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Descartes et la perspective

Author(s): Jean-Joseph Goux


Source: L'Esprit Créateur , Spring 1985, Vol. 25, No. 1, Art, Architecture, Text: The Late
Renaissance (Spring 1985), pp. 10-20
Published by: The Johns Hopkins University Press

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/26284415

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Descartes et la perspective

Jean-Joseph Goux

JE PENSE DONC
préliminaire. JEle SUIS.
Lorsque Enoncé
philosophe demeurefondateur,
toute la journée mais
en non pas parole
fermé seul dans un poêle où il a tout loisir de méditer, la première pen
sée qui lui vient—la première qu'il juge bon d'énoncer — n'est pas sans rap
port avec sa situation d'isolement, mais elle concerne le projet de bâtir et
pas encore la fondation elle-même: un ouvrage est d'autant plus parfait
qu'il est conçu par un seul. "Je m'avisai, écrit en effet Descartes, de con
sidérer que souvent il n'y a pas tant de perfection dans les ouvrages com
posés de plusieurs pièces, et faits de la main de divers maîtres qu'en ceux
auxquels un seul a travaillé"1. Première pensée, pensée du solitaire médita
tif, bien antérieure à l'énoncé du cogito. Cette pensée inaugure la médita
tion individuelle de Descartes, elle surgit dès l'instant où il décide de ne
plus étudier dans les livres mais en lui-même. Cette considération liminaire
— qu'on voudrait nommer l'axiome du maître unique, ou du "un seul"—
Descartes y attache une importance qu'on ne saurait sous-estimer si l'on en
juge par sa place, et par la variété savamment graduée des illustrations
qu'il en donne.
Et d'abord, est-ce un hasard, la construction des bâtiments, et l'organi
sation de l'espace. "Ainsi voit-on que les bâtiments qu'un seul architecte a
entrepris et achevés ont coutume d'être plus beaux et mieux ordonnés que
ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder, en faisant servir de vieilles
murailles qui avaient été bâties à d'autres fins". Le rafistolage, les ré
arrangements imprévisibles de matériaux détournés de leur fin première,
en un mot le bricolage n'est pas du goût de Descartes. Et ce qui est vrai
d'un bâtiment l'est aussi, plus encore, d'une ville entière.

Ainsi ces anciennes cités, qui, n'ayant été au commencement que des bourgades, sont
devenues, par succession de temps, de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées,
au prix de ces places régulières qu'un ingénieur a tracé à sa fantaisie dans une plaine, qu'en
core que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d'art

1. Discours de la méthode, Seconde partie, §1.

10 Spring 1985

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qu'en ceux des autres; toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et
comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c'est plutôt la fortune, que la
volonté de quelques hommes usant de raison qui les a ainsi disposés.

Le parti pris urbanistique est clair: une ville qui est conçue par un seul, en
une seule fois, et sur un terrain plat et vide, peut s'ordonner suivant les exi
gences de la raison, c'est-à-dire avec régularité, sans aucun des accidents et
des hasards que la multiplicité des bâtisseurs successifs, introduit. Au tra
vail du bricoleur qui raccommode et qui rapièce, arrangeant au coup par
coup, sans plan préconçu, avec des matériaux de fortune, des intentions et
des méthodes disparates, Descartes oppose l'œuvre unitaire et planifiée de
l'ingénieur, maître unique de son projet. Le premier exemple de méthode,
dans ce discours de la méthode, avant l'énoncé d'aucun précepte, est em
prunté à la construction. Descartes plaide pour un urbanisme rationnel. Il
pense à une ville dont l'ordonnance offrirait aux yeux une harmonieuse et
vaste perspective, avec un plan d'ensemble, régulier, rectiligne, géo
métrique. Et cela, disons-le tout de suite, contrairement aux bourgades du
Moyen-âge, qui sont une accumulation hétérogène de bâtiments de tous
âges, de toutes formes, serrés l'un sur l'autre sans aucun souci de la bonne
perspective. Qu'un seul, un seul maître, conçoive un plan, et construise à
partir de rien (aucune muraille déjà existante, aucun édifice du passé) sur
une plaine, tel est le geste de Descartes.
On voit que Descartes fait sien le principe sur lequel est fondé l'urban
isme moderne, celui d'une destruction suivie d'une reconstruction suivant
un plan d'ensemble, principe tout à fait opposé à la méthode médiévale de
la réfection progressive, ou de la croissance fragmentée. Cette pratique
moderne répond à la croyance en un point de vue capable d'organiser d'un
seul coup, sans modification ultérieure possible, un système complet d'édi
fices. Elle repose sur l'idée qu'il est possible de construire des bâtiments
parfaits répondant à des normes intellectuellement transparentes, et d'au
tant plus rationnelles que le projet sera unitaire.
Cette simple métaphore de la ville, par laquelle débute la méditation du
philosophe, entre déjà en surdétermination avec l'ensemble du discours
cartésien. Exergue d'un ambitieux programme, elle résume à elle seule une
conception du monde. Car dans ce parti pris urbanistique c'est toute une
époque qui se dessine, traçant autrement les rapports entre la tradition et
la raison, l'individu et la communauté, la réalisation et le projet, l'expéri
ence et l'intellect, le topique et l'utopique, l'ordre et le désordre, l'accident
et le système. C'est bien d'ores et déjà une critique de l'organisation

Vol. XXV, No. 1 11

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médiévale qui se dessine dans ce parti pris de la ville ordonnée, construc


tible totalement par la raison d'un seul.
Le cogito ne viendra qu après. Mais avant meme de renoncer, Des
cartes accumule des exemples pour illustrer, encore, l'axiome du un seul. Il
ne s'en tient pas à l'édification au sens propre, mais aussi au sens figuré.
Ainsi, dans le domaine des lois. "Les peuples qui, ayant été autrefois demi
sauvages, et ne s'étant civilisés que peu à peu, n'ont fait leurs lois qu'à
mesure que l'incommodité des crimes et des querelles les y a contraints, ne
sauraient être si bien policés que ceux qui, dès le commencement qu'ils se
sont assemblés, ont observé les constitutions de quelque prudent législa
teur".
Et où trouver meilleur exemple, car suprême exemple, de l'excellence
indiscutable de cette unité d'oeuvre que la "vraie religion"? C'est "Dieu
seul" qui en fait les ordonnances et elle doit être "incomparablement mieux
réglée que toutes les autres". La religion monothéiste est l'exemple sou
verain et suprêmement convaincant, de l'axiome du un seul. Pourtant,
Descartes ne termine pas là. Il en vient au point le plus vif de son argumen
tation au regard du projet qu'il se propose.
La science des livres "s'étant composée et grossie peu à peu des opinions
de plusieurs diverses personnes", elle n'approche pas autant de la vérité
que les simples raisonnements que peut faire un homme seul. C'est là que le
philosophe voulait en venir. L'architecture, l'urbanisme, la législation, la
vraie religion, n'étaient pas des illustrations fortuites et frivoles de l'ax
iome du "un seul"; ils en confirmaient le bien-fondé, l'ampleur, la portée.
Mais ils ne légitimaient qu'indirectement l'entreprise proprement philoso
phique du penseur. A présent, c'est la connaissance elle-même qui est at
teinte par cet axiome. Il s'agit de déblayer entièrement le terrain des sci
ences et de tout concevoir de nouveau par soi seul, en ne se fiant qu'à sa
propre raison. Le dessein de Descartes se révèle: "Réformer mes propres
pensées et bâtir dans un fonds qui est tout à moi". Bâtir tout seul, à partir
de moi seul, et sur moi seul. L'exemple architectural et urbanistique du
maître unique devait ainsi préparer la métaphore d'une philosophie
conçue comme une entreprise d'architecture rationnelle conduite par un
seul, sur un terrain d'abord violemment dégagé par le doute hyperbolique
de tous les vieux fondements et les vieilles murailles qui avaient pu y être
élevés précédemment par les autres, vestiges d'un passé irrecevable et
caduc.
Ainsi, la première pensée d'importance que médite le philosophe dans
sa solitude n'est pas, d'entrée de jeu, le cogito. Le "je pense donc je suis"

12 Spring 1985

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apparaîtra bientôt comme principe premier de la philosophie recherchée


par Descartes, mais il n'est pas le point de départ chronologique ou nar
ratif de sa méditation. Enfermé tout le jour seul dans son poêle, Descartes
d'abord élève l'être seul ou plus précisément le travailler tout seul à la
hauteur d'un axiome fondateur. Le geste premier de Descartes, son
tropos, c'est la justification universelle du concevoir tout seul. Il en traque
le bien fondé sur différents exemples, de la terre jusqu'au ciel, de l'archi
tecture jusqu'à Dieu, architecte de l'Univers.
C'est ici qu'il faut repenser l'impensé de la méthode cartésienne, l'ar
racher, un instant, à son extraordinaire pureté métaphysique, qui fascine
et aveugle. Quelle est la place du cogito par rapport à ce que nous avons
dégagé ici comme "axiome du un seul"?
Il serait trop peu dire que le cogito est préparé par le cheminement de
cette méditation liminaire. Il faut aller plus loin: le cogito n'a de crédibilité
comme point d'appui d'une vision complète du monde que si, auparavant,
il a été acquis que un seul, par lui seul est capable de parvenir à la vérité,
récusant à la fois les traditions léguées par la suite des générations et la col
laboration de ses contemporains. Avant même de formuler le cogito, il est
nécessaire que Descartes légitime le pouvoir incomparable de l'individu,
presque son monopole dans la prétention à être source de vérité ration
nelle. Il faut que la vérité monocentrée, la perspective sur le monde depuis
un point de vue unique, soient d'abord reconnues non seulement comme
possibles, mais comme supérieures à toute autre, pour que le cogito puisse
prétendre, par la suite, à un rôle fondateur. Tout se passe comme si Des
cartes devait d'abord convaincre d'un principe de construction unitaire, et
en fait égocentré, de la vérité, pour que l'évidence du cogito présente
quelque signification en tant que point de départ, ou centre d'une vision
complète de l'être. L'axiome du un seul, bien qu'il n'appartienne pas en
core en droit à la certitude philosophique que seul garantit le cogito, a la
place d'un préalable heuristique nécessaire. Quant au terrain idéologique
vécu à partir duquel Descartes invente le dispositif du "je pense donc je
suis", institue la première personne du singulier en point fixe et central à
partir duquel toute autre vérité peut s'organiser, cet axiome du un seul est
comme l'imaginaire radical, la fantaisie constitutive du tropos cartésien.
Ce que postule Descartes, d'entrée de jeu, est la corrélation entre ra
tionalité et point de vue unique. Seul un ouvrage, une conception, une
représentation, organisés depuis le point de vue d'un seul, sont rationnels.
En un mot: n'est rationnel, pour Descartes, que ce qui est perspectif. Une
certaine idée de la raison, la rationalité perspectiviste, précède tout éta

Vol. XXV, No. 1 13

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blissement de la certitude, mieux encore c'est elle qui permet cet établisse
ment. Car le cogito lui-même ne surgit dans le discours cartésien que
comme le dispositif ontologique le mieux conforme (le seul véritablement
conforme) à la rationalité perspectiviste dont l'idéal a préalablement été
admis et préconisé. Une philosophie fondée sur le cogito (ce point-sujet,
cet oeil de l'esprit à partir duquel la vérité s'ordonne, se donne à voir et se
représente) est la seule qui réponde parfaitement à l'idéal de rationalité
perspectiviste auquel Descartes donne d'emblée son adhésion et dont il ne
doute pas.
Descartes, devrait-on dire, tire les conséquences ontologiques ex
trêmes de la rationalité perspectiviste. Mais celle-ci le précède. Non seule
ment historiquement, cela va de soi. Dans la logique de sa démarche, qui
doit d'abord élever cette rationalité perspectiviste à la hauteur d'un prin
cipe et d'un idéal incontestables, pour préparer le site du cogito.
Ainsi, le sujet perspectif, comme idéal et comme modèle, serait l'im
pensé non-philosophique du principe philosophique du cogito. Descartes,
peut-être, s'est-il aperçu de cette postulation inanalysée, puisque dans la
version plus élaborée de sa démarche, dans les Méditations, il n'est ques
tion que d'une "paisible solitude", mais plutôt comme condition favorable
à l'exercice de la pensée que comme affirmation du monopole gnoséolo
gique du un seul. Toutes les comparaisons architecturales et urbanistiques
ont disparu. La postulation qui a soutenu l'invention du cogito, est retirée
comme un échaffaudage inutile. Il n'en reste pas moins que le parti pris in
augural de Descartes dans la retraite solitaire du Discours de la méthode, a
été le refus de l'espace agrégatif, morcelé, juxtaposé (espace de la construc
tion et de la représentation médiévales) et l'adhésion à l'espace systéma
tique et unifié (espace de la construction et de la représentation élaborées à
la Renaissance). Ce n'est que dans l'univers symbolique où a cours cette
méthode de production de la représentation, que le cogito peut s'énoncer.
Dans le tableau en perspective issu de la Renaissance italienne, le pay
sage peint s'organise en fonction de l'oeil virtuel du spectateur. C'est le
point de vue du sujet qui détermine les lignes de fuite du tableau, pro
duisant l'effet de profondeur spatiale et l'illusion de réalité. C'est pour
quoi, dans l'Esthétique, Hegel peut décrire ainsi la représentation pic
turale:

Dans la peinture, il existe une séparation entre l'objet et le spectateur, mais cette séparation
s'efface du fait que le tableau en tant qu'il représente le subjectif, montre par tout son en
semble qu'il n'existe que pour le sujet, pour le spectateur, et non en toute indépendance. On

14 Spring 1985

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dirait que le spectateur est là dès le début, que l'œuvre est faite à son intention, qu'on a tenu
compte du point fixe où il sera placé.2

Ce qu'expose ainsi le dispositif de la perspective, cette pré-vision, ce sont


les conditions de toute représentation égocentrée, en un sens qui n'est plus
simplement pictural, mais qui touche à l'évidence de la conscience de soi.
Pendant cette période le signifiant peut être défini comme ce qui repré
sente un signifié pour quelqu'un. Ce dispositif est étonnement congruent
avec le cogito de Descartes. De même que le tableau en perspective mono
culaire est centré sur l'oeil du spectateur, fondé sur l'unité de son point de
vue, de même le cogito est le centre de perspective stable à partir de quoi
s'organise toute la réalité. Bien entendu, il est impératif que le Discours de
la méthode ne se présente pas comme un traité, mais comme une narration
biographique, et très précisément dans un acte de réflexivité qui rend
possible le cogito, autobiographique. Descartes se propose de retracer
"l'histoire de (son) esprit," il se donne pour but, dans ce discours, suivant
une formulation qui mérite d'être pesée, "d'y représenter ma vie comme en
un tableau". C'est donc un ego, qui se représente à lui-même son existence
dans un discours qui fait tableau. L'ego occupe le centre d'un dispositif de
représentation de soi par soi, où il se saisit par là comme existence.
Dès lors, si le cogito est le corrélat ontologique de la rationalité per
spectiviste, d'une façon beaucoup plus interne au discours même de Des
cartes qu'on ne le soupçonne habituellement, il devient très intelligible que
les paradoxes de l'un seront aussi ceux de l'autre. Panofsky a souligné très
justement que l'on peut interpréter la perspective de deux façons opposées.
Soit comme une conquête de la subjectivité, soit comme un effort décisif
vers la représentation objective de la réalité visuelle. En peinture, se placer
"au point de vue" c'est trouver le site unique où l'angle de vision le plus
singulier (le plus subjectif), est aussi celui qui offre la représentation la
plus objective. Le cogito cartésien exploite et résoud le même paradoxe.
Avec lui, l'inconditionnelle certitude de soi du sujet devient le moment
essentiel du vrai, et c'est en cela que Hegel fera commencer la philosophie
du monde moderne par le cogito. Husserl, revenant radicalement à Des
cartes en un dernier sursaut de la philosophie réflexive, partira de "l'ego
cogito pur", mettant entre parenthèses toute affirmation sur la réalité
objectale.
A l'inverse, certains ont vu en Descartes, on le sait, un positiviste, un

2. G.W.F. Hegel, Esthétique (Paris: Aubier, 1965), VII, 29.

Vol. XXV, No. 1 15

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précurseur du matérialisme, en un mot celui qui a contribué à la formation


d'une représentation "scientifique". Bien entendu, les travaux sur la diop
trique, les météores, ou l'anatomie étayeraient cette dernière interpréta
tion, comme les Méditations métaphysiques justifieraient la première.
Il apparaît donc que le dispositif cartésien de l'égocentrement est sus
ceptible des mêmes interprétations divergentes, des mêmes accentuations
opposées, que la construction picturale de la perspective monocentrée. Et
dans les deux cas, aussi bien, il est possible de montrer l'insuffisance d'une
interprétation exclusive par l'objet ou par le sujet. Il s'agit des deux pôles
d'un même dispositif. Ainsi, Heidegger a bien vu que c'est la constitution
du sujet cartésien qui fonde l'objet. "L'homme s'est dressé dans l'égoïté de
l'ego cogito. Avec ce soulèvement tout étant devient objet"3. Rien d'éton
nant, alors, dit Heidegger, si la même époque moderne de la représenta
tion est à la fois dominée par le règne d'un subjectivisme et d'un individual
isme effrénés, comme par celui de l'objectivisme le plus rigoureux dans les
sciences et les techniques.
Un paradoxe plus difficile, cependant, demeure. Le parti pris cartésien
de la construction par un seul maître, dont le cogito est le corrélat, ne peut
que nous amener à un questionnement sur le pouvoir. S'il est entendu que
la perspective monocentrée, puis le cogito, marquent un dépassement du
mode de symboliser féodal, quelle structure de pouvoir s'y dispose? En
d'autres termes: qui est ce Un seul à partir duquel s'organise la construc
tion et la vision? Cet architecte, urbaniste, législateur, savant, qui possède
l'initiative, comme le Dieu unique, de mettre en forme et en représenta
tion, une fois pour toutes, suivant les impératifs de la raison, qui est-il?
Avant de pouvoir répondre à cette interrogation, il faut d'abord rap
peler que Descartes se défend explicitement, et cela est remarquable, de
vouloir transposer à une société toute entière (à la "réformation" d'un
Etat) sa méthode de la réformation des pensées. Mais cette défense même,
atteste bien que l'analogie existe pour Descartes entre la volonté d'un
philosophe d'ôter de sa créance toutes les opinions héritées pour n'y re
mettre que celles qui seront "ajustées au niveau de la raison", et le dessein
qu'un homme pourrait avoir de "réformer un Etat, en y changeant tout dès
les fondements et le renversant pour le redresser"4. Serait-ce sur le mode de
la dénégation, le rapport entre sa pensée et quelque règle de la méthode
révolutionnaire, n'a donc pas échappé à Descartes. Or cette révolution,

3. Martin Heidegger, Les Chemins qui ne mènent nulle part (Paris: Idées/Gallimard,
1978), p. 315.
4. Discours de la méthode, Seconde partie, §2.

16 Spring 1985

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dont Descartes se défend (comme d'ailleurs de vouloir jeter par terre toutes
les maisons d'une ville pour le seul dessein de les refaire d'autre façon et
d'en rendre les rues plus belles), elle reste assez clairement de principe
monarchique. La transposition politique et sociale du cogito n'est nulle
ment une transformation démocratique de la société, par un consensus
parlementaire, mais plutôt la reconstruction d'un Etat rationnel, par
l'initiative d'un seul. Si la raison est une, la compétence, par principe, n'ap
partient qu'à un seul. "La pluralité des voix", écrit Descartes, "n'est pas
une preuve qui vaille pour les vérités un peu malaisées à découvrir, à cause
qu'il est plus vraisemblable qu'un homme seul les ait rencontrées que tout
un peuple"5. Le schème révolutionnaire qui transparaît dans la pensée de
Descartes serait donc plus proche de cette rationalisation monarchique et
égocentrée qui s'exprime orgueilleusement dans le célèbre "L'Etat, c'est
moi!" du souverain de très peu postérieur au philosophe, que de quelque
projet de concertation démocratique. C'est même une certaine forme de
coopération médiévale, fondée sur les tâtonnements empiristes d'une col
lectivité, qui se trouve écartée au profit des a priori organisateurs de la
raison, sous le pouvoir absolu d'un autocrate. Louis XIV, roi centralisa
teur, brisant les "franchises" féodales, formulerait, en disant "L'Etat, c'est
moi!", une manière de cogito politique peu après la révolution philoso
phique cartésienne qui faisait du sujet une sorte de moi-soleil.. .C'est
bien, par ailleurs, au siècle de Louis XIV que se conçoit, en France, une
certaine sorte d'architecture urbaine rayonnante. On a noté le principe du
rayonnement dans le Château de Versailles imaginé par Mansart, toutes les
avenues convergeant sur la chambre du roi...
Mais, plus radicalement, il y a un lien très étroit entre la présomption
de l'intellect qui se dégage du projet cartésien, et l'imagination utopique.
La ville cartésienne—cette ville régulière "qu'un ingénieur trace à sa fan
taisie dans une plaine", et dont les rues ne sont ni courbées ni inégales, —
prolonge le paradigme de l'invention utopique de Thomas Moore (1516),
comme construction rationaliste établie une fois pour toutes par un sage et
puissant législateur.
Et pourtant, on n'a jamais cessé de reconnaître en Descartes un pré
curseur de l'idéal démocratique moderne. N'a-t-il pas rédigé son Discours
en français, langue vulgaire, et non en latin, pour que tous puissent le lire
et pas seulement les doctes? Ne se flatte-t-il pas d'avoir trouvé des prin
cipes si évidents et si faciles que même les femmes pourraient les entendre?6

5. Discours de la méthode, Première partie, !


6. Lettre au Père Vatier, 22 février 1638.

Vol. XXV, No. 1 17

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N'a-t-il pas proclamé l'égalité de tous devant la raison, enseigné que le bon
sens est la chose du monde la mieux partagée? N'a-t-il pas mis l'enfant et
le savant sur un pied d'égalité, en privilégiant les vérités mathématiques,
puisqu'un enfant qui fait une addition suivant les règles la fait aussi bien
que le plus grand mathématicien? N'a-t-il pas, enfin et surtout, répudié
toute autorité ou tradition extérieures au jugement de l'individu qui
s'exerce grâce à la lumière naturelle?
Ainsi Sartre, parmi d'autres, se fait l'écho d'un véritable accord général
lorsqu'il déclare: "Nous ne reprochons pas à Descartes d'avoir donné à
Dieu ce qui nous revient en propre; nous l'admirerons plutôt d'avoir, dans
une époque autoritaire, jeté les bases de la démocratie"7.
Mais la question que nous posons est celle-ci: la logique perspectiviste
fait-elle système avec une orientation vers la démocratie? Et comment?
Ce n'est pas un hasard si la technique picturale du raccourci, précur
seur de la perspective, est apparue chez les Grecs. Le raccourci suppose
une prise en compte du point de vue de l'individu. La peinture ne présente
plus l'objet seulement de profil ou de face, comme dans la figuration ar
chaïque, dite frontale, le réduisant à un type invariable, sans profondeur
spatiale, mais elle tient compte de la singularité du point de vue, de la place
relative de l'individu spectateur par rapport à l'objet réel.
Ainsi, avec les Grecs, le cercle de la roue des chars, vu de biais, devient
un ovale. Ne faut-il pas, pour que cette conception spatiale émerge, que
l'individu comme tel soit reconnu dans la singularité irréductible, acciden
telle et déplaçable de son angle de vision? Le raccourci serait, ainsi, l'inno
vation picturale d'une société devenant formellement démocratique,
chacun défendant son point de vue singulier, se posant comme sujet —ce
qu'attestent différemment le dialogue socratique et la tragédie où le héros
commence à devenir un agent responsable, un sujet juridique.
Or, la "perspectiva artificialis" n'est pas autre chose que la technique
du raccourci, mais devenu système. Elle aboutit, par voie géométrique à
l'unification complète du point de fuite, corrélative de l'unicité du point de
vue. Au lieu de laisser subsister, comme dans la peinture gréco-romaine,
des points de vue multiples, non systématisés, elle les coordonne ration
nellement en les ramenant à un centre unique de vision. Or, à notre avis,
cette unification qui achève le réalisme optique, implique et postule une
identité possible entre le point de vue d'un seul (ce un seul dont parle Des
cartes) et le point de vue universel. La perspective monocentrée implique

7. Jean-Paul Sartre, Descartes (Genève: Trois Collines, 1946), p. 31.

18 Spring 1985

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qu'il existe au moins un point, un site occupable où l'universalité d'une vi


sion conçue comme miroir fidèle et objectif du monde, coïncide avec le
point de vue du sujet, comme individu. Ce n'est plus seulement Dieu qui
peut connaître objectivement ce qui est. Un sujet singulier, egocentrépeut
être aussi, en tant que tel, sujet de la science, spectateur objectif du monde.
Voilà ce que postule la perspective, comme le cogito: la subjectivité abso
lue ne contredit pas mais rend possible l'objectivité parfaite.8
Or, c'est en cela que la logique perspectiviste est à la fois monarchique
et démocratique. Celui qui occupe la place centrale unique, dans la con
struction monocentrée, est bien comme un monarque. Par construction il
ne peut ni partager ni déplacer son siège. Comme dit Léonard de Vinci:
"Une seule personne peut être à la fois à l'endroit le plus propice pour voir
le tableau". Mais cette place est davantage celle d'un philosophe que d'un
despote capricieux, car elle organise et sous-tend une vue rationnelle du
monde. Mieux encore: par son ambition à l'objectivité de la vision, elle
doit pouvoir, par définition, être une place universalisable—la place de
n'importe qui.
Ainsi la logique perspectiviste marque ce moment où chacun, en droit,
peut venir occuper la place monarchique, car cette place se définit mainte
nant par la raison universelle, et forme le centre d'une vue objective du
monde.

Tel est le paradoxe. Qui nous oblige à penser le un seul cartésien non
pas en terme de rôle déjà acquis, mais comme une fonction inouïe qui
trahit une tension nouvelle vers le pouvoir. Cette construction autocra
tique, ce regard de la raison perspectiviste qui fournit le thème du cogito
n'est-il pas simultanément celui du philosophe qui devient roi, du roi qui
devient n'importe qui; ou de n'importe qui pouvant devenir, en droit, un
monarque et un philosophe? N'y a-t-il pas là, dans la coïncidence entre la
singularité de la vision souveraine et le point de vue universel de la raison,
une tension irréductible entre monarchie et démocratie, leur impensable
concordance?

Cette disposition structurelle affectant à la fois la peinture, l'architec


ture, la philosophie, ne serait pas sans rapport avec ce qui se joue poli
tiquement lorsque se met en place la monarchie absolue: son alliance avec
le tiers-état contre la noblesse féodale. Dans cette tension paradoxale de la
raison entre solitude de la monarchie et universalité virtuelle du sujet bour

Voir sur ce dernier paragraphe mon analyse dans Les Iconoclastes (Paris: Ed. du Seuil,
"coll. L'ordre philosophique", 1978), p. 135.

Vol. XXV, No. 1 19

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L'Esprit Créateur

geois se jouerait le site énigmatique à partir duquel le monde peut être mis
en perspective.
Mais alors se conçoit mieux une nécessité que Michel Foucault n'avait
fait qu'entrevoir dans sa célèbre description des Ménines de Vélasquez, ce
peintre strictement contemporain de Descartes. Il faut supposer, explique
Foucault au terme de l'analyse de cette peinture (qu'il considère comme "la
représentation de la représentation classique"), une place en dehors du
tableau qui est à la fois, en une alternance sans limite, celle du peintre, du
souverain, et du spectateur. "Trois fonctions regardantes qui se confon
dent en un même point extérieur au tableau"9, point idéal, virtuel, qui est
le centre de perspective à partir duquel devient possible l'ensemble de la
représentation.
Or, à notre tour, nous retrouvons jusque chez Descartes la postulation
implicite de ce triple regard, placé au bon point de vue. C'est celui du un
seul qui, en droit, est à la fois non plus le peintre, le souverain et le specta
teur, mais le philosophe, le monarque, et n'importe qui...

Brown University

9. Michel Foucault, Les Mots et les choses (Paris: Gallimard, 1966), p. 30.

20 Spring 1985

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