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DOSSIER

LES AUTOROUTES
DE L’INFORMATION

Ce dossier a été coordonné par Bernard Miège

© Réseaux n° 78 - 1996
LES POLITIQUES
DES AUTOROUTES
DE L’INFORMATION
DANS LES PAYS
INDUSTRIALISÉS :
une analyse comparative
Thierry VEDEL

© Réseaux n° 78 CNET - 1996


compare les objectifs et les stratégies rete-
nus dans les cinq pays. Cette comparaison
fait apparaître une forte convergente des
politiques nationales qui relève moins de
contraintes techniques et de pratiques d’imi-
tation que de processus d’harmonisation et
de pénétration. Cependant, si la formulation
des politiques publiques des autoroutes de
l’information fait apparaître de grandes
similarités, leur mise en œuvre est de nature
à faire resurgir des spécificités nationales
plus marquées compte tenu des contextes
idéologiques et culturels ainsi que des sys-
tèmes institutionnels et politiques dans les-
quels elles se déroulent.

La mise sur agenda


De la National Information

L
e développement technologique est- Infrastructure aux politiques
il une production culturelle ? Cette européennes (2)
question est devenue centrale dans Le thème des autoroutes de l’informa-
les recherches en sciences sociales sur les tion apparaît aux États-Unis avec l’adop-
technologies, qui sont progressivement tion du High-Performance Computing Act
passées de l’étude des impacts sociaux du en novembre 1991. Proposée par le séna-
changement technique à la compréhension teur Gore, cette loi a pour objectif de pré-
des facteurs sociaux conditionnant la diffu- server le leadership américain dans le
sion de technologies. Parmi ceux-ci, le rôle domaine des technologies de l’information
des actions menées par les autorités et de la communication en établissant un
publiques reste problématique. Celles-ci réseau national à haut débit pour la
peuvent-elles véritablement orienter et recherche et l’éducation. Dès leur élection,
contrôler le changement technologique et le président Clinton et le vice-président
faire de celui-ci le vecteur de leurs choix Gore font des réseaux de télécommunica-
politiques et sociaux ? Ou bien, au tion l’un des axes forts de leur programme
contraire, les autorités publiques sont-elles économique. « Là où autrefois notre puis-
prisonnières d’évolutions technico- sance économique était déterminée par la
économiques planétaires, qui s’imposent à profondeur de nos ports ou l’état de nos
elles et dont elles ne peuvent gérer, tout au routes, aujourd’hui elle est déterminée
plus, que l’intensité et le rythme ? aussi par notre capacité à transmettre de
C’est à cette interrogation que se propose grandes quantités d’informations rapide-
de répondre cet article à l’aide d’une analyse ment et sûrement et par notre capacité à
comparative des politiques des autoroutes de utiliser ces informations et à les com-
l’information menées aux États-Unis, en prendre. De même que le réseau d’auto-
Allemagne, en France, au Royaume-Uni et route fédéral a marqué un virage historique
au Japon (1). Après avoir rappelé la façon pour notre commerce, les autoroutes de
dont le thème des autoroutes de l’informa- l’information d’aujourd’hui – capables de
tion est apparu sur l’agenda politique, il transporter des idées, des données et des

(1) Cette étude a été réalisée dans le cadre d’un projet international menée en collaboration avec le Center for
Research on Information Technology and Organizations (CRITO), University of California at Irvine. Elle
s’appuie également sur les travaux du Symposium on National and International Initiatives for Information Infra-
structure, John Kennedy School of Government, Harvard University. 25-26 janvier 1996, auquel l’auteur a participé.
(2) Voir tableau 1 en fin d’article pour une récapitulation des principaux documents et dates-clefs.
images à travers le pays et à travers le des ministres du 27 octobre 1994. Les gou-
monde – sont essentielles à la compétiti- vernements britanniques et allemand seront
vité et à la puissance économique de plus longs à réagir. Bien que divers docu-
l’Amérique » (3). Un ensemble de mesures ments officiels sur la question soient publiés
visant à mettre en place une National dès 1994, ce n’est qu’en février 1996 qu’ils
Information Infrastructure (NII) est alors lanceront un plan d’action (l’Information
annoncé et formalisé en septembre 1993 Society Initiative pour le premier, le pro-
par un Agenda for Action. gramme Info 2000 pour le second).
L’initiative de l’administration Clinton De la même façon, au Japon, le minis-
connaît immédiatement un large retentisse- tère des Postes et télécommunications et le
ment dans les pays industrialisés. La Com- ministère de l’Industrie et du commerce
mission européenne reprend le thème des international définissent en mai 1994 des
autoroutes de l’information dans la stratégie stratégies pour le développement d’auto-
économique proposée par le Livre blanc routes de l’information. Le premier publie
Croissance, compétitivité et emploi, alors en un rapport, Reforms Toward the Intellec-
préparation. Celui-ci, en écho à l’argumen- tually Creative Society of the 21st Century,
tation américaine considère les réseaux de qui voit dans la construction d’une infra-
télécommunication non plus seulement structure d’info-communication le moyen de
comme un objet de politique sectorielle, résoudre les problèmes socio-économiques
mais comme « les artères du marché du Japon et annonce pour 2010 la mise
unique » et « le sang de la compétitivité en place d’un réseau en fibre optique aux-
européenne ». En mai 1994, un rapport sur quels seront connectés les entreprises japo-
L’Europe et la société de l’information pla- naises et la totalité des foyers du pays. Le
nétaire, préparé par un groupe d’experts second, dans le rapport Program for
émanant de l’industrie des télécommunica- Advanced Information Infrastructure,
tions et de l’audiovisuel et présidé par le plaide pour un environnement réglemen-
commissaire Bangemann, est rendu public. taire et institutionnel favorisant un usage
Ce rapport insiste sur la nécessité d’une plus intensif des technologies de l’informa-
rupture avec les pratiques passées (finance- tion, notamment grâce une libéralisation
ments publics, subventions, dirigisme, pro- plus poussée du secteur des télécommuni-
tectionnisme) et préconise une libéralisation cations et la mise en place d’applications
rapide du secteur des télécommunications pilotes dans le secteur public. De son côté,
afin de « tirer le meilleur parti de la révolu- l’opérateur de télécommunications NTT
tion des technologies de l’information ». Le définit dans un document, NTT’s Basic
rapport est suivi en juillet 1994 d’un plan Concept and Current Activities for the
d’action élaboré par la Commission et défi- Coming Multimedia Age, son rôle dans le
nissant une voie européenne vers la société développement des autoroutes de l’infor-
de l’information. mation. NTT y indique les recherches qu’il
La politique américaine de la NII et le mène et les nouveaux services qu’il pro-
débat sur les autoroutes de l’information jette d’offrir, mais réclame également un
provoqué par la Commission conduisent un soutien de l’État dans le domaine des logi-
certain nombre d’États membres de l’UE à ciels et des contenus.
étudier le lancement de politiques dans ce
domaine. Celles-ci sont formalisées plus ou La régénération politique
moins vite suivant les pays. Le gouverne- d’un vieux projet
ment français inscrit les autoroutes de l’in- Le projet associé aux autoroutes de l’in-
formation sur son agenda dès février 1994 formation et le label de société de l’infor-
en demandant un rapport à Gérard Théry mation ne sont pas nouveaux (4). Depuis
(ancien directeur général des télécommuni- une vingtaine d’années, la mise en place
cations) et définit sa politique lors du conseil de réseaux capables de transporter des
(3) CLINTON et GORE, 1993.
(4) Voir : LACROIX, 1994.
sons, des données et des images est une l’information concernent la façon de vivre,
préoccupation constante dans le secteur de travailler, de se divertir) ; la généralité
des télécommunications. Suivant les pays, (tout le monde est concerné au moins à
ce dessein a été poursuivi sous des formes terme ; il s’agit d’un projet « global ») ;
diverses : plans télématiques en Europe et l’impact (les autoroutes de l’information
au Canada (5), stratégies de réseaux numé- sont présentées comme une révolution
riques intégration de services (RNIS) des technologique au moins équivalente à la
opérateurs de télécommunication, tenta- révolution industrielle). Mais c’est surtout
tives de fusion ou de rapprochement des l’ambiguïté même du thème et sa capacité
entreprises informatiques et de télécom- à porter de multiples objectifs qui explique
munication – et plus récemment du câble et sans doute son succès.
des télécommunications – aux États-Unis. Les autoroutes de l’information ne sont
Le thème des autoroutes de l’information pas qu’une manipulation symbolique de
apparaît comme un moyen de régénérer valeurs mobilisatrices. Elles participent
politiquement ce vieux dessein. Dans une également d’une stratégie de recomposition
période où l’on s’accorde à déplorer un du champ des télécommunications, visant à
manque de sens, il fournit aux pays indus- y introduire de nouveaux acteurs et une
trialisés une nouvelle frontière, une ambi- nouvelle logique. Ce thème instrumentalise
tion collective pour le nouveau millénaire (6). la fin d’un passage d’un référentiel de
Alors que les projets de RNIS apparais- monopole à une référentiel de marché.
saient comme mû par une logique technico-
économique aride et peu évocatrice, les Visions et motivations
autoroutes de l’information offrent prise à
un imaginaire social plus riche et plus Une carte cognitive commune
mobilisateur – évoquant par exemple l’épa- Les politiques publiques sont structurées
nouissement des individus, la compréhen- par des référentiels (8) qui, d’une part,
sion des peuples par delà les frontières, la fournissent une représentation du secteur
naissance d’une nouvelle démocratie. sur lequel l’action publique porte et de son
De fait, dès son inscription sur l’agenda rôle dans la société, et d’autre part, pres-
gouvernemental, le thème des autoroutes crivent des modes d’action. On peut figu-
de l’information – associé d’ailleurs au rer ces référentiels sous la forme d’une
réseau Internet –, a connu un extraordi- carte cognitive, ensemble d’énoncés reliés
naire écho dans les médias. Il est vrai qu’il entre eux par des liaisons de causalité et
présente de façon presque idéale les carac- fonctionnant comme des opérateurs de
téristiques qui facilitent l’inscription d’une décision (9). Ces opérateurs sont générale-
question sur l’agenda du public (7) : la ment de deux sortes (10) : les opérateurs
simplicité (les autoroutes de l’information du vrai qui sont des énoncés descriptifs et
sont assimilables à des objets familiers qui prennent la forme de constats quantita-
comme le téléphone, le fax, la télévision tifs ou qualitatifs (par exemple : le secteur
par câble, le Minitel) ; la proximité avec le des services occupe une part grandissante
quotidien des individus (les autoroutes de de la population active) ; et les opérateurs

(5) Signe anecdotique de cette continuité : les autoroutes de l’information sont aujourd’hui présentées comme un
moyen d’avoir un monde d’informations au bout des doigts – un slogan qui avait été élaboré lors du lancement du
programme télématique britannique Prestel.
(6) Cf. le discours de clôture d’Édouard Balladur au colloque « Les autoroutes et services de l’information »,
organisé par le Ministère de l’industrie le 7 décembre 1994. « Les autoroutes de l’information sont peut-être l’une
des étoiles qui à défaut de donner tout leur sens à la vie moderne, l’orientent différemment. (…) Comme ces nou-
velles frontières que l’humanité s’est maintes fois donné pour but de conquérir, elles peuvent rallier les enthou-
siasmes, mobiliser et rassembler les énergies. »
(7) Sur la mise sur agenda des nouvelles technologies de l’information et de la communication, voir : ROCHE-
FORT et COBB, l994.
(8) JOBERT et MULLER, 1987 et MULLER, 1990.
(9) Sur le principe et la technique des cartes cognitives, voir AXELROD, 1976.
(10) MISSIKA, 1986, pp. 27-42.
du bon qui sont des énoncés normatifs et Variations nationales
définissent des préférences ou des actions Si les discours justifiant les autoroutes
désirables (par exemple : il faut introduire de l’information s’appuient sur une struc-
une plus grande concurrence dans le ture commune, ils présentent néanmoins
domaine des télécommunications). certaines variantes nationales. En fonction
Si l’on applique la technique des cartes du contexte social dans lequel ils opèrent,
cognitives aux rapports publiés par les des traditions politiques auxquels ils sont
commissions de réflexion chargées d’étu- soumis ou de leurs objectifs conjoncturels,
dier la question des autoroutes de l’infor- les gouvernements de chaque pays accul-
mation et aux documents officiels définis- turent le thème des autoroutes de l’infor-
sant les politiques gouvernementales, on mation de façon particulière. Objet flou,
s’aperçoit que les visions et les motiva- sinon objet-valise, les autoroutes de l’in-
tions sur lesquelles ils s’appuient sont pra- formation peuvent faire l’objet d’interpré-
tiquement identiques. A partir d’un même tations flexibles (12).
point de départ (les opportunités créées par Comparée aux visions des autres pays,
l’essor des nouvelles technologies de l’in- celle des États-Unis a une dimension poli-
formation et le constat d’une révolution tique plus marquée. Dans son discours de
technologique à laquelle il n’est pas pos- Buenos Aires, Albert Gore évoque l’avè-
sible d’échapper), trois chaînes argumen- nement d’une démocratie participative
taires sont développées (11). grâce aux autoroutes de l’information :
La première se situe dans le registre « La Global Information Infrastructure
économique. Elle souligne l’importance (GII) facilitera le fonctionnement de la
croissante des activités informationnelles démocratie en améliorant la participation
dans les économies modernes et conduit à des citoyens aux processus de décision. Et
faire des autoroutes de l’information un il favorisera la coopération entre nations.
vecteur de compétitivité et un levier pour Je vois un nouvel âge athénien de la démo-
la création d’emplois. La seconde chaîne cratie dans les forums que la GII créera ».
argumentaire est de nature socio-politique. Dans d’autres documents, les autoroutes
Elle met en relief les transformations de l’information sont associées au renfor-
sociales que les autoroutes de l’informa- cement du pouvoir (empowerment) des
tion peuvent générer – amélioration des citoyens qui pourront contrôler, grâce aux
conditions de vie ou de travail, enrichisse- informations qu’ils obtiendront, leur
ment culturel ou encore revitalisation de la propre destin.
démocratie grâce à une meilleure partici- Au Royaume-Uni, l’accent est égale-
pation des individus aux processus de ment mis sur une réinvention de l’État,
décision – et conduit au principe du ser- mais dans une perspective plus managé-
vice universel. Enfin, une troisième chaîne riale. Les autoroutes de l’information s’ins-
argumentaire s’organise autour de l’idée crivent dans la continuité de politiques
que les cadres réglementaires existants menées par les gouvernements conserva-
sont remis en cause par l’évolution techno- teurs pour réduire les dépenses publiques et
logique et – en liaison avec les deux restreindre le rôle de l’État. De la même
chaînes précédentes – préconise (notam- façon que les entreprises peuvent accroître
ment) une libéralisation du secteur des télé- leur productivité grâce aux TIC, celles-ci
communications afin de tirer le meilleur peuvent améliorer la performance des ser-
profit des technologies de l’information. vices publics (par exemple, renseigne-

(11) Voir schéma. Les documents analysés sont mentionnés dans le tableau 1 en fin d’article.
(12) Le concept de flexibilité interprétative est issu de travaux récents de la sociologie des innovations technolo-
giques. Il souligne l’ambivalence intrinsèque des nouvelles technologies lors de leur gestation. Celles-ci peuvent
être associées à différents modèles d’usage. Le développement effectif d’une technologie apparaît ainsi comme une
construction sociale au cours de laquelle des réseaux d’acteurs cherchent par des stratégies de traduction, d’intéres-
sement ou d’alliance, à imposer leur projet d’usage. Sur ce type d’approche, voir : BIJKER et LAW, 1992.
ments administratifs sur Internet pour dimi- pour réintroduire du politique dans un
nuer les coûts en papier, enregistrement mouvement qui est présenté comme mû par
électronique des déclarations d’impôt). des forces technologiques planétaires,
En France, les autorités gouvernemen- échappant au contrôle des hommes.
tales tendent à souligner les enjeux cultu-
rels des autoroutes de l’information (diver- Stratégies
sité linguistique, protection des droits
d’auteurs notamment) (13). L’approche de Des principes d’action plutôt que des plans
la question du service universel prend Les politiques des autoroutes de l’infor-
d’autre part un tour particulier dans la mation ne font pas l’objet de véritables
mesure où elle est, dans notre pays, liée à plans arrêtant des objectifs précis et fixant
la notion de service public et plus généra- avec précision les moyens pour les
lement au devenir de la gestion publique atteindre. Seul le Japon échappe dans une
des grandes infrastructures. certaine mesure à cette tendance. La straté-
En Allemagne, les autoroutes de l’infor- gie du MPT indique en effet que l’établis-
mation suscitent des espoirs ou des craintes sement du réseau en fibre optique se fera
qu’on trouve moins souvent exprimées en trois phases de 5 ans : la première
dans d’autre pays : notamment en matière concernera les villes sièges de préfecture
de prévention de la criminalité, de protec- ainsi que les écoles, les hôpitaux, les
tion de la jeunesse ou du consommateur. bibliothèques et les administrations
Enfin, au Japon, les autoroutes de l’in- publiques ; la seconde, les villes d’au
formation participent d’un débat plus moins 100 000 habitants ; la troisième
général sur la nature même du développe- phase aboutira à la couverture totale du
ment économique japonais depuis la fin de territoire. A cette exception près, les auto-
la seconde guerre mondiale. Dans les rités publiques, tout en fixant un horizon
espoirs mis dans l’info-structure, apparais- désirable – la connexion du plus grand
sent en négatif une interrogation sur la nombre possible de foyers à un réseau
croissance à la japonaise et ses consé- polyvalent –, se contentent de définir des
quences négatives, et notamment : une principes d’action. D’un pays à l’autre,
qualité de vie médiocre, des nuisances ceux-ci sont quasiment identiques et s’or-
environnementales, la congestion des ganisent en trois idées essentielles :
centres urbains, un système éducatif ne – le recours à l’initiative et aux finance-
favorisant pas la créativité des individus (14). ment privés. Ce n’est pas (ou plus) l’État qui
Les fragilités de l’économie japonaise, doit organiser la société de l’information. Les
plus fondée sur la manufacture de produits autoroutes de l’information résulteront de la
de base dont la compétitivité décline coopération d’une multitude de partenaires,
que sur la production de biens et services régulée par les mécanismes du marché.
à haute valeur ajoutée, sont également – l’adaptation des cadres réglementaires.
soulignées. L’objectif est de favoriser les initiatives pri-
Cet « accommodement » national du vées – donc libéraliser le marché des télé-
thème des autoroutes de l’information a communications pour faciliter l’entrée de
sans doute une fonction politique pour les nouveaux acteurs – tout en évitant les effets
autorités publiques de chaque pays. En fai- pervers qui pourraient résulter d’une concur-
sant appel aux valeurs propres de leur pays, rence sauvage – d’où règles d’intercon-
en l’articulant aux débats nationaux en nexion, de service universel par exemple.
cours, en donnant à leurs efforts une signi- – une démarche pragmatique. Les stra-
fication originale, elles se réapproprient le tégies affichées se départissent d’une
projet des autoroutes de l’information. logique d’offre – centrée sur le développe-
C’est d’une certaine façon une tentative ment volontariste d’un réseau censé géné-
(13) Cf. l’intervention de Margie Sudre, secrétaire d’État chargé de la francophonie à la conférence Information
Society and Development, Midrand, Afrique du Sud, 14 mai 1996.
(14) LATZER, 1995, pp. 515-529.
rer une demande – pour une approche cen- – le soutien financier à des activités de
trée sur les applications et les besoins. recherche, des projets expérimentaux ou
Cette approche s’appuie sur des projets des applications pilotes. Ainsi, aux États-
pilotes, des applications expérimentales Unis, le gouvernement fédéral américain a,
destinées à apprécier progressivement la en 1994, financé à hauteur de 1,6 milliard
nature de la demande. de dollars des universités, des laboratoires
Le schéma d’action retenu pour les ou des entreprises participant à la mise en
autoroutes de l’information constitue par- place de l’autoroute de l’information amé-
fois une rupture radicale avec les pratiques ricaine. Au Japon, les entreprises peuvent
passées. C’est le cas en France où depuis bénéficier de déductions ou exemptions
le début des années 1960 prévalait un fiscales, ou de prêts sans intérêts. En
modèle de développement technologique Europe, l’effort financier des États est plus
– qualifié suivant les auteurs de colbertisme modeste. Le gouvernement français a ainsi
high-tech, de modèle du grand projet ou de prévu un budget de 270 millions de F. en
modèle de l’arsenal (15) – reposant sur : 1996 pour soutenir 244 projets expérimen-
– une coopération étroite entre un centre taux. En Grande-Bretagne, le Département
de recherche public, un exploitant public of Trade and Industry prévoit d’attribuer
ou une administration et une entreprise 35 millions de £ à des projets ou des entre-
manufacturière nationale ; – une logique prises innovateurs dans le cadre de son
d’offre et la commande publique ; – un Information Society Initiative.
pilotage par un personnel appartenant ou – l’offre de services d’information. Les
originaire de grands corps de l’État et administrations et divers organismes
imprégné par une culture commune ; – la publics (comme les bibliothèques) sont
poursuite de valeurs telles que l’indépen- détenteurs d’importants stocks d’informa-
dance technologique ou la grandeur de tions qui peuvent être mises à disposition
la France. sous une forme électronique. De cette
En revanche, dans un pays comme le façon, l’État peut participer au dynamisme
Royaume-Uni, le schéma adopté pour les du marché de l’information électronique
autoroutes de l’information se situe dans la (en créant une offre qui conduit les parti-
continuité d’évolutions engagées au début culiers à acquérir des équipements de
des années 1980 et visant au retrait de l’État. réception), mais aussi contribuer à une
meilleure information des citoyens. Aux
Le rôle de l’État États-Unis, de nombreux sites gouverne-
Si l’État est en retrait dans le développe- mentaux sont disponibles sur le réseau
ment des autoroutes de l’information, il rem- Internet et il est prévu des accès uniques
plit néanmoins des fonctions importantes : du type kiosque (KickStart Initiative). En
– une fonction d’impulsion, de mobilisa- revanche, en Europe, les administrations
tion et de coordination. La publication de offrent encore peu de services d’informa-
rapports aide ainsi à sensibiliser les forces tion et procèdent souvent en ordre dis-
économiques et l’opinion aux enjeux des persé. L’accès aux archives ou aux docu-
autoroutes de l’information. Des structures ments classifiés se heurte d’autre part à
ad hoc peuvent être également mises en des réticences politiques. Néanmoins, le
place pour diffuser de l’information, sti- Royaume-Uni, avec le Code of Practice on
muler des expériences faciliter les coopé- Access to Government Information adopté
rations (comme l’Information Infra- en avril 1995, semble vouloir mettre en
structure Task Force aux États-Unis, l’In- œuvre un équivalent du Freedom of Infor-
formation Society Project Office au niveau mation Act américain.
de la Commission) ou encore favoriser – enfin, la réglementation et la régula-
un débat social (Forum Info 2000 tion des infrastructures et des services pro-
en Allemagne). posés sur celles-ci. C’est dans ce domaine

(15) Voir respectivement : COHEN, 1992. BRENAC et MULLER, 1994 ; SALOMON, 1987.
que l’activité gouvernementale est la plus La convergence due aux contraintes
intense. La libéralisation du secteur des de la technique
télécommunications exige en effet la mise Les spécialistes des sciences sociales
au point d’un appareil très complexe de tendent souvent à réfuter les explications
règles compte tenu de l’augmentation du reposant sur les contraintes de la technique.
nombre d’acteurs en présence, de la néces- C’est particulièrement le cas des socio-
sité de codifier leur degré de liberté ainsi logues de l’innovation qui conçoivent le
que leurs modes de relation, de la techni- déterminisme technique comme un mode
cité du domaine, enfin de la difficulté à d’analyse simpliste et rustre, au point par-
élaborer un cadre qui soit à la fois stable et fois de considérer les outils techniques
capable d’intégrer l’évolution technolo- comme de pures artefacts sociaux (18). Le
gique (16). Ainsi, en quelques mois, le déterminisme technique n’en continue pas
gouvernement français a fait voter une loi moins à imprégner les schémas conceptuels
autorisant des expérimentations de ser- de nombreux décideurs politiques et res-
vices d’information, une loi établissant une ponsables économiques. Les politiques des
nouvelle réglementation des télécommuni- autoroutes de l’information en sont une
cations et une loi privatisant partiellement nouvelle illustration. Le changement tech-
France Télécom. Les États-Unis et le nique est traité comme une variable indé-
Royaume-Uni, qui avaient engagé la libé- pendante dans la plupart des documents
ralisation de leur secteur des télécommuni- gouvernementaux traitant de la question.
cations depuis le début des années 1980, On ne peut le refuser et on doit s’y adapter.
procèdent également à des aménagements Le Livre blanc de la Commission note ainsi
réglementaires sur des questions touchant qu’il serait « vain de s’engager dans un
au statut des entreprises multimédias ame- débat polémique sur l’âge de la machine »
nées à opérer dans des secteurs régis par (p. 23). Quant au rapport Bangemann, il
des principes réglementaires différents définit l’avènement de la société de l’infor-
(audiovisuel, informatique, télécommuni- mation comme une révolution mue par le
cations, presse, édition). progrès technique et les forces du marché.
Inversement, la réglementation est généra-
Facteurs et processus lement traitée comme une variable dépen-
de convergence dante, et non comme un moyen d’orienter
le changement technique en fonction de
Dans les cinq pays étudiés, on observe choix politiques ou de besoins sociaux
une convergence assez nette des politiques Ainsi, François Fillon, ministre délégué à
des autoroutes de l’information à la fois la Poste aux télécommunications et à l’es-
dans la définition des enjeux et celle des pace, déclarait le 4 juin 1996 lors de la dis-
objectifs visés et dans les stratégies mises cussion de la nouvelle réglementation des
en œuvre. Pour expliquer cette conver- télécommunications au Sénat : « Contraire-
gence, le cadre analytique mis au point par ment aux idées reçues, ce sont moins les
Colin Bennet apparaît particulièrement contraintes européennes que les boulever-
fécond (17). Selon celui-ci, la convergence sements technologiques qui rendent néces-
peut résulter du déterminisme technique, saires l’évolution de la réglementation des
de pratiques d’imitation, d’un processus télécommunications » (19). Le plus sou-
d’harmonisation ou enfin être imposée vent, ce déterminisme est exprimé de façon
de l’extérieur. diffuse et est formulé de façon indirecte :

(16) Ce type de réglementation est dite technologiquement neutre.


(17) BENNETT, 1988, pp. 415-441. Bennett étudiait les politiques de protection des données menées aux États-
Unis et dans trois pays européens.
(18) Pour un panorama des débats sur déterminisme technique et déterminisme social dans le développement des
technologies, voir : FLICHY, 1995.
(19) Cité dans Le Monde, 6 juin 1996, p. 8.
on ne dira pas que la technologie détermine un autre pays. Selon Bennett, ceci se pro-
un cadre réglementaire concurrentiel, mais duit spécialement lorsqu’un haut degré
que ce dernier est le meilleur pour profiter d’innovation est nécessaire : dans ce cas,
des opportunités créées par la technique. les autorités publiques ne disposent pas de
A la lumière des nombreuses recherches solutions toutes prêtes dans leur répertoire
qui ont été réalisées sur les politiques des d’actions et s’inspirent des politiques adop-
nouvelles technologies de communication tées ailleurs. L’imitation présente l’avan-
(câble, télématique, TVHD), une explica- tage de donner à l’avance une idée des
tion de la convergence par le seul pouvoir effets que peut avoir une politique donnée
de la technique apparaît peu satisfaisante. (le pays modèle a servi, en quelque sorte,
L’évolution technologique influence certes de laboratoire social). Elle facilite aussi la
la conduite d’une politique, mais toujours légitimation de la politique qu’on souhaite
en conjonction avec d’autres facteurs tels engager, et cela d’autant plus que le pays
que les rapports de force politiques, l’accep- dont on s’inspire a une image positive.
tation culturelle du changement ou les stra- La convergence des politiques des auto-
tégies des acteurs économiques. L’évolution routes de l’information ne semble pas relever
technologique stimule la dynamique sociale d’un processus d’imitation – en l’occurrence
et définit un champ de possibles et de des États-Unis –, tout particulièrement au
contraintes. Mais, à l’intérieur de ce champ, niveau de l’instrumentation. Les schémas
des orientations différentes peuvent êtres d’action mis en place au Japon ou dans les
poursuivies. Ainsi, l’analyse des politiques pays européens ne font pas apparaître un
du câble menées dans les pays industrialisés grand degré d’innovation et pouvaient être
depuis les années 1950 ou celle des poli- conçus sans référence à un modèle extérieur.
tiques télématiques en Europe font appa- Au demeurant, la plupart des dispositifs utili-
raître, à capacité technique équivalente, sés ou envisagés – par exemple, la prépara-
d’importantes variations nationales (20). tion des décisions par un rapport ou une
La thèse du déterminisme technique, peu commission, le recours à un processus d’ex-
satisfaisante pour l’analyste, présente cepen- périmentations, le lancement d’applications
dant divers avantages pour les décideurs poli- pilotes, la création d’organismes chargés de
tiques. Elle peut être utilisée pour masquer sensibiliser l’opinion – relèvent de procé-
des options ou des changements d’orientation dures routinières qui sont fréquemment utili-
politique délicats à afficher (21). Elle « dépo- sées pour d’autres politiques. En revanche, la
litise » la décision politique en introduisant politique des autoroutes de l’information fait
une rationalité qui n’est plus de l’ordre des apparaître un processus, relativement voisin,
hommes mais de l’ordre des choses, ce qui d’émulation qui a joué sur l’impulsion des
permet parfois de faire l’économie de la politiques, tout particulièrement au Japon.
phase difficile et conflictuelle de définition Cette émulation repose sur l’argument de
des problèmes. Elle peut encore servir à un l’avantage comparatif : les pays qui déploie-
transfert de responsabilité sur d’autres acteurs ront les premiers des autoroutes de l’infor-
(les scientifiques, les ingénieurs, les experts). mation en tireront des bénéfices supérieurs (22).
Il est par ailleurs difficile pour les autorités
La convergence par l’imitation publiques d’un pays de rester inactives dans
La convergence de politiques publiques un domaine lorsque les principaux parte-
peut également résulter de l’adoption par naires de ce pays engagent des actions aux-
un pays des solutions mises en œuvre dans quelles est donnée une grande visibilité.
(20) Voir : DUTTON et VEDEL, 1992, pp. 70-93. SCHNEIDER, THOMAS et VEDEL, 1991, pp. 187-212. Voir
également Réseaux n° 37, Dix ans de Vidéotex, novembre 1989.
(21) Ainsi, la politique libérale de l’audiovisuel menée par le Président Mitterand à partir de 1985 a-t-elle été jus-
tifiée en partie par l’évolution technologique.
(22) Ce que nous avons appelé dans notre rapport comparatif la first mover strategy. Cet argument fonctionne
sans doute bien aux plans discursif et justificatif mais n’est pas avéré par l’histoire des techniques de communica-
tion. Celle-ci montre qu’une stratégie attentiste peut parfois permettre de bénéficier des erreurs des autres, de faire
l’économie d’une guerre des normes coûteuse, ou de sauter une étape technologique (cas de le France qui, du fait
de son retard en matière téléphonique, a pu généraliser la commutation électronique plus vite que d’autres pays).
La convergence par l’harmonisation la convergence par l’harmonisation rejoint
La convergence de politiques peut alors la conception dite intergouvernemen-
encore être la conséquence d’un effort tale ou du régime international des poli-
concerté entre les autorités publiques de tiques publiques européennes (23). Celle-ci
différents pays. Celles-ci, de façon volon- fait de l’Union européenne un espace insti-
taire, se mettent d’accord sur un schéma tutionnalisé de négociations, régi par des
d’action général qui sera ensuite mis en règles et des procédures formelles, agré-
œuvre nationalement. Ce processus geant et articulant les préférences natio-
implique l’existence d’une communauté nales des États membres (telles que celles-
politique à l’échelon international permet- ci se sont formées dans le cadre des
tant des échanges et des transactions sur institutions politiques) pour aboutir à une
une base régulière. action concertée.
Cette interprétation explique en partie la Cependant, ce type d’interprétation ne
convergence des politiques des autoroutes rend compte qu’imparfaitement de la réa-
de l’information. On peut en effet observer lité. S’il existe bien des lieux de concerta-
l’existence d’une concertation intergouver- tion, les pays y participant ne disposent pas
nementale au sein de différents forums. Le des mêmes ressources. Ainsi les discussions
G7 est celui dont l’activité a été la plus du G7 ont été largement structurées par
visible. Lors de sa réunion de Bruxelles, l’agenda américain. La principale modifica-
les 25 et 26 février 1995, il a défini des tion apportée par les autres pays a été l’in-
principes communs pour l’instauration troduction du principe de diversité cultu-
d’une société de l’information planétaire et relle et linguistique. L’explication de la
lancé 11 projets coopératifs. Cet effort convergence par un processus d’harmonisa-
volontaire d’harmonisation serait motivé tion apparaît insuffisante dans la mesure où
d’une part par la nature internationale des elle sous-estime les rapports de force qui
technologies de l’information, d’autre part peuvent exister entre différents pays.
par le souci d’organiser un cadre régle-
mentaire uniforme permettant aux acteurs La convergence imposée de l’extérieur
industriels et aux exploitants de réaliser La convergence peut enfin résulter d’un
des économies d’échelle et de diminuer processus de pénétration. C’est alors une
leurs coûts de transaction (qui apparaissent convergence forcée, imposée par un acteur
lorsqu’une activité doit être adaptée à un extérieur. Celui-ci peut être un autre gouver-
espace réglementaire national). D’autres nement, un groupement transnational d’ac-
forums existent tels que l’Union interna- teurs économiques, une institution ou un
tionale des télécommunications, l’Organi- organisme international (sans qu’il soit for-
sation mondiale du commerce ou l’Inter- cément nécessaire pour ces derniers d’être
national standards organization. Mais investis de pouvoirs de contrainte légitimes).
ceux-ci n’ont pas véritablement abordé la Cette interprétation semble particulière-
question des autoroutes de l’information, ment pertinente dans le cas des autoroutes
ou n’en ont traité que des aspects partiels. de l’information. La chronologie de la
L’explication de la convergence des poli- mise sur agenda du thème des autoroutes
tiques des autoroutes de l’information par de l’information montre en effet comment
l’harmonisation semble également appli- ce thème a été formulé politiquement aux
cable à l’échelle européenne. Le Conseil et États-Unis dès 1991 dans une perspective
la Commission peuvent être considérés de reconquête économique, avant d’être
comme des cadres institutionnels d’ajuste- repris par la Commission européenne en
ment des orientations politiques des États 1993, puis par les États européens en
membres qui conduiraient à l’élaboration 1994. Toutefois, le constat chronologique
d’un schéma d’action européen, ensuite ne suffit pas à établir un processus de
décliné nationalement. L’interprétation de pénétration. Celui-ci n’existe que lorsque

(23) Voir MORAVCSIK, 1993, pp. 473-523. HOFFMANN, 1982, pp. 21-37.
de façon délibérée des acteurs extérieurs binant actions de soutien à la recherche-
s’insèrent dans le processus décisionnel développement et promotion de la concur-
d’un pays pour influencer la formation des rence, ou si l’on veut une politique indus-
référentiels, la sélection des objectifs et des trielle molle et une politique réglementaire
moyens ou l’allocation des ressources (24). dure, s’essoufflent (27). Les programmes du
Le gouvernement américain a ainsi type Race souffrent d’une neutralisation
déployé une véritable stratégie d’influence mutuelle des industriels tandis que la libérali-
recourant à la fois à la séduction symbo- sation des télécommunications se heurte à la
lique et aux pressions économiques résistance larvée de certains États. En drama-
(menaces de ne pas valider la prise de par- tisant les actions engagées aux États-Unis et
ticipation de France Télécom et de au Japon, la Commission s’efforce d’une
Deutsche Telekom dans la société améri- part de remobiliser les acteurs industriels et
caine Sprint, propositions de trocs dans le d’autre part d’accélérer la libéralisation des
cadre de l’Uruguay Round). télécommunications, qui a été désormais
De la même façon, la Commission euro- étendue aux infrastructures. Ce faisant, elle
péenne semble avoir joué un rôle important peut escompter trouver de nouveaux
dans l’élaboration des politiques des auto- soutiens : de la part des opérateurs de télé-
routes de l’information en Europe. Au cours communication qui, désormais émancipés
des vingt dernières années, celle-ci est en des gouvernements nationaux et, opérant à
effet devenue de plus en plus active dans les une échelle transnationale, verront en elle un
télécommunications européennes (25). Elle interlocuteur naturel ; de la part aussi de l’in-
a d’abord légitimé son droit à participer à dustrie de l’audiovisuel et des services d’in-
l’élaboration d’une politique européenne formation. La Commission pourra ainsi s’ap-
dans ce secteur (1976-83), puis accru son puyer sur un réseau politique plus large, mais
autonomie et diversifié ses prérogatives, aussi plus diversifié qui lui permettra d’as-
notamment par l’utilisation de l’article 90-3 seoir sa légitimité (dans la mesure où elle
qui lui permet de prendre seule des direc- n’apparaîtra plus seulement comme le porte-
tives pour appliquer des règles de concur- parole des industriels des télécommunica-
rence à des entreprises titulaires de droits tions et des gros usagers) et de varier ses tac-
spéciaux ou exclusifs. Ce mouvement s’est tiques (en jouant de coalitions plus variées).
effectué par un élargissement du système
d’acteurs dans lequel fonctionne la Com- La résurgence des
mission : celle-ci s’est appuyée progressive- spécificités nationales ?
ment sur de nouveaux soutiens (les grandes
firmes industrielles, puis la Cour de Justice) Si, jusqu’à présent, les politiques des
pour contrebalancer l’influence des États. autoroutes de l’information font apparaître
Le lancement du thème des autoroutes de de fortes similarités dans leur conception,
l’information semble relever d’une stratégie des divergences apparaîtront probablement
de la Commission visant à conforter et revi- au cours de leur mise en œuvre. Celle-ci
taliser son pouvoir d’action (26). En effet, la va en effet se dérouler dans des contextes
politique de télécommunication qu’elle idéologiques et culturels, institutionnels et
menait depuis le milieu des années 70, com- politiques sensiblement différents (28).

(24) ROSENAU, 1969.


(25) Sur ce sujet, voir : UNGERER avec COSTELLO, 1988. SCHNEIDER et WERLE, 1994, pp. 119-136 ;
CHAMOUX, 1993 ; SIMON, 1994, pp. 119-136.
(26) Au contraire de l’approche intergouvernementale précédente, la Commission est alors un corporate actor.
Sur cette notion, voir : COLEMAN, 1974 ; SCHNEIDER et WERLE, 1990.
(27) ARLANDIS, 1996, pp. 113-129.
(28) Nous centrant sur les processus politiques, nous n’abordons pas ici les différences d’environnements techno-
logiques et industriels. Il est évident que les fortes disparités nationales pour la pénétration des technologies de
l’information (25 à 35 % des foyers américains, selon les sources, disposeraient d’un micro-ordinateur mais 10 %
seulement au Japon ; contraste entre l’Allemagne d’une part, et la France et le Royaume-Uni d’autre part, pour la
télévision par câble) ainsi que les forces relatives des industries du contenant et du contenu de chaque pays,
influenceront le déroulement des politiques des autoroutes de l’information.
Les contextes idéologiques et culturels logue avec tous les groupes significatifs de
Suivant les pays, les attitudes culturelles la société sur les questions touchant à l’in-
à l’égard du progrès technologique en géné- térêt général, y compris les risques poten-
ral, et des technologies de l’information en tiels de la société de l’information » et
particulier, ne sont pas identiques. Aux « de prendre en considération les besoins
États-Unis, il existe un préjugé générale- variés des individus ». Il prévoit également
ment favorable à l’égard du progrès tech- de susciter une attitude positive à l’égard
nique. Les autoroutes de l’information sont de la société de l’information grâce à une
un thème largement consensuel aussi bien campagne d’information et à un Forum sur
en termes partisans que sociaux. Ainsi, en les défis sociaux et culturels de la société
1991, le président Bush et les Républicains de l’information. Toutefois, l’opposition
ont soutenu le High Performance Compu- radicale au changement technologique
ting Act proposé par le sénateur Gore et les s’est nettement atténuée en Europe par
Démocrates. Les deux partis se disputent rapport aux années 70. La technologie est
les retombées symboliques de la NII (29). perçue dans son ambivalence comme
La NII est soutenue par une coalition de générant aussi bien des bénéfices que des
forces économiques, sociales et politiques dangers. Elle n’est pas rejetée en tant que
relativement disparate, combinant positi- telle. Ce que réclament les critiques de la
visme, visions démocratiques jefferso- société de l’information, c’est un élargisse-
niennes, valeurs managériales et sens du ment du débat public, une meilleure prise
profit. De la même façon, les Japonais sont en compte des aspirations des individus et
dans leur grande majorité convaincus que la des dispositifs de contrôle social du déve-
technologie peut résoudre les problèmes loppement technologique.
sociaux. Les possibles conséquences néga-
Les systèmes institutionnels et politiques
tives des autoroutes de l’information
(notamment sur la vie privée ou les droits Dans chaque pays, les politiques des
du consommateur) ne sont pratiquement pas autoroutes de l’information impliquent un
discutées. L’évaluation de la technologie est nombre considérable d’acteurs institution-
d’ailleurs une pratique marginale dans le nels. Suivant les pays, leur coordination
système politique ou même dans le milieu – qui peut être de nature fonctionnelle,
de l’université et de la recherche (30). sectorielle ou territoriale – suscite des
Dans les pays européens les autoroutes conflits particuliers et se fait selon des
de l’information suscitent au contraire des formes différentes. Sur le plan fonctionnel,
clivages politiques plus marqués. Il existe dans des pays comme les États-Unis et le
traditionnellement un courant pessimiste et Royaume-Uni, le gouvernement ne
critique qui s’inquiète des dangers que contrôle pas totalement la mise en œuvre
peuvent entraîner les technologies de l’in- réglementaire des autoroutes de l’informa-
formation. Ce courant, qui s’est exprimé tion dans la mesure où existent des organes
lors de la tenue du G7 à Bruxelles en orga- indépendants de régulation forts (la FCC et
nisant un contre-sommet, est particulière- l’OFTEL), dotés d’une certaine liberté
ment vivace en Allemagne, notamment d’action. Sur le plan sectoriel, des conflits
parmi les Verts, certaines composantes du peuvent survenir entre différents départe-
SPD, des syndicats ou des groupes reli- ments ministériels. L’exemple typique est
gieux. Plus que ses homologues français celui du Japon, où une rivalité oppose le
ou britannique, le gouvernement allemand MPT et le MITI. Si une division des tâches
anticipe de possibles résistances sociales. a été instaurée entre les deux ministères –
Le programme Info 2000 indique ainsi le premier s’occupant des infrastructures,
« qu’il est nécessaire d’engager un dia- le second des applications, le MITI perçoit

(29) Si, à la suite de la victoire des Républicains aux élections de 1994, le Congrès a procédé à des coupes budgé-
taires dans le programme du président Clinton, c’était plus pour remettre en cause la restauration d’une politique
industrielle fédérale que la nécessité d’une action dans le domaine des technologies de l’information.
(30) LATZER, 1995.
les autoroutes de l’information comme un ration des politiques publiques donne lieu à
affaiblissement du pouvoir qu’il exerçait un processus de consultation plus ouvert
traditionnellement sur l’industrie informa- (grâce aux auditions publiques) et les tribu-
tique. Les visions du MPT et du MITI ne naux sont un canal d’action sur la mise en
sont pas exactement similaires, et si le pre- œuvre des politiques sans équivalent en
mier est favorable au démantèlement de Europe et au Japon.
NTT, c’est moins le cas du second. Il en Plus généralement, la mise en place des
est de même en France, où existait il y a autoroutes de l’information vise une multi-
quelques années une rivalité assez simi- tude d’objectifs et implique la résolution
laire entre le ministère des PTT et celui de de nombreux problèmes : elle recouvre
l’Industrie. Enfin, sur le plan territorial, les donc un grand nombre de jeux politiques.
systèmes fédéraux, offrent des systèmes Ces jeux affectent le déroulement d’autres
d’acteurs plus complexes que dans les politiques, mais sont également influencés
autres pays. Aux États-Unis, les Public par les politiques menés dans d’autres
Utilities Commissions des États peuvent domaines. Par exemple, le jeu « promotion
jouer un rôle dans la politiques des auto- de la concurrence » se déroulant dans la
routes de l’information, de même qu’en cadre de la politique des autoroutes de
Allemagne les lander (plusieurs – dont la l’information n’est pas sans incidence sur
Bavière et le Brandebourg – ont élaboré les politiques menées dans le secteur éner-
leurs propres politiques). gétique ou celui des transports. Inverse-
Les systèmes de représentation des inté- ment, le jeu « définition de la notion de
rêts économiques ou sociaux sont égale- service universel » tel qu’il a lieu dans le
ment différents. Les systèmes décisionnels domaine des autoroutes de l’information
des pays européens accordent relativement est conditionné par les politiques de réno-
peu de poids aux demandes des consom- vation du service public menées dans
mateurs et privilégient des formes de négo- divers pays. Ces interactions autour de
ciation néo-corporatistes avec les groupes jeux concernant plusieurs domaines de
industriels, menées relativement confiden- politiques publiques créent une écologie
tiellement. Ce dernier trait s’applique éga- de jeux particulièrement complexe et diffé-
lement au Japon. Aux États-Unis, l’élabo- rente dans chaque pays.
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