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Polymatheia

Πολυμάθεια

Les cahiers des Journées de musiques anciennes de Vanves

N° 3 novembre 2016 :
Actes du colloque 2015
Un jalon pour les luthières du XVIIIe siècle
Imyra Santana

Doctorante en musicologie, Université Paris-Sorbonne 1

Novembre 2015

La facture instrumentale est encore aujourd’hui un domaine réfractaire aux femmes.


C’est à un tel point que, même dans les débats portant sur les femmes et la musique, la
mention de ce sujet reste très rare. On parle des compositrices, des instrumentistes et plus
récemment des cheffes d’orchestre, mais les questions sur le travail et la place des luthières
ne sont que faiblement abordées. Dans les dictionnaires des luthiers, nous pouvons trouver,
avec un peu de chance, le nom de Jenny Bailly 2 . Cette dernière était fille et disciple de Paul
Bailly. Elle travailla avec son père jusqu’à la mort de celui-ci, puis s’installa à Paris, où elle
exerça sa profession de luthière jusque vers 1930. Jenny Bailly était connue pour ses bonnes
copies des violons de Crémone, des modèles de Nicolas Lupot et Jean-Baptiste Vuillaume,
qui avaient un son pur et homogène 3 .
Une seule référence dans un dictionnaire recensant des centaines de noms peut nous
fait croire que la profession de luthier a toujours été étrangère aux femmes. Comme s’il
s’agissait d’un domaine auquel elles n’ont pu accéder avant le XXe siècle. Pourtant, certains
documents des XVIIIe et XIXe siècle remettent en cause cette croyance en l’absence des
femmes du milieu professionnel de la facture instrumentale. S’il n’est pas encore possible
d’affirmer qu’à cette époque les femmes fabriquaient des instruments de musique, nous
allons voir que peut-être elles faisaient partie intégrante de l’atelier ou de la boutique et
qu’elles pourraient même avoir un rôle plus important que celui de simple administratrice.

1. Thèse en cours sous la direction de Raphaëlle LEGRAND.


2. Elle est absente par exemple, dans l’Encyclopedia of violin makers, de Karel JALOVEC, qui cite néan-
moins l’activité intense de maître (professeur) de son père.
3. W. HENLEY, C. WOODCOCK, Universal dictionary of violin and bow makers, Brighton, Amati publi-
shing, vol I, p. 69.

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L’histoire de la lutherie et les femmes

Pour parler de lutherie, deux références sont incontournables : l’Histoire de la lutherie


parisienne, du XVII e au XIX e siècle, écrite par Sylvette Milliot 4 et Les facteurs d’instruments
de musique... de Constant Pierre 5 . Bien que de façon secondaire, ces deux livres abordent la
place des femmes qui vivaient dans ce milieu.
Sylvette Milliot analyse non seulement les inventaires après décès des luthiers, mais
aussi ceux de leur épouse pour mieux comprendre leurs vies et leurs occupations. Avoir mis
en lumière l’entourage des luthiers l’a mené à consacrer quelques pages aux femmes de la
famille Chanot et à leur participation active au travail pendant la première moitié du XIXe
siècle.
Constant Pierre, de son côté, a effectué un important travail de dépouillement et de do-
cumentation aux Archives Nationales. Dans cet ouvrage, il signale fréquemment la présence
de veuves dans les registres et procès de la communauté des « faiseurs d’instruments ». Il
constate donc leur présence dans un contexte administratif et juridique. La possibilité que
ces veuves appartiennent à la corporation est un fait étonnant pour une profession censée ne
pas être exercée par des femmes. La présence féminine y est cependant attestée dès 1599,
date de la première version du statut de la corporation des faiseurs d’instruments. Il faut
rappeler que les corporations étaient souvent fermées aux femmes. Quelques corporations
féminines existaient, mais se limitaient à des professions qui leur étaient traditionnellement
réservées, tels que les métiers du vêtement, des tissus et de l’alimentation 6 . Les corporations
mixtes étaient aussi très rares et leur nombre décrut tout au long de l’époque moderne 7 .
L’exclusion des femmes de certains métiers fut d’ailleurs un des arguments de Turgot pour
l’abolition des privilèges des corporations 8 .
Dans le cas des luthières, l’article 7 de la Lettre de création du métier de faiseur d’instru-
mens de musique en maîtrise et de leurs privilèges et status est très clair. Selon la coutume,
elles étaient d’abord associées à un maître luthier – généralement le père ou le mari. Ce-
pendant, après le décès de celui-ci, elles devaient prendre le relais. L’article en question se
penche justement sur la réglementation du statut de la femme en cas de veuvage :
« Article 7. Item. Qu’où il adviendroit que quelqu’un des maîtres dud. Métier vînt à
décéder, leurs veuves pourront tenir boutique dud. Métier tout ainsy qu’ils faisaient au vivant

4. Sylvette MILLIOT. Histoire de la lutherie parisienne, du XVII e au XIX e siècle à 1960, Spa, Les amis de la
musique, 1997
5. Constant PIERRE. Les facteurs d’instruments de musique, les luthiers et la facture instrumentale. Précis
historique. Paris, Éditions Sagot, 1893.
6. Scarlett BEAUVALET-BOUTOUYRIE, Les femmes à l’époque moderne (XVI e – XVIII e siècles), Paris, Belin
DL, 2003, p. 104.
7. Scarlett BEAUVALET-BOUTOUYRIE, ibid., p. 105.
8. Jean-Pierre POIRIER, Turgot : laissez-faire et progrès social, Paris, Perrin, 1999, p. 289.

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de leurs maris, leur sera aussy loisible de tenir un ouvrier ayant esté apprentif dud. Métier en
notre ville, et, si elles se remarient, elles seront entièrement privées de la ditte franchise. »
En 1749, le texte fut légèrement changé. On créa des classes au sein de la communauté,
tout en gardant leur place aux femmes :
« Article 7. Item. Il sera fait tous les ans par les jurez de la communauté, un rôle de
tous les maîtres et veuves, divisés en trois classes : la première contenant les maîtres
et veuves qui tiendrons [sic] boutique lors de la confection dud. Rôle et qui seront en
estat de payer les droits de visites ; la seconde ; contenant les fils de maîtres reçus à
la maîtrise et qui demeureront chez leurs pères ou chez d’autres maîtres, en qualité
de garçon de boutique ou compagnon ; et la troisième contenant les noms de ceux qui
seront réputez hors d’estat de payer lesd. Droit. »

Ainsi, les veuves tenant boutique faisaient partie de la première classe au même niveau que
les luthiers eux-mêmes. S’il était donné à une femme la possibilité légale de poursuivre le
commerce d’instruments de musique et de gérer la boutique et l’atelier d’un mari décédé,
il fallait nécessairement être informé des principes du métier comme de l’administration
des affaires. I l semble difficile d’imaginer que, responsable et gestionnaire de la boutique,
elle laissât au compagnon l’entière responsabilité des différents aspects de la fabrication,
comme de la relation avec la clientèle et de la gestion commerciale. Cette hypothèse semble
d’autant plus cohérente qu’elle renvoie à la structure domestique du XVIIIe siècle. Le com-
merce concernait toute la famille. Le père était le chef de l’entreprise et gérait la production ;
l’épouse se chargeait des transactions commerciales et s’occupait souvent de la caisse et des
livres de comptes. Cette division des tâches faisait partie de l’organisation sociale ordinaire.
Nous pouvons ajouter qu’aucun domaine ne leur était inconnu et qu’il concernait l’ensemble
des activités professionnelles, ainsi dans l’imprimerie (où les femmes ont excellé !), comme
dans le commerce d’objets manufacturés même traditionnellement masculin comme celui
des armes. Aucune raison d’imaginer que le monde de la facture instrumentale ait dérogé à
cette règle.
Le travail féminin dans le commerce est très bien représenté par Louis-Sébastien Mercier
dans son Tableau de Paris. Cet ouvrage aborde la vie parisienne dans ses caractéristiques
les plus diverses et les femmes y apparaissent dans des situations rarement représentées
ailleurs. En décrivant les fonctions des femmes d’artisans et de petits marchands, Mercier
nous permet, par comparaison et analogie, d’imaginer les rôles d’une épouse ou d’une fille
de luthier :
« Elles travaillent de concert avec les hommes et s’en trouvent bien ; car elles manient
toujours un peu d’argent. C’est une parfaite égalité de fonctions ; le ménage en va
mieux. La femme est l’âme d’une boutique ; celle d’un fourbisseur offre encore une
femme qui vous présente et vous vend une épée, un fusil, une cuirasse. Les boutiques
d’horlogers et d’orfèvres sont occupées par des femmes. Elles vous pèsent depuis une

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livre de macarons jusqu’à une livre de poudre à canon ; elles achètent, transportent,
échangent, vendent et revendent 9 . »

C’est un témoignage très intéressant du travail féminin au XVIIIe siècle. Ajouté à ceux qui
attestent depuis le XVIe siècle de la présence des femmes dans la corporation des faiseurs
d’instruments, il nous aide à comprendre la place qu’une femme pouvait avoir dans les
affaires.
Comme la facture instrumentale jusqu’au XVIIIe siècle n’a pas laissé beaucoup de té-
moignages écrits, les meilleures sources d’information sur ces luthières sont les inventaires
après décès, en partie traités par Sylvette Milliot, et les annonces de presse. Ces dernières
nous renvoient à une réalité dynamique, vivante et reflètent le quotidien et les stratégies de
ces femmes pour continuer et même développer l’affaire initiée aux côtés d’un mari. Ces
annonces peuvent mettre en valeur la notoriété d’une professionnelle ou la qualité des ins-
truments vendus dans son atelier. C’est ce que nous indique une annonce des Tablettes de
renommées des musiciens, auteurs, compositeurs et maîtres de musique, publiée en 1785.
On y mentionne la Veuve Simon, tenant boutique au carrefour du Quai de l’École. Son nom
est transcrit en majuscule et, à l’instar de quelques autres noms de luthiers fort distingués,
s’accompagne d’un bref commentaire. Madame Simon, par exemple, est qualifiée comme
« une des plus renommées pour le violon et la guitare » 10 .
Cette annonce atteste qu’une femme pouvait maintenir la réputation d’une boutique.
L’Almanach musical de 1783 annonce neuf luthières, toutes veuves. Outre les veuves Les-
clop, Lambert, Galand, etc., nous trouvons deux noms plus connus : la veuve Allard et la
veuve Salomon 11 . Cette dernière s’affiche bien « luthière » dans les Affiches, annonces et
avis divers de Paris avec l’avis suivant « la Veuve Salomon, luthière place de l’Ecole, conti-
nue de tenir la même boutique. Elle espère satisfaire le public comme du vivant de son mari,
ayant conservé les mêmes ouvriers » 12 . Elle connut visiblement une longue carrière, car son
nom est toujours cité dans l’almanach de la communauté en 1790 13 .
D’autres ne furent connues qu’après leur mort et grâce aux annonces de vente après
décès. C’est le cas d’une luthière certainement d’origine italienne, Madame Ducatelle, dont
la vente des instruments et meubles fut annoncée par les Annonces, affiches et avis divers de
Paris du 30 avril 1753. On y trouve des violoncelles, violes, pardessus de violes, violons,

9. Louis-Sébastien. MERCIER, Tableau de Paris. Nouvelle édition corrigée et augmentée, Amster-


dam, 1788, vol. 9, p. 173-174. Gallica : <http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8328c/f179.image>
[consulté le 13 octobre 2016].
10. Tablettes de renommée des musiciens, auteurs, compositeurs, amateurs et maîtres de musique [...] pour
servir à l’Almanach Dauphin, Paris, Cailleau, [p. 55].
11. Almanach musical, 1786, p. 634.
12. Annonces, affiches et avis divers, 2 mars 1767.
13. Sylvette MILLIOT. Histoire de la lutherie parisienne, du XVII e au XIX e siècle à 1960, Spa, Les amis de la
musique, 1997, vol. 2, p. 68.

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guitares, clavecins et épinettes, ainsi que les meubles de la boutique : une armoire pour
violons, un comptoir et quelques étuis de vielle 14 .
Aux instruments à cordes se mêlent des instruments à clavier, chose habituelle à l’époque.
La dénomination de luthier au départ ne se distinguait pas totalement de celle de faiseur
d’instruments. Il y avait en outre des luthiers qui se contentaient de commercer toute sorte
d’instruments fabriqués par des collègues de profession. C’est au fil du temps que le terme
de luthier s’impose pour les fabricants d’instruments à cordes, alors que celui de facteur est
davantage utilisé pour les spécialistes des instruments à vent et des claviers 15 .
Cette participation féminine n’était pas restreinte à Paris. Dans les Registres des capi-
tations de la ville de Caen, nous retrouvons en 1783 une certaine veuve Adam « ci-devant
luthier, rue de l’Église, paroisse St.-Julien 16 ». Aussi, dans une brève des Affiches et avis
divers de Caen de 1790 nous découvrons de nouveau une professionnelle (veuve) dans le
métier :
« Un grand et beau clavecin à vendre. S’adresser au fils de la dame Veuve de la Fon-
taine, marchande fabricante, demeurant rue Saint-Benoist, paroisse Saint-Etienne 17 . »

Pour conclure la vente, il faut certes s’adresser au fils de la Veuve de la Fontaine mais, à
en croire l’annonce, c’est toujours la femme « marchande » et « fabriquante » qui gère
l’atelier. La corporation des faiseurs d’instruments se montrait ainsi plutôt en avance sur son
temps, puisqu’une veuve pouvait continuer le commerce autant qu’elle le désirait, même en
présence d’héritiers, ce qui n’était pas le cas de toutes les corporations. Dans cette annonce,
il est clair que la mère et le fils travaillent ensemble. Il s’occupe des ventes même si la
boutique n’est pas encore à lui.

Quelques mots sur les accessoires


Les accessoires ne sont presque jamais mentionnés. Les cordes par exemple, si essen-
tielles, n’apparaissent que rarement dans les inventaires. Sylvette Milliot en fait un bilan
plus précis :
« Elles commencent à être présentes vers 1730, chez Pierre Véron. Vers 1750 elles
deviennent plus fréquentes chez Saint Paul, Boivin et Salomon. Chez ces derniers, elles
sont accompagnées du rouet pour les filer, ce qui semblerait indiquer que les facteurs
prennent une part plus active à leur fabrication. Pourtant, l’intérêt s’interrompt vite
puisque, si le rouet reste toujours présent dans les ateliers, on ne trouve plus à la fin du

14. Annonces, affiches et avis divers de Paris, 30 avril 1753, p. 269.


15. Constant PIERRE, op. cit., p. 4.
16. Jean-Christophe BORDIER. « Quelques renseignements et réflexions sur les luthiers et la luthe-
rie au XVIIIe siècle à Caen », dans Annales de Normandie, Caen, Université de Caen, 1985, p. 39-47.
<http://www.persee.fr/doc/annor_0003-4134_1985_num_35_1_1658>. [consulté le 13 octobre 2016] ;
17. Ibidem.

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siècle, chez François Lejeune ou Gaffino, que quelques cordes communes désassorties ;
et elles sont totalement absentes des magasins de Kolier ou Jean-Baptiste Lejeune 18 ».
C’est encore une fois une annonce dans un journal qui attire l’attention sur la fabrication de
ces accessoires oubliés. À Metz en 1786,
« la veuve Knecht, demeurant rue Vincent fabrique [...] vend des cordes de boyau pour
toute sorte d’instruments » 19 .
Paradoxalement, la participation féminine dans la fabrication de cordes est repérable grâce
à des gravures quoiqu’elle ne soit pas mentionnée dans les textes qui parlent de leur pro-
duction. À ce jour, cette annonce est, en effet, le seul témoignage écrit du rôle des femmes
dans le métier. Cependant, on trouve des illustrations de différentes époques qui montrent
des femmes en train d’effiler le boyau. Nous en retiendrons deux qui correspondent à la
période qui nous concerne. Der Saitenmacher de Christoph Weigel date de 1698 20 . La se-
conde image est issue de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert et illustre les étapes de
la fabrication des cordes 21 . Nous ne les analyserons pas, mais l’ambition scientifique de
l’Encyclopédie et le souci de précision de ses articles et des planches qui les accompagnent
peuvent nous servir de preuve.
On peut supposer qu’il y eut une certaine quantité de femmes dans l’exercice de cette
activité. Le travail de la corde est à la fois plus délicat – il demande de petites mains pour
fabriquer les cordes – et moins valorisé avec des conditions de travail insalubres. Deux ca-
ractéristiques qui peuvent justifier la constance des représentations féminines à ce travail 22 ,
alors que la noble profession de luthier était réservée aux hommes.
La recherche sur la fabrication d’autres parties des instruments – cheville, chevalet, etc.
– réalisées par d’autres personnes que le luthier reste encore à faire.

De prétendues pionnières
De fait, quoique des travaux scientifiques n’aient pas encore été menés sur la relation
entre les femmes et la lutherie, l’identité de la supposée première femme luthier (luthière)
de l’histoire a déjà intrigué quelques musicologues et musicographes depuis le XIXe siècle.
Ajoutons que les sources y faisant référence sont floues et imprécises, donc fort peu véri-
fiables et qu’elles ressortissent plus de la légende que de la vérité historique.
On a attribué à Katarina Guarneri, l’épouse du grand luthier Giuseppe Guarneri, le mé-
rite d’être la première luthière. Différentes sources nous apprennent qu’elle a secondé son
18. Sylvette MILLIOT, op. cit., vol. 2, p. 172.
19. G. ROSE, Metz et la musique au XVIII e siècle, Metz, Éd. Serpenoise, 1992, p. 172.
20. Abbildung der Gemein-Nützlichen Haupt-Stände... Regensburg, 1698. <http://austria-
forum.org/af/Heimatlexikon/Saintenmacher> [Consulté le 12 octobre 2016].
21. <http://planches.eu/planche.php?nom=BOYAUDIER&nr=1>[Consulté le 3 octobre 2016].
22. Une gravure anglaise du XIXe siècle montre deux femmes dans le processus de fabrication de cordes.

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mari dans les dernières années de sa vie ; voire qu’elle aurait même réalisé de ses propres
mains des violons et des altos.
Giuseppe Guarneri est né à Crémone le 8 juin 1685. Issu d’une dynastie de luthiers
crémonais, il étudia cet art chez Antonio Stradivari, et non chez son père comme il était
de tradition. En 1722, il se maria avec Katarina Rota, fille d’un soldat originaire du Tyrol
qui séjournait en Italie. Elle n’avait donc aucun lien avec la lutherie avant son mariage. Les
détails de leur vie commune ne sont pas connus, mais son nom réapparaît dans les dernières
années de Giuseppe Guarneri, période sujette à de nombreuses anecdotes tentant d’expliquer
par sa vie déréglée la qualité inférieure des instruments qu’il fabriqua alors. Le luthier Roger
Graham Hargrave avance l’hypothèse que le travail de Katarina est la cause de l’infériorité
de certains instruments 23 .
Selon Fétis, c’est un confrère de Guarneri, Carlo Bergozzi, qui révèle peu avant sa mort
en 1788, que la femme de Guarneri (dont il ne cite pas le nom mais précise qu’elle était
originaire du Tyrol), l’aidait parfois 24 . Cela expliquerait la différence entre les derniers ins-
truments et ceux de son âge d’or.
Il ajoute que, pendant le temps qu’il avait passé en prison, c’était une autre femme, la
fille de son geôlier, qui l’aidait à produire. Cette histoire, vraie ou fausse, a intéressé certains
spécialistes de Guarneri del Gesù. Antoine Vidal dit même qu’ « on a cru devoir les classer
[les violons] en différentes catégories : violons de prison, de la servante, etc » 25 . La servante
devenant ainsi une référence pour décrire les différentes phases du travail du luthier.
D’autres auteurs peut-être plus crédibles, citent l’épouse de Guarneri. Dans son livre
consacré à Guarneri, Horace Petherick reserve quelques lignes a u x altos et à un violoncelle
fabriqués par le luthier. Après avoir signalé la rareté des altos de la main du maître, il raconte
avoir inspecté un alto dont l’étiquette contenait les informations suivantes 26 :

________________________________________

KATARINA GUARNERIA FECIT

CREMONE ANNO 1749. I.H.S

________________________________________

Et, quoiqu’il eût l’opportunité de voir deux violons dotés de la même inscription, il n’en
conclut pas que Katarina Guarneri en soit bien l’autrice.
23. <www.roger-hargrave.de/PDF/Artikel/Strad/Artikel_2000_09_Seeking8MRS_Guarneri_PDF.pdf>[consulté
le 12 octobre 2016]
24. François-Joseph FÉTIS, Biographie universelle des musiciens et bibliographie générale de la musique,
Paris, Firmin-Didot, 1866-1868, vol. 4, p. 615.
25. Antoine VIDAL, La lutherie et les luthiers, Paris, Maison Quantin, 1889, p. 82.
26. Horace PETHERICK, Joseph Guarnerius, His Work and His Master, London, The Strad, 1906, p. 215.

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Un dernier auteur, Karel Jalovec, nous livre une information toutefois impossible à véri-
fier. En 1912, B. Lantner, luthier installé à Prague, aurait vendu un alto signé Cat. Guarneris
pour une somme de mille couronnes autrichiennes (österreichische Kronen) 27 .
Ces informations sont très intéressantes mais demeurent anecdotiques. Katarina Guar-
neri ne serait pas la seule femme du XVIIIe siècle « candidate » à la place de « première
luthière ». The Universal Dictionary of Violin and Bow Makers cite – et c’est apparemment
le seul – une viola d’amore faite par une certaine Georgina Amani en 1734, qui aurait été
présentée à la Julliard graduate school of music en 1929 28 .
Les annonces des périodiques, quoique bien réelles, ne sont pas non plus vérifiables.
Elles ne nous permettent pas de connaître l’activité quotidienne de ces femmes. La quantité
d’instruments disparus, trafiqués, faux, de copies plus ou moins fidèles rend encore plus dif-
ficile la mission d’attribuer à une personne un instrument sans qu’on ait d’autres instruments
qui lui soient attribués avec certitude pour pouvoir comparer le travail. Cependant, cet état
des choses ne peut pas non plus être utilisé comme preuve de l’absence de femmes de ce
métier. D’autant plus que le travail féminin est systématiquement effacé par le silence des
sources qui donc ne reflètent pas la réalité 29 .

Des pionnières avérées


Les documents analysés dans cet article concernent le XVIIIe siècle et, malgré l’histoire
de Katarina Guarneri, aucune activité des luthières de cette époque n’est connue précisé-
ment. Certes, les annonces attestent qu’elles prenaient une part active dans le travail à la bou-
tique sans que nous connaissions la teneur de leur engagement. Mais les premières sources
qui détaillent la place des femmes auprès des luthiers ne datent que du XIXe siècle. Nous
croyons cependant qu’il est intéressant de les mentionner pour les comparer aux sources du
XVIII e . Elles peuvent nous aider à réfléchir et à construire des hypothèses sur l’activité de
leurs aïeules.
La famille Chanot, étudiée par Sylvette Milliot est particulièrement remarquable. Deux
femmes prirent une part active, quoique très distinctes, au travail de la famille. Barbe Chanot
et Florentine Desmoliers, sœur et épouse de Georges Chanot étaient contemporaines. Toutes
deux naquirent en 1798 mais Florentine décéda un an avant Barbe, en 1859. Florentine est la
première luthière dont l’activité est incontestée. Barbe, pour sa part, démontra indirectement
ses connaissances dans l’art de la fabrication des violons, quoiqu’elle ne l’ait jamais pratiqué
(professionnellement).
27. Karel JALOVEC, Italienische Geigenbauer, Artia, Prague, 1957, p. 252.
28. William HENLEY, The Universal Dictionary of Violin and Bow Makers, Brighton, Sussex, The Southern
Publishing Co., 1959, p. 25.
29. La profession des « futures épouses » n’était que rarement mentionnée et pourtant il était habituel de
préciser qu’une partie de la dot avait été constituée de ses « gains et épargnes ».

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Barbe Chanot était blanchisseuse de profession et elle passa toute sa vie à Mirecourt
dans la maison familiale. Son frère, quoique installé à Paris, continua de se fournir auprès
des artisans de sa terre natale et dut nommer quelqu’un pour ses transactions. C’est à Barbe
qu’il confia la charge d’être son intermédiaire. Dès 1832, leur correspondance nous per-
met d’appréhender les compétences qui permettent à Barbe de prendre des décisions et de
négocier à la place et avec l’aval de son frère :
« J’ai reçu par la poste le pipitre [sic] et la boîte de fer blanc, et la cheville et le bouton.
Je suis allée de suite chez le père Drillet. Il a voulu avoir 8 sous, pas à moins ; il m’a
juré qu’il n’y gagnait rien. Je ne me suis pas rapportée à lui, je suis allée alieur [sic].
On m’a demandé plus cher. Je suis allée chez Boiteux lui porter le modèle et en même
temps à commander quatre cents et lui proposer les ébènes. Il m’a répondu que tu lui
envoies un cent, mais il n’a pas le temps. Je t’envoie des chevilles de Colin et deux
douzaines de cordiers. Pételot n’a point pu trouver de bois convenable pour faire les
pitres [pupitres]. Je demande à Bernard ce que j’avais besoin. Il me l’a prêté » 30 .
Elle lui achète non seulement la marchandise, mais l’informe des prix pratiqués par ses
collègues de Mirecourt :
« nacre franche, 3 francs ; nacre bâtarde 20 sous ; prix de la colle dont se servent les
luthiers, 26 sous ; prix des bords d’ivoire 18 sous ; mais tes touches sont trop chères, on
ne les vend que 18 sous ; elles ne sont pas belles, ni tes filets. Veux-tu savoir à combien
Monsieur Petitjean estime tes fournitures de citron(nier) avec la touche : 40 sous ; pour
mettre des filets comme tu les demandes : 40 sous, bon marché » 31 .
Parallèlement aux accessoires cités ci-dessus, les boites expédiées par Barbe pendant une
quinzaine d’années contenaient aussi des serinettes, des guitares, des archets, des violons
pour enfants, etc. 32 .
Cette correspondance d’une quinzaine d’années nous prouve que Barbe connaissait bien
les produits (instruments et accessoires) ainsi que tous les marchands de la région. Nous
pouvons affirmer sans crainte qu’elle avait acquis au sein de sa famille une réelle connais-
sance des aspects techniques de la fabrication d’instruments, ce qui justifiait la confiance de
son frère dans son rôle d’intermédiaire auprès des fournisseurs. Il lui arrivait même de faire
des recommandations sur la marchandise :
« tu tâcheras qu’elle [le bois] ne soit pas noueuse ! » 33 .
Si nous nous rappelons que les épouses de luthiers étaient assez souvent issues de familles de
même corporation, il est facile d’imaginer les veuves Simon et Salomon, ou encore Madame
Ducatelle, tenant une boutique avec le même savoir-faire dont fait preuve Barbe Chanot.
30. Lettre du 20 décembre 1832 (citée par Sylvette MILLIOT, op. cit., vol. 1, p. 28).
31. Lettre du 20 décembre 1832 (idem, p. 28-29).
32. Sylvette MILLIOT, op. cit., vol. 1, p. 28-29.
33. Lettre du 1er janvier 1833 (S. MILLIOT, op. cit., p. 29).

65
L’autre femme de la famille Chanot eut un rôle encore plus prépondérant car elle fut une
luthière à part entière. Madame Milliot ne précise pas l’origine de Florentine Chanot, et nous
ne pouvons donc pas savoir si sa famille entretenait des liens avec la musique. Quoiqu’il
en soit, elle étudia la lutherie avec un maître à Paris. Avant d’être l’épouse de Georges
Chanot, elle fut sa disciple 34 . Entre 1827 et 1829, elle fabriqua au moins trois violons, dont
le plus connu était destiné à Jean-Baptiste Cartier. Ses instruments sont célébrés dans une
brochure intitulée Archéologie du violon. Description d’un violon historique et monumental.
Ce document, édité à Paris en 1836 par Cyprien Desmarais, décrit en termes très flatteurs
les créations de Madame Chanot.
Parmi les faits intéressants, l’auteur de cette brochure voit dans la fabrication d’un violon
par une femme une raison d’interroger l’histoire de la lutherie :

« Cette circonstance particulière à l’origine de ce violon, fait de la main d’une femme


et qui est, du reste, de la plus belle facture et d’une qualité de son magnifique, est un
nouveau motif qui nous engage à interroger les annales de la lutherie du violon, afin
de voir si cet exemple d’une femme habile dans l’art du luthier, ne serait pas un fait
unique dans son genre » 35 .

C’est d’une certaine façon ce que nous tentons de faire avec cet article. Mais notre auteur,
selon l’usage de son temps, s’attache avant tout à l’histoire des grandes écoles de lutherie.
Il commence par l’école italienne et cite une fille d’Antonio Amati comme une possible
candidate au titre de première « femme luthier », si l’on veut « considérer comme un ar-
tiste luthier, la fille d’Antoine Amati, à qui son père avait appris à façonner les têtes de ses
violons » 36 . Il ajoute qu’Amati appelait ces têtes de violons « de demoiselles » et rappelle
que cette fille, qui n’est pas nommée, épousa le fameux luthier allemand Jacob Steiner. Mais
après cette réflexion, il écarte cette hypothèse.
Il cite l’histoire de Guarneri, déjà apparue chez Fétis, qui relate les relations entre le
luthier lorsqu’il était en prison et la fille du geôlier présentée ici comme sa maîtresse. Elle
lui procurait dit- il, du bois de mauvaise qualité ainsi que du vernis ordinaire pour qu’il
puisse fabriquer des instruments qu’elle vendait à bas prix. Mais il ne dit mot sur son épouse,
Katarina Guarneri.
Il passe ensuite par l’école allemande et rapidement arrive à l’école française à qui il
attribue la forme moderne du violon, l’ajout de la chanterelle 37 , et finalement la première
luthière de l’histoire, à savoir l’autrice du violon qu’il décrit.

34. Sylvette MILLIOT, op. cit., vol. 1, p. 27.


35. Cyprien D ESMARAIS, Archéologie du violon : Description d’un violon historique et monumental, Paris,
chez Dentu, 1836, p. 15.
36. Ibidem.
37. Celle-ci serait attribuée aux femmes qui s’associèrent à la ménestrandrie et se servaient des violons pour
accompagner leurs voix (Cyprien DESMARAIS, op. cit., p. 17).

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L’instrument exceptionnel en question fut réalisé en hommage au violoniste Jean-Baptiste
Cartier (1765-1841). Il diffère des autres par le dessin qu’y a fait graver sur lui Monsieur
Cartier. Ce pourquoi il fut nommé « violon historique et monumental ». Curieusement, et
comme pour contrebalancer l’audace peu féminine d’être l’autrice d’un instrument « monu-
mental », la légende écrite en latin pour être peinte autour des éclisses, évoque la gratitude
de Cartier envers l’habileté et le talent modeste 38 de Florentine Demolliers.
L’auteur de la brochure s’attarde un peu à décrire les circonstances dans lesquelles furent
créés les autres instruments. Le premier fut très apprécié, mais le jury de l’exposition des
produits de l’industrie française fut paralysé par « l’étrangeté du fait, et qu’il aima mieux ne
pas croire que ce chef-d’œuvre de lutherie fût l’ouvrage d’une femme, que de lui décerner
la palme » 39 . Toutefois, la reconnaissance vint avec l’offre d’acquisition faite par un luthier
distingué pour un prix fort élevé. Le second violon proviendrait de la commande d’un vio-
loncelliste anglais dont le fils s’initiait au violon sous la houlette de Jean-Baptiste Cartier, le
dédicataire du troisième exemplaire.
Pour conclure, nous pouvons retourner aux luthières qui précédèrent les femmes Cha-
not. La connaissance, même partielle, de leurs parcours personnels et professionnels nous
permet de questionner la croyance selon laquelle les épouses et filles de luthiers auraient
été cantonnées aux tâches administratives et exclues de l’atelier où travaillaient les maîtres
e t les apprentis. Un facteur qui a pu contribuer à rendre invisible leur activité concerne les
corporations. Après leur abolition, n’importe qui pouvait faire commerce d’instruments de
musique. Les femmes étaient, mais à ce niveau seulement, un peu plus libres. Les annonces
du XIXe siècle montrent des femmes échappant au seul statut de veuve qui ont tenu un
commerce d’instruments. Le cas de Madame Boux et de la demoiselle Brown sont là pour
l’attester 40 . Cela nous rappelle que toutes leurs activités étaient alors cachées sous la repré-
sentativité légale du mari. Nous pouvons, en outre, y ajouter les documents qui témoignent
de la présence féminine dans le travail lié aux accessoires, considérés comme secondaires,
bien qu’ils soient essentiels à la finition de l’instrument. La documentation du XVIIIe siècle
étant bien moins abondante que celle du XIXe , le travail de recherche est d’autant plus diffi-
cile et laborieux. En conséquence, et pour continuer d’avancer, cette modeste introduction à
l’histoire des luthières est en attente de nouvelles découvertes, souvent dues au hasard.

***

38. Sylvette ,MILLIOT, op. cit. vol. 1, p. 162.


39. Cyprien DESMARAIS, op. cit., p. 20.
40. G. SAND, Œuvre autobiographique, Paris, Gallimard, 1978, vol. 1, p. 1433.

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