ager Pomptinus,
op. cit., p. 202, n. 1; G. Uggeri, dans S. Quilici Gigli éd., La Via Appia, op. cit., p. 21.
44 Diod., XIX, 76, 3-5; Liv., IX, 26, 5-22; la coniuratio de 314 semble traduire les
difficultés d'intégration dans la citoyenneté romaine des éléments les plus
«philoromains» des notables campaniens installés à Rome : cf. G. Clemente, Basi sociali e
assetti istituzionali, dans A. Schiavone éd., Storia di Roma, IL, L'impero mediterraneo,
1, La repubblica imperiale, Turin, 1990, p. 44; L. Loretto, Sui meccanismi della lotta
714 MICHEL HUMM

commença la célèbre censure d'Appius Claudius Caecus : construire une


route qui se serait arrêtée à Sinuessa ou à Formies, voire à Forum Appi,
aurait alors été un non-sens rendant cette construction inutile!
La construction de la via Appia est également à mettre en rapport avec
le mouvement de colonisation qui se développa à cette époque en direction
du Latium méridional et de la Campanie45. Mais si des incertitudes
demeurent encore sur le parcours exact que devait emprunter la via Appia
entre Minturnes et Capoue46, il semble en revanche bien établi qu'il y a eu
un rapport direct entre la déduction des colonies de Terracine (329),
Minturnes (296) et Sinuessa (296), la création des tribus Oufentina (318),
Falerna (318) et Teretina (299), et enfin la construction de la via Appia
(fig. IO)47. Celle-ci unifia en effet ces territoires récemment acquis par

politica a Roma tra il 314 e il 294 a. C, dans AFLF, 24, 1991, p. 61-65; G. Radke,
V.P.R., p. 135 avait déjà souligné le lien qu'il a pu y avoir entre la défaite romaine aux
Lautulae en 315/314, la défection de Capoue en 314/313 et la construction de la via
Appia à partir de 312.
45 Cf. M. Frederiksen, Campania, p. 213-215; F. Coarelli, dans DArch, III, 6, 2,
1988, p. 35-48; G. Uggeri, La Via Appia nella politica espansionistica di Roma, dans
S. Quilici Gigli éd., La Via Appia, op. cit., p. 21-28.
46 De nombreuses hypothèses ont été proposées à ce sujet : G. Radke, V.P.R.,
p. 134-140, a imaginé que la via Appia a été construite par tronçons successifs, en
suivant la carrière politique d'Appius Claudius Caecus : le censeur de 312 aurait
d'abord construit sa route jusqu'à Formies, puis l'aurait complétée pendant son
consulat de 307 en construisant le tronçon entre Minturnes et Calés via Suessa Aurunca, et
aurait enfin aménagé le détour par Sinuessa et Pons Campanus au cours de son
second consulat, en 296, ou de sa preture, en 295 (fig. 11); T. P. Wiseman, dans PBSR,
38, 1970, p. 130-131 (= Id., Roman Studies, p. 134-135), montre l'impossibilité
technique de l'existence d'une route côtière et d'un pont sur l'impétueux Volturne dès la
fin du IVe siècle av. J.-C. : la via Appia devait primitivement passer par Suessa
Aurunca et Calés, colonies latines fondées respectivement en 313 et 334; Sinuessa a dû
alors être reliée à la via Appia par une route transversale à partir de Suessa, et
n'aurait été desservie par une route côtière qu'avec la création de la via Domitiana, peut-
être vers 162 avant J.-C; mais l'opinion majoritaire estime généralement que si le
tracé de la via Appia passait effectivement à l'origine à l'est du mont Massico, près de
Suessa Aurunca, il fut par la suite détourné par Sinuessa, après la fondation de la
colonie en 296 : cf. G. Radke, V.P.R., p. 137-138; D. Sterpos, Roma-Capua, p. 16;
M. Frederiksen, Campania, p. 38-39; F. Castagnoli, dans F. Castagnoli, A. M. Colini
et G. Macchia éd., La Via Appia, Rome, 1972, p. 68; enfin W. Johannovsky, Problemi
archeologici campani, dans RAAN, η. s. 50, 1975, p. 3-38 (cf. surtout p. 14-17 et 30-
31), estime au contraire que le premier tracé de la via Appia, s'il menait bien dès
l'origine de Rome à Capoue, passait en fait directement de Sinuessa à Capoue à travers
Yager Falernus, via le pons Campanus et Casilinum, bien à l'abri des attaques sam-
nites derrière la ligne de défense constituée par les colonies latines de Suessa
Aurunca, Teanum et Calés (fig. 12).
47 Sur les liens entre la fondation de la colonie de Terracine et la construction de
TELAMOi
trmr./J
Fig. 10 - L'Italie centrale : la via Appia, la via Pond
Latina, les colonies et les nouvelles tribus
romaines (carte extraite de L. R. Taylor, The voting
Districts of the roman Republic (P.M.A.A.R., 20),
Rome, 1960).
716 MICHEL HUMM

Rome et permit à celle-ci d'assurer à l'avenir sa domination sur les


populations en partie hellénisées du Latium méridional et de Yager Falemus : il est
d'ailleurs possible que la politique d'Appius Claudius Caecus ait eu pour
objectif d'assurer l'intégration dans la cité romaine des populations helléni-

Strada costruita
Popilius nel 316 B.C.
da
Fig. 11 - La via Appia entre Formies et Capoue : les itinéraires possibles selon
G. Radke (Croquis extrait de G. Radke, ViaepublicaeRomanae, Bologne, 1981, p. 139;
cf. aussi G. Radke, «Viae publicae Romanae», dans RE, Suppl. XIII, 1973, col. 1499).

la via Appia, cf. M.-R. de LaBlanchère, Terracine, Terracine, op. cit., p. 52-54; S. Maz-
zarino, dans Helicon, 8, 1968, p. 178-180; M. I. Pasquali, La via Appia e il Capitolium di
Terracina, dans A. R. Mari, R. Malizia, P. Longo et M. I. Pasquali éd., La Via Appia a
Terracina. La strada romana e i suoi monumenti, Casamari, 1988, p. 153-154; il est par
ailleurs évident que la création des tribus Oufentina et Falema (en 318) a précédé et
conditionné la construction de la via Appia : cf. M. Humbert, Municipium, p. 200-
204; L. Loretto, dans A&R, 36, 1991, p. 185, n. 23; enfin M. Cancellieri, // territorio
pontino e la Via Appia, dans S. Quilici Gigli éd., La Via Appia, op. cit. , p. 61-71, a
analysé les relations qui ont pu exister entre la via Appia et l'organisation agraire qui la
précédait dans la zone des Marais Pontins : des photographies aériennes ont révélé
l'existence d'un quadrillage du parcellaire agricole que la via Appia coupe avec un angle de
45° en fractionnant les parcelles, ce qui ne pourrait s'expliquer que si le parcellaire
agricole était antérieur à la construction de la route et datait de la distribution viritim
du territoire privernate en 340, avant que l'établissement de citoyens romains sur ces
terres n'amenât la création de la tribu Oufentina en 318.
Fig. 12 - La via Appia à travers lager Falernus selon W. Johannovsky (carte extraite de W. Johanno
RAAN, n.s. 50, 1975, fig. 1).
718 MICHEL HUMM

sées des territoires récemment soumis à la domination romaine48. La


construction de cette route semble dès lors trahir, non seulement les
préoccupations géostratégiques et géopolitiques de son concepteur, mais aussi
les ambitions culturelles d'un aristocrate romain dont les multiples
activités semblent tournées vers le monde grec d'Italie du Sud49.

2 - Innovations romaines et modèles hellénistiques

La construction de la via Appia à la fin du IVe siècle a nécessité la


réalisation d'un certain nombre d'innovations techniques, dont certaines
peuvent apparaître rétrospectivement comme de véritables prouesses
technologiques pour l'époque50. Les efforts investis dans cette entreprise ont
également entraîné ou favorisé un certain nombre d'innovations
institutionnelles dans les pratiques politiques romaines. La construction de cette
route a pu enfin à la fois traduire et illustrer les importantes modifications
culturelles qui se sont alors opérées au sein d'une partie de l'aristocratie
romaine, déjà fascinée par les modèles politiques et sociaux «hellénis-

48 Cf. la récente étude de J. Cels-Saint-Hilaire, La République des tribus. Du droit


de vote et de ses enjeux aux débuts de la République romaine (495-300 av. J.-C),
Toulouse, 1995, p. 251-283 : la lectio senatus de 312 puis la répartition des humiles à
travers toutes les tribus (dont le résultat fut l'élection de Cn. Flavius et de Q. Anicius de
Préneste à l'édilité curule) auraient eu pour objectif d'intégrer dans le personnel
politique romain des personnalités dont l'appartenance à la citoyenneté romaine était
récente ou ne remontait qu'à la génération de leurs parents; leur inscription dans les
tribus aurait alors tenu compte de leur résidence réelle qui devait précisément
correspondre aux nouvelles tribus qui venaient d'être créées (ce qui eut pour résultat de
leur donner la majorité aux comices tributes où ils ont constitué cette fameuse foren-
sis factio, que J. Cels-Saint-Hilaire traduit curieusement par «faction étrangère»,
opposée au populus integer, assimilé au «peuple romain de souche»); si cette hypothèse
se révélait exacte, et même s'il semble difficile de suivre cet auteur dans sa définition
des libertini (cf. ci-dessous note 128), on comprendrait mieux alors les mesures
d'urgence que la censure d'Appius Claudius paraît avoir adoptées pour la sauvegarde de
l'État, aussitôt après la coniuratio de 314 : la construction de la via Appia, en
assurant la «continuité territoriale» entre Rome et la Campanie, semble ainsi avoir
complété les mesures politiques de cette censure qui assurèrent l'intégration
définitive dans la citoyenneté romaine de populations récemment conquises, mais que le
jeu politique de la nobilitas romaine tendait à exclure de la vie politique.
49 Cf. F. Altheim, Rom und der Hellenismus, Amsterdam-Leipzig, 1941, p. 96-
106; E. S. Staveley, dans Historia, 8, 1959, p. 410-433; F. Cassola, I gruppi politici
Romani nel HI secolo A.C., Trieste, 1962, p. 128-137 (cf. surtout p. 129 sur la
signification politique et économique de la via Appia).
50 Cf. F. Castagnoli, dans F. Castagnoli, Α. Μ. Colini et G. Macchia éd., La Via
Appia, p. 64.
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 719

tiques» que leur renvoyaient la Sicile et la Grande-Grèce51. Il s'agit dès lors


d'analyser la part respective des innovations proprement «romaines» liées
à la construction de cette route, et de celles dues à l'influence d'éventuels
modèles «extérieurs».

Les innovations techniques : assise routière et tracé rectiligne

La construction de la via Appia apparaissait jusqu'à présent comme un


pur produit du «génie romain», préfigurant le goût de ce peuple pour les
gigantesques travaux d'ingénierie52 : ainsi, même si le rapprochement
semble techniquement seulement partiellement exact, A. Grenier a voulu
reconnaître dans la succession des couches de pierres et de gravier
superposées mise à jour près du pont de la Schiazza, dans la zone pontine, le
modèle pré-vitruvien de la superposition d'un statumen, d'un rudus, d'un
nucleus et enfin d'un summum dorsum53. Or, il semble bien que cette
technique de construction soit proprement romaine, même si une tradition
tardive rapportait que c'étaient les Carthaginois qui, en Sicile, auraient
enseigné aux Romains l'art de construire les routes54. Pourtant, si les
Romains du IVe siècle ne semblent pas avoir pu bénéficier d'un «modèle»
extérieur pour la construction de cette première route, ils ont cependant dû

51 Cf. en dernier lieu T. Hölscher, Römische Nobiles und hellenistische Herrscher,


dans Akten des XIII. Internationalen Kongresses für klassische Archäologie (Berlin
1988), Mayence, 1990, p. 73-84.
52 Cf. notamment A. Grenier, Le génie romain, op. cit., p. 98-99; selon T.
Hölscher, Die Anfänge römischer Repräsentationskunst, dans MDAI(R), 85, 1978, p. 352,
«la via Appia, tout comme Vaqua Appia, fut en 312 un projet à la fois neuf et
conforme à des conceptions purement romaines».
53 A. Grenier, Le génie romain, p. 97-98 (cf. ci-dessus fig. 3); J.-P. Adam, La
construction romaine, op. cit., p. 301, remet cependant en cause l'idée d'un «modèle
vitruvien» pour la construction des voies romaines, due selon lui à une mauvaise
interprétation de Vitruve, mais considère que la via Appia fournit un bon exemple des
solutions techniques qui seront encore utilisées par la suite.
54 Isid., Orig., XV : Primum Poeni dicuntur lapidibus vias struxisse, postea
Romani per omnem pene orbem disposuerant : «On dit que les Carthaginois furent les
premiers à couvrir leurs routes de pierres, que par la suite les Romains disposèrent
pratiquement à travers le monde entier»; mais selon H. Nissen, Italische Landeskunde,
II, p. 42 et 50, le rôle des Carthaginois se serait limité à introduire en Sicile l'usage
du mortier à chaux, qui par la Grande-Grèce parvint aux Romains; or, l'une des
caractéristiques des routes romaines, et en particulier de la via Appia, est précisément
«l'absence de mortier de chaux dans les substructions de voies» : J.-P. Adam, La
construction romaine, Paris, 1989, p. 301-302 (cf. le témoignage de Procope sur la via
Appia (Goth., I, 14, 9) : Λείους δε τους λίθους και ομαλούς έργασάμενος, έγγωνίους τε
τι) εντομή πεποιημένος, ές αλλήλους ξυνέδησεν, ούτε χάλικα εντός ούτε τι άλλο έμ-
βεβλημένος.)
720 MICHEL HUMM

emprunter ailleurs certaines solutions techniques nécessaires à sa


réalisation.
La principale innovation technique liée à la construction de la via
Appia réside en fait dans les deux longs tracés rectilignes que suit la route,
d'abord sur une distance de 23 kilomètres depuis la sortie de Rome jusqu'à
Aricie, puis sur 61 kilomètres à travers la plaine pontine depuis Genzano
jusqu'à la pointe du mont Leano, à proximité de Terracine (fig. 2). Il
semble bien qu'on ait mal mesuré jusqu'à présent l'importance de cette
innovation, et surtout la prouesse technique qu'elle suppose, même si on a
pris l'habitude d'y voir le modèle qui sera par la suite suivi par la plupart
des routes romaines à travers l'Empire55. Le tracé rectiligne de la via Appia,
en négligeant les difficultés topographiques, distingue cette route des
routes au tracé plus ancien, comme la via Ardeatina ou la via Laurentina,
dont les parcours tortueux sont précisément dus à l'adaptation aux
conditions naturelles du terrain, de façon à éviter au maximum la construction
d'ouvrages artificiels (terrassements, ponts, etc.)56. La construction de la
via Appia, et surtout l'élaboration de ses longs tracés rectilignes, supposait
bien sûr de la part des ingénieurs romains une remarquable maîtrise
technique, mais aussi, plus fondamentalement, une démarche déjà mise en
avant par certains auteurs grecs : «l'imposizione di un disegno razionale a
costo di arditi superamenti di difficoltà naturali»57.
La mise en œuvre, pour la construction de la via Appia, de principes
géométriques qui ne tiennent pas compte des difficultés du terrain est
certainement à rapprocher avec le développement contemporain de
l'urbanisme hippodaméen dans les nouvelles colonies fondées par Rome (cf.
Ostie, Minturnes, Suessa Aurunca, Alba Fucens) et avec les techniques de
centuriation utilisées pour la division agraire58.

55 Cf. C. P. Ehrensperger, Römische Strassen : Charakterisierung anhand der


Linienführung, dans HelvA, 20, 1989, p. 42-77; L. Quilici, // rettifûo della Via Appia tra
Roma e Terracina. La tecnica costruttiva, dans S. Quilici Gigli éd., La Via Appia,
op. cit., p. 41.
56 Cf. F. Castagnoli, dans Capitolium, XLIV (n° 10, 11 et 12), 1969, p. 80.
57 F. Castagnoli, dans Capitolium, XLIV (n° 10, 11 et 12), 1969, p. 80.
58 Cf. F. Castagnoli, Topografia e urbanistica di Roma nel IV secolo a.C, dans
StudRom, 22, 1974, p. 438-444 (= Id., Topografia antica. Un metodo di studio, I,
Roma, Rome, 1993, p. 233-237); cet auteur estime par ailleurs que le mythe romuléen
de la Roma quadrata aurait été développé précisément au IVe siècle pour servir de
«modèle» à l'urbanisme hippodaméen des nouvelles colonies fondées par Rome, et
que les techniques de centuriation seraient apparues à la même époque et
trouveraient leur origine en Grande-Grèce.
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 721

Techniquement, la construction des deux longs tracés rectilignes de la


via Appia, d'abord à travers la campagne romaine, puis à travers la plaine
pontine, n'est certainement pas une réalisation aussi simple qu'on a
tendance à l'imaginer aujourd'hui, surtout en l'absence de tout instrument
moderne de telemetrie. Certes, L. Quilici souligne que les extrémités des
deux axes rectilignes pouvaient servir de point de mire et étaient
constituées respectivement par le temple de Diane sur l'Aventin (?) et le Colle
Pardo, un petit cône volcanique près d'Aricie, à partir duquel on a pu
orienter le deuxième tronçon rectiligne en direction de la Punta di Leano,
près de Terracine59. Il s'agit-là bien sûr de points de vue remarquables à
partir desquels on a pu établir l'orientation générale de la route. Mais il est
pratiquement impossible d'avoir constamment et simultanément les deux
extrémités d'un tronçon en ligne de mire quand on est sur la route, dans la
campagne romaine à cause des fréquents dénivelés, du moins jusqu'au 5e
mille environ60, et dans la plaine pontine à cause de la trop longue distance
(43 km de Cisterna di Latina à la Punta di Leano, mais 61 km depuis Gen-
zano), qui fait disparaître l'une ou l'autre extrémité derrière la ligne
d'horizon. Comme par ailleurs la mise bout à bout d'instruments de visée
(cf. la groma61) ne permet pas d'assurer un tracé rectiligne sur de telles
distances et surtout le maintien de l'orientation exacte, il fallait bien que les
arpenteurs romains de la fin du IVe siècle eussent à leur disposition des
connaissances mathématiques leur permettant de déplacer la groma tout
en restant en permanence dans l'axe défini au départ.
Dans son manuel d'ingénierie romaine, G. Cozzo voulait voir dans le
tracé rectiligne de la via Appia une illustration du très haut degré de déve-

59 L. Quilici, dans S. Quilici Gigli éd., La Via Appia, op. cit., p. 42;
l'identification du temple de Diane sur l'Aventin comme point de mire d'origine, à partir de
Rome en direction des monts albains, reste cependant hypothétique : cf. Id., La pos-
terula di Vigna Casali nella pianificazione urbanistica dell'Aventino e sul possibile
prospetto del tempio di Diana, dans L'Urbs, espace urbain et histoire, Actes du
colloque international, Rome, 1985 (C.E.F.R., 98), Rome, 1987, p. 713-745.
60 En fait, à partir du tombeau de Cecilia Metella (3e mille), le tracé de la via
Appia correspond, jusqu'aux Frattochie (Bovillae), à une longue coulée de lave dite de
Capo Bove (du nom précisément des reliefs à têtes de bœufs représentés sur la
tombe de Cecilia Metella) : celle-ci fut manifestement utilisée comme assise routière
pour la via Appia à cause de sa position légèrement surélevée par rapport aux zones
environnantes et aussi parce que le sol, par lui-même solide et plat, a constitué un
terrain naturel optimal pour le soubassement de la route : cf. G. Caselli,
Caratteristiche idrogeomorfologiche del terrìtorìo, dans V. Calzolari éd., Piano per il parco del-
l'Appia antica, Rome, 1984, p. 33-39.
61 Sur la groma et son utilisation par les arpenteurs romains, cf. notamment
J.-P. Adam, La construction romaine, p. 10-16.

MEFRA 1996, 2 47
722 MICHEL HUMM

loppement de la technique et des mathématiques chez les Romains, et


l'application de calculs trigonométriques qui auraient pris en compte, à partir
de mesures d'angles, des points de repère tout au long du tracé à établir62.
Mais la connaissance de fonctions trigonométriques dans l'Antiquité ne
semble pas attestée avant le milieu du IIe siècle av. J.-C, ou au mieux avant
Archimède63. Dans une étude plus récente, G. Tibiletti a montré que les
arpenteurs romains n'avaient en fait pas besoin de connaître de notions de
trigonométrie pour tracer des lignes droites sur de longues distances, et
que leur expérience en matière de tracé de limitations leur permettait de
tracer des routes rectilignes en n'utilisant que la groma64 : pour définir les
différents points de station de la groma le long de l'axe à tracer, il fallait
diviser cet axe en courts segments à l'intérieur desquels l'utilisation de la
groma ne posait pas de difficulté de visée, et vérifier l'orientation de ces
segments en les inscrivant à l'intérieur d'autant de rectangles dont ils
devenaient la diagonale (et donc l'hypothénuse d'un triangle rectangle) (fig. 13);
en connaissant le théorème de Pythagore, les arpenteurs romains
pouvaient vérifier l'orientation de l'axe en mesurant chacun de ces segments
devenus comme autant d'hypothénuses65. Autrement dit, les arpenteurs
romains de la fin du IVe siècle n'auraient pas été capables de réaliser les
longs tronçons rectilignes de la via Appia s'ils n'avaient pas eu connais-

62 G. Cozzo, Ingegnerìa Romana, Rome, 1928, p. 121-122; l'application de calculs


trigonométriques à la cadastration romaine, associée à la construction de routes
rectilignes qui coupent souvent cette cadastration en biais, a encore été récemment
soutenue par J. Peterson, Trigonometry in Roman cadastres, dans J.-Y. Guillaumin éd.,
Mathématiques dans l'Antiquité, Saint-Etienne, 1992, p. 185-203.
63 Cf. K. Orinsky, s.v. Trigonometrie, dans R.E., VII, 1, 1939, col. 139-141; O.
Becker, Das mathematische Denken der Antike, Göttingen, 1957, p. 110-111; B. L. Van Der
Waerden, Erwachende Wissenschaft. Ägyptische, babylonische und griechische
Mathematik, Bâle-Stuttgart, 19662, p. 449-452.
64 G. Tibiletti, Problemi gromatici e storici, dans RSA, 2, 1972, p. 87-92 (= Id.,
Storie locali dell'Italia romana, Rome, 1978, p. 331-342) : l'auteur parie à ce propos de
«strada artificiale» à laquelle il assimile également la via Appia (loc. cit., p. 92); cf.
également G. Chouquer et F. Favory, Les arpenteurs romains. Théorie et pratique,
Paris, 1992, p. 77-79.
65 Cf. la note précédente ainsi que J.-P. Adam, La construction romaine, p. 13;
M. Clavel-Lévêque, Centuriation, géométrie et harmonie. Le cas Biterrois, dans J.-Y.
Guillaumin éd., Mathématiques dans l'Antiquité, op. cit., p. 161-184, associe la
construction des routes rectilignes romaines aux techniques de cadastration, et y
voit l'application de principes mathématiques pythagoriciens (dont celui du
théorème de Pythagore associé à la duplication du carré) et le reflet des théories
harmoniques pythagoriciennes; elle cite notamment Vitruve (De arch., IX, Praef. 2-6), qui
démontre la duplication de la surface du carré et qui attribue à Pythagore l'invention
de l'équerre (norma) et la propriété remarquable du triangle à côtés 3/4/5.
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 723

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Α.
• Ι *

Fig. 13 - Exécution du tracé rectiligne d'une route avec une groma (croquis de
G. Tibiletti, Problemi gromatici e storici, dans RSA, 2, 1972, pp. 87-96, fig. 1-2).

sance des mathématiques pythagoriciennes venues de Grande-Grèce66 : la


connaissance et surtout l'utilisation du théorème de Pythagore à Rome dès
la fin du IVe siècle pourraient ainsi fournir un indice supplémentaire qui

66 Sur l'origine essentiellement pythagoricienne des mathématiques en Grande-


Grèce à cette époque, cf. notamment A. Fraiese, Gli inizi della matematica di
precisione nella Magna Grecia, dans Filosofìe e scienze in Magna Grecia, Atti del 5.
Convegno di studi sulla Magna Grecia, Naples, 1966, p. 39-53; A. Svabò, Le scienze in
Magna Grecia, dans G. Pugliese Carratelli éd., Megalè Hellas, Milan (coll. Antica Madre),
1983, p. 561-564; Id., Le scienze fìsiche e matematiche, dans G. Pugliese Carratelli éd.,
Magna Grecia, III, Vita religiosa e cultura luterana, fìlosofica e scientifica, Milan,
1988, p. 239-244.
724 MICHEL HUMM

confirmerait l'influence du pythagorisme à Rome à cette époque,


notamment chez un personnage comme Appius Claudius Caecus67.

Le Decennovium et la construction d'un canal dans les Marais Pontins

La construction de la via Appia et son tracé à travers les Marais


Pontins ont sans doute nécessité la réalisation d'une autre innovation
technique : le creusement depuis Forum Appi jusqu'à Feronia d'un canal de
drainage le long de la route. Ce canal est resté célèbre grâce au pittoresque
récit de voyage composé par Horace68, et est connu sous le nom de
Decennovium à cause de sa longueur de 19 milles69 (fig. 14). Mais il s'agit sans
doute d'une confusion tardive, car il convient de distinguer entre le
Decennovium et le canal, qui n'avaient pas la même longueur et qui recouvraient
deux réalités différentes : si le mot Decennovium fait presque certainement
référence à une distance de 19 milles, cela ne peut concerner que la dis-

67 Cf. Cic, Tusc, IV, 4 : Mihi quidem etiam Appi Caeci carmen, quod valde Panae-
tius laudai epistula quadam quae est ad Q. Tuberonem, Pythagoreum videtur : «A moi
aussi du moins, le poème d'Appius Caecus, que Panétius loue vivement dans une
lettre adressée à Q. Tubéron, me semble pythagoricien»; sur l'influence du
pythagorisme à Rome dès le IVe siècle avant J.-C, voir notamment : A. Gianola, La fortuna di
Pitagora presso i Romani, Catane, 1921, p. 18-20; L. Ferrerò, Storia del pitagorismo
nel mondo romano (dalle origini alla fine della Repubblica), Turin, 1955, p. 153 et 167-
172; J. Carcopino, Les origines pythagoriciennes de l'Hercule romain, dans Aspects
mystiques de la Rome païenne, Paris, 1962, p. 173-206; Id., La basilique
pythagoricienne de la Porte Majeure, Paris, 1963, p. 182; nous nous permettons également de
renvoyer le lecteur à M. Humm, Les origines du pythagorisme romain : problèmes
historiques et philosophiques, dans LEC, 64, 1996, p. 339-353, etLEC, 65, 1997, p. 25-42;
Id., Appius Claudius Caecus et l'influence du pythagorisme à Rome fin IVe-début IIIe
siècles av. J.-C, dans C.-M. Ternes éd., Le pythagorisme dans l'espace spirituel romain,
Actes du colloque international de Luxembourg (décembre 1994), à paraître dans
Études classiques (Luxembourg), VIII, 1996.
68 Hor., Sat, I, 5, ν. 1-26; cf. aussi Strab., Geogr., V, 3, 6 (C 233) : Πλησίον δε τής
Ταρρακίνης βαδίζοντι έπί xfjç 'Ρώμης παραβέβληται τη όδφ τη" Άππία διώρυξ έπί
πολλούς τόπους πληρούμε νη τοις έλείοις τε καί τοις ποταμίοις ϋδασι · πλειται δε μάλιστα
μεν νύκτωρ, ώστ' έμβάντας άφ 'εσπέρας έκβαίνειν πρωίας και βαδίζειν το λοιπόν xf[ όδφ,
άλλα καί μεθ'έμέραν · ρυμουλκεί δ'ή μιόνιον : «Près de Tarracina dans la direction de
Rome, la Via Appia est bordée d'un canal alimenté en plusieurs endroits par les eaux
stagnantes et courantes. On y navigue surtout la nuit, les voyageurs embarquant le
soir et débarquant le lendemain matin pour faire à pied le reste de la route, mais
aussi parfois le jour. Le bateau est hâlé par un petit mulet» (trad, de F. Lasserre, éd.
de Strabon, Géographie, tome III, Paris, 1967, p. 85-86).
69 Cf. Proc, De bell, goth., 1, 11, 2 : ρεΐ δε καί ποταμός, όν Δεκεννόβιον τη Λατίνων
(poûvfi καλοϋσιν οι έπιχώριοι, οτι δήέννεακαίδεκα περιιών σημεία, οπερ ξύνεισιν ές
τρισκαίδεκα καί εκατόν σταδίους, οΰτω δή έκβάλλει ές θάλασσαν, άμφί πόλιν Ταρα-
κίνην; un mille romain a la longueur de mille pas et correspond à 1481,5 m (cf.
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 725

SULMO

Fig. 14 - Le Decennovium et le canal le long de la via Appia entre Forum Appi et Fe-
ronia (en hachuré le long de la route) avec son prolongement moderne (en hachuré
plus espacé) (carte extraite de G. Di Vita-Evrard, Inscriptions routières de Nerva et de
Trajan sur l'Appia Pontine, dans S. Quilici Gigli éd., La Via Appia, Rome, 1990, p. 74).
726 MICHEL HUMM

tance qui séparait Forum Appi (au 43e mille) de Terracine (au 62e mille), et
désignait par conséquent une section peut-être particulière de la via Appia
entre ces deux étapes70; quant au canal, nous savons par Horace qu'il
commençait à Forum Appi et qu'il s'étendait jusqu'au Fanum Feroniae, à 3
milles de Terracine71. Le canal avait par conséquent une longueur de 16
milles, et avait en son milieu (au 51e mille, à 8 milles de Forum Appi) une
station qui s'appelait Ad Médias (auj. Mesa), et qui était probablement un
relais de halage72.
C'est pourquoi, il n'y a sans doute pas de rapport entre le fameux mil-
liaire trouvé près de Posta di Mesa et le canal : l'inscription (fig. 15)
indique les noms des édiles P. Claudius et C. Furius, respectivement

G. Radke, V.P.R., p. 62) : les 19 milles du Decennovium correspondaient par


conséquent à environ 28 km.
70 Cf. T. Mommsen, dans CIL, X, p. 683-684; C. Hülsen, s.v. «Decennovium»,
dans R.E., IV, 2, 1901, c. 2267-2268; le terme Decennovium n'est attesté que par des
sources tardives, dont les plus anciennes sont des milliaires de l'époque de Trajan
qui indiquent le chiffre XVIIII pour désigner les 19 milles que l'empereur a fait
recouvrir de dallage, entre Forum Appi et Terracine (CIL, X, 6833, 6835 et 6839; cf. G.
Di Vita-Evrard, dans S. Quilici Gigli éd., La Via Appia, op. cit., p. 84-92); le terme
apparaît ensuite dans des sources littéraires assez tardives (Cassiod., Vor., II, 32, 2, 4 et
33, 1; Proc, De bell, goth., I, 11, 2) et dans les inscriptions de l'époque de Théodoric
{CIL, X, 6850-6852), et désigne tour à tour une section de la route, une portion des
Marais ou un fleuve/canal qui s'étendent sur un espace allant de Tripontium (au 39e
mille) à Terracine (au 62e mille), soit sur une distance maximale de 23 milles; ces
constatations ont amené M. Cancellieri, dans S. Quilici Gigli éd., La Via Appia,
op. cit., p. 64-66, à se montrer très sceptique quant à la signification précise du
terme Decennovium, en soulignant qu'il ne peut guère être antérieur au IIe siècle apr.
J.-C. et qu'il peut donc difficilement être identifié avec le cours d'eau évoqué par la
Satire d'Horace; selon G. Di Vita-Evrard, dans S. Quilici Gigli éd., La Via Appia,
op. cit., p. 91, n. 90, «le segment de route n'a pu prendre ce nom que
postérieurement à l'intervention de Trajan, et l'extension de la dénomination au canal (et à la
zone), tardive, a induit en erreur Procope qui attribue cette longueur de 133 stades
(= 19 milles) au canal lui-même».
71 Hor., Sat., I, 5, 3-26; M.-R. de La Blanchère, La poste sur la voie Appienne de
Rome à Capoue, dans MEFR, 8, 1888, p. 67, en fit la description suivante : «Ce canal,
qui naissait au Forum d'Appius, y prenait une partie des eaux supérieures, venues du
Nord, d'entre les Lepini et le Mont Artemisio. Puis il suivait la Voie jusqu'au Ponte
Maggiore, prenant ce qu'il pouvait des eaux de la Palude. A ce pont, il trouvait l'U-
fens, puis l'Amasenus; mais son lit continuait, pour recevoir les eaux du Mont Leano
et les sources de Féronie. Il ne pouvait finir qu'au-delà de celles-ci, à l'entrée de la
Valle Anxurnate, aux moulins qui s'y voient aujourd'hui».
72 La station Ad Médias (Mesa), «au milieu même des Marais» (ad médias pa-
ludes), «marquait le milieu du cours du canal qui longeait la route»; il s'agissait dès
lors, avec Forum Appi et le Fanum Feroniae, de l'une des «trois gares» de cette voie
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 727

IJI/K

UAVDIÖ P. Claudio A[p. f.


C. Fourio
ovrSo
aidiles

Κ
Fig. 15 - L'inscription du milliaire trouvé près de Posta di Mesa (C.I.L., F, 21).

consuls en 249 et 251 av. J.-C. et sans doute édiles en 255 ou 253 av. J.-C.73;
le premier n'est d'ailleurs autre que P. Claudius Pulcher, l'un des fils de
Caecus, ce qui prouve pour le moins un intérêt familial pour la via Appia.
Selon F. Coarelli, ce milliaire pourrait être en rapport avec le canal74; il
porte en effet une double numérotation, comme les milliaires d'époque
impériale de la via Appia : le premier chiffre indiquerait la distance de 53
milles avec Rome, le second le 10e mille du Decennovium (entendu comme
le canal), ce qui confirmerait «l'esistenza praticamente ab origine del
canale». Contre le témoignage d'Horace, celui-ci aurait commencé à Tri-

d'eau : M.-R. de La Blanchère, Terracine, op. cit., p. 81-82 et p. 191; Id., dans MEFR,
8, 1888, p. 66-67.
73 CIL, X, 6838 = CIL, F, 21 = I.L.L.R.P., 448; le lieu exact où fut découvert le
milliaire est en fait inconnu; sur P. Claudius et C. Furius, cf. T.R.S. Broughton, M.R.R.,
1, p. 211; S. Mazzarino, dans Helicon, 8, 1968, p. 184; selon F. Coarelli, dans DArch,
III, 6, 2, 1988, p. 37, les caractéristiques paléographiques et morphologiques de
l'inscription ne permettent pas de lui donner une date postérieure aux dernières
décennies du IIIe s. av. J.-C.
74 F. Coarelli, dans DArch, III, 6, 2, 1988, p. 37.
728 MICHEL HUMM

pontium (au 39e mille) et aurait donc eu une longueur de 19 milles75; mais
le 53e mille de Rome ne correspondrait pas dans ce cas au 10e mille du
canal. D'autre part, on voit mal pourquoi les Romains auraient tenu à
marquer par ce jalon le 10e mille du canal, alors que son milieu se trouvait à Ad
Médias, au 8e mille : il ne peut donc s'agir que de l'existence d'une mutatio,
à 10 milles de Forum Appi et à 9 milles de Terracine, à mi-parcours de la
section de route connue plus tard sous le nom de Decennovium76. La
présence du milliaire pourrait ainsi s'expliquer par l'achèvement d'importants
travaux d'entretien ou de réfection de la route, un demi-siècle après sa
construction.
Même si le canal ne doit pas être confondu avec le Decennovium, il
semble toutefois hautement improbable qu'on ait pu construire une route à
travers les Marais Pontins sans en assurer le drainage ou au moins une
bonne régulation des eaux : la construction de la route et celle du canal ont
par conséquent dû aller de pair77.
Plusieurs éléments semblent en effet indiquer une construction
précoce du canal. Ainsi, une petite notice de la Souda indique-t-elle (s.v.
«Άππία οδός») :
Άππία όδος. Ούτως έκαλεΐτο άπο Άππίου, Ρωμαίου τιμητοΰ, ος λιθομυλία
ταύτην κατέστρωσεν, καί ύδατος οχετούς κατεσκεύασεν.
(Via Appia. Elle tient son nom d'Appius, un censeur romain, qui la fit
paver de pierres et l'équipa de 'canalisations d'eau'.)

L'expression ύδατος οχετούς utilisée par la Souda n'a jamais été relevée.

75 F. Coarelli reprend à ce sujet la démonstration de G. Radke, V.P.R., p. 162-


163, qui s'appuie exclusivement sur les sources tardives qui donnent le nom de
Decennovium aussi bien à la route, au canal et à la région environnante; en
commençant à Tripontiwn, un canal de 19 milles se serait par conséquent étendu jusqu'au 58e
mille, alors que le Fanum Feroniae était au 59e mille et qu'Horace indique
explicitement une distance de 3 milles à parcourir à pied après avoir quitté le canal pour
arriver à Terracine (au 62e mille).
76 Pour M.-R. de La Blanchère, Terracine, op. cit., p. 191, les chiffres LUI et X qui
figurent sur le milliaire voudraient donc dire : «LUI milles de Rome, Xe mille du
Decennovium», ce qui pourrait d'ailleurs indiquer l'existence pratiquement ab origine
du Decennovium comme section particulière de la voie avec un «régime spécial» (cf.
Id., dans MEFR, 8, 1888, p. 67).
77 Telle était déjà l'hypothèse émise par B.G. Niebuhr, Histoire romaine, t. 5,
p. 422-423; cf. aussi H. Nissen, Italische Landeskunde, II, p. 639; M. Frederiksen,
Campania, p. 220, n. 66; M.-R. de La Blanchère, Terracine, op. cit., p. 82, qui
attribuait toutefois la construction du canal aux travaux d'assainissement des Marais
Pontins entrepris par le consul M. Cornelius Cethegus en 160 av. J.-C. (cf. Liv., Per.,
XLVI, 15), souligne qu'«il y a toute apparence que ce canal avait été fait pour
défendre la route elle-même contre l'envahissement des eaux».
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 729

Or, il ne peut pas s'agir de la construction de Vaqua Appia, mais de


«canalisations d'eau» dont la construction est associée à celle de la via Appia et qui
pouvaient servir soit à détourner un cours d'eau (= des canaux de
dérivation), soit à assécher la zone marécageuse de la plaine Pontine que
traversait la via Appia (= des canaux de drainage) : dans tous les cas, la Souda
semble avoir conservé le souvenir de la construction simultanée de la via
Appia et du canal.
Par ailleurs, le témoignage du baron de Prony sur les travaux de
bonification des Marais Pontins entrepris à la fin du XVIIIe siècle à l'initiative du
pape Pie VI prouve a posterion qu'il est impossible de construire une route
dans cette région quand celle-ci est infestée par les marais et par un réseau
hydrographique complètement anarchique78. Jusqu'en 1777, c'est-à-dire
avant que les travaux de bonification n'eussent commencé, la région offrait
l'image qu'elle devait avoir avant les travaux menés par Appius Claudius
Caecus : la via Appia «était entièrement noyée dans l'eau et dans la fange,
rompue en plusieurs endroits, et traversée par des courants d'eau qui ne
passaient pas sous les ponts». Or, la restauration de la route, devenue
actuellement la Strada Statale 7, nécessita en priorité la construction de la
linea Pia, ce canal de navigation qui longe la route moderne à partir de
Fàiti (Forum Appi) et qui évoque si bien l'antique voie d'eau (fig. 16,1, 16,3
et 16,4)79.
Enfin, la construction par Appius Claudius de Vaqua Appia80, premier
aqueduc à avoir approvisionné la Ville en eau, prouve la maîtrise des
techniques hydrauliques à Rome dès la fin du IVe siècle av. J.-C. Pour la
construction du canal ou des ύδατος οχετούς le long de la via Appia, entre
Forum Appi et Feronia, les ingénieurs romains ont en fait pu s'inspirer de
la technique des cuniculi depuis longtemps maîtrisée par les paysans du
Latium81, ou de la science étrusque des canaux de drainage, révélée actuel-

78 M. de Prony, Description hydrographique et historique des Marais Pontins,


Paris, 1822, p. 203-205 (cf. notamment cette phrase : «on avait eu et on aura encore
beaucoup de travaux et de dépenses à faire pour n'avoir pas, comme les anciens,
cherché un terrain ferme en se rapprochant de la montagne, et sacrifié l'agrément
d'une route bien alignée à l'économie et à la solidité»).
79 La linea Pia n'est en fait que l'ancien canal recreusé et légèrement rallongé :
cf. M.-R. de La Blanchère, Terracine, op. cit., p. 82, et ci-dessus fig. 14.
80 Cf. Diod. XX, 36, 1; Liv. LX, 29, 6; elogium d'Appius Claudius Caecus dans CIL,
F, p. 192, X; Frontin., Aq., I, 5, 1-3; Fest., p. 23 L.; Pomp. αρ. Dig., I, 2, 2, 36; Eutr.,
Brev., II, 9, 2; Auct. de Vir. ill, 34, 7.
81 Cf. M.-R. de La Blanchère, Le drainage profond des campagnes latines, dans
MEFR, 2, 1882, p. 207-221; Id., 5. ν. Cuniculus, dans C. Daremberg et E. Saglio,
Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, I, 2, Paris, 1887, p. 1591-1594; d'après
730 MICHEL HUMM

Fig. 16, 1 - La via Appia à Forum Appi (Fàiti), peu avant le pont sur le canal
de la Cavata, avec mur de terrassement in situ.


vecchio letto dell'
livello del terreno
anteriore alla costruzione
della via appia

Fig. 16, 2 - Coupe de la via Appia au pont sur la Schiazza.

Fig. 16, 3 - Vue de la via Appia et du canal après Fig. 16, 4 - Image du début du siècle, avec le tra-
Bocca di Fiume. fie des bacs sur le canal le long de la via Appia.

Fig. 16 - La via Appia à Forum Appi, le canal le long de la route et la coupe de la via Appia au pont sur la
Schiazza (clichés et dessin extraits de L. Quilici, // rettifilo della Via Appia tra Roma e Terracina. La tecnica
costruttiva, dans S. Quilici Gigli éd., La Via Appia, Rome, 1990, p. 56-57).
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 731

lement par les fouilles menées à Musarna82. Bref, les nécessités techniques
liées à la morphologie et à l'hydrographie de la région autant que la
vraisemblance historique incitent à penser à la construction simultanée de la
route et du canal, et par conséquent à des travaux d'ingénierie d'une
ampleur tout à fait considérable et inhabituelle pour l'époque.

Le rôle accru de la censure

La construction de la via Appia par Appius Claudius Caecus ne fut pas


seulement l'occasion d'importantes innovations techniques. Des travaux
d'une telle ampleur favorisèrent également d'importantes modifications
institutionnelles, qui ne manquèrent pas de bousculer les habitudes
politiques d'une partie de la nobïlitas romaine. La via Appia fut ainsi la
première route construite par un censeur83. Ce fait est d'autant plus
remarquable que les routes censoriales furent par la suite relativement rares, et
que, jusqu'à Appius Claudius, la censure n'était sans doute pas une
magistrature très prestigieuse84. Nous avons vu que la construction de la via
Appia jusqu'à Capoue par le censeur Appius Claudius Caecus a pu être

La Blanchère, c'est précisément l'abandon progressif du drainage cuniculaire par


suite de la conquête romaine et du développement des latifundia qui a entraîné le
développement des marais dans les Terres Pontines à l'époque historique (cf. Id., La
malaria de Rome et le drainage antique, dans MEFR, 2, 1882, p. 102-105; et surtout
Id., Un chapitre d'histoire pontine. État ancien et décadence d'une partie du Latium,
Paris, 1889) : la construction de la via Appia ainsi que celle du canal qui a dû lui être
adjoint dès l'origine auraient donc désorganisé un réseau cuniculaire depuis
longtemps entretenu par les paysans latins ou volsques, et auraient contribué à
l'extension des zones marécageuses.
82 La petite cité étrusque de Musarna, près de Viterbe, fait l'objet de campagnes
de fouilles régulières depuis 1983 qui sont conduites par l'École française de Rome,
sous la direction de V. Jolivet sur concession de la Surintendance aux antiquités d'É-
trurie méridionale; cf. les divers compte rendus parus dans la Chronique des activités
de l'École française de Rome des MEFRA, depuis le tome 96, 1984, 1 : le réseau des
cunicules et des canaux de drainage de cette cité étrusque sont évoqués par
H. Broise et V. Jolivet notamment dans MEFRA, 105, 1993, 1, p. 444-447; MEFRA,
106, 1994, 1, p. 454-462 et MEFRA, 108, 1996, 1, p. 455-460; V. Jolivet nous a
également communiqué la découverte, au cours de la dernière campagne de fouilles (été
1996), d'un aqueduc souterrain (comme l'était d'ailleurs Vaqua Appia) qui
approvisionnait la ville en eau.
83 S. Mazzarino, dans Helicon, 8, 1968, p. 174-177, a insisté sur cet aspect :
«L'Appia corne prima via censoria».
84 C'est sans doute ce qui explique le fait qu'Appius Claudius ait pu revêtir la
censure avant d'avoir pu accéder au consulat; sur les six exemples connus, Appius
est le premier à avoir exercé la censure avant le consulat : Th. Mommsen, Le droit
public romain, II, Paris, 1892, p. 207 et n. 1.
732 MICHEL HUMM

contestée par certains historiens pour des raisons juridiques liées au droit
public romain : ne disposant pas de Yimpenum, le célèbre censeur n'aurait
pas eu les pouvoirs nécessaires pour étendre son domaine de compétence
en dehors du territoire romain proprement dit. Mais devant la nécessité
urgente de mener à bien la construction de cette route, en pleine guerre
samnite, les autorités romaines de l'époque n'ont pas dû s'embarrasser de
pareilles arguties juridiques, d'autant que par la suite les censeurs étaient
généralement chargés (sous le contrôle du Sénat) de gérer les recettes et les
dépenses publiques et d'assurer au nom de l'État l'adjudication des grands
travaux publics, et notamment la construction ou l'entretien des routes85. Il
est enfin incontestable que la politique de grands travaux et de réformes
organisée par Appius Claudius a donné à la censure un prestige et une
autorité qu'elle n'avait pas auparavant : c'est sans doute aussi ce qui
explique que l'image que ce personnage a laissée dans l'historiographie
romaine soit si controversée.
En effet, Appius Claudius a sans doute été le premier censeur à
prolonger la durée de la censure, fixée à 18 mois par la lex Aemilia*6, pour
pouvoir achever les travaux entrepris, à commencer par la via Appia*7.
L'achèvement des travaux est peut-être aussi la raison pour laquelle Appius
Claudius a assumé le consulat aussitôt après sa censure, en 307 (Liv., IX,
42, 3-4)88.

85 Cf. Th. Mommsen, Le droit public, II, p. 108-119; exemples de réfection censo-
riale de la via Appia par adjudication en 189 (Liv., XXXVIII, 28, 3) et en 174 (Liv.,
XLI, 27, 5).
86 D'après la tradition, la lex Aemilia qui limite la durée de la censure à 18 mois
aurait été proposée par L. Aemilius Mamercinus en 434 (Liv., IV, 24, 6) : G. Rotondi,
Leges publicae populi Romani, Milan, 1912, p. 211 ; Th. Mommsen, Le droit public, IV,
Paris, 1894, p. 25 et n. 1, estime que dans le cas d'Appius Claudius, il ne s'agit que
d'une «prorogation d'une longueur inusitée, et que c'est de cette mouche que les
annales [récentes] ont fait un éléphant»; J. Suolahti, The Roman Censors. A Study on
Social Structure, Helsinki, 1963, p. 26-29, considère que la durée de 18 mois a été la
durée initiale de la censure, mais qu'on a eu tendance à prolonger cette durée lors-
qu'ont commencé à se développer les grands travaux publics à Rome, et que le
premier exemple a pu être celui d'Appius Claudius Caecus pour la construction de
Vaqua Appia et de la via Appia.
87 Cf. Liv., IX, 33, 4 : Ap. Claudius censor circumactis decent et octo mensibus,
quod Aemilia lege finitum censurae spatium temporis erat, cum C. Plautius, collega
eius, magistratu se abdicasset, nulla vi compelli, ut abdicaret, potuit : cf. également
chez Tite-Live, IX, 33, 5-9 et IX, 34, 1-22, le long réquisitoire du tribun Sempronius
contre Appius, parce que celui-ci refuse de démissionner après les 18 mois prévus
par la loi (ou le mos maiorum?); Frontin., Aq., I, 5, 3 : multis tergiversationibus, ex-
traxisse censurant traditur, donec et viam et huius aquae ductum consummaret.
88 Cf. T. R. S. Broughton, M.R.R., 1, p. 165.
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 733

On s'est aussi interrogé pour savoir quels pouvaient être les pouvoirs
constitutionnels autorisant Appius Claudius à dépenser les deniers publics
pour financer ses grands travaux, étant donné que le contrôle financier
devait normalement être exercé par le Sénat. La controverse sur ce sujet
subsiste d'ailleurs dans le récit que Diodore de Sicile fait de la censure
d'Appius89.
Selon S. Mazzarino, Appius Claudius a réussi à contrer l'opposition du
Sénat grâce à sa lectio senatus, par ailleurs si controversée, et sans laquelle
il n'y aurait pas eu de via Appia90. Il est possible aussi qu'Appius ait été
obligé d'accroître les disponibilités financières de l'État en ouvrant la vie
politique à de nouvelles catégories de contribuables, non propriétaires
fonciers : la «petite bourgeoisie» de commerçants et d'artisans qui avait tout à
gagner d'une ouverture économique sur la Campanie et l'Italie du Sud91, et
qui compose peut-être cette forensis factio que la censure d'Appius a
favorisée et qui est si vivement dénoncée par Tite-Live (IX, 46, 10-13).
Il est possible enfin qu'Appius ait accru les moyens financiers de l'État
en développant pour la première fois à Rome le monnayage de l'argent.
M. H. Crawford a pu démontrer que la série de didrachmes d'argent
(R.R.C. n° 13) portant l'effigie de Mars sur l'avers et une tête de cheval sur
le revers, avec la mention ROMANO, serait datable des années 310
environ. Il s'agit d'une émission unique, alignée sur le standard monétaire
de Naples, mais relativement abondante, à en juger d'après le nombre
d'exemplaires retrouvés jusqu'en Italie du Sud. Or, une émission unique de
cette sorte ne pouvait se justifier que par de vastes dépenses publiques :
pour M. H. Crawford, celle-ci ne peut donc s'expliquer que par les
dépenses engagées pour la construction de la via Appia entre 312 et 308 av.
J.-C.92. L'une des toutes premières émissions monétaires au nom de l'État
romain serait donc liée à la construction de la première route romaine : la
monnaie était en effet un instrument de la politique de l'État, pour
subvenir à ses besoins et manifester sa puissance93. La construction de la via

89Diod., XX, 36, 1 : τφ δήμω γαρ το κεχαρισμένον ποιών ούδένα λόγον έποιεϊτο
τής συγκλήτου. [...] και πολλά των δημοσίων χρημάτων είς ταύτην την κατασκευήν
άνήλωσεν άνευ δόγματος τής συγκλήτου, et XX, 36, 2 : κατηνάλωσεν άπάσας τας
δημοσίας προσόδους.
90 S. Mazzarino, dans Helicon, 8, 1968, p. 176-177.
91 Cf. E. S. Staveley, dans Historìa, 8, 1959, p. 426; F. Cassola, / gruppi politici
Romani nel III secolo A.C., Trieste, 1962, p. 121-137.
92 M. H. Crawford, Coinage and Money under the Roman Republic, Londres,
1985, p. 28-29; cf. aussi A. Burnett, La numismatique romaine, Paris, 1988, p. 20.
93 Sur le rôle de la monnaie dans l'économie antique, et en particulier dans
l'économie romaine, cf. C. Nicolet, Rome et la conquête du monde méditerranéen : 264-
734 MICHEL HUMM

Appia et la frappe de cette première monnaie d'argent indiquent clairement


la volonté romaine de s'associer économiquement et politiquement avec le
monde hellénistique, et en particulier avec la Grande-Grèce94. La
construction de la première route romaine, en voulant consolider et pérenniser les
relations avec la Campanie, et au-delà sans doute avec toute l'Italie du Sud,
a donc nécessité l'introduction à Rome de nouveaux moyens financiers
empruntés précisément à ce monde grec qui devait déjà fasciner une partie
de l'aristocratie romaine, à commencer par Appius Claudius Caecus95.

Le caractère «hellénistique» de la via Appia


La dimension «culturelle» de la création de cette route n'a sans doute
pas suffisamment attiré l'attention jusqu'à aujourd'hui, alors qu'elle est
certainement l'une des clés permettant de comprendre les mobiles et les
motivations qui animaient ses concepteurs. Cette dimension «culturelle»
transparaît notamment dans le choix du nom qui fut donné à la via Appia. On
distingue en effet plusieurs étapes dans la formation des noms des routes
romaines : les plus anciennes portaient le nom de leur fonction, comme la
via Salaria, ou de la région vers laquelle elles se dirigeaient, comme la via
Latina ou la via Campana; par la suite, avec le développement des cités
dans le Latium, les routes prirent le nom de la ville où elles aboutissaient :
ce furent la via Ficulensis, la v. Nomentana, la v. Collatina, la v. Tiburtina,
la v. Gabina, la v. Praenestina, la v. Ardeatina, etc.96

27 av. J.-C, 1, Les structures de l'Italie romaine, Paris, 1977, p. 164-166; S. Balbi De
Caro, Cause sociali ed economiche alla base della politica monetaria di Roma (IV e II
secolo a.C), dans I. Dondero et P. Pensabene éd., Roma repubblicana fra il 509 e il
270 a.C, Rome, 1982, p. 110-111, voit dans ces premières émissions monétaires «un
mezzo di propaganda politica» à destination des populations campaniennes,
soumises ou alliées à Rome, et qui avaient depuis longtemps l'habitude d'utiliser des
monnaies grecques.
94 Cf. dans le même sens T. Hölscher, dans Akten des XIII. internationalen
Kongresses, 1990, p. 79, même si cet auteur ne tient compte que de la première frappe
officielle de l'argent à Rome dans la première moitié du IIIe siècle avant J.-C.
95 C'est précisément pour l'année 310 que Tite-Live mentionne l'existence sur le
Forum, sans doute le long du clivus argentarius, de tabemae appartenant à des
argentoni (Liv., IX, 40, 16) : ces derniers devaient être des «changeurs», ce qui suppose la
circulation à Rome de pièces d'argent étrangères qui ne pouvaient provenir que du
monde grec d'Italie du Sud; cf. A. Burnett, The coinages of Rome and Magna Grecia
in the late fourth and early third Centuries B.C., dans SNR, 56, 1977, p. 92-121;
T. Hölscher, dans MDAI(R), 85, 1978, p. 353; F. Coarelli, // Foro Romano, 2, p. 142;
J. Andreau, La vie financière dans le monde romain. Les métiers de manieurs d'argent
(IVe siècle avant J.-C. - IIIe siècle apuis J.-C), Rome, (BEFAR, 265), 1987, p. 337-346.
96 Cf. G. Radke, dans R.E., Suppl. XIII, loc. cit., col. 1478; F. Coarelli, Roma,
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 735

Mais la via Appia fut la première route romaine à porter le nom de son
constructeur, et la seule à porter son prénom97. G. Radke avoue ignorer
pourquoi la via Appia a emprunté son nom au praenomen d'Appius
Claudius Caecus, plutôt qu'à son nomen9S. Pourtant, Appius Claudius n'a pas
seulement donné son prénom à la route qu'il a fait construire, mais aussi
au premier aqueduc de Rome ainsi qu'au forum installé au 43e mille de la
via Appia. G. Radke souligne en effet avec justesse que les fora semblent
toujours avoir été construits au moment de la construction des routes, ce
qui explique qu'ils aient généralement reçu le nom de leur constructeur :
Forum Appi doit donc son nom également à Appius Claudius Caecus". Via
Appia, aqua Appia, Forum Appi : l'identification systématique de ces
grandes réalisations édilitaires à la personne de leur constructeur évoque
davantage l'évergétisme d'un monarque hellénistique que l'austère mos
maiorum d'un aristocrate romain... Le fait qu'un membre de l'aristocratie
romaine ait pu, pour la première fois, donner son nom (et même son
prénom100) à des monuments publics qu'il a fait construire, révèle à la fois
la force de sa personnalité et l'introduction à Rome de mœurs politiques
nouvelles101 : quelques années plus tôt, Philippe de Macédoine et Alexandre
le Grand donnèrent leurs noms à des villes qu'ils avaient fait construire...

Rome-Bari, Guide archeologiche Laterza, 1981, p. 154; A. Grandazzi, La fondation de


Rome, Paris, 1991, p. 107-108; le nom de la via Latina pourrait provenir de la
destination primitive de cette route, qui a pu être le centre sacré de la Ligue latine au Monte
Cavo, où se célébraient les Fériés latines (cf. G. Radke, V.P.R., p. 123-124; F. Coarel-
li, dans DArch, III, 6, 2, 1988, p. 40-41).
97 Cf. Diod., XX, 36, 2 : Μετά δε ταοτα ττ\ς άφ'έαυτοο κληθείσης Άππίας όδοο...;
Fest., ρ. 23 L., 5. ν. «Appia» : Appia via et aqua ab Appio Claudio est appellata; Auct. de
Viris ili, 34, 6-7 : <Appius Claudius> viatn usque Brundisium lapide stravit, unde illa
Appia dicitur; Soud., s.v. « Άππία οδός » : Οΰτως έκαλεΐτο άπο Άππίου, 'Ρωμαίου τιμη-
τοΰ...
98 G. Radke, V.P.R., ρ. 31.
"Cf. Soud., s.v. «"Αππιος φόρος» : όνομα τόπου, άπο τοο Άππίου 'Ρωμαίου;
G. Radke, V.P.R., ρ. 31; cf. aussi Κ. J. Beloch, Römische Geschichte bis zum Beginn
der punischen Kriege, Berlin-Leipzig, 1926, p. 584; F. Castagnoli, dans Capitolium,
XLIV (n° 10, 11 et 12), 1969, p. 89.
100 Si le prénom Appius est devenu si caractéristique de la gens Claudia au point
de définir cette appietas que Cicéron semble reprocher à Appius Claudius Pulcher
(Ad fam., III, 7, 5), c'est bien parce qu'un personnage comme Appius Claudius
Caecus lui a pour ainsi dire donné, par le prestige et le charisme qu'il avait réussi à
incarner, la valeur d'un nom de famille.
101 À l'exception de la columna Maenia et des maeniana, édifiés par C. Maenius,
consul en 338 et censeur en 318 avant J.-C. (cf. F. Coarelli, // Foro Romano, 2 :
Periodo repubblicano e augusteo, Rome, 19922, p. 39-52 et 143-146); Th. Mommsen, Le
droit public, II, p. 97 : «Les constructions publiques faites anciennement par l'État
736 MICHEL HUMM

Le caractère «hellénistique» de la via Appia se laisse en fait deviner à


travers d'autres indices encore102. Certes, la part du «modèle hellénistique»
dans la construction de la via Appia est difficile à préciser : les Grecs ont en
effet peu construit de routes et ont généralement privilégié le transport et
les déplacements par mer; même s'il existait un réseau de routes terrestres
en Grande-Grèce, le terme de «route» reste cependant bien ambitieux pour
désigner de simples pistes qui empruntaient de «larges vallées
caillouteuses» ou des «gorges étroites et sauvages» qui étaient à peine
aménagées103. Les seuls exemples de routes construites «en dur» sont les voies
sacrées qui unissaient certaines cités au sanctuaire qui se trouvait à la
limite de leur territoire104. Quant à l'empire d'Alexandre, il ne fit qu'hériter
du réseau routier des Perses105. Cependant, Philippe II a sans doute
construit et aménagé une route en Macédoine orientale en direction de la
ville de Philippes, à l'emplacement de la future via Egnatia, comme le
montrent des inscriptions de bornes routières du IVe siècle trouvées sur
place106. Le milliaire des environs de Posta di Mesa, qui date du milieu du
IIIe siècle, aurait ainsi un antécédent grec et fournit au moins un terminus

romain ne portent pas de noms de personnes. Le premier exemple de constructions


ainsi désignées est celui de la route et de l'aqueduc construits par Ap. Claudius,
censeur, en 442 [a. U. c.]; et le même personnage a peut-être été considéré comme le
premier qui ait attaché son nom à la dédicace d'un temple public construit par lui.
On peut rapprocher cela des ambitions pseudo-royales qui lui sont attribuées. »
102 Sur le caractère «hellénistique» de la via Appia, cf. notamment H. Jucker,
Vom Verhältnis der Römer zur bildenden Kunst der Griechen, Bamberg, 1950, p. 47; à
noter également la remarque de G. Hafner, Römische und italische Porträts des 4.
Jahrhunderts v. Chr., dans MDAI(R), 77, 1970, p. 62 : «Die geradlinige, Berge,
Sümpfe und andere Naturhindernisse überwindende Führung der Strasse [= der Via
Appia] ist ein Zeugnis für die souveräne Einstellung und den Eigenwillen ihres
Erbauers, den H. Jucker richtig mit dem monumentalen Gestaltungswillen in
Verbindung gebracht hat, der für die Alexanderzeit bezeichnend ist. »
103 J. Bayet, Les origines de l'Hercule romain, Paris (BEFAR, 132), 1926, BEFAR,
132, p. 48-53; cf. aussi Vie di Magna Grecia, Atti del secondo convegno di studi sulla
Magna Grecia, Naples, 1963, passim; R. J. Buck, The Ancient Roads of Southeastern
Lucania, dans PBSR, 43, 1975, p. 98-117.
104 Sur le rôle des plateiai unissant certaines cités grecques à un sanctuaire, cf.
F. de Polignac, La naissance de la cité grecque, Paris, 1984, p. 107; en Italie du Sud,
on trouve ainsi la platéia qui unissait la cité de Poseidonia à l'Héraion situé à
l'embouchure du Sélé : cf. P. Zancani Montuoro et U. Zanotti Bianco, Heraion alla foce
del Sele, I-II, Rome, 1951-54; exemple identique en Asie Mineure, où une route dallée
réunissait Milet au sanctuaire d'Apollon de Didyme : cf. P. Schneider, Zur
Topographie der Heiligerstrasse von Milet nach Didyma, dans AA, 1987, p. 101-129.
105 Cf. M. I. Rostovtseff, Histoire économique et sociale du monde hellénistique,
Paris, 1989, p. 92 (traduction de l'édition originale en anglais, Oxford, 1941).
106 Cf. P. Collari, Inscriptions de Philippes, dans BCH, 57, 1933, p. 363-365;
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 737

ante quern pour ce type d'équipement, même si rien n'indique que la via
Appia fut jalonnée de milliaires dès sa construction. T. Pekary a supposé
que les Romains avaient découvert les routes macédoniennes lors de la
guerre contre Antiochos III, en 190 av. J.-C, et qu'ils en auraient rapporté
l'idée de construire les premières routes romaines jalonnées de bornes
milliaires107. Si l'archéologie et la cohérence historique empêchent absolument
d'accepter la chronologie basse de T. Pekary, le «modèle» est peut-être le
bon et on peut penser qu'Appius Claudius Caecus ou ses successeurs
immédiats ont pu vouloir donner à «leur» route l'allure d'une grande route
royale macédonienne.
Un autre indice du caractère «hellénistique» de cette route, et surtout
de son constructeur, figure dans le témoignage controversé de Suétone
(Tibère, 2) qui indique qu'un Claudius Drusus, statua sibi diademata ad
Appii forum posita, Italiani per clientelas occupare temptavit. Depuis
Th. Mommsen, beaucoup ont voulu reconnaître dans ce Claudius le
censeur qui a fait construire la route ainsi que le forum du 43e mille108. L'école
«hypercritique» a cependant considéré l'existence de cette statue d'Appius
Claudius Caecus cum diademate comme une information hautement
suspecte, et a voulu y voir l'œuvre de l'historiographie tardive, d'autant que le
cognomen Drusus dont on a affublé ce Claudius n'a été porté que
tardivement, et par les parents maternels de Tibère109.

C. Edson, The Location ofCellae and the Route of the Via Egnatia in Western
Macedonia, dans CPh, 46, 1951, p. 4 et p. 11-12.
107 T. Pekary, Römischen Reichsstrassen, p. 63.
108 Le nom Drus* us a une lettre grattée dans le manuscrit principal; aussi
Th. Mommsen, Die patricischen Cloudier, dans les Römische Forschungen, I, Berlin,
1864, p. 308-309, proposait-il de lire rursus, car aucun Claudius Drusus n'est connu
pour une époque aussi ancienne : il s'agirait donc d'Appius Claudius Caecus rursus,
puisque déjà cité plus haut par Suétone (cf. déjà B.G. Niebuhr, Hist, rom., tr. fr.,
t. V, p. 420); dans le même sens : L. R. Taylor, The Voting Districts of the Roman
Republic, Rome, 1960, p. 137; B. MacBain, dans CQ, 30, 1980, p. 362 sq.; Ο. Hirschfeld,
Antiquarisch-kritische Bemerkungen zu römischen Schriftstellern, dans Kleine
Schriften, Berlin, 1913, p. 795-796 proposait de lire Crassus, c'est-à-dire le cognomen
original de Caecus (cf. Frontin., Aq., I, 5, 1) : cf. aussi F. Münzer, s.v. Claudius, n° 91, dans
R.E., III, 1899, e. 2681.
109 Contre l'interprétation mommsénienne : A.-G. Amatucci, Appio Claudio
Cieco, dans RFIC, 22, 1893-94, p. 250-251; P. Lejay, Appius Claudius Caecus, dans R.Ph.,
44, 1920, p. 100-101; cf. surtout E. Pais, Storia critica, vol. IV, p. 178 (en note); Id.,
Storia di Roma, vol. V, p. 194, η. 1; voir aussi A. Garzetti, Appio Claudio Cieco nella
storia politica del suo tempo, dans Athenaeum, 25, 1947, p. 197; M. Ihm, Suetoniana,
dans Hermes, 36, 1901, p. 303, a proposé de lire Claudius Russus (=Rufus), le fils aîné
d'Appius Claudius Caecus, consul en 268, mort mystérieusement en fonction (cf.
T. R. S. Broughton, M.R.R., 1, p. 199-200) : dans le même sens également T. P. Wise-

MEFRA 1996, 2 48
738 MICHEL HUMM

Pourtant, la «critique interne» du texte de Suétone, si on l'accepte tel


qu'il nous est parvenu, ne plaide pas forcément en faveur d'une fabrication
historiographique délibérément malveillante ou d'une confusion avec un
autre Claudius. En écrivant Claudius Drusus, l'historien semble bien avoir
eu à l'esprit le personnage d'Appius Claudius Caecus : Yexemplum de la
statua diademata s'insère en effet dans une double série d'exempla diversa
concernant les Claudii et toujours cités dans l'ordre chronologique. Parmi
les exempta positifs, on trouve Appius Caecus qui fit rompre les
négociations avec Pyrrhus, Claudius Caudex qui chassa les Carthaginois de Sicile
et Claudius Néron qui écrasa Hasdrubal; parmi les exempta négatifs, on
rencontre Claudius Regillianus, le décemvir qui chercha à violer Virginie,
Claudius Drusus qui se fit élever la statua diademata à Forum Appi et
Claudius Pulcher qui jeta les poulets sacrés à la mer : or, le seul Claudius
célèbre capable de s'être fait élever une statue diademata à Forum Appi et
ayant vécu entre Appius Claudius le décemvir et Claudius Pulcher ne peut
être qu' Appius Claudius Caecus. Quant au surnom Drusus, s'il ne s'agit pas
d'une confusion de copiste avec des mots comme rursus (cf. Mommsen) ou
Crassus (cf. Hirschfeld), il peut s'agir d'une erreur de Suétone lui-même :
peu après ce célèbre passage, l'historien explique en effet de façon assez
confuse que la mère de Tibère descendait à la fois de L. Livius Drusus et
dìAppius [sic, au lieu de Publius!] Pulcher, lui-même fils d'Appius Caecus
(Tib., 3). La mention de Claudius Drusus ne peut donc être qu'une erreur
de la tradition manuscrite ou une confusion involontaire de la part de
Suétone, à moins d'imaginer que l'historien n'ait délibérément voulu flétrir la
famille de la mère de Tibère, tout en se faisant l'écho d'une notice, peut-
être d'origine antiquaire, qui évoquait l'existence d'une statue diademata à
Forum Appi...
L'historicité de la statue diademata de Forum Appi et surtout son
attribution à Appius Claudius Caecus restent évidemment indémontrables,
mais la vraisemblance historique de cette anecdote peut être vérifiée si
celle-ci est resituée dans le contexte socio-culturel de l'époque. La présence
à Forum Appi d'une statue représentant le constructeur de la route à
laquelle celui-ci a donné son nom est en soi peu étonnante : outre que
depuis le IVe siècle précisément, les membres de la nobilitas romaine ont
pris l'habitude de multiplier les statues honorifiques des grands
personnages de la République dans lesquelles ils voyaient l'expression de leur
gloria et de leur virtus110, Appius Claudius Caecus est également censé avoir

man, Historiography and imagination. Eight Essays on Roman Culture, Exeter, 1994,
p. 39-44.
110 Les débuts de l'art du portrait à Rome dans la seconde moitié du IVe siècle
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 739

fait placer des imagines clipeatae de ses ancêtres, et peut-être aussi de lui-
même, dans la cella du temple de Bellone consacré vers 293 m. Or,
Th. Mommsen a justement essayé de montrer que l'attribution du nom du
constructeur à un édifice ou à un lieu public est un honneur qui se rattache
au ius imaginum112. L'existence d'une statue d'Appius à Forum Appi, au
bord de la via Appia, peut par conséquent être corroborée par le nom que le
constructeur a donné aussi bien à la route qu'au bourg du 43e mille : la
statue honorifique et l'éponymie seraient ainsi indissociables...
Reste le problème de la représentation du diadème : spontanément,
l'historien moderne aurait plutôt tendance à croire à un anachronisme,
sinon à une affabulation anti-claudienne. Pourtant, les représentations du

sont l'expression de la nouvelle nobilitas issue des lois licinio-sextiennes : cf. G. Haf-
ner, dans MDAI(R), 77, 1970, p. 46-71 + pi. h. t. 20-31 (qui a notamment cru
identifier un portrait d'Appius Claudius Caecus dans un buste du musée Chiaramonti!);
F. Zevi, dans Roma medio repubblicana, Aspetti culturali di Roma e del Lazio nei
secoli IV e III a. C, Rome, 1973, p. 31-32 (à propos du «Brutus» capitolin); T. Hölscher,
Die Anfänge römischer Repräsentationskunst, dans MDAI(R), 85, 1978, p. 324-344 et
354-357; Id., Monumenti statali e pubblico, Rome 1994, p. 24-39; K.-J. Hölkeskamp,
Die Entstehung der Nobilitai. Studien zur sozialen und politischen Geschichte der
Römischen Republik im 4. Jhdt v. Chr., Stuttgart, 1987, p. 233-236.
111 Le temple de Bellone fut voué par Appius Claudius Caecus en 296 au cours de
combats contre les Étrusques et les Samnites (Liv., X, 19, 17; elog. For. Aug., dans
CIL, F, p. 192, X = ILS, 54 = Inscr. It., XIII, 3, n° 12); il fut dédié quelques années
plus tard, sans doute après 293 (cf. A. Ziolkowski, The Temples of mid-republican
Rome and their Historical and Topographical Context, Rome, 1992, p. 18-19); une
notice controversée de Pline (Ν. Η., XXXV, 12) rapporte qu'un Appius Claudius
suspendit dans le temple de Bellone les imagines clipeatae de ses ancêtres; il est impossible
de reprendre ici toute la discussion suscitée par ce passage, mais l'hypothèse la plus
probable et la plus en accord avec l'évolution socio-culturelle mentionnée plus haut
est qu'il faille associer ces imagines clipeatae avec le développement du ius imaginum
au sein de la nobilitas du IVe siècle et donc les attribuer au fondateur du temple de
Bellone, Appius Claudius Caecus : cf. Th. Mommsen, Le droit public, II, p. 91 et n. 1;
F. Zevi, Considerazioni sull'elogio di Scipione Barbato, dans Studi Miscellanei, 15,
1970, p. 71; T. Hölscher, dans MDAI(R), 85, 1978, p. 327; K.-J. Hölkeskamp, Die
Entstehung der Nobilitai, p. 221-224; G. Hafner, Drei Gemälde im Tempel der Bellona,
dans MDAI(R), 94, 1987, p. 241-265 + pi. h. t. 116-121.
112 Th. Mommsen, Le droit public, II, p. 76; mais le ius imaginum ne pouvait
normalement s'exercer que si le personnage ainsi honoré était mort : cf. Id., ibid.,
p. 89-90 : «L'exposition de statues et de bustes de personnages vivants dans des lieux
publics, ou même dans les parties des maisons qui étaient accessibles à tous les
visiteurs, était probablement absolument interdite dans l'État romain, à l'époque
ancienne»; par conséquent (ibid., p. 90, n. 2), «lorsque Claudius Drusus, ou plutôt
Claudius Caecus statua sibi diademata ad Appii forum posita, Italiani per clientelas
occupare temptavit (Suét., Tib. 2), ce n'est sans doute pas seulement le diadème, mais
aussi l'érection même de la statue qu'on lui reproche. »
740 MICHEL HUMM

diadème ne sont pas rares à Rome dès le début du IIIe siècle, voire la fin du
IVe siècle av. J.-C. : des diadèmes servent en effet de motifs décoratifs à des
plats en céramique à vernis noir (ou brun-roux), appartenant au groupe
des céramiques dites «de Genucilia», découverts dans la nécropole de l'Es-
quilin et datant précisément de cette époque; de même, une statuette en
terre cuite datant de la même époque et provenant selon toute probabilité
du milieu artistique tarentin représente un buste féminin dont la tête est
couronnée d'un diadème113. Bien plus, il semble bien que la statue de Mar-
syas découverte à Paestum porte également le diadème114 : or, M. Torelli et
F. Coarelli ont montré qu'il s'agit de la représentation exacte du Marsyas
qui se trouvait sur le Comitium du Forum Romain et qui a dû y être placé
par C. Marcius Censorinus lors de sa première censure en 294 (le choix de
Marsyas s'expliquerait d'ailleurs par une «pseudo-étymologie» qui
cherchait à lier la gens Marcia à ce silène)115. Il reste que le port du diadème par
un aristocrate romain (ou sa représentation figurée) à la fin du IVe siècle
prendrait, si l'information s'avérait exacte, une dimension éminemment
politique qui ne pourrait se comprendre que dans une perspective cultu-

113 Cf. E. Cicerchia, dans Roma medio repubblicana, p. 212-213, et E. La Rocca,


dans ibid., p. 244.
114 Cf. A. Marzullo, La statua di Marsyas e la Colonia latina di Paestum, dans Atti
della Società italiana per il progresso delle scienze, 5, 1932, p. 196; J. P. Small, Cacus
and Marsyas in Etrusco-Roman Legend, Princeton-New York, 1982, p. 86; F. Coarelli,
// Foro Romano, 2, p. 97; M. Denti, // Marsia di Paestum, dans AION (Arch, e stor.
ont.), 13, 1991, p. 145.
115 M. Torelli, Typology and Structure of Roman Historical Reliefs, Ann Arbor,
1982, p. 103-106; F. Coarelli, // Foro Romano, 2, p. 95-119; mais d'après M. Denti,
dans AION (Arch, e stor. ant), 13, 1991, p. 133-188, la statue du Comitium ne serait
que la reproduction d'un modèle grec diffusé en Italie méridionale dès le IVe siècle et
dont le principal exemplaire conservé serait celui de Poséidonia-Paestum; la
présence de la statue de Marsyas sur le Comitium montrerait là encore la volonté
délibérée de la part de certains membres de l'aristocratie romaine d'adopter des
systèmes de représentation conformes aux valeurs grecques, voire hellénistiques : la
gens Marcia prétendait d'ailleurs descendre du roi Ancus Marcius, ce qui pouvait
justifier la présence du diadème sur la statue, d'autant que certains Marcii se faisaient
appeler Reges ; mais au IVe siècle, la gens Marcia appartenait également à la catégorie
des «familles numaïques» (Ancus Marcius avait été le petit-fils du roi Numa) et se
rattachait ainsi à l'idéologie pythagorisante de la partie la plus hellénisée de la nobi-
litas de l'époque : le mythe du pythagorisme du roi Numa date en effet du IVe siècle,
et l'activité politique et culturelle de C. Marcius Censorinus semble précisément
pouvoir être associée au philhellénisme pythagorisant d'Appius Claudius Caecus; il y
aurait ainsi un lien entre la statue de Marsyas, C. Marcius Censorinus, Appius
Claudius Caecus et Paestum, dont la colonie latine fut fondée en 273 par un Claudius et
qui illustra les ambitions expansionnistes des Marcii et des Claudii vers l'Italie
méridionale (cf. M. Denti, dans AION (Arch, e stor. ant), 13, 1991, p. 174-184; A. Storchi
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 741

relie bien plus large : celle de l'introduction volontaire, de la part de


certains éléments de l'aristocratie romaine, de nouveaux modèles de référence
et d'un nouveau code de valeurs empruntés à une «civilisation
hellénistique» qui irradie alors brutalement l'ensemble du bassin méditerranéen116.
Au moment où Appius Claudius Caecus acheva la construction de sa
route, vers 307 ou 306, Antigone le Borgne et Démétrios Poliorcète
adoptèrent le port du diadème, bientôt suivis par Ptolémée, Séleucos, Lysi-
maque et Cassandre117; seul Agathocle de Syracuse le refusa, tout en
instaurant un pouvoir monarchique d'inspiration hellénistique118. Or, les liens
culturels entre la Sicile grecque, Appius Claudius Caecus et la via Appia ne
sont pas inexistants. La décoration de la cella du temple de Bellone, devenu
le sanctuaire familial des Claudii119, par des imagines clipeatae représentant
les ancêtres du constructeur évoque en effet irrésistiblement la décoration
par Agathocle de la cella du temple d'Athéna de Syracuse avec des portraits
de rois et de tyrans de Sicile, afin de se donner une galerie de portraits
«d'ancêtres imaginaires» au sein d'un sanctuaire qui aurait dû devenir
dynastique120.

Marino, C. Marcio Censorìno, la lotta politica intorno al pontificato e la formazione


detta tradizione liviana su Numa, dans AION (Arch, e stor. ont.), 14, 1992, p. 135-142).
116 Cf. T. Hölscher, dans Akten des XIII. Internationalen Kongresses, 1990, p. 73-
79; dans cette perspective, la célèbre remarque de Cinéas qui rapporta à Pyrrhus que
le Sénat romain lui était apparu comme une «assemblée de rois» ne traduirait pas
seulement le goût de l'historiographie tardive pour l'anecdote édifiante, mais
pourrait bien être le témoignage authentique et d'origine grecque, complaisamment
rapporté ensuite par les sources romaines, sur l'attitude et le comportement des
sénateurs romains de cette époque, qui cherchaient individuellement et collectivement à
se placer sur un pied d'égalité en dignité avec le monarque hellénistique, devenu
pour eux un nouveau «modèle» : cf. Plut., Pyrrh., XLX, 6; Liv., IX, 17, 14; Flor., I, 13,
20; Just., XVIII, 2, 10; App., Samn., Χ, 3; Eutr., Π, 13, 2 (et Excerpta Planudea, 21);
Amm., XVI, 10, 5 (les témoignages grecs du IIIe siècle av. J.-C. sur la vie de Pyrrhus
et son expédition en Italie ont été mis en lumière par P. Leveque, Pyrrhos, Paris (BE-
FAR, 185), 1957, p. 22-43).
117 Cf. Diod., XX, 53, 2-4; Just., XV, 2, 10; Plut., Dem., 17-18; App., Syr., 54;
E. Will, Histoire politique du monde hellénistique (323-30 av. JC), t. 1, Nancy, 1979,
p. 74-75.
118 Cf. Diod., XX, 54, 1; sur l'établissement par Agathocle d'un «royaume
hellénistique» en Sicile grecque entre 305 et 289, voir notamment C. Mosse, La tyrannie
dans la Grèce antique, Paris, 1969, p. 173-175, et surtout S. N. Consolo Langher, dans
E. Gabba et G. Vallet éd., La Sicilia antica, Π, 1, Naples, 1984, p. 311-315.
119 Le temple de Bellone a eu toutes les apparences d'un sanctuaire familial pour
les Claudii : cf. Th. Mommsen, Le droit public, II, p. 97 et n. 2; F. Altheim, Römische
Geschichte, I, Bis zur Schlacht bei Pydna (168 v. Chr.), Berlin, 19562, p. 81; T. P.
Wiseman, Clio's Cosmetics, p. 59.
120 Cf. Cic, 2 Verr., IV, 123-125; F. Coarelli et M. Torelli, Sicilia, Rome-Bari,
742 MICHEL HUMM

De même, l'aménagement et la décoration intérieurs du tombeau des


Scipions, dont la construction au début de la via Appia remonte aux
premières années du IIIe siècle av. J.-C, se sont incontestablement inspirés de
modèles artistiques siciliens, mais dans une perspective culturelle
délibérément hellénistique : non seulement la décoration du sarcophage de L.
Cornelius Scipio Barbatus, consul en 298 et fondateur du tombeau, suit un
modèle stylistique sicilien, mais sa forme, qui affecte celle d'un autel, et sa
disposition au fond du tombeau, face à l'entrée principale, révèlent une
volonté d'héroïsation du défunt sur le modèle des hèrôa hellénistiques121.
D'ailleurs, des modèles hellénistiques de tombes qui présentent une «héroï-
sation» du défunt se retrouvent précisément dans les sculptures rupestres
qui décorent les tombes des latomies syracusaines, notamment celle d'Inta-
gliatella (fin IVe-début IIIe siècle av. J.-C.)122. Le sarcophage de Scipion
Barbatus était par ailleurs sans doute aussi accompagné d'une statue
honorifique, comme le laisse entendre l'inscription en vers saturniens qui
remonte certainement à un elogium primitif : quoius forma virtutei parì-
suma fuit123. Or, l'équivalence ainsi établie entre la beauté physique du
personnage et sa virtus se place dans «una prospettiva ideologica ellenizzante
che, non a caso, marca altresì il periodo della diffusione del ritratto
fisionomico in Roma»124. Enfin, l'emplacement du tombeau des Scipions au bord

(Guide archeologiche Laterza), 1988, p. 233; T. Hölscher, dans Akten des XIII.
Internationalen Kongresses, 1990, p. 76, insiste à ce propos sur le rôle de «modèle» que
cette galerie de portraits du temple d'Athéna de Syracuse a pu jouer dans
l'introduction à Rome de la coutume de décorer l'intérieur des temples avec des portraits
peints.
121 Cf. F. Coarelli, // sepolcro degli Scipioni, dans DArch, VI, 1972, p. 42-50; Id.,
dans Roma medio repubblicana, p. 234-235; F. Zevi, dans ibid., p. 236-239; E. La
Rocca, Linguaggio artistico e ideologia politica a Roma in età repubblicana, dans
G. Pugliese Carratelli éd., Roma e l'Italia : radices impeni, Milan (coll. Antica Madre),
1990, p. 354-355.
122 Illustrations dans E. Gabba et G. Vallet éd., La Sicilia antica, II, 1, fig. 98-104,
et commentaire par F. Coarelli et M. Torelli, Sicilia, p. 240 et 296.
123 CIL, I2, 7 - CIL, VI, 1285 = I.L.L.R.P., 309 = ILS, 1; R. Wächter, Altlateinische
Inschriften, Bern, 1987, p. 301-342, estime, après une longue démonstration qui
prend en compte des arguments historiques, paléographiques et linguistiques, que
l'inscription n'est pas de beaucoup postérieure à la mort de L. Cornelius Scipio
Barbatus, mais abaisse la date de celle-ci vers 260 environ.
124 F. Zevi, dans Roma medio repubblicana, p. 238-239; Id., dans Studi
miscellanei 15, 1970, p. 70-71, y voit la transposition romaine de l'hellénique καλοκαγαθία; il
met ensuite cette formule en parallèle avec la personnalité hellénisante d'Appius
Claudius Caecus, eloquentia civilibusque artibus haud dubie praestans (Liv., X, 15,
12), et fait le rapprochement avec l'installation sur le Comitium, bello samniti, d'une
statue d'Alcibiade (cf. Plin., N.H., XXXTV, 26; Plut., Num., VIII, 12), «le plus coura-
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 743

de la via Appia, à moins d'un mille de la porte Capène, n'est pas non plus un
hasard et doit permettre d'associer les Sciptones Barbati aux projets
d'expansion de Rome vers l'Italie du Sud que matérialisait cette route et qui
étaient certainement explicitement voulus par son constructeur125. Et c'est
pratiquement au même moment, à quelques dizaines de milles de là, mais
au bord de la même route, qu'Appius Claudius Caecus est censé s'être fait
représenter par une statue diademata...
Tout porte donc à croire qu'Appius Claudius Caecus, tout en
répondant aux nécessités géopolitiques ou géostratégiques du moment, a
également construit cette route à des fins personnelles. Une interprétation
suggestive de L. R. Taylor voyait dans la statua diademata de Forum Appi
l'œuvre de petites gens, d'affranchis ou de descendants d'affranchis
constituant la clientèle d'Appius Claudius, qui honorèrent leur patron pour le
remercier de leur avoir donné la possibilité d'exercer leurs droits politiques
à Rome, tout en habitant sur les terres de Yager Pomptinus, grâce à la via
Appia126. B. MacBain est allé plus loin encore, en essayant d'expliquer la
construction de la via Appia par la seule ambition démagogique d'Appius
Claudius, uniquement désireux d'obtenir, grâce à ses grands travaux, le
soutien inconditionnel d'une masse d'affranchis devenus ses clients127. De
fait, il est possible que les affranchis aient joué un rôle dans la carrière
politique d'Appius Claudius Caecus, par ailleurs accusé par
l'historiographie romaine de les avoir introduits jusque dans le Sénat par une prava
lectio™ : ceux-ci ont également pu constituer, comme le suggère la notice

geux des Grecs», mais aussi princeps forma in ea aetate (Plin., N.H., XXXVI, 28);
quoi qu'il en soit, la beauté physique devient alors une nouvelle valeur au sein de la
nobilitas romaine : c'est à cette époque que les Romains commencent à se raser la
barbe (cf. Varr., Res rust., Π, 11, 10; Plin., Ν. H., VII, 211; le surnom deBarbatus
pourrait d'ailleurs s'expliquer par le maintien chez L. Cornelius Scipio Barbatus, pontifex
maximus en 304 et père du consul de 298, du port de la barbe, «indice
evidentemente di un inveterato tradizionalismo» : E. La Rocca, dans G. Pugliese Carratelli
éd., Roma e l'Italia, p. 350) et cette coutume venue de Grèce a sans doute été diffusée
par l'image d'Alexandre le Grand (T. Hölscher, dans Akten des XIII. Internationalen
Kongresses, 1990, p. 77); c'est aussi à la même époque que P. Claudius, le fils de
Caecus, prend le surnom de Pulcher, peut-être par ressemblance avec le visage juvénile
et imberbe d'Alexandre (cf. G. Hafner, dans MDAI(R), 77, 1970, p. 46 et 65).
125 Cf. en ce sens F. Zevi, dans Studi miscellanei, 15, 1970, p. 73, repris par
F. Coarelli, dans DArch, VI, 1972, p. 39.
126 L. R. Taylor, The Voting Districts, p. 137.
127 B. MacBain, dans CQ, 30, 1980, p. 356-372.
128 Cf. Diod., XX, 36, 3; Diod., XX, 36, 5; Liv., LX, 29, 6-7; Liv., IX, 30, 1-2; Liv.,
LX, 46, 10-11; Suet., Claud., XXIV; Auct. de Vir. ill, 34, 1; mais J. Cels-Saint-Hilaire,
La République des tribus, p. 251-283, ne voit pas nécessairement dans ces libertini
744 MICHEL HÜMM

de Suétone, une vaste clientèle répartie le long de la via Appia jusqu'en


Campanie...
Quoi qu'il en soit, la construction de la via Appia fit partie du
programme édilitaire d'Appius Claudius Caecus, et ne peut donc pas être
dissociée de la construction de Vaqua Appia, voire de celle du temple de
Bellone : l'ensemble de cette œuvre édilitaire, comme l'avait déjà vu Diodore
de Sicile, apparaît également comme la manifestation d'une ambition
personnelle destinée à laisser de son auteur l'image d'un bienfaiteur non
seulement pour sa propre clientèle, mais aussi pour toute la communauté
civique129. Autrement dit, mise à part encore une fois la columna Maenia, la

(ou απελεύθεροι chez Diod.) des affranchis ou des descendants d'affranchis, mais
des citoyens de fraîche date et donc des «Italiens naturalisés» dans la cité romaine;
une autre hypothèse pourrait assimiler ces libertini à des éléments de la plèbe
(urbaine ou rurale) libérés de l'esclavage pour dettes à la suite de l'abolition du nexum
par la loi Poetelia de 326, confirmée par la loi Marcia de 309 contre les usuriers et
commémorée par l'érection de la statue de Marsyas sur le Comitium, symbole de li-
bertas (cf. C. Nicolet, dans Latomus, 20, 1961, p. 691; F. Coarelli, // Foro Romano, 2,
p. 103-111; M. Denti, dans AION (Arch, e stor. ant), 13, 1991, p. 180-183); ces libertini
affranchis du nexum ont pu constituer un enjeu politique de première importance
pour la nobilitas romaine, et notamment pour Appius Claudius Caecus, pour qui ils
pouvaient former une importante masse de manœuvre en entrant dans le système
clientélaire : c'est en effet sans doute d'eux dont il s'agit lorsque Tite-Live évoque les
opes urbanae qu'Appius Claudius aurait tenté de faire entrer au Sénat, puis les hu-
miles qu'il répartit à travers toutes les tribus, favorisant ainsi l'élection à l'édilité
curule d'un Cn. Flavius, pâtre libertino humili fortuna ortus (Liv., IX, 46, 1-11); c'est
d'eux enfin dont il peut être question lorsque Suétone rapporte, à propos de la statua
diademata de Forum Appi, que Italiani per clientelas occupare temptavit (Suet., Tib.,
Π) : on connaît les liens qui associaient les Claudii aux Pacuvii de Capoue en 216, et
sans doute encore à l'époque de Cicéron (cf. Liv., XXIII, 2, 2-4; J.-M. David, Le
patronat judiciaire au dernier siècle de la République romaine, Rome (BEFAR, 277), 1992,
p. 872) et il est très vraisemblable que ces liens pouvaient remonter à la construction
de la via Appia par le censeur de 312 (jusqu'à la première guerre punique, Italia ne
désignait que la partie méridionale de la péninsule, y compris la Campanie mais à
l'exclusion du Latium : cf. H. Kiepert, Manuel de géographie ancienne, Paris, 1887,
p. 207-208; W. Hoffmann, Rom und die griechische Welt im 4. Jahrhundert, dans Phi-
lologus Supplement, XXVII, 1, Leipzig, 1934, p. 127).
129 Diod., XX, 36, 2 : κατηνάλωσεν άπάσας τας δημοσίας προσόδους, αύτοϋ δε
μνημείον άθάνατον κατέλιπεν, είς κοινήν εύχρηστίαν φιλοτιμηθείς : «il dépensa tous
les revenus de l'État, mais laissa en souvenir de lui un monument immortel, en ayant
été ambitieux pour le profit de tous»; cf. G. Clemente, Basi sociali e assetti
istituzionali nell'età della conquista, dans A. Schiavone éd., Stona di Roma, II, L'impero
mediterraneo, 1, La repubblica imperiale, Turin, 1990, p. 43 : «Nella concezione di Appio,
ragioni politiche e culturali dovevano fondersi; esse appaiono anche nella sua
opposizione alla elezione di un console plebeo, e nell'intensa attività edilizia della sua
APPIUS CLAUDIUS CAECUS ET LA CONSTRUCTION DE LA VIA APPIA 745

construction de la via Appia serait, avec celle de Vaqua Appia, la première


manifestation de «l'évergétisme romain» tel qu'il a été défini par P. Veyne :
comme celle d'autres oligarques romains par la suite, l'œuvre édilitaire
d'Appius Claudius Caecus manifesta en effet «le désir de régner dans les
consciences, et pas seulement d'être obéi»130. En cela, la démarche de cet
aristocrate romain s'inscrit déjà complètement dans un type de
comportement politique inauguré à son époque par les souverains hellénistiques.
La construction de la via Appia de Rome à Capoue par Appius
Claudius Caecus vers la fin du IVe siècle av. J.-C. s'inscrit par conséquent dans
le contexte d'une ouverture à la fois politique, économique et culturelle de
Rome, non seulement sur le monde grec d'Italie du Sud, mais aussi sur la
civilisation hellénistique qui se répand alors sur l'ensemble du monde
méditerranéen. K.-J. Hölkeskamp a souligné que cette route ne devait pas
seulement être comprise dans une perspective politico-stratégique, mais
qu'elle traduisait la prise de conscience, de la part de l'élite sociale
romaine, de l'existence de nouveaux horizons131. La portée symbolique de la
construction de cette route fut sans doute aussi importante que son
efficacité réelle : la construction de la via Appia manifesta en effet la volonté de
puissance et de domination de l'État romain en matérialisant la continuité
territoriale et l'unité politique entre Rome et Capoue; la construction de
cette route permit d'autre part d'affirmer les ambitions d'une partie de la
classe dirigeante romaine, déjà fascinée et attirée par les activités
économiques et culturelles du monde grec d'Italie du Sud. En cela, la via Appia
fut à la fois le premier signe et le premier instrument de l'intégration de la
société romaine dans la civilisation hellénistique.
Enfin, l'étude des conditions qui ont présidé à la construction de cette
route vers la fin du IVe siècle peut permettre de mieux saisir la portée de
l'activité politique si complexe et si controversée de son auteur. F. Altheim
avait déjà souligné que l'action d'Appius Claudius Caecus ainsi que la
construction de la via Appia s'inscrivaient dans le cadre de l'introduction de
l'hellénisme à Rome132. D'ailleurs, la défense des intérêts liés à cette route
fut peut-être l'un des enjeux de la poursuite acharnée des combats contre

censura, tipica del desiderio di legare il proprio nome ad una forma di evergetismo a
beneficio della communità cittadina».
no ρ Veyne, Le pain et le cirque. Sociologie historique d'un pluralisme politique,
Paris, 1976, p. 488 (cf., sur l'évergétisme de l'oligarchie républicaine à Rome, p. 375-
387).
131 K.-J. Hölkeskamp, Die Entstehung der Nobilitai, p. 182-183; cf. dans le même
sous T. Hölscher, Monumenti statali, p. 46-47.
132 F. Altheim, Rom und der Hellenismus, p. 96-106.
746 MICHEL HUMM

Pyrrhus. Selon A. Passerini en effet, le principal mobile qui poussa Appius


Claudius Caecus à prononcer son célèbre discours133 contre la paix de
compromis que Pyrrhus proposa à Rome, en 280 ou 279, a été la poursuite
de l'expansionnisme romain vers l'Italie du Sud et le monde grec134 : le
«chant du cygne» du célèbre censeur aurait donc eu comme objectif
essentiel la sauvegarde des intérêts que représentait déjà la regina longarum
viarum135.

Michel Humm

133 Cf. Enn., Ann., VI, v.202-203; de, Brut, 55 et 61; Cat. M., 16; Ined. Vat., dans
Fr. Gr.H. 839, 2; Liv., Per., XIII, 6; Elog., dans CIL, F, p. 192, X = ILS, 54 = Inscr. It.,
XIII, 3, n° 12; Ον., Fast, VI, v.199-204; Val. Max., VIII, 15, 5; Quint., Inst, II, 16, 7;
Suet., Tib., II; Plut., Pyrr., XVIII, 7 - XIX, 5; Flor., I, 13, 20; Αρ., Samn., Χ, 2; Amp.,
19, 2; Pomp., αρ. Dig. I, 2, 2, 36; Auct. de Vir. ill, 34, 9; Isid., Etym., I, 38, 2; Zon., 8,
4.
134 A. Passerini, Sulle trattative dei Romani con Pino, dans Athenaeum, 21, 1943,
p. 110-111.
135 Cf. Stat., Sylv., II, 2, 11; cette interprétation du discours d'Appius, et de sa
réelle portée, fut reprise par F. Cassola, Gruppi politici, p. 167-168.

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