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[1883-1951]
Membre de l’Institut
Professeur au Collège de France
(2004)
RÈGLES DE
LA VIE QUOTIDIENNE
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posé exclusivement de bénévoles.
à partir du livre de :
Louis Lavelle
LOUIS LAVELLE
[1883-1951]
Membre de l’Institut
Professeur au Collège de France
[143]
Préface [7]
[5]
PRÉFACE
Jean-Louis VIEILLARD-BARON
[18]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 7
[19]
Règles
de la vie quotidienne
[20]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 8
[21]
Chapitre 1
L’USAGE DES RÈGLES
Il est aussi difficile de faire un bon usage des règles qu’un bon usage
des livres.
Car l’appel aux livres est le plus souvent un appel à la mémoire pré-
sente et disponible comme l’appel aux règles est un appel à un méca-
nisme dont le jeu est assuré. Les règles comme les livres sont des se-
cours qu’il ne faut pas mépriser, mais qui doivent suggérer certains
mouvements de la pensée et non point en tenir lieu.
*
Le but de la réflexion doit être de formuler un petit nombre de règles
de la vie, mais qui sont telles que très peu d’hommes ont assez de force
pour en faire un usage constant, c’est-à-dire non point seulement dans
quelques rares moments [22] où il semble que la volonté se renouvelle
et se tend, mais par une sorte de disposition insensible de l’âme dans
laquelle elles nous établissent et qui s’accompagne d’une lumière dans
laquelle la nécessité et la liberté se confondent.
Et l’efficacité des règles se fonde sur un exercice de l’attention plu-
tôt que sur la répétition d’une pratique.
*
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 9
Cela est indispensable à des êtres qui vivent dans le temps et sont
toujours prêts à oublier le meilleur d’eux-mêmes. Il n’est jamais inutile
à un auteur de relire ses propres œuvres.
*
[25]
Il faut que l’examen de conscience de chaque soir soit un moyen
d’obtenir un sommeil tranquille en se purifiant des préoccupations du
jour, car elles restent vives et ne cessent de nous troubler quand on re-
doute précisément de les amener jusqu’à la lumière de la conscience.
Le rôle de la conscience n’est pas comme on le croit de produire en
nous l’insécurité et l’angoisse ; il est, comme celui du soleil, d’éclairer
et de purifier, et de nous apaiser.
[26]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 11
[27]
Chapitre 2
L’ATTITUDE GÉNÉRALE
Il faut obtenir que nos intentions coïncident toujours avec nos goûts
et avec notre vocation, et porter chaque intention jusqu’au dernier point,
c’est-à-dire jusqu’à l’absolu. Mais, pour cela, il faut ne pas avoir d’in-
tentions particulières : il n’y a que les effets de particuliers ; ils suivent
toujours l’intention et donnent sa mesure.
Le seul moyen d’être fort, c’est de ne jamais subordonner ce que
l’on est, c’est-à-dire ce que l’on pense, ce que l’on dit ou ce que l’on
fait, à une préoccupation particulière ou à une fin temporelle.
C’est à elles de me suivre et non pas à moi de les suivre.
*
[28]
Garder un juste milieu entre la froideur et l’exaltation, c’est-à-dire
la perfection de ces deux états à la fois.
*
Ne jamais s’appliquer à des problèmes posés du dehors et par autrui,
mais toujours à des problèmes posés du dedans et par nous-même.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 12
Il faut être souple comme une liane, mais comme elle, impossible à
rompre, et doux comme une surface parfaitement polie, mais parfaite-
ment dure.
*
Être net, c’est-à-dire être pur, mais d’une pureté qui se défend contre
toutes les souillures.
*
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 13
[31]
Chapitre 3
RÈGLES
FONDAMENTALES
LIBERTÉ
UNE ACTIVITÉ
QUI SURPASSE LE VOULOIR
Toute la difficulté est de libérer en soi une activité à la fois plus sûre,
plus puissante et plus aisée que le vouloir, à laquelle on évite de recourir
et dont on gêne le jeu parce que l’amour-propre s’en mêle, qu’il refuse
de se renoncer et de consentir à une action qu’il est incapable de reven-
diquer.
*
[34]
Tout devient facile (lire, retenir, faire et agir) quand, au lieu de cher-
cher à acquérir quelque bien extérieur que l’on voudrait faire sien, on
ne trouve en lui que l’exercice d’une puissance de l’âme qui déjà le
pressentait et même le portait en elle et dont il incarne le libre jeu.
*
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 16
[36]
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[37]
Chapitre 4
RÈGLES DE
LA CONDUITE À L’ÉGARD
DES AUTRES HOMMES
AMOUR-PROPRE
Le vrai mérite ne s’attarde pas à disputer avec les hommes pour de-
mander qu’on le reconnaisse. Il ne souffre pas si on l’oublie. C’est
l’amour-propre qui en souffre, mais l’amour-propre n’est point le mé-
rite. Il se joint à lui pour le corrompre. C’est lui seul qui demande à
goûter une récompense à laquelle il n’a aucun droit.
*
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 19
fît une solitude de l’esprit de la pure solitude du moi. Elle nous donne-
rait alors, par le moyen de notre communion avec un autre être, cette
[43] présence de Dieu que nous pensions posséder quand nous étions
seul, mais sans être jamais sûr de ne pas fournir nous-même à la fois la
demande et la réponse.
Il ne faut donc pas se sentir troublé quand on vient au milieu des
hommes, comme cela arrive à tous les timides qui cherchent alors une
nouvelle manière de vivre. Il faut seulement veiller à ne pas perdre le
train naturel de la solitude.
*
Rien de plus humiliant que d’éprouver des sentiments de bonté et
d’amour à l’égard des autres hommes quand on est seul, qui se conver-
tissent en impatience et en hostilité dès qu’on les rencontre.
Mais ces sentiments qui remplissent notre solitude n’expriment rien
de plus que des virtualités qui se découvrent à nous pour témoigner de
l’impuissance où nous sommes d’avoir jamais l’expérience de leur ré-
alité. Et la solitude n’a pas [44] besoin de tant de bonne volonté quand
la simple vue du prochain nous ouvre le cœur.
*
Le cercle dans lequel on peut avoir des communications réelles avec
d’autres êtres est très étroit : il ne faut pas chercher à l’agrandir indéfi-
niment. Ici la qualité seule importe.
Dans une communication réelle avec un seul être, les rapports de
tous les hommes entre eux, sont déjà contenus.
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[45]
Chapitre 5
RÈGLES
DE L’INTELLIGENCE
*
Il n’est pas nécessaire d’avoir beaucoup de connaissances, mais il
est nécessaire de garder à chaque instant la libre disposition de soi-
même et la fraîcheur de l’invention naturelle. Tout dépend de ce que je
puis donner dans l’instant présent, et devant des circonstances que je
n’ai jamais pu prévoir.
[47]
*
Il ne faut pas acquérir la connaissance comme on acquiert une chose,
qui occupe momentanément une place dans notre mémoire. Une con-
naissance n’est rien si elle ne se change pas en une activité qui nous
change nous-même. Ainsi, à l’inverse de ce que l’on croit, la connais-
sance n’est jamais qu’un moyen mais non pas un but ; et le but, c’est
par elle de découvrir une des puissances de notre vie secrète.
*
N’apprendre par dessein que ce dont nous avons besoin pour l’em-
ploi de notre activité temporelle ; mais ne refuser aucune des connais-
sances qui s’offrent en mettant toujours les spirituelles au-dessus des
matérielles et en essayant de rejoindre celles-ci à celles-là.
*
[48]
Il ne s’agit pas d’acquérir des connaissances que l’on oublie, qui ne
peuvent pas toujours être présentes, et juste dans le moment où nous en
avons besoin, ou dans des circonstances qui ne se répètent jamais tout
à fait. Il faut veiller à garder une attention en éveil et toujours disponible
telle qu’elle se tourne toujours vers le tout de l’être et jamais vers moi.
*
Obtenir sur le réel une vue très simple, que le nombre et la com-
plexité des détails accuse au lieu de l’offusquer.
*
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 23
Ne pas s’attarder sur une vue que l’on vient d’obtenir avec l’inten-
tion de n’en rien laisser échapper. Car en s’appesantissant sur elle, on
obscurcit peu à peu sa lumière. Il faut laisser à la pensée son mouve-
ment et son jeu et ne point demander aux efforts de la volonté de nous
donner du réel cette révélation que l’on ne peut [49] attendre que d’un
contact spontané avec lui, fragile et presque évanouissant.
*
Éviter l’effort qui, en pressant notre pensée, lui barre la route. La
pensée est un mouvement spontané et subtil, il faut découvrir et respec-
ter son libre jeu et non point le forcer ; elle est au-delà du vouloir et de
l’amour-propre, au-delà de moi-même, et résiste à leur sollicitation.
C’est au moment où ils s’effacent qu’elle jaillit.
*
Il n’y a rien de plus artificiel et de plus vain que l’effort que l’on fait
pour maintenir la cohérence de ses pensées.
Cette cohérence qui est l’effet du vouloir et même de l’amour-
propre, il faut la craindre et n’y rien sacrifier. Cette identité à laquelle
l’homme se contraint n’est que l’œuvre de l’homme.
[50]
Sans doute l’identité est une sorte d’expression temporelle de l’unité
même du Tout. Mais cette unité du Tout n’est jamais donnée à
l’homme. Aussi n’a-t-il point à se soucier de l’identité quand il est as-
suré d’avoir pris pied dans la réalité même du Tout.
Sans doute, il n’en aura jamais que des vues particulières et sépa-
rées, mais ce n’est pas sa tâche de réaliser entre elles laborieusement un
accord qu’il n’aperçoit pas toujours.
À travers leurs disparités et même leurs contradictions apparentes,
l’identité se découvrira à son esprit telle qu’elle est réalisée dans les
choses ; il suffira pour cela qu’il acquière sur elles un nombre de plus
en plus grand de vues intermédiaires qui rétabliront peu à peu la conti-
nuité rompue.
*
Il n’y a qu’un péché contre l’esprit, qui est de refuser d’écouter sa
voix. Alors la pensée est tout entière assourdie par le tumulte du corps.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 24
[51]
RÈGLES DE L’EXPRESSION
*
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[53]
Chapitre 6
ÊTRE TOUT ENTIER
DANS CE QUE L’ON FAIT
(activité de l’esprit)
La besogne la plus humble exige toutes nos forces, tout notre génie
et toute notre raison. Elle est comme le geste élémentaire du sacerdoce
où la présence divine est toujours là.
*
L’esprit est un acte continu. Dès qu’il se relâche, dès qu’il cède à
l’oisiveté, c’est l’interstice, la fente par laquelle s’introduit l’amour-
propre avec toutes les maladies de l’âme et du corps. Mais le sage n’a
pas le temps ni la place d’être malade.
Celui que torture l’amour-propre pense que son esprit est actif, alors
qu’il est retenu et comme paralysé par le moi individuel et proprement
[54] incapable d’agir, c’est-à-dire de sortir de lui-même et de commu-
niquer avec le Tout. C’est dans le temps où il se referme sur lui-même
que la maladie profite de son isolement, pénètre en lui et le consume.
*
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PURIFICATION
RÈGLES DE L’INTELLIGENCE
[59]
Chapitre 7
RÈGLES DE LA MESURE
RÈGLES PERSONNELLES
DE LA COMPOSITION LITTÉRAIRE
[64]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 33
[65]
Chapitre 8
RÈGLES DE L’USAGE
DU CORPS, DE LA SANTÉ
ET DE LA MALADIE
Le danger pour tout être malade, c’est d’être tout entier retenu par
le corps ou par cette sensibilité à lui-même qui est une sorte de tendresse
du corps.
Celui qui est sain oublie son corps, s’unit au monde qui l’entoure,
regarde le ciel au-dessus de sa tête et vaque à ses affaires.
*
Il ne faut pas refuser à la nature ce qu’elle demande, de manière à
éviter que la volonté entre jamais en dispute avec elle. Mais il faut at-
tendre qu’elle le demande, ne pas le lui offrir, et ne jamais la solliciter.
Là commence la concupiscence.
[66]
RÈGLES DU MOUVEMENT
ET DU REPOS
RÈGLES DE
LA VOCATION PARTICULIÈRE
contraire qu’il faut faire. Il faut toujours agir par le moyen du corps,
mais comme si le corps devait disparaître et en vue de ce qui survit au
corps.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 36
[69]
Chapitre 9
AMOUR-PROPRE
INTELLIGENCE
L’art le plus fin ne réside pas dans l’adresse des constructions lo-
giques, mais dans un certain contact que l’on s’entend à maintenir tou-
jours avec le réel.
*
[72]
Il faut rompre avec la science qui n’a de regard que pour l’objet,
avec l’histoire qui n’a de regard que pour le passé, et mettre toute sa
confiance dans la psychologie qui nous fait connaître dans l’instant pré-
sent la relation de notre moi et de l’univers.
DIVERTISSEMENT
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 38
VOCATION
Barrès dit dans l’Ennemi des lois qu’il s’agit seulement de donner à
notre vie un but qui [73] absorbe toute notre activité et s’accorde avec
notre faculté de sentir.
*
Il n’y a qu’une règle qui est de demeurer dans un état de constante
attention, qui est une constante réponse, c’est-à-dire consentement
constant à tout ce que la vie nous demande.
[74]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 39
[75]
Chapitre 10
SUR LES PRÉOCCUPATIONS
[79]
Chapitre 11
HABITUDE
L’effort flatte notre amour-propre et nous fondons sur lui notre mé-
rite. Mais c’est pour cela aussi que, partout où il apparaît, il est la
marque de nos limites et de notre imperfection. Aussi est-on d’accord
en général pour penser qu’il faut poursuivre l’effort jusqu’à ce que toute
trace d’effort finisse par disparaître.
C’est que tout ouvrage qui ne procède que de l’homme semble le
produit de l’artifice. On n’y retrouve point l’aisance souveraine de la
spontanéité créatrice. Et il arrive que l’effort soit comme un écran qui
l’empêche de se faire jour alors que son rôle est, non pas de s’y substi-
tuer, mais de lui ouvrir un passage en la délivrant de tous les obstacles
qui la retiennent et, quand elle paraît, de s’effacer devant elle.
Ainsi le rôle de l’effort est, si l’on veut, négatif et non point positif.
Il n’est pas de faire, mais de laisser faire une puissance qui nous [84]
dépasse, et de l’affranchir de tout ce qui en nous l’empêche de faire.
C’est dans ce sens seulement que l’effort est toujours un combat :
c’est, si l’on peut dire, un combat contre nous-même.
*
L’effort nous introduit dans le temps non seulement par l’obstacle
qui vient de la matière, mais aussi par une sorte de brusquerie qui nous
arrache à la continuité indivisée de notre vie intérieure, qui est l’unité
même de notre âme (et qui risque toujours, il est vrai, de se changer en
une complaisance rêveuse).
*
Il ne faut pas solliciter la pensée, il faut la laisser venir à son heure
et lui prêter seulement une oreille attentive. C’est en ne cherchant pas à
penser qu’on pense, en ne cherchant pas à être profond qu’on l’est.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 45
*
[85]
Il ne faut point s’astreindre pour travailler à réunir d’abord un cer-
tain nombre de conditions qui lui soient favorables : le confort, la soli-
tude, certains agencements matériels, un excellent laboratoire, une bi-
bliothèque bien composée.
C’est d’abord reculer l’exercice de la pensée jusqu’au moment où
tous ces moyens sont entre nos mains. Et quand ils le sont, on s’étonne
qu’elle ne se produise pas. Mais c’est qu’on l’attend comme si elle de-
vait nous venir du dehors. Or l’esprit se trouve alors rejeté hors de lui-
même, incapable de réaliser ce recueillement et cette possession de soi
sans lesquels il n’est plus rien.
*
L’homme qui ne dispose d’aucun moyen dispose entièrement de soi.
Et celui qui dispose de tous les moyens met en eux toute sa confiance
et ne dispose plus de soi.
*
[86]
Jamais la méfiance à l’égard de l’effort ne doit être plus grande que
quand il s’agit le la mémoire. Il n’y a pas d’œuvre plus vaine que de
chercher à retenir le passé qui nous fuit.
Mais on ne saurait y réussir. Ce que l’on garde, c’est une chose et
non point une pensée, ou un regret stérile à l’égard d’un passé qui n’est
plus.
Ce qui vaut la peine d’être retenu c’est ce que l’on aime, et on a
toujours la force de le produire.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 46
[87]
Chapitre 12
RAPPORTS AVEC
LES AUTRES HOMMES
VERS DORÉS
*
Ne jamais provoquer la discorde et préférer l’éviter en cédant.
*
Il faut regarder les hommes à qui on parle quand on leur parle — ce
qui est plus rare qu’on ne croit — afin de les voir et de voir ce qui se
passe en eux (en leur montrant aussi ce qui se [91] passe en nous, au
lieu de le cacher). Le regard est fait pour que deux consciences devien-
nent transparentes l’une à l’autre.
*
Il ne faut jamais avoir le regard dirigé vers l’objet, mais sur
l’homme, et sur l’homme intérieur, et s’intéresser non point au savoir
mais à la signification.
*
Il faut vivre comme les autres hommes et passer inaperçu de telle
sorte pourtant que ce soit notre vie la plus cachée qui se montre et de
telle manière que les autres découvrent la leur sans y penser, et la tra-
duisent à leur tour par les gestes les plus simples et les plus naturels.
*
Le signe de la force c’est de ne tenir aucun compte de l’opinion ni
de la manière dont on peut être jugé et de demeurer seul avec Dieu [92]
dans une incessante communication. Il importe de n’entrer jamais en
relation avec les autres hommes que par le moyen de Dieu et jamais
avec Dieu par le moyen des autres hommes.
*
Ne jamais communiquer une pensée dont on n’a pas tout à fait pris
possession (ou seulement comme une suggestion et un appel à un autre
qui lui prête la force dont il dispose au lieu d’en profiter pour l’anéan-
tir).
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 49
[93]
Chapitre 13
SE SUFFIRE
FOI
Elle ne serait pas l’œuvre pénible et irritée d’un moi qui se réjouit
beaucoup moins d’avoir trouvé la vérité que de l’avoir trouvée par son
génie propre et par des moyens qui sont refusés à d’autres.
Le mal, c’est que nous sollicitons vainement l’esprit quand il est
muet et que nous demeurons sourd à son appel quand il nous parle.
*
[95]
L’action seule est mon bouclier : dès que je m’arrête, je suis exposé
à tous les coups, de moi-même et d’autrui.
*
Chercher ce désir continu dont l’objet omniprésent ne peut jamais
ni nous échapper, ni changer.
À ce désir c’est nous qui manquons plutôt qu’il ne nous manque.
[96]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 51
[97]
Chapitre 14
SAVOIR DISPOSER
DE SON ESPRIT
Le malheur, c’est qu’on ne fait rien sans cette ardeur intérieure qui
ébranle toutes les puissances de notre esprit, sans cette sérénité indiffé-
rente qui, comme un miroir parfaitement poli, attend que l’image se
présente à elle pour la refléter sans la déformer, sans la méthode enfin
qui prépare et sollicite la découverte par des artifices.
Mais ce sont des attitudes spirituelles qui s’excluent presque tou-
jours et il faut beaucoup d’art pour ne pas laisser éteindre le feu intérieur
et savoir à temps le convertir en lumière, pour être capable de le régler
et de lui fournir à temps l’aliment qui lui convient.
*
[98]
Il y a une certaine constance de notre état intérieur qu’il s’agit pour
nous de maintenir et qui est telle que les événements se produisent alors
comme ils le doivent, sans que nous ayons jamais ni à les refuser ni à
les appeler.
*
Il faut garder ce calme de l’âme qui ne peut exister que si les sens
sont silencieux ou s’ils sont apaisés, ce qui peut être obtenu aisément
pourvu que l’imagination ne s’en mêle pas.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 52
*
Aller vite et loin, donner toujours à son esprit tout son mouvement
et l’obliger à enjamber les distances les plus grandes afin qu’il nous
évite de demeurer sur place et d’y mourir.
*
Il ne faut jamais s’attarder à capter ou à retenir. C’est une idolâtrie
de la chose. Mais la [99] vérité réside seulement dans un acte qu’il faut
être en état de toujours ressusciter.
Outre que ce que j’essaie de capter ou de retenir est toujours en rap-
port avec quelque événement qui ne se reproduira jamais. Au lieu que
la puissance qui est en moi ne s’exercera jamais que suscitée par la nou-
veauté de l’événement et pour y répondre.
*
L’esprit est très justement comparé au feu. Il y a des choses qu’il
doit éclairer, d’autres qu’il doit échauffer, d’autres enfin qu’il doit con-
sumer ou fondre.
*
Le difficile, c’est d’obtenir toujours le contact direct avec le réel
dans l’instant, d’empêcher que la mémoire, l’habitude, le savoir creu-
sent un intervalle, puis interposent un écran entre le réel et nous.
[100]
*
Savoir disposer de son esprit, c’est utiliser contre les habitudes une
autre habitude plus fine et plus subtile.
L’EXPÉRIENCE
Il n’y a rien que nous ayons pensé une fois pour toutes et qui soit tel
qu’il suffirait d’en garder la mémoire et de le convertir en règles.
Car rien ne peut me dispenser d’un contact immédiat et toujours
nouveau avec la réalité. Ce qui m’oblige à vivre au jour le jour en lais-
sant s’accumuler en moi l’expérience acquise sans songer jamais à
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 53
m’en servir, à retrouver chaque fois, comme si elle m’était révélée pour
la première fois la même vérité que j’ai toujours rencontrée.
*
[101]
L’essentiel n’est pas de fortifier sa volonté, mais de découvrir cette
source d’activité où elle puise qui, si nous ne lui opposons aucun obs-
tacle, nous fournira toujours la puissance dont nous avons besoin pour
répondre à toutes les tâches qui nous sont demandées.
Dans toutes nos besognes particulières nous descendons toujours
trop bas pour régler le détail, nous ne remontons jamais assez haut pour
retrouver cet élan créateur qui, dans l’unité du même acte, engendre le
tout et les détails et nous les rend présents dans l’unité du même regard.
*
On croit souvent que ce qui importe, c’est de trouver ce parfait loisir
où tout travail est interrompu, comme si le travail était un servage dont
le loisir nous délasse ; c’est de faire du loisir lui-même un exercice de
l’esprit pur dont c’est le travail qui est un délassement.
[102]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 54
[103]
Chapitre 15
Projet de titre
UNE FACILITÉ DIFFICILE
PATIENCE
Il faut accepter tous les maux inévitables, et même tous les maux,
car d’aucun d’eux nous ne pouvons savoir avec certitude qu’il est véri-
tablement un mal.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 55
Qu’il n’y ait point de jour où nous ne mettions la main à une besogne
que nous nous sommes assignée et qui constituera l’ouvrage même de
notre vie.
[106]
*
Qu’il n’y ait point de jour où nous ne réservions un peu de loisir
pour le recueillement pur, où nous n’attachions notre regard sur quelque
vérité essentielle qui mérite d’être gardée.
Qu’il n’y ait pas de jour où nous omettions de saisir au vol ces véri-
tés qui traversent notre conscience comme des éclairs et qui sont
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 56
[109]
Chapitre 16
L’OCCASION
Mais elle ne mérite d’être nommée une vie que si elle ranime tou-
jours notre puissance créatrice, que si elle nous donne une joie cons-
tamment renouvelée, que si elle nous unit plus étroitement aux autres
êtres, que si elle nous fait trouver mieux que toute recherche technique
ce qui convient le mieux à chaque situation particulière.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 60
[111]
Chapitre 17
RÈGLES DE L’UNITÉ
La grande affaire est de rejoindre tous les éclairs qui traversent notre
pensée aux différentes heures de la journée, de telle manière qu’au lieu
de se dissiper aussitôt, ils nous permettent de vivre dans une atmosphère
de lumière.
Et pour cela il s’agit beaucoup moins de les multiplier que de les
convertir en une sorte d’irradiation continue où tout mouvement semble
aboli.
Il en est ainsi de tous les mouvements particuliers de bonne volonté
qui doivent se fondre dans un même acte de volonté toujours présent et
à peine sensible et qui ne connaît ni interruption, ni reprise.
*
[112]
Ne jamais servir une cause extérieure mais poursuivre seulement cet
élargissement de notre âme dont tous les actes que nous cherchons à
produire ne sont que les moyens où les effets.
*
Il y a deux manières d’obtenir l’unité : la première qui est l’effort
impuissant par lequel nous essayons de rejoindre du dehors chaque ob-
jet à tous les autres dans une sorte de course infinie dont le terme recule
toujours, la seconde par laquelle nous le relions du dedans à un acte
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 61
SIMPLICITÉ
[116]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 63
[117]
Chapitre 18
LA CONVERSION
DU VOULOIR
EN INTELLECT
Tout naît de la volonté libre, mais la volonté n’a point sa fin en elle-
même. Elle cherche à se convertir en une possession, c’est-à-dire en
une lumière que l’intelligence seule est capable de fournir.
TEMPS
Il ne faut jamais viser l’action mais l’idée, et l’action doit suivre sans
qu’il soit nécessaire de le vouloir.
*
Que jamais la connaissance ne reproduise un savoir déjà acquis ni
l’action un mouvement déjà fait.
*
Tout mouvement, tout savoir doit intéresser notre avenir et nous pa-
raître toujours nouveau.
Ou plutôt quand nous sommes véritablement présent à nous-même,
il n’y a rien qui soit pour nous ni neuf ni ancien.
Il se produit une exacte coïncidence du neuf et de l’ancien qui est
l’éternité, cette jeunesse de toujours.
[121]
*
Car si l’éternité est plus ancienne que les choses les plus anciennes,
la rencontre que nous en faisons est une rencontre toujours nouvelle.
On ne la rencontre qu’en s’oubliant, c’est à dire en oubliant les ren-
contres mêmes qu’on en a faites.
[122]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 66
[123]
Chapitre 19
LA DISCIPLINE
DU DÉSIR
Le nirvana est une sagesse pratique dans laquelle le désir est aboli.
*
La règle fondamentale est pour chacun de nous de savoir faire la
différence entre ce qui lui convient et ce qui ne lui convient pas.
Presque tous nos malheurs viennent du mépris que nous avons pour
tout ce que nous faisons avec naturel, avec aisance et avec plaisir afin
de nous attacher avec beaucoup d’effort à quelque objet auquel nous
sommes peu propres et que nous sommes hors d’état d’atteindre.
[124]
Mais il suffit qu’un autre l’acquière et le possède parce qu’il lui con-
vient, pour que tous ceux qui nous sont proposés et que nous avons sous
la main soient aussitôt abolis.
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 67
RÈGLE DU BONHEUR
[127]
Chapitre 20
RÈGLES À L’ÉGARD
DES AUTRES HOMMES
corps. Mais ni les uns ni les autres ne sont dispensés de se prêter leurs
services mutuels.
[131]
*
La sagesse se reconnaît à ce signe qu’elle produit le bonheur à la
fois en nous et autour de nous.
[134]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 72
[135]
Chapitre 21
RÈGLES DE
LA SENSIBILITÉ
milieu des hommes qu’il faut savoir garder la solitude et éviter le di-
vertissement. Dès qu’elle cesse de nous divertir leur société commence
à nous nourrir.
CONTRE
Il ne faut point forcer son esprit, il vaut mieux qu’il soit apte à moins
de choses. Il faut préférer l’ignorance à une science trop laborieuse. Ce
que je ne comprends pas dans les ouvrages d’autrui, c’est ce qui ne
trouve en moi aucun écho, ou des échos trop obscurs.
*
L’important, c’est de n’exercer que mes facultés les plus person-
nelles, celles qui me donnent le plus de joie, dont le jeu est le plus effi-
cace, sans m’évertuer à éveiller celles qui me manquent, qui me coûtent
beaucoup d’effort et produisent peu de fruit.
Cet apparent hédonisme est aussi un ascétisme dans lequel je m’en-
ferme dans mon propre horizon en renonçant à beaucoup de satisfac-
tions d’un amour-propre toujours avide de s’égaler à l’univers.
*
[138]
Le difficile est de découvrir sa vocation, qui suppose toujours une
occasion dont on ne peut dire si on la rencontre ou si on l’appelle. Mais,
une fois qu’on l’a découverte, le difficile est de la remplir sans s’en
laisser imposer par le divertissement, par le goût de l’imitation. Ici les
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 74
RÈGLES DE L’INSPIRATION
[140]
*
On imagine toujours que ceux qui demandent que l’on attende l’ins-
piration prêchent inutilement pour ceux qui l’ont et sont inutiles à ceux
qui ne l’ont pas. Et on leur reproche aussi de déshonorer la conscience
par un excès de facilité où le moi se trouve anéanti dans une situation
où il n’a qu’à recevoir et à attendre.
Mais cette défense du moi est elle-même une défense de l’amour-
propre. Il y a sans doute plus de difficulté à recevoir qu’à agir. Ou plutôt
c’est là une sorte d’action aussi, qui suppose un art plus subtil.
Il est souvent plus difficile de recevoir un don matériel et sensible
que de le donner. Que dire d’un don spirituel ? Le recevoir, c’est le faire
sien, c’est s’élever à son niveau et celui qui dédaigne de le recevoir le
plus souvent n’en est pas capable.
Mais le difficile surtout, c’est d’être prêt à recevoir, c’est d’avoir
réalisé cette purification, [141] ce dépouillement à l’égard de tous les
attachements particuliers, c’est de faire taire notre volonté propre au
lieu de la tendre, c’est de créer en soi ce vide intérieur où le monde
pourra être reçu.
Telle est cette facilité difficile qui résiste à tous les efforts, et qui
non seulement dans son exercice mais dès sa naissance même, res-
semble à une grâce mais qui suppose une disposition désintéressée et
accueillante de notre âme, un souple consentement, une indifférence à
soi, une ouverture attentive et aimante, c’est-à-dire l’activité la plus se-
crète de notre moi dans son jeu le plus profond et le plus délicat.
[142]
Louis Lavelle, Règles de la vie quotidienne. (2004) 76
[145]
NOTE BIOGRAPHIQUE
[147]
Fin