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« Faire » le genre, la race et la classe. Introduction à la traduction de


« Doing Difference »
par Anne REVILLARD et Laure DE VERDALLE

| ENS Cachan | Terrains & Travaux

2006/1 - N° 10
ISSN 1627-9506 | pages 91 à 102

Pour citer cet article :


— Revillard A. et de Verdalle L., « Faire » le genre, la race et la classe. Introduction à la traduction de « Doing
Difference », Terrains & Travaux 2006/1, N° 10, p. 91-102.

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Anne Revillard et Laure de Verdalle

« Faire » le genre, la race et la classe


Introduction à la traduction de « Doing Difference »

La question de l’imbrication du genre avec d’autres rapports de


pouvoir prenant appui sur des constructions sociales de la différence
– qui s’expriment par exemple en termes de race, de classe sociale,
ou de sexualité – est au cœur des questionnements féministes
actuels (EFiGiES, 2005). D’importants textes théoriques anglo-
phones traitant de ce sujet ont déjà été traduits en français, parmi
lesquels celui de Kimberlé Crenshaw, sur le concept d’intersection-
nalité, fait référence (Crenshaw, 2005). Nous nous proposons de
contribuer à cette entreprise collective de diffusion des réflexions
anglophones sur cette question en traduisant ici le texte de Candace
West et Sarah Fenstermaker intitulé « “Faire” la différence » (Doing
difference), initialement paru en 1995 dans la revue Gender and
Society (West et Fenstermaker, 1995a).

Tout en se revendiquant pleinement de l’héritage de la théorie


féministe, les travaux de Candace West et Sarah Fenstermaker
présentent l’originalité de s’inscrire dans une tradition sociologique,
celle de l’interactionnisme, et plus précisément de l’ethnométhodo-
logie. En effet, les deux auteures se positionnent dans la continuité
de l’approche développée par Harold Garfinkel dans les années 1960,
et s’intéressent à la façon dont le genre (comme d’autres formes de
différences basées sur la classe sociale ou la race) se réalise dans les
interactions quotidiennes entre individus.

L’ethnométhodologie d’Harold Garfinkel

En 1954, alors qu’il observe des délibérations de procès, Garfinkel note la


capacité des jurés (qui ne sont pas des spécialistes du droit), à évaluer, juger,
trancher, argumenter, en mettant en œuvre des savoirs du sens commun.
Cela le conduira à étudier les raisonnements pratiques que chaque individu

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met en œuvre, en permanence, dans le monde social. L’ouvrage publié par
Garfinkel en 1967, Studies in Ethnomethodology, présente le cadre théorique
et méthodologique de cette approche qui considère que « l’ordre, la
régularité, la concordance manifestés par les phénomènes sociaux sont le
résultat d’opérations interactives effectuées en situation » (Quéré, 1989).

L’ethnométhodologie s’inspire de la pensée d’Alfred Schütz (1899-1959) et


repose sur deux postulats forts : a) le social est processuel, il découle de
l’activité des membres d’une société ; b) ces membres sont dotés d’un sens
commun, d’un réservoir de pratiques qu’ils activent quotidiennement.
Garfinkel propose donc de définir le fait social comme un « accomplissement
continu des activités concertés de la vie quotidienne des membres qui
utilisent, en les considérant comme connus et allant de soi, des procédés
ordinaires et ingénieux pour cet accomplissement » (Garfinkel, 1967).

Dès lors, les ethnométhodologues portent une attention particulière aux


actes les plus ordinaires de la vie quotidienne, et font le choix d’une méthode
d’observation participante et directe (une logique qui, poussée à l’extrême,
conduit à renoncer à toute distinction entre sociologie professionnelle ou
savante et sociologie profane).

Dans le vocabulaire de l’ethnométhodologie, trois termes clefs caractérisent


les pratiques sociales :
• L’indexicalité (indexicality) postule que le langage, auquel les
ethnométhodoloques portent une attention toute particulière, mais aussi
les pratiques, sont indexés aux situations locales, qui leur donnent sens.
• La réflexivité (reflexivity) souligne la capacité des membres à donner
sens à une situation, à ordonner des évènements.
• Enfin, le concept le plus important est indéniablement celui de
descriptibilité (accountability), qui postule que les actions auxquelles
l’individu participe pourront faire l’objet d’une description, d’un rapport
et d’une analyse (par ce même individu). La descriptibilité constitue en
fait le cœur de la démarche ethnométhodologique, comme le souligne
Garfinkel lui-même : « Quand j’évoque le terme accountable, je veux dire
les choses suivantes. Je veux d’abord signifier observable et rapportable.
Autrement dit les pratiques sont accessibles aux membres de la société
dans la mesure où ce sont des pratiques situées que l’on peut regarder et
raconter. Je veux dire, également, que de telles pratiques consistent en
des réalisations labiles, en cours, contingentes » (Garfinkel, 1967).

Loin de représenter une tentative isolée d’appréhender le genre, la


classe sociale et la race avec les outils et les concepts de l’ethno-
méthodologie, le texte « Doing difference » constitue l’une des étapes

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d’un parcours de recherche collectif, amorcé dès les années 1970,
dont nous allons retracer ici les grands temps et les principaux
enjeux1.

Doing Gender (1977-1987)

Tout commence en 1977, lorsque Candace West et Don Zimmerman


rédigent un texte intitulé « Doing Gender », qui propose d’étudier les
rapports de genre sous l’angle de leur accomplissement quotidien.

Il s’agit pour ces auteurs de repenser le genre à partir d’une


perspective ethnométhodologique, afin d’en souligner la dimension
processuelle et interactionnelle, par opposition aux travaux qui, tout
en affirmant le caractère social du genre, tendent à en faire un
attribut fixe des individus. Le genre, affirment Candace West et Don
Zimmerman, ne doit pas être conçu comme une propriété individuel-
le, mais comme quelque chose qui se réalise au fil des interactions.
Pour ce faire, ils prennent appui sur la notion de descriptibilité
reformulée par John Heritage, qui prend en considération les
attentes d’autrui par rapport à des comportements situés (Heritage,
1984). La réalisation du genre dans l’interaction est soumise à des
contraintes fortes de descriptibilité, étant donné que les catégories de
sexe sont omniprésentes dans la vie sociale. En d’autres termes,
quand les individus s’engagent dans l’interaction, ils sont toujours
soumis « au risque d’une évaluation [de leur comportement] en
termes de genre » (West et Zimmerman, 1987, p. 136), et leur
compétence même en tant que membres de la société dépend de cette
réalisation du genre. Ici, les auteurs soulignent la force du genre, qui
s’explique par son inscription dans la structure sociale et dans des
rapports de pouvoir. Ainsi, leur analyse permet de déplacer la focale
de l’individu (le genre comme propriété individuelle) à l’interaction et
aux institutions (le genre comme production interactionnelle et
institutionnelle).

Refusé par toutes les revues auxquelles il est soumis, cet article se
diffuse néanmoins dans les cercles académiques, et commence à

1 Pour une présentation d’ensemble du parcours de recherche des auteures de « Doing difference » et des
débats entourant leur conceptualisation, voir Fenstermaker et West, 2002b.

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inspirer plusieurs travaux, dont ceux de Sarah Fenstermaker, qui
publie en 1985 The Gender Factory (Fenstermaker Berk, 1985). Dans
cet ouvrage sur la répartition du travail domestique dans les foyers
américains, Sarah Fenstermaker utilise le cadre théorique proposé
par Candace West et Don Zimmerman pour rendre compte de la
dynamique de production conjointe de relations de genre et de
relations de travail à partir des interactions au sein des couples. En
1987 finalement, soit dix ans après sa rédaction, « Doing Gender »
trouve sa place dans un des premiers numéros de la revue Gender
and Society (West et Zimmerman, 1987), qui vient d’être lancée par
l’association professionnelle Sociologists for women in society (SWS).

Entre 1987 et 1995, deux articles (Fenstermaker, West, et Zimmer-


man, 1991 ; West et Fenstermaker, 1993) viennent approfondir les
arguments présentés dans « Doing Gender ». Il s’agit principalement
de discuter les critiques qui n’ont pas manqué d’être soulevées après
la publication de 1987. Candace West, Don Zimmerman et Sarah
Fenstermaker (qui s’est jointe à l’entreprise) reviennent ainsi sur
leur approche. S’ils privilégient l’étude des interactions au niveau le
plus microsociologique, ils soulignent néanmoins que comprendre la
réalisation du genre suppose de saisir dans un même mouvement les
relations interpersonnelles et les dimensions institutionnelles. Ils
remettent également au cœur de leur analyse la notion de pouvoir
(West et Fenstermaker, 1993), qu’on leur reproche alors d’avoir dilué
par le choix d’une approche microsociologique laissant peu de place à
l’expression des conflits et au jeu des oppressions et des résistances.

Il convient de souligner ici un rapprochement possible entre d’une


part la conceptualisation proposée par Candace West, Don Zimmer-
man et Sarah Fenstermaker, et d’autre part la théorie performative
du genre selon Judith Butler (Moloney et Fenstermaker, 2002),
initialement présentée dans l’ouvrage Gender trouble publié en 1990
et récemment traduit en français (Butler, 2005). Philosophe post-
structuraliste, Judith Butler développe une analyse centrée sur la
production et la transgression des normes de genre, et définit le
genre comme étant constamment produit de façon performative à
travers le discours. On retrouve donc dans les deux cas une
insistance sur les normes de genre, et une analyse dynamique du

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genre comme processus et comme produit des interactions2. Pour
autant, y a-t-il équivalence entre « performer » et « faire » le genre ?
Derrière la distinction entre le genre « performé » dans le discours et
le genre « fait » dans l’interaction, se trouvent des conceptions
différentes, notamment quant à la prise en considération de la
structure sociale et des rapports de domination, et quant à la
possibilité et au degré de facilité de la transgression des normes de
genre3. Enfin, selon Mollie Moloney et Sarah Fenstermaker,
l’extension du cadre d’analyse ethnométhodologique avec la
publication de « Doing difference » introduit une différence
fondamentale par rapport à la conception de Judith Butler, quant à
la manière de penser la relation du genre aux autres catégories
sociales (Moloney et Fenstermaker, 2002, p. 200).

D’une sociologie du genre


à une sociologie de la différence

En 1995, avec la publication de « Doing Difference », Candace West et


Sarah Fenstermaker font le pari d’un élargissement possible de leurs
analyses vers d’autres formes d’inégalités sociales, basées cette fois
sur la race et la classe sociale (déjà abordées, de façon exploratoire,
dans West et Fenstermaker, 1993).

Le point de départ de leur réflexion est une insatisfaction quant à la


manière dont la théorie féministe rend compte de l’imbrication du
genre avec la race et la classe, en ayant essentiellement recours à
des métaphores mathématiques (« addition », « multiplication » des
oppressions) ou géométriques (« intersection »). Rejoignant d’autres
critiques féministes, elles soulignent que ces manières de penser la
différence révèlent le « biais blanc de classe moyenne » qui marque
l’ensemble de la théorie féministe, pour laquelle la « différence » est
toujours celle des Noirs et des pauvres plutôt que celle des Blancs et
des riches. Plus avant, elles montrent en quoi les conceptualisations

2 De ce point de vue, on peut s’étonner que Judith Butler ne fasse pas référence aux travaux de Candace
West et Don Zimmerman, ce qui reflète une relative imperméabilité disciplinaire entre théorie féministe
d’inspiration philosophique et sociologie du genre. Le titre du récent ouvrage de Judith Butler, Undoing
gender (Butler, 2004) peut cependant apparaître comme une forme reconnaissance implicite du courant
théorique initié par Candace West et Don Zimmerman.
3 Pour une comparaison systématique des deux théories, voir Moloney et Fenstermaker (2002).

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existantes du genre ont empêché une analyse de la simultanéité des
expériences du genre, de la classe et de la race.

Le cadre théorique éthnométhodologique que Candace West et Don


Zimmerman avaient initié dans « Doing gender » ouvre selon elles
des pistes de réponses à ces apories, moyennant une intégration des
dimensions de la race et de la classe. L’enjeu ici est double. Il s’agit
d’une part de montrer que l’approche mise en œuvre dans « Doing
Gender » peut avoir une portée plus large, puisque d’autres
différences que le genre sont réalisées au niveau le plus microsocial
et répondent finalement à des mécanismes d’interaction similaires.
Chaque individu, pris dans des relations et des activités sociales, est
susceptible de devoir rendre compte de son appartenance à des
catégories de sexe, de race et de classe. Ces dernières doivent être
comprises comme des « réalisations situées », dont la signification se
construit au cours de l’interaction. D’autre part, cette approche
microsociologique de la réalisation des différences permet justement
de répondre aux apories des métaphores mathématiques de la
théorie féministe, en envisageant dans un même mouvement le
genre, la race et la classe. En effet, une perspective microsociologique
permet de comprendre comment ces trois dimensions interagissent
dans la réalisation de la différence, et comment un même individu
les expérimente toujours simultanément, tout en les activant ou
inversement en les mettant en sourdine en fonction de la situation
dans laquelle il est pris.

Une réception agitée :


portée et limites de l’élargissement

« Doing Difference » a soulevé de vives discussions, qui sont bien


résumées par le symposium organisé autour du texte par la revue
Gender and Society et publié en 1995, peu de temps après l’article
(Hill Collins, Maldonado, Takagi, Thorne, Weber, et Winant, 1995).
La critique la plus radicale est formulée par Patricia Hill Collins
(dont les travaux sont abondamment cités par West et Fenstermaker
dans « Doing Difference ») :

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« Malgré les promesses de West et de Fenstermaker de re-
théoriser les intersections entre race, classe et genre d’une
façon qui transcende les limites des modèles existants, une
chose surprenante a lieu quand on arrive à la fin de l’article.
L’un après l’autre, la race, le genre, et même la classe sont
effacés. En conséquence de quoi cet article […] dit
remarquablement peu de choses sur le racisme, le patriarcat
et le capitalisme comme systèmes de pouvoir » (Hill Collins et
al., 1995, p. 491).

Si elle défend elle aussi la nécessité d’une analyse liant les


dimensions du genre, de la race et de la classe (sans introduire de
hiérarchie entre les trois), Patricia Hill Collins reproche donc à
Candace West et Sarah Fenstermaker d’avoir noyé les systèmes
d’oppression dans une approche constructiviste, postmoderne et
décontextualisante de la différence. En déplaçant la focale vers la
différence elle-même, Candace West et Sarah Fenstermaker feraient
dangereusement l’impasse sur ce qui reste pour Hill Collins le
véritable problème : « les relations de pouvoir et les inégalités
matérielles qui constituent l’oppression » (Hill Collins et al., 1995,
p. 494).

Dans le même symposium, Lynn Weber revient elle aussi sur les
conséquences d’une approche ethnométhodologique qui « obscurcit »
les mécanismes de pouvoir au lieu de les éclairer et qui rend invisible
les processus macrosociaux (Hill Collins et al., 1995, p. 499-503).
Avec les mécanismes de pouvoir disparaissent aussi les mécanismes
de résistances, empêchant une prise en considération de l’engage-
ment collectif qui est susceptible d’émerger au sein des groupes
opprimés. Barrie Thorne développe également cette dernière
critique, soulignant que les dynamiques de résistance et de conflit
s’intègrent mal dans ce type de perspective ethnométhodologique,
qui insiste davantage sur la reproduction des normes dans
l’interaction que sur la possibilité du changement (Hill Collins et al.,
1995, p. 497-499).

C’est bien ici l’approche ethnométhodologique des auteures de


« Doing Difference » qui fait débat. Les critiques formulées sont très
proches de celles qui sont classiquement adressées à l’éthnométhodo-
logie, et ne concernent donc pas seulement l’application de cette

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démarche à la question du genre. On peut souligner en effet que
l’éthnométhodologie (et d’ailleurs plus largement l’interactionnisme),
échoue assez largement à penser les rapports de pouvoir. Comme le
rappelle Michel Lallement (Lallement, 2000), Lewis Coser, président
de l’Association Américaine de Sociologie, s’était élevé lors de son
discours inaugural du congrès de 1975, contre l’éthnométhodologie, à
qui il reprochait d’ignorer les structures de pouvoir et les institutions
pour se concentrer sur l’étude d’interactions microsociologiques à la
limite de la trivialité. En insistant sur la réflexivité mise en œuvre
par les membres d’une société, l’ethnométhodologie se heurte à un
autre écueil : soucieuse de ne pas considérer les acteurs comme des
« idiots culturels », elle suppose aussi de la part des membres de la
société une capacité à intellectualiser les situations qui laisse peu de
place aux déterminismes. Enfin, les tentatives d’intégration des
niveaux macro- et microsociologiques qui ont été formulées par les
ethnométhodologues eux-mêmes (et notamment par Aaron Cicourel,
qui s’intéresse tout à la fois à l’autonomie des différents niveaux
d’analyse et à leur imbrication dans des contextes d’action), n’ont pas
toujours convaincu.

Candace West et Sarah Fenstermaker ont répondu aux critiques


émises contre leurs textes en distinguant d’une part les effets du
racisme, du patriarcat et du capitalisme et d’autre part les processus
qui leur donnent naissance (West et Fenstermaker, 1995b). Si pour
elles les premiers ont déjà été largement explorés par les sciences
sociales, les seconds doivent encore être explicités et c’est précisé-
ment ce à quoi s’attache leur démarche d’analyse :

« [N]ous sommes d’accord que la différence en tant que


différence n’est pas le problème. Nous croyons, par contre,
qu’une description significative d’un système dans lequel les
fondements de l’inégalité interagissent les uns avec les autres
demande de prêter attention non seulement aux effets négatifs
du système (par exemple la pauvreté, la violence physique, les
politiques sociales répressives, etc.) mais aussi aux
mécanismes des relations sociales qui produisent ces effets »
(West et Fenstermaker, 1995b, p. 507).

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De ce point de vue, c’est justement la réalisation quotidienne des
catégories de genre, de race et de classe, à travers les interactions,
qui entretient le racisme, le patriarcat et l’oppression de classe.

Cette posture conduit Candace West et Sarah Fenstermaker à


réfuter la pertinence d’une opposition entre dimension structurelle et
dimension microsociale de la discrimination. Pour elles, en effet, les
deux sont intimement liées et fonctionnent simultanément (même si
telle ou telle approche théorique ou méthodologique pourra, à un
moment donné, choisir de se concentrer sur l’une ou l’autre de ces
dimensions). Par ailleurs, elles réaffirment que, dans leur
perspective, la réalisation du genre, de la race et de la classe « prend
appui et est située dans l’histoire, dans les pratiques institution-
nelles et dans la structure sociale » (West et Fenstermaker, 1995b,
p. 509). Ces réalisations situées constituent en retour les marqueurs
qui donnent accès à la structure sociale et aux rapports de pouvoir
qu’elles contribuent à entretenir.

Mais dès lors, si les structures d’oppression sont quotidiennement


réaffirmées à travers les interactions, comment le changement est-il
possible (et pensable) ? Selon Candace West et Sarah Fenstermaker,
les commentateurs de leur texte ont souvent négligé le fait que les
interactions situées auxquelles elles s’intéressent sont tout à la fois
le lieu où se réactivent les structures sociales et le lieu où peuvent
s’exprimer des formes de subversion et de résistance qui s’opposent
aux attentes d’autrui, et qui vont être à l’origine du changement.
L’analyse du rôle des interactions situées dans la réalisation
quotidienne des inégalités sociales permet justement de penser le
changement. En effet, on trouve dans l’idée de « faire » la différence
une dimension d’activité et de capacité d’action (agency) qui ouvre
sur la possibilité du changement. Ici encore, on peut faire un
rapprochement avec la théorie de la performativité de Judith Butler,
qui, à partir d’une même perspective micro, insiste sur les
possibilités de transgression des normes de genre, à travers des
pratiques comme le travestissement (Butler, 2005). L’approche de
Candace West et Sarah Fenstermaker nous semble toutefois plus
sensible aux obstacles structurels à de telles transgressions, ce dont
rend bien compte le concept de descriptibilité, qui permet de
souligner les risques que prend un individu lorsque son comporte-
ment sort des attentes sociales relatives à sa catégorie de sexe : « sa

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qualité de membre compétent de la société» (West et Fenstermaker,
1995a, p. 20) se trouve alors remise en question.

De la théorie à l’empirie

« Doing Gender » et « Doing Difference » s’ouvraient tous deux sur un


appel à des travaux empiriques, susceptibles de valider (ou
d’amender) le cadre théorique et méthodologique proposé par leurs
auteur(e)s. L’enjeu principal, selon Candace West et Sarah
Fenstermaker, est de rendre opérationnelle la catégorie de descript-
ibilité, dont elles soulignent qu’elle constitue le point le plus négligé,
bien que le plus fondamental, de leurs formulations (Fenstermaker
et West, 2002a). Elles mentionnent trois pistes de recherche qui
mériteraient d’être creusées (Fenstermaker et West, 2002a, p. 214).
Il s’agirait d’une part de clarifier l’articulation entre individu et
structure sociale dans le fonctionnement de la descriptibilité. D’autre
part, dans l’analyse de la réalisation du genre, les attentes
hétéronormatives devraient être intégrées comme faisant partie de
la descriptibilité. Enfin, il faudrait analyser les implications, en
termes de descriptibilité, de la multiplication des expériences
transgenre et multiraciales qui contribuent à « brouiller » les
catégories de sexe et de race.

Les deux sociologues proposent elles-mêmes une application


empirique intéressante de la descriptibilité à partir de leur
observation des délibérations lors d’une réunion du conseil
d’université de l’Université de Californie, au cours de laquelle les
politiques d’action positive se sont trouvées remises en question
(West et Fenstermaker, 2002). Sarah Fenstermaker et Candace West
mentionnent également comme illustration exemplaire de leur
perspective le travail de Julie Bettie (2000, cité par Fenstermaker et
West, 2002a) sur les interactions entre des lycéennes en Californie
impliquant des rapports de genre, de race et de classe. Julie Bettie
montre comment, dans les relations entre lycéennes « blanches » et
lycéennes d’origine mexicaine, l’essentialisation de la race et du
genre ont conduit à occulter les rapports de classe (Bettie, 2000). Ce
travail illustre bien la manière dont les différentes identités

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catégorielles se trouvent plus ou moins saillantes selon les contextes
d’interaction.

Par cette attention à la validation empirique de leurs propositions


théoriques, Candace West et Sarah Fenstermaker confirment leur
ancrage proprement sociologique, ce même ancrage qui leur permet
de passer d’une sociologie du genre à une sociologie de la différence
tout en enrichissant la théorie féministe.

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