Vous êtes sur la page 1sur 77

LOUIS LAVELLE

[1883-1951]
Membre de l’Institut
Professeur au Collège de France

(2004)

RÈGLES DE
LA VIE QUOTIDIENNE

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES


CHICOUTIMI, QUÉBEC
http://classiques.uqac.ca/
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 2

Politique d'utilisation
de la bibliothèque des Classiques

Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite,


même avec la mention de leur provenance, sans l’autorisation for-
melle, écrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales,
Jean-Marie Tremblay, sociologue.

Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans


autorisation formelle :

- être hébergés (en fichier ou page web, en totalité ou en partie)


sur un serveur autre que celui des Classiques.
- servir de base de travail à un autre fichier modifié ensuite par tout
autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...),

Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site
Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Clas-
siques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif com-
posé exclusivement de bénévoles.

Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et person-


nelle et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation à des fins
commerciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et
toute rediffusion est également strictement interdite.

L'accès à notre travail est libre et gratuit à tous les utilisa-


teurs. C'est notre mission.

Jean-Marie Tremblay, sociologue


Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 3

Cette édition électronique a été réalisée par un bénévole, ingénieur français de


Villeneuve sur Cher qui souhaite conserver l’anonymat sous le pseudonyme de
Antisthène,
http://classiques.uqac.ca/inter/benevoles_equipe/liste_antisthene.html

à partir du livre de :

Louis Lavelle

Règles de la vie quotidienne.

Paris : Les Éditions Arfuyen, 2004, 140 pp. Préface de Jean-Louis


Vieillard-Baron.

Police de caractères utilisés :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.


Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008


pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 28 juin 2022 à Chicoutimi, Québec.


Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 4

LOUIS LAVELLE
[1883-1951]
Membre de l’Institut
Professeur au Collège de France

Règles de la vie quotidienne

Paris : Les Éditions Arfuyen, 2004, 140 pp. Préface de Jean-Louis


Vieillard-Baron.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 5

[143]

Règles de la vie quotidienne

Table des matières

Préface [7]

1. L’usage des règles [21]


2. L’attitude générale [27]
3. Règles fondamentales [31]
4. Règles de la conduite à l’égard des autres hommes [37]
5. Règles de l’intelligence [45]
6. Être tout entier dans ce que l’on fait [53]
7. Règles de la mesure [59]
8. Règles de l’usage du corps, de la santé et de la maladie [65]
9. Amour-propre [69]
10. Sur les préoccupations [75]
11. Habitude [79]
12. Rapports avec les autres hommes [87]
13. Se suffire [93]
14. Savoir disposer de son esprit [97]
[144]
15. Projet de titre : Une facilité difficile [103]
16. L’occasion [109]
17. Règles de l’unité [111]
18. La conversion du vouloir en intellect [117]
19. La discipline du désir [123]
20. Règles à l’égard des autres hommes [127]
21. Règles de la sensibilité [135]

NOTE BIOGRAPHIQUE [145]


NOTE SUR LE PRÉSENT TEXTE [147]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 6

[5]

Règles de la vie quotidienne

PRÉFACE
Jean-Louis VIEILLARD-BARON

UNE SPIRITUALITÉ PHILOSOPHIQUE

Retour à la table des matières

[18]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 7

[19]

Règles
de la vie quotidienne

[20]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 8

[21]

Règles de la vie quotidienne

Chapitre 1
L’USAGE DES RÈGLES

Retour à la table des matières

Il est aussi difficile de faire un bon usage des règles qu’un bon usage
des livres.
Car l’appel aux livres est le plus souvent un appel à la mémoire pré-
sente et disponible comme l’appel aux règles est un appel à un méca-
nisme dont le jeu est assuré. Les règles comme les livres sont des se-
cours qu’il ne faut pas mépriser, mais qui doivent suggérer certains
mouvements de la pensée et non point en tenir lieu.
*
Le but de la réflexion doit être de formuler un petit nombre de règles
de la vie, mais qui sont telles que très peu d’hommes ont assez de force
pour en faire un usage constant, c’est-à-dire non point seulement dans
quelques rares moments [22] où il semble que la volonté se renouvelle
et se tend, mais par une sorte de disposition insensible de l’âme dans
laquelle elles nous établissent et qui s’accompagne d’une lumière dans
laquelle la nécessité et la liberté se confondent.
Et l’efficacité des règles se fonde sur un exercice de l’attention plu-
tôt que sur la répétition d’une pratique.
*
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 9

La seule règle, c’est de maintenir un bon état moral sans préoccupa-


tion excessive à l’égard de cette puissance que donne la technique ou
de la nature de l’objet tel qu’il nous est offert. Car un bon état moral
dispose d’une puissance qui surpasse celle de la technique et appelle à
lui l’objet qui lui convient le mieux.
À celui qui alléguerait un reproche de quiétisme, il faudrait dire que
c’est là découvrir et mettre en jeu l’activité la plus subtile et la plus
profonde, dont la volonté n’est jamais qu’une imitation hésitante et
grossière.
[23]
*
Il faut revenir à ces règles quotidiennes du soir et du matin qui nous
obligent à l’examen de conscience et au bon propos, mais à condition
que ceux-ci dépassent tous les actes particuliers et produisent à la lu-
mière ces puissances de l’âme qui se dérobent presque toujours, mais
qu’il dépend d’un acte continu de notre attention de tenir toujours en
éveil.
*
Au début de la journée, il s’agit seulement de s’affermir dans l’in-
tention. Et à la fin, où tout est devenu effet, il s’agit non pas de gémir
sur la distance qui l’en sépare mais de trouver dans cet effet même un
surplus qui l’approfondit.
*
Il ne faut jamais s’interroger sur ce que l’on doit faire, mais s’affer-
mir dans cette pure intention spirituelle qui nous montrera quand il le
[24] faudra ce que nous devons faire sans que nous ayons à en délibérer.
Car la volonté est un acte de l’esprit qui s’applique à l’esprit même
et non point aux choses, et quand il est ce qu’il doit être, il se traduit
comme il le faut dans les choses.
*
Ce n’était pas un mauvais conseil que celui que donnaient les Épi-
curiens d’apprendre par cœur les maximes fondamentales, mais c’était
pour les avoir toujours présentes et disponibles sans effort et dans la
forme même où elles s’étaient découvertes quand nous avions aperçu
leur vérité spirituelle pour la première fois.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 10

Cela est indispensable à des êtres qui vivent dans le temps et sont
toujours prêts à oublier le meilleur d’eux-mêmes. Il n’est jamais inutile
à un auteur de relire ses propres œuvres.
*
[25]
Il faut que l’examen de conscience de chaque soir soit un moyen
d’obtenir un sommeil tranquille en se purifiant des préoccupations du
jour, car elles restent vives et ne cessent de nous troubler quand on re-
doute précisément de les amener jusqu’à la lumière de la conscience.
Le rôle de la conscience n’est pas comme on le croit de produire en
nous l’insécurité et l’angoisse ; il est, comme celui du soleil, d’éclairer
et de purifier, et de nous apaiser.

[26]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 11

[27]

Règles de la vie quotidienne

Chapitre 2
L’ATTITUDE GÉNÉRALE

Retour à la table des matières

Il faut obtenir que nos intentions coïncident toujours avec nos goûts
et avec notre vocation, et porter chaque intention jusqu’au dernier point,
c’est-à-dire jusqu’à l’absolu. Mais, pour cela, il faut ne pas avoir d’in-
tentions particulières : il n’y a que les effets de particuliers ; ils suivent
toujours l’intention et donnent sa mesure.
Le seul moyen d’être fort, c’est de ne jamais subordonner ce que
l’on est, c’est-à-dire ce que l’on pense, ce que l’on dit ou ce que l’on
fait, à une préoccupation particulière ou à une fin temporelle.
C’est à elles de me suivre et non pas à moi de les suivre.
*
[28]
Garder un juste milieu entre la froideur et l’exaltation, c’est-à-dire
la perfection de ces deux états à la fois.
*
Ne jamais s’appliquer à des problèmes posés du dehors et par autrui,
mais toujours à des problèmes posés du dedans et par nous-même.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 12

Et dans la mesure ou cela est possible, soit dans l’ordre de la con-


naissance, soit dans l’ordre de la conduite, ne pas poser, ni se poser de
problèmes.
*
Ne jamais parler de soi, ne jamais penser à soi. Cela divertit et affai-
blit. Toute pensée, toute action doit être orientée vers un objet et avoir
cet objet pour fin.
*
[29]

Tenter toujours de demeurer planté au sommet de soi-même, là où


sont nos pensées les plus hautes et nos intentions les plus pures.
*
Rester familier, à la fois dans ses paroles et dans ses actions, avec
deux ou trois pensées essentielles dont tout le reste dépend.
Et quand on en a retrouvé le contact, laisser tout faire à la nature.
*
Il faut agir toujours avec une libre spontanéité, ce qui n’est possible,
car autrement la réflexion ne cesserait de nous troubler, que si notre
action prend naturellement sa source dans les plus hautes parties de
nous-même.
*
[30]

Il faut être souple comme une liane, mais comme elle, impossible à
rompre, et doux comme une surface parfaitement polie, mais parfaite-
ment dure.
*
Être net, c’est-à-dire être pur, mais d’une pureté qui se défend contre
toutes les souillures.
*
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 13

Ne s’appliquer jamais qu’à de grandes choses, ou aux petites en


fonction des grandes et jamais pour elles-mêmes. Et les grandes sont
celles qui intéressent ma vie tout entière et contribuent à déterminer le
sens de ma destinée.
*
Le repos dans l’activité.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 14

[31]

Règles de la vie quotidienne

Chapitre 3
RÈGLES
FONDAMENTALES

Retour à la table des matières

Il faut que l’esprit soit toujours en éveil, qu’il ne se laisse ni endor-


mir par la paresse ou par la mémoire, ni divertir par la crainte ou par le
désir, qu’il ne laisse jamais s’introduire en lui aucun intervalle qui le
sépare de lui-même, qu’il n’y ait en lui ni formule qu’il répète ni habi-
tude à laquelle il se confie, qu’il ignore également le passé et l’avenir,
qu’il soit toujours prêt à écouter et à accueillir tout ce qui s’offre à son
attention, soit qu’il sorte de son propre fonds, soit qu’il lui vienne du
dehors.
*
Nous n’avons pas besoin de règles particulières : il suffit, dit le
peuple, que le moral soit bon. Et chacun sait en quoi consiste ce bon
moral, à la fois quand il le possède et quand il l’a perdu. Il sait moins
bien comment l’acquérir, [32] c’est-à-dire le maintenir quand il l’a et le
retrouver quand il ne l’a pas. C’est là l’objet propre de la sagesse.
En attendant on ne peut qu’essayer de le définir : une absence de
désir et d’amour-propre, une présence et une réponse à tout ce qui m’est
offert, une joie d’exister qui m’élève au-dessus de tous les modes de
l’existence et qui ne se laisse divertir de l’instant ni par le regret du
passé, ni par l’espoir ou la crainte de l’avenir.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 15

LIBERTÉ

Il vaut mieux s’abandonner à la spontanéité et au goût même du


plaisir que d’écouter cette fausse raison qui nous détourne du présent,
et cherche toujours dans l’avenir le chemin de l’intérêt. Il ne faut jamais
parler ni agir comme un mercenaire. L’égoïsme et la spontanéité ne
doivent pas être confondus.
Il n’y a pas d’égoïsme qui ne comporte quelque calcul, il n’y a pas
de spontanéité qui ne [33] comporte quelque noblesse. Et le goût même
du plaisir n’est pas sans désintéressement. Résister à l’égoïsme, c’est
retrouver en soi une spontanéité native, antérieure à tous les calculs, et
hors de soi un contact direct avec la réalité que l’intérêt ne permet ja-
mais.
Ce lien immédiat entre la spontanéité et la réalité, telle est l’essence
même de la sincérité. Dès que la réflexion s’interpose entre elles et que
l’individu pense à son propre bien, la sincérité commence à s’altérer.

UNE ACTIVITÉ
QUI SURPASSE LE VOULOIR

Toute la difficulté est de libérer en soi une activité à la fois plus sûre,
plus puissante et plus aisée que le vouloir, à laquelle on évite de recourir
et dont on gêne le jeu parce que l’amour-propre s’en mêle, qu’il refuse
de se renoncer et de consentir à une action qu’il est incapable de reven-
diquer.
*
[34]
Tout devient facile (lire, retenir, faire et agir) quand, au lieu de cher-
cher à acquérir quelque bien extérieur que l’on voudrait faire sien, on
ne trouve en lui que l’exercice d’une puissance de l’âme qui déjà le
pressentait et même le portait en elle et dont il incarne le libre jeu.
*
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 16

Ne jamais chercher le remède à l’effort dans le repos, mais dans une


activité plus libre et plus pure.
*
La force la plus grande c’est de retrouver sur les points les plus es-
sentiels, dans toute leur lumière, les affirmations les plus communes de
l’humanité. Elles demeurent des formules vaines et banales si elles ne
jaillissent pas du fond de nous-même comme si c’était nous-même qui
les avions inventées.
Il faut qu’il nous semble à la fois que nous les avons toujours sues
et que nous les rencontrons [35] pour la première fois. Mais il est stérile
de commencer par les prendre du dehors en croyant qu’il est possible
ensuite de les ranimer en leur donnant une sorte de chaleur d’emprunt.
*
N’avoir de regard que pour le dedans et non pas pour le dehors, pour
ce qui est, non point pour ce qui doit être, et abolir ainsi la considération
de toutes les fins. Et ce qu’on appelle fin, au lieu d’être l’objet de la
volonté, doit être la suite d’une disposition intérieure dans laquelle on
est établi, et qui nous suffit.

[36]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 17

[37]

Règles de la vie quotidienne

Chapitre 4
RÈGLES DE
LA CONDUITE À L’ÉGARD
DES AUTRES HOMMES

Retour à la table des matières

Il ne faut jamais chercher à se défendre, mais à convertir et s’il le


faut à se convertir.
*
On peut refuser la lutte quand elle s’offre à nous : mais il ne faut pas
que cela soit par indifférence, paresse, égoïsme ou mépris, ni même par
cette séparation et ce repliement sur soi où l’on veut rester en tête à tête
avec Dieu.
Il faut que ce soit par une sorte de victoire déjà acquise de la vérité,
à laquelle il suffit de se montrer pour vaincre, sans avoir besoin d’atta-
quer ni de se défendre.
*
[38]
Il y a des paroles que l’on prononce seulement avec l’intention
d’agir sur les autres hommes et de produire quelque effet : ce qui arrive
aussi quand on écrit. Elles n’ont point de valeur : les seules paroles qui
comptent sont celles qui sont prononcées par égard pour la vérité et non
pour le résultat.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 18

Elles excluent toute intention de tromper, même par bonté. Elles ne


produisent rien que d’excellent, car elles respectent l’ordre du monde
et appellent tous les hommes à y prendre place.
*
Il ne faut jamais rien briguer : cela affaiblit, vous met à la merci des
autres hommes. On est aussitôt contesté. Mais il y a quelquefois du mé-
pris à refuser tout ce qu’on vous demande d’accepter sans que vous
l’ayez brigué, sans que vous le désiriez.
*
[39]
Ne jamais avoir affaire à des choses, mais à des personnes, ni avoir
en vue l’objet dont on parle, mais les personnes à qui on parle ou dont
on parle.
*
L’influence que nous pouvons exercer sur d’autres provient de ce
que nous sommes capables de leur suggérer. Elle ne va point sans une
certaine indétermination que nous devons laisser à notre propre pensée,
qui a besoin de s’achever dans une invention réelle ou possible.
Elle éveille une émotion qu’elle laisse en suspens, et ce qu’elle com-
munique à autrui, c’est l’idée d’un acte et non point la possession d’un
état.
Le rôle des paroles c’est d’exprimer un mouvement de la pensée et
de la vie qui dépasse toujours leur propre contenu.
[40]

AMOUR-PROPRE

Le vrai mérite ne s’attarde pas à disputer avec les hommes pour de-
mander qu’on le reconnaisse. Il ne souffre pas si on l’oublie. C’est
l’amour-propre qui en souffre, mais l’amour-propre n’est point le mé-
rite. Il se joint à lui pour le corrompre. C’est lui seul qui demande à
goûter une récompense à laquelle il n’a aucun droit.
*
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 19

Parler toujours aux autres êtres de ce qui les intéresse et jamais de


ce qui m’intéresse moi-même et qui les laisse indifférents ou qui les
irrite.
*
Les deux problèmes fondamentaux dans les rapports avec les autres
êtres sont le premier de produire l’amour par le vouloir, et le second
d’expliquer cet étrange renversement qui fait que les satisfactions que
je méprise quand il [41] s’agit de moi deviennent bonnes dès que je
cherche à les donner à autrui. C’est là le problème le plus difficile de
toute la chimie de la conscience.
*
Il y a deux maximes qui semblent contradictoires et qui pourtant
n’en font qu’une.
La première est de ne jamais penser au public, car la vérité nous
échappe si nous ne pensons point à elle, mais à l’opinion qu’un autre
pourra en avoir.
La seconde est de ne penser qu’au public, car la vérité ne vaut que
par son efficacité spirituelle, c’est-à-dire par cet acte qui est en elle et
qui, produisant ma propre communication avec le tout, produit aussi
une communication entre tous les êtres.
*
[42]
Il ne suffit pas d’apprendre à être toujours ce qu’on réussit à être
quelquefois. Mais il ne suffit pas de l’être avec soi — il faut l’être aussi
avec les autres.
Ce sont les hommes les plus vulgaires qui cherchent toujours à pa-
raître meilleurs qu’ils ne sont, c’est-à-dire à donner aux autres ce qu’ils
ne peuvent se donner à eux-mêmes. Mais ils ne trompent personne. Ils
sont comme ceux qui cherchent à offrir un bien qu’ils ne possèdent pas.
Mais les hommes les meilleurs souffrent pourtant de se sentir meil-
leurs dans la solitude que dans la société et de ne pas pouvoir être aussi
libéraux avec les autres hommes qu’ils le sont avec eux-mêmes.
Il faudrait que la compagnie des autres hommes, loin de nous arra-
cher à la solitude, vînt pour ainsi dire la confirmer et l’approfondir et
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 20

fît une solitude de l’esprit de la pure solitude du moi. Elle nous donne-
rait alors, par le moyen de notre communion avec un autre être, cette
[43] présence de Dieu que nous pensions posséder quand nous étions
seul, mais sans être jamais sûr de ne pas fournir nous-même à la fois la
demande et la réponse.
Il ne faut donc pas se sentir troublé quand on vient au milieu des
hommes, comme cela arrive à tous les timides qui cherchent alors une
nouvelle manière de vivre. Il faut seulement veiller à ne pas perdre le
train naturel de la solitude.
*
Rien de plus humiliant que d’éprouver des sentiments de bonté et
d’amour à l’égard des autres hommes quand on est seul, qui se conver-
tissent en impatience et en hostilité dès qu’on les rencontre.
Mais ces sentiments qui remplissent notre solitude n’expriment rien
de plus que des virtualités qui se découvrent à nous pour témoigner de
l’impuissance où nous sommes d’avoir jamais l’expérience de leur ré-
alité. Et la solitude n’a pas [44] besoin de tant de bonne volonté quand
la simple vue du prochain nous ouvre le cœur.
*
Le cercle dans lequel on peut avoir des communications réelles avec
d’autres êtres est très étroit : il ne faut pas chercher à l’agrandir indéfi-
niment. Ici la qualité seule importe.
Dans une communication réelle avec un seul être, les rapports de
tous les hommes entre eux, sont déjà contenus.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 21

[45]

Règles de la vie quotidienne

Chapitre 5
RÈGLES
DE L’INTELLIGENCE

Retour à la table des matières

Il faut chercher toujours l’intelligence et non l’intelligible et n’avoir


de regard que pour l’acte de la pensée et non point pour son objet.
*
La seule chose qui compte, c’est le contact avec la vérité. Et le dif-
ficile est de le maintenir en renonçant s’il le faut au talent, qui cherche
toujours à l’orner et qui la trahit souvent.
*
La règle essentielle, c’est d’éviter le repos de l’attention.
*
[46]
Qu’aucun travail de l’esprit ne ressemble à un devoir, ni à l’exposi-
tion de ce que l’on sait, qu’il soit toujours une création et une décou-
verte.
*
Tout le problème de la parole (et de l’intelligence), c’est de trouver
certains nœuds de l’inspiration.
*
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 22

La véritable intelligence ne porte jamais que sur les relations.

*
Il n’est pas nécessaire d’avoir beaucoup de connaissances, mais il
est nécessaire de garder à chaque instant la libre disposition de soi-
même et la fraîcheur de l’invention naturelle. Tout dépend de ce que je
puis donner dans l’instant présent, et devant des circonstances que je
n’ai jamais pu prévoir.
[47]
*
Il ne faut pas acquérir la connaissance comme on acquiert une chose,
qui occupe momentanément une place dans notre mémoire. Une con-
naissance n’est rien si elle ne se change pas en une activité qui nous
change nous-même. Ainsi, à l’inverse de ce que l’on croit, la connais-
sance n’est jamais qu’un moyen mais non pas un but ; et le but, c’est
par elle de découvrir une des puissances de notre vie secrète.
*
N’apprendre par dessein que ce dont nous avons besoin pour l’em-
ploi de notre activité temporelle ; mais ne refuser aucune des connais-
sances qui s’offrent en mettant toujours les spirituelles au-dessus des
matérielles et en essayant de rejoindre celles-ci à celles-là.
*
[48]
Il ne s’agit pas d’acquérir des connaissances que l’on oublie, qui ne
peuvent pas toujours être présentes, et juste dans le moment où nous en
avons besoin, ou dans des circonstances qui ne se répètent jamais tout
à fait. Il faut veiller à garder une attention en éveil et toujours disponible
telle qu’elle se tourne toujours vers le tout de l’être et jamais vers moi.
*
Obtenir sur le réel une vue très simple, que le nombre et la com-
plexité des détails accuse au lieu de l’offusquer.
*
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 23

Ne pas s’attarder sur une vue que l’on vient d’obtenir avec l’inten-
tion de n’en rien laisser échapper. Car en s’appesantissant sur elle, on
obscurcit peu à peu sa lumière. Il faut laisser à la pensée son mouve-
ment et son jeu et ne point demander aux efforts de la volonté de nous
donner du réel cette révélation que l’on ne peut [49] attendre que d’un
contact spontané avec lui, fragile et presque évanouissant.
*
Éviter l’effort qui, en pressant notre pensée, lui barre la route. La
pensée est un mouvement spontané et subtil, il faut découvrir et respec-
ter son libre jeu et non point le forcer ; elle est au-delà du vouloir et de
l’amour-propre, au-delà de moi-même, et résiste à leur sollicitation.
C’est au moment où ils s’effacent qu’elle jaillit.
*
Il n’y a rien de plus artificiel et de plus vain que l’effort que l’on fait
pour maintenir la cohérence de ses pensées.
Cette cohérence qui est l’effet du vouloir et même de l’amour-
propre, il faut la craindre et n’y rien sacrifier. Cette identité à laquelle
l’homme se contraint n’est que l’œuvre de l’homme.
[50]
Sans doute l’identité est une sorte d’expression temporelle de l’unité
même du Tout. Mais cette unité du Tout n’est jamais donnée à
l’homme. Aussi n’a-t-il point à se soucier de l’identité quand il est as-
suré d’avoir pris pied dans la réalité même du Tout.
Sans doute, il n’en aura jamais que des vues particulières et sépa-
rées, mais ce n’est pas sa tâche de réaliser entre elles laborieusement un
accord qu’il n’aperçoit pas toujours.
À travers leurs disparités et même leurs contradictions apparentes,
l’identité se découvrira à son esprit telle qu’elle est réalisée dans les
choses ; il suffira pour cela qu’il acquière sur elles un nombre de plus
en plus grand de vues intermédiaires qui rétabliront peu à peu la conti-
nuité rompue.
*
Il n’y a qu’un péché contre l’esprit, qui est de refuser d’écouter sa
voix. Alors la pensée est tout entière assourdie par le tumulte du corps.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 24

[51]

RÈGLES DE L’EXPRESSION

Il ne faut point rejeter ni mépriser l’apparence, qui est aussi la ma-


nifestation ou l’expression. Car il y a solidarité entre l’apparence et ce
qu’elle montre.
On demande que l’apparence soit fidèle, ce qui déjà nous astreint à
une discipline stricte ; car dans l’effort que nous faisons pour la rendre
fidèle, c’est l’idée même que nous cherchons à circonscrire, c’est-à-dire
à former. Et le mot de définition ici est admirable qui ne semble dési-
gner rien de plus que la proposition par laquelle je formule le sens de
l’idée par des paroles, mais qui est aussi l’acte par lequel j’en prends
possession et je le crée au dedans de moi.
Une idée a besoin de se réaliser au dehors pour pouvoir l’être au
dedans, autrement elle vacille et s’éteint. Il faut qu’elle prenne forme
pour être, et c’est cette forme même qui la fait être. Il faut dire précisé-
ment qu’elle est informe quand elle ne réussit pas à se donner une
forme.
[52]
Mais cette fidélité même par laquelle on cherche à obtenir la con-
formité, c’est-à-dire l’identité de l’idée et de la forme, c’est-à-dire à
donner un corps à l’idée qui lui donne aussi l’existence et la vie, il faut
qu’elle se change pour nous en beauté. Car l’exigence de beauté dans
la forme, c’est le témoignage dans l’idée même de cette valeur secrète
qui la rend digne à la fois d’être pensée, voulue et aimée.
*
Il ne faut pas chercher à devenir soi-même semblable à un miroir
qui aplatit les choses et finit par nous aveugler. C’est celui qui porte
dans l’esprit les plus grandes pensées qui perçoit le réel avec le plus
d’éclat et de relief.

*
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 25

C’est le propre de l’intelligence représentative de percevoir toujours


les choses comme dans un miroir.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 26

[53]

Règles de la vie quotidienne

Chapitre 6
ÊTRE TOUT ENTIER
DANS CE QUE L’ON FAIT
(activité de l’esprit)

Retour à la table des matières

La besogne la plus humble exige toutes nos forces, tout notre génie
et toute notre raison. Elle est comme le geste élémentaire du sacerdoce
où la présence divine est toujours là.
*
L’esprit est un acte continu. Dès qu’il se relâche, dès qu’il cède à
l’oisiveté, c’est l’interstice, la fente par laquelle s’introduit l’amour-
propre avec toutes les maladies de l’âme et du corps. Mais le sage n’a
pas le temps ni la place d’être malade.
Celui que torture l’amour-propre pense que son esprit est actif, alors
qu’il est retenu et comme paralysé par le moi individuel et proprement
[54] incapable d’agir, c’est-à-dire de sortir de lui-même et de commu-
niquer avec le Tout. C’est dans le temps où il se referme sur lui-même
que la maladie profite de son isolement, pénètre en lui et le consume.
*
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 27

Il ne faut pas que l’objet le plus haut de ma réflexion puisse être


détaché de ma vie la plus familière. C’est lui qui la nourrit, je le porte
toujours avec moi et en moi.
Autrement, il n’est lui-même qu’un artifice. Et je ne prends jamais
moi-même tout à fait conscience de ce que je fais.

PURIFICATION

L’hygiène veut que je renonce aussitôt à toute pensée dont la nature


même est d’être vague, ou d’exiger de moi un effort, ou de produire
toujours un malaise de la conscience.
[55]
On ne fait pas sa part à la pensée. Car elle n’est pas une forme par-
ticulière de notre activité que nous pouvons tantôt abandonner et tantôt
reprendre. Elle est le tout de nous-même : elle remplit toute la capacité
de notre être.

On ne peut l’opposer ni au métier, ni au divertissement puisqu’elle


gouverne ma conduite entière, elle donne sa lumière, son sens et son
allégresse même à tout ce que je fais : au métier, au divertissement, à la
parole, à la marche, au boire et au manger, à l’amour et peut-être même
au sommeil.

RÈGLES DE L’INTELLIGENCE

Il ne faut point forcer notre esprit pour qu’il produise toujours


quelque idée nouvelle. Il en passe toujours un assez grand nombre dans
notre esprit : il vaudrait mieux dire qu’il suffit d’être à l’affût et de les
épier afin de les surprendre quand elles s’offrent, de les retenir sous le
regard et de s’abandonner à leur libre mouvement sans avoir d’autre
souci. D’elles-mêmes [56] elles nous mèneront plus loin que n’auraient
pu faire tous nos efforts pour les susciter et en régler le cours.
*
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 28

Il y a une lumière qui vient de Dieu et qui est semblable à la lumière


du jour, et une autre qui vient de l’homme et qui est semblable à celle
de nos lampes. Qui voit la première n’a pas besoin de l’autre, mais qui
croit disposer de la seconde pense qu’il n’y en a pas d’autre.
*
Les règles pour la direction de la pensée sont des règles pour la di-
rection de la vie : elles n’ont d’intérêt que dans la mesure où la vie elle-
même doit être réglée par la pensée.
*
La valeur et l’existence même de nos idées ne peut être perçue que
par ceux qui nous ressemblent ; tous les autres les regardent comme des
[57] sottises ou des chimères, même si notre esprit s’en nourrit et voit
en elles l’unique réalité.
*
Il n’y a qu’une règle : c’est de rester toujours uni à ce vaste univers
ou plutôt à l’acte dont il procède, mais de telle manière qu’on se borne
à en assumer pour ainsi dire la responsabilité dans toutes les besognes
particulières que l’on aura à accomplir.
Alors toutes nos pensées, toutes nos actions, toutes nos relations
avec nous-même et avec les autres hommes acquièrent un extraordi-
naire relief.
Autrement, il arrive qu’elles nous rebutent ; l’oisiveté et l’amour-
propre les relâchent et les corrompent toutes.
*
Il faut que notre pensée ne perde jamais de vue le Tout dont nous
faisons partie et dont [58] nous assumons la charge, mais cette pensée
ne peut jamais être mise en œuvre nue que dans des créations particu-
lières.
Il faut être capable de joindre, à une méditation continue sur l’acte
éternel dont le monde dépend, l’action la mieux adaptée, à chaque ins-
tant, aux circonstances qui nous sont offertes.
*
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 29

La pensée ne peut pas être considérée comme la fin de notre vie : il


faut qu’elle ait elle-même un objet ou un contenu.
Mais on ne saisit toute sa dignité que si on en fait le principe, le
centre et le foyer d’où rayonnent et où se fixent tous les motifs qui nous
font agir.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 30

[59]

Règles de la vie quotidienne

Chapitre 7
RÈGLES DE LA MESURE

Retour à la table des matières

Toute la difficulté est de trouver cet équilibre intérieur qui est la


condition même de l’équilibre entre le monde et moi ; mais je ne puis
m’y maintenir, et je ne le rencontre que pour le quitter.
*
La vie de la conscience est une oscillation indéfinie autour d’un
point d’équilibre sans cesse franchi et retrouvé, sans qu’aucun des ex-
trêmes puisse être considéré autrement que comme une raison d’avoir
recours à l’autre afin qu’ils soient liés entre eux dans un va-et-vient qui
ne s’interrompt jamais.
*
[60]
Toute la difficulté est de trouver le point où le génie s’allie à la rai-
son, de s’y établir.
*
Il y a une mesure qui vient du défaut de force et une mesure qui vient
du surcroît de force, où les extrêmes sont présents en nous à la fois,
mais nous-même étant au-dessus d’eux et sachant les dominer, c’est-à-
dire les empêcher de nous dominer.
*
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 31

C’est la nature la plus généreuse qui garde le mieux la mesure et qui


évite d’elle-même tous les dépassements, le dépassement dans le pré-
sent à l’égard de ce qu’elle sait ou de ce qu’elle tient (c’est-à-dire les
rêveries relatives à un autre monde, particulièrement à un avenir que
l’on pense déjà posséder).
*
[61]
Trop d’idées ou trop peu exténuent également la pensée et gênent sa
mise en œuvre. Le difficile, c’est de garder toujours la juste proportion
entre la diversité des idées et l’unité de la pensée de telle sorte qu’elles
puissent impunément se multiplier sans perdre leur place et leur valeur.

RÈGLES PERSONNELLES
DE LA COMPOSITION LITTÉRAIRE

Ne nourrir sa pensée que d’idées éternelles, ne lui laisser accomplir


que des opérations spirituelles pures, indépendantes du temps et du lieu,
mais trouver aussitôt un exemple présent où elles se convertissent non
point en actes vivants, mais en images.
*
Chaque objet de pensée est un objet de méditation éternelle vers le-
quel nous revenons aux différents moments du temps : il faut recueillir
dans des cahiers différents toutes ces [62] touches dispersées dont la
réunion fera un vaste paysage.
*
L’ordre des parties se découvre aussi à nous dans une sorte d’éclair
de telle sorte qu’il n’y a pas contradiction entre la composition systé-
matique et les notations dispersées. La découverte de l’ordre, c’est celle
du germe d’où procèdent toutes nos pensées ou du nœud qui les lie.
Dans une pensée vivante située dans l’instant où s’accomplit la liai-
son du temporel et de l’éternel, ces deux procédés convergent et doivent
être utilisés à la fois.
*
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 32

Ne jamais fonder d’institution ou d’école visible dont on devienne


un jour prisonnier.
La vérité, dès qu’on l’a trouvée, doit être manifestée non seulement
parce qu’elle ne nous appartient pas et que nous en sommes [63] comp-
tables à l’humanité tout entière, mais encore parce que c’est le seul
moyen pour nous de ne point la laisser échapper et de la faire nôtre en
nous laissant engager par elle.

[64]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 33

[65]

Règles de la vie quotidienne

Chapitre 8
RÈGLES DE L’USAGE
DU CORPS, DE LA SANTÉ
ET DE LA MALADIE

Retour à la table des matières

Le danger pour tout être malade, c’est d’être tout entier retenu par
le corps ou par cette sensibilité à lui-même qui est une sorte de tendresse
du corps.
Celui qui est sain oublie son corps, s’unit au monde qui l’entoure,
regarde le ciel au-dessus de sa tête et vaque à ses affaires.
*
Il ne faut pas refuser à la nature ce qu’elle demande, de manière à
éviter que la volonté entre jamais en dispute avec elle. Mais il faut at-
tendre qu’elle le demande, ne pas le lui offrir, et ne jamais la solliciter.
Là commence la concupiscence.
[66]

RÈGLES DE L’USAGE DES SENS

Qu’ils soient silencieux, mais agiles et dispos, toujours prompts à se


laisser émouvoir.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 34

Qu’ils ne se refusent à rien, et ne se laissent vaincre par rien, toujours


prêts à tout recevoir et à tout spiritualiser.

RÈGLES DU MOUVEMENT
ET DU REPOS

Chercher son repos dans le mouvement même, le seul moyen que ni


l’un ni l’autre ne soit jamais une fuite.
La pensée du corps est une préoccupation qu’il faut chasser comme
toutes les préoccupations parce qu’elle interrompt la vie de l’esprit.
La règle ici sera de ne point se soucier de la vie du corps, qui ne
dépend pas de nous, mais de la vie de l’esprit qui n’a d’existence que
par le consentement que nous lui donnons et qui pourvoit aux soins de
l’autre par une sorte de [67] surplus, puisqu’il faut qu’elle suppose
l’autre pour devenir capable de la promouvoir.

RÈGLES DE
LA VOCATION PARTICULIÈRE

Il ne faut point craindre de développer toutes les puissances de notre


nature individuelle, sans chercher à imiter autrui, ni chercher à réaliser
en soi une sorte de modèle commun et anonyme.
Il ne faut point attiédir cette ardeur d’être soi-même qui seule peut
justifier la place de chaque être dans le monde.
Ce que nous ne sommes pas, les autres le seront, et l’humanité tout
entière est l’accumulation de toutes les différences, ce n’en est pas le
nivellement.
*

La plupart des hommes agissent toujours en vue du corps, et comme


si le corps devait être l’objet unique de leurs soins. Mais c’est le [68]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 35

contraire qu’il faut faire. Il faut toujours agir par le moyen du corps,
mais comme si le corps devait disparaître et en vue de ce qui survit au
corps.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 36

[69]

Règles de la vie quotidienne

Chapitre 9
AMOUR-PROPRE

Retour à la table des matières

La volonté et l’ambition ne favorisent pas toujours les grandes en-


treprises parce qu’elles nous empêchent d’écouter les appels intérieurs
et substituent à la voix de Dieu toutes les suggestions de l’amour-
propre.
*
Nous ne devons jamais nous obstiner à penser ou à écrire quand nous
avons besoin pour cela d’un effort qui fait paraître l’impuissance même
de notre génie propre pour trouver soit des idées, soit le lien qui les unit.
Car un tel effort reste stérile et accroît nos ténèbres.
Mais il y a un certain mouvement naturel de l’esprit qu’il faut être
capable de découvrir pour se confier à lui sans lui résister. Le propre de
la volonté, c’est de savoir discerner un tel mouvement [70] de toutes les
impulsions moins pures que nous risquons toujours de confondre avec
lui. C’est qu’il n’y a rien que nous ne devions faire par don plutôt que
par choix.
Alors seulement tout devient pour nous aisé, alerte, ardent et effi-
cace. Il suffit pour cela de montrer assez d’attention à soi-même et de
confiance dans ce qui s’offre. C’est l’intelligence même qui s’exerce en
nous presque sans nous : ce n’est plus le moi qui essaie de la conduire
et pour ainsi dire de la forcer.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 37

Alors rien n’est pour nous impossible et nous sommes capables de


tout apprendre, même les langues les plus difficiles.
*
Il est également vrai de dire qu’il n’y a de force que là où il y a en
nous une parfaite froideur — c’est-à-dire une parfaite indifférence à
l’égard de tous les événements extérieurs et de tous les sentiments qu’ils
peuvent éveiller dans l’amour-propre, de manière à garder en nous la
[71] faculté de juger — et en même temps cette extrême ardeur inté-
rieure qui, pour élever en nous une flamme pure, doit aveugler toutes
les issues par où surgissent toutes les préoccupations de l’égoïsme ou
du monde qui la dispersent et qui la corrompent.
*
Ne jamais regarder en arrière pour jouir du fruit de l’action, ou de la
science que l’on possède. Toute cette jouissance est empoisonnée. Car
il n’y a que la joie qui soit pure ; mais elle s’attache à l’acte et non pas
à ses effets.

INTELLIGENCE

L’art le plus fin ne réside pas dans l’adresse des constructions lo-
giques, mais dans un certain contact que l’on s’entend à maintenir tou-
jours avec le réel.
*
[72]
Il faut rompre avec la science qui n’a de regard que pour l’objet,
avec l’histoire qui n’a de regard que pour le passé, et mettre toute sa
confiance dans la psychologie qui nous fait connaître dans l’instant pré-
sent la relation de notre moi et de l’univers.

DIVERTISSEMENT
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 38

On lit, on va au théâtre, on recherche un discours suivi, on court à


des divertissements quand on n’a pas la force de converser avec soi-
même ou avec ses amis pour trouver une vérité qui a poussé sur notre
propre fonds et qu’il s’agit pour nous de mettre à l’épreuve à chaque
instant dans la situation même que la vie nous a faite.

VOCATION

Barrès dit dans l’Ennemi des lois qu’il s’agit seulement de donner à
notre vie un but qui [73] absorbe toute notre activité et s’accorde avec
notre faculté de sentir.
*
Il n’y a qu’une règle qui est de demeurer dans un état de constante
attention, qui est une constante réponse, c’est-à-dire consentement
constant à tout ce que la vie nous demande.

[74]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 39

[75]

Règles de la vie quotidienne

Chapitre 10
SUR LES PRÉOCCUPATIONS

Retour à la table des matières

Il ne faut se laisser détourner de l’action présente ou des relations


immédiates avec le prochain par aucune préoccupation, même de la
pensée pure. Ou plutôt il ne faut avoir qu’une seule préoccupation, celle
du Tout, qui enveloppe toutes nos démarches particulières.
C’est ainsi que nous donnerons à chacune d’elles son jeu le plus
puissant, le plus libre et le plus efficace.
*
On ne peut s’attacher au particulier comme tel sans avoir le senti-
ment de son imperfection et sans mettre en jeu beaucoup d’effort. La
pensée du Tout ne suffit pas non plus, car elle peut nous laisser oisif à
l’égard du Tout et de chaque partie du Tout.
[76]
Mais c’est en accord vivant avec le Tout que nous remplissons le
mieux nos obligations en chaque point sans paraître l’avoir voulu.
*
Bannir toute préoccupation, et avoir l’esprit vide et non point rempli
de pensées. Alors l’activité de l’esprit s’exerce librement : et les pen-
sées dont il a besoin se présentent à leur place et dans la lumière qui
convient. (C’est cela qui nous conduit à mettre l’ignorance au-dessus
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 40

de la science, ce qui veut dire préférer à toute science acquise une


science toujours possible et renaissante).
*
Dans une vie constamment occupée nous avons aussi la préoccupa-
tion du repos. Il y a des occasions pour le repos comme pour l’action,
et il ne faut pas être moins attentif à les reconnaître ni à y répondre.
[77]
Ne pas désirer modifier les conditions de sa vie matérielle, comme
le font la plupart des hommes, mais quelle que soit la situation où l’on
est, être assuré de pouvoir retrouver toujours cette inspiration spirituelle
dont dépend à chaque instant notre puissance et notre bonheur.

L’USAGE DES RÈGLES

Les hommes passent leur vie à chercher des voies nouvelles. Et


pourtant ils attendent tout de la méthode, de la règle. Ils ne cessent de
vouloir réformer leur vie, ils mettent tout leur espoir dans l’avenir. Ils
demandent des maîtres qui leur enseignent une manière inaccoutumée
de se conduire.
Mais ce n’est pas demain qu’il faut agir, c’est tout de suite. Et cha-
cun dispose d’assez de lumière pour savoir dans l’instant ce qu’il a à
faire. Si quelque occasion nouvelle qu’il n’avait pas prévue s’offre
bientôt à son activité, qu’il ne se préoccupe pas aujourd’hui de savoir
comment il y répondra demain.
[78]
À chaque jour suffit sa peine. Il saura comment il doit agir s’il ne se
détourne pas de la vue de l’action à faire pour chercher une règle mira-
culeuse qu’il appliquerait trop tard quand l’occasion d’agir serait déjà
passée. La préoccupation des règles est la mort de l’action, comme la
préoccupation de la méthode est la mort de la science.
Il peut donc sembler qu’il est vain de tenir prêtes des règles toutes
faites qui ne seront jamais exactement ajustées aux conditions où nous
aurons à les appliquer. Cela ne veut pas dire que les règles sont sans
utilité ; elles sont non pas des recettes pour agir, mais cette sorte de
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 41

rappel à nous-même de notre activité la plus pure dont l’exercice de-


meure toujours nouveau.
La fréquentation d’un sage ou d’un homme de science fortifie et
nourrit notre esprit et l’exemple de leur réussite nous apprendra à réus-
sir, mais par des moyens imprévisibles qui ne conviennent qu’à notre
propre esprit et dont ils ne peuvent nous livrer le secret.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 42

[79]

Règles de la vie quotidienne

Chapitre 11
HABITUDE

Retour à la table des matières

Ne pas laisser s’émousser par l’habitude le sens de la nouveauté de


la vie et l’émotion qui en est inséparable.
*
Se délivrer si bien de toutes les habitudes de la sensibilité ou de l’in-
telligence que l’on puisse regarder toujours tout ce qui s’offre à nous,
en nous et hors de nous, comme si on le voyait pour la première fois.
Et cette règle pourrait s’appliquer également à la découverte de ma
propre existence, au spectacle des choses, à la rencontre d’un autre être.
*
[80]
Pourtant il ne suffit pas, pour qu’elle soit efficace, que la règle soit
perçue par nous comme un éclair dans quelques moments privilégiés
de notre vie. Il faut qu’elle produise une disposition permanente de
notre âme, semblable à celle que les scolastiques appelaient l’habitus et
dont l’habitude, par une sorte de décadence naturelle de la pensée et du
langage, semble en quelque sorte la négation.
Car cette disposition de l’âme, loin de produire une disposition mé-
canique dont nous sommes pour ainsi dire absent, est un acte de pré-
sence véritable, le plus parfait, le plus pur et tel que, si elle paraît
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 43

continue, c’est parce qu’elle est elle-même soustraite à la loi du temps.


De telle sorte que, lorsqu’une occasion surgit de le mettre en pratique,
il s’accomplit presque sans qu’on l’ait voulu.
*
Il y a donc ici deux opérations opposées dont les effets pourtant se
ressemblent : car, de part et d’autre, on retrouve une spontanéité qui
[81] anéantit l’effort et tout intervalle qui sépare l’intention de la réus-
site. Seulement dans l’habitude mécanique, nous subissons un mouve-
ment d’où la conscience s’est retirée. Et dans l’autre, c’est la conscience
même qui semble agir toute seule par une sorte de grâce qui lui est na-
turelle.
*
Descartes et Pascal insistent tous deux sur le rôle de l’exercice, où
celui-ci a en vue l’habitude mécanique destinée à préparer cette dispo-
sition permanente de l’âme qui nous délivre ; ce sont là deux sortes
d’activités acquises entre lesquelles il établit une subordination, l’une
étant le marchepied de l’autre, au lieu qu’elles se contredisent.
C’était aussi le sentiment de Descartes qui pensait que l’effort es-
sentiel de la vie, c’est de savoir maintenir dans le temps par le moyen
de la répétition les intuitions de l’instant. Le temps lui-même se trouve
ainsi suspendu à l’éternité et paraît pour ainsi dire aboli au moins dans
une [82] sorte de limite que nous n’achevons jamais tout à fait d’at-
teindre.
*
Les uns ont besoin de l’obstacle pour le vaincre et les autres de l’ha-
bitude pour les soutenir. Mais c’est en essayant de retrouver la tendance
là où elle éveille la volonté sans se changer encore en habitude que l’on
garde à la vie de tous les instants sa vertu créatrice, sa jeunesse et sa
fraîcheur.
*
Il n’est pas vain de répéter les mêmes choses — sinon pour ceux qui
ne voient en elles qu’un vain objet de curiosité — quand il s’agit de
maximes dont il faut toujours se souvenir et dans lesquelles on ne doit
jamais cesser de s’affermir. En réalité on ne se répète jamais assez à
soi-même les choses mêmes dont on est sûr si l’on veut qu’elles
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 44

pénètrent en nous et deviennent notre chair et notre sang. Aussi long-


temps que nous en gardons conscience, elles sont encore un objet qui
reste détaché de nous.
[83]

LE LIBRE JEU DE L’ESPRIT


(RÈGLES DE L’EFFORT)

L’effort flatte notre amour-propre et nous fondons sur lui notre mé-
rite. Mais c’est pour cela aussi que, partout où il apparaît, il est la
marque de nos limites et de notre imperfection. Aussi est-on d’accord
en général pour penser qu’il faut poursuivre l’effort jusqu’à ce que toute
trace d’effort finisse par disparaître.
C’est que tout ouvrage qui ne procède que de l’homme semble le
produit de l’artifice. On n’y retrouve point l’aisance souveraine de la
spontanéité créatrice. Et il arrive que l’effort soit comme un écran qui
l’empêche de se faire jour alors que son rôle est, non pas de s’y substi-
tuer, mais de lui ouvrir un passage en la délivrant de tous les obstacles
qui la retiennent et, quand elle paraît, de s’effacer devant elle.
Ainsi le rôle de l’effort est, si l’on veut, négatif et non point positif.
Il n’est pas de faire, mais de laisser faire une puissance qui nous [84]
dépasse, et de l’affranchir de tout ce qui en nous l’empêche de faire.
C’est dans ce sens seulement que l’effort est toujours un combat :
c’est, si l’on peut dire, un combat contre nous-même.
*
L’effort nous introduit dans le temps non seulement par l’obstacle
qui vient de la matière, mais aussi par une sorte de brusquerie qui nous
arrache à la continuité indivisée de notre vie intérieure, qui est l’unité
même de notre âme (et qui risque toujours, il est vrai, de se changer en
une complaisance rêveuse).
*
Il ne faut pas solliciter la pensée, il faut la laisser venir à son heure
et lui prêter seulement une oreille attentive. C’est en ne cherchant pas à
penser qu’on pense, en ne cherchant pas à être profond qu’on l’est.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 45

*
[85]
Il ne faut point s’astreindre pour travailler à réunir d’abord un cer-
tain nombre de conditions qui lui soient favorables : le confort, la soli-
tude, certains agencements matériels, un excellent laboratoire, une bi-
bliothèque bien composée.
C’est d’abord reculer l’exercice de la pensée jusqu’au moment où
tous ces moyens sont entre nos mains. Et quand ils le sont, on s’étonne
qu’elle ne se produise pas. Mais c’est qu’on l’attend comme si elle de-
vait nous venir du dehors. Or l’esprit se trouve alors rejeté hors de lui-
même, incapable de réaliser ce recueillement et cette possession de soi
sans lesquels il n’est plus rien.
*
L’homme qui ne dispose d’aucun moyen dispose entièrement de soi.
Et celui qui dispose de tous les moyens met en eux toute sa confiance
et ne dispose plus de soi.
*
[86]
Jamais la méfiance à l’égard de l’effort ne doit être plus grande que
quand il s’agit le la mémoire. Il n’y a pas d’œuvre plus vaine que de
chercher à retenir le passé qui nous fuit.
Mais on ne saurait y réussir. Ce que l’on garde, c’est une chose et
non point une pensée, ou un regret stérile à l’égard d’un passé qui n’est
plus.
Ce qui vaut la peine d’être retenu c’est ce que l’on aime, et on a
toujours la force de le produire.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 46

[87]

Règles de la vie quotidienne

Chapitre 12
RAPPORTS AVEC
LES AUTRES HOMMES

Retour à la table des matières

Ceux qui cherchent l’approbation des autres hommes montrent par


là leur faiblesse. Et cette approbation qu’ils cherchent, comment l’ob-
tiendraient-ils, puisqu’en la cherchant ils montrent assez qu’ils ne la
méritent pas ?
*
Tous les hommes recherchent spontanément le bien. Et il suffit que
vous soyez bon pour être recherché.
Mais de cette bonté il ne faut pas que vous pensiez vous-même à
rien retirer, ce qui suffirait à l’anéantir. Être recherché ne peut être
qu’un don que l’on fait de soi et non un profit dont on cherche à jouir.
[88]

VERS DORÉS

Ne pas provoquer la discorde, plutôt la fuir en cédant.


*
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 47

Il ne s’agit pas de louer l’unité spirituelle par des paroles, mais de la


pratiquer par des actes sans en parler, et même sans en avoir une cons-
cience trop vive.
*
Ne jamais s’abaisser à rechercher par quelque moyen extérieur l’es-
time de ceux dont on est assuré de demeurer séparé et qui sont pour
nous des étrangers ou des ennemis.
*
Dans les relations avec les hommes il faut être réservé et toujours
prêt, attendre l’occasion et ne pas la laisser passer, car il y a un juste
moment pour dire et pour faire, pour demander [89] et pour répondre,
qui ne se retrouve pas et tel qu’aussitôt avant ou aussitôt après, le pos-
sible devient impossible et cela même qui créait la communication crée
une barrière.
Et il faut pour reconnaître ce moment beaucoup d’attention et de
délicatesse, et beaucoup de générosité et d’abandon pour en tirer tout
ce qu’il permet. Faute d’un mot, d’un regard assez prompt d’un con-
sentement assez simple, que de ressources spirituelles sont compro-
mises et anéanties !
*
Ne jamais faire d’avances, mais se défier aussi de celles que l’on
nous fait, surprendre ce point d’ouverture où la communication silen-
cieuse se produit avant qu’on l’ait voulu.
*
Ne jamais tourner son regard vers la gloire ou l’influence ou le pou-
voir, les craindre plutôt que les mépriser et ne s’y prêter que par cette
[90] sorte d’obligation que l’on ressent quand l’amour-propre est de
l’autre côté. Ce qui est rare chez les meilleurs.
Ne pas souffrir d’être ignoré, ou méconnu, ou trahi. La sagesse ne
permet pas que l’on s’indigne. Elle commande une indifférence pleine
de sérénité et de lumière.
*
Il faut éviter de contredire les autres, mais accueillir avec douceur
leurs contradictions.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 48

*
Ne jamais provoquer la discorde et préférer l’éviter en cédant.
*
Il faut regarder les hommes à qui on parle quand on leur parle — ce
qui est plus rare qu’on ne croit — afin de les voir et de voir ce qui se
passe en eux (en leur montrant aussi ce qui se [91] passe en nous, au
lieu de le cacher). Le regard est fait pour que deux consciences devien-
nent transparentes l’une à l’autre.
*
Il ne faut jamais avoir le regard dirigé vers l’objet, mais sur
l’homme, et sur l’homme intérieur, et s’intéresser non point au savoir
mais à la signification.
*
Il faut vivre comme les autres hommes et passer inaperçu de telle
sorte pourtant que ce soit notre vie la plus cachée qui se montre et de
telle manière que les autres découvrent la leur sans y penser, et la tra-
duisent à leur tour par les gestes les plus simples et les plus naturels.
*
Le signe de la force c’est de ne tenir aucun compte de l’opinion ni
de la manière dont on peut être jugé et de demeurer seul avec Dieu [92]
dans une incessante communication. Il importe de n’entrer jamais en
relation avec les autres hommes que par le moyen de Dieu et jamais
avec Dieu par le moyen des autres hommes.
*
Ne jamais communiquer une pensée dont on n’a pas tout à fait pris
possession (ou seulement comme une suggestion et un appel à un autre
qui lui prête la force dont il dispose au lieu d’en profiter pour l’anéan-
tir).
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 49

[93]

Règles de la vie quotidienne

Chapitre 13
SE SUFFIRE

FOI

Retour à la table des matières

La difficulté est d’avoir confiance dans la présence constante de la


grâce. Pourtant, c’est cette confiance qui la fait naître.
Elle ne se manifeste pas toujours sous la forme d’une inspiration
soudaine en rapport avec l’occasion qui m’est offerte. Mais il y a une
grâce supérieure aux événements et qui transparaît encore jusque dans
les actions manquées.
*
La vérité qui convient à chacun de nous, et qui est proportionnée à
ses besoins et aux conditions où il est placé, lui est toujours révélée, à
condition qu’il soit docile et attentif.
[94]
Mais les hommes ont trop d’amour-propre pour la voir et s’en con-
tenter. Ils préfèrent les ingénieuses constructions de leur entendement
à ces touches simples et lumineuses qu’ils s’appliquent à effacer et à
obscurcir.
Il ne tiendrait qu’à nous, si nous savions, quand elles s’offrent, les
reconnaître et les recueillir, que la vie de notre intelligence fût toujours
pleine de nouveauté, d’aisance et de joie.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 50

Elle ne serait pas l’œuvre pénible et irritée d’un moi qui se réjouit
beaucoup moins d’avoir trouvé la vérité que de l’avoir trouvée par son
génie propre et par des moyens qui sont refusés à d’autres.
Le mal, c’est que nous sollicitons vainement l’esprit quand il est
muet et que nous demeurons sourd à son appel quand il nous parle.
*
[95]
L’action seule est mon bouclier : dès que je m’arrête, je suis exposé
à tous les coups, de moi-même et d’autrui.
*
Chercher ce désir continu dont l’objet omniprésent ne peut jamais
ni nous échapper, ni changer.
À ce désir c’est nous qui manquons plutôt qu’il ne nous manque.

[96]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 51

[97]

Règles de la vie quotidienne

Chapitre 14
SAVOIR DISPOSER
DE SON ESPRIT

Retour à la table des matières

Le malheur, c’est qu’on ne fait rien sans cette ardeur intérieure qui
ébranle toutes les puissances de notre esprit, sans cette sérénité indiffé-
rente qui, comme un miroir parfaitement poli, attend que l’image se
présente à elle pour la refléter sans la déformer, sans la méthode enfin
qui prépare et sollicite la découverte par des artifices.
Mais ce sont des attitudes spirituelles qui s’excluent presque tou-
jours et il faut beaucoup d’art pour ne pas laisser éteindre le feu intérieur
et savoir à temps le convertir en lumière, pour être capable de le régler
et de lui fournir à temps l’aliment qui lui convient.
*
[98]
Il y a une certaine constance de notre état intérieur qu’il s’agit pour
nous de maintenir et qui est telle que les événements se produisent alors
comme ils le doivent, sans que nous ayons jamais ni à les refuser ni à
les appeler.
*
Il faut garder ce calme de l’âme qui ne peut exister que si les sens
sont silencieux ou s’ils sont apaisés, ce qui peut être obtenu aisément
pourvu que l’imagination ne s’en mêle pas.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 52

*
Aller vite et loin, donner toujours à son esprit tout son mouvement
et l’obliger à enjamber les distances les plus grandes afin qu’il nous
évite de demeurer sur place et d’y mourir.
*
Il ne faut jamais s’attarder à capter ou à retenir. C’est une idolâtrie
de la chose. Mais la [99] vérité réside seulement dans un acte qu’il faut
être en état de toujours ressusciter.
Outre que ce que j’essaie de capter ou de retenir est toujours en rap-
port avec quelque événement qui ne se reproduira jamais. Au lieu que
la puissance qui est en moi ne s’exercera jamais que suscitée par la nou-
veauté de l’événement et pour y répondre.
*
L’esprit est très justement comparé au feu. Il y a des choses qu’il
doit éclairer, d’autres qu’il doit échauffer, d’autres enfin qu’il doit con-
sumer ou fondre.
*
Le difficile, c’est d’obtenir toujours le contact direct avec le réel
dans l’instant, d’empêcher que la mémoire, l’habitude, le savoir creu-
sent un intervalle, puis interposent un écran entre le réel et nous.
[100]
*
Savoir disposer de son esprit, c’est utiliser contre les habitudes une
autre habitude plus fine et plus subtile.

L’EXPÉRIENCE

Il n’y a rien que nous ayons pensé une fois pour toutes et qui soit tel
qu’il suffirait d’en garder la mémoire et de le convertir en règles.
Car rien ne peut me dispenser d’un contact immédiat et toujours
nouveau avec la réalité. Ce qui m’oblige à vivre au jour le jour en lais-
sant s’accumuler en moi l’expérience acquise sans songer jamais à
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 53

m’en servir, à retrouver chaque fois, comme si elle m’était révélée pour
la première fois la même vérité que j’ai toujours rencontrée.
*
[101]
L’essentiel n’est pas de fortifier sa volonté, mais de découvrir cette
source d’activité où elle puise qui, si nous ne lui opposons aucun obs-
tacle, nous fournira toujours la puissance dont nous avons besoin pour
répondre à toutes les tâches qui nous sont demandées.
Dans toutes nos besognes particulières nous descendons toujours
trop bas pour régler le détail, nous ne remontons jamais assez haut pour
retrouver cet élan créateur qui, dans l’unité du même acte, engendre le
tout et les détails et nous les rend présents dans l’unité du même regard.
*
On croit souvent que ce qui importe, c’est de trouver ce parfait loisir
où tout travail est interrompu, comme si le travail était un servage dont
le loisir nous délasse ; c’est de faire du loisir lui-même un exercice de
l’esprit pur dont c’est le travail qui est un délassement.

[102]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 54

[103]

Règles de la vie quotidienne

Chapitre 15
Projet de titre
UNE FACILITÉ DIFFICILE

Retour à la table des matières

Ne pas s’engager dans un débat avec les aspects de la création qui


feront de nous un prisonnier et un esclave. Mais être avec le créateur et
comme lui indifférent et ignorant à l’égard des œuvres. Alors seulement
elles peuvent être parfaites.
Il ne faut avoir de regard que pour l’acte que j’accomplis : ses effets
sont un spectacle qui n’a d’existence que pour autrui. Quand l’acte est
ce qu’il doit être, le spectacle l’est aussi, mais se préoccuper d’abord du
spectacle, c’est mettre l’apparence au-dessus de l’essence, c’est,
comme il arrive au positivisme, au matérialisme, se contenter d’une ap-
parence qui n’est l’apparence de rien.
*
[104]

PATIENCE

Il faut accepter tous les maux inévitables, et même tous les maux,
car d’aucun d’eux nous ne pouvons savoir avec certitude qu’il est véri-
tablement un mal.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 55

Et il n’y a point de mal que l’on ne puisse détourner ou apprivoiser


avec assez de sagesse, de confiance et de douceur.
*
Il ne faut point s’attacher à un objet qui m’est étranger ou qui me
dépasse.
Dès que ma vue commence à se brouiller, que je suis obligé de
tendre mes forces et que ma volonté s’en mêle, mon esprit perd la dis-
position de lui-même, la lumière, la santé, l’allégresse, et n’a plus de
force pour les tâches qui lui sont destinées.
Ce qui ne veut pas dire que je dois m’arrêter dès la première diffi-
culté : car il y a des difficultés [105] qui sont à ma mesure, que j’ap-
pelle, que je suis seul à pouvoir reconnaître et résoudre et qui sont
comme une épreuve de ma puissance créatrice.
Mais que celle-ci ne cède jamais à la contrainte, même à celle de
l’amour-propre, et qu’elle s’attache seulement à discerner ce qui lui
convient, c’est-à-dire un accord entre la proposition que le réel lui
adresse et son élan le plus naturel. Ce qui est moins aisé qu’on ne pense.
*
Tant de gens qui se moquent de la facilité, mais qui n’ont pas fait
assez d’effort pour l’acquérir.

DISCIPLINE DE CHAQUE JOUR

Qu’il n’y ait point de jour où nous ne mettions la main à une besogne
que nous nous sommes assignée et qui constituera l’ouvrage même de
notre vie.
[106]
*
Qu’il n’y ait point de jour où nous ne réservions un peu de loisir
pour le recueillement pur, où nous n’attachions notre regard sur quelque
vérité essentielle qui mérite d’être gardée.
Qu’il n’y ait pas de jour où nous omettions de saisir au vol ces véri-
tés qui traversent notre conscience comme des éclairs et qui sont
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 56

comme des trouées dans l’éternité, qui appartiennent à l’instant et qu’il


dépend de nous de faire pénétrer dans la durée.
*
Règle : la recherche de la perfection n’est rien si elle n’est pas insé-
parable du besoin de répandre tout le bien que l’on possède.
*
La raison est incapable de se suffire. Car elle est une maîtrise que
nous exerçons sur nos [107] puissances déraisonnables. Ce sont elles
qui nous donnent la force, et la raison leur impose cet équilibre qui nous
permet d’en faire un bon usage.
Le génie de l’homme réside dans une ivresse dominée. Il y a toujours
quelque vin auquel les hommes le demandent et qui, quand il le donne
trop facilement, n’en donne que la caricature. L’homme sommeille dès
que l’ivresse le quitte. C’est elle que la raison épie pour la soumettre à
la loi de l’ordre.
Rien ne commence par la raison, mais il n’y a rien qui puisse se
passer d’elle. L’homme qui n’est que raisonnable est aussi celui qui
n’aime pas, mais la forme la plus haute de la raison, c’est d’être la loi
de l’amour, cette ivresse.
*
Il importe de toujours mettre en rapport le possible avec le réel, car
autrement le possible ne serait qu’un rêve de l’imagination, et le réel un
[108] donné qui s’imposerait à moi et que je serais incapable de recon-
quérir et de spiritualiser.
*
Ce qui caractérise l’âme, ce n’est pas tant la fin qu’elle vise que
l’état où elle s’établit.
*
On dit alors : à quoi bon le temps ? Mais il n’y a plus de temps et on
ne peut se plaindre que demain ne nous apporte rien.
*
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 57

De la solitude, bon ou mauvais usage selon que la volonté s’en mêle


ou non.
*

Louis XIV mange en public.


Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 58

[109]

Règles de la vie quotidienne

Chapitre 16
L’OCCASION

Retour à la table des matières

Maintenir cette grande aération de l’esprit, qui garde sa liberté non


pas seulement toujours disponible, mais toujours en exercice, qui se
laisse solliciter par toutes les choses qui s’offrent, sans se laisser jamais
emporter par elles, qui n’est point toujours à la peine pour chercher ce
que l’inspiration lui refuse et que son amour-propre réclame, telle est la
santé de l’âme et même du corps.
*
Il ne faut choisir aucune fin particulière, mais savoir réaliser toutes
celles qui se proposent.
*
Que le regard reste toujours attentif à cet acte purement spirituel qui
fonde tout ce qui est [110] et tout ce qui peut être sans se laisser jamais
retenir par aucune action particulière, par aucun être individuel, c’est le
seul moyen de donner un sens plein et fort à tous ces événements que
chacun de nous trouve sur son chemin, qu’il n’a point sollicités et à
l’égard desquels il semblait indifférent.
*
La vie spirituelle mérite-t-elle les reproches dont on la charge ? Il
arrive en effet qu’elle soit une rêverie complaisante et égoïste qui nous
détourne de l’action et nous donne une sorte de mélancolie voluptueuse.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 59

Mais elle ne mérite d’être nommée une vie que si elle ranime tou-
jours notre puissance créatrice, que si elle nous donne une joie cons-
tamment renouvelée, que si elle nous unit plus étroitement aux autres
êtres, que si elle nous fait trouver mieux que toute recherche technique
ce qui convient le mieux à chaque situation particulière.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 60

[111]

Règles de la vie quotidienne

Chapitre 17
RÈGLES DE L’UNITÉ

Retour à la table des matières

La grande affaire est de rejoindre tous les éclairs qui traversent notre
pensée aux différentes heures de la journée, de telle manière qu’au lieu
de se dissiper aussitôt, ils nous permettent de vivre dans une atmosphère
de lumière.
Et pour cela il s’agit beaucoup moins de les multiplier que de les
convertir en une sorte d’irradiation continue où tout mouvement semble
aboli.
Il en est ainsi de tous les mouvements particuliers de bonne volonté
qui doivent se fondre dans un même acte de volonté toujours présent et
à peine sensible et qui ne connaît ni interruption, ni reprise.
*
[112]
Ne jamais servir une cause extérieure mais poursuivre seulement cet
élargissement de notre âme dont tous les actes que nous cherchons à
produire ne sont que les moyens où les effets.
*
Il y a deux manières d’obtenir l’unité : la première qui est l’effort
impuissant par lequel nous essayons de rejoindre du dehors chaque ob-
jet à tous les autres dans une sorte de course infinie dont le terme recule
toujours, la seconde par laquelle nous le relions du dedans à un acte
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 61

spirituel omniprésent et pénétrons dans un monde qui se suffit à lui-


même, avec lequel nous formons une sorte de société qui ne diffère
point de la société que nous formons avec nous-même.

SIMPLICITÉ

Les grandes idées m’apparaissent souvent avec une extrême simpli-


cité, ce qui m’induit en défiance. Car cette simplicité humilie mon [113]
amour-propre qui ne peut plus s’en attribuer le mérite. Mais là précisé-
ment est le signe de leur vérité.
Le danger, lorsqu’il a découvert cette simplicité des vérités essen-
tielles, c’est qu’il renonce à cette activité même qui les lui a fait décou-
vrir et qu’il s’abandonne à une facilité qui les dissipe.
Il n’y a point de pire difficulté que de garder cette simplicité parfaite
du regard que le moindre choc, la moindre convoitise suffisent à trou-
bler. Cette simplicité qui rend toutes les choses transparentes surpasse
en puissance de pénétration tous les efforts du vouloir.
La simplicité, si elle réside dans une sorte de contact ininterrompu
avec le réel, ne risque jamais de devenir une apparence qui nous con-
tente ou un schéma que nous avons bâti. On pense souvent qu’elle est
l’effet d’une sorte d’inertie de notre pensée, quand elle est la marque de
son activité la plus délicate et la plus forte.
[114]
*
L’unité et l’identité sont les lois fondamentales de la pensée : ce que
l’on peut traduire en disant que la pensée doit toujours s’appliquer au
Tout et ne jamais laisser rompre sa continuité quand elle passe d’un
objet à un autre dans le même Tout.
*
Il n’y a aucune pensée sérieuse qui n’enveloppe le Tout et ne s’ex-
prime par quelque action.
*
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 62

Il est difficile d’embrasser le Tout par un acte de contemplation. Il


y a une vérité active, humaine, vivante, qui possède une parfaite sim-
plicité, qui marche vite et qui va droit au but, et qui est plus proche de
la vérité contemplative que toutes les connaissances les plus savantes
jointes aux analyses les plus subtiles.
[115]
*
Pour juger d’une philosophie, il faut toujours songer à l’idée la plus
simple qu’on pourrait en donner à l’homme le moins expérimenté : car
cette idée en est la racine, c’est sur elle qu’il faut la juger en mesurant
la répercussion qu’elle serait capable d’avoir sur notre existence.

[116]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 63

[117]

Règles de la vie quotidienne

Chapitre 18
LA CONVERSION
DU VOULOIR
EN INTELLECT

Retour à la table des matières

Tout naît de la volonté libre, mais la volonté n’a point sa fin en elle-
même. Elle cherche à se convertir en une possession, c’est-à-dire en
une lumière que l’intelligence seule est capable de fournir.

Ce que cherche la volonté, c’est un objet qu’elle ne puisse pas ne


pas vouloir et qui soit tel que, quand on l’a découvert, on voit bien qu’il
ne peut pas être autre qu’il n’est.

Cette coïncidence ne peut se produire qu’à condition que le but su-


prême de notre volonté, ce soit précisément la volonté de Dieu en nous.
*
[118]
Il s’agit seulement de comprendre et, pour celui qui a compris, l’ac-
tion est déjà faite.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 64

TEMPS

Nous souffrons de penser que nous n’avons point encore de philo-


sophie, mais parce que nous n’arrivons pas à prendre possession de
celle que nous portons au-dedans de nous et que nous allons en chercher
une autre au-dehors.
Mais la philosophie est une union si étroite de la contemplation et
de l’action qu’elle porte ses fruits dans chaque instant, au lieu d’en re-
tarder sans cesse la maturité.
Il faut donc avoir une attention assez éveillée pour que chaque mo-
ment qui passe soit lui-même plein et suffisant, et non pas simplement
un moyen en vue d’un autre moment qui viendra plus tard.
Là est le principe de tous nos malheurs.
[119]
Chaque action vaut absolument dans le temps même où je l’accom-
plis ; alors elle prend place dans le temps, bien qu’elle trouve son prin-
cipe non point dans le temps, mais dans une source éternelle qui me
donne dans le présent même toute la force et toute la lumière dont je
dispose.
Il n’y a pas d’action qui ne suppose une préparation, c’est à dire
certains moyens qu’elle met en jeu, qui ne cherche à produire certains
résultats, c’est-à-dire qui ne vise certaines fins.
Mais au moment où elle s’accomplit, elle n’est plus esclave de ces
moyens, ni de ces fins, il lui appartient de les vaincre ; elle ne répète
point un modèle. Elle est une création nouvelle qui passe tous les mo-
dèles et devient à elle-même son propre modèle.
*
Les hommes croient que la grande difficulté, c’est de transformer
l’intellect en vouloir. Mais c’est le contraire qu’il faudrait dire.
[120]
*
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 65

Il ne faut jamais viser l’action mais l’idée, et l’action doit suivre sans
qu’il soit nécessaire de le vouloir.
*
Que jamais la connaissance ne reproduise un savoir déjà acquis ni
l’action un mouvement déjà fait.
*
Tout mouvement, tout savoir doit intéresser notre avenir et nous pa-
raître toujours nouveau.
Ou plutôt quand nous sommes véritablement présent à nous-même,
il n’y a rien qui soit pour nous ni neuf ni ancien.
Il se produit une exacte coïncidence du neuf et de l’ancien qui est
l’éternité, cette jeunesse de toujours.
[121]
*
Car si l’éternité est plus ancienne que les choses les plus anciennes,
la rencontre que nous en faisons est une rencontre toujours nouvelle.
On ne la rencontre qu’en s’oubliant, c’est à dire en oubliant les ren-
contres mêmes qu’on en a faites.

[122]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 66

[123]

Règles de la vie quotidienne

Chapitre 19
LA DISCIPLINE
DU DÉSIR

RÈGLES À L’ÉGARD DE SOI-MÊME


RÈGLES DE LA VOCATION

Retour à la table des matières

Le nirvana est une sagesse pratique dans laquelle le désir est aboli.
*
La règle fondamentale est pour chacun de nous de savoir faire la
différence entre ce qui lui convient et ce qui ne lui convient pas.
Presque tous nos malheurs viennent du mépris que nous avons pour
tout ce que nous faisons avec naturel, avec aisance et avec plaisir afin
de nous attacher avec beaucoup d’effort à quelque objet auquel nous
sommes peu propres et que nous sommes hors d’état d’atteindre.
[124]
Mais il suffit qu’un autre l’acquière et le possède parce qu’il lui con-
vient, pour que tous ceux qui nous sont proposés et que nous avons sous
la main soient aussitôt abolis.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 67

RÈGLE DU BONHEUR

Tout le secret de la philosophie, c’est de faire de son âme un bon


démon (eu-daîmon) qui nous permette d’être à la fois bon et heureux.
Mais c’est un idéal difficile et que les hommes méprisent parce
qu’ils ne désirent que des avantages matériels, visibles à tous les re-
gards, dont la possession repose sur des titres certains et qui reçoivent
l’estime de l’opinion.
Pour comprendre quels sont les avantages réels qu’ils leur sacrifient
et que la philosophie pourrait leur donner, il faut avoir autant de fermeté
dans la pensée que dans le vouloir.
*
[125]
Faute de pouvoir se donner à eux-mêmes le bonheur, les hommes
finissent par faire des objets de gloire du malheur et du trouble qui les
accable : mais s’ils haïssent ceux qui ont cessé de les ressentir, ils mé-
prisent ceux qui comme eux y sont encore plongés.
Ils n’en reçoivent aucune consolation, tandis que le bonheur des
autres est pour eux un reproche de tous les instants.
*
Il semble que les événements particuliers de notre vie ne sont là que
pour produire dans notre conscience des sentiments généraux, sans
date, indépendants du corps et des circonstances, et auxquels nous ne
faisons que participer.
C’est cette participation qui est notre vie elle-même, et non pas la
suite des détails de notre histoire. Nous n’aimons les autres que pour
découvrir en eux la réalité métaphysique de l’amour.
[126]
C’est ce que l’on observe chez tous les classiques. Et ce que Platon
pensait de l’idée, qui était pour lui la véritable réalité et non pas la
chose, il faut l’étendre au sentiment qui lui aussi est une essence dont
les états particuliers ne font qu’approcher.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 68

[127]

Règles de la vie quotidienne

Chapitre 20
RÈGLES À L’ÉGARD
DES AUTRES HOMMES

Retour à la table des matières

Il y a un mauvais usage de cette règle même qui me prescrit de me


tourner vers autrui et non pas vers moi. Car je puis m’intéresser à lui
comme à un objet qui m’appartient, ou encore comme à un autre moi-
même.
Mais ce moi-même dont je cherche à me détourner, vais-je l’éveiller
chez un autre ? Vais-je me complaire en lui parce qu’il n’est pas le mien
et demander à cet autre de faire pour soi cela même dont je me délivre ?
Ou bien aboutirait-on à ce paradoxe que tous les hommes doivent se
détourner d’eux-mêmes pour se consacrer à autrui, comme si la pre-
mière partie de cette règle ne devait pas les porter à refuser ce qui leur
est offert en vertu de la seconde de telle sorte que, dans ce sacrifice de
l’altruisme à l’égoïsme, l’altruisme créerait pour [128] celui qui en est
l’objet une tentation dont il devrait toujours se défendre. Et dans cette
contradiction subtile le précepte même finirait par succomber.
Dira-t-on que cette sorte de gratuité dans ce don qui ne serait jamais
reçu fait la beauté même de cette parfaite générosité qui chercherait le
bien d’autrui, sans qu’autrui pût jamais le désirer comme son propre
bien ? Mais outre la tentation à laquelle j’expose autrui, puis-je viser
comme un bien ce qui n’est un bien ni pour lui ni pour moi ?
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 69

Reviendra-t-on à la maxime qu’il faut faire pour autrui ce que je


veux que l’on fasse pour moi ? Oui, sans doute, mais à condition de ne
pas se contenter de ces satisfactions que cherche l’individu et qui ne
deviennent pas meilleures quand elles sont l’objet d’une mutuelle com-
plicité.
Si la connaissance n’est possible qu’à condition que je me détourne
de moi-même pour aller vers l’objet, si la morale n’est possible qu’à
[129] condition que je poursuive le bien d’autrui et non pas le mien (et
si l’on peut dire que par là seulement je sers les intérêts de mon propre
moi, en enrichissant en lui l’intellect et le vouloir, mais à condition que
ce ne soit là qu’un effet et jamais une fin), c’est à condition qu’au lieu
de m’arrêter sur cet objet particulier, ou sur le moi d’un autre, je le con-
sidère comme un chemin ouvert devant moi par lequel je romps la so-
litude de ma conscience séparée et commence à assumer la connais-
sance et la responsabilité du tout dans lequel je suis situé et dont je suis
indivisiblement le spectateur et le créateur.
*
La plus grande difficulté, c’est d’apprendre à se supporter et à sup-
porter les autres. Mais ces deux règles n’en font qu’une.
*
On ne peut juger de l’arbre que par ses fruits. C’est une méditation
imparfaite et inachevée que celle qui, s’enfermant en elle-même et
[130] jalouse de se répandre, donne à la conscience cette satisfaction
spirituelle qui ressemble encore à une satisfaction d’amour-propre.
Sans doute, on reconnaîtra qu’une âme qu’elle purifie puisse ré-
pandre autour d’elle le bienfait de sa seule présence. Mais ce bienfait
se produit-il toujours ? Et il y a une allégresse intérieure et solitaire qui
ressemble à celle des illuminés et des déments.
De même que la science provoque une sorte de renouvellement de
la nature matérielle dont tous les hommes profitent, la sainteté provoque
un renouvellement de l’âme humaine qui se propage sur toute la terre.
On n’oubliera pas que les hommes n’ont pas la même vocation, que
les uns ont pour mission d’accroître cette lumière intérieure qui éclaire
la conscience de l’humanité tout entière, et les autres d’utiliser et de
multiplier les ressources de l’univers matériel au profit de la vie du
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 70

corps. Mais ni les uns ni les autres ne sont dispensés de se prêter leurs
services mutuels.
[131]
*
La sagesse se reconnaît à ce signe qu’elle produit le bonheur à la
fois en nous et autour de nous.

GÉNÉRALITÉS SUR LES RÈGLES

Nulle règle n’est tirée de la réflexion.


Elles sont toutes tirées de quelque action qui s’est elle-même accom-
plie sans règle, mais dont le souvenir, en séjournant dans notre mé-
moire, a peu à peu créé en nous non pas une habitude, mais une puis-
sance spirituelle, puissance d’agir qui est désormais à la disposition de
notre conscience.
*
Toute la difficulté, c’est de découvrir en nous une participation à la
puissance créatrice, qui constitue notre génie propre, et de lui laisser
son libre jeu.
[132]
TEMPS

Certains ne pensent qu’à des acquisitions qu’ils voudraient éter-


nelles, à fixer des idées qu’ils ont aperçues un jour et qu’ils ne perdront
jamais ensuite. Mais c’est un effort matériel et qui nous déçoit beau-
coup.
Ce sont des choses que l’on acquiert, ce sont des signes que l’on
garde. Et qui croit avoir capté par là l’acte spirituel qu’il retrouvera plus
tard, dès qu’il le voudra, se trompe.
Tout acte spirituel est un acte de participation qui doit toujours être
recommencé : il est toujours identique et toujours nouveau. On acquiert
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 71

la puissance de le reproduire, il n’y a rien qui nous dispense de l’exer-


cer, ni qui lui permette de jouer à coup sûr.
*
Descartes a bien vu qu’il suffit de quelques règles générales très
simples qui puissent [133] demeurer toujours présentes à notre esprit et
qui ne se distinguent plus de son activité même.
Les règles particulières à la fois embarrassent notre esprit et l’asser-
vissent et pourtant comment pourraient-elles s’appliquer en tous les
cas ? Si les règles doivent garder leur généralité, au contraire, c’est qu’il
n’est pas possible alors d’en faire des formules immuables qui nous
dictent dans chaque instant ce que nous devons faire : dès qu’on passe
à la pratique, il faut leur rendre la souplesse et la vie.
Et nos règles de la vie quotidienne ne sont pas destinées à dessiner
le contour de nos actions particulières jusque dans le plus extrême dé-
tail, mais à discerner encore le jeu de ces quelques règles très simples
dans toutes les perspectives où la vie pourra nous placer.

[134]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 72

[135]

Règles de la vie quotidienne

Chapitre 21
RÈGLES DE
LA SENSIBILITÉ

Retour à la table des matières

Il ne faut pas s’attacher à cultiver la sensibilité, car la sensibilité


n’exprime rien de plus que les effets de l’activité intellectuelle ou vo-
lontaire. Il faut donc régler celle-ci, et la sensibilité fera toujours pa-
raître en elle les effets que nous méritons.

RÈGLES À L’ÉGARD DE SOI-MÊME

Il n’est pas nécessaire de toujours penser ni de s’épuiser à vouloir


modeler sa propre nature. Mais on ne connaît que ce qui n’est pas soi,
on n’agit que hors de soi ; quand on se comporte comme il faut à l’égard
du dehors, le dedans est lui-même ce qu’il faut.
Mais la proposition peut être renversée : c’est qu’elle est réciproque.
[136]
*
Il ne faut pas mener de vie séparée. Elle aveugle plus qu’elle
n’éclaire. Elle est un produit de l’amour-propre qui apparaît encore dans
le désir de se réformer et d’acquérir la sagesse.
Celui qui fuit dans la solitude et craint que le contact des autres
hommes ne le divertisse fait voir une singulière faiblesse. C’est au
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 73

milieu des hommes qu’il faut savoir garder la solitude et éviter le di-
vertissement. Dès qu’elle cesse de nous divertir leur société commence
à nous nourrir.

CONTRE

Il faut s’abstenir de toute critique et chercher à découvrir dans tout


ce qu’on rencontre, dans tout ce qu’on voit et dans tout ce qu’on lit, non
pas cette part de faiblesse dont nous pensons qu’elle nous relève, mais
cette part de réalité qui nous nourrit.
[137]

RÈGLES À L’ÉGARD DE SOI-MÊME

Il ne faut point forcer son esprit, il vaut mieux qu’il soit apte à moins
de choses. Il faut préférer l’ignorance à une science trop laborieuse. Ce
que je ne comprends pas dans les ouvrages d’autrui, c’est ce qui ne
trouve en moi aucun écho, ou des échos trop obscurs.
*
L’important, c’est de n’exercer que mes facultés les plus person-
nelles, celles qui me donnent le plus de joie, dont le jeu est le plus effi-
cace, sans m’évertuer à éveiller celles qui me manquent, qui me coûtent
beaucoup d’effort et produisent peu de fruit.
Cet apparent hédonisme est aussi un ascétisme dans lequel je m’en-
ferme dans mon propre horizon en renonçant à beaucoup de satisfac-
tions d’un amour-propre toujours avide de s’égaler à l’univers.
*
[138]
Le difficile est de découvrir sa vocation, qui suppose toujours une
occasion dont on ne peut dire si on la rencontre ou si on l’appelle. Mais,
une fois qu’on l’a découverte, le difficile est de la remplir sans s’en
laisser imposer par le divertissement, par le goût de l’imitation. Ici les
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 74

règles de conduite, par leur caractère universel, créent un immense pé-


ril.
Tous les hommes sentent en eux une vocation, mais ils souffrent de
lui être infidèles ; c’est que l’amour-propre et la vocation se combattent,
au lieu de se soutenir. Car l’amour-propre nous propose toujours un but
apparent et estimé de tous, qui crée entre les individus une opposition
et une lutte pour le conquérir, là où la diversité de leurs vocations réus-
sirait à les réconcilier et à les unir.
Si l’on veut que tous les hommes soient semblables et poursuivent
la même fin, ils ne cesseront de se heurter et de se haïr, mais s’ils sont
tous différents et qu’ils aient tous des tâches particulières, alors chacun
d’eux sera pour tous les autres une révélation et un soutien.
[139]

RÈGLES DE L’INSPIRATION

Il faut tout laisser et ne point assujettir son esprit inutilement là où


il n’est porté lui-même par aucun mouvement, où il ne ressent aucune
émotion, aucune petite secousse, ou aucune clarté qui l’illumine.
La volonté n’a de pouvoir que pour vaincre les résistances de la ma-
tière : elle ne peut rien quand l’esprit est muet, et quand il parle il suffit
qu’elle lui soit docile. Elle n’est point de la même race. Elle gâte tout si
elle pense que c’est elle qui donne à l’esprit le mouvement. Il suffit
qu’elle soit attentive à ses premières touches, elle n’a plus alors qu’à
céder.
Ce point où la volonté sent qu’elle n’a plus qu’à céder, c’est celui
que nous devons chercher, le seul où l’individu puisse se dépasser lui-
même, recevoir la vérité, la force et le bonheur.
La volonté, c’est l’esprit prisonnier de la matière et qui cherche à
s’en délivrer.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 75

[140]
*
On imagine toujours que ceux qui demandent que l’on attende l’ins-
piration prêchent inutilement pour ceux qui l’ont et sont inutiles à ceux
qui ne l’ont pas. Et on leur reproche aussi de déshonorer la conscience
par un excès de facilité où le moi se trouve anéanti dans une situation
où il n’a qu’à recevoir et à attendre.
Mais cette défense du moi est elle-même une défense de l’amour-
propre. Il y a sans doute plus de difficulté à recevoir qu’à agir. Ou plutôt
c’est là une sorte d’action aussi, qui suppose un art plus subtil.
Il est souvent plus difficile de recevoir un don matériel et sensible
que de le donner. Que dire d’un don spirituel ? Le recevoir, c’est le faire
sien, c’est s’élever à son niveau et celui qui dédaigne de le recevoir le
plus souvent n’en est pas capable.
Mais le difficile surtout, c’est d’être prêt à recevoir, c’est d’avoir
réalisé cette purification, [141] ce dépouillement à l’égard de tous les
attachements particuliers, c’est de faire taire notre volonté propre au
lieu de la tendre, c’est de créer en soi ce vide intérieur où le monde
pourra être reçu.
Telle est cette facilité difficile qui résiste à tous les efforts, et qui
non seulement dans son exercice mais dès sa naissance même, res-
semble à une grâce mais qui suppose une disposition désintéressée et
accueillante de notre âme, un souple consentement, une indifférence à
soi, une ouverture attentive et aimante, c’est-à-dire l’activité la plus se-
crète de notre moi dans son jeu le plus profond et le plus délicat.

[142]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 76

[145]

Règles de la vie quotidienne

NOTE BIOGRAPHIQUE

Retour à la table des matières


Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 77

[147]

Règles de la vie quotidienne

Sur le présent texte

Retour à la table des matières

Fin

Vous aimerez peut-être aussi