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Revue française d'économie

Les effets du progrès : Ricardo, les machines et l'emploi


Geneviève Schméder

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Schméder Geneviève. Les effets du progrès : Ricardo, les machines et l'emploi. In: Revue française d'économie, volume 4,
n°3, 1989. pp. 143-155;

doi : https://doi.org/10.3406/rfeco.1989.1227

https://www.persee.fr/doc/rfeco_0769-0479_1989_num_4_3_1227

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Geneviève

SCHMEDER

Les effets du progrès :

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et l'emploi

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144 Geneviève Schmeder

Incontestablement positif sur le long-terme, l'effet du


changement technique est en revanche beaucoup moins
assuré sur le court-terme : les nouvelles techniques
tendent à diminuer la demande de certains types de main-
d'œuvre en même temps qu'elles accroissent la demande
de certains autres, et il est difficile de prédire à l'avance
quel sera leur impact global sur le marché du travail. Les
difficultés de réalisation du plein-emploi en période de
bouleversements rapides des techniques de production
sont là pour en témoigner.
Les ouvriers de la révolution industrielle qui
cassaient les machines n'avaient pas tort d'y voir une cause
immédiate de chômage et de bas salaires. Non seulement
les machines prenaient leur place, mais elles
contribuaient, dans un contexte de forte croissance
démographique, à maintenir un excédent chronique de l'offre sur
la demande de travail qui bloquait tout décollage des
salaires réels L La résorption de cet excédent exigeait que
la demande de travail de l'industrie devienne structurel-
lement plus élevée que l'offre globale de travail. La
longueur des délais qui ont précédé historiquement cette
hausse montre que les conditions de ce changement n'ont
pas été immédiatement réunies et incite à examiner,
comme Га fait Ricardo dans son célèbre chapitre sur les
machines, ajouté en 1821 à la troisième édition des
Principes, l'effet du changement technique sur la demande de
travail.
S'intéressant un siècle et demi plus tard à cette
question «très complexe», Hicks [1973] écrivait qu'il
n'était « ni surprenant, ni déshonorant » qu'elle divise
encore les économistes. « Plusieurs forces entrent en jeu ;
parfois c'est l'une qui domine, parfois c'est l'autre ». On
imagine dans ces conditions la confusion qui pouvait
régner dans les esprits à l'époque de Ricardo... et son
grand mérite est d'avoir tenté d'introduire un peu de
Geneviève Schmeder 145

clarté dans cette obscurité. Quelles étaient les limites à


l'expansion du marché ? Dans quelle mesure les
travailleurs remplacés par les machines pouvaient-ils être
réemployés ? La demande de biens ne risquait-elle pas
désormais d'être insuffisante face à une production accrue ?
L'insuffisance de la demande était-elle plutôt susceptible
de provenir d'une faiblesse des revenus des travailleurs
ou des dépenses des classes riches et épargnantes ? Quel
était le facteur le plus important pour la demande de
travail : le volume ou l'affectation des épargnes ?
L'investissement en capital n'entrait-il pas en conflit avec son
propre objectif de profit en impliquant une diminution
de la demande du produit ? Quel était le principal danger
pour l'emploi : l'excès ou l'insuffisance de
capitalisation ? 2
Dans un premier temps, Ricardo considère à la
suite d'A. Smith que la demande de travail est toujours
suffisante si l'épargne l'est aussi. Ce n'est que tardivement
qu'il scandalise ses contemporains en soutenant que la
adverse'
mécanisation peut avoir un effet sur l'emploi. Les
exégèses se battent encore cependant sur le point de
savoir si — et jusqu'à quel point — Ricardo a changé
d'avis en cours de route . Sa contribution à l'analyse du
changement technique se trouve en effet disséminée en
de nombreuses remarques dispersées à travers tous ses
écrits. Seul le chapitre On Machinery y est spécifiquement
consacré. Ricardo justifiait l'ajout de ce chapitre par la
modification de son opinion « sur cette grave matière »,
tout en précisant qu'il ne retirait rien de ce qu'il avait
précédemment publié à ce sujet...
L'analyse ricardienne du changement technique
est à situer dans le cadre de sa problématique générale,
axée sur la question de la répartition. Comme le précise
Ricardo dans l'avertissement à la troisième édition des
Principes, il s'agit de rechercher « l'effet que des perfec-
146 Geneviève Schmeder

tionnements mécaniques produisent sur les différentes


classes de la société », sachant que la part qu'obtient
chacune d'elles varie « à chaque époque » en fonction « des
perfectionnements des machines, d'une meilleure division
et distribution du travail, et de l'habilité toujours
croissante des producteurs dans les sciences et les arts ». Ce
qu'il s'agit plus précisément d'établir, c'est la façon dont
la mécanisation influence la manière dont le produit
global (« produit brut ») se répartit entre « les fonds où les
capitalistes et les propriétaires fonciers tirent leurs
revenus » (« produit net ») et « les fonds qui servent à
maintenir la classe ouvrière ».
Comme la plupart de ses contemporains, Ricardo
a cependant beaucoup de difficultés à embrasser le
problème général du changement technique. Il distingue et
analyse séparément les effets des améliorations techniques
selon qu'elles se produisent dans l'agriculture ou dans les
manufactures. Dans l'agriculture, le progrès technique
« n'est utile qu'aux producteurs, qui seuls gagnent
davantage, tandis que rien ne change du prix ». Les
améliorations techniques ont un effet bénéfique sur les profits :
elles contribuent, au même titre que les importations
alimentaires, à contrecarrer la « gravitation » des profits qui
résulte des rendements décroissants imputables à la rareté
de la terre. Elles sont d'ailleurs introduites sous la
pression des salaires : « A mesure que le capital et la
population d'un pays grandissent, la production devient plus
coûteuse et le prix des subsistances s'élève généralement.
Or, la hausse des aliments entraîne la hausse des salaires,
et la hausse des salaires tend à pousser plus activement le
capital vers l'emploi de machines ». Cette relation entre
mécanisation et hausse des salaires est aujourd'hui
désignée sous le nom d'« effet-Ricardo ». C'est la première
formulation historique d'un biais « labour-saving » induit
par une modification de la répartition.
Geneviève Schmeder 147

Dans les autres secteurs, en revanche,


l'introduction des machines « n'exerce aucune influence sur les
profits » — sauf pendant un certain laps de temps pour les
capitalistes qui les introduisent en premier lieu — mais
« influe sur les prix et est avantageuse pour tous les
membres de la société, car tous sont des
consommateurs ». Dans la vision originelle de Ricardo,
l'introduction des machines bénéficie ainsi à toutes les classes —
propriétaires fonciers, capitalistes, travailleurs — même si
ces derniers, à cause de la loi d'airain des salaires, n'en
retirent qu'un bénéficie limité dans le temps : « Si la
chaussure et le vêtement de l'ouvrier pouvaient être
fabriqués par des procédés nouveaux et perfectionnés, et
exiger seulement le quart du travail que leur fabrication
demande actuellement, ils devraient baisser probablement
de 15 % ; mais loin de pouvoir dire que par là l'ouvrier
au lieu d'un habit et d'une paire de souliers, en aura
désormais quatre, il est au contraire certain que son
salaire, réglé par les effets de la concurrence et par
l'accroissement de la population, se proportionnerait
rapidement à la nouvelle valeur des denrées à acheter. Si de
semblables perfectionnements s'étendaient à tous les
objets de consommation de l'ouvrier, son aisance se
trouverait probablement, au bout de quelques années,
faiblement augmentée — si elle l'est — quoique la valeur
échangeable de ces objets, comparée à celle dont la
fabrication n'aurait éprouvé aucun perfectionnement
semblable, se trouverait considérablement réduite, et qu'on
les obtînt par un moindre coût. »
La demande de travail ne doit pas diminuer.
Même si la demande et la production de la marchandise
concernée n'augmentent pas dans la même proportion
que la productivité, le capital libéré trouve forcément à
s'employer dans la production d'autres biens, ce qui
permet de réembaucher les travailleurs privés de leur emploi.
148 Geneviève Schmeder

Comme tous ses contemporains, Ricardo envisage la


demande de travaiï en termes de fonds des salaires : la
demande de travail dépend du capital que les capitalistes
décident de consacrer à son entretien. Fraction du capital,
le fonds des salaires s'accroît d'autant plus vite qu'il y a
davantage de profits et d'épargne. En d'autres termes,
l'emploi étant une fonction croissante de l'épargne. Les
améliorations techniques qui ont dans l'ensemble un effet
bénéfique sur les profits — même s'il n'est que temporaire
— doivent plutôt stimuler l'investissement et la demande
de travail.
Contrairement à Malthus, avec qui il échangea
une volumineuse correspondance sur la question des
machines, Ricardo soutient par ailleurs que si un progrès
« labour-saving » abaisse la valeur du capital destiné à
payer les travailleurs — en termes monétaires ou de coût
en travail — ce capital n'emploiera pas pour autant moins
de travailleurs : la qualité de marchandises va s'accroître
et c'est la quantité, non la valeur du produit, qui constitue
le fonds des salaires et détermine la capacité d'employer
du travail. Ayant les moyens matériels d'employer la
même quantité de travail qu'auparavant, les employeurs
ne manqueront pas de le faire. Ce raisonnement n'est pas
seulement conforme à celui d'A. Smith mais aussi à celui
de Say dans son Traité [1803] et de J. Mill dans Commerce
Defended [1808]. Il repose sur la double hypothèse
implicite d'un rapport constant entre le capital dit « fixe » et
le capital dit « circulant » (coefficients de production
fixes) et d'une répartition de l'épargne investie entre
chaque type de capital conformément à cette proportion,
déterminée par la relation entre le taux de salaire et le
taux d'intérêt.
Pendant plusieurs années, Ricardo ne pousse pas
le raisonnement plus loin : les machines ne provoquent
aucune diminution de la demande de travail. Il est même
Geneviève Schmeder 149

un ardent défenseur de cette thèse au Parlement. Dans


une lettre à McCulloch datée de mars 1820, il affirme
encore que « l'emploi des machines (...) ne diminue jamais
la demande de travail. Il n'est jamais une cause d'une
chute du prix du travail mais l'effet de sa hausse ». Un
an plus tard, la publication du chapitre sur les machines
met en doute la validité générale de cette thèse et soutient
que l'introduction de nouvelles machines peut être
préjudiciable aux travailleurs. Pour les contemporains, cette
publication fait l'effet d'une bombe...
On s'est beaucoup interrogé sur cette « volte-
face » de Ricardo. La vision d'un progrès source de bien
général n'était évidemment pas partagée par les ouvriers
de l'époque, traumatisés par l'envol du chômage et la
chute des salaires aggravés par la démobilisation de la fin
des guerres napoléoniennes. Leur vision à eux, ils
l'exprimaient par des grèves et des émeutes, si durement
réprimées par l'armée que l'opinion s'émut après
l'effroyable massacre de Peterloo à Manchester [1819]. Bien
que persuadé que les agents économiques agissent
toujours « rationnellement, c'est-à-dire conformément à leurs
intérêts, Ricardo ne pouvait reconnaître que « l'opinion
des classes ouvrières sur les machines, qu'elles croient
fatales à leurs intérêts, ne repose pas sur l'erreur et les
préjugés », avant de l'avoir auparavant démontré à partir
des « principes les plus fermes, les plus nets de l'économie
politique ». Le raisonnement fondé sur la méthode hypo-
thético- deductive l'emportait en effet systématiquement à
ses yeux sur les « faits », toujours suspects quant à leur
représentativité 4.
L'occasion de nuancer sa pensée lui fut fort
heureusement fournie par Barton, auteur ày Observations sur
les circonstances qui influencent la condition des classes
travailleuses de la société, publiées en novembre 1817.
Barton était à la fois quaker, promoteur d'une banque
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d'épargne et fondateur d'une célèbre école à Chichester.


Analysant les causes de la misère et les mesures publiques
susceptibles de l'alléger, il présentait de façon négative les
conséquences du machinisme sur la condition de la classe
ouvrière, soutenant notamment que l'augmentation des
offres d'emploi dépend du rapport entre capital « fixe »
(capital technique ou constant) et capital « circulant »
(capital salarial ou variable). Il s'appuyait pour les besoins
de sa démonstration sur un exemple numérique précis,
celui-là même que Ricardo va reprendre.
Barton affirmait d'une part que les épargnes
annuelles n'aboutissent pas forcément à des
accroissements du capital fixe et du capital circulant
proportionnels, d'autre part que l'introduction de machines implique
toujours la conversion d'une fraction du capital «
circulant », se présentant sous la forme de subsistances
disponibles pour le paiement des salaires, en capital « fixé »
dans les machines et les équipements. Sous cette dernière
forme, le capital ne peut plus constituer une source de
demande de travail, sinon indirectement et dans une
moindre mesure. C'est ce raisonnement que Ricardo
adopte dans le chapitre sur les machines. Dans l'exemple
cité, le capital total ne varie pas mais sa composition est
modifiée : il y a désormais plus de capital technique et
moins de capital salarial car celui-ci est amputé de la
valeur de la machine. Il en résulte une contraction du
fonds des salaires, à l'origine d'un chômage qui va durer
jusqu'à sa reconstitution.
Barton avait exposé ses arguments par écrit à
Ricardo avant de publier. La réponse avait été très sèche :
« II n'y a pas de création due au travail qui supplante
entièrement l'usage du travail humain (...). Sur cette
question je n'ai pas le moindre doute ». Le doute allait
pourtant venir et l'argumentation faire son chemin, peut-être
sous l'effet du ralliement aux thèses de Barton du fidèle
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ricardien McCulloch, auteur dans VEdimhurgh Review de


janvier 1820 d'un article et d'un compte-rendu très élo-
gieux. Après le rappel à l'ordre de Ricardo cité plus haut,
McCulloch allait assez curieusement s'incliner : dans le
numéro de mars 1821 de VEdimburgh Review, il
développait une théorie très complète de la compensation
automatique, qu'il concluait en écrivant qu'« aucune
amélioration des machines ne peut diminuer la demande de
travail ni réduire le taux des salaires. L'introduction des
machines dans un emploi occasionne nécessairement une
demande égale ou supérieure pour les travailleurs
déplacés vers un autre emploi ».
Alors que McCulloch sermonné par Ricardo en
revenait aux effets permanents du changement technique
sur l'emploi, Ricardo effectuait la démarche
rigoureusement inverse : le chapitre sur les machines est une
réflexion sur les effets à court-terme de l'introduction des
machines, dont il prenait bien soin de préciser qu'ils sont
temporaires : « L'accroissement du revenu net, évalué en
marchandises, — accroissement qu'entraîne
nécessairement l'emploi des machines — doit conduire à de
nouvelles épargnes, à de nouvelles accumulations. Ces
épargnes (...) doivent arriver bientôt à créer un fonds
beaucoup plus considérable que le revenu brut détruit
tout d'abord par la découverte des machines. Dès lors la
demande de bras sera aussi grande qu'auparavant ».
Ricardo introduisait une autre restriction :
l'introduction d'une technique à fort coefficient de capital à
la place d'une technique intensive en travail n'a un effet
négatif sur l'emploi que si elle est financée par une
réduction du fonds des salaires. Cet effet négatif n'existe pas si
les nouvelles machines sont financées par le
réinvestissement des gains. Le premier cas correspondait pour
Ricardo à un changement technique « brutal », le second
à un changement « graduel ». Il semble plutôt que la dif-
152 Geneviève Schmeder

férence est séquentielle : l'étape la plus pénible serait pour


les travailleurs celle qu'on pourrait qualifier de «
mécanisation primitive », au début du processus
d'accumulation de capital fixe. L'accroissement du « revenu net »
permettrait ensuite d'introduire « en douceur » de
nouvelles générations d'équipements. Cela semble en tout cas
conforme à l'expérience historique.
La démonstration des effets négatifs à court-
terme de l'introduction de machines s'appuie sur la
distinction entre revenu brut et revenu net déjà développée
dans le chapitre 26 des Principes pour critiquer la
conception de la richesse nationale d'A. Smith : « Quel avantage
résultera-t-il pour un pays de l'emploi d'une grande
quantité de travail productif si, soit qu'il emploie cette quantité
ou une quantité moindre, son revenu et ses profits réunis
doivent rester les mêmes ? ». A J.B. Say lui reprochant de
« tenir pour indigne le bonheur de tant d'êtres humains »,
Ricardo objectait qu'« il serait tout à fait indifférent pour
une personne qui sur un capital de 20 000 livres ferait
20 000 livres de profits que son capital employât cent
hommes ou mille, et que ses produits se vendissent
10 000 livres ou 20 000 livres, pourvu que, dans tous les
cas, ses profits ne baissassent point au-dessous de
2 000 livres. L'intérêt réel d'une nation n'est-Я pas aussi
garanti ? ». Le même raisonnement est appliqué aux
machines : elles peuvent faire croître le profit (produit
net) sans augmentation concomitante de la production
(produit brut).
On voit que le type de chômage évoqué ici est
très différent de celui qui, selon Malthus et Sismondi,
résulterait d'une demande devenue inférieure à une
production que la mécanisation ferait augmenter. Il se
rapproche plutôt de celui dont parle Marx : « l'accroissement
du capital par les machines est directement proportionnel
au nombre d'ouvriers dont les moyens d'existence auront
Geneviève Schmeder 153

été détruits par ces machines » et préfigure son


raisonnement sur l'élévation de la composition organique du
capital. L'« effet Ricardo » implique en effet que le
changement technique prenne la forme d'une intensité capi-
talistique accrue par unité de produit et de travail («
capital deepening »), ce qui signifie une croissance séculaire
de l'emploi moins rapide que celle du capital physique.
Le réemploi du travail redondant dépend donc
exclusivement du « capital widening » : la part du produit total
concédée à la formation de capital dans le cours de la
croissance.
On a eu beau jeu de faire remarquer les
interrogations et contradictions introduites dans le système
ricardien par ce chapitre sur les machines. Comme
l'écrivait Malthus dans une lettre à Ricardo peu après la
troisième édition des Principes : « peut-être n'avez-vous pas
pleinement envisagé toutes les conséquences de votre
concession sur les autres parties de votre œuvre » (Sraffa,
[1955]). Une hypothèse cruciale des Principes est que tous
les secteurs de l'économie utilisent un capital fixe et
circulant de durée identique et dans les mêmes proportions.
D'après Pasinetti, le fait que le système ricardien soit ou
non déterminé dépend même essentiellement de cette
hypothèse (Pasinetti, [I960]). Un des intérêts de ce
chapitre est qu'il lève l'hypothèse de croissance à taux égal
du travail et du capital. On ne sait cependant jamais si
l'introduction des machines correspond à une
substitution capital-travail induite par un changement dans les
prix relatifs des facteurs à état constant de la technologie
(le déplacement « le long de la fonction de production »
cher aux néo-classiques), ce qui poserait alors le problème
de la flexibilité des coefficients de capital, ou à l'apparition
d'une nouvelle technique, qui s'accorderait seule avec
l'hypothèse de fixité de la composition organique 5.
D'une façon générale, Ricardo a du mal à sortir
154 Geneviève Schmeder

du cadre statique et à entrer complètement dans l'analyse


des processus qu'il pressent. L'exemple numérique
compare deux états dont Schumpeter faisait justement
remarquer que le second n'est pas un état d'équilibre
définitif : « On ne nous dit pas ce qui arrive aux ouvriers
qui ont perdu leur emploi, et pourtant ils ne sauraient
demeurer chômeurs, à moins que nous soyons disposés à
violer l'hypothèse selon laquelle régnent la concurrence
parfaite et la flexibilité illimitée des salaires » (Schumpeter
[1983]). Schumpeter signalait également que dans ce
chapitre Ricardo raisonne en termes de travail incarné mais
franchit sans arrêt la frontière qui sépare cette position
de l'analyse en termes de marchandises.
Ces reproches sont parfaitement fondés, mais on
peut leur objecter qu'aucun paradigme appréhendant des
questions cruciales ne peut parvenir à une totale
cohérence interne. C'est encore plus vrai dans les premiers stades
du pararadigme, et le mérite de Ricardo est de n'avoir
pas voulu sacrifier à une hypothétique cohérence sa
légendaire probité intellectuelle. Au demeurant, ce chapitre a
également ses admirateurs. Hicks, cité au début, lui rend
hommage à plusieurs reprises pour avoir anticipé son
concept de « biais vers l'aval » et avoir compris que les
forces qui agissent sur la croissance de la demande de
travail sont multiples et opposées.

Notes

1. Peu réels
aujourd'hui
salaires
rée. d'historiens
que
ait été
l'augmentation
longtemps
contestent
diffé-
des 2.
Voir
de
19eSchumpeter
laGourvith
siècle
littérature
est une
[1966].
écrivait
tâche
sur que
ce
rebutante
sujet
« l'étude
au
».
Geneviève Schmeder 155

3. On peut citer aux deux extrêmes cas de la Bullion Controversy. Voir


Sraffa [1955], chef de file de ceux qui Makal et Haswell [1977].
voient dans l'inclusion du chapitre 3 1
un complet revirement de Ricardo, et 5. Les avis sur cette question sont
Hollander [1971] pour qui ce extrêmement partagés... et confus !
chapitre n'introduit au contraire aucun Voir par exemple Blaug [1986]
changement. Pour une appréciation p. 155, Le Bas [1981] p. 50, Heertje
plus nuancée, voir Heertje [1979], [1979] p. 25.
Amendola et Gaffard [1988] ainsi
que la plupart des ouvrages cités dans 6. Outre l'ouvrage cité (p. 161), voir
la bibliographie. Le temps et le capital (p. 108, 135)
ou Theory of Wages.
4. Ceci apparaît clairement dans le

Références

S. Hollander [1971] : The


[1988]
de
M.l'innovation,
Amendola
: La dynamique
Economica,
et J.L.
économique
Gaffard
Paris. development of Ricardo' s position on
machinery, History of political economy,
n°3.
M. Blaug [1986] (édition originale
[1961]) : La pensée économique, C. Le Bas [1981] : Economie des
origine et développement, innovations techniques, Economica,
Economica, Paris. Paris.
A. Gourvitch [1966] : Survey of
economic theory on technical and S. Maital et P. Haswell [1977] : Why
did Ricardo (not) change his mind ?
employment, Kelley, New York. On money and machinery,
A.Heertje [1979] (édition originale Economica, Vol. 44, n° 176, novembre.
[1977]) : Economie et progrès
technique, Aubier, Paris. L. Pasinetti [1960] : A mathematical
formulation of the Ricardian system,
J. Hicks [1973] (édition originale Review of economic studies, n° 27,
[1969]) : Une théorie de l'histoire février.
économique, Le Seuil, Paris.
J. Hicks [1975] (édition originale J. Schumpeter [1983] (version
[1972]) : Le temps et le capital, originale [1954]) : Histoire de l'analyse
Economica, Paris. économique, Gallimard, Paris.
J.H. Hollander [1910] : David P. Sraffa (éd.) [1955] : David
Ricardo - A centenary estimate, The Ricardo, works and correspondance,
John Hopkins Press, Baltimore. Cambridge U.P.

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