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Titre : La voix et la conscience.

Une étude sur les rapports entre l’Introduction à “L’Origine de la


géométrie » et La Voix et le phénomène

Daniel Grecco /// Université Nationale Autonome du Mexique

a) Introduction

 Se basant sur les remarques de Derrida quant à l’écriture et le langage, certains commentateurs
(Leonard Lawlor, Paola Marrati, Roberto Terzi, entre autres) trouvent une continuité entre
l’Introduction et d’autres ouvrages postérieurs. Or, d’autres lecteurs de Derrida ont commencé à
questionner cette interprétation. C’est le cas d’Edward Baring, qui offre une interprétation plutôt
centrée autour des questions concernant l’historicité et la téléologie dans la phénoménologie
historique (2011). Mais cette remise en question date de bien avant ; c’est Joshua Kates (2005)
qui trouve que les concepts d’écriture et du langage de l’Introduction sont très différents à ceux
que l’on peut trouver, par exemple, dans La grammatologie.
 Dans ce qui suit, je cherche à proposer un lien entre l’Introduction à « L’Origine de la géométrie
» (1962) et La Voix et le phénomène (1967) à travers les observations qu’a faites Jacques Derrida
concernant les rapports entre la conscience et l’Idée au sens kantien. Cette idée est justifiée dans
la mesure où Derrida définit ces termes comme une « écoute » ou « entente » dans
l’Introduction : comme la conscience n’a pas de perception adéquate de l’Idée, elle doit
l’entendre et s’y soumettre en l’assumant comme tâche (Derrida, Introduction à « L’Origine de
la géométrie », p. 162). Cette écoute ferait l’objet de la phénoménologie de la voix qu’a
développée Derrida dans La Voix et le phénomène sous le nom d’auto-affection (Derrida, La
Voix et le phénomène, pp. 98-100).

b) Les dangers de l’écriture, une mise en question du « transcendantal » ?

 L’écriture expose le sens aux aléas de l’histoire, à la possibilité d’une perte irréparable et
entraîne aussi la possibilité de la dissimulation du sens et de notre passivité, en tant qu’héritiers
d’une tradition, à son égard (Derrida, Introduction à « L’Origine de la géométrie », p. 94, 99).
 « The Introduction […] transforms the problem of genesis [et ici le commentateur fait référence
au mémoire Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl] into the problem of the
sign. We are entering into what we might call Derrida’s ‘linguistic turn’ » (Leonard Lawlor,
Derrida and Husserl: The Basic Problem of Phenomenology, p. 88).
 « all Derrida’s efforts are directed toward bringing together the virtual intentionality that inhabits
writing and the ineffaceable possibility of its failure, as well as establishing a link between
historical forgetting and the forgetting of the ego » (Paola Marrati, Genesis and Trace: Derrida
Reading Husserl and Heidegger, p. 37).

c) Historicité et histoire : Derrida et Merleau-Ponty en débat


 Une telle interprétation se justifie-t-elle ? Sans doute Derrida a-t-il tenté de critiquer Husserl en
raison des scénarios sceptiques que lui-même a élaborés. Ceux-ci soulignent bel et bien le
caractère problématique des présupposés sous-jacents au langage et l’écriture transcendantaux.
Toutefois, il est également possible de lire, comme remarque Joshua Kates dans Essential
History : Jacques Derrida and the Development of Deconstruction, que Derrida montre un côté
plus fidèle à l’esprit de la phénoménologie husserlienne (2005, pp. 55-56).
 Il se peut que l’exemple le plus parlant de l’attitude « fidèle » de Derrida se trouve dans la
discussion qu’il a entretenue avec Maurice Merleau-Ponty. On y trouve non seulement une
confrontation de deux visions opposées ; on y lit de la part de Derrida un effort pour montrer que
l’intérêt de Husserl dans l’histoire témoigne d’une continuité des méthodes de la
phénoménologie. Cette discussion a comme toile de fond une lettre de Husserl à l’anthropologue
Lucien Lévy-Bruhl, où Husserl dit que le relativisme historique « comporte une indubitable
légitimité » dans la mesure où il permet de regarder de plus près le côté vivant desdits peuples
(Husserl, « Edmund Husserl’s Letter to Lucien Lévy-Bruhl, 11 March 1935 », trad. Dermot
Moran, p. 5 ; Derrida, 1962, p. 116).
 « [Husserl] semble admettre […] que le philosophe […] n’est pas en position de […] construire,
par une variation simplement imaginaire de ses propres expériences, ce qui fait le sens des autres
expériences et des autres civilisations » (Merleau-Ponty, « Le philosophe et la sociologie », p.
62).
 La défense de Derrida se montre décisive là où il est question de la variation eidétique, d’autant
plus que c’est là où se joue la possibilité de la réactivation du sens originaire. Tout d’abord,
Derrida fait allusion à un moment de « L’Origine de la géométrie » où Husserl souligne
l’importance de la variation imaginaire ou eidétique dans sa démarche historique. Husserl
affirme : « dans l’acte libre de cette variation et de ce parcours des imaginaires […], dans le
relief d’une évidence apodictique, une composante d’universalité essentiel […] persiste »
(Derrida, Introduction à « L’Origine de la géométrie », p. 117 ; Husserl, « L’Origine de la
géométrie », p. 209). Cette citation permet à Derrida d’affirmer qu’en aucun moment Husserl n’a
renoncé à la variation imaginaire ; au contraire, le phénoménologue s’en sert pour dévoiler les
composants essentiels de l’histoire.

d) L’Idée s’entend : écoute et conscience dans l’Introduction

 Entre Le Problème et l « Introduction », il y a, me semble-t-il, un changement : Derrida définit la


réduction transcendantale, ou la corrélation entre conscience et sens que dégage l’epokhé
phénoménologique, au moyen de l’Idée au sens kantien.
 Quelle intuition de l’idée a la conscience ? Aucune. Du moins aucune étant déterminée. Malgré
son incontestable privilège et en dépit de l’exercice d’une fonction « archontique » commandant
l’histoire, l’Idée ne s’offre à aucune intuition. Cette impossibilité semblerait mettre en question
la phénoménologie, d’autant plus qu’elle dépend entièrement du principe des principes, c’est-à-
dire de la possibilité d’une donnée évidente (Derrida, Introduction à « L’Origine de la
géométrie », p. 151).
 Pourquoi Derrida pose-t-il ces rapports en termes d’écoute ? À mon sens, c’est qu’il commence à
entrevoir un problème majeur dans la phénoménologie : la métaphysique de la présence. Pour
illustrer ce problème, il fallait trouver les moyens permettant d’en donner une image exacte.
L’écoute et sa proximité auraient ce rôle. À la différence de la vue, dont Husserl, d’après
Derrida, éprouverait une certaine méfiance, l’audition semble mieux correspondre à l’idée d’une
donation pleine et adéquate.

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