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Introduction
Il nous paraît frappant de constater combien la grammaire fut de tout temps impliquée dans
l'enseignement des langues, que ce soit pour être explicitement revendiquée comme
nécessaire ou au contraire pour en être bannie à grands cris. Mais qu'elle entre par la grande
porte ou qu'on la sorte par la fenêtre, la grammaire rode qu'on le veuille ou non autour de la
classe de langue. (Jean-Pierre Cuq, 1996: 4-5)1.
Il faut, avant d’entamer une étude sur la grammaire contrastive (français / anglais) d’abord se
demander ce qu’est la grammaire, puis ce qu’est la grammaire contrastive. Quel est l’objet de
cette étude ?
On peut considérer la grammaire de deux façons différentes :
• soit on considère qu’elle est une activité linguistique
• soit on considère qu’elle est une activité métalinguistique
À partir de cela, on peut établir les définitions suivantes :
Définition 1 La grammaire, c’est le principe d’organisation et de fonctionnement de la
langue. C’est un principe d’organisation interne de la langue, dont nous ne sommes pas
conscients quand nous parlons. [activité linguistique]
Définition 3 La grammaire est un point de vue particulier sur le savoir grammatical, c’est
une école de pensée particulière (grammaire générale, néo-grammairiens, grammaire
générative, grammaire contrastive). Ici, il s’agit clairement de théories linguistiques, non
normatives, qui expriment un point de vue sur le fonctionnement de la langue.
1
Jean-Pierre Cuq, Une introduction à la didactique de la grammaire en français langue
étrangère, Paris, Didier/Hatier, 1996.
se dit scientifique, « mais cette caution si honorable dont elle cherche à se prévaloir, trouve
sans doute sa justification dans une prise de conscience plutôt que dans un renouvellement
radical. » (André Chervel, 1977 : 7) Selon Cuq (1996), les théories linguistiques n'ont eu
qu'une influence toute relative en didactique du FLE.
2
Il est très utile de lire Chervel, André, Histoire de la grammaire scolaire, Paris, Payot, 1977 ; Petite
Bibliothèque Payot n° 394. On constatera que la grammaire n’est pas immuable… et n’est pas un système
étanche. (cf. infra dans ce même chapitre)
3
Cf. Hagège, Claude, L’enfant aux deux langues, Paris, Odile Jacob, 1996.
langues. On a cru, il est vrai, pouvoir contourner cet obstacle au moment de la pleine vogue
communicative, en niant la nécessité même de la grammaire : la réalité de la classe a vite fait
raison de cette utopie. » (Cuq, 1996: 26). En d'autres mots : la grammaire est un ingrédient
indispensable de la classe de langues, la grammaire contrastive, dont nous parlerons à la fin de
ce chapitre peut, là aussi, jouer un rôle.
4.1. Introduction
La grammaire scolaire (normative) n'a pas toujours été ce qu'elle est maintenant. Elle
s'est développée par à-coups, de bric et de broc, au fur et à mesure du développement de
l'école et de la société. On peut d’ailleurs distinguer deux périodes assez différentes dans sa
genèse (cf. aussi Chervel). Nous mettrons en relief les différences entre les deux par l'étude
des parties du discours (natures) et des fonctions.
4
Je suis la terminologie de Chervel (1977). Son livre offre un panorama intéressant de l'évolution de la
grammaire scolaire au XIXe siècle, et de la naissance des “fonctions” et de l' “analyse” grammaticales. Le
première grammaire scolaire est encore tributaire de la grammaire générale.
82). En 1802 la réforme napoléonienne conduit à la création des lycées, il y a une remise en
ordre qui vise la rentabilité à court terme. « Elle sacrifiait un grand dessein d’alliance entre les
sciences, le social et le politique à des soucis de remise en ordre et de rentabilité à court
terme » (Chervel, 1977 : 82).
Il n’en reste pas mois que la réforme de la grammaire qui donnera lieu à la première
grammaire scolaire puise dans une très longue tradition.
Ce texte approfondit une distinction déjà entrevue dans le Cratyle, du même Platon : le
logos (phrase) se forme à partir d’un onoma (nom) et d’un rhéma (verbe). Cette opposition
(que l’on pourrait appeler « verbo-nominale ») se retrouve jusque dans les discussions
modernes en matière de linguistique. C’est ce discours qui donne le coup d’envoi de
l’exploration systématique des parties du discours (parts of speech).
Aristote, disciple de Platon ((Stagire, 384 av. J.-C., Chalcis, 322 av J.-C.) va continuer
sur la lancée du premier : il précise la notion de verbe : « Le verbe est ce qui ajoute à sa
propre signification celle du temps » (De l’interprétation, 16b, trad. Tricot, 1989 : 81). Il parle
pour la première fois d’autre chose encore : la qualité. Les qualités (est en bonne santé, est
blanc) se trouvent rangés dans la catégorie rhéma (verbe). L’adjectif est-il un verbe ? On
pourrait le prouver en considérant, pour ce qui concerne le français, par exemple, que la
pronominalisation d’un complément peut donner les mêmes résultats avec un adjectif qu’avec
un verbe : Je suis apte à conduire. → J’y suis apte. Tout comme : J’aspire à réussir. → J’y
aspire…
Aristote range également les qualités dans la catégorie épithète, « élément surajouté » :
Le lait blanc, les lois reines des cités. Nous, lecteurs modernes, reconnaissons des adjectifs et
des substantifs dans ces exemples. Alors, l’adjectif et le substantif, font-ils partie de la même
catégorie ? On pourrait le prouver… Les adjectifs et les substantifs ont les mêmes
caractéristiques morphologiques par exemple. On comprend facilement que la recherche des
parties du discours sera un parcours semé d’embûches.
L’ouvrage d’Aristote (Les catégories) n’est pas une grammaire à proprement parler,
c’est plutôt une exploration de notre façon de connaître le monde qui passe par la langue
grecque. C’est pourquoi Benveniste (1966) soutient que les catégories aristotéliciennes sont
en fait des catégories de la langue grecque.
L’alexandrin Denys le Thrace (vers 180 – 80 av. notre ère), lointain successeur
d’Aristote, arrivera aux parties du discours suivantes : le nom, le verbe, le participe, l’article,
le pronom, la préposition, l’adverbe, la conjonction. Notons l’absence de l’adjectif, et de
l’« interjection »…
Descartes
Une autre façon d’envisager la langue fera son entrée au XVIIe siècle. En effet, dans
une lettre au Père Mersenne (20 nov. 1629)5, Descartes suggère un moyen de communication
internationale fondé sur une mise en ordre de toutes les idées simples de l’esprit humain.
Pour le rationalisme philosophique cartésien, la pensée existe avant toute expérience, avant
toute langue. Une langue quelconque peut donc être considérée comme une réponse parmi les
réponses possibles au problème de l’expression des idées. C’est pourquoi l’analyse de la
pensée occupera une place centrale dans la théorie de Port-Royal. Or, qu’est-ce penser, pour
les auteurs de la Grammaire Générale et Raisonnée (ou Grammaire de Port-Royal) ?
Selon la Logique ou l’art de penser6, notre esprit peut « concevoir, juger, raisonner et
ordonner » (LAP, 1683 (1970 : 57)). La Grammaire Générale et Raisonnée7 ne s’occupe ni de
5
Cf. V. Salmon (1992 : 412).
6
Désormais LAP. Nous utilisons l'édition de la collection Champs, Flammarion 1970, introduction de Louis
Marin.
l’opération d’ordonner, ni de l’opération de raisonner. Cette dernière n’est « qu’une extension
de la seconde (= juger) » (GGR, 1676 (1966 : 28)). Dans une première étape, tout se ramène
au jugement, aussi bien pour la GGR que pour la LAP (cf. Marin, Introduction, 1970 : 9).
Il est cependant difficile de juger sans concevoir. L’acte de concevoir est « la simple
vue que nous avons des choses qui se présentent à notre esprit (...). Et la forme par laquelle
nous nous représentons ces choses s’appelle idée. » (LAP, 1683 (1970 : 59)). Cette première
opération de notre esprit, le fait de concevoir, d’avoir une idée, est si importante qu’elle passe
au premier plan de la théorie, et ainsi, tout se trouve en définitive ramené à une théorie de
l’idée8. Ainsi, penser revient à « avoir une idée de quelque chose », à « avoir une idée » tout
simplement (cf. Dominicy, 1992 : 430).
La composante logique de la théorie prendra en charge ce calcul des idées, tandis que
la grammaire générale se penchera sur l’agencement des mots, ce que nous appellerions
aujourd’hui, la syntaxe.
Le jugement est la « forme ou la manière » principale de la pensée. Ce « jugement que
nous faisons des choses, comme quand je dis, la terre est ronde, s’appelle proposition »
(GGR, 1676 (1966 : 29)). La terre est ronde est un jugement prototypique, dans lequel « il est
aisé de voir que les deux termes appartiennent proprement à la première opération de l’esprit,
parce que c’est ce que nous concevons, & ce qui est l’objet de notre pensée ; & que la liaison
appartient à la seconde, qu’on peut dire estre proprement l’action de nostre esprit, & la
manière dont nous pensons » (GGR, 1676 (1966 : 29), ns soulignons).
La GGR postule que « toute proposition enferme nécessairement deux termes : l’vn
sujet, qui est ce dont on affirme, comme terre ; & l’autre appelé attribut, qui est ce qu’on
affirme, comme ronde : & de plus la liaison entre ces deux termes, est » (id., (1966 : 29)).
Tous les jugements/propositions devront correspondre à ce schéma ; il faudra donc
paraphraser
Pierre vit
par
Pierre est vivant
L’ensemble de ces paraphrases constitue une langue L dont les jugements/propositions se
situent « entre les propositions des langues naturelles et les jugements » (Dominicy, 1984 :
148).
C’est à l’aide de cette langue L que les opérations de la pensée sont décrites, c’est
donc elle qu’il faudra prendre en considération pour découvrir les parties du discours dans la
grammaire de Port-Royal.
Dans la GGR, les parties du discours sont groupées en deux séries qui, pour la
première fois, présentent une différence notable avec la subdivision d’Aristote :
« Il s’ensuit de là que les hommes ayant eu besoin de signes pour marquer tout
ce qui se passe dans leur esprit, il faut aussi que la plus générale distinction des
mots, soit que les vns signifient les objets des pensées, & les autres la forme &
la manière de nos pensées, quoy que souvent ils ne la signifient pas seule, mais
avec l’objet, comme nous le ferons voir.
Les mots de la premiere sorte sont ceux que l’on a appelez noms, articles,
pronoms, participes, prépositions, & adverbes. Ceux de la seconde, sont les
verbes, les conjonctions, & les interjections. Qui sont tous tirez par vne suitte
7
Désormais GGR. Nous utilisons l’édition critique qu’en a faite H. Brekle accompagnant la « nouvelle
impression en facsimilé de la troisième édition de 1676 » (Fromann Verlag, 1966). L’orthographe d’origine est
respectée dans les citations.
8
C’est là que nous trouvons, selon M. Dominicy, un authentique héritage cartésien.
necessaire de la maniere naturelle en laquelle nous exprimons nos pensées,
comme nous l’allons montrer. »
(GGR, 1676 (1966 : 29 - 30))
Par rapport aux catégories d’Aristote, on peut constater qu’une structure pyramidale avec au
sommet le NOM (onoma) et le VERBE (rhéma), cède la place à deux séries logico-
ontologiques : d’un côté les choses / les objets de nos pensées /les termes ; de l’autre, les
manières des choses / les manières de nos pensées / les relations entre les termes... Qu’est-ce
qui explique ce partage différent ?
Vu la place prépondérante de la proposition dans la théorie de Port-Royal, les parties
du discours ne sont plus envisagées isolément, mais elles le sont dans le cadre de la
proposition. Il faut donc raisonner en langue L pour déterminer les catégories. On constate
alors que les mots signifiant les objets des pensées correspondent à un seul mot, à l’intérieur
d’un terme ou unité fonctionnelle (p. ex. sujet, attribut) en langue L, tandis que les mots
exprimant la manière de nos pensées n’ont pas de correspondant situé à l’intérieur d’un terme.
Le verbe, par exemple, qui exprime une relation, est décomposé en deux termes (copule +
attribut ; je mange = je suis mangeant) ; et se trouve nécessairement dans une autre série que
par exemple l’adjectif9.
9
Pour une analyse de la théorie des parties du discours dans la GGR et la LAP, cf. Auroux (1988), Dominicy
(1984).
Prenons, pour illustrer ce propos un extrait de la grammaire de Port-Royal :
CHAPITRE II
Des noms, & premièrement des substantifs
& adjectifs.
« (...) ceux qui signifient les substances, ont esté appelez noms substantifs ; &
ceux qui signifient les accidens, en marquant le sujet auquel ces accidens
conviennent, noms adjectifs.
Voilà la première origine des noms substantifs & adjectifs. Mais on n’en est
pas demeuré là : & il se trouve qu’on ne s’est pas tant arrêté à la signification
qu’à la manière de signifier. (ns soul.) (...) on a appelé adjectifs ceux mêmes
qui signifient des substances, lorsque par leur manière de signifier, ils doivent
estre joints à d’autres noms dans le discours.
Or, ce qui fait qu’vn nom ne peut subsister par soy-mesme, est quand outre sa
signification distincte, il y en a encore une confuse, qu’on peut appeler
connotation d’vne chose, à laquelle convient ce qui est marqué par la
signification distincte.
(...) cette connotation fait l’adjectif (...) (ns soul.)
I’ay dit que les adjectifs ont deux significations : l’vne distincte, qui est celle
de la forme ; & l’autre confuse, qui est celle du sujet. Mais il ne faut pas
conclure de là qu’ils signifient plus directement la forme que le sujet, comme la
signification plus distincte estoit aussi la plus directe. Car au contraire il est
certain qu’ils signifient le sujet directement, & comme parlent les
Grammairiens, in recto, quoy que plus confusément, & qu’ils ne signifient la
forme qu’indirectement, & comme ils parlent encore, in obliquo, quoy que plus
distinctement . Ainsi, blanc, candidus, signifie directement ce qui a de la
blancheur ; habens candorem ; mais d’vne manière fort confuse, ne marquant
en particulier aucune des choses qui peuvent avoir de la blancheur10 (...) »
(GGR, 1676 (1966) pp. 30 - 34))
La connotation fait que des mots, généralement considérés comme substantifs, sont en
fait des adjectifs : « Tels sont les noms de diverses professions des hommes, comme Roy,
Philosophe, Peintre, Soldat &c » (GGR, 1676 (1966 : 34)). Comme on peut facilement
sous-entendre leur substantif support, ils peuvent subsister seuls. Certains ‘pronoms’
possessifs par contre, bien qu’ils aient, comme l’adjectif, une connotation, ne sont pas
considérés comme des adjectifs11.
Ultime partie du discours à figurer dans la catégorie nom adjectif : « Les participes
sont de vrais noms adjectifs. » (GGR, 1676 (1966 : 130)).
Les analyses faites en cette période, et plus tard par les successeurs de Port-Royal, les
Encyclopédistes et philosophes du XVIIIe siècle (Beauzée, Du Marsais, l’Abbé Girard) auront
une influence décisive sur la première grammaire scolaire.
10
L’on accorde donc une certaine valeur référentielle à l’adjectif.
11
« Iusques icy nous avons expliqué les pronoms principaux & primitifs ; mais il s'en forme d'autres qu'on
appelle possessifs ; de la mesme sorte que nous avons dit qu'il se faisoit des adjectifs des noms signifiant les
substances, en y adjoûtant une signification confuse : comme de terre, terrestre. Ainsi meus, mon signifie
distinctement moy, & confusément quelque chose qui m'appartient & qui est à moi. Meus liber, mon livre, c'est à
dire le livre de moi (...) »
4.2.4. La première grammaire scolaire en France
Dans La lettre a été reçue, il s’accorde exactement comme poli. C’était donc un
adjectif. Mais dans J’ai reçu la lettre, il ne fallait plus l’accorder : et pourtant c’est
toujours la lettre qui est reçue ! Ce n’était plus un adjectif, et il fallait bien le
considérer comme un verbe. Il s’accordait de nouveau dans La lettre, je l’ai reçue,
ce qui mettait à rude épreuve toute réflexion logique appliquée au langage : à
nouveau adjectif ! Il redevenait verbe dans La lettre, je l’ai vu écrire, mais adjectif
dans Je l’ai vue tomber.
(Chervel, 1977 : 110 - 111)
Où se situe la limite de la catégorie adjectif dans ce type de grammaires ? Non
seulement, il y a une hésitation par rapport au participe, mais en feuilletant la Grammaire des
Grammaires (GdG) de Girault-Duvivier, on découvre que l’article englobe le, la, les et au,
aux, du, des (« articles composés »), tandis que un, tout, nul, quelque, aucun, chaque, tel,
quel, ce, cet, mon, ton, son, vos, votre, notre, « sont de véritables adjectifs » (GdG, 1837 : I,
140). L’autorité citée est Condillac, mais on pourrait tout aussi utilement se reporter à l’abbé
Girard : la terminologie est la même (adjectif pronominal). Aujourd'hui encore, on peut
retrouver le terme adjectif pronominal dans certaines grammaires scolaires.
Héritière de la grammaire générale, la première grammaire scolaire ne possède pas
encore de vraie syntaxe des fonctions14 : elle envisage les choses du point de vue logique.
Ainsi, dans l’homme avare est un être malheureux, avare et malheureux sont des
compléments du nom, du point de vue de l’analyse logique. Les compléments grammaticaux
ne s’accordant pas, la notion de complément doit disparaître dans l’analyse grammaticale :
on parlera tout simplement d’adjectif (cf. Chervel, 1977 : 197). La distinction analyse logique
/ analyse grammaticale a survécu dans la tradition actuelle, mais à un autre niveau (analyse
logique = analyse de la phrase complexe, grosso modo).
12
Lhomond (Ch.-F.), Elémens de grammaire française, 1780.
13
Chervel s'appuie ici sur Noël et Chapsal, Nouvelle Grammaire française, 1823, la grammaire scolaire par
excellence du XIXe siècle, jusqu'à la naissance de la « deuxième grammaire scolaire. Nous avons surtout
consulté Girault-Duvivier, Grammaire des Grammaires (désormais GdG), nouvelle éd., 1837.
14
En témoigne cette citation de Letellier, Grammaire des commençants, 1816, pp. 137 - 138 :
Demande : Qu'est-ce que faire les parties du discours ?
Réponse : On entend par faire les parties du discours ou l'Analyse grammaticale expliquer un discours mot à
mot, en marquant sous quelle partie du discours chaque terme doit être rangé, et en rendant compte de la manière
dont il est écrit d'après les règles de la grammaire.
On décompose toujours la proposition en sujet + attribut, ou sujet + être + attribut15
(je dors = je suis dormant). Ceci cause d’énormes problèmes pour l’accord du participe (cf.
supra). Pour expliquer ces règles d’accord, la première grammaire scolaire devra
nécessairement accorder plus d’importance au verbe avoir16. On analysera :
J’ai reçu ta lettre
comme :
auxiliaire (avoir) + verbe (reçu) + complément de reçu
Comme il a un complément, le participe est considéré comme un verbe authentique17.
Conjugué avec être, il est considéré comme un adjectif. À cela s’ajoute son importance dans
les paraphrases canoniques (Je dors = je suis dormant) ; raison de plus pour réserver un statut
à part à cette partie du discours qui participe de deux autres. Le verbe être tend à perdre son
statut d’unique verbe substantif pour devenir un simple auxiliaire, à côté de avoir. Cette
évolution trouvera son aboutissement dans la deuxième grammaire scolaire.
La première grammaire scolaire récupérera les paraphrases canoniques classiques pour
distinguer l’attribut du complément. Le complément direct du verbe et l’attribut répondent
tous les deux à la question : quoi ? Noël et Chapsal constatent cependant que l’adjectif après
être, comme tout adjectif, « s’accorde en genre et en nombre avec le substantif ou le pronom
qu’il qualifie ». Mais les compléments (grammaticaux) ne prennent pas l’accord ! Cet adjectif
ne peut donc être un complément de être. Une solution s’impose : la notion d’attribut, connue
des paraphrases logiques (canoniques), est récupérée pour devenir une notion grammaticale.
Ce glissement commence déjà à s’opérer dans la grammaire de Noël et Chapsal:
dans
Les philosophes anciens sont dignes d’être connus,
Noël et Chapsal distinguent un attribut logique (dignes d’être connus), et un attribut (dignes)
(cité par Chervel, 1977 : 126). Ce jeu avec des paraphrases ad hoc sonnera le glas de la
première grammaire scolaire.
Un autre problème reste incontournable : après être, l’adjectif, alors attribut (logique
ou grammatical), s’accorde. Mais, après paraître, devenir, sembler, il s’accorde aussi ! Ce
phénomène d’accord reste encore inexplicable : pour la première grammaire scolaire, ces
verbes ont des compléments.
Le fait que la deuxième grammaire scolaire se base beaucoup plus sur une analyse des
fonctions impliquera une refonte du système des parties du discours. La première grammaire
scolaire avait connu beaucoup de problèmes pour expliquer l’accord du participe. Ces
problèmes étaient causés par la décomposition systématique du verbe. De plus, on ne
parvenait à expliquer l’accord de l’adjectif attribut qu’au prix de l’axiome que être, verbe
substantif qui se suffisait à lui-même18, ne pouvait avoir de compléments, il avait donc un
attribut.
La deuxième grammaire scolaire approfondira une solution qui se trouvait en germe
dans la première, sous la forme du problème du complément de être, et du parallélisme
naissant entre les verbes auxiliaires être et avoir :
15
Cf. LAP, p. 156, selon que l'on considère être comme le support morphologique du temps, du nombre, et de la
personne, ou qu'on le considère comme le verbe qui signifie l'affirmation. (cf. aussi De Gaulmyn, 1991).
16
Pour un aperçu détaillé de la question, cf. Chervel, 1977 : 112 - 116.
17
“Le participe passé accompagné de l'auxiliaire avoir s'accorde avec SON complément direct lorsqu'il en est
précédé. (Noël et Chapsal, Exercices d'analyse logique, 1812, p. 11, cité par Chervel, 1977 : 115).
18
Il est à noter que la terminologie devient quasiment théologique ici. Influence de Port-Royal ?
La deuxième grammaire scolaire saura rompre les ponts avec la logique et
construire son édifice fonctionnel sur les accords orthographiques déterminés par
avoir.
(Chervel, 1977 : 124)
Deux verbes occupent le terrain maintenant : être et avoir. On renonce aux décompositions du
verbe, ce qui implique que le participe ne joue plus de rôle central dans la grammaire.
Conjugué avec avoir, il sera vu comme un partie du verbe, et perdra son statut de partie du
discours autonome.
Corollairement, l’attribut perd son statut d’unité logique. Comme on refuse tout
complément au verbe être19 (accord de l’adjectif !), la fonction attribut sera désormais
réservée au troisième élément de la structure de surface tripartite :
« Voilà aujourd’hui nos élèves munis d’un microsystème de quatre fonctions entre
lesquelles ils doivent répartir les adjectifs : attribut du sujet et de l’objet, épithète
et épithète détachée. Confiants dans l’enseignement de leurs maîtres, ils imaginent
19
Une formulation amusante de ce problème qui reflète bien l'embarras des grammairiens : « Le verbe être
n'ayant pas de complément direct, on appelle attribut le mot qui paraît en être le complément direct ». Saint-
Germain, Principes élémentaires de grammaire et d'analyse grammaticale, repris à Chervel (1977 : 193).
20
Chervel en fait la critique : « Ici s'achève une évolution séculaire qui a mené l'attribut de la grammaire
générale où il est un des trois éléments composants de toute proposition à la deuxième grammaire scolaire, qui
n'en fait plus qu'une fonction relativement mineure. Cette évolution recouvre, et masque, une dégradation
décisive de la réflexion grammaticale “ (1977, 195 - 196).
21
Bonnard (1960), Chervel (1977).
22
C'est dans le Nouveau Cours de Grammaire française de Brachet et Dussouchet (1901) que la fonction
épithète fait sa première apparition. Pour rééquilibrer le système de la rhétorique, on parlera d'épithète de nature
ou épithète rhétorique là où, du point de vue rhétorique, l'adjectif est un élément « surajouté » sans valeur
déterminative (le dur caillou) (cf. Berlan , 1981 et 1992).
23
Le terme apposition ne s'imposera qu'après 1945 et suscitera tout un débat dans le Français moderne. Dans la
perspective d'une grammaire de l'accord l'apposition n'est utile que pour le substantif. Aux yeux des instituteurs,
il fallait éviter que l'on considère Le lion, terreur de la forêt, (...) comme deux sujets. Pour l'adjectif, on peut
douter de l'utilité du terme.
naïvement, et leurs maîtres aussi, disposer d’une théorie complète capable
d’intégrer tous les cas de figure. Rien de plus illusoire. L’essentiel des emplois de
l’adjectif échappe à cette grille. Impossible d’analyser ‘J’ai un jour de libre‘ (pas
épithète) ; ‘Elle est née riche‘, ‘Il a été nommé professeur jeune‘, ‘Il est parti
furieux‘ (ni attributs, ni appositions) ; ‘Crétin !’ (pas apostrophe) ; ‘Des yeux
grands ouverts’ (ni épithète, ni employé comme adverbe, puisqu’il est variable),
etc. C’est que, pour l’adjectif comme pour le reste, la grammaire scolaire s’est
contentée de théoriser les problèmes orthographiques les plus fréquents. »
(Chervel, 1977 : 203)
Comme nous l’avons signalé, la grammaire scolaire n’est pas née en un jour... Certains
héritages sont millénaires (les parties du discours, parts of speech), d’autres datent plutôt du
siècle des Lumières. Ainsi en est-il du mot analyse : c’est un héritage de la grammaire
générale, repris par la grammaire scolaire.
L’analyse est la réduction d’un corps en ses principes (définition à partir du XVIIIe).
C’est un mouvement qui va du complexe vers le simple. Qu’elle soit « grammaticale » ou
« logique », il s’agit toujours de l’analyse d’une proposition, d’une phrase, d’une période
qu’on décompose en ses facteurs premiers. Or, l’analyse grammaticale s’intéresse aux parties
grammaticales de l’énoncé, c’est-à-dire aux mots, tandis que l’analyse logique a pour
vocation de dégager les parties logiques du même énoncé.
Par une curieuse évolution réductrice, l’analyse grammaticale est devenue une analyse
de parties du discours, des fonctions de ces parties du discours, mais aussi une analyse du mot
(genre, nombre ; temps...). L’analyse logique deviendra l’analyse de la phrase complexe.
Or, ceci constitue une authentique dénaturation de ce qui était la pensée grammaticale
du XVIIIe siècle (grammaire philosophique, grammaire générale) : pour Condillac, l’analyse
s’établissait effectivement à deux niveaux : un niveau d’analyse des structures particulières à
chaque langue, et un niveau d’analyse des relations logiques qui se manifestent dans la
construction des discours et qui répond à des valeurs universalisables (cf. aussi la Logique ou
l’art de penser de Port-Royal). Étant donné que toute philosophie a été évacuée de la
grammaire de la République, il ne reste que l’analyse des phrases complexes, et la
terminologie qui y est afférente (concession, but...).
À notre avis, le terme « analyse logique » est devenu inutile : les propositions de la
phrase complexe ont pour la plupart les mêmes fonctions « logiques » que les syntagmes dans
les phrases simples... Alors, pourquoi deux termes pour la même chose ?
Ce cours est intitulé « grammaire contrastive », comme vous le savez. Plus haut, dans
le texte, le terme grammaire contrastive est tombé, accompagné de « au service des langues
anciennes ». Si nous avons maintenu cette citation d’André Chervel, référence pour ce qui
concerne l’histoire de la grammaire, c’est parce que cela nous permet une petite digression :
pour ce qui concerne les langues anciennes, un autre terme existe, celui de grammaire
comparée. En fait, il vaut mieux adopter ce dernier terme pour les langues anciennes, comme
le signale le Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage (Larousse, 1994, s.v.
comparée (grammaire), p. 99) :
On peut y ajouter que les formes sont parallèles pour une autre langue germanique, bien
connue de l’auteur de ces lignes : le néerlandais connaît les mots zoon, moeder, broeder, zes,
zeven, heb.
Pour la famille indo-européenne, ce type de comparaisons a permis de remonter dans
le temps à des formes hypothétiques d’un proto-indo-européen, comparaison facilitée par
l’existence de textes écrits datant de plusieurs millénaires (ainsi, la conservation du latin a
évidemment facilité l’analyse de la parenté et de l’évolution des différentes langues romanes).
Les mêmes techniques peuvent être appliquées à des langues d’une même famille sans
tradition écrite, pour reconstruire leur ancêtre hypothétique (« la comparaison du fox, du cree,
du menominee et de l’ojibwa a permis de décrire le proto-algonkin central », Dictionnaire de
linguistique, 1994 : 99).
Il est donc tout à fait utile de distinguer la grammaire comparée de la grammaire
contrastive, telle que nous l’appliquons dans ce cours. Pour le même dictionnaire de
linguistique, la grammaire contrastive, c’est :
C’est, entre autres, dans cette logique que ce cours se fera : même si l’auteur de ces lignes ne
maîtrise pas le polonais, il peut aisément deviner que l’emploi du déterminant peut vous poser
des problèmes, dans la mesure où cette partie du discours n’existe pas en polonais. Pour ce
qui concerne l’anglais et le néerlandais, ces langues ne connaissent pas le déterminant partitif
(du, de la), ce qui implique que les anglophones et les néerlandophones auront quelques
problèmes à utiliser ce type de déterminant.
La grammaire contrastive regroupe donc deux types d’études : une contrastivité qui se
situe au niveau du métalangage et de la comparaison/description de deux langues et une
contrastivité qui a pour but de prédire des points problématiques dans l’apprentissage.
Le premier type a donné lieu à une nouvelle façon d’envisager la grammaire
française sous la forme d’une « contextualisation » du discours grammatical : tout enseignant
de FLE en milieu hétéroglotte a ses petites astuces, adaptées à la langue maternelle de ses
apprenants. Pour Cécile Bruley24 e.a. « ces contextualisations sont à entendre comme des
formes de variations ou d’écarts du discours grammatical par rapport aux descriptions de
référence du français. Ils sont le fait d’enseignants partageant la langue source des
utilisateurs, en supposant que les explications, commentaires ou représentations graphiques
reposent sur l’expertise que les enseignants se sont construite. Ces contextualisations
empruntent des trajectoires variables selon les contextes éducatifs ; elles se déclinent autour
de deux pôles, le système linguistique et la culture grammaticale, c’est-à-dire la manière
dont la langue de départ est catégorisée et enseignée. Un volume de « Grammaire contrastive,
para hispanohablantes » a déjà été publié. [niveau A1/A2] par l’équipe de Béacco.
Le deuxième type d’études envisage les contrastes entre les systèmes linguistiques
pour identifier des domaines de difficulté potentielle pour l’apprenant. Les différences
constituent – croit-on – les problèmes les plus ardus pour les apprenants. Or, l’on constate
parfois que les études contrastives prévoient des erreurs qu’aucun apprenant ne commet,
tandis que d’autres erreurs, bien connues des enseignants « sur le terrain » ne sont pas
prévues. L’expérience du terrain didactique assure donc ici un « retour d’investissement »
pour les analyses des erreurs. Mon expérience d’enseignant m’indique que l’on ne peut que
difficilement prévoir des erreurs lorsque les langues sont très différentes (français – arabe, par
exemple), et qu’elles sont plus facilement prévisibles lorsque les langues appartiennent à la
même famille (le problème du déterminant dans les langues indo-européennes, par exemple).
24
Chercheuse au GraC (Grammaire et contextualisation), Parix 3, DILTEC.
Quelques propos sur l’analyse grammaticale, élément essentiel de ce
cours
D'abord la distinction entre la nature et la fonction d’une unité (mot, syntagme, proposition).
C'est le « rôle », qu'un mot, un groupe de mots (syntagme, sous-phrase ou proposition) peut
jouer dans la phrase, par rapport à un élément central qui est en général le verbe. On peut
distinguer : sujet, prédicat25, complément, ... (cf. infra : les fonctions). L’ordre des mots est
parfois révélateur :
C'est la caractérisation du « mot », de sa classe, ou catégorie. Cette classification est faite sur la
base du comportement grammatical du mot en question et elle est en partie définie par la
25
Il est possible de donner une forme universelle à la constitution de la phrase ; en effet, pour qu'il y ait prédication,
il doit y avoir un élément irréductible et des membres subordonnés à lui (facultatifs ou non selon la nature de cet
élément). (Feuillet, 1988 : 81).
fonction. Les catégories sont d'ailleurs appelées les PARTIES DU DISCOURS (parts of
speech). Les milliers de mots d'une langue ont trouvé leur place dans ce classement. Il y a
traditionnellement neuf parties du discours. Comme nous l'avons déjà dit, la classification se fait
sur la base du comportement grammatical, et non sur leur sens p.ex. (termes de musique, noms
d'animaux ...)
Il y a, évidemment, des liens entre la nature d'un mot et les fonctions qu'il peut assumer : ainsi
Un substantif peut être sujet, attribut, complément, apposition (...)
Un adjectif peut être épithète, épithète détachée, attribut (...)
Dans le dernier exemple, la différence se trouvait dans la fonction et aussi dans le niveau auquel
fonctionne la PDD.
Ceci qui nous amène à une autre distinction fondamentale : la notion de NIVEAU.
26
Cf. Noailly (M.), Le substantif épithète, Paris, PUF, 1990.
En guise de conclusion, regroupons les CRITERES d'analyse pour la classification en parties
du discours.
Ces critères peuvent être morphologiques (variable, ou non ?), ils peuvent être syntaxiques (c'est-
à-dire : la fonction du mot en question, au niveau de la phrase, du groupe de mots, de la
proposition), et ils peuvent être sémantiques [critère dangereux, car la notion d’action, par
exemple peut être exprimé par un verbe (marcher, actionner), mais aussi un substantif (marche,
action)].