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perspectives

Perception du risque lié au


tabagisme : données et interrogations

Partant de constats généraux sur le concept de la perception


du risque, les auteurs résument dans cet article les connais-
sances actuelles relatives à la perception du risque lié au
tabagisme. Une approche pluridisciplinaire (médicale de pre-
mier recours, de santé publique et anthropologique) permet
d’en cerner la complexité, son utilité dans la pratique clinique
quotidienne et les interrogations qui persistent quant à son
usage et à son évaluation dans des projets de recherche.
Rev Med Suisse 2006 ; 2 : 1704-9

P. Bodenmann INTRODUCTION
I. Rossi Dans sa pratique, le médecin est souvent amené à informer son
patient du risque de certaines maladies dans le cadre d’une re-
J. Cornuz lation empathique et motivationnelle. Il s’agit alors de prendre
en compte la perception qu’a le patient des risques liés à ses
Dr Patrick Bodenmann
et Pr Jacques Cornuz comportements.1
PMU, 1011 Lausanne La perception du risque peut être définie comme le processus
patrick.bodenmann@hospvd.ch
jacques.cornuz@hospvd.ch
par lequel un individu ou un groupe d’individus comprend et
donne un sens à une menace ou à un danger.2 Bien que cons-
Pr Ilario Rossi
Faculté des sciences sociales
cients de l’interdépendance entre les thèmes de la perception
et politiques et de la communication du risque, l’intérêt porté à la percep-
Université de Lausanne tion du patient étant un pré-requis pour améliorer la pratique
1015 Lausanne
ilario.rossi@unil.ch de la communication du risque par le médecin, nous nous
intéresserons dans cet article essentiellement au concept de
la perception du risque.

Smoking risk perception : facts and CONSTAT INITIAL


Les profanes (laypeople) sont parfois plus inquiets pour des risques «faibles»
questions
Based on general concepts relating to risk per-
ception, the authors summarize in this article pour la santé, que pour d’autres représentant un plus grand danger.3 Cette atti-
today’s knowledge of smoking risk perception. tude a été illustrée par la «psychose» générée par la variante humaine de l’en-
A pluridisciplinary approach (general internal céphalite spongiforme bovine (ESB), la maladie de Creutzfeld-Jakob (vCJD), risque
medicine, public health and anthropology)
peu important, bien que réel en termes de probabilité.4 Sur le plus long terme,
allows an improved understanding of its com-
plexity, its utility in every day clinical practice l’usage à la baisse du vaccin rougeole-oreillons-rubéole (ROR) en Grande-Breta-
and of the questions still pending around its gne fait suite à une publication évoquant l’association possible entre la vaccina-
use and evaluation in research projects. tion, une maladie inflammatoire intestinale et l’autisme,5 alors que des données
scientifiques ultérieures ont rapidement infirmé ce risque.6,7 A l’opposé, les ris-
ques liés aux accidents de la circulation sont souvent sous-évalués.8 De même,
alors que l’on prévoit 10 millions de décès par année dès 2025 imputables aux
méfaits du tabagisme (contre seulement 4 millions aujourd’hui),9 le risque du
tabagisme actif et du tabagisme passif sont généralement sous-évalués.10,11

FACTEURS COMMUNS INFLUENÇANT LA PERCEPTION


DU RISQUE

les caractéristiques propres au risque : si le risque est considéré comme volontaire,


Parmi les facteurs déterminants dans la perception d’un risque figurent d’abord

«domestique», généralisé, familier ou d’origine naturelle, il sera perçu comme

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faible. Un risque involontaire, «exotique», dont l’impact est A partir de ces réflexions sur la perception du risque en
direct, non familier ou d’origine humaine sera perçu comme général et sur la perception du risque lié au tabagisme en
plus important (tableau 1).12 Les possibilités de contrôle particulier, il s’avère intéressant d’illustrer quelques aspects
du risque ainsi que la peur générée par celui-ci en influen- plus spécifiques de la perception du risque lié au tabagisme
cent également sa perception.13 Le tabagisme actif est un dans la pratique clinique à l’aide d’une vignette.
risque considéré comme volontaire, contrôlable, et ne géné-
rant que peu de peur,14 donc perçu comme un risque faible.
L’HISTOIRE D’UN PATIENT
Tableau 1.Typologie de la perception du risque Il s’agit d’un patient de 53 ans, d’origine bosniaque,
(Adapté de Aako E.12).
en Suisse depuis vingt ans, parlant et comprenant bien
Risque faiblement perçu Risque fortement perçu le français, fumeur de longue date, qui consulte la con-
sultation de tabacologie de la Policlinique médicale uni-
Volontaire : tabagisme actif Involontaire : tabagisme passif versitaire de Lausanne. Bien que traité pour un carcinome
«Domestique» : borréliose «Exotique» : virus de Chikungunya anaplasique à petites cellules depuis plusieurs mois
Généralisé : terrorisme Direct : pluies diluviennes hiver 2005
(lobectomie, radiothérapie), ce patient à très forte dé-
pendance nicotinique se trouve toujours à un stade de
Familier : poussière de maison Non familier : grippe aviaire
contemplation sans plan précis pour un arrêt de sa con-
D’origine naturelle : uranium D’origine humaine : radiation nucléaire sommation tabagique dans les mois à venir. Après 45
minutes d’entretien, le médecin se sent démuni, le pa-
tient ne semblant pas percevoir le risque de son taba-
également souligner que les individus présentent des carac-
Hormis les caractéristiques propres aux risques, il faut
gisme et notamment le très probable lien entre son
téristiques psychologiques favorisant ou non la prise de risques.
tabagisme et sa pathologie oncologique pulmonaire. Les
questions que le médecin peut alors se poser sont les
(risk seeking), alors que d’autres refusent d’en prendre (risk
Certaines personnes sont disposées à prendre des risques
suivantes.
averse) ; entre deux, les personnes sont considérées comme
risk neutral.15 De plus, il a été constaté que l’individu se Quels sont les facteurs pouvant influencer
considère souvent comme étant moins à risque que les la perception du risque lié au tabagisme chez
autres personnes face au même danger ; ce phénomène ce patient ?
est décrit sous différentes formulations: «biais d’optimisme», Aux facteurs communs influençant la perception des ris-
«optimisme non réaliste» ou «syndrome d’invulnérabilité». ques (décrits ci-dessus) peuvent s’ajouter certains facteurs

• Le genre : d’une façon générale, la femme a une perception


Il permet, pour l’individu qui prend le risque, de diminuer spécifiques :
le niveau d’anxiété associé à ce comportement ; en contre-
partie, il ne favorise pas un changement de comportement du risque lié au tabagisme plus précise et proche de la
à terme. Le biais d’optimisme a été particulièrement bien réalité objectivée par les résultats d’études épidémiolo-
documenté dans le domaine du tabagisme.16 Par ailleurs, giques et ce pour différentes raisons : elle s’occupe habi-
l’âge de la personne est également déterminant, le jeune tuellement de la «santé au domicile», elle amène les en-

Finalement, les informations à disposition concernant un


fumeur sous-évaluant le risque. fants chez le pédiatre, et elle a des contrôles gynécologi-
ques réguliers, ces contrôles pouvant favoriser la diffusion
de messages de prévention.19,20
• Le niveau d’éducation : la perception du risque est générale-
risque spécifique contribuent également à façonner la per-
ception que l’on peut avoir de ce risque. Ces informations
peuvent venir de proches, du corps enseignant ou soi- ment évaluée de manière plus fine et proche de la réalité
gnant,17 mais aussi de façon plus diffuse des médias ; dans
le domaine du tabagisme, des slogans attractifs (the taste of
épidémiologique par les sujets ayant accès à une éduca-

action), le mythe que toute une collectivité fume (tous les


tion supérieure, en particulier pour les pathologies cardio-
vasculaires et oncologiques provoquées par le tabagisme
actif.21
• L’influence de l’entourage : la famille, les amis et la commu-
cowboys de l’Amérique du Nord fumeraient) et une publi-
cité ciblée en particulier vers les jeunes en utilisant des
personnages célèbres ou auxquels ils s’identifient, ne font nauté peuvent avoir, en particulier dans certaines cultures,
que renforcer leur tendance à fumer de plus en plus pré- une influence plus importante que les professionnels de la
santé.22,23
• La religion : certaines pratiques de l’Islam par exemple
cocement et de plus en plus fréquemment. La sous-éva-
luation notoire de la perception du risque lié au tabagis-

large d’images très favorables du tabagisme (fashion, sexy,


me à l’adolescence résulte en grande partie de la diffusion prohibent le tabagisme (et façonnent donc en partie la per-

cool, etc.).18 Différentes étapes sont décrites dans cette dif-


ception du risque du tabagisme), mais il persiste cepen-

fusion d’images (stages in the Image Diffusion Model of Smoking) :


dant une très forte différence de prévalence du tabagisme
entre hommes et femmes musulmans (en Inde, 29,5% des
à partir d’images très favorables apparaissent chez le hommes musulmans fument contre seulement 2,5% des
femmes).24
• Le pays d’origine s’il y a eu un processus migratoire : les
public-cible des sentiments positifs envers la possibilité
de fumer. Puis, les plus «convaincus» fument d’abord, in-
fluençant leur entourage et entraînant fréquemment les médias des pays en voie de développement (pays ciblés
autres.18 par l’industrie du tabac) n’offrent que très rarement une in-

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formation précise sur les risques du tabagisme.25 Pour les
à l’absence d’activité professionnelle, un moyen lui per-
patients migrants, le processus de migration forcée (qui
mettant de s’affirmer comme homme «patriarche» res-
favorise l’habitus tabagique), le degré d’intégration (avec
ponsable de la famille et une anxiolyse par rapport à
acquisition progressive des comportements à risque du
l’incertitude de sa maladie oncologique.
pays hôte) et la génération d’immigrants à laquelle appar-
tient le patient migrant (avec un facteur protecteur de la part
des aînés non fumeurs), sont les paramètres qui peuvent Comment intégrer ces informations sur la
influencer la perception du risque lié au tabagisme. perception du risque lié au tabagisme aux
autres données tabacologiques du patient ?
Notre patient, fumeur actif de longue date, bosniaque
Dans le dossier du patient, ces différentes informations
et musulman n’ayant pas pu finir sa scolarité obligatoire
sur la perception du risque (et des bénéfices) pourraient
en raison d’un processus de migration forcée, et «patriar-
compléter celles concernant l’évaluation de la dépendance
che» au sein de sa famille, présente plusieurs facteurs
nicotinique et des stades de changement selon Prochaska
pouvant affecter sa perception du risque lié au tabagisme
et Di Clemente. Si la perception du risque lié au tabagisme
dont le médecin devra tenir compte. Ainsi, il ne sera
est imprécise (habituellement dans le sens d’une sous-
pas aisé de communiquer à ce patient le bénéfice d’un
évaluation), il semble essentiel que le médecin informe
arrêt du tabagisme même en présence d’une néoplasie
précisément, de manière compréhensible et personnalisée
alors que le bénéfice a été abondamment décrit dans
son patient à partir de sources d’informations didactiques
la littérature.26
et mises à jour régulièrement.30 Ainsi l’intervention réalisée
dans le cadre d’un entretien motivationnel31 serait plus
Comment évaluer la perception du risque adaptée à ce qu’attend et souhaite le patient, et la com-
chez ce patient ? munication du risque personnalisée aurait comme objectif
Selon Weinstein,27 il est indispensable de s’intéresser
et le médecin (shared decision making).32
d’aboutir à terme à une décision partagée entre le patient

• La connaissance des maladies causées par le tabagisme et


à quatre dimensions distinctes du risque :
Nous avons retenu de ce patient qu’il a une très forte
• La compréhension de la probabilité de présenter ces at-
leur sévérité.
dépendance nicotinique, qu’il se trouve au stade de
contemplation selon Prochaska et Di Clemente et que
teintes11 tout en sachant que la compréhension numérique
sa perception du risque est sous-évaluée, influencée par
du risque est difficile pour le patient mais aussi pour le
son origine, sa religion, son niveau d’éducation et son
médecin, et que l’évaluation du risque absolu par un score
processus de migration forcée.
est appréhendée plus facilement par les patients que
l’évocation du risque relatif.28
• La représentation du risque personnel par rapport au risque PERSPECTIVE CLINIQUE
du consommateur moyen (évaluation d’un éventuel biais Une fois que le médecin a intégré la perception liée au

• La conscience de la difficulté de surmonter une dépendance


d’optimisme). tabagisme de son patient, il est en mesure de lui apporter
des informations supplémentaires, compréhensibles et in-
telle que celle induite par la nicotine. dividualisées afin que cette perception soit plus précise,
c'est-à-dire plus proche du risque objectivé par les études
A notre grand étonnement, notre patient n’avait pas
épidémiologiques. Ce type d’approche doit être person-
une connaissance du lien existant entre sa pathologie
nalisé, l’individu étant moins réceptif à des messages à ca-
oncologique et son tabagisme actif ; il n’avait pas réfléchi
ractère général et à d’éventuelles conséquences à moyen
à la probabilité de présenter une telle maladie inhéren-
et long termes.33 Une perception précise du risque lié au
te à son tabagisme. La notion de dépendance lui était
tabagisme est-elle un critère suffisant pour entraîner à terme
par contre plus claire, sans qu’il puisse cependant nous
un changement de comportement ? Bien sûr que non ! Il
préciser la substance de la cigarette qui génère la dé-
semble évident que la décision n’est pas uniquement dé-
pendance (la nicotine).
terminée par la perception du risque (figure 1). D’autres
aspects fondamentaux tels que la pression sociale (taba-
Est-il suffisant de s’intéresser à la perception gisme chez les adolescents), le contexte environnemental
du risque du patient ou faut-il également
les émotions (le fun !) et les valeurs personnelles (préfé-
(accès facilité au produit) et économique (produit peu taxé),
évoquer la perception des «bénéfices» liés
au tabagisme ? rence pour le présent) jouent un rôle clé dans cette déci-
Ne s’intéresser qu’à la perception du ou des risques liés sion. Une fois la décision prise, des facteurs «facilitateurs»
au tabagisme est insuffisant, en particulier chez les adoles- tel qu’un entourage fumeur, ou encore une période de forte
cents fumeurs qui perçoivent plus de bénéfices que les pression psychologique peuvent encore avoir un impact
adolescents non fumeurs.29 Les bénéfices les plus souvent sur le comportement (figure 2).
évoqués sont le plaisir, la détente, le contrôle du poids et
une meilleure concentration.
PERSPECTIVE DE RECHERCHE
Notre patient percevait comme bénéfices liés à son
Les recherches initiales sur la perception du risque s’ins-
tabagisme un passe-temps lui permettant de faire face
crivaient dans le domaine de la psychologie cognitive. Face

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cation du risque efficace dans le contexte du counselling. De
est perçu par le patient est un pré-requis à une communi-

plus ce concept semble avoir un «potentiel» d’utilisation


clinique dans des domaines variés tels que la prévention
d’autres comportements à risque (alcool, maladies sexuel-
lement transmissibles),35 de maladies (vaccins) et dans la
prise en charge thérapeutique de maladies chroniques
(HTA, diabète, dysthyroïdie, obésité, etc.) avec un proba-
ble impact bénéfique sur la compliance médicamenteuse.
Enfin, l’utilisation généralisée de ce type de concept s’in-
tègre dans la tendance actuelle où une relation paterna-
liste médecin-patient a laissé place à un partenariat : des

cepts tels que la décision partagée (shared decision making)


techniques telles que l’entretien motivationnel et des con-
Figure 1. «Lorsqu’on perçoit le risque…»
(Reproduit avec la permission de Sidney Harris, 2003) ; Copyright Science.

d’un counselling sur un ou plusieurs risques, n’oublions pas


cartonPlus.com). sont une bonne illustration de cette évolution. Ainsi, lors

le message de Richard Smith, ancien éditeur du British


Medical Journal, au sujet du counselling dans le domaine du
Risque • Caractéristiques propres du risque risque : Take your partners for the dance !
(probabilité épidémiologique) • Caractéristiques psychologiques du
patient
• Biais d’optimisme
• Sources d’information PERSPECTIVE SOCIO-ANTHROPOLOGIQUE
• Genre, éducation
• Entourage, croyances, origines Récemment, les enquêtes en sciences sociales et hu-
Perception du risque • Les quatres dimensions du risque maines ont montré combien la notion de risque occupe
(selon Weinstein)
une place centrale dans nos sociétés contemporaines, jus-
• Pression sociale
tifiant et légitimant le concept de «sociétés du risque».36
• Contexte environnemental Le corollaire immédiat de la prolifération de risques multi-
• Contexte économique ples (écologiques, politiques, sociaux, relationnels, de santé,
• Valeurs personnelles
• Emotions etc.) est bien entendu l’augmentation des besoins de sé-
Décision
curité, de précaution, voire de prévention. En ce sens, le
• Facteurs facilitateurs risque en tant que notion ne tire pas son succès de sa ca-
• Facteurs obstacles
pacité à aborder l’incertitude, mais plutôt de sa capacité à
Changement de comportement
anticiper l’avenir, à l’intégrer entièrement au présent.37
Dans le cas particulier des risques induits par le taba-
gisme, nous sommes confrontés à une culture sanitaire dé-
Figure 2. Du risque au changement de comportement
finie par les certitudes de la médecine et de l’épidémio-
logie ; celles-ci donnent légitimité au risque sanitaire du
à ce concept complexe et multidéterminé, et parce que les tabagisme sur la base d’une quantification précise de la
conclusions que l’on peut tirer de ce type de recherche dé- gravité du dommage et de sa probabilité de survenue,38
pendent aussi des formes d’évaluation, il est dorénavant ce qui devrait permettre de rationaliser le danger, de le pré-
recommandé d’utiliser des questions différentes évaluant dire, et a priori de l’éviter ou de le réduire par des choix
diverses mesures et dimensions de la perception d’un préventifs ciblés. Cependant, si la production de ces don-
risque. Dans le domaine du tabagisme, une revue systé- nées permet d’une part d'appréhender objectivement ce
matique de la littérature a permis de préciser deux types qu’est le risque sanitaire et de le communiquer, elle est,
de mesures de recherche pour évaluer la perception :33,34
• Des mesures quantitatives du risque absolu ou relatif lié au
d’autre part, dans sa perception individuelle et sociale, sou-
mise à des interprétations et à des usages fort différenciés.39
tabagisme (malgré les difficultés d’interprétation aussi bien Le contexte de ces perceptions plurielles est bien connu:
pour le profane que pour l’expert), mesures permettant de si les individus ont accès à des droits nouveaux comme
mettre en évidence la connaissance ou la méconnaissance celui de la santé, ils sont également soumis à des devoirs
du risque accru de problèmes de santé chez les fumeurs. en termes de gestion de leur capital santé. En ce sens, les

par rapport à d’autres risques et en comparaison avec d’autres


• Des mesures de la perception du risque des fumeurs stratégies de santé publique dans le domaine du tabagis-
me sont incontestablement pertinentes, mais leur discours
fumeurs et non fumeurs n’en est pas moins perçu de manière variée. En effet, il tend
A l’heure actuelle, il est rare que ces deux perspectives à promouvoir des conditions environnementales et des
soient posées dans la même étude s’intéressant à la per- comportements individuels certes propices à la santé, mais
ception du risque du tabagisme. qui peuvent être interprétés comme une restriction en
Malgré l’existence de limites à l’évaluation de la per- termes de liberté individuelle. La démarche préventive
ception du risque (pas de questions, d’index ou de score préconisée par les instances concernées se trouve ainsi au
validés à large échelle), il est important de poursuivre des croisement entre un parcours biographique et la recherche
études dans ce domaine. En effet, savoir comment le risque individuelle de bien-être d’une part, et un projet sanitai-

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re collectif d’autre part. Ceci soulève un certain nombre de le risque et sa perception ne sont pas des notions simples
questions éthiques, dont les enjeux s’inscrivent «dans une et objectives: même réduites à celle d’un pourcentage, elles
dialectique entre interventionnisme bienveillant et respon- se prêtent à des interprétations variées et, dans une logique
sabilisation citoyenne, entre paternalisme étatique protec- d’offre et de demande, parfois divergentes. Dans cette
teur et solidarité citoyenne, entre devoir d’intervention et perspective, un facteur important pour comprendre cette
respect des attentes de la population».40 Ainsi, le chemi- variabilité est la qualité de l’information communiquée aux
nement individuel est au cœur d’un destin collectif. Les personnes concernées.45 Ces interprétations tiennent aux
interrogations et les stratégies d’intervention évoquées spécificités et aux capacités de communication de chaque
dans la vignette clinique qui précède font état de cette médecin, à l'organisation du système de soin et/ou à leurs
problématique. valeurs respectives.46
En ce sens, au sein d’une société, différents groupes so-
ciaux ou catégories de populations interprètent différem-
ment le même risque : certains ont des attitudes de déni, CONCLUSION
d’autres de défi. Tous inscrivent le risque dans des logi- Tout médecin devrait s’intéresser à la perception que le
ques qui leur sont propres.41 Plus particulièrement, la cons- patient a du risque, notamment en vue de devenir un meil-
truction du savoir lié à la perception du risque se réfère à leur «communicateur du risque». La perception du risque
un mélange de connaissances d’origines respectivement – concept complexe – regroupe à la fois une démarche
professionnelles – qui découlent des modèles explicatifs analytique et rationnelle mais aussi affective et intuitive.
de la médecine et sont transmis par les cliniciens mais Ce concept est multidéterminé ; son évaluation devrait se
aussi par les médias – non professionnelles – en lien avec faire au travers de différentes questions permettant d’éva-
des croyances et des conceptions partagées au quotidien luer les différentes dimensions du risque. La décision abou-
dans les groupes et réseaux sociaux d’appartenance d’un tissant à un changement de comportement n’est pas uni-
individu – et idiosyncrasiques – auxquelles l’individu donne quement déterminée par la perception du risque.
lui-même sens au travers de ses expériences de vie, de
santé et de maladie.42 Ce qui signifie que, pour ceux qui y Implications pratiques
sont soumis, un risque ne prend son sens qu’en y inté-
grant les éventuels bénéfices attendus d’une pratique ou > Tout médecin devrait s’intéresser à la perception du risque
d’un acte et une hiérarchisation parmi d'autres risques qui de son patient, notamment en vue de devenir un meilleur
peuvent être de nature différente.43 «communicateur du risque»
Dans cette perspective, diverses logiques interviennent
pour construire le risque tantôt comme une menace, tantôt
> La perception du risque – concept complexe – regroupe à la
fois une démarche analytique et rationnelle mais aussi affec-
comme un élément maîtrisé par la médecine. Sa perception tive et intuitive
n’est pas exclusivement en lien avec sa valeur scientifique.
Elle s’inscrit aussi dans une lecture étiologique et préven- > Le concept de perception du risque est multidéterminé ; son
tive profane, qui détermine à son tour les usages sociaux évaluation devrait se faire au travers de différentes questions
du risque. Ceux-ci vont de l’ordalie – les comportements à permettant d’évaluer les différentes dimensions du risque
risque comme stratégies d’existence44 – au principe de
> La décision aboutissant à un changement de comportement
précaution et donc de comportements adaptés aux propo- n’est pas uniquement déterminée par la perception du risque
sitions médicales. Cette mise en perspective montre que

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