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3. Une histoire des femmes berbères du Maroc

Chapter · July 2020


DOI: 10.3917/kart.ennaj.2020.01.0051

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1 author:

Fatima Sadiqi
Sidi Mohamed Ben Abdellah University
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Femme berbère Aït Ayache, tatouée sur le visage,
avec son nourrisson
Moyen Atlas central
Jean Besancenot, 1934-1939

Une histoire
des Femmes berbères du Maroc

Fatima Sadiqi, Pomona (Californie)

Les Berbères, ou Imazighen, sont les premiers habitants guerres puniques qui opposèrent Rome à Carthage et
de l’Afrique du Nord. Leur présence remonte à plusieurs prirent fin avec la chute de Carthage en 146 avant J.-C.
siècles avant Jésus-Christ. Ils sont répartis géographi- En d’autres termes, les historiens occidentaux associent
quement dans les régions qui s’étendent de l’oasis de l’origine des Berbères à une période glorieuse de la Rome
Siwa – à l’ouest de la vallée du Nil –, à l’océan Atlantique, antique, ce qui revient implicitement à leur accorder
et de la Méditerranée au fleuve Niger, couvrant une une origine occidentale. Les historiens arabes du Moyen
vaste étendue discontinue de terres comprenant l’Égypte, Âge (par exemple Ibn Abdel Adhim Ezzemmouri, et
la Libye, la Tunisie, l’Algérie, le Maroc, la Mauritanie, Al-Idrissi) voient quant à eux les racines des Berbères
le Niger, le Nigeria, le Mali et le Burkina Faso. au Yémen et les associent donc à la « grandeur arabe ».
La majorité des populations berbères vivent au Maroc, Après l’indépendance du Maroc en 1956, c’est par l’ar-
généralement dans les zones mon tagneuses et désertiques. chéologie, l’anthropologie et la linguistique que l’on
Elles ne constituent pas un groupe ethnique homogène a tenté de déterminer l’origine des Berbères. D’après
et l’on peut distinguer trois groupes principaux, chacun les résultats de ces recherches, les habitants actuels de
se revendiquant d’une tribu particulière : la tribu Zenata l’Afrique du Nord, dans une zone géographique assez
au nord, la tribu Sanhaja dans le centre du pays, et la large qui va des côtes de l’Égypte à la Mauritanie, de
tribu des Masmouda au sud. Cependant, les populations l’Atlantique au canal de Suez et de la Méditerranée au
berbères du Maroc sont unies par une langue et une terre, désert du Sahara, descendent des humains installés
qui représentent pour eux la conscience collective là depuis la Préhistoire (il y a environ 9 000 ans). Leur
d’une histoire et d’un patrimoine communs. expansion s’est toujours faite d’ouest en est. Le territoire
actuel des Berbères serait donc leur terre ancestrale.
Les origines du peuple berbère Quelle que soit leur origine, les Berbères ont été coloni-
sés et ont échangé avec des civilisations très puissantes,
Les Berbères appartiennent à l’une des plus anciennes en particulier les Phéniciens, les Romains, les Byzantins
civilisations de l’humanité. Leur origine a été l’objet de et les Arabes, civilisations aujourd’hui disparues alors que
controverses. Deux catégories d’historiens s’y sont intéres- les Berbères, eux, sont toujours là.
sées, chacune avec son propre programme idéologique : Les chroniques de ces époques anciennes mentionnent
les historiens occidentaux d’un côté, et les historiens à peine les femmes. Aussi, l’histoire des femmes berbères
arabes du Moyen Âge de l’autre 1. Pour les premiers préislamiques est-elle surtout révélée par l’archéologie,
(par exemple Henri Fournel 2 Georges Marçais 3, Maurice qui semble nous montrer que les Berbères ont adopté
Peygasse 4), l’histoire des Berbères remonte aux trois les institutions, les langues et les religions des Phéniciens

19
Ksar d’Aït Ben Haddou
Région de Ouarzazate

Région de Tafraout au printemps


Anti-Atlas

Ruines de Volubilis
Moyen Atlas

et des conquérants ultérieurs, à l’exemple du culte de Elles nous apprennent leur nom, leur origine ethnique,
la grande déesse de Carthage : Tanit. Son origine reste les rôles qu’elles jouaient au sein de leurs familles, de
incertaine : phénicienne, punique ou Nord-Africaine. leurs villes, voire de leur province.
Déesse céleste, Tanit, également appelée « la Dame de Les sites récemment mis au jour apportent de nombreux
Carthage », commande le soleil, la lune et les étoiles. témoignages. Fabia Bira Izelta, par exemple, fit inscrire
Déesse-mère, elle est associée à la fertilité. Les femmes sur une statue, en 54 après J.-C., un hommage à son
issues de l’élite berbère se paraient de bijoux en or, de mari, Marcus Valerius Severus, figure éminente et com-
chaînes ornées de pendants en forme de croissant gravé mandant de la garnison de Volubilis. Elle y mentionne
du symbole de Tanit, et de boucles d’oreilles grenaillées, que ce soldat romain l’a épousé, alors que, native de
associées à des amulettes importées d’Égypte autour de la région, elle n’avait pas la citoyenneté romaine. Plus
leurs poignets, telle celle représentant le dieu Bès avec tard, leur mariage fut reconnu par le droit romain et
des pieds en verre découverte dans une tombe de leurs droits sur leurs terres affirmés. Devenue veuve, elle
Marchan (Tanger). devint, grâce à son contrat de mariage, propriétaire et
citoyenne romaine. Ainsi, Fabia Bira, fille d’Izelta, appa-
L’aristocratie raît sur la base d’une statue à Volubilis, et on retrouve
son nom mentionné sur quatre autres inscriptions 6.
Les femmes ont toujours été au centre des communautés D’origine berbère, comme l’indique le nom de son
berbères, mais aussi des sociétés préislamiques et de père, elle vécut à l’époque de l’annexion du nord du
celles qui leur ont succédé. Au Maroc, les découvertes Maroc par Rome.Elle appartenait à cette aristocratie
archéologiques indiquent le statut élevé de certaines qui obtint la citoyenneté romaine et parvint à accéder à
femmes berbères de l’ancien temps. Des statues et des des fonctions administratives et religieuses éminentes
objets retrouvés dans les ruines de Volubilis, de Banasa grâce à son rang et à sa fortune. Fabia Bira fut la pre-
(à l’ouest) et de Sala, permettent d’imaginer la vie des mière femme à être élue flamine, « Grande prêtresse du
femmes au cours de ces périodes, et montrent la posi- culte officiel des impératrices 7 ». Elle fit elle-même ériger
tion sociale que certaines d’entre elles tenaient dans la des « autels » aux déesses du panthéon gréco-romain,
société romaine. Ainsi, les inscriptions gravées sur les notamment Cérès.
stèles honorifiques ou sur les bases des statues élevées D’autres femmes à Volubilis occupèrent également le
en l’honneur de femmes ou par des femmes pour leurs poste de flamine. L’une d’elles vit même son mandat
parents, fournissent de précieuses informations sur la renouvelé, comme l’atteste la stèle funéraire élevée et
population féminine des villes de la Mauritanie Tinganis 5. gravée en son honneur. Selon Euzenat 8, deux femmes

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Vallée enneigée des Aït Bou Guemez
Haut Atlas

Mariée des Aït Yazza, Aït Hadiddou de l’Imdhras,


Haut Atlas
Compléter voir légende dans (v. Coiffures féminines
du Maroc (Mireille Morin-Barde), p73)

étaient élues par le conseil flaminique de la Province, et disséminés à travers le Maroc, la Tunisie, l’Algérie et
les obligeant à quitter Volubilis pour Tanger, la capitale, la Libye, Kahina parvin à s’imposer comme un chef
où elles exerçaient leur sacerdoce. Ces femmes, célébrées de guerre et à les réunir face à l’envahisseur. Grâce à
pour leur valeurs morales et leur générosité, étaient sa réputation de stratège et de sorcière, elle réussit
honorées de leur vivant et, après leur mort, par leurs à regrouper pour un temps les tribus d’Ifrikya (nom
parents, conjoints, neveux, petits-neveux, mais aussi berbère de l’Afrique du Nord) et à les mener au combat
par leurs esclaves affranchis, qui leur faisaient ériger, durant cinq années jusqu’à la défaite. Kahina, avant de
à leurs frais, des statues ou des stèles. se donner la mort, envoya ses fils rejoindre le camp
arabe avec l’ordre de se convertir à l’islam et de faire
Kahina, la reine berbère cause commune avec l’ancien ennemi. Ils participèrent
de fait à l’invasion de l’Europe et à l’assujettissement
Le mythe de la femme guerrière préislamique est présent de l’Espagne et du Portugal.
dans la mémoire collective des Marocains grâce à une Les discours et poèmes de Kahina ont tous été détruits
femme : Kahina. Guerrière et chef militaire, elle est après sa mort. Seul un poème de trois lignes intitulé
connue pour ses actes de bravoure et sa clairvoyance «Mon cheval berbère » subsiste :
pour guider son peuple et résister à l’invasion arabe au
viie siècle. Cette femme réussit à surmonter le monopole Cours, cours mon cheval berbère !
absolu des hommes dans le domaine militaire pour Jamais défait par les Arabes
devenir, par sa vaillance, une légende et une « femme-roi » Tu ne seras !
sans couronne. Kahina, la reine berbère dont le nom
signifie « prêtresse » ou « prophétesse », naquit dans les Le pouvoir de Kahina ne reposait pas sur une autorité
Aurès, en Algérie, vers 600 après J.-C., à l’époque où les institutionnalisée, mais sur une force personnelle recon-
généraux arabes entamèrent leurs incursions militaires nue. Elle est décrite comme une sorte de figure féminine
en Afrique du Nord, pour conquérir la région et imposer combinant pouvoirs politiques et religieux, une reine
l’islam aux populations. Kahina y opposa une résistance guerrière berbère qui a combattu pour défendre son
des plus déterminées. Vers 690, elle prit le commande- peuple et son pays contre l’invasion islamique. Bien
ment des forces africaines, et, grâce à son leadership, qu’il soit difficile pour de nombreux Marocains aujourd’hui
les Arabes furent brièvement forcés de battre en retraite. de concevoir une telle autorité féminine, les jeunes se
Bien que les Berbères du viie siècle ne partagaient pas sont appropriées l’audace de Kahina pour défendre
la même religion, divisés entre chrétiens, juifs et païens leur liberté individuelle et de choix, se créer un espace

24 F e m m e s b e r b è r e s du M a ro c U n e h i s toi r e de s F e m m e s b e r b è r e s du M a ro c 25
Trois générations de femmes berbères des Aït
Mguild sur une mule
Moyen Atlas central
Jean Besancenot, 1934-1939

d’action en dépit des contraintes patriarcales, être seul cycles de la vie. Ces rituels doivent apporter une forme de
maître de leur destin. plénitude aux individus et à la communauté, et touchent
Après la conquête arabe, les femmes berbères conti- le domaine religieux, la spiritualité, les besoins affectifs,
nuèrent à jouer un rôle central dans leurs familles et le renforcement des liens familiaux et sociaux, la réali-
leurs communautés, parvenant ainsi à combiner leur sation des objectifs pédagogiques (éducation, initiations).
foi en l’islam et leurs propres traditions ancestrales. Ils peuvent être privés ou publics, à l’exemple du rituel de
taghunja ou tislit n unzar (« fiancée de la pluie »). Il s’agit
Des héritages qui ressurgissent de l’un des plus anciens rites pratiqués pour attirer la
pluie lorsque les récoltes sont menacées par la sécheresse
L’héritage des femmes berbères témoigne de leur rôle et la rareté de l’eau. Son origine remonte à une tradition
actif dans l’histoire du Maroc. En terme de légitimité qui consistait à se rassembler pour chanter devant la déesse
historique, leur place prépondérante ne se résume pas Tanit en l’implorant de faire venir la pluie. L’exécution
aux seuls actes de bravoure, elle tient également à leur de ce rite connaît des variantes d’une région à l’autre,
rôle fondamental, malgré le poids d’un patriarcat auto- mais elle reste globalement la même. Une procession va
ritaire, dans la création et la préservation de la langue de village en village et parcourt les sanctuaires des saints.
et de la culture berbère, ainsi que des rituels féminins et Sur le chemin, la « fiancée » est éclaboussée avec de l’eau
un symbolisme, aujourd’hui au cœur de la littérature, lancée depuis les terrasses et les fenêtres des maisons, et
de l’art et des modes de vie des Marocains. En effet, le les habitants offrent des dons en argent au meneur de
mélange entre mythe et réalité créé par les déesses et la procession. L’argent et la nourriture récoltés sont
guerrières berbères préislamiques ont réussi à nourrir utilisés pour préparer un grand repas à proximité d’une
l’imagination et l’inconscient collectif marocain d’au- source d’eau (anrar) ou du sanctuaire d’un saint (agurram),
jourd’hui. Cela est principalement dû au rôle fonda- généralement au sommet d’une colline. Ce rite est suivi
mental des femmes dans la transmission de la langue à la fois dans les régions berbérophones et arabophones
et de la culture berbère, rendue possible par les rites, la (qui parlent le darija) du Maroc.
transmission orale et l’art. Le rite de taghunja trouve ses origines dans le culte de
la déesse Tanit. Selon Laoust 9 et Henri Basset 10, les rites
Les rites agricoles, souvent liés à la croissance et à la fertilité, étaient
utilisés pour « créer » des figures symboliques importantes
Les rituels accomplis par les femmes berbères concernent comme des dieux et des déesses. Ces rites impliquent
la guérison, la fertilité, le culte, les lamentations, et les également le mariage de la taslit (« épouse ») ou, « sol »

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taghunja, fiancée de la pluie (reconstitution)
Poupée de processions rituelles pour implorer la venue
de la pluie, mannequin paré d’atours féminins.
Musée Berbère, Jardin Majorelle, Marrakech

Femmes berbères vêtues pour la fête du


moussem, dansant.
Taghjijt, région de Guelmim, sud présaharien.

Parallèlement aux rites publics, les femmes continuent


à transmettre des rites privés, en particulier ceux liés à
la famille qui véhiculent de fortes significations cultu-
relles. La sexualité est au centre de ces cérémonies dont
l’atmosphère est marquée à la fois par l’enchantement
et une forte tension. Dans le contexte patriarcal maro-
cain, ces rites aident à atténuer l’anxiété sociale des
femmes (et des hommes) lors des phases transitoires de
la vie et à affiner la construction de la sexualité féminine
dans l’inconscient collectif des communautés et de la
population. Naissance, circoncision et mariage sont les
rites familiaux berbères les plus importants. Le rituel du
henné y est à chaque fois pratiqué.

La tradition orale

La tradition orale est très ancienne chez les femmes


berbères. Omniprésente, elle touche à de nombreux
domaines et se manifeste dans la littérature, la poésie,
les chansons, les contes, l’art oratoire public, et plus
discrètement dans la littérature marocaine arabophone
et francophone. Partie intégrante de l’identité marocaine,
avec anzar (pluie) qui donne naissance à taslit nunzar elle est considérée comme la forme d’expression la plus
(arc-en-ciel). Le rite de taghunja est empreint de sym- authentique et la moins occidentalisée du pays. Elle
bolisme et riche de sens. Il est repris dans de nombreuses aborde les sujets les plus divers, de l’amour, à la conscience
chansons dans l’ensemble de l’Afrique du Nord. Il ex- de soi, en passant par la famille, la communauté, la lutte
plique aussi certains rituels des mariages berbères : pour l’indépendance, le colonialisme ou la modernité.
l’aspersion de la mariée avec de l’eau, son bain dans la La transmission orale a également été un instrument de
rivière et au hammam, évocation de la fécondation de préservation de la langue. Les femmes marocaines sont
la mariée et de la terre à la fois. restées fidèles à leurs langues maternelles et aux cultures

28 F e m m e s b e r b è r e s du M a ro c U n e h i s toi r e de s F e m m e s b e r b è r e s du M a ro c 29
Femme travaillant sur métier à tisser vertical
Localisation, année en attente C. Lefébure

qu’elles véhiculent depuis des temps immémoriaux. Que Dieu te bénisse azda, de la culture patriarcale dominante, ils sont de véritables
Cette fidélité s’exprime par le militantisme pour les droits Que tu sois en paix. moteurs sociaux qui mêlent surnaturel, miracles et
linguistiques et culturels au Maroc et la renaissance du Un tapis bien tissé métaphysique. Le plus souvent, ces contes ne suivent
berbère, grâce auquel, depuis le milieu des années 1980, Est comme un pacha devant le plateau pas un thème central, mais rassemblent plutôt des
l’oralité commence à gagner une place centrale dans la qui porte son thé, « sous-thèmes » liés entre eux par les sujets qu’ils abor-
vie publique. Fatima Tabamraant 11 est l’une des icônes Assis sur un tapis en regardant les fantasias, dent plus que les époques auxquelles ils appartiennent.
de ce renouveau. Fervente protectrice de l’écriture et de Sa maison pleine de denrées et le bonheur Dans l’ensemble, la structure des contes de femmes
l’enseignement du berbère, elle ne manque jamais une partout où il va, berbères est très complexe et présente des caractéris-
occasion d’exhorter les femmes à s’alphabétiser dans cette Oh abeille, Dieu t’a donné le talent tiques internes et externes spécifiques. Ces contes se
langue. Elle est aussi la première femme à s’être exprimée en du tissage caractérisent par une articulation tripartite : un début,
berbère au parlement marocain. Et vous avez tissé comme aucun doigt un ensemble variable d’épisodes reliés les uns aux
La poésie est un autre moyen d’expression oral des ne l’a jamais fait. autres, et une fin. Vus de l’intérieur, ces récits sont à la
femmes. Les femmes poètes berbères ont toujours existé, fois non chronologiques et atemporels. L’information
comme par exemple Mririda N’Ait Atiq, une poétesse Des chansons comme celle-ci ne sont pas liées aux essentielle véhiculée par un conte berbère « féminin »
analphabète ne parlant que le berbère et dont les vers activités exercées ; ce sont généralement des chansons est généralement codée d’une manière qui la fait ressortir
ont été enregistrés vers 1927 par un chercheur français 12. populaires connues dans la communauté. Lorsqu’on de l’ensemble, de la manière la plus pertinente du point
Mririda N’Ait Atiq a exprimé l’amour à une époque où les interroge, les femmes répondent souvent que le de vue du narrateur.
les femmes n’avaient pas voix au chapitre : chant leur fait oublier la « dureté » de la vie et le « temps Raconter des histoires est également perçu par les femmes
qui passe ». Pour celles qui exercent des tâches pénibles, comme un puissant moyen de maintenir et de perpé-
Dans les nuits baignées par la lune à l’instar du tissage, ce type de chansons crée une véri- tuer le pouvoir à l’intérieur de la famille, en particulier
Il m’appellera « Mririda, Mririda », table solidarité entre les femmes et les aide à valoriser au sein des familles rurales étendues. Les grands-mères
Le doux nom qui m’est si cher. leur labeur. renforcent leur statut familial en établissant des liens
Pour lui, je vais libérer mon zrarit aiguisé, Les paroles de ce genre féminin qu’est le thamaayt, solides avec les jeunes générations par le report délibéré
Mon long et strident, zrarit, principalement chanté dans le Moyen Atlas, sont sou- de la fin d’une histoire jusqu’à la nuit suivante et, par
Que les hommes admirent et les femmes vent très belles. Le thamawayt est généralement entonné conséquent, la création d’un suspens continu. Ces
envient. (ou improvisé) par un homme et une femme comme une conteuses établissent des rapports sociaux à travers
sorte de dialogue sous forme de « questions-réponses ». leurs histoires et donnent souvent l’impression que ce
Les femmes berbères chantaient de très beaux vers Des contes féminins populaires ou des contes merveilleux qu’elles ne disent pas est aussi important que ce qu’elles
pendant l’azda (tissage de tapis) telles ces paroles de tisse- se transmettent entre femmes et servent souvent à décrire racontent. Dans un sens, ces femmes bâtissent leur
rands de paix, des voix tellement nécessaires aujourd’hui : la condition féminine. Bien qu’ils respectent les valeurs propre pouvoir. Cela montre que, contrairement aux

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Femmes berbères chantant et dansant l’aouach
dans la cour de la casbah du Caïd
1951

visions essentialistes, le langage des femmes n’est pas écrite. Les formes, les couleurs et les significations
impuissant. On comprend la méthode utilisée par les qu’exprime leur art racontent des histoires très fortes.
femmes marocaines à travers le conte dans des contextes Les femmes dominent le processus du tissage, donnant
où les femmes plus âgées estiment que leurs jeunes métaphoriquement vie aux textiles. Dans les zones
belles-filles obtiennent trop de pouvoir par la mater- rurales, elles démêlent, filent et teignent la laine pour
nité ; c’est un moyen pour elles de conserver un certain les couvertures, les châles et les tapis qu’elles tissent sur
contrôle sur les nouveaux parents au travers de leurs des métiers verticaux. On pense généralement dans ces
enfants. Les femmes âgées, généralement des grands- régions que la laine porte en elle une grande baraka
mères qui racontent de longues histoires, sont loin (bénédiction), dont les tisserandes sont elles-mêmes
d’être des artistes naïves. Elles ont une stratégie, font imprégnées, d’où le caractère sacré du tissage. Les femmes
preuve d’une pensée profonde et d’une grande mémoire, berbères qui travaillent la laine sont très respectées, et
ainsi que d’une utilisation habile de leur connaissance il est dit qu’une femme qui a fait quarante tapis au cours
de la psychologie humaine. À travers les contes, ces de sa vie est certaine d’aller au ciel après sa mort.
femmes parviennent souvent à rendre le monde plus Cet art est une source de fierté et de confiance en soi
compréhensible. pour les générations futures. Il assure la continuité et
Les femmes berbères utilisent également l’oralité pour avorise les valeurs communes de la famille, de l’entraide,
investir le champ puissant de la spiritualité et de l’auto- de l’entreprenariat… Grâce à une volonté politique et
rité religieuse. Ainsi, dans le sud-marocain, elles chan- à la technologie (les antennes satellite et Internet), la
tent encore de nos jours un riche répertoire de poésie survie de l’art des tapis est préservée.
didactique soufie. Les textiles occupent une place prépondérante dans
l’art berbère. Les femmes sont réputées pour leurs vête-
L’art ments aux couleurs éclatantes fabriqués à partir de laine
de chèvre, de mouton et de chameau. Les motifs qu’elles
Dans les communautés berbères, les artistes sont des brodent sur leurs vêtements et ceux des membres de
femmes. Leur art s’exprime dans le tissage des tapis, la leurs familles sont de couleurs vives et figurent souvent
fabrication de textiles, le tatouage du corps, et la parure des flèches, des losanges, des haches, comme autant de
du visage, des mains et des pieds. Ces pratiques pure- symboles de la fertilité. Des cercles et des triangles
ment féminines ont survécu pendant des millénaires y apparaissent également, perpétuant ainsi les métaphores
et continuent de fasciner. On sait que cette expression ancestrales liées aux femmes, à la fécondité et à la spiri-
visuelle est de loin antérieure à toute forme d’expression tualité. En raison de ce puissant symbolisme, l’art textile

32 F e m m e s b e r b è r e s du M a ro c U n e h i s toi r e de s F e m m e s b e r b è r e s du M a ro c 33
Nomade des Aït Atta
Région du Jbel Saghro,
Sud-est du Maroc

Tifinagh
Alphabet officiel de l’amazigh
(langue berbère) du Maroc

des femmes berbères exprime de manière codée le passé de mariage. Cette tente revêt une forme triangulaire et tecturaux, des plantes, des fleurs et l’absence de portrait
et le présent des tribus auxquelles elles appartiennent. symbolise la famille, le « vivre-ensemble » et la communauté. sont liés à l’interdiction par l’islam de la représentation
Aujourd’hui, l’art et les traditions nomades de nombreuses Quant aux tatouages corporels et au henné, on considère artistique de personnages humains, puisqu’ils sont
tribus ont constituer de véritables métaphores de ferti- qu’ils apportent réconfort et tranquillité d’esprit dans l’image de Dieu. Pour les femmes berbères, la création
lité. C’est là un domaine mal connu du rôle des femmes des moments de tension psychologique, d’où l’associa- d’objets d’art est un hommage à Allah et, par conséquent,
dans la construction de l’identité berbère d’hier et d’au- tion du tatouage et du henné avec la baraka. En effet, on un acte de dévotion. Elles assimilent souvent le dévoue-
jourd’hui, qui mérite plus d’attention et de recherches. recherche la baraka quand on est confronté aux forces ment au travail avec leur foi. Leur art représente pour
Les styles des robes créées par les femmes berbères mar- du mal de toutes sortes (par exemple le wida nbder tisent, elles une pratique méditative, d’où leur profonde concen-
quent chaque étape de la vie et s’accompagnent de rituels littéralement « ceux en présence desquels nous parlons tration, presque une méditation, quand elles réalisent
spécifiques, dont les plus significatifs sont la naissance, du sel », autrement dit les esprits). La baraka apporte un tatouage ou un dessin au henné, moment où elles se
la circoncision et le mariage. Ainsi, les robes portées par une protection contre les forces surnaturelles, le mauvais rapprochent de leur Créateur. Elles commencent souvent
une femme lui assurent-t-elle un statut particulier dans œil ou les maladies ; les dessins au henné qui couvrent leur travail en prononçant le mot bismillah (« Au nom de
sa communauté ; elles véhiculent aussi des significations les mains et les pieds d’une mariée ou d’un jeune garçon Dieu ») en signe de dévotion, et l’achèvent par lhamdullah
sociales spécifiques, mettent en avant des valeurs bien circoncis sont des variantes de symboles protecteurs et (« Louange à Dieu »).
définies. À travers les rituels, elles transmettent une identité éducatifs ancestraux qui ont évolué au travers des siècles. Les arts berbères ont évolué depuis l’indépendance du
et assurent la continuité en renforçant la cohérence et le Les tatouages ou les dessins au henné visent également Maroc en 1956. Les styles et les expressions esthétiques
caractère particulier de chaque communauté. à prévenir l’infertilité et améliorer la fertilité. Ils sont des Berbères nomades ont été influencés par l’arabe
Outre la confection de vêtements pour célébrer les étapes surtout associés aux femmes berbères. Le tatouage étant marocain, mais aussi par les moyens au travers desquels
de la vie privée liées aux cérémonies familiales, les Ber- interdit par l’islam, les femmes ont trouvé d’autres sup- l’identité berbère a été préservée. Certaines formes artis-
bères confectionnent aussi des habits bien particuliers ports pour placer leurs motifs de protection en les insé- tiques pratiquées par les femmes, comme le tatouage,
que des danseurs portent lors de célébrations publiques. rant dans les textiles qu’elles tissent ou les bijoux et le ont progressivement disparu, mais ont connu une nou-
Ainsi, l’ahidous, la plus spécifique des danses berbère henné qu’elles réalisent. velle vie grâce aux peintres marocains contemporains,
collectives, exécutée à l’intérieur mais aussi à l’extérieur L’influence de l’islam sur l’esthétique berbère n’a pas berbères ou arabes. Le patrimoine artistique berbère
des habitations, nécessite des habits précis que les femmes seulement été une contrainte, mais aussi un vecteur de recouvre désormais la diversité culturelle et ethnique
réalisent pour deux danseurs, un homme et une femme. célébration et de dévotion pour les femmes. Vues sous du Maroc. Dans leur désir d’exprimer leur identité
Ces vêtements sont portés avec des bijoux ad hoc et des cet angle, les tatouages féminins et les dessins au henné, marocaine postcoloniale, les artistes masculins se sont
couvre-chefs ornés de motifs comparables à ceux crées reflètent la position stratégique du Maroc dans les routes appropriés des formes d’art berbères autochtones et des
par les femmes pour les événements privés. commerciales qui reliaient les traditions artistiques de motifs jusque-là réservés aux femmes, créant ainsi une
Les femmes ont aussi la responsabilité de construire la tente l’Europe à celles du monde islamique et de l’Afrique identité nationale plus tolérante envers la population
nuptiale lors des trois jours de préparations de la cérémonie subsaharienne. Ainsi, la prédominance des motifs archi- berbère. Ces peintres rendent hommage à l’héritage

34 F e m m e s b e r b è r e s du M a ro c U n e h i s toi r e de s F e m m e s b e r b è r e s du M a ro c 35
Femme Zaïane en tenue traditionnelle Décors des pieds et des mains au henné de
Moyen Atlas couleur marron et au harkous (mélange de gale,
Jean Besancenot, 1934-1939 girofle, encens et oxyde de fer) de couleur noire.
Les tatouages sur le visage et le cou Taroudant, région du Souss.
sont caractéristiques de la tribu. Jean Besancenot, 1934-1939

36 F e m m e s b e r b è r e s du M a ro c U n e h i s toi r e de s F e m m e s b e r b è r e s du M a ro c 37
Vase à boire dit dattasatch.
Aït Ouriaghel. Nord du Maroc.
Décor anthropomorphique représentant une figure
humaine les bras levés.
Terre cuite, H. 16 cm. Diam. 17 cm
Musée Berbère, Jardin Majorelle, Marrakech

Fillette vendant des poteries dans un souk


montagnard
Qal’at Sless, région du Rif.
Jean Besancenot, 1934-1939

artistique des femmes berbères. L’écriture tifinagh réappa- On observe une réémergence du symbolisme des femmes
raît dans les textiles et les motifs des tatouages contem- berbères dans la culture actuelle des jeunes au Maroc,
porains créés par les femmes. Poètes et écrivains cher- notamment dans les noms donnés aux différents lieux
chent aussi aujourd’hui une nouvelle inspiration dans dédiés aux femmes : Tanit, Isis, Kahina… On retrouve ces
la poésie et les arts plastiques berbères. Le lien entre les noms parmi des groupes musicaux, sur des sites web,
femmes, l’art, et l’identité berbère est de plus en plus re- dans des défilés de mode, et dans les codes vestimen-
connu. Les femmes sont valorisées en tant que gar- taires des jeunes générations. Du fait de leur absence
diennes de la culture et de la langue, qui occupent la dans les histoires officielles, la littérature orale, les rites
première place dans la construction de l’identité berbère. et l’art des femmes berbères constituent une véritable
Par ailleurs, la tenue de la mariée berbère a peu changé. culture et recèlent un grand pouvoir d’autonomisation
La construction identitaire et sa préservation à travers l’art symbolique, ce que les féministes américaines appellent
est également au cœur des actes religieux et spirituels des l’empowerement. Leurs voix remettent en question les
femmes berbères 13. À travers leur expression artistique, récits traditionnels de la connaissance, révèlent les ma-
les femmes contrôlent les mariages, conservant ainsi le nières dont les femmes ont su créer, adapter et produire
caractère sacré de la spécificité culturelle malgré la forte un savoir à la fois spécifique et universel, et nous obligent
influence de la modernisation qui affecte rapidement ainsi à redéfinir la notion même de savoir.
leur mode de vie. De plus, en créant des tapis, des tentes
et des poteries, en décorant mains et pieds au henné,
en brodant des robes, elles aident à renforcer l’identité
ethnique berbère. Par le biais de l’art, ces femmes relient
le patrimoine berbère du passé au présent par la trans-
mission, de mère en fille, de leurs savoir-faire. Ce lien
1. Chafik, A Brief Survey of Thirty-Three Centuries of Amazigh tines (IAM t. II). no 439 p. 279-280, nos 448 et 449, p. 284-287. ris, 1920. – 10. Henri Basset, Essai sur la littérature des berbères,
confère une forme matérielle à la conscience berbère.
History, Al Maarif Al Jadida, Rabat, 2005. – 2. Henri Fournel, Fatima Sadiqi, Amira Nowaira, Azza El Khouly, et Moha Ennaji, 1920, rééd. Ibis Press-Awal, 2001. – 11. Sadiqi et al, 2009. – 12.
Les femmes berbères mettent en lumière l’estime, le respect Étude sur la conquête de l’Afrique par les Arabes, Blois Paris, Des Femmes écrivent l’Afrique du Nord, Paris, Karthala, 2013. – Les poèmes de Mririda ont été traduits du berbère en français et
et le haut statut accordés à la maternité en représentant 1857. – 3. Georges Marçais, La Berbérie musulmane et l’Orient au 7. M. S. Bassignano, Il Flaminato nelle province Romane dell’Afri- publiés en 195 9 par René Euloge dans son ouvrage Les Chants
Moyen Âge, 1946, Paris, Aubier-Montaigne. – 4. Maurice Peygasse, ca, publication de l’Institut de l’Histoire antique, université de de la Tassaout. Une partie de ces poèmes a été traduite du fran-
des symboles de fertilité sur les tapis, les vêtements, les
Monuments funéraires préislamiques de l’Afrique du Nord, Paris, Padoue, Rome, L’Erma, 1974, p. 363-369 et D. Fishwick, The Institu- çais à l’anglais par Sadiqi (2003). – 13. Moha Ennaji, Multilingua-
tatouages et les coiffures qu’elles confectionnent. Les Gouvernement général de l’Algérie, Arts et Métiers graphiques, tion of the Provincial Cult in Roman Mauretania, lism, Cultural Identity and Education in Morocco, Boston, Sprin-
arts berbères deviennent ainsi des métaphores de la 1950. – 5. Nom donné par les Romains à la province correspon- Historia, 1972, p. 689-711. – 8. M. Euzenat, et J. Marion ; IAM t. II, ger, 2005. Voir aussi Cynthia Becker, Amazigh Arts in Morocco.
dant approximativement au nord du Maroc actuel. – 6. M. Euze- 430, vol. p. 272-273. – 9. Émile Laoust, Noms et cérémonies des Women Shaping Berber Identity, University of Texas Press, Aus-
maternité, preuve du rôle crucial que les femmes jouent
namt, J. Marion, Inscriptions antiques du Maroc, Inscriptions la- feux des joies chez les berbères du haut et de l’Anti-Atlas. Hespe- tin, 2006.
dans le rayonnement et la préservation de l’identité berbère.

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