Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Goux - Descartes Et La Perspective-1985
Goux - Descartes Et La Perspective-1985
JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide
range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and
facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.
Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at
https://about.jstor.org/terms
The Johns Hopkins University Press is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and
extend access to L'Esprit Créateur
Jean-Joseph Goux
JE PENSE DONC
préliminaire. JEle SUIS.
Lorsque Enoncé
philosophe demeurefondateur,
toute la journée mais
en non pas parole
fermé seul dans un poêle où il a tout loisir de méditer, la première pen
sée qui lui vient—la première qu'il juge bon d'énoncer — n'est pas sans rap
port avec sa situation d'isolement, mais elle concerne le projet de bâtir et
pas encore la fondation elle-même: un ouvrage est d'autant plus parfait
qu'il est conçu par un seul. "Je m'avisai, écrit en effet Descartes, de con
sidérer que souvent il n'y a pas tant de perfection dans les ouvrages com
posés de plusieurs pièces, et faits de la main de divers maîtres qu'en ceux
auxquels un seul a travaillé"1. Première pensée, pensée du solitaire médita
tif, bien antérieure à l'énoncé du cogito. Cette pensée inaugure la médita
tion individuelle de Descartes, elle surgit dès l'instant où il décide de ne
plus étudier dans les livres mais en lui-même. Cette considération liminaire
— qu'on voudrait nommer l'axiome du maître unique, ou du "un seul"—
Descartes y attache une importance qu'on ne saurait sous-estimer si l'on en
juge par sa place, et par la variété savamment graduée des illustrations
qu'il en donne.
Et d'abord, est-ce un hasard, la construction des bâtiments, et l'organi
sation de l'espace. "Ainsi voit-on que les bâtiments qu'un seul architecte a
entrepris et achevés ont coutume d'être plus beaux et mieux ordonnés que
ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder, en faisant servir de vieilles
murailles qui avaient été bâties à d'autres fins". Le rafistolage, les ré
arrangements imprévisibles de matériaux détournés de leur fin première,
en un mot le bricolage n'est pas du goût de Descartes. Et ce qui est vrai
d'un bâtiment l'est aussi, plus encore, d'une ville entière.
Ainsi ces anciennes cités, qui, n'ayant été au commencement que des bourgades, sont
devenues, par succession de temps, de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées,
au prix de ces places régulières qu'un ingénieur a tracé à sa fantaisie dans une plaine, qu'en
core que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d'art
10 Spring 1985
qu'en ceux des autres; toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et
comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c'est plutôt la fortune, que la
volonté de quelques hommes usant de raison qui les a ainsi disposés.
Le parti pris urbanistique est clair: une ville qui est conçue par un seul, en
une seule fois, et sur un terrain plat et vide, peut s'ordonner suivant les exi
gences de la raison, c'est-à-dire avec régularité, sans aucun des accidents et
des hasards que la multiplicité des bâtisseurs successifs, introduit. Au tra
vail du bricoleur qui raccommode et qui rapièce, arrangeant au coup par
coup, sans plan préconçu, avec des matériaux de fortune, des intentions et
des méthodes disparates, Descartes oppose l'œuvre unitaire et planifiée de
l'ingénieur, maître unique de son projet. Le premier exemple de méthode,
dans ce discours de la méthode, avant l'énoncé d'aucun précepte, est em
prunté à la construction. Descartes plaide pour un urbanisme rationnel. Il
pense à une ville dont l'ordonnance offrirait aux yeux une harmonieuse et
vaste perspective, avec un plan d'ensemble, régulier, rectiligne, géo
métrique. Et cela, disons-le tout de suite, contrairement aux bourgades du
Moyen-âge, qui sont une accumulation hétérogène de bâtiments de tous
âges, de toutes formes, serrés l'un sur l'autre sans aucun souci de la bonne
perspective. Qu'un seul, un seul maître, conçoive un plan, et construise à
partir de rien (aucune muraille déjà existante, aucun édifice du passé) sur
une plaine, tel est le geste de Descartes.
On voit que Descartes fait sien le principe sur lequel est fondé l'urban
isme moderne, celui d'une destruction suivie d'une reconstruction suivant
un plan d'ensemble, principe tout à fait opposé à la méthode médiévale de
la réfection progressive, ou de la croissance fragmentée. Cette pratique
moderne répond à la croyance en un point de vue capable d'organiser d'un
seul coup, sans modification ultérieure possible, un système complet d'édi
fices. Elle repose sur l'idée qu'il est possible de construire des bâtiments
parfaits répondant à des normes intellectuellement transparentes, et d'au
tant plus rationnelles que le projet sera unitaire.
Cette simple métaphore de la ville, par laquelle débute la méditation du
philosophe, entre déjà en surdétermination avec l'ensemble du discours
cartésien. Exergue d'un ambitieux programme, elle résume à elle seule une
conception du monde. Car dans ce parti pris urbanistique c'est toute une
époque qui se dessine, traçant autrement les rapports entre la tradition et
la raison, l'individu et la communauté, la réalisation et le projet, l'expéri
ence et l'intellect, le topique et l'utopique, l'ordre et le désordre, l'accident
et le système. C'est bien d'ores et déjà une critique de l'organisation
12 Spring 1985
blissement de la certitude, mieux encore c'est elle qui permet cet établisse
ment. Car le cogito lui-même ne surgit dans le discours cartésien que
comme le dispositif ontologique le mieux conforme (le seul véritablement
conforme) à la rationalité perspectiviste dont l'idéal a préalablement été
admis et préconisé. Une philosophie fondée sur le cogito (ce point-sujet,
cet oeil de l'esprit à partir duquel la vérité s'ordonne, se donne à voir et se
représente) est la seule qui réponde parfaitement à l'idéal de rationalité
perspectiviste auquel Descartes donne d'emblée son adhésion et dont il ne
doute pas.
Descartes, devrait-on dire, tire les conséquences ontologiques ex
trêmes de la rationalité perspectiviste. Mais celle-ci le précède. Non seule
ment historiquement, cela va de soi. Dans la logique de sa démarche, qui
doit d'abord élever cette rationalité perspectiviste à la hauteur d'un prin
cipe et d'un idéal incontestables, pour préparer le site du cogito.
Ainsi, le sujet perspectif, comme idéal et comme modèle, serait l'im
pensé non-philosophique du principe philosophique du cogito. Descartes,
peut-être, s'est-il aperçu de cette postulation inanalysée, puisque dans la
version plus élaborée de sa démarche, dans les Méditations, il n'est ques
tion que d'une "paisible solitude", mais plutôt comme condition favorable
à l'exercice de la pensée que comme affirmation du monopole gnoséolo
gique du un seul. Toutes les comparaisons architecturales et urbanistiques
ont disparu. La postulation qui a soutenu l'invention du cogito, est retirée
comme un échaffaudage inutile. Il n'en reste pas moins que le parti pris in
augural de Descartes dans la retraite solitaire du Discours de la méthode, a
été le refus de l'espace agrégatif, morcelé, juxtaposé (espace de la construc
tion et de la représentation médiévales) et l'adhésion à l'espace systéma
tique et unifié (espace de la construction et de la représentation élaborées à
la Renaissance). Ce n'est que dans l'univers symbolique où a cours cette
méthode de production de la représentation, que le cogito peut s'énoncer.
Dans le tableau en perspective issu de la Renaissance italienne, le pay
sage peint s'organise en fonction de l'oeil virtuel du spectateur. C'est le
point de vue du sujet qui détermine les lignes de fuite du tableau, pro
duisant l'effet de profondeur spatiale et l'illusion de réalité. C'est pour
quoi, dans l'Esthétique, Hegel peut décrire ainsi la représentation pic
turale:
Dans la peinture, il existe une séparation entre l'objet et le spectateur, mais cette séparation
s'efface du fait que le tableau en tant qu'il représente le subjectif, montre par tout son en
semble qu'il n'existe que pour le sujet, pour le spectateur, et non en toute indépendance. On
14 Spring 1985
dirait que le spectateur est là dès le début, que l'œuvre est faite à son intention, qu'on a tenu
compte du point fixe où il sera placé.2
3. Martin Heidegger, Les Chemins qui ne mènent nulle part (Paris: Idées/Gallimard,
1978), p. 315.
4. Discours de la méthode, Seconde partie, §2.
16 Spring 1985
dont Descartes se défend (comme d'ailleurs de vouloir jeter par terre toutes
les maisons d'une ville pour le seul dessein de les refaire d'autre façon et
d'en rendre les rues plus belles), elle reste assez clairement de principe
monarchique. La transposition politique et sociale du cogito n'est nulle
ment une transformation démocratique de la société, par un consensus
parlementaire, mais plutôt la reconstruction d'un Etat rationnel, par
l'initiative d'un seul. Si la raison est une, la compétence, par principe, n'ap
partient qu'à un seul. "La pluralité des voix", écrit Descartes, "n'est pas
une preuve qui vaille pour les vérités un peu malaisées à découvrir, à cause
qu'il est plus vraisemblable qu'un homme seul les ait rencontrées que tout
un peuple"5. Le schème révolutionnaire qui transparaît dans la pensée de
Descartes serait donc plus proche de cette rationalisation monarchique et
égocentrée qui s'exprime orgueilleusement dans le célèbre "L'Etat, c'est
moi!" du souverain de très peu postérieur au philosophe, que de quelque
projet de concertation démocratique. C'est même une certaine forme de
coopération médiévale, fondée sur les tâtonnements empiristes d'une col
lectivité, qui se trouve écartée au profit des a priori organisateurs de la
raison, sous le pouvoir absolu d'un autocrate. Louis XIV, roi centralisa
teur, brisant les "franchises" féodales, formulerait, en disant "L'Etat, c'est
moi!", une manière de cogito politique peu après la révolution philoso
phique cartésienne qui faisait du sujet une sorte de moi-soleil.. .C'est
bien, par ailleurs, au siècle de Louis XIV que se conçoit, en France, une
certaine sorte d'architecture urbaine rayonnante. On a noté le principe du
rayonnement dans le Château de Versailles imaginé par Mansart, toutes les
avenues convergeant sur la chambre du roi...
Mais, plus radicalement, il y a un lien très étroit entre la présomption
de l'intellect qui se dégage du projet cartésien, et l'imagination utopique.
La ville cartésienne—cette ville régulière "qu'un ingénieur trace à sa fan
taisie dans une plaine", et dont les rues ne sont ni courbées ni inégales, —
prolonge le paradigme de l'invention utopique de Thomas Moore (1516),
comme construction rationaliste établie une fois pour toutes par un sage et
puissant législateur.
Et pourtant, on n'a jamais cessé de reconnaître en Descartes un pré
curseur de l'idéal démocratique moderne. N'a-t-il pas rédigé son Discours
en français, langue vulgaire, et non en latin, pour que tous puissent le lire
et pas seulement les doctes? Ne se flatte-t-il pas d'avoir trouvé des prin
cipes si évidents et si faciles que même les femmes pourraient les entendre?6
N'a-t-il pas proclamé l'égalité de tous devant la raison, enseigné que le bon
sens est la chose du monde la mieux partagée? N'a-t-il pas mis l'enfant et
le savant sur un pied d'égalité, en privilégiant les vérités mathématiques,
puisqu'un enfant qui fait une addition suivant les règles la fait aussi bien
que le plus grand mathématicien? N'a-t-il pas, enfin et surtout, répudié
toute autorité ou tradition extérieures au jugement de l'individu qui
s'exerce grâce à la lumière naturelle?
Ainsi Sartre, parmi d'autres, se fait l'écho d'un véritable accord général
lorsqu'il déclare: "Nous ne reprochons pas à Descartes d'avoir donné à
Dieu ce qui nous revient en propre; nous l'admirerons plutôt d'avoir, dans
une époque autoritaire, jeté les bases de la démocratie"7.
Mais la question que nous posons est celle-ci: la logique perspectiviste
fait-elle système avec une orientation vers la démocratie? Et comment?
Ce n'est pas un hasard si la technique picturale du raccourci, précur
seur de la perspective, est apparue chez les Grecs. Le raccourci suppose
une prise en compte du point de vue de l'individu. La peinture ne présente
plus l'objet seulement de profil ou de face, comme dans la figuration ar
chaïque, dite frontale, le réduisant à un type invariable, sans profondeur
spatiale, mais elle tient compte de la singularité du point de vue, de la place
relative de l'individu spectateur par rapport à l'objet réel.
Ainsi, avec les Grecs, le cercle de la roue des chars, vu de biais, devient
un ovale. Ne faut-il pas, pour que cette conception spatiale émerge, que
l'individu comme tel soit reconnu dans la singularité irréductible, acciden
telle et déplaçable de son angle de vision? Le raccourci serait, ainsi, l'inno
vation picturale d'une société devenant formellement démocratique,
chacun défendant son point de vue singulier, se posant comme sujet —ce
qu'attestent différemment le dialogue socratique et la tragédie où le héros
commence à devenir un agent responsable, un sujet juridique.
Or, la "perspectiva artificialis" n'est pas autre chose que la technique
du raccourci, mais devenu système. Elle aboutit, par voie géométrique à
l'unification complète du point de fuite, corrélative de l'unicité du point de
vue. Au lieu de laisser subsister, comme dans la peinture gréco-romaine,
des points de vue multiples, non systématisés, elle les coordonne ration
nellement en les ramenant à un centre unique de vision. Or, à notre avis,
cette unification qui achève le réalisme optique, implique et postule une
identité possible entre le point de vue d'un seul (ce un seul dont parle Des
cartes) et le point de vue universel. La perspective monocentrée implique
18 Spring 1985
Tel est le paradoxe. Qui nous oblige à penser le un seul cartésien non
pas en terme de rôle déjà acquis, mais comme une fonction inouïe qui
trahit une tension nouvelle vers le pouvoir. Cette construction autocra
tique, ce regard de la raison perspectiviste qui fournit le thème du cogito
n'est-il pas simultanément celui du philosophe qui devient roi, du roi qui
devient n'importe qui; ou de n'importe qui pouvant devenir, en droit, un
monarque et un philosophe? N'y a-t-il pas là, dans la coïncidence entre la
singularité de la vision souveraine et le point de vue universel de la raison,
une tension irréductible entre monarchie et démocratie, leur impensable
concordance?
Voir sur ce dernier paragraphe mon analyse dans Les Iconoclastes (Paris: Ed. du Seuil,
"coll. L'ordre philosophique", 1978), p. 135.
geois se jouerait le site énigmatique à partir duquel le monde peut être mis
en perspective.
Mais alors se conçoit mieux une nécessité que Michel Foucault n'avait
fait qu'entrevoir dans sa célèbre description des Ménines de Vélasquez, ce
peintre strictement contemporain de Descartes. Il faut supposer, explique
Foucault au terme de l'analyse de cette peinture (qu'il considère comme "la
représentation de la représentation classique"), une place en dehors du
tableau qui est à la fois, en une alternance sans limite, celle du peintre, du
souverain, et du spectateur. "Trois fonctions regardantes qui se confon
dent en un même point extérieur au tableau"9, point idéal, virtuel, qui est
le centre de perspective à partir duquel devient possible l'ensemble de la
représentation.
Or, à notre tour, nous retrouvons jusque chez Descartes la postulation
implicite de ce triple regard, placé au bon point de vue. C'est celui du un
seul qui, en droit, est à la fois non plus le peintre, le souverain et le specta
teur, mais le philosophe, le monarque, et n'importe qui...
Brown University
9. Michel Foucault, Les Mots et les choses (Paris: Gallimard, 1966), p. 30.
20 Spring 1985