Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
163-164 | 2014
Questions de morale. Éducation, discours, texte
Marie-Anne Paveau (dir.)
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/pratiques/2220
DOI : 10.4000/pratiques.2220
ISSN : 2425-2042
Éditeur
Centre de recherche sur les médiations (CREM)
Édition imprimée
Date de publication : 31 décembre 2014
Référence électronique
Marie-Anne Paveau (dir.), Pratiques, 163-164 | 2014, « Questions de morale. Éducation, discours, texte »
[En ligne], mis en ligne le 31 décembre 2014, consulté le 18 mai 2020. URL : http://
journals.openedition.org/pratiques/2220 ; DOI : https://doi.org/10.4000/pratiques.2220
Il est des mots dont le sort est scellé avant même d’avoir été contextualisés ; c’est le cas
de morale, qui dégage aussitôt, en France en tout cas, et dans les milieux éducatifs, un
puissant halo connotatif, où se croisent de manière stéréotypée l’ordre religieux et la
contrainte sociale, la réprimande et la culpabilisation. Mais ce mot tant haï et si vite
associé aux préaux et aux blouses grises, recouvre en fait un continent riche et varié de
conceptions et de pensées qui engagent les fondements de la vie humaine.
L’objectif de ce numéro est d’interroger la dimension morale des/dans les formes
langagières et discursives, des textes littéraires, des discours d’enseignement-
apprentissage, telle qu’elle s’y présente actuellement, en France en ce début de XXI e
siècle.
SOMMAIRE
Ouverture initiale
Ouverture finale
Varia
Ouverture initiale
de tracer une généalogie des conceptions de la morale à l’école, et, plus largement, de
raccrocher cette polémique aux grandes questions de la philosophie morale.
6 C. Lelièvre par exemple, dans un billet du blog Histoire et politique scolaire qu’il tient sur
la plateforme de Mediapart, montre que la conception de la morale selon Vincent
Peillon est proche de celle de Ferdinand Buisson :
« En réalité le ministre de l’Education nationale est bien plus proche de la position
de Ferdinand Buisson, qu’il connaît très bien puisqu’il lui a consacré un livre entier
(qu’il considère même comme son livre majeur) : “Une religion pour la République” en
écho au livre de Ferdinand Buisson, “La foi laïque” » (Lelièvre, 2012).
7 C. Lelièvre insiste sur un point précis de la conception de Ferdinand Buisson, l’intuition
morale : « Et Ferdinand Buisson comptait explicitement sur les possibilités de “
l’intuition morale”, les interrogations et les possibilités de la “conscience” individuelle »
(Lelièvre, 2012). C’est un point important des débats sur la question morale en
philosophie : la morale est-elle naturelle ? Sommes-nous nés ou devenus moraux ? Je
vais revenir sur ce point plus bas, mais je rappelle déjà que l’idée d’une conscience
morale de l’individu n’est pas nouvelle, qu’elle se trouve formulée chez Aristote qui
expose une morale de la vertu et des dispositions dans L’éthique à Nicomaque, et qu’elle
court dans toute la conception du sens moral du XVIIIe siècle (Locke, Shaftesbury,
Hume, Kant). Patrick Cabanel, historien interviewé dans Le Monde, a également un avis
dépassionné dans cette polémique de la rentrée 2012, trouvant que l’apprentissage du
vivre-ensemble a bien des fondements moraux et que ce n’est pas scandaleux de le
souligner :
« Retour à la morale, ça sonne réactionnaire, de droite. Pourtant, je ne suis pas sûr
qu’il y ait une différence entre “morale” et “morale laïque”. Les ministres de
l’éducation successifs renvoient à la même chose : l’impératif catégorique kantien,
qui pourrait se résumer par “Ma liberté commence là où s’arrête celle d’autrui”. »
« Lorsqu’en 1882, l’instruction laïque et morale a remplacé l’instruction religieuse
et morale, “Tu aimeras ton prochain comme toi-même” est devenu “Ne fais pas à
autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse”. C’est un autre habillage, mais c’est la
même question fondamentale. C’est le noyau universel, intouchable. Ce n’est pas
une morale de gendarme »2.
8 L’idée d’un « noyau universel » est intéressante, et fera d’ailleurs l’objet de la critique
de R. Ogien détaillée plus bas. Si l’on observe de près les paroles de Vincent Peillon, on
relève des mots et expressions qui font partie du lexique le plus banal de la philosophie
morale : morale universelle, humanité, raison, connaissance, dévouement, solidarité, égalité,
juste, bien, mal, devoirs, droits, vertus, valeurs. Son ambition est de proposer des
enseignements à propos de « toutes les questions que l’on se pose sur le sens de
l’existence humaine, sur le rapport à soi, aux autres, à ce qui fait une vie heureuse ou
une vie bonne » (extrait de la même interview pour Le JDD). La vie bonne, c’est le
concept moral fondamental, d’Aristote à Ricœur en passant par Hume, Kant, Rawls,
Williams, Levinas. Regardé à partir du corpus imposant de la philosophie morale depuis
l’Antiquité, le discours de Vincent Peillon parait alors ordinaire, et même assez plat et
peu inventif sur le plan des idées ; vu à travers un prisme plus politique et plus
idéologique, il semble s’inscrire dans un courant conservateur, voire réactionnaire,
celui d’un « redressement » de ce qui est donc censé être tombé, et s’intégrer dans les
formes bien connues, aussi qu’increvables du discours déploratoire et décliniste que M.
Angenot a si bien décrit dans La parole pamphlétaire (Angenot, 1982).
9 Mais qu’en est-il du contenu du rapport commandé par le ministre en octobre 2012, et
rendu en avril 2013, Morale laïque. Pour un enseignement laïque de la morale 3 ? Le contenu
est désormais bien connu et je ne vais pas le résumer, mais plutôt noter quelques points
qui intéressent directement ce numéro. D’abord, les auteurs du rapport insistent à
plusieurs reprises sur la double dénomination morale laïque et civique, situant donc son
objet dans le champ de la vie de la cité (ce qui implique une dimension en même temps
sociale et politique), du vivre-ensemble, et de qui est appelé un faire communauté : « La
morale enseignée à l’École ne peut être qu’une morale laïque en ce qu’elle est non
confessionnelle et une morale civique en ce qu’elle est en lien étroit avec les principes
et les valeurs de la citoyenneté républicaine et démocratique » (p. 23). Ensuite, le
rapport opère un choix clair entre les deux grandes options dont tout un chacun
dispose en matière de morale, les normes ou les valeurs. Les auteurs du rapport sont du
côté d’une éthique4 des valeurs, c’est-à-dire d’une conception plutôt interne et
intersubjective du vivre-ensemble, dont les règles sont négociées de manière
immanente, et non de celui d’une éthique des normes, à la Kant, pour laquelle nos
comportements seraient prescrits par des règles externes et transcendantes
(l’impératif catégorique). La notion de valeur est définie dans le rapport de manière
très intéressante sous l’angle de sa transmission :
« Une deuxième condition touche la nature même de ce qu’on appelle “valeur”. Les
enseignants sont souvent embarrassés dans la transmission des valeurs, soit qu’ils
engagent les élèves dans des exercices intellectuels dont les retombées pratiques
restent aléatoires, soit qu’ils transmettent ces valeurs dans l’ordinaire de la classe,
sans être toujours certains que les élèves en aient bien compris et mesuré
l’importance. Dans ce cadre, il faut repréciser que ce qu’on appelle “valeur”
comprend trois dimensions : une dimension intellectuelle (la valeur a un contenu
cognitif), une dimension psycho-affective (elle a du prix, elle vaut quelque chose
pour celui qui s’en réclame), une dimension conative (elle oriente et irrigue les
conduites et les engagements). C’est dans ces trois directions qu’il faut orienter la
transmission des valeurs à l’École : la première engage des contenus intellectuels
qui trouveront à s’alimenter, par exemple, de l’étude de textes. Un travail sur la
peine de mort mobilisant les valeurs de la dignité́ et de la justice pourra en ce sens
être mené́ à partir de textes fondateurs du questionnement éthique et juridique sur
la peine de mort, ceux de Beccaria, Voltaire, Victor Hugo, Lamartine ou Robert
Badinter.
Un travail sur la dimension psycho-affective des valeurs a un double objectif :
permettre aux élèves de mettre à distance leurs propres valeurs, croyances et
préjugés (par exemple, des croyances racistes ou des préjugés sexistes), rendre
désirables les valeurs communes. Des supports plus sensibles comme les supports
artistiques, les films notamment, sont ici préférables même s’ils n’interdisent pas
un travail intellectuel.
La dimension conative des valeurs concerne l’action. Les situations d’autonomie, de
coopération, de responsabilité́, de participation doivent viser à faire vivre les
valeurs communes mais aussi à les rendre désirables. En ce sens, il convient non
seulement de favoriser, mais surtout de valoriser l’engagement des élèves dans la
communauté » (p. 29)́.
10 Le terme désirable plusieurs fois utilisé dans ce passage est celui de la définition la plus
classique des valeurs dans le corpus philosophique, place la morale du côté des
individus et de leur communauté, et met à distance les notions de contrainte et
d’imposition souvent attribuées, à raison d’ailleurs, à l’éthique des normes fondant des
morales prescriptives. Une petite phrase du rapport pose exactement cette question et
ouvre sur la définition même de l’éducation : « La marge est étroite ici entre imposer et
faire respecter : c’est l’espace de l’éducation » (p. 28). Imposer, du côté de l’exercice du
pouvoir, et faire respecter, du côté de l’apprentissage des valeurs. Enfin, sur la question
très sensible d’une éventuelle « pédagogie de la morale », le rapport propose des
objectifs qui, rédigés de manière un peu lyrique, n’en sont pas moins éclairants sur la
perspective d’une morale laïque qui ne serait pas prescriptive : « Le rôle de l’enseignant
n’est donc pas de proposer “une morale“ mais de conduire les élèves à développer le
courage de penser, la passion de comprendre, la volonté́ de s’engager » (p. 33).
3. La critique de R. Ogien
11 Ce rapport et les conceptions et objectifs qui le sous-tendent ont été largement
critiqués, l’opposition la plus intéressante et la plus synthétique étant celle que R.
Ogien a exposée dans un ouvrage, La guerre aux pauvres commence à l’école. Sur la morale
laïque (Ogien, 2013). Sa position est que le projet de la morale à l’école est une idée
socialement conservatrice, philosophiquement confuse et politiquement dangereuse.
12 Socialement conservatrice. Pour R. Ogien, le problème principal de l’école est matériel et
économique. L’école est une chambre d’écho des inégalités socioéconomiques, qu’elle
contribue à renforcer, au lieu de les compenser. La solution ne passe donc pas par
l’éducation des dispositions morales des élèves, dont le déficit n’a selon lui pas grand-
chose à voir avec le coefficient de justice à l’œuvre dans notre société. Le projet de
Vincent Peillon lui semble sous-tendu par l’idée que les difficultés sociales
découleraient de l’immoralité des élèves les plus défavorisés : « En fait, ce qu’on appelle
“incivilités”, c’est, la plupart du temps, certaines conduites agressives quand elles sont
le fait des plus pauvres, des classes dites “dangereuses” » (Ogien, 2013 : 48).
13 Philosophiquement confuse. R. Ogien considère que l’apprentissage de la pensée
rationnelle et de la pensée libre ne garantissent en aucun cas le respect des valeurs
morales positives :
« Le projet d’instaurer des cours de morale laïque à l’école, comme l’actuel ministre
de l’Education nationale le conçoit, est une illustration presque parfaite de la forme
la plus courante de naïveté épistémologique, celle qui consiste à croire que la libre
discussion ou la réflexion rationnelle aboutiront nécessairement à un accord sur les
valeurs » (Ogien, 2013 : 110).
14 De plus, la question de l’enseignabilité de la morale se pose de manière aigüe selon lui.
Comme il le souligne dans les nombreuses interviews qu’il a accordées dans la presse à
propos de ce livre, l’enseignement de la morale ressemble plus à celui de la natation
qu’à celui des mathématiques, ce qui pose de redoutables problèmes d’évaluation ; il
semble peu pertinent, en effet, d’appliquer à la morale laïque les règles d’évaluation,
qu’elles soient formatives ou sommatives, des disciplines traditionnellement
enseignées à l’école.
15 Politiquement dangereuse. Pour R. Ogien, parler de la morale laïque au singulier est une
grossière erreur car c’est faire peu de cas de l’hétérogénéité des conceptions de la
laïcité, des morales qui peuvent être rangées sous cette étiquette, et des relativités
culturelles qui peuvent s’y abriter. Le mot laïcité lui semble un piège politique
permettant de promouvoir une culture de la francité (représentés par « le vin et le
cochon », selon son expression) et de stigmatiser et exclure des minorités religieuses
ayant des pratiques vestimentaires et culinaires « non conformes ». C’est donc ce
singulier qui lui semble représenter un véritable danger politique, car il recèle selon lui
une inaptitude à la diversité et à la tolérance.
l’éthique est une dimension humaine, non forcément matérielle et palpable, mais
diffuse et présente.
19 Pour réfléchir à ces questions, on dispose de trois grands corps de pensée déjà anciens
et de deux propositions plus récentes. Les trois grandes orientations sont bien
connues : le déontologisme, dont le représentant principal est Kant, défendant une
approche normative centrée sur des principes transcendants (les fameux « impératifs
catégoriques », non négociables) ; le conséquentialisme qui définit la vie bonne par la
conséquence utile (l’utilitarisme de Mill en est la version la plus saillante, et R. Ogien
qualifie d’ailleurs dans son ouvrage cette morale de laïque, pour montrer qu’en cette
matière, la laïcité est plurielle) et l’éthique des vertus d’inspiration aristotélicienne, qui
fait reposer la notion de bien sur la vertu des agents et la négociation intersubjective
des valeurs, et non plus des normes. Récemment, et à partir du terreau féministe, a
émergé l’éthique du care, courant souvent critiqué comme théoriquement faible car
considéré comme simplement altruiste, voire naïf ou reposant sur des évidences, mais
qui représente selon moi un des grands programmes moraux de notre contemporanéité
(Gilligan, 2008 ; Tronto 2009 [1993] ; Molinier et al., 2009). La question de la dimension
morale du féminisme, non explicitement posée dans ce corpus éthique comme ailleurs,
constitue d’ailleurs un impensé qui fait l’objet d’un article d’Anne-Charlotte Husson
dans ce numéro. Enfin, il faut mentionner l’éthique minimale que R. Ogien élabore en
2003 à partir d’une réflexion sur la pornographie (Ogien, 2003), et qui postule un
principe moral unique, celui de non-nuisance à autrui.
BIBLIOGRAPHIE
ANGENOT, M. (1982) : La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot.
BUTLER, J. (2004 [1997]) : Le pouvoir des mots. Politique du performatif, trad. de l’américain par C.
Nordmann, Paris, Éd. Amsterdam.
CANTO-SPERBER, M. (dir.) (2001 [1996]) : Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, Presses
universitaires de France (Puf).
GILLIGAN, C. (2008) : Une voix différente. Pour une éthique du care, trad. de l’américain par A. Kwiatek,
Paris, Flammarion (coll. « Champs »).
LELIÈVRE, C. (2012) : « Vers quel enseignement d’une morale laïque ? », Histoire et politique scolaire
[blog], 3 sept. (en ligne : http://blogs.mediapart.fr/blog/claude-lelievre/030912/vers-quel-
enseignement-dune-morale-laique, consulté le 30/03/15).
Ministère de l’Éducation nationale (2013) : Morale laïque. Pour un enseignement laïque de la morale.
Remise du rapport de la mission sur l’enseignement de la morale laïque, Lundi 22 avril 2013, Paris,
ministère de l’Éducation nationale (en ligne : http://www.education.gouv.fr/cid71583/morale-
laique-pour-un-enseignement-laique-de-la-morale.html, consulté le 30/03/15).
MOLINIER, P., LAUGIER, S. & PAPERMAN, P. (2009) : Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité,
responsabilité, Paris, Petite Bibliothèque Payot.
PAVEAU, M.-A. (2013) : Langage et morale. Une éthique des vertus discursives, Limoges, Lambert-Lucas.
TRONTO, J. (2009 [1993]) : Un monde vulnérable, pour une politique du care, trad. de l’anglais par H.
Maury, Paris, Éd. La Découverte.
NOTES
1. V. Peillon : « Je veux qu’on enseigne la morale laïque », Le JDD, 01/09/12.
2. « Enseignement de la morale : “Une nostalgie de l’école de la III e République” », Le Monde,
03/09/12.
3. Le rapport est le fruit du travail d’Alain Bergounioux (inspecteur général de l’Éducation
nationale, professeur associé à l’Institut d’études politiques de Paris) Laurence Loeffel
(professeure en sciences de l’éducation à l’Université Charles de Gaulle-Lille 3) et Rémy Schwartz
(ancien conseiller d’État et professeur associé à l’Université de Paris 1 Sorbonne).
4. Je reviens plus bas sur la question classique de l’emploi des termes éthique et morale.
5. Et je laisse de côté le troisième terme de déontologie, qui complique encore les circuits lexicaux,
sémantiques et idéologiques de ces dénominations.
6. On m’objectera qu’il existe des individus amoraux mais c’est justement de manière privative
qu’on les nomme, ce qui veut dire que leur comportement n’est pas considéré, dans la majeure
partie des cultures et des sociétés, comme étant totalement acceptable.
AUTEUR
MARIE-ANNE PAVEAU
Pléiade (EA 7338), Université Paris 13
Claudine Leleux
latin) sauf quand le contenu philosophique diffère selon l’un ou l’autre terme, par
exemple lorsqu’il sera question plus tard de normes éthiques au sens téléologique
aristotélicien ou de normes morales au sens de l’impératif catégorique de Kant.
Intelligibilité
constatifs et
Énoncés normatifs et prescriptifs évaluatifs et expressifs
descriptifs
la justesse normative
Prétention à l’exactitude l’authenticité (le « bon »,
(le « bien », le « juste », le
la validité (le « vrai ») la « valeur »)
« légitime »)
Rapport au
physique Intersubjectif subjectif
monde3
Sphère du
science & technique droit & morale esthétique
savoir
Personne
il tu je
pronominale
11 Cette architectonique sert dès lors de cadre de référence dans la suite du texte.
Éduquer moralement ?
12 Une forte tradition française vise, depuis la Révolution de 1789 et les Mémoires sur
l’instruction publique de N. de Condorcet (1791-1792), à réserver à la famille le soin
d’éduquer les jeunes et de limiter la mission de l’école à l’instruction. Pourquoi ? Parce
que l’école risquerait d’empiéter sur le droit des familles à éduquer leurs enfants
comme ils l’entendent, c’est-à-dire selon leurs convictions éthiques 4. Nous verrons que
ce risque existe si l’enseignant ne se conforme pas à une déontologie spécifique en la
matière.
13 Instruire voudrait dire aujourd’hui transmettre un savoir (au sens de science) établi par
la communauté des savants. L’école n’étant pas le lieu d’élaboration du savoir,
l’enseignant aurait la tâche (pédagogique) de faire reconstruire par les élèves les
raisons qui sous-tendent l’accord sur les faits et les procédures considérées
provisoirement comme vraies ou exactes.
14 Dans l’Antiquité grecque, Aristote distinguait déjà l’objet d’étude des « sciences
théorétiques », le nécessaire, ce qui ne peut être autrement qu’il n’est, et celui des
« sciences pratiques » qui, lui, est contingent et peut être autrement qu’il est. Même si
nous avons appris entretemps que le nécessaire peut lui aussi être incertain ou
comporter une validité provisoire5, la différenciation qu’opère Aristote est toujours
probante.
15 Mais quelle formation donnons-nous alors à nos élèves pour approcher le contingent ?
Pour approcher tout ce qui peut être autrement qu’il est, pour décider quels projets
réaliser et selon quels préceptes d’intervention ? Pour décider des règles du vivre
ensemble, d’y obéir (ou non) volontairement parce qu’elles sont (in)justifiées ? C’est
pour répondre à cet objectif de formation qu’un cours d’éducation à la citoyenneté,
voire un cours de « morale laïque » en France, prend tout son sens, n’en déplaise à N. de
Condorcet.
16 En Belgique, par exemple, le cursus scolaire prévoit une éducation morale au sens
large, qui peut être religieuse ou non confessionnelle, de 6 à 18 ans à raison de deux
heures par semaine. L’éducation morale devient donc une discipline à part entière avec
ses objectifs spécifiques. L’un des tout premiers objectifs d’un cours de morale non
confessionnelle consiste d’ailleurs, selon nous, à mener les élèves à pouvoir distinguer
la sphère de l’être (l’exact), celle du devoir-être (le bien, le juste) et celle du bien-être,
c’est-à-dire la valeur ou le sentiment éprouvé à partir de l’être et du devoir-être (la
valeur, le bon, le gout6). Cela revient à faire comprendre qu’il y a des faits sur lesquels
on se met ou non d’accord, qu’il y a des normes sur lesquelles on se met ou non
d’accord et qu’il y a des gouts et des valeurs qui ne se discutent pas mais qui sont censés
exprimer ce que nous éprouvons chacun à propos de ce qui est et de ce qui doit être.
17 La spécificité éducative d’un cours d’éducation à la citoyenneté, à la moralité ou à la
« morale laïque » en France, serait de développer chez nos élèves deux types de
jugement qui ne sont pas systématiquement pris en charge par les autres disciplines, à
savoir le jugement évaluatif et le jugement normatif. Le jugement évaluatif consiste
à décider ce qui est souhaitable voire préférable, bref à évaluer, il porte sur le bien-être.
Le jugement normatif, en revanche, consiste à décider ce qu’il faut faire pour bien
faire ou pour être juste et se meut donc dans la sphère du devoir-être.
18 Le développement de ces deux types de jugement nécessite qu’on mette en place des
dispositifs pédagogiques qui permettent d’atteindre cet objectif. Mais avant cela, il nous
faut préciser quelle différence opérer entre les valeurs et les normes qui interviennent
dans ces deux types de jugement : le jugement évaluatif évalue, pèse, les valeurs en
présence ; le jugement normatif fait de même avec les normes disponibles.
Les normes
20 Tout d’abord, et surtout si l’article est lu par des philologues ou des grammairiens, le
terme norme que j’utilise ici n’indique nullement ni une normalisation, ni une
moralisation. Il est simplement synonyme d’énoncé normatif. Les énoncés normatifs
(comme les énoncés prescriptifs d’ailleurs) se présentent sous la forme d’obligations ou
d’impératifs, explicites ou implicites . Ils ne décrivent pas l’être mais indiquent un
« devoir-être ». Ce devoir-être est déterminé en fonction d’un telos7 que l’on peut
synthétiser sous la catégorie du « bien » ou du « juste ». Car, comme le dit E. Kant
(1943 : 59) : « Les seuls objets d’une raison pratique sont donc le Bien (Guten) et le Mal
(Bösen) ».
21 Rappelons aussi que J. Habermas distingue la prétention à la vérité et la vérité. Ce qui
revient à toujours avoir en tête qu’une norme peut prétendre à la justesse sans être
juste, sans qu’elle soit validée ou acceptée comme telle. L’énoncé « X paie ses impôts »
prétend dire quelque chose d’exact, mais, pour que cet énoncé soit vrai, il faudra en
vérifier l’exactitude. De même, « il faut dire la vérité » est une norme sans qu’elle ne
soit juste pour autant à priori. Quand il sera question de normes ou de normativité d’un
énoncé, cela devra toujours s’entendre ici distinctement de moralisation.
22 Jürgen Habermas (1992 : chap. V) utilise le terme « norme » dans le sens fort
d’obligation morale ; il qualifie de « recommandation » l’impératif technique et de
« conseil » l’impératif éthique.
23 Toutes les obligations, en effet, ne nous obligent pas de la même manière, avec la même
force. Les normes de moralité peuvent être classées en trois catégories 8 : les normes
techniques, éthiques et morales9. La relativité de l’obligation est desservie par le sens
relatif du verbe devoir dont la force illocutionnaire peut varier. Ainsi le devoir est-il
faible pour les normes techniques parce qu’il n’y va, tout au plus, que d’efficacité
(« pour te rendre à tel endroit, tu dois prendre tel bus ») ; en revanche, la force
d’obligation est catégorique pour les normes morales qui obligent tout citoyen du
monde parce qu’il y va de l’humanité de l’homme (« Tu ne tueras point »). Enfin, le
devoir est fort ou nul lorsqu’il s’agit de normes éthiques. En effet, il y va de la vie
bonne, voire du salut, pour ceux que les normes éthiques concernent, tandis qu’elles
sont indifférentes aux autres (« Tu adoreras Dieu seul et tu l’aimeras plus que tout »).
Pour comprendre cette dernière difficulté, il faut souligner que la norme éthique est
une règle de conduite qui a pour fonction d’atteindre un telos, une fin subjective, et que
la norme n’oblige que ceux qui poursuivent cette fin-là. Les commandements religieux,
par exemple, n’ont de force d’obligation que pour ceux qui veulent gagner leur
« paradis » et n’engagent pas les autres qui ont une autre conception de l’existence ou
de la « vie bonne ». Les questions éthiques, dit J. Habermas (1992 : 99), n’exigent
nullement une rupture complète avec la perspective égocentrique, « elles se rapportent
en effet au telos d’une vie à chaque fois mienne ».
24 Notons qu’une même règle, par exemple « Je dois étudier », peut énoncer une norme
technique (pour atteindre un but pratique : passer l’examen demain) et une norme
éthique (pour me réaliser). Pareillement, une même règle, par exemple « Je dois porter
assistance à personne en danger », peut énoncer une norme éthique si elle fait
obligation en fonction du telos que je veux atteindre (éviter par exemple le remords de
mon indifférence à la détresse) ou une norme morale si elle fait obligation catégorique
de préserver l’humanité de l’homme.
25 Le degré d’obligation des normes apparait aussi, lorsqu’elles sont coulées dans la forme
du droit, notamment par le degré de sanction pénale qui est attachée à sa
transgression. Le problème surgit quand il s’agit, pour vivre ensemble, de couler de
telles normes techniques, éthiques et morales dans la forme du droit 10. On peut
supposer que les normes techniques seront aisément validées par les citoyens (et
considérées à ce titre comme légitimes) si l’impératif d’efficacité est atteint et neutre
sur le plan de la moralité. Rouler à gauche ou à droite est insignifiant sur ce plan pour
autant que tout le monde se range à l’une ou l’autre option11.
26 Si les lois visent à préserver l’humanité de l’homme, il est raisonnable de penser
qu’elles recevront l’aval ou le consentement de tous, en démocratie du moins. Tout au
plus peut-il sans doute y avoir controverse, comme avec le principe de précaution, sur
le fait qu’il y ait danger pour l’espèce.
27 Où le bât blesse, c’est en matière de normes éthiques. Car, si la loi civile élève au rang
de l’humanité de l’homme une fin ou un telos particuliers, elle risque l’illégitimité, voire
la partialité, rendant de surcroit injuste la sanction de l’infraction. Et si elle ne le fait
pas, elle peut manquer pour certains à un devoir catégorique et rendre l’État laxiste.
Ainsi s’expliquent les dures controverses sur les questions de l’avortement, de
l’euthanasie, de l’homoparentalité, où l’éthos religieux diverge de l’éthos profane sur la
conception naturelle, voire divine, ou culturelle de la vie.
28 La typologie des normes proposée ici ne vise pas seulement à la clarification
sémantique pour que nous puissions nous comprendre entre chercheurs, elle a aussi
une fonction politique. Si le législateur est tenu en démocratie de respecter le
pluralisme éthique, il doit faire coexister pacifiquement des points de vue éthiques
divergents et être capable, pour ce faire, de ne pas généraliser des convictions
particulières. Cette typologie des normes a aussi une fonction déontologique pour les
enseignants qui ont affaire, à des degrés divers, à l’éthique. Dans un État de droit, et
donc à l’école publique, le pluralisme éthique doit être en principe respecté sauf si des
obligations contradictoires se font jour. Dans ce cas, c’est la loi civile porteuse du
consensus ou de la moralité publics qui l’emportera. Comme dans le cas du médecin qui
juge nécessaire de procéder à la transfusion sanguine d’un mineur et qui, sans
l’autorisation des parents témoins de Jéhovah, demandera un jugement en référé.
29 Le rôle déontologique de l’enseignant, lui, est :
1. de respecter les choix éthiques du jeune tout en lui faisant comprendre que le droit à la
liberté de pensée est exigible par chacun à égalité et donc qu’il ne s’agit jamais de vouloir
élever une obligation particulière en norme catégorique ;
2. de faire comprendre que la loi est parfois le garant de la coexistence pacifique de points de
vue éthiques divergents ;
3. que la désobéissance à la loi, même pour des raisons éthiques, fait encourir à celui qui
commet l’infraction la sanction prévue par la loi.
30 Cette fonction déontologique suppose bien évidemment que l’enseignant soit lui-même
capable d’éviter l’empire de sa subjectivité et de ne pas généraliser ses propres normes
éthiques sans toutefois sombrer dans le relativisme moral. C’est dire s’il est urgent de
mettre en œuvre une formation, initiale ou continue, des enseignants dont l’État
exigerait cette fonction.
Les valeurs
31 Le risque de moralisation est encore plus grand quand il s’agit de valeurs parce que
celles-ci sont indiscutables au sens où il n’est pas possible de les hiérarchiser de façon
objective. Pourtant, beaucoup d’enseignants classifient les valeurs en bonnes ou
mauvaises.
32 Nous avons développé ailleurs tout un chapitre sur la définition des valeurs et sur la
manière de les travailler en classe (Leleux, 2014 : chap. 4). Disons en substance que,
d’un point de vue logique d’abord, cela n’a pas plus de sens de hiérarchiser
objectivement des valeurs (liberté, égalité, par exemple) que d’autres concepts (insectes
et arachnides, par exemple), qu’elles ne font autrement dit que l’objet de préférences
subjectives.
33 Les valeurs (en tant que concepts) seraient les signes que nous utilisons pour rendre
compte (en condensé ou en synthèse) des expériences au monde qui ont été source de
bien-être ou de plaisir, voire de mal-être ou de peine. Et ces signes servent d’indices
pour choisir une norme d’action de manière à retrouver ce bien-être et éviter ce
mal-être. En ce sens et à la différence de concepts formels, ils ont une force normative :
ils indiquent un « devoir-être », fût-il encore non réfléchi, en vue d’atteindre le bien-
être. C’est pourquoi le sens commun a tendance à confondre les valeurs et les normes.
C’est cette force normative qui les distingue aussi des qualités et des vertus qui, elles,
décrivent un état (de fait), « ce qui est », un énoncé, un objet, un caractère (une vie
bonne, un homme prudent)12.
34 Les valeurs sont des indicateurs de sens pour l’action. « Sens » doit être compris ici
dans les quatre acceptions : le sensible (la valeur exprime en condensé le bien-être de
l’expérience) ; la direction (la valeur oriente l’action) ; la signification (la valeur
synthétise une expérience concluante sous la forme d’un concept) ; le telos/la finalité (le
bien, le bonheur ou le salut que la valeur entend implicitement rechercher). Dans cette
quatrième acception, les valeurs se réfèrent à une visée téléologique qui ne peut être
qu’individuelle, même si la même visée peut être partagée par un très grand nombre de
personnes. Par exemple : la liberté est une visée partagée par la plupart des
démocrates ; le salut (le « paradis ») est une visée partagée par les croyants aux
religions du Livre… Nous pouvons dire que les valeurs, si elles ne sont pas universelles,
peuvent être structurantes pour les identités et colportées par l’éducation.
3. les amener à repérer le pluralisme des échelles axiologiques dont découle en démocratie
profane le respect du pluralisme éthique.
37 Du point de vue pédagogique, il importe donc que l’enseignant mette les élèves en
situation de clarifier leurs valeurs et de les hiérarchiser sans que le groupe-classe ne
discute à proprement parler ces choix. La fonction pédagogique de l’enseignant est
d’amener l’élève à prendre conscience de ce qui l’anime et d’ainsi contribuer à ce qu’il
se connaisse mieux, comme le recommande la maxime antique : « Connais-toi toi-
même ». Sa fonction déontologique est de respecter les choix de l’élève et de les faire
respecter par les autres dans le groupe-classe, ce qui revient à faire découvrir par tous
qu’il n’y a pas à priori de bonnes ou de mauvaises valeurs. Le professionnel peut tout au
plus faire découvrir par les leçons de l’expérience que certains choix sont plus judicieux
que d’autres pour soi et pour le vivre ensemble. Cela revient à prendre la valeur comme
le condensé d’une norme que l’expérience a validé ou non. À l’aune de l’expérience de
l’humanité, la relativité des valeurs ne signifie nullement leur relativisme.
– Pour clarifier les valeurs des élèves de 4 à 7 ans, l’enseignant peut recourir aux
images : leur demander de choisir l’image qui a leur préférence et de pouvoir dire
pourquoi. Pour leur faire hiérarchiser, leur demander de coller trois images (dont
on a préalablement reconstruit, avec l’aide de l’enseignant, la valeur) selon leur
ordre de préférence. Pour faire découvrir la relativité des valeurs et de leurs
échelles, organiser une promenade devant l’exposition des tops 3 de la classe
(Leleux, 2014 : leçon n° 5). Cette activité a en outre l’avantage de faire ressortir
pour toute la classe qu’une échelle de valeurs 1 (par exemple : famille, amour,
santé), n’est pas meilleure qu’une échelle de valeurs 2 (santé, amour, famille) et
qu’il n’est donc pas possible de les discuter voire de les coter.
– L’élève peut aussi être conduit à clarifier ses propres valeurs en opposition ou
par comparaison avec celles d’un auteur. Pour ce faire, l’album peut être un
support de même qu’un texte philosophique ou un article de journal. Par exemple,
de manière à clarifier la morale dont les élèves sont les plus proches, nous avons
conçu une leçon en plusieurs séquences (Leleux, 2010 : 179-198). L’objectif est, dans
un premier temps, de faire retrouver par les élèves les valeurs défendues ou
rejetées, explicitement ou implicitement, dans les différents textes (un extrait de
l’Épitre de Paul aux Philippiens, des aphorismes de Ainsi parlait Zarathoustra, le
chant de l’Internationale, une présentation de la morale laïque) ; dans un second
temps, de faire élire trois valeurs par chaque élève qui doit les classer par ordre
d’importance parmi toutes les valeurs retrouvées dans un des textes.
38 Le lecteur intéressé par ces protocoles pédagogiques est invité à se référer aux
nombreuses leçons, séquences et activités que nous avons eu l’occasion de proposer 13.
39 L’enseignant de langue maternelle pourra s’inspirer de cette méthodologie pour, à la
fois, faire découvrir les valeurs implicites ou explicites de tout texte, fût-ce d’un album
de jeunesse, mettre le jeune en situation de décentration cognitive (différencier le
point de vue de l’auteur et le sien propre) avant de l’amener éventuellement à
comparer son échelle de valeurs à celle de l’auteur, sachant que l’une n’est pas
meilleure à priori que l’autre.
43 Notons toutefois que les sujets de discussion, les normes discutées, peuvent diverger
selon le type de cours : un cours de moralité publique, c’est-à-dire un cours d’éducation
à la citoyenneté ou de morale laïque en France, ne prendra pas pour objet de réflexion
les normes qui touchent à la morale personnelle, au salut ou aux convictions
particulières. En revanche, celles-ci seront matière à discussion dans les cours de
religion et de morale non confessionnelle. La discussion sera sans doute différente
selon que l’on se réfère à une transcendance divine ou non. Dans un cours de morale
non confessionnelle en tout cas, le parti pris sera de ne pas donner la priorité à un
argument (d’autorité) d’ordre religieux. Par exemple, le devoir de charité ne ferait pas
partie d’un tel cursus alors que le devoir de solidarité, sous la forme par exemple de la
sécurité sociale, y serait questionné.
44 Plusieurs dispositifs pédagogiques peuvent être mis en place pour développer la
décentration cognitive et l’échange des arguments moraux avec les pairs en ayant à
l’esprit la typologie des normes que nous avons reconstruite plus haut.
« Aisha est marocaine et sort avec Patrick. Une de ses amies lui apprend que Patrick fait
partie d’une bande de “skins” et l’emmène dans un bistrot où ils se réunissent. Aisha assiste
à une discussion dans un café entre Patrick et les “skins”. Il y est question de venger un des
leurs, grièvement blessé, en organisant un attentat dans un établissement où se réunissent
les amis et frères de Aisha. Aisha tente d’en empêcher Patrick, sans succès. Plus, celui-ci la
menace de représailles si elle diffusait le secret. L’attentat projeté est imminent.
Que doit faire Aisha, prévenir la police ou être fidèle à son ami ? »
– La régulation des émotions par la DVP est un programme de réflexion sur les
émotions (Leleux, Rocourt & Lantier, 2014) qui vise lui aussi à développer le
jugement normatif. L’objectif général de ce programme est de développer
l’autonomie affective des élèves et, ce faisant, de contribuer à la civilisation
démocratique au sens où, comme le dit le sociologue N. Elias (2002 ; 2003), celle-ci
est le résultat d’un long processus de maitrise des affects. Processus durant lequel,
selon lui, l’art militaire et le rapport de force physique a progressivement cédé la
place à l’art de la parole. Le dispositif pédagogique a été totalement mis en place à
l’école maternelle, en 2e année de primaire (2P, 7-8 ans), 6P (11-12 ans) et
partiellement mis en œuvre en 1P (6-7 ans) et en 1re année de secondaire S (1S,
12-13 ans). Il consiste, à partir d’Histoires d’émotions de Jan Lantier, d’identifier une
émotion, d’en comprendre son utilité et ses inconvénients et de la réguler en
conséquence par un jugement normatif. En maternelle, les élèves ont réfléchi à
quatre émotions (la peur, la colère, la tristesse, la joie) ; en primaire et secondaire,
ils ont identifié deux concepts (émotion et famille d’émotions) et réfléchi à quatre
émotions de base supplémentaires (la surprise, le dégout, la honte et l’émoi
amoureux), à une émotion mixte (la jalousie) et à une autre émotion sociale que la
honte (la fierté).
– Les enseignants, qui n’ont pas en charge l’éducation morale ou citoyenne, mais
qui ont à gérer le vivre ensemble d’une classe et à accomplir une des missions
traditionnelles de l’école qui consiste à socialiser les jeunes, pourront développer
le jugement normatif de leurs élèves par la réflexion à propos des droits et devoirs
de chacun en classe, sachant qu’en démocratie, si tout droit est dû à chacun à
égalité, chaque droit suppose un devoir afférent. Raison pour laquelle, cette
réflexion en classe devrait être menée sous la forme d’un règlement ou d’une
charte dans lesquels les droits sont confrontés aux devoirs correspondants et ne se
limitent pas, comme c’est souvent le cas, à une liste d’interdits ou de devoirs
(Leleux, 2006).
45 Quel que soit le dispositif utilisé, l’important pour l’enseignant, qu’il soit spécialisé en
didactique de la morale et de la citoyenneté ou non, consiste à développer le jugement
normatif de ses élèves. Qui dit « développement » dit aussi que ce jugement normatif
doit tendre ou se confondre avec un jugement « postconventionnel », au sens de
L. Kohlberg, c’est-à-dire un jugement normatif qui se fonde librement sur des principes
pour justifier le choix d’une règle d’action. En l’absence de cette autonomie du
jugement comme objectif pédagogique, l’action de l’enseignant serait une entreprise de
moralisation visant à faire de ses élèves de bons exécutants, reniant du même coup
l’idéal moral démocratique d’autonomie politique. Il est particulièrement nécessaire
que les enseignants soient formés à éviter une telle dérive de moralisation, dérive qui
donnerait raison à N. de Condorcet selon lequel on ne pourrait confier l’éducation à
l’école.
BIBLIOGRAPHIE
ARISTOTE (1992) : Éthique à Nicomaque, trad. du grec par J. Barthélemy Saint-Hilaire, revu par A.
Gomez-Muller, Paris, Éd. Le Livre de poche.
BRUNER, J. (2010 [2002]) : Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? Le récit au fondement de la culture
et de l’identité, Paris, Retz (coll. « petit forum »).
CONDORCET, N. (1791) : « Premier Mémoire. Nature et objet de l’instruction publique », in : Id., Cinq
mémoires sur l’instruction publique, chapitre 5, p. 33 (en ligne : http://classiques.uqac.ca/
classiques/condorcet/cinq_memoires_instruction/Cinq_memoires_instr_pub.pdf, consulté le
10/03/15).
Elias, N. (2002 [1973]) : La civilisation des mœurs, trad. de l’allemand par P. Kamnitzer, Paris, Pocket
(coll. « Agora »).
— (2003 [1975]) : La dynamique de l’Occident, trad. de l’allemand par P. Kamnitzer, Paris, Pocket
(coll. « Agora »).
FERRY, J.-M. (1991) : Les puissances de l’expérience, Paris, Éd. du Cerf (coll. « Passages »), 2 vol.
HABERMAS, J. (1987a [1972]) « Théories relatives à la vérité », trad. par R. Rochlitz, in : ID., Logique
des sciences sociales et autres essais, Paris, PUF, p. 282-283.
— (1987b [1981]) : Théorie de l’agir communicationnel, t. 1, Rationalité de l’agir et rationalisation de la
société, trad. de l’allemand par J.-M. Ferry, Paris, Fayard.
— (1992 [1991]) : De l’éthique de la discussion, trad. de l’allemand par M. Hunyadi, Paris, Éd. du Cerf.
HOFFMAN, M. (2008) : Empathie et développement moral. Les émotions morales et la justice, Grenoble,
Presses universitaires de Grenoble.
KANT, E. (1943 [1788]) : Critique de la raison pratique, trad. par F. Picavet, Paris, PUF (coll.
« Quadrige »).
LELEUX, C. (1997) : Repenser l’Éducation civique. Autonomie, coopération, participation, Paris, Éd. du Cerf
(coll. « Humanités »).
— (2003) : « Théorie du développement moral chez Lawrence Kohlberg et ses critiques (Gilligna et
Habermas) », in : J.-M. Ferry & B. Libois (dirs), Pour une éducation postnationale, Bruxelles, 2003,
Éd. De l’Université de Bruxelles (coll. « Philosophie et Société »), p. 11-128 (en ligne : http://
users.skynet.be/claudine.leleux/KohlbergPublDEA.pdf).
— (2006) : Éducation à la citoyenneté. Apprendre des droits et des devoirs de 5 à 14 ans, t. 2, Bruxelles, De
Boeck (coll. « Outils pour enseigner).
— (2008) : Éducation à la citoyenneté. La coopération et la participation de 5 à 14 ans, t. 3, Bruxelles, De
Boeck (coll. « Outils pour enseigner »).
— (2009) : « La discussion à visée philosophique pour développer le jugement moral et citoyen ? »,
Revue française de pédagogie. Recherches en éducation, 166, janvier-février-mars, p. 71-87 (en ligne :
http://rfp.revues.org/1271).
— (en collab. avec ROCOURT, C.) (2010) : Pour une didactique de l’éthique et de la citoyenneté. Développer
le sens moral et l’esprit critique des adolescents, Bruxelles, De Boeck. (coll. « Action »).
— (2014) : Hiérarchiser des valeurs et des normes de 5-14 ans, 3 e éd., Bruxelles, De Boeck (coll.
« Apprentis citoyens »).
LELEUX, C. & LANTIER, J. (2010) : Discussions à visée philosophique à partir de contes pour les 5 à 14 ans,
Bruxelles, De Boeck (coll. « Apprentis philosophes »).
LELEUX, C., ROCOURT, C. & LANTIER, J. (2014) : Développer l’autonomie affective de 5 à 14 ans, Bruxelles, De
Boeck (coll. « Apprentis citoyens »).
NOTES
1. « S’il est possible de déduire “U” du contenu normatif des présuppositions pragmatiques
universelles de l’argumentation en général, l’éthique de discussion se laisse ramener à la
formulation suivante, plus économe : (D) Chaque norme valide devrait pouvoir trouver
l’assentiment de tous les concernés, pour peu que ceux-ci participent à une discussion pratique »
(Habermas, 1992 : 34).
2. Principe « U » d’universalisation et principe « D » de discussion.
3. « Ainsi les concepts des trois mondes servent de système de coordonnées supposé en commun,
et dans lequel les contextes situationnels peuvent être ordonnés de telle sorte qu’un accord soit
obtenu sur ce que les participants peuvent traiter tantôt comme état de fait, tantôt comme
norme valide, ou tantôt comme expérience vécue subjective » (Habermas, 1987b : 85-86).
4. « L’éducation publique doit se borner à l’instruction » ; « Un autre motif oblige encore de
borner l’éducation publique à la seule instruction ; c’est qu’on ne peut l’étendre plus loin sans
blesser des droits que la puissance publique doit respecter » (Condorcet, 1791).
5. Contrairement à Aristote (1992 : livre IV, chap. 1, § 13) qui pensait qu’« il est impossible de
délibérer sur un fait accompli ; on ne délibère que sur l’avenir et sur le possible, parce que ce qui
a été, c’est-à-dire le passé, ne peut pas n’avoir point été ».
RÉSUMÉS
Dans la mesure où nous sommes tenus de présupposer que tout agir communicationnel prétend à
l’entente, l’éthique est à la base de tout savoir. Or, peu d’enseignants sont formés à
l’enseignement de l’éthique et de la citoyenneté. La présente contribution, après avoir clarifié
quelques concepts fréquemment utilisés dans la discipline d’éducation à la moralité, ciblera deux
objectifs de la didactique spécifique (développer les jugements normatif et évaluatif) et de la
déontologie spécifique (respecter le pluralisme éthique et éduquer sans moraliser, c’est-à-dire
éduquer à l’autonomie du jugement).
So far as we are hold to presuppose that each communicative action pretends to an agreement,
ethics are at the base of every knowledge. But not many teachers are trained to give an education
in ethics and citizenship. This article first clarifies some concepts frequently used in the
education of morals. Afterwards it aims at two targets of the specific didactic (to develop the
prescriptive judgment and the judgment of values) and the specific professional ethics (to
respect the ethical pluralism and to educate without moralizing, that means to educate to an
autonomous judgment).
INDEX
Mots-clés : éthique, citoyenneté, jugement normatif, jugement évaluatif, normes et valeurs
Keywords : ethics, citizenship, prescriptive judgment, judgment of values, norms and values
AUTEUR
CLAUDINE LELEUX
Catégorie pédagogique Defré, Haute École de Bruxelles
Vincent Lorius
Introduction
1 Pour D. Weinstock (2006), c’est le double constat de l’importance des décisions morales
privées qui sont prises dans des cadres institutionnels, ainsi que le caractère souvent
indécidable de certaines controverses morales au sein d’une société démocratique, qui
doit nous faire considérer comme importantes les questions morales institutionnelles.
Ces observations s’appliquent assez directement au domaine scolaire dans la mesure où
l’école affecte les questions privées (la vie des familles, leur emploi du temps, les
relations entre parents et enfants…) et est dépositaire de l’immense pouvoir de faciliter
ou non l’insertion des plus jeunes par son quasi-monopole des opérations de
certification. Par ailleurs, elle doit proposer des modalités permettant le vivre et
l’apprendre ensemble malgré la diversité des opinions, en particulier des opinions
morales.
2 L’objectif de cet article est de proposer quelques éléments en faveur de la thèse selon
laquelle, dans ce contexte, le pluralisme moral, non seulement n’est pas un obstacle à
l’activité des éducateurs scolaires, mais constitue probablement l’une des conditions de
son déploiement. Cette thèse, pour être établie, nécessite plusieurs étapes. La première
est de donner une définition de l’éducation scolaire permettant de justifier le recours
au minimalisme moral comme possibilité pour penser l’activité éthique des éducateurs
scolaires. Nous pourrons alors qualifier ce que nous entendons par pluralisme moral
3 L’éducation scolaire se définit par un cadre normatif pluriel. Elle est bornée par des
règles qui portent pour certaines d’entre elles sur les finalités à poursuivre ou les
procédures à respecter. Elle est également impactée par les normes 1 privées des acteurs
qui, qu’ils soient professionnels ou usagers, ont bien évidement toutes sortes de
croyances et convictions relatives à ce que doit être la scolarité. Face à ce constat, deux
attitudes au moins sont possibles : soit considérer que les normes scolaires légitimes
sont celles définies par l’une de ces sources (par exemple le ministère de l’Éducation
nationale, ou les familles2), soit prendre acte de cette pluralité normative pour la
considérer constitutive du procès d’éducation scolaire. Dans cet article, nous
soutiendrons l’opportunité de la seconde hypothèse : il serait peut-être possible de
justifier ce choix pour des raisons de droit (en posant par exemple la supériorité
normative du pluralisme), mais nous nous contenterons de raisons de fait. La simple
observation du fonctionnement quotidien de l’école montre en effet que domine un
cadre normatif pluriel, à la fois une cause et conséquence de l’impossibilité de fixer des
objectifs ultimes à l’éducation (Kerlan, 2003).
4 Pour comprendre comment les éducateurs scolaires font face à cet état de fait, nous
pouvons commencer par observer l’énergie et le temps qu’ils passent à intervenir
auprès de « tiers » dans le but faciliter les apprentissages de leurs élèves. Ces tiers sont
bien évidement et en premier lieu les parents, mais peuvent aussi être des partenaires
éducatifs (associations, structures de soutien scolaire) ou même des membres de
l’établissement scolaire (assistants d’éducation…). Ainsi, on ne compte plus les
dispositifs d’implication des parents dans le processus d’enseignement (voir, par
exemple, l’école des parents, dispositif récent de « mallette des parents » promue par le
ministère de l’Éducation nationale3). Par ailleurs, à l’intérieur même des
établissements, de nombreux rapports relèvent, pour le regretter, des phénomènes de
sous-traitance4 de la difficulté scolaire aux dispositifs de soutien organisés dans le
temps scolaire même, et pour lesquels les enseignants sont amenés à définir des
modalités de répartition des élèves, de définition des objectifs, et à engager des
opérations de mise en cohérence entre ces dispositifs et l’enseignement dispensé en
classe. Il semble donc bien exister un fort différentiel entre l’ensemble des tâches
relevant d’une action directe de l’enseignant sur les élèves et l’ensemble de celles qui
caractérisent l’activité des éducateurs (s’investir dans un travail d’équipe et dans un
8 R. Ogien (2007 : 12) propose de classer en deux catégories les théories morales : « Le
monde d’Aristote nous recommande tout un art de vivre et pas seulement un code de
bonne conduite en société, comme celui de Kant, pour qui nous avons des devoirs
moraux à l’égard d’autrui, mais aussi de nous-mêmes. J’appelle “maximaliste” un tel
monde moral et, par contraste, “minimalistes” des mondes moraux moins
envahissants ». Plus précisément, l’auteur propose de considérer comme minimales les
morales convenant de l’opportunité d’un principe de non-nuisance limitant les
interventions aux cas de torts flagrants causés à autrui (Ogien, 2004 : 30).
9 Les théories morales peuvent donc être maximalistes ou minimalistes, et se
différencient par la manière de qualifier moralement le vivre ensemble (comme le tout
de l’éthique pour le minimaliste et comme l’une de ses composantes pour le
maximaliste) et l’idée de non-nuisance (comme repère nécessaire et suffisant pour le
minimaliste, comme repères parmi d’autres pour le maximaliste). Cette distinction
revient à attribuer une valeur morale différente au rapport à soi-même : celui-ci peut
être un objet du jugement moral (pour le maximaliste), ou non (pour le minimaliste).
Pour ce dernier en effet, le rapport à soi-même est hors du champ du vivre ensemble et,
par conséquent, le principe de non-nuisance ne le concerne pas.
10 Ce point d’appui théorique nous permet de formuler l’hypothèse selon laquelle la
distinction minimalisme/maximalisme est à la fois possible et utile pour penser les
questions d’éducation scolaire5. Pour la défendre, nous commencerons par examiner
deux types d’objections pouvant être faites à cette proposition : celles de l’inadaptation
du minimaliste au contexte scolaire ou à la possibilité même de l’éducation. Nous
pourrions en effet considérer en première analyse que, le point de vue minimaliste
étant totalement absent du cadre réglementaire organisant l’action des professionnels,
il serait susceptible de mettre ces derniers en contradiction avec les missions qui leur
sont confiées par l’institution. Les textes qui régissent l’action scolaire sont de fait
largement portés sur la modification du rapport des élèves avec eux-mêmes 6. Ils ne font
jamais non plus mention de limites qu’il faudrait apporter aux dispositions prises en
considérant par exemple que dans certains contextes, certains dispositifs pourraient
« faire plus de mal que de bien », et qui seraient l’expression d’un souci de non-
nuisance. Cette première objection parait assez simple à lever. En effet, la demande
institutionnelle relative aux questions éducatives doit être comprise pour ce qu’elle
est : une déclaration d’intention qui dit aussi peu sur les objectifs que sur les moyens de
les atteindre et pour lesquels l’institution se garde d’ailleurs bien de vérifier les mises
en œuvre. Ceci ne réduit pas l’importance de ces prescriptions, mais indique
simplement que leur prise en compte relève d’un processus classique au sein de
l’Éducation nationale : il s’agit d’éléments de discours, constitutifs d’une culture
institutionnelle, et dont l’opérationnalisation relève de l’éthique professionnelle des
éducateurs, en comprenant éthique comme un arbitrage personnel sur ce qui constitue
le bien. Cet arbitrage éthique induit souvent la prudence et le discernement dans la
mise en œuvre des recommandations portant sur les attitudes. À titre d’exemple, que
penser d’un éducateur qui, voulant respecter les prescriptions d’une éducation à la
santé, reprocherait à un élève de ne pas être « bien reposé » le matin alors que les
habitudes ou nécessité familiales imposent à tous les membres de sa famille un coucher
tardif ? Une approche minimaliste de l’éducation, qui fait prévaloir une attitude
prudente face à la possibilité d’une intervention relative aux obligations envers eux-
mêmes que les élèves devraient respecter, est donc possible.
11 La deuxième objection que l’on pourrait faire à une approche minimaliste de
l’éducation consisterait à poser que celle-ci induirait des comportements inadaptés en
abandonnant, au motif de la non-nuisance, l’individu dont on a la charge, à lui-même.
En d’autres termes, nous aurions le droit (voire le devoir) d’aider l’autre, quand bien
même l’autre ne veut pas être aidé. Cette objection est sérieuse et la question des
limites du consentement fait bien partie des critiques qui ont pu être formulées au
minimalisme (Marzano, 2009). Si elle incite à la vigilance, cette objection ne détruit pas
à elle seule la possibilité d’associer minimalisme et éducation et ce pour au moins deux
raisons. D’abord parce ce que nous concevons l’éducation scolaire comme nécessitant
de la part des éducateurs et à travers des processus d’imputation, des décisions
concernant les élèves, mais également des décisions concernant leurs parents, dont le
consentement doit être considéré différemment de celui d’un enfant. Ensuite, parce
qu’il parait aussi stupide de toujours tenir compte de la volonté d’un enfant comme de
ne jamais le prendre en compte : des positionnements minimalistes sont donc, sans
doute, parfois envisageables.
12 Pour conclure provisoirement, on peut donc défendre l’idée qu’il existe des arguments
indiquant que le minimalisme ne parait pas en lui-même et à priori inadapté à
l’éducation scolaire, car contradictoire ni avec le cadre réglementaire, ni avec
l’attention à porter aux bénéficiaires du service public d’éducation. De ce point de vue,
l’éthique minimale ne rejette pas le recours aux principes moraux fondant la morale
scolaire classique qui est d’inspiration maximaliste, elle en discute simplement le
caractère hégémonique et définitif. Cette proposition permet de préciser un point :
notre discussion a porté sur la possibilité pour l’éducateur de se référer au
minimalisme moral pour conduire son action et non de considérer cette conception
comme objet de transmission.
13 Les conceptions habituelles de l’éducation scolaire s’appuient sur une vision des tâches
afférentes comme réduites à l’intervention directe des éducateurs sur les élèves. Cette
façon de voir est extrêmement réductrice par rapport à l’ensemble des actions des
professionnels pour favoriser la réussite de leurs élèves et en particulier celles qui leur
font mobiliser des tiers pour atteindre cet objectif. A contrario, une conception de
l’éducation scolaire conçue comme activité d’imputation induit la prise en compte des
principes moraux des usagers et justifie un recours à des positions éthiques
minimalistes ou maximalistes. La notion d’éthique minimale peut alors jouer à la fois
un rôle descriptif et explicatif. Descriptif car elle permet de faire apparaitre les
caractéristiques pluralistes de la pensée morale des éducateurs en montrant qu’elle
peut comporter des dimensions plurielles. Explicatif car elle permet d’élaborer
quelques composantes d’un modèle d’intelligibilité de cette pensée. Dans la partie
suivante, nous préciserons cette idée en envisageant l’opportunité de considérer la
pensée éthique des éducateurs comme relevant, dans certaines conditions et situations,
d’un pluralisme d’exploration.
ne serait-ce que pour vérifier que cette possibilité est envisageable sur le plan
théorique.
21 Il est en effet possible qu’une conception forte de l’obligation morale ne soit pas
toujours adaptée à l’action scolaire et un exemple nous permettra d’illustrer cette
possibilité. Il n’est pas rare que, en début d’année scolaire ou après une période où les
difficultés se sont accumulées dans un établissement, une équipe pédagogique
considère urgent de rappeler le caractère imprescriptible, « non négociable », des
éléments constitutifs du règlement intérieur. Cette volonté se traduit en général par le
fait de déplorer le laxisme de tel ou tel (parents, direction, enseignant…) et par le
caractère en général vain de cette approche. En effet, chaque journée « normale » dans
un établissement scolaire « normal », apporte à la fois la preuve de la nécessité de
règles communes permettant de créer une sécurité pour chacun, et d’arbitrages en
situation : peut-on toujours reprocher à un élève de s’être défendu, y compris
violement, face à une agression caractérisée ? Peut-on toujours reprocher à un élève
d’avoir eu une attitude déplacée face à l’injustice criante d’un adulte ? Ces « accrocs »
ne remettent bien évidemment pas en cause l’opportunité d’obligations, mais celles-ci
peuvent être, à certains moments, supplantées par des raisons liées aux situations. Une
des manières d’expliquer pourquoi un positionnement du type « halte au laxisme » tel
que présenté dans l’exemple précédent est inadapté, est de considérer que la mise en
balance d’obligations relève de ce que nous appellerons la délibération-dilemme.
22 Or, délibérer en recourant à des dilemmes, c’est prendre le risque de refuser de
concevoir que les mobiles éthiques peuvent être d’une autre nature que des obligations
catégoriques. B. Williams (1990) a identifié la délibération-dilemme comme relevant
non pas de la morale ou de l’éthique mais de la moralité, laquelle présente à ces yeux
un grave défaut : cette dernière considère que les obligations morales ne peuvent être
conflictuelles. Cela revient à dire que s’applique à la pensée morale une règle
d’agrégation voulant que « si je suis obligé de faire X et si je suis obligé de faire Y, je
suis obligé de faire X et Y ». Pourtant, dans le sens ordinaire accordé à la notion
d’obligation, qui n’est pas contrôlé par ces exigences particulières qui seraient
spécifiques à la morale, il est évident que les obligations peuvent entrer en conflit.
23 L’éthique scolaire consiste à définir un préférable pour les élèves comme guide de
l’action. Le recours à la pensée de B. Williams permet de comprendre que la
détermination de ce préférable ne peut se faire à partir d’un panel d’obligations ou de
principes qui permettraient d’en définir la nature quelle que soit la situation. Le
principe, la valeur, sont donc des moyens et non des buts, et c’est pourquoi, dans le
champ éducatif, les principes généraux ne valent que dans la mesure où ils sont
support à une définition personnelle, en situation, de ce qui est bien ou mieux. Nous en
tirons la conclusion que le repérage de positionnements minimalistes chez les
éducateurs doit nous faire réfléchir sur le soi-disant risque qu’il y aurait à ne pas
définir à priori les « bons » repères moraux éducatifs. Les éducateurs sont en effet et en
pratique pluralistes au sens où l’entend D. Weinstock (2002), c’est-à-dire qu’ils peuvent
concevoir une importante variété de croyances et de conceptions du bien scolaire. Ils
sont donc pluralistes au sens où ils mobilisent des conceptions minimalistes ou
maximalistes de leur activité : par la souplesse morale dont ils font preuve en situation,
ils récusent l’idée d’une éducation fondée sur une liste finie et prédéterminée de
principes moraux. Ce choix leur est nécessaire tout simplement pour pouvoir tenir leur
rôle, en prenant appui sur les repères moraux en cours dans une société pluraliste. Bien
sûr, cette position est difficile à tenir au quotidien car elle télescope une conception de
l’éducation où les solutions éthiques sont censées préexister aux problèmes.
informels, pour répondre à la question centrale : que faire de telle ou telle mesure
avec mes ressources et mes contraintes ? » (Gonthier-Maurin, 2012 : 35)
28 La dernière circulaire de rentrée publiée au titre de la rentrée 2014 11 est assez
emblématique de ce point de vue. Elle est dans sa forme évaluative car il parait
improbable que les destinataires de ce texte de 23 pages parviennent à mettre en œuvre
l’ensemble des recommandations qui leurs sont adressées et présentées comme autant
de priorités. Cette caractéristique évaluative est présente dans le contenu même de
cette circulaire qui est porteuse de nombreux conflits d’obligations : entre des
impératifs de mise en œuvre et le contexte général de réduction de moyen (comme
lorsqu’il est fait mention au point I.5 du rôle des centres d’information et d’orientation
alors que ceux-ci sont progressivement démantelés) ou entre des fins contradictoires
(comme la priorité accordée à certains moments à l’insertion professionnelles et à
d’autres à la formation générale).
29 Nous avons montré plus haut que les questions d’éthique éducative ne pouvaient se
réduire à l’arbitrage entre des principes. Nous référant à B. Williams, nous avons
expliqué en quoi un recours modeste aux obligations était la condition d’une morale
attentive aux situations, et ne se mettant pas elle-même dans des impasses logiques, et
sans que ceci soit un obstacle à la pensée éthique. Cette option télescope celle retenue
par le cadre réglementaire : contrairement à ce que ce dernier laisse sous-entendre, il
est impossible de promouvoir la réussite scolaire de tous, au sens d’un accès de tous aux
certifications, aux cursus scolaires et aux fonctions sociales les plus désirables. En effet,
par définition, c’est un principe de concurrence qui s’applique à chacune de ces étapes.
Ce que nous souhaitons souligner ici, c’est que les cadres dans lesquels s’insèrent les
pratiques souffrent parfois d’un déficit de validité théorique, non parce qu’ils
s’appuieraient sur des considérations erronées, mais parce qu’ils n’aident pas
suffisamment à une mise en perspective des gestes professionnels. La volonté de
proposer des fondements « inattaquables » aux recommandations fait prendre à celles-
ci le risque d’un dogmatisme (qui prend parfois la forme d’un angélisme) pouvant
générer une méfiance en raison d’un déficit de réalisme des justifications de l’action.
30 Nous émettons l’hypothèse selon laquelle on pourrait retrouver un grand nombre de
ces impossibilités logiques dans la plupart des textes régissant l’action des
professionnels. Nous pensons aussi bien aux textes de portée générale (code de
l’éducation, circulaires d’organisation de la rentrée...) qu’à ceux dont la portée est plus
locale comme par exemple les principes moraux ou valeurs mis en avant dans les
premières pages des projets d’établissement. S’il ne nous parait pas utile de procéder à
une analyse détaillée de ces textes pour établir leur caractère moraliste plus que moral,
c’est que, par définition, ils ne formulent les questions éthiques que de manière
substantielle en énonçant ce qu’il faut atteindre (par exemple l’égalité), ce qu’il faut
promouvoir (par exemple le respect), mais jamais aux dépens de quoi ces idées doivent
être promues (l’égalité contre la liberté, le respect contre l’obéissance ?).
31 Outre le faible souci de préciser leurs modalités concrètes de mise en œuvre et celui de
considérer comme conciliables des priorités ou principes qui ne peuvent que s’exclure,
la troisième caractéristique du cadre réglementaire est de se préoccuper de résultats
globaux ne prenant que peu en compte les transformations opérées chez les élèves. On
retrouve cette tonalité dans la plupart des textes de cadrage mais également, de façon
marquée, dans les contrats d’objectifs signés entre les académies et les établissements
scolaires Cette caractéristique évaluative est susceptible de générer un refus
Conclusion
34 Les processus institutionnels qui ont pour fonction d’orienter l’action des
professionnels de l’éducation scolaire prétendent se référer à des objectifs assignés à
l’école qui seraient à la fois partagés, opératoires et compatibles entre eux. Pourtant, si
l’on y regarde de plus près, ces objectifs constituent des directions de travail parfois
opposées, délicates à mettre en œuvre et porteuses de conceptions de l’éducation
scolaire qui pourraient être légitimement interrogées. C’est peut-être pour cela qu’il
n’existe pas à proprement parler de code formalisé de déontologie pour les
fonctionnaires d’état exerçant au sein du service public d’éducation. C’est en effet dans
un vaste corpus de textes (la constitution, les lois, décrets et arrêtés, les codes divers, la
jurisprudence) que sont disséminés les éléments fixant les normes à respecter par les
ces acteurs.
35 En tout état de cause, raisonner en termes d’obligations qui se télescopent impose de
dire quelles sont celles que l’on ne retient pas dans une situation donnée. Annoncer
comme objectif la réussite de tous, tout en mettant en place des processus de sélection
scolaire où les déterminismes sociaux et familiaux jouent un rôle important, revient, en
pratique, à brandir ces valeurs mais pas à les promouvoir. Face à ce risque
d’inconséquence éthique, les éducateurs font preuve d’une forte adaptabilité morale en
situation, laquelle leur permet de définir un préférable pour chacune d’elles.
36 Ce pluralisme en acte peut être à notre avis conforté par la manière d’appréhender les
textes réglementaires en enrichissant leur valeur normative. C’est par une étude au cas
par cas des possibilités normatives du cadre réglementaire, c’est-à-dire en définissant
par eux-mêmes le degré d’infusion des recommandations dans les pratiques qu’il
convient d’opérer, que les éducateurs pourront à la fois justifier et renforcer leur
capacité à éduquer dans un monde pluraliste.
BIBLIOGRAPHIE
CHAVEL, S. (2011) : « L’imagination morale dans la philosophie contemporaine de langue
anglaise », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 4 (136), p. 543-562.
DUBET, F. (2008) : Faits d’école, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales.
DURAND, G. & FABRE, M. (dir.) (2014) : Recherches en éducation, 6, mars (en ligne : http://
www.recherches-en-education.net/spip.php?article167, consulté le 15/10/14).
GO, H. L. (2012) : « La normativité dans l’éducation », Les Sciences de l’éducation pour l’ère nouvelle, 1
(2), p. 77-94.
GONTHIER-MAURIN, B. (2012) : Rapport d’information du Sénat, 601, session ordinaire de 2011-2012 (en
ligne : http://www.senat.fr/rap/r11-601/r11-6011.pdf, consulté le 01/12/14).
LORIUS, V. (2015) : Le courage d’éduquer, imagination morale et activité des éducateurs en contexte
scolaire, Nancy, PUN-Éditions universitaires de Lorraine.
PRAIRAT, E. (2012a) : « Considérations sur l’idée de norme », Les Sciences de l’éducation pour l’ère
nouvelle, 1 (2), p. 33-50.
— (2012b) : « La norme, l’école et... l’acte d’enseigner », Les Sciences de l’éducation pour l’ère nouvelle,
1 (2), p. 7-16.
WILLIAMS, B. (1990) : L’éthique et les limites de la philosophie, trad. de l’anglais par M.-A. Lescourret,
Paris, Gallimard.
NOTES
1. Dans cet article, nous concevrons la norme comme un arbitrage socialement partagé et
présentant des caractéristiques de régularité et de possibilité. Nous verrons donc la norme
comme facteur de sécurisation du monde mais également comme limitation des manières de lire
le réel : la norme règle temporairement et socialement un conflit entre plusieurs manières de
procéder. Comprendre une norme revient donc à chercher à comprendre la nature des difficultés
ou des conflits qu’elle doit résoudre ou rendre moins dramatiques au moyen d’usages.
2. C’est par exemple la conception des familles qui décident de scolariser, comme la loi le leur
permet, leurs enfants à domicile.
3. Circulaire n° 2010-106 du 15-7-2010, bulletin officiel de l’Éducation nationale n° 29 du 22 juillet
2010.
4. Voir par exemple la note d’analyse Quelle organisation pour le soutien scolaire ?, centre d’analyse
stratégique, janvier 2013, n° 315, p. 2.
5. Pour un point sur cette question, voir G. Durand et M. Fabre (2014).
6. Nous pensons en particulier à toute les « éducations à… » : éducation à la sécurité, éducation à
la santé… et aux mobiles fréquemment avancés pour justifier les dispositifs (développer le goût
de l’effort…).
7. Nous ne parlons ici que des dispositifs et non du respect de l’obligation scolaire, dont il serait
intéressant de débattre, mais qui ne fait pas partie du champ de cette discussion.
8. Il est intéressant de noter que le cadre réglementaire régissant le principe d’obligation
d’instruction oscille entre les registres normatif (au sens d’une action pour imposer la norme
scolaire comme arbitrage social préférable concernant l’instruction des enfants) et pénal. Le
premier se retrouve dans les dispositifs d’accompagnement des familles et le second dans les
sanctions prévues en cas de manquements (rappels à la loi, signalements au procureur de la
République…).
9. Dans la limite, comme nous l’avons indiqué plus haut, d’un constat de tort flagrant causé à
l’élève.
10. Sur demande de l’interviewé, les informations complémentaires suivantes pouvaient être
apportées : il s’agit d’un garçon en grande difficulté sociale ; le professeur principal a rencontré
les parents qui ne sont pas surpris. Ils savent depuis longtemps que leur enfant ne fera pas de
longues études ; cet élève a une passion : il est pompier volontaire et dispose déjà du premier
niveau de certification.
11. Circulaire n° 2014-068 du 20-5-2014 publiée au Bulletin officiel n° 21 du 22 mai 2014.
RÉSUMÉS
L’objectif de cet article est de proposer quelques arguments en faveur de la thèse selon laquelle le
pluralisme moral, non seulement n'est pas un obstacle à l’activité des éducateurs scolaires, mais
constitue probablement l’une des conditions de son déploiement. Pour étayer cette proposition,
nous explorerons l’intérêt de deux points d’appui théoriques pour comprendre l’activité éthique
des éducateurs en contexte scolaire. Le premier concept que mobiliserons sera celui d’éthique
minimale, dans la version qu’en propose R. Ogien. Il nous servira à définir ce que nous pouvons
entendre par pluralisme dans le domaine de l’éducation scolaire. Ensuite, nous envisagerons les
conséquences d’un recours à la distinction entre « morale » et « moralité » proposée par
B. Williams. De cette opposition, nous retiendrons la possibilité que la délibération-dilemme qui
voudrait que les éducateurs fassent des choix entre des obligations dont la valeur serait
préexistante aux situations ne soit pas un mode de pensée exclusif, mais qu’il faut sans doute lui
associer ce que nous appellerons un pluralisme d’exploration. Dans la dernière partie de notre
texte, nous proposerons un exemple où ce pluralisme d’exploration peut être d’une grande utilité
pour la prise en compte des textes réglementaires.
The purpose of this article is to offer some arguments in favor of the thesis that moral pluralism,
not only does not hinder the activity of school teachers, but probably one of the conditions of its
deployment. In support of this proposal, we explore the interest of two points of theoretical
support for understanding business ethics educators in schools. The first concept is that we will
mobilize the minimum ethics in the version that offers R. Ogien. It will help us to define what we
mean by pluralism in the field of school education. Secondly, we will consider the consequences
of an appeal to the distinction between “moral” and “morality” proposed by B. Williams. This
opposition, we will retain the possibility that deliberation dilemma-who wants that educators
make choices between bonds whose value would be to pre-existing conditions is not an exclusive
mode of thought, but it should probably associate him what we call an exploration in the last part
of our text pluralism, we propose an example of pluralism exploration can be very useful: the
consideration of statutory instruments.
INDEX
Mots-clés : pluralisme, éducation scolaire, minimalisme moral, normes scolaires
Keywords : pluralism, school education, moral minimalism, academic standards
AUTEUR
VINCENT LORIUS
GRÉÉ, Universités de Bourgogne, Université Lyon 2
Anne Leclaire-Halté
1 Tout texte, tout ouvrage est porteur de valeurs, et la littérature de jeunesse n’échappe
pas à ce constat. Pour l’enseignement à l’école primaire, dans les écrits à visée
didactique, la relation entre littérature de jeunesse et valeurs1est abordée suivant deux
axes principaux.
2 Le premier est celui de la discussion à visée philosophique (DVP), champ bien exploré
ces 20 dernières années. La DVP est issue des travaux de M. Lipman, philosophe
américain pionnier dans la pratique de la philosophie à l’école. Certains auteurs, qui
situent leur réflexion dans cet axe, sans toutefois prôner le protocole exact proposé par
M. Lipman pour la DVP, reconnaissent la littérature de jeunesse comme un matériau
intéressant pour faire éclore des problématiques de discussion liées aux valeurs et aux
questions morales (voir par exemple, Leleux, 2009 ; Chirouter, 2007, 2012, 2014).
E. Chirouter, par exemple (2014), considère la littérature comme une intéressante
médiation pour amener les élèves à penser, dans le cadre d’une activité philosophique.
3 Le second axe est celui du débat interprétatif. Ce qu’A. Dias–Chiaruttini (2007)
considère comme un genre disciplinaire émerge à la fin des années 90 et apparait dans
les programmes de l’école primaire de 2002. Le débat interprétatif, tel qu’il est évoqué
en didactique de la littérature, a été divulgué surtout grâce aux travaux de C. Tauveron
(par exemple, 2002, 2004). Le terme recouvre, dans les classes, des réalités diversifiées,
mais, pour C. Tauveron, il renvoie à une pratique à distinguer du débat réflexif (encore
que la frontière entre débat réflexif, plutôt associé aux pratiques philosophiques, et
débat interprétatif semble parfois ténue). Le débat interprétatif ne fait pas de l’œuvre
étudiée un prétexte à faire parler les élèves sur telle ou telle question (ce qui, pour
C. Tauveron, relève plutôt du débat réflexif) et refuse l’entrée thématique. Il renvoie à
une approche littéraire des textes, destinée à repérer et à interroger les « blancs » de
ces derniers, qui sont à choisir par l’enseignant parce qu’ils sont réticents. Le débat
interprétatif peut conduire à discuter de questions morales, si on considère la morale
comme l’« ensemble des normes ou règles de conduite admises dans un domaine
d’activité particulier, dans un groupe social particulier à une époque donnée » (selon la
définition donnée par le Trésor de la langue française informatisé), si la morale est
définie, dans le contexte qui est le nôtre, comme l’ensemble des valeurs préconisées par
l’institution scolaire car supposées être les meilleures pour le sujet tant
individuellement que socialement. Mais le débat interprétatif n’a pas, en soi, de visée
morale.
4 Si la visée morale consiste à préconiser les valeurs qui sont bonnes pour le sujet, pris
individuellement ou dans sa vie sociale, nous situons notre contribution à ce numéro
un peu en aval de cette question. Se positionner par rapport aux valeurs présentes dans
une œuvre de littérature de jeunesse, quelle qu’elle soit, nous semble une compétence
fondamentale de lecture à développer chez les élèves, et ce, dès l’école primaire. Et,
pour se situer par rapport à ces valeurs, il est nécessaire d’accéder à l’orientation
axiologique qu’imprime à cette œuvre son auteur. Nous ne défendons pas l’idée d’une
approche techniciste par les élèves, ni celle d’une étude en règle des dispositifs textuels
mis en œuvre, consciemment ou non, par l’auteur. Mais il nous semble important que
l’enseignant guide les élèves dans cette lecture des valeurs, et ce guidage sera d’autant
plus effectif si, au préalable, un repérage des dispositifs sémiotiques présents dans
l’ouvrage abordé en classe a été opéré. Comme le note A. Petitjean (2014),
« toute lecture est nécessairement subjective dans la mesure où tout texte de fiction
est à des degrés divers indéterminé et narcotisé et que chaque lecteur projette dans
le texte sa mémoire personnelle et les valeurs incorporées à sa socio-culture. Il n’en
demeure pas moins qu’il existe une perspective axiologique de l’instance
énonciative et qu’il est opportun de faire la part entre les valeurs objectivables à
partir des données textuelles et les valeurs subjectives investies par le lecteur ».
5 À l’école primaire, l’album est la forme qui est souvent choisie par l’enseignant pour ses
élèves. C’est pourquoi nous nous intéresserons, dans le cadre de cet article, à la façon
dont texte et image interagissent dans l’orientation axiologique de l’album, ce qui, à
notre connaissance, n’a encore fait l’objet d’aucune étude.
6 Précisons d’emblée que cet article, contrairement à d’autres dans ce dossier, ne traite
pas de questions liées à la philosophie morale ou à son épistémologie, mais de
l’inscription des valeurs dans les albums, en mettant en exergue l’importance de la
relation texte-image dans cette inscription, ce qui nous semble insuffisamment
développé, à l’heure où, pourtant, la maitrise des supports pluricodés, de plus en plus
prégnants et aussi différenciateurs2 aujourd’hui, pourrait être initiée dès l’école
primaire.
7 Après un rappel de quelques notions auxquelles nous aurons recours dans notre
analyse, nous étudierons un album, Le Génie du pousse-pousse, écrit par J.-C. Noguès et
illustré par A. Roby. Cet ouvrage a été publié par les éditions Milan pour la première
fois en 2001, et a été réédité plusieurs fois depuis. Il ne s’agit pas d’un iconotexte au
sens strict, ce terme étant plutôt réservé aux albums où auteur et illustrateur se
confondent, mais d’un album illustré (Van der Linden, 2008).
9 J.-M. Klinkenberg (2011) souligne l’extrême labilité du terme valeur. Il est vrai que ce
dernier peut présenter diverses significations. La valeur peut être le caractère
mesurable d’un objet susceptible d’être échangé, désiré : on parle de la valeur d’un
terrain, d’un objet de valeur, des valeurs boursières. Le mot peut renvoyer aussi à une
évaluation positive que l’on porte sur un objet, jugé estimable selon les normes d’un
groupe social défini ; il est alors synonyme de qualité. Il désigne également les normes
elles-mêmes, en tant qu’éléments de référence dans la conduite et les jugements : il est
question des valeurs d’une société, d’un parti politique, de leur système de valeurs.
Dans certains domaines, le terme est utilisé pour parler d’une mesure, par exemple en
musique celle de la durée des notes et des silences, ou en peinture celle des degrés
d’intensité dans les couleurs.
10 Selon les champs théoriques (philosophie, logique, économie, sociologie, psychologie,
etc.), les valeurs sont ainsi définies et classées de manière différente. Et même au sein
d’un même champ, les typologies varient selon les théoriciens, les objectifs poursuivis
par la description.
11 Pour notre part, nous nous réfèrerons aux travaux d’A. J. Greimas, (1983, 1993) qui
montrent comment s’effectue le passage de la valeur prise au sens saussurien, c’est-à-
dire comme sens constitué par la mise en relation d’un signe avec d’autres signes du
même système, à la valeur dans son acception axiologique. Linguistiquement,
A. J. Greimas la définit d’abord comme un sème, une virtualité parmi d’autres servant à
constituer un lexème. Seule la manifestation discursive permet de préciser les
virtualités retenues, c’est-à-dire les valeurs du lexème, qui se fixent dans le point
syntaxique qu’est l’objet. La valeur n’est donc perceptible en tant que telle qu’une fois
inscrite dans la structure syntaxique, et la valeur investie dans l’objet devient une
valeur pour le sujet à partir du moment où celui-ci vise l’objet. A. J. Greimas (1983 : 23)
note :
« Dans la mesure où l’énoncé élémentaire peut se définir comme relation orientée
engendrant ses deux termes-aboutissants – le sujet et l’objet –, la valeur qui
s’investit dans l’objet visé sémantise en quelque sorte l’énoncé tout entier et
devient du coup la valeur du sujet qui la rencontre en visant l’objet, et le sujet se
trouve déterminé dans son existence sémantique par sa relation à la valeur. Il
suffira donc, dans une étape ultérieure, de doter le sujet d’un vouloir-être pour que
la valeur du sujet, au sens sémiotique, se change en valeur pour le sujet, au sens
axiologique de ce terme. »
12 Nous nous inspirons de cette réflexion pour définir la valeur comme une préférence
qu’un sujet marque pour un objet ; nous réservons donc ce terme à tout ce qui est
axiologisé positivement par le sujet (on pourra appeler anti-valeur ce que celui-ci
axiologise négativement. Tout peut être objet de préférence et il n’y a pas de valeur en
soi, comme le remarque G. Genette (199 : 63) :
« On peut, me semble-t-il, poser en principe qu’aucune valeur d’aucune sorte n’est
objective et absolue, parce que rien, par définition, ne peut présenter de “valeur”,
c’est-à-dire valoir quelque chose, qu’aux yeux de quelqu’un ou de quelques-uns :
valoir, c’est inévitablement valoir-pour : toute valeur est, en ce sens, relative. Tel
objet vaut beaucoup pour tel sujet, beaucoup moins, voire rien du tout pour tel
autre. Il peut advenir, par hasard ou par nécessité, et j’y reviendrai, qu’il vaille
autant pour tous, mais il ne se peut qu’il vaille (quoi que ce soit) en lui-même,
indépendamment d’un ou plusieurs sujets qui l’évaluent – ou le valorisent. »
13 Cette conception de la valeur n’intègre pas la dimension morale, puisque la question de
savoir si ce qui est valeur pour le sujet est désirable dans la perspective d’une vie
bonne ne se pose pas.
14 Objet et valeur, dans nos propos antérieurs, tendent à s’assimiler. Or, ils peuvent être
dissociés, ce que A. J. Greimas (1984 : 21) explique avec l’exemple suivant :
« Lorsque quelqu’un, par exemple, se porte acquéreur, dans notre société
d’aujourd’hui, d’une voiture automobile, ce n’est peut-être pas tellement la voiture
en tant qu’objet qu’il veut acquérir, mais d’abord un moyen de déplacement rapide,
substitut moderne du tapis volant d’autrefois ; ce qu’il achète souvent, c’est aussi un
peu de prestige social ou un sentiment de puissance plus intime. L’objet visé n’est
alors qu’un prétexte, qu’un lieu d’investissement des valeurs, un ailleurs qui
médiatise le rapport du sujet à lui-même. »
15 L’objet figuratif visé est dans ce cas à distinguer des valeurs elles-mêmes, qui sont à
inférer de cet objet figuratif.
16 Nous aurons recours, dans l’analyse qui suit, au terme scripteur. J. Peytard (1982 : 140),
dans un schéma dressant la topographie des instances du champ littéraire, en distingue
trois qu’il appelle situationnelle, ergo-textuelle et textuelle. Du côté de la production,
l’instance situationnelle est l’auteur, en tant qu’être défini par un nom, une biographie,
un ancrage dans un contexte sociopolitique. Toujours en production, l’instance ergo-
textuelle est le scripteur, c’est-à-dire le sujet qui commet l’acte d’écrire, qui construit le
texte par un travail sur le langage. Le scripteur préside à l’orientation axiologique
globale du texte, en manipulant les instances textuelles que sont le narrateur et les
personnages, sujets intra-textuels susceptibles eux-mêmes de manifester leurs
préférences, explicitement ou de façon plus indirecte.
17 Déterminer les valeurs du narrateur et des personnages et étudier leur hiérarchisation
aide à repérer celles du scripteur. Précisons à ce propos que si ce dernier constitue une
instanciation de l’auteur, il est en même temps une image construite par le lecteur, qui
n’a pas d’autre choix que de « remonter » jusqu’à lui à partir du narrateur et des
personnages.
19 Voici comment était présenté, dans cette sélection de 2007, l’album qui nous intéresse :
Le Génie du pousse-pousse
Milan – 40 p. – 11,90 €
Les deux richesses de Chen sont son pousse-pousse et son amitié pour Wang, pêcheur au cormoran.
Sur les hauts de Hong-Kong, près de la cabane en bambou, une riche propriété lui offre le parfum,
l’ombre de son jasmin et la tentation de la visiter en cachette. Les merveilles qu’il découvre sont
tellement admirables qu’il éprouve un sentiment nouveau : l’envie d’être riche. Par la suite, Chen
transporte dans son pousse-pousse un homme étrange qui change d’aspect physique à chaque fois
que le garçon se retourne. Cet homme est le génie qui habite la maison aux kiosques de porcelaine.
Il donne au garçon une pièce d’or avec laquelle il va aider son ami Wang, dont le cormoran est
mort, ce qui lui interdit la pêche. L’histoire est écrite à la manière d’un conte philosophique. Chen,
au sens propre comme au figuré, doit « remonter la pente », celle de sa colline et celle de ses
pensées égoïstes, pour être récompensé par la chance. C’est ce sentiment d’agir gratuitement et la
force de son amitié qui lui font faire les bons choix. Imprimé sur papier d’Ingres, l’album fait partie
des « beaux livres »… Les dessins sont d’une finesse transparente qui associe les motifs filigranés et
la calligraphie chinoise, les incrustations de papier népalais et les emprunts graphiques à
l’estampe. Au début de l’album, un lexique chinois/français traduit les signes qui figurent dans les
pages, ce qui donnera l’occasion de les reproduire ou même d’inventer une histoire écrite en
chinois à partir de ces mots-signes.
• une injonction de jugement esthétique : il s’agit d’un « beau livre », cela à cause de la qualité
du papier et des emprunts à l’art asiatique classique, dont il semble aller de soi qu’on
apprécie le raffinement ;
• la mention de l’intérêt esthétique de l’ouvrage, qui permet de diffuser des savoirs,
notamment sur l’écriture chinoise.
21 Nous nous intéresserons surtout, dans les lignes qui suivent, aux valeurs portées par
l’album, en reconnaissant, bien sûr, que les dimensions esthétique et athrepsique,
mentionnées ci-dessus, ne sont pas exemptes, elles-mêmes, de valeurs, même si nous ne
développons pas ces points dans ces pages.
2.2.Analyse du texte
22 Pour les besoins de l’article, nous isolons le texte de son péritexte, constitué de la
couverture et des images. Le lecteur, lui, certes, perçoit un tout ; néanmoins, pour
travailler sur la relation texte/image dans l’orientation axiologique de l’album, il nous
faut d’abord étudier le texte, qui, s’il n’est pas premier en réception, l’est sans doute en
production. Comment le scripteur s’y prend-il pour orienter le texte ?
23 Dans un numéro de Pratiques déjà ancien (2003), nous écrivions que l’entrée générique
nous semblait facilitante, en lecture comme en écriture, pour travailler sur les valeurs
en classe, parce que les valeurs et leur mode d’inscription textuelle étaient inclus dans
les critères définitoires des genres. En effet, l’intention communicationnelle est un des
typologèmes servant à caractériser un genre (Petitjean, 1991), et l’inscription du Génie
du pousse-pousse dans le genre du conte traditionnel oriental n’est pas indifférente dans
la description des procédés sémiotiques générateurs de valeurs.
24 Cet album se présente comme un conte qu’on pourrait qualifier d’orientalisant. On y
trouve des éléments caractéristiques de ce qui est défini par J.-F. Perrin (2005) comme
un genre naissant au XVIIIe siècle. Outre le fait que le récit se situe dans une Chine
ancienne (le pousse-pousse, le mandarin, le pêcheur au cormoran…), on y trouve un
personnage aux pouvoirs magiques, le génie, typique des contes orientaux, et la
description de la maison de ce dernier (voir texte, passages 3 et 4 en annexe) fait penser
à certaines pages des Mille et Une Nuits4.
25 Pourquoi le texte de présentation parle-t-il de « conte philosophique » ? On est loin du
conte philosophique souvent empreint d’ironie du XVIIIe siècle français. Il est sans
doute fait référence ici à un genre associé à ce qui est appelé, de façon doxique, la
sagesse orientale : n’existe-t-il pas de nombreux proverbes arabes et chinois qui sont
supposés être porteurs de messages de sagesse ? Ce récit délivre une morale qui prend
la forme d’un comportement de vie souhaitable : vivre heureux, c’est se tenir éloigné de
l’envie, de la richesse (« l’argent ne fait pas le bonheur ») ; c’est aussi privilégier les
relations amicales à toute autre valeur.
26 En cela, le récit présente, au niveau d’un texte court, les caractéristiques que
S. R. Suleiman (1983 : 79) attribue au roman à thèse : « L’inambiguïté des valeurs et la
présence (implicite) d’une règle d’action adressée au lecteur. »
33 Les deux PN se différencient également par le type d’action qu’ils entrainent. Comme la
fée dans Les Fées de C. Perrault (1697), le personnage merveilleux prend deux aspects :
celui d’un client jeune, beau, léger et facile à transporter dans le premier PN ; et celui
d’un client très lourd, voulant gagner le sommet d’une montagne dans le second PN.
Pour gagner l’argent destiné à Wang, Chen souffre : « La sueur lui brûlait les yeux. Les
muscles de son cou étaient près de craquer tant le malheureux serrait les mâchoires
pour se concentrer sur l’effort. »
34 L’amitié (Chen est le premier mot du texte et Wang en est le dernier mot), la pauvreté,
le désintéressement, sont des valeurs pour Chen, mais aussi l’effort, le travail qui sont
préférables à la facilité. La peine, l’effort, la souffrance physique sont récompensés,
alors que céder à la facilité (prendre en charge un client léger) n’a mené nulle part : la
rédemption est ainsi valorisée.
38 Pour le code narratif, les événements sont découverts du point de vue de Chen. Par
exemple, la description du jardin de la maison voisine de celle de Chen est faite du
point de vue, représenté (Rabatel, 2004, 2005), de ce dernier :
« Chen escalada le mur et resta muet d’admiration devant ce qu’il découvrit.
A ses pieds s’étendait un jardin merveilleux. Toutes les fleurs de l’Asie y mêlaient
leurs couleurs. Des kiosques de porcelaine se reflétaient dans des pièces d’eau
claire, bordées de sentiers recouverts d’un gravier blanc. Le garçon sauta à bas du
mur et se risqua le long des pelouses, où tombaient, un à un, des pétales de
magnolia.
Dans les kiosques, des mots de bienvenue étaient peints en rouge vif sur du papier
de soie.
Des mots qui offraient les gâteaux aux amandes, et les confitures de roses, et les
liqueurs, et les fruits servis dans des corbeilles d’argent, sur des tables de laque.
Chen goûta de ces douceurs délicieuses qui lui firent tourner la tête puis il s’enfuit
en courant. »
39 Dans ce passage, si le narrateur est bien l’auteur de la description, c’est le personnage-
énonciateur qui l’assume. Chen est le sujet du procès de perception « découvrit », et la
perception est développée dans un second plan à l’imparfait.
40 Le code affectif est bien à l’œuvre dans cet album : le jeune lecteur peut s’identifier à
Chen, qui est proche de lui par l’âge et qui est un personnage qui rêve, qui souffre aussi.
41 Enfin, l’identification sera d’autant plus facile si le lecteur, partageant les valeurs
finales de Chen, acquiesce à sa progression dans l’aventure.
(2) « Le temps des calculs était bien fini. Noyés dans le port, les désirs d’égoïste en
puissance, les rêves de richesse gagnés au prix de l’amitié. »
45 Ces marques donnent l’orientation axiologique du narrateur, qui valorise par exemple
l’état de pauvreté de Chen (1), en l’associant au bonheur, qui marque nettement sa
préférence pour l’amitié sur l’amour de la richesse pour soi (2).
46 On notera trois caractéristiques de ces marques évaluatives narratoriales :
• leur redondance contribue au guidage axiologique du lecteur ;
• elles renforcent ce qui est mis en place par la structure narrative ;
• elles servent une distribution binaire des valeurs : la pauvreté est valorisée par rapport à la
richesse, l’altruisme est valorisé par rapport à l’égoïsme, l’amitié est valorisée par rapport à
l’intérêt, le travail est valorisé par rapport à la facilité.
47 Enfin, la voix du narrateur est relayée par la voix « des gens », de la foule, qui, lors de la
course en pousse-pousse motivée par l’appât du gain, s’écrie, à la manière d’un chœur
grec : « Ah le brigand ! Le sacripant ! Qu’on l’arrête ! qu’on le fouette ! »
48 Pour conclure sur ce point, le personnage de Chen est évalué par le narrateur (ou la
foule « porte-parole » du narrateur) positivement dans son état initial de pauvreté,
négativement dans sa recherche de l’argent, et à nouveau positivement dans sa quête
de l’amitié passant par la rédemption par le travail.
perspective, mais, à notre connaissance, seuls les travaux de S. Van der Linden (2003,
2006, 2007, 2008) proposent une perspective synthétique dans ce domaine 8.
51 Nous prendrons comme unité d’analyse la double-page. Comme le souligne A. Béguin-
Verbrugge (2006 : 177), « l’habitude de structurer l’information sur une double-page […]
vient d’une prise de conscience des spécificités de la lecture enfantine (faible empan
visuel, lenteur du décodage, limites de la mémoire immédiate et de l’attention) et du
rôle de l’image comme aide à la construction du sens ». Comme, dans le cadre de cet
article, nous ne pouvons analyser complètement l’album dans le rapport texte/image,
nous avons choisi trois doubles-pages qui nous permettront de dégager quelques
caractéristiques du rôle du rapport texte/image dans l’orientation générale de l’album :
• la double-page initiale (annexe, extrait 1), parce que, correspondant à l’état initial du conte,
elle installe l’univers de celui-ci ;
• la double-page (annexe, extrait 5), où se joue le premier basculement de Chen, qui, rêvant de
richesse, perd sa joie de vivre ;
• la double-page (annexe, extrait 16) où se manifeste le second revirement de Chen : après
s’être rendu compte de la vanité de sa quête de la richesse, il veut gagner de l’argent pour
Wang, en exerçant sa profession.
52 Après avoir défini le type de relation texte/image à l’œuvre dans cet album de façon
générale, nous illustrerons de façon plus précise une caractéristique de ce rapport par
l’analyse successive de ces trois doubles-pages.
53 Traditionnellement (Van der Linden, 2008), le rapport texte/image est décrit selon trois
pôles : redondance, complémentarité, dissociation (ou opposition). Mais pour J.-M.
Klinkenberg (2008), que nous suivrons sur ce point, la redondance parfaite n’existe pas :
elle ne peut être que partielle, les sémiotiques linguistique et iconique n’ayant pas les
mêmes potentialités. Par exemple, la sémiotique iconique permet la présentation
simultanée des objets, ce que ne permet pas la sémiotique linguistique ; en revanche,
celle-ci autorise l’expression de modalités ou de quantifications inaccessible à la
sémiotique iconique. On préfèrera donc parler de complémentarité plutôt que de
redondance.
54 Les places respectives qu’occupent, dans l’espace de l’album, le texte et l’image, sont les
premières à jouer un rôle dans cette complémentarité. Comme le note S. Van der
Linden (2008 : 51), « l’album ne montre pas des types d’organisation faciles à
circonscrire. Pourtant, la mise en page conditionne en grande partie le discours
véhiculé. En fonction de la narration ou de l’effet recherché, l’illustrateur positionne les
images ou les textes de manière à tirer parti de son support ». La place de l’image est
signifiante. Nous prendrons l’exemple de la première double-page de l’album. L’œil du
lecteur, du fait de l’apparition, dans l’espace de cette double-page, à gauche d’un texte
avec une image qui s’y insère, et à droite d’un dessin principal, effectue des va-et-vient
de l’un à l’autre, même si, le texte étant sur la page de gauche, il est en quelque sorte
mis en avant. Le lecteur fait ainsi sens dans l’interaction entre texte et image.
55 L’image qui occupe toute la page de droite concentre un certain nombre d’informations
délivrées par le texte et concernant la vie du personnage principal : une représentation
de Chen, le bol de riz, le chapeau, la cabane, le pousse-pousse, la baie de Hong-Kong…
Mais ce n’est pas pour autant que l’image est redondante par rapport au texte. Si elle
semble concentrer tous les éléments évoqués successivement par le texte, le texte seul
précise le nom du personnage, le lieu où cela se passe, la relation entre le personnage et
le lieu, un détail vestimentaire (le chapeau) concernant le personnage. L’image, elle,
apporte son complément d’informations : l’époque, celle de la Chine traditionnelle,
l’âge de Chen, le caractère souriant de celui-ci… Les signes iconiques de l’image
principale se référant au texte sont nombreux. Mais chacun des deux sous-énoncés, le
texte et l’image, offre donc nécessairement un surcroit d’information par rapport à
l’autre.
56 Chacune des doubles-pages analysées dans les paragraphes suivants est représentée par
un schéma indiquant les places respectives du texte, de l’image principale (nous
entendons par là l’image dont la taille est la plus importante, et nous l’appellerons
désormais IP) et des images secondaires (désormais IS).
textures, lumière, concourt à un phénomène de synesthésie (Joly, 2011) qui permet aux
signes iconiques et plastiques9 d’entrer en conjonction pour associer pauvreté et
bonheur. En effet, le dénuement évoqué dans le texte (« Chen possédait peu de
choses », « une cabane, c’est beaucoup dire ») est celle d’un robinson sur une ile
paradisiaque, et les choix esthétiques de l’illustratrice, l’association faite du plastique et
de l’iconique se référant à la peinture traditionnelle chinoise, idéalisent la pauvreté.
58 D’ailleurs, des étudiants de master à qui l’on a demandé d’imaginer un texte pouvant
correspondre à l’image, qui leur était donnée, n’ont pas pensé que cette dernière
représentait le lieu d’habitation de Chen, ni que ce dernier vivait dans la pauvreté.
59 Cette IP anticipe doublement le récit textuel lui-même. Elle constitue une prolepse par
rapport à la page de texte suivante, qui commence par « Chen était heureux ». Elle
constitue aussi une prolepse du dénouement, puisque le récit se termine par un retour
à la situation initiale, après un passage par l’envie d’en sortir pour atteindre la richesse.
D’ailleurs cette première image est une image de stabilité. Le lecteur adulte de l’album
y retrouvera le thème des dessins chinois, les fleurs, la façon dont la nature est
représentée, le souci de peindre la vie quotidienne.
apparait de face encore une fois, mais sans le chapeau qu’il porte habituellement dans
l’exercice de son métier. Il est vêtu de ce qui ressemble à une robe impériale d’apparat,
de celles qui apparaissent dans certains manuscrits chinois 10. Son visage n’est plus
souriant, mais impassible, quoiqu’une larme perle à son œil gauche. Il est sans pieds ni
mains, les bras tournés vers le bas, en une position figée, et ressemble plus à une figure
divine qu’à un simple tireur de pousse-pousse. Au-dessus de sa tête, une coupe de
porcelaine richement décorée est représentée légèrement du dessous, pour que le
lecteur puisse voir les motifs qui l’ornent. Comme s’échappant de cette coupe, des
caractères chinois se répètent : multitude est un mot qui revient ainsi quatre fois.
D’autres caractères chinois, signifiant respectivement esprit, contradiction, cascade,
parfum, étoffe, soie, désir, pouvoir, souffle, vide, interroger 11, auréolent la tête de Chen,
connotant l’orientalisme du conte mais aussi indiquant la confusion et le trouble du
personnage. Pour résumer, cette image est un peu moins figurative que celle que nous
avons commentée dans le paragraphe précédent, et plus le lecteur se trouve au cœur de
l’aventure de Chen, plus la dimension plastique l’emportera sur la dimension iconique.
62 Une autre opposition se manifeste sur la même double-page : l’IS, placée avant le texte,
si bien que le regard du lecteur s’y pose d’abord, ne serait-ce qu’un instant, montre
l’humble bol de bois dont Chen se contentait auparavant, et ce bol, relégué dans une IS,
représenté cette fois en contre-plongée, entre doublement en opposition avec la coupe
de porcelaine représentée sur l’IP.
63 Pour conclure sur ce point, IP et IS interagissent et reprennent ainsi parfaitement
l’opposition du texte, entre simplicité et bonheur, et richesse et malheur, et, ainsi, la
reprenant, la renforcent, par le moyen de la mise en scène du personnage et des objets,
et contribuent à l’orientation générale des valeurs de l’album.
l’image dans la visualisation de ce qui peut être plus ou moins inféré, à partir du texte,
des pensées de personnages.
69 Cette analyse est très partielle et, de plus, porte sur un seul album. Mais il ne s’agit que
du début de recherches qui exploreront de façon plus systématique les relations texte/
image dans l’orientation des albums, et qui s’intéresseront aussi à la façon dont, dans
les classes de l’école primaire, on peut mettre en place des modalités d’approche des
albums en prenant en compte cette dimension.
BIBLIOGRAPHIE
BARTHES, R. (1964) : « Rhétorique de l’image », Communications, 1, vol. 4, p. 40-51.
BAUTIER, E. & Rayou, P. (2009) : Les inégalités d’apprentissage. Programmes, pratiques et malentendus
scolaires, Paris, Presses universitaires de France.
Chirouter, E. (2007) : Lire, réfléchir et débattre à l’école. La littérature de jeunesse pour aborder
des questions philosophiques, Paris , Hachette.
— (2012) : « Philosopher avec les enfants dès l’école élémentaire grâce à la littérature : analyse
d’un corpus de trois années d’ateliers de philosophie en cycle 3 », Recherches en éducation, 13,
p. 32-42.
— (2014) : « Si j’étais invisible », Cahiers pédagogiques, 513, p. 38-39.
EVERAERT-DESMEDT, N. (2003) : « Scène de rue au Brésil. Analyse et exploitation d’un album pour
enfants », in : P. Marillaud & R. Gauthier (éds), Les langages de la ville, actes du 23 e colloque d’Albi
Langages et Significations, Toulouse, Université de Toulouse-Le Mirail, p. 1-15.
GALLAND, A. (1965 [1704]) : Les mille et une nuits, vol. 1, Paris, Garnier-Flammarion.
GREIMAS, A.-J. (1983 [1973]) : « Un problème de sémiotique narrative : les objets de valeur », repris
in : A. J. Greimas, Du sens II. Essais sémiotiques, Paris, Éd. Le Seuil, p. 19-48.
GREIMAS, A. J. & COURTES, J. (1993) : Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris,
Hachette.
LECLAIRE-HALTÉ, A., AUDOIN N., PATÉ, S., RONDELLI, F. & SPECOGNA, A. (2009) : « Le rapport texte/image
dans le traitement de l’album au cycle 3 : quelques remarques sur les pratiques enseignantes »,
Diptyque, 17, p. 115-130.
MARSH, E. E. & White, M. D (2003) : « A Taxonomy of Relationships between Images and Text :
Additional Examples Illustrating its Application », Journal of Documentation, p. 647-672.
MARTINEC, R. & SALWAY, A. (2005) : « A System for Image-Text Relations in New (and Old) Media »,
Visual Communication, 3, vol. 4, p. 337-371.
NICOLAJEVA, M. (2012): « Reading Other People’s Minds Through Word and Image », Children’s
Literature in Education, 43, p. 273–291.
NOGUÈS, J.-C. (illus. par ROMBY A.) (2011 [2001]) : Le Génie du pousse-pousse, Paris, Milan.
PERRIN, J.-F. (2005) : « L’invention d’un genre littéraire au XVIIIe siècle », Féeries, 2 , p. 9-27.
SIPE, L. R. (2012) : « Revisiting the Relationships between Text and Pictures », Children’s Literature
in Education, 43, p. 4-21.
TILLEUIL, J.-L. (2005) : Théories et lectures de la relation image-texte, Cortil-Wodon, Éd. modulaires
européennes.
VAN DER LINDEN, S. (2003) : « L’album entre texte, image et support », La Revue des livres pour enfants,
214, p. 59-68.
— (2006) : Lire l’album, Paris, L’Atelier du poisson soluble.
— (2007) : « L’articulation des messages visuels et linguistiques dans l’album de jeunesse
contemporain », in : J.-L. Tilleuil & M. Watthee-Delmotte (dirs), Texte, Image, Imaginaire, actes du
premier colloque organisé dans le cadre des échanges U.C.L.-UMASS (1999-2006), Paris,
Éd. L’Harmattan, p. 353-359.
— (2008) : « L’album, le texte et l’image », Le Français aujourd’hui, 161, p. 51-58.
ANNEXES
(3) Chen escalada le mur et resta muet d’admiration devant ce qu’il découvrit.
A ses pieds s’étendait un jardin merveilleux. Toutes les fleurs de l’Asie y mêlaient leurs
couleurs. Des kiosques de porcelaine se reflétaient dans des pièces d’eau claire, bordées
de sentiers recouverts d’un gravier blanc.
Le garçon sauta à bas du mur et se risqua le long des pelouses, où tombaient, un à un,
des pétales de magnolia./
(4) Dans les kiosques, des mots de bienvenue étaient peints en rouge vif sur du papier
de soie.
Des mots qui offraient les gâteaux aux amandes, et les confitures de roses, et les
liqueurs, et les fruits servis dans des corbeilles d’argent, sur des tables de laque.
Chen goûta de ces douceurs délicieuses qui lui firent tourner la tête puis il s’enfuit en
courant./
(5) Comme elle tournait, la pauvre tête de Chen, quand, de nouveau, il franchit le mur !
Jusqu’à ce jour, il s’était contenté d’un bol de bois, satisfait qu’il était quand il pouvait le
remplir de riz.
Et voilà qu’il désirait maintenant une coupe de jade.
Le petit pâté des jours de fête, naguère dévoré en riant, lui serait désormais pauvre
chère après des nourritures dont, la veille encore, il ne soupçonnait même pas
l’existence.
Pour la première fois, il se trouva malheureux./
(6) Il tira son pousse-pousse et se dirigea vers la ville basse. Il allait pensivement quand,
passant près de l’entrée de la belle propriété, il s’entendit héler.
Un jeune homme lui faisait signe d’approcher. Il était magnifiquement vêtu d’une robe
couleur de soleil sur laquelle s’embrasaient des pivoines. Surtout, il était très beau, avec
un teint clair, une natte brillante et des mains fines qu’il glissa précautionneusement
dans ses manches.
Mais qu’il avait l’air frêle ! De loin, on aurait pu le prendre pour un enfant./
(7) « Il est riche et sans doute léger, pensa Chen. Double bonne affaire ! »
— Conduis-moi au port, dit le jeune homme d’une voix douce.
Au port ! Le long des rues qui descendaient à la mer ! Il n’y aurait qu’à se laisser porter
par les brancards et à poser le pied de loin en loin pour rebondir toujours plus haut./
(8) « Triple bonne affaire ! pensa Chen. Et je triplerai le prix », se promit-il aussitôt.
Dans sa tête jusque-là insouciante, il faisait maintenant des calculs. Il placerait cet
argent à un taux élevé. Il en prêterait une partie à Wang, mais contre un bon intérêt.
Et il aurait, lui aussi, des kiosques de porcelaine…/
(9) Il était si absorbé dans ses pensées qu’il ne se rendit pas compte de la vitesse que
prenait le pousse-pousse. Celui-ci semblait entraîné par un poids énorme, comme si une
force irrésistible l’eût attiré.
Chen ne s’en aperçut que trop tard./
(10) Quelle course il fit jusqu’au port ! A grandes enjambées, il dévalait les ruelles en
escalier, traversait les carrefours, effleurait à peine le sol. Derrière lui, ce n’était
qu’étals renversés, passants jetés à terre et qui se relevaient en criant. Des gens le
poursuivaient, lui lançaient des pierres et des injures.
— Ah le brigand ! Le sacripant !
— Qu’on l’arrête ! Qu’on le fouette !
Il entendait autour de lui un tonnerre qui grandissait, grandissait, et devenait
assourdissant.
Il ne voyait que des obstacles qui accouraient et qu’il pulvérisait. /
(11) Et toujours,
Toujours,
Le pousse-pousse volait vers la mer,
A tours de roues,
A coups de talons,
A orteils crispés.
Poitrine haletante,
Dans les rues descendantes,
Chen s’essoufflait.
Au bout de la dernière rue, un bassin du port s’étendait,
Calme,
profond,
sombre,
très sombre./
(12) Chen plongea comme en un rêve dans l’eau épaisse, les pieds en avant, et tout le
poids du pousse-pousse infernal derrière lui./
Quand il revint à la surface, il vit que seul le chapeau et le pousse-pousse flottaient
De client, point.
Disparu.
Des matelots, au bord du bassin, riaient en se donnant de grandes claques sur les
cuisses.
— Vous... vous n’avez pas vu un jeune homme ? demanda Chen.
— Où donc ?
— Ben... dans mon pousse-pousse !
Ils rirent encore plus fort en l’accusant d’avoir bu trop d’alcool de riz.
— Ton pousse-pousse était vide !/
Pas de jeune homme ? Que voulait donc dire cela ?
NOTES
1. Le terme valeur est défini plus loin.
2. Pour la notion de différenciation, nous renvoyons aux travaux de l’équipe Éducation,
scolarisation (ESCOL) et, entre autres, à l’ouvrage d’E. Bautier et P. Rayou (2009).
3. En ligne : www.eduscol.education.fr, consulté le 10/04/14.
4. Parmi les extraits que l’on pourrait mettre en relation avec la description de la demeure du
génie dans l’album que nous étudions, mentionnons, par exemple :
« [Le sultan] passa ensuite dans un salon merveilleux, au milieu duquel il y avait un grand bassin
avec un lion d’or massif à chaque coin. Les quatre lions jetaient de l’eau par la gueule, et cette
eau, en tombant, formait des diamants et des perles ; ce qui n’accompagnait pas mal un jet d’eau
qui, s’élançant du milieu du bassin, allait presque frapper le fond d’un dôme peint à l’arabesque.
Le château, de trois côtés, était environné d’un jardin que les parterres, les pièces d’eau et mille
autres agréments concouraient à embellir ; et ce qui achevait de rendre ce lieu admirable, c’était
une infinité d’oiseaux qui y remplissaient l’air de leurs chants harmonieux, et qui y faisaient
toujours leur demeure » (Galland, 1965 : 95-96).
5. L’état d'un sujet se définit par sa relation de jonction ou de disjonction avec un objet.
6. V. Jouve se réfère ici à la typologie de D. Cohn et note que le psycho-récit, le monologue
narrativisé et le monologue rapporté favorisent par ordre décroissant l’investissement affectif du
lecteur.
7. L’ouvrage que J.-L. Tilleuil (2005) a dirigé comporte une très complète bibliographie sur la
relation texte-image, qui a été actualisée en 2007 (en ligne : http://grit.fltr.ucl.ac.be/IMG/pdf/
BiblioGrit02.pdf, consulté le 05/04/14).
8. Les Anglo-Saxons semblent plus prolixes sur la question de la relation texte/image dans les
albums : par exemple, voir M. Nicolajeva et C. Scott (2000, 2001), F. Serafini (2010), M. Nicolajeva
(2012) et L. R. Sipe (2012).
9. M. Joly (2011 : 64) donne les définitions suivantes : « Au sein du message visuel, on distinguera
les signes figuratifs ou iconiques, qui donnent de façon codée une impression de ressemblance
avec la réalité en jouant sur l’analogie perceptive et sur les codes de représentation , héritées de
la tradition représentative occidentale. Enfin on désignera sous le terme de signes plastiques les
outils proprement plastiques de l’image tels que la couleur, les formes, la composition et la
texture. »
10. On trouve de ces dessins dans le manuscrit oriental Motifs illustrés des objets rituels de la cour
impériale datant du XVIIIe siècle.
11. Sur chaque double page ou presque (comme dans la plupart des pages de l’album), figurent
des caractères chinois, dont le lecteur ne sait pas s’ils sont le fait de l’auteur, de l’illustratrice ou
le fruit de leur concertation. Un petit dictionnaire est donné au lecteur, dans les premières pages,
pour lui permettre de les lire (ils sont classés dans ce dictionnaire par ordre d’apparition).
RÉSUMÉS
À partir de l’étude d’un exemple en littérature de jeunesse fictionnelle, cet article s’intéresse au
rôle que joue la relation texte/image dans l’orientation, en termes de valeurs, des supports
pluricodés que constituent les albums.
Après une approche générale du texte de l’album Le Génie du pousse-pousse qui met l’accent sur
l’orientation axiologique de ce texte, l’étude porte sur trois doubles-pages. Elle montre d’abord la
complémentarité du texte et de l’image dans la construction de l’univers mis en place par le récit.
Puis, elle met en évidence le fait que l’image, selon les pages, oriente l’album, du point de vue des
valeurs, de trois manières : en revêtant une dimension proleptique anticipatrice du dénouement,
en renforçant les jeux d’oppositions présents dans le texte, enfin, en montrant ce qui peut être
plus ou moins inféré des pensées de personnages et que le texte ne dit pas.
Through the analysis of an example from children’s literature, this article is interested in the
role of the relationship between text and images and its influence on values in visual-verbal
narrative books.
After a general approach of the text of the picturebook Le Génie du pousse-pousse, approach which
emphasizes the axiological orientation of the text, the study focuses on three double pages. It
shows at first the complementarity of text and image in the construction of the universe set up
by the narrative. Then it reveals the fact that images, according to pages, orientate the
picturebook, from the point of view of values, in three different ways : they adopt a proleptical
dimension foretelling the resolution of the narrative, they strengthen the interplay of
oppositions in the text, and they show what can be inferred on characters’ thoughts without the
need of clues in the text.
INDEX
Keywords : children’s literature, picturebook, value, semiotics, image-text relationship
Mots-clés : albums, valeurs, sémiotique, relation texte/image
AUTEUR
ANNE LECLAIRE-HALTÉ
Crem (EA 3476), université de Lorraine (Espé)
Marie-Anne Paveau
NOTE DE L'AUTEUR
NDLA : Une partie de cet article a été publié une première fois en 2012, dans les Cahiers
de recherche de l’École doctorale en Linguistique française, 6, numéro spécial Hommage à
Camillo Marazza, coordonné par Mariagrazia Margarito et Enrica Galazzi, Milan, Lampi
di Stampa, p. 197-212, sous le titre « Les diseurs de vérité ou de l’éthique énonciative ».
Merci aux coordinatrices du numéro d’avoir généreusement accepté sa republication
ici. Le titre a été augmenté, la partie sur les whistleblowers a été augmentée et
approfondie, la section sur les lanceurs d’alerte a été ajoutée et les références, les dates
et la bibliographie ont été complétées et actualisées.
Introduction
1 Dire la vérité, quoi de plus évident ? Dans les représentations courantes qui constituent
souvent la morale non questionnée de nos sociétés, la vérité nous semble valorisée, et
même valorisante. Si l’on y regarde de plus près, on se rend compte que l’énoncé de la
vérité a une valeur ambigüe : celui1 qui dit la vérité est souvent marginalisé, voire
condamné.
Après avoir décrit rapidement la manière dont les philosophes et le sens commun
posent le problème de la vérité, je présenterai trois figures de locuteurs de vérité, les
« diseurs de vérité », le messager, le parrèsiaste et le whistleblower, à partir desquelles
peut se poser la question de l’articulation entre éthique et linguistique, à travers
l’énonciation et la profération.
« Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un devoir ? L’idée de devoir est
inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux
droits d’un autre. Là où il n’y a pas de droits, il n’y a pas de devoirs. Dire la vérité
n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a
droit à la vérité qui nuit à autrui » (Constant, 2003 [1796] : 35).
5 Dans cette tradition, la vérité est donc une valeur morale et un principe universel. On
trouve des traces de cette conception dans de nombreux discours, en particulier dans le
discours politique, où la promesse de sincérité et l’engagement de vérité est un
stéréotype discursif. Un exemple (presque) au hasard extrait d’un discours de vœux de
N. Sarkozy en 2007 :
« J’ai voulu mettre chacun face à ses responsabilités. J’ai pris les miennes. J’ai pu
commettre des erreurs. Mais depuis huit mois, je n’ai agi qu’avec le souci de
défendre les intérêts de la France et pas un jour ne s’est passé où je ne me sois
répété l’engagement que j’ai pris envers chacun de vous : “Je ne vous tromperai pas,
je ne vous trahirai pas”. Je vous dois la vérité, je vous la dirai toujours, je ne
m’autoriserai aucune hypocrisie » (N. Sarkozy, Vœux aux Français, 31/12/07).
6 Le lexique de l’engagement et l’autocitation de la « maxime personnelle » du sujet
illustrent bien la notion déontologique du devoir de véracité. En même temps, la
politique est habitée par le mensonge, comme le montrent de nombreux travaux sur la
question en science politique, des dissimulations de Nixon déclenchant le fameux «
Watergate » à toutes les autres affaires de secrets, d’écoutes et de mensonges qui
surgissent régulièrement dans la vie politique de tous les pays, l’élément -gate étant
même devenu un outil néologique productif (Camillagate, Monicagate, Foreclosuregate,
Irangate et tout récemment DSK-gate). La vie sociale elle aussi est ponctuée de
« mensonges blancs », selon une appellation issue de Thomas d’Aquin, qui arrondissent
les angles et évitent les guerres, froides ou déclarées. Et il n’est pas si sûr que la vérité
soit toujours considérée comme une chose bonne (à dire) et conforme à la morale.
4.7.20) insiste sur cette ambigüité périlleuse du statut du diseur de vérité. Cette
conception de la parole insupportable du messager survient deux fois dans L’Antigone
de Sophocle, de la bouche même du gardien au moment où il annonce que Polynice a
reçu une sépulture (« Les mauvaises nouvelles sont fatales à qui les apporte », v. 276), et
plus tard de la part de Créon quand le messager vient lui dire la mort d’Eurydice
(« Messager, courrier d’atroces tourments, que viens-tu m’apporter ? », v. 1290).
L’adage est repris par W. Shakespeare dans Henri IV et Le Roi Lear, et l’expression s’est
déclinée en différentes variantes. Ne tirez pas sur le messager fournit en effet une sorte de
modèle discursif qui varie ses cibles : ne tirez pas sur le pianiste, sur le shérif, sur le trader,
et même sur la coccinelle asiatique (rencontré sur un blog de jardinage) ou sur les Lions
indomptables (trouvé dans un article sur la célèbre équipe de football camerounaise).
Le messager inaudible est presque une figure de la sagesse morale et politique, comme
le montre la fameuse maxime de N. de Chamfort, dans un chapitre sur la France,
l’esclavage et la liberté : « En France, on laisse en repos ceux qui mettent le feu, et on
persécute ceux qui sonnent le tocsin » (Chamfort, 1923 [1795] : VIII, D, 171). On n’aime
pas celui qui apporte une mauvaise nouvelle, parce qu’il annonce des contenus
malheureux, certes, mais surtout parce qu’il dérange l’ordre social et trouble le
confortable déni qui fait tenir les sociétés.
B. Stanford a intitulé l’un de ses livres Don’t Shoot the Messenger : How Our Growing Hatred
of the Media Threatens Free Speech for All of Us : il y montre que la haine des messagers de
mauvaises nouvelles que sont les médias remet gravement en cause la liberté
d’expression dans l’ensemble de la société. À partir du moment où l’on « tire sur le
messager », alors la vérité est bâillonnée et ne sont alors plus formulées que les
« bonnes » nouvelles ou les informations acceptables parce que consensuelles.
La vérité n’est pas toujours bonne à dire, dit le proverbe. La figure du messager,
« homme à abattre », est l’une des incarnations de cette sagesse ambigüe. Il en existe
une autre, issue de la philosophie grecque, le parrèsiaste.
marque comme étant son opinion, sa pensée, sa croyance, prenne un certain risque,
risque qui concerne la relation même qu’il a avec celui auquel il s’adresse ». Et c’est de
ce risque que vient, en termes éthiques, la valeur de ce dire vrai : « D’où ce nouveau
trait de la parrêsia : elle implique une certaine forme de courage, courage dont la forme
minimale consiste en ceci que le parrèsiaste risque de défaire, de dénouer cette relation
à l’autre qui a rendu possible précisément son discours » (Foucault, 2009 : 13). M.
Foucault peut alors donner de la parrêsia une définition synthétique, qui présente la
notion dans le cadre d’un contrat de parole :
« La parrêsia est donc, en deux mots, le courage de la vérité chez celui qui parle et
prend le risque de dire, en dépit de tout, toute la vérité qu’il pense, mais c’est aussi
le courage de l’interlocuteur qui accepte de recevoir comme vraie la vérité
blessante qu’il entend » (Foucault, 2009 : 14).
10 La notion de parrêsia et la figure du parrèsiaste, dont Démosthène est un prototype, est
présente chez Sénèque, Plutarque, Gallien. M. Foucault (2009 : 37) insiste sur la vertu de
courage qu’il présente comme véritablement structurelle à la parrêsia, courage qu’il
associe également à la noblesse : « Un homme par conséquent qui parle pour des motifs
nobles, et qui, pour ces motifs nobles, s’oppose à la volonté de tous, celui-là, dit Socrate,
s’expose à la mort ». Mais c’est sur la philosophie cynique qu’il s’arrête longuement
pour illustrer cette posture de parole aux dimensions éthique et politique. Il mentionne
en particulier une description du philosophe cynique par Epictète, qui propose une
figure bien intéressante pour notre série, celle de l’éclaireur :
« Epictète explique que le rôle du cynique, c’est d’exercer la fonction d’espion,
d’éclaireur. Et il emploie le mot kataskopos, qui a un sens précis dans le vocabulaire
militaire : ce sont des gens qu’on envoie un peu en avant de l’armée pour regarder
aussi discrètement que possible ce que fait l’ennemi. C’est cette métaphore
qu’Epictète utilise ici, puisqu’il dit que le cynique est envoyé comme éclaireur en
avant, au delà du front de l’humanité, pour déterminer ce qui, dans les choses du
monde, peut être favorable à l’homme ou peut lui être hostile » (Foucault, 2009 :
154).
11 Après cette marche en avant toujours solitaire, l’éclaireur, explique M. Foucault (2009 :
155), revient parmi les hommes pour « annoncer la vérité, annoncer les choses vraies
sans […] se laisser paralyser par la crainte ». Cette pratique du dire vrai est articulée à
un mode de vie, dont la célèbre figure de Diogène est l’illustration : un mode de vie qui
a éliminé « toutes les conventions inutiles » et « toutes les opinions superflues », une
philosophie qui réduit la vie à elle-même : « Je n’ai ni femme, ni enfant ni palais de
gouverneur, mais la terre seule et le ciel et un vieux manteau. Et qu’est-ce qui me
manque ? Ne suis-je pas sans chagrin et sans crainte, ne suis-je pas libre ? » (parole du
philosophe cynique dans les Entretiens d’Epictète).
Parrêsia est également un mot important dans le lexique de la Bible, qui reçoit des
traductions un peu différentes de « franc-parler » ou « dire vrai ». Les équivalents
appartiennent plutôt au champ de la confiance, qui, quand elle se fait parole publique,
correspond à la franchise ou la liberté de parole. La traduction du mot n’est pas stable
dans la Bible, et il est donc difficile de repérer le mot dans le texte en français. N.
Adeline (2006) décrit cette situation lexicale :
« Dans le Nouveau Testament les attestations de ces deux mots sont nombreuses :
parrêsia et parrêsiazomai se rencontrent une quarantaine de fois et nous noterons
que la répartition de ces attestations est irrégulière. Aucun emploi chez Matthieu.
Un seul emploi chez Marc. Mais des emplois dans l’Évangile selon Jean et le reste dans
les Actes et les Epîtres. Rien d’étonnant à ce qu’on rencontre souvent, dans les textes
folie des maîtres, cela veut dire quoi et montre quoi ? Eh bien, cela montre que la
parrêsia a pour fonction justement de pouvoir limiter le pouvoir des maîtres. Quand
il y a de la parrêsia, et que le maître est là – le maître qui est fou et qui veut imposer
sa folie, que fait le parrèsiaste, que fait celui qui pratique la parrêsia ? Eh bien
justement, il se lève, il se dresse, il prend la parole, il dit la vérité. Et contre la
sottise, contre la folie, contre l’aveuglement du maître, il va dire le vrai, et par
conséquent limiter par là la folie du maître. A partir du moment où il n’y a pas de
parrêsia, alors les hommes, les citoyens, tout le monde est voué à cette folie du
maître ».
15 De l’autre, la parrêsia est rendue impossible par la conservation de la démocratie : les
sociétés et institutions démocratiques, explique M. Foucault, ne peuvent accueillir ni
même supporter le discours de la vérité sur ce mode de la franchise, car il faudrait alors
soutenir l’idée d’un « partage éthique » ou « différenciation éthique ». Cela conduirait à
distinguer les citoyens selon leur degré de proximité avec la vérité, donc de faire la
différence « entre ceux qui sont bons et ceux qui sont mauvais, entre les meilleurs et les
pires », ce qui contrevient à l’idée même de démocratie comme « champ politique
défini par l’indifférence entre les sujets parlants » (Foucault, 2009 : 44). On verra plus
bas à quel point cette analyse de M. Foucault est juste : les sociétés ne supportent pas,
dans tous les sens du terme, que les vérités, surtout celles qui ne sont pas bonnes à dire,
soient dites, et elles ont en ce sens un lourd programme de travail, à la fois social,
discursif et politique, à accomplir pour l’amélioration éthique de la circulation de la
parole.
17 Le whistleblower, c’est celui qui donne un coup de sifflet (to blow a whistle), c’est-à-dire
qui révèle un dysfonctionnement grave qui a lieu dans une organisation. Au sens
propre, le terme désigne le policier qui signale une infraction ou un crime par un coup
de sifflet destiné à la fois à appeler ses collègues et à alerter la population d’un danger.
Métaphoriquement il désigne un individu qui pratique le « whistleblowing », c’est-à-dire
qui révèle « des pratiques illégales, immorales ou illégitimes couvertes par ses
employeurs, à des personnes ou des organisations susceptibles d’intenter une action »,
selon la définition proposée par deux juristes australiens (Brown, Latimer, 2008 : 768).
La plupart des whistleblowers sont des « internal whistleblowers », c’est-à-dire qu’ils
révèlent des dysfonctionnements dans leur propre société ou organisation, la
révélation concernant une organisation extérieure à l’agent étant plutôt rare. Il existe
quelques figures célèbres de whistleblowers, régulièrement citées et constituées en
exemples : Sherron Watkins, qui a révélé le scandale Enron en 2001, Joe Darby, à
l’origine des révélations sur les maltraitances et les pratiques de torture à la prison
d’Abu Graïb en 2004 ou Jeffrey Wigand, qui révèle dans les années 1990 comment la
firme de tabac qui l’emploie ment sur les effets de la nicotine. Un film a été réalisé à
partir de cette histoire, The Insider (un film de Michael Mann sorti en 1999 et interprété
par Russell Crowe), et d’autres whistleblowers sont mis en scène au cinéma, la plupart du
temps dans des blockbusters soutenus par des acteurs prestigieux, comme la célèbre
Erin Brokovich, qui donne son nom à un film de Steven Soderbergh en 2000, où le
personnage est interprété par Julia Roberts. Le « film de whistleblower » est désormais
un véritable sous-genre cinématographique. En 2009, l’affaire Wikileaks a mis sur le
devant de la scène un whistleblower géant : le site est en effet entièrement dédié au
whistleblowing, dans la plus pure tradition américaine de la révélation des procédures
cachées, du démasquage des mensonges d’État et de la mise au jour de la vérité, avec en
prime la figure romanesque de son fondateur, Julian Assange, et l’utilisation inédite
jusqu’à présent du support de diffusion du web.
En 2013, on apprend qu’Edward Snowden, 29 ans, employé chez un sous-traitant de la
National Security Agency (NSA) depuis quatre ans, est le fameux whistleblower qui a
révélé au public via le quotidien britannique The Guardian l’impressionnant programme
de surveillance électronique PRISM des services secrets américains. Les États-Unis sont
en effet en mesure d’avoir accès aux données détenues
par Google, Facebook, YouTube, Microsoft, Yahoo !, Skype, AOL et Apple. Ce qui
m’intéresse chez Edward Snowden, comme chez Julian Assange mentionné plus haut,
ou Chelsea Manning3 et les « Catholic Whistleblowers » dont je parle plus bas, est
évidemment de l’ordre du discours et concerne trois points : les modalités discursives
des informations diffusées, le discours que les whistleblowers tiennent sur leur propre
discours et leurs actes, et enfin le discours produit sur eux par les autres, en particulier
par les instances mises en cause, entreprises ou gouvernements.
un lien vers une drop box sécurisée. Comme Edward Snowden, son discours passe
également par l’écrit documentaire puisqu’elle a transmis 150 000 notes diplomatiques.
Mais elle a également envoyé une vidéo classifiée, pour laquelle l’implicite de la preuve
documentaire demeure : l’image fixe ou mobile élevée au statut de document est
toujours plus crédible que le témoignage oral.
Les Catholic Whistleblowers (Goodstein, 2013) sont un peu particuliers. D’abord, il s’agit
d’un groupe (ils sont douze, des prêtres et des religieuses), ce qui est parfaitement
inédit dans l’histoire du whistleblowing, qui ne comptait jusqu’à présent que des voix
solitaires. Ensuite, ce sont des femmes et hommes de livres plus que d’écrans, de parole
orale plus que d’écrit numérique, même s’ils ont un site internet (http://
www.catholicwhistleblowers.com/). Ils émettent donc leurs « whistles » selon la
littératie qui est la leur : ils écrivent des lettres (ils en ont écrit une au pape François en
avril 2013) et se réunissent. Leur groupe a d’abord été un groupe de parole destiné à les
soutenir eux-mêmes dans leurs expériences de discours publics, et c’est
progressivement qu’il s’est transformé en lieu de pratique du whistleblowing. Désormais,
ils organisent des conférences et leur mode d’action est donc public, ce qui est sans
doute rendu possible par le fait qu’ils constituent un groupe (pour le moment, le pape
François n’a pas répondu à leur lettre).
19 Glenn Greenwald remarque que parmi tous les whistleblowers connus, aucun n’a jamais
vendu d’informations pourtant très avantageusement monnayables. Au contraire, tous
ont pris des risques importants, et presque tous se sont considérablement appauvris,
voire pire (les travaux sur les whistleblowers mentionnent tous les issues fréquemment
dramatique du whistleblowing : pertes d’emploi, divorces, addictions, et, parfois, suicides
(voir par exemple Alford, 2001 ; 2004, Bowden, 2005, Faunce, 2004). Il décrit ainsi leur
système moral : « They did not act with any self-interest in mind. The opposite is true: they
undertook great personal risk and sacrifice for one overarching reason: to make their fellow
citizens aware of what their government is doing in the dark. Their objective is to educate, to
democratize, to create accountability for those in power » (The Guardian, 07/06/13). Edward
Snowden, quant à lui, explique son geste de la manière suivante : « I don’t want to live in
a society that does these sort of things… I do not want to live in a world where everything I do
and say is recorded. That is not something I am willing to support or live under » (The Guardian,
09/06/13, interview d’E. Snowden).
20 Dans les réponses qu’il donne aux questions d’internautes le 17 juin, constituant de
passionnants échanges qui éclairent tant sur la personnalité de Snowden que sur les
attitudes du gouvernement américain devant les paroles « non autorisées » de ses
employés, et offrant aux analystes du discours une intéressante possibilité de corpus, il
emploie les termes truth, transparency et lie, qui sont des termes du vocabulaire moral. Il
y a donc de la morale dans le whistleblowing, même si cette interprétation n’est jamais
vraiment explicite dans les discours médiatiques, y compris chez les défenseurs des
whistleblowers eux-mêmes.
Dans ses travaux de philosophie morale sur la figure du whistleblower, C. F. Alford
appelle « narcissisme moralisé » (narcissism moralized) ce rapport que le whistleblower
entretient au discours de vérité. Dans Whistleblowers : Broken Lives and Organizational
Power, publié en 2001, il explique que le narcissisme peut constituer « une source
22 Ce n’est pas du tout la représentation qui se construit ailleurs, et évidemment dans les
organismes, institutions ou groupes attaqués par le sifflet vertueux des diseurs de
vérité. De nombreux observateurs décrivent une véritable méthode de diabolisation de
la part du gouvernement américain, pays où la tradition du whistleblowing est fortement
ancrée (mais elle l’est aussi dans le monde anglophone en général) :
« Ever since the Nixon administration broke into the office of Daniel Ellsberg’s
psychoanalyst’s office, the tactic of the US government has been to attack and demonize
whistleblowers as a means of distracting attention from their own exposed wrongdoing and
destroying the credibility of the messenger so that everyone tunes out the message »
(Greenwald, The Guardian, 07/06/13).
23 Les témoignages sont nombreux qui présentent le combat des whistleblowers comme des
parcours du combattant pas toujours victorieux, et on peut lire sur ce point
l’intéressant témoignage de Thomas Drake, ancien cadre supérieur de la NSA qui a
dénoncé en 2010 le programme de modernisation de son agence, et dont le cas
constitue désormais une référence en matière de whistleblowing (Drake, 2011).
L’accusation de trahison est la plus fréquente, aggravée en environnement militaire par
celle de contact avec l’ennemi (même s’il s’agit d’un contexte de paix). Cependant il me
semble que la situation évolue, très certainement grâce au web, qui permet certaines
n’existe pas, dans les théories comme dans les enseignements d’éthique médicale, de
fondement éthique de ce comportement. Sa collègue américaine V. Lachman,
spécialiste de bioéthique à l’université Drexel de Philadelphie, est également très
favorable à l’intégration d’une l’éthique du whistleblowing dans la formation médicale,
de manière à ce que le whistleblowing en milieu médical finisse, un jour, idéalement, par
disparaitre (Lachman, 2008).
La figure du whistleblower est donc une figure d’agent moral, que son discours soit
qualifié de vertueux ou au contraire rejeté par la société comme inajusté aux valeurs de
l’environnement. Comme le parrèsiaste, il est porteur d’un discours marqué par le
courage de la vérité, et comme le parrèsiaste il court le risque d’être mis au ban de la
société, car il publie des vérités insupportables.
cognitifs communément disponibles, ainsi que des tensions ou des conflits qui les
traversent. »
25 La liste des différents facteurs pouvant caractériser la fonction du lanceur d’alerte,
politiques, cognitifs, sociaux, n’intègre pas la dimension morale. F. Chateauraynaud
compare un peu plus loin les lanceurs d’alerte aux « guetteurs » ou « sentinelles » des
sociétés animales, rejoignant en cela le lexique de M. Foucault à propos des
parrèsiastes. Il précise que la catégorie est élaborée dans un contexte scientifique
précis, celui de travaux sur « la trajectoire des signes de danger », ce qui donne au
lanceur d’alerte un rôle d’anticipateur que n’a pas le whistleblower, qui révèle au
contraire des pratiques passées ou en train de se s’accomplir :
« A l’opposé du modèle du whistleblower, le lanceur d’alerte décrit celui (personne,
groupe, institution) qui détecte des prodromes, des signes précurseurs sans avoir
nécessairement d’interprétation ou de cadre prédéfini pour les qualifier. À l’idée du
coup de sifflet, de l’arrêt d’un processus déclenché par un acteur qui a le pouvoir et
l’autorité pour le faire, on a préféré celle d’une trajectoire ou même de la carrière
d’un problème qui ne devient public que graduellement » (Chateauraynaud, 2008 :
5).
26 Mais comme les whistleblowers, les lanceurs d’alerte sont en général mal reçus, parce
qu’ils brisent les équilibres discursifs, et ils sont souvent identifiés aux « prophètes de
malheur ». Des chercheurs comme Pierre Meneton à l’Institut national de la santé et de
la recherche médicale (Inserm), que ses travaux sur le sel opposent aux producteurs de
sel, ou André Cicolella qui est le premier à dénoncer les dangers des éthers de glycol, ou
encore, plus anciennement, Jean-François Viel qui souligne le nombre élevé de
leucémies à La Hague, tous entrent dans cette catégorie de « lanceur d’alerte ». Tous
ont eu, comme les whistleblowers, à affronter des pressions, des marginalistaions, des
représailles, voire des procès. Mais F. Chateauraynaud insiste beaucoup sur la
différence entre les deux figures (il parle également parfois de « personnage ») et
souhaite éviter que le terme lanceur d’alerte n’apparaisse que comme une traduction de
whistleblower. C’est que, explique-t-il, « la construction de la figure de l’alerte a été
opérée en détachant analytiquement le moment de l’alerte et celui de la dénonciation
ou de la critique, et en montrant que tout signal d’alerte engage une multiplicité de
logiques d’action et de jugement comme la vigilance, la controverse, la polémique, la
normalisation, l’accusation ou le scandale » (Chateauraynaud, 2009 : 2).
Cette distinction alerte/critique revient selon moi à la distinction fait/valeur, le
phénomène socio-sémiotique de la transmission du signal étant présenté comme
dissociable de son interprétation dans l’environnement. La tradition française, en
sociologie tout du moins (mais la remarque vaut pour nombre de disciplines des
sciences humaines et sociales), conserve soigneusement l’idée d’une objectivité de la
science en objectivisant son objet lui-même, et en discriminant soigneusement des
niveaux de réalité et d’interprétation : « Du point de vue de la protection de la parole
publique de lanceurs d’alerte, l’essentiel est de pouvoir séparer la dénonciation et
l’alerte, souligne le sociologue. Or dans les faits, […] il est très difficile d’éviter que les
deux régimes ne s’entremêlent » (Chateauraynaud, 2009 : 7). L’idée d’un entremêlement
des régimes, pour affaiblir la séparation radicale entre fait et valeur, la maintient
cependant, et reste une visée souhaitable. Or, si l’on admet avec H. Putnam (2004
[2002]) « l’effondrement » de la distinction faits/valeurs, et si l’on adopte une vision
plus globale du phénomène, qui ne permet pas de « démêler » les régimes, alors cette
figure du lanceur d’alerte, comme toutes les figures et comme toutes les manifestations
humaines, loin de pouvoir être décrite du seul point de vue de la circulation des signes
de danger, doit être regardée aussi et en même temps sur le plan de la valeur, les deux
points de vue étant indissociables. La parole du lanceur d’alerte est en effet inscrite
dans une axiologie négative, imprégnée de morale : ce n’est pas une « bonne parole »,
mais plutôt un discours issu d’une « mauvaise » langue qui menace un ordre,
économique et financier, mais également cet ordre du discours dont parlait M. Foucault
et qui nous interdit de « tout dire ». Cette imprégnation ne me semble pas séparable de
l’analyse en terme de transmission de signes de danger, elle en est un composant. Il
faut reconnaitre que l’interprétation éthique n’est pas totalement absente des analyses
de F. Chateauraynaud, mais indirecte et centrée sur un moment du processus : « Il y a
dans la trajectoire de toute alerte qui dérange au moins un moment critique, une phase
dénonciatoire ou polémique, parfois même une bouffée paranoïaque, nécessaire au
changement de régime » (Chateauraynaud, 2009 : 3). Circonscrire la dimension
axiologique à une « phase » de parole, l’associer d’emblée à la catégorie de la
dénonciation, catégorie éthique qui caractérise à priori la parole comme négative et
malveillante, ou la décrire par rapport à une « paranoïa » des récepteurs, ce sont me
semble-t-il des manières de ne pas poser la question morale. L’indicibilité de la parole
du lanceur d’alerte reste partiellement inexpliquée, et les « protocoles de prise en
charge des alertes », que F. Chateauraynaud (2009 : 7) souhaite enrichir de « modalités
d’apprentissage, doublés d’une forme de didactique des régimes de prise de parole »,
me semblent incomplets.
Conclusion
27 Les diseurs de vérité posent une question fondamentale à l’analyse du discours, à la
philosophie morale, mais aussi à la société tout entière : la place de la parole
dissensuelle, hétérodoxe ou inaudible dans le concert des discours sociaux, et le sort
réservé à celui qui sort du silence courtois ou de la silenciation violente. Les figures
antiques du messager et du parrèsiaste, et celles plus contemporaines du whistleblower
et du lanceur d’alerte, sont des figures d’énonciateur. En linguistique de l’énonciation
et en analyse du discours, l’énonciateur est rarement l’objet du travail des description
et de la théorisation, laissées sans doute à la psychologie ou l’anthropologie, les
disciplines du langage restant largement logocentrées. Mais les diseurs, parleurs,
proféreurs et autres producteurs de parole constituent pourtant des agents essentiels
de toute vie sociale et de toute circulation de la parole, parce qu’ils s’expriment à partir
d’une compétence langagière, d’une culture de la parole, d’une mémoire discursive et
d’une table des valeurs morales qui imprègnent toutes leurs moindres discours.
BIBLIOGRAPHIE
Bibliographie
ADELINE, N. (2006) : « PARRÊSIA, l’assurance » (en ligne : http://biblique.blogspirit.com/archive/
2006/12/09/parresia-esperance.html, consulté le 30/03/15).
ALFORD, C. F. (2001) : Whistleblowers: Broken Lives and Organizational Power, Ithaca, Cornell University
Press.
— (2007) : « Whistleblower Narratives : The Experience of Choiceless Choice », Social Research,
74-1, p. 223-248 (en ligne : http://findarticles.com/p/articles/mi_m2267/is_1_74/ai_n19094732/,
consulté le 30/03/15).
BROWN, A. J. & LATIMER, P. (2008) : « Whistleblower Laws : International Best Practice », UNSW Law
CHATEAURAYNAUD, F. (2008) : « Les lanceurs d’alerte dans l’espace politique. Réflexions sur la
trajectoire d’une cause collective », texte pour la journée Lanceurs d’alerte et système d’expertise :
vers une législation exemplaire en 2008 ? (Paris, Sénat, 27 mars 2008) (en ligne : http://
gspr.ehess.free.fr/docs/FC/doc/doc-FC-2008-Lanceurs.pdf, consulté le 30/03/15).
— (2009) : « Les lanceurs d’alerte et la loi », Experts, 83, p. 44-47.
CHATEAURAYNAUD, F. & TORNY, D. (1999) : Les Sombres précurseurs. Une Sociologie pragmatique de l’alerte
et du risque, Paris, Éd. de l’EHESS.
CONSTANT, B. & KANT, E. (2003 [1796]) : Le droit de mentir, Paris, Éd. Mille et Une Nuits.
ARRIEN (2000) : Manuel d’Épictète [Epictète, Entretiens], trad., int. et prés. par P. Hadot, Paris, Éd. Le
Livre de poche.
DRAKE, T. (2011) : « Is This the Country We Want to Keep ? », Sam Adams Award Acceptance
Speech, The Real News [site] (en ligne : http://therealnews.com/t2/index.php?
option=com_content&task=view&id=31&Itemid=74&jumival=7755, consulté le 30/03/15).
ÉRASME, 2011, Les Adages, traduction (latin et grec) et édition dirigées par J.-C. Saladin, Paris, Éd.
Les Belles Lettres.
FOUCAULT, M. (2009) : Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au collège de
France 1984, éd. par F. Gros, Paris, Gallimard/Éd. Le Seuil.
GOODSTEIN, L. (2013) : « Church Whistle-Blowers Join Forces on Abuse », The New York Times [site],
20 mai (en ligne : http://www.nytimes.com/2013/05/21/us/catholic-church-whistle-blowers-
join-forces-on-abuse.html?_r=4&, consulté le 30/03/15)
LA BRUYÈRE, J. de (1976 [1688]) : Les caractères ou les mœurs de ce siècle, Paris, Éd. Le Livre de poche.
FULLER, N. (2013) : « In her Own Words », Free Chelsea Manning [site], 7 mars (en ligne : http://
www.chelseamanning.org/learn-more/in-his-own-words, consulté le 30/03/15).
MANNING C. (2013): « Bradley Manning’s Statement taking Responsibility for Releasing Documents
to WikiLeaks », Free Chelsea Manning [site], 28 février (en ligne : http://www.chelseamanning.org/
news/bradley-mannings-statement-taking-responsibility-for-releasing-documents-to-wikileaks,
consulté le 30/03/15).
MONTAIGNE, M. de (2001 [1595]) : Les Essais, éd. par J. Céard, Paris, Éd. Le Livre de poche.
MONTESQUIEU (1995 [1717]) : Éloge de la sincérité, Paris, Éd. Mille et Une Nuits.
PAVEAU, M.-A. (2013) : Langage et morale. Une éthique des vertus discursives, Limoges, Lambert-Lucas.
PUTNAM, H. (2004 [2002]) : Fait/Valeur : la fin d’un dogme et autres essais, trad. par M. Caveribère et J.-
P. Cometti, Paris/Tel-Aviv, Éd. de l’Éclat, p. 120.
STANFORD, B. (2000) : Don’t Shoot the Messenger : How Our Growing Hatred of the Media Threatens Free
Speech for All of Us, Rowman & Littlefield.
NOTES
1. Dans un texte plus court, ou sur un support plus mobile comme un blog par exemple, j’aurais
adopté l’écriture épicène et écrit cellui, puis locuteur.trice, messager.e, lanceur.euse d’alerte, etc.,
ainsi que diseur.se de vérité dans le titre. Ce choix militant est cependant fastidieux, contraignant
et entame un peu la lisibilité des textes. Par ailleurs, dans la partie de cet article publiée en 2012,
ne figurait pas cette écriture. J’y ai donc renoncé ici, mais le cœur y est et la vertu scripturale
également.
2. Ce travail est fait dans l’ouvrage que j’ai consacré aux rapports entre langage et morale
(Paveau, 2013).
3. Je donne, comme elle le demande, comme le respect relationnel minimum me semble le
demander, et de manière militante également, son nom de femme à Chelsea Manning, qui
effectue actuellement une transition difficile en prison.
4. Sur les notions de vertu discursive et d’ajustement à la vérité du monde, voir M.-A. Paveau
(2013) et G. Labarta et S. Moirand ici même.
5. Voir le commentaire qu’en fait Nathan Fuller (2013) sur le site dédié à la défense de la
libération de Chelsea Manning.
RÉSUMÉS
En linguistique de l’énonciation et en analyse du discours, l’énonciateur est rarement au centre
de la description, les analyses restant largement logocentrées. Les diseurs de vérité sont des
énonciateurs particulièrement intéressants car ils posent deux questions fondamentales à
l’analyse du discours, à la philosophie morale, mais aussi à la société tout entière : la place de la
parole dissensuelle dans le concert des discours sociaux, et le sort réservé à celui qui sort de
l’ordre du discours. Après avoir décrit la manière dont les philosophes et le sens commun posent
le problème de la vérité, l’article présente des figures de locuteurs de vérité, le messager, le
parrèsiaste, le whistleblower et le lanceur d’alerte, à partir desquelles peut se poser la question de
l’articulation entre éthique et linguistique.
In enunciative linguistics and discourse analysis, the speaker is rarely the focus of the
description, because linguistic analysis remain discourse centered. Truth tellers are particularly
interesting speakers because they ask a core question to discourse analysis, moral philosophy,
but also to the entire society: the role of dissensual speech in the stream of social discourse, and
fate that comes out to those who break the order of discourse. After describing how philosophers
and common sense problematize truth, the article presents figures of truth tellers, the
messenger, the parresiast and the whistleblower, from which the question of the relationship
between ethics and language can be examined.
INDEX
Mots-clés : éthique du discours, éthique énonciative, narcissisme moralisé, parrêsia, vérité,
whistleblower
Keywords : discourse ethics, enunciative ethics, moralized narcissism, parresia, truth,
whistleblower
AUTEUR
MARIE-ANNE PAVEAU
Pléiade (EA 7338), Université Paris 13
Gaëlle Labarta
particulier pour produire un discours particulier, lequel discours peut par exemple
être plus ou moins honnête ou manipulateur, poli ou attentatoire aux faces
d’autrui… » (Kerbrat-Orecchioni, 2008 : 94).
4 L’usage éthique du langage est une question peu posée aux sciences du langage. Dans
son ouvrage Langage et Morale, Marie-Anne Paveau formule les bases d’une recherche
qui intègre aux fondements conceptuels de l’analyse du discours le paramètre moral. Je
rejoins son hypothèse princeps : « Il existe bien, chez l’ensemble des usagers d’une
langue prise dans les contextes culturels, historiques et sociaux, des critères moraux
pour la production discursive » (Paveau, 2013a : 16).
5 Pour en appréhender les perspectives pour le discours littéraire, je prendrai appui sur
des polémiques contemporaines (à partir de 2000) liées à la parution d’un ouvrage. Le
but étant de voir émerger les valeurs morales qui président à la réception du discours
littéraire telles qu’elles ont une place dans le débat public et judiciaire contemporain.
6 Afin d’assurer une certaine homogénéité à l’étude, les œuvres polémiques retenues
appartiennent toutes à la fiction romanesque. Dans cette démarche, l’œuvre littéraire
est appréhendée en tant que discours, selon le point de vue de Dominique
Maingueneau :
« Dans cette perspective on ne concevra pas l’œuvre comme une représentation, un
agencement de “contenus” qui permettrait d’“exprimer” de manière plus ou moins
détournée idéologies ou mentalités. Les œuvres parlent effectivement du monde,
mais leur énonciation est partie prenante du monde qu’elles sont censées
représenter. Il n’y a pas d’un côté un univers de choses et d’activités muettes, de
l’autre des représentations littéraires détachées de lui qui en seraient une image. La
littérature constitue elle aussi une activité ; non seulement elle tient un discours
sur le monde, mais elle gère sa propre présence dans ce monde. Les conditions
d’énonciation du texte littéraire ne sont pas un échafaudage contingent dont celui-
ci pourrait se libérer, elles sont indéfectiblement nouées à son sens »
(Maingueneau, 1993 : 20-21).
7 En tant que discours, « l’énonciation littéraire [apparait] soumise à la fois à des normes
sociales très générales et à des normes de discours spécifiques » (Maingueneau, 2011 :
78). Normes parmi lesquelles le critère moral intervient. J’entends par moral ce qui
« concerne les mœurs, les habitudes et surtout les règles de conduite admises et
pratiquées dans une société2 », évalué selon une partition binaire correspondant au
bien et au mal.
8 Par ailleurs, le discours littéraire, comme discours constituant, met en jeu un réseau de
commentaires tout à fait particulier et abondant, et c’est là une de ses spécificités.
« Certes, n’importe quel énoncé peut donner lieu à des commentaires, au sens large,
y compris les interactions orales les moins contraintes, mais quand il s’agit de
textes littéraires, philosophiques, religieux, scientifiques…, la possibilité du
commentaire est en quelque sorte inscrite dans la nature même de ce type de
discours, et ces commentaires obéissent à des règles plus ou moins formalisées qui
sont validées par certaines institutions » (Maingueneau, 2008 : § 26).
9 Ces commentaires qui accompagnent la vie d’une œuvre sont encore plus nombreux à
l’occasion de polémiques littéraires. Ces discours forment alors un moment discursif
(Moirand, 2007) définit comme le « surgissement dans les médias d’une production
discursive intense et diversifiée à propos d’un même événement […], et qui se
caractérise par une hétérogénéité multiforme (sémiotique, textuelle, énonciative) »
(Moirand, 2002 : 389).
10 Le critère moral est, par hypothèse, partie prenante de la production et de la réception
du discours littéraire, mais il n’est saisissable et donc étudiable, qu’actualisé en
discours. Les moments discursifs, s’ils prennent une coloration morale, forment des
événements discursifs moraux :
« La question de la dimension morale des énoncés émerge d’un “événement
discursif moral“, c’est-à-dire un ensemble de commentaires et réactions, dans un
groupe ou une société donnée, à propos d’un énoncé donné. Le discours public est
riche de ce type d’événement, déclenchant l’indignation collective, qui se formule
souvent en termes moraux » (Paveau, 2013a : 17).
11 Ces métadiscours à teneur morale offrent une matérialité analysable, classant les bons
et les mauvais discours littéraires en rendant perceptibles les valeurs qui les sous-
tendent.
qui opposait le ministère public et Éric Bénier-Bürckel pour son ouvrage Pogrom 4 (2005)
sont particulièrement circonstanciés à cet égard :
(2) « Attendu que ce principe […] de la liberté d’expression doit être d’autant plus
largement apprécié qu’il porte sur une œuvre littéraire, la création artistique
nécessitant une liberté accrue de l’auteur qui peut s’exprimer tant sur des thèmes
consensuels que sur des sujets qui heurtent, choquent ou inquiètent ; que la liberté
de l’écrivain ne saurait cependant être absolue […] ; attendu que les propos
incriminés sous les qualifications de provocations et d’injures sont placés dans la
bouche de personnages de ce roman […] ; que la notion même d’œuvre de fiction
implique l’existence d’une distanciation, qui peut être irréductible, entre l’auteur
lui-même et les propos ou actions de ses personnages ; qu’une telle distance,
appréciée sous le prisme déformant de la fiction, est susceptible d’entraîner la
disparition de l’élément matériel des délits » (Tricoire, 2007 : 73).
17 L’inajustement d’un discours au monde tel que le perçoivent les individus est le sujet le
plus constant des métadiscours moraux issus des polémiques à l’étude. C’est plus
précisément l’ajustement au vrai et à la vérité qui est évalué. Plusieurs conceptions se
dégagent et prennent un tour particulier lorsqu’il s’agit de littérature fictionnelle. Le
dévoilement de la vie privée est le premier enjeu normatif mis en avant.
18 Si un discours vertueux est généralement un discours qui dit le vrai, le mensonge est à
considérer du côté des discours non vertueux. La fiction cependant semble devoir
échapper à une évaluation du type mensonge/vérité pour aborder un autre système de
valeur, notamment esthétique comme le note G. Genette : « Entrer dans la fiction, c’est
sortir du champ ordinaire d’exercice du langage, marqué par les soucis de vérité ou de
persuasion qui commandent les règles de la communication et la déontologie du
discours » (Genette, 1991 : 19).
19 Pourtant, même s’il affirme que « le texte de fiction ne conduit à aucune réalité
extratextuelle, chaque emprunt qu’il fait (constamment) à la réalité […] se transforme
en élément de fiction » (Genette, 1991 : 37), les nombreuses attaques pour atteinte à la
vie privée semblent indiquer que la rupture que produit la fiction entre un univers réel
et un univers d’invention est plus problématique qu’il n’y parait.
20 Indéniablement, c’est le principal motif de scandale littéraire pour la période
concernée. On ne comptera pas moins de neuf polémiques autour de ce thème. Pour
mon propos, j’ai choisi de me limiter à quatre d’entre elles en raison de la teneur
spécifique du débat et car elles ont toutes fait l’objet d’un jugement statuant sur le
caractère licite ou non de l’œuvre littéraire considérée. Les plus médiatisées ont
certainement été la parution de l’ouvrage Belle et bête de Marcela Iacub et le roman Les
Petits de Christine Angot (2011) 5, ainsi que Fragments d’une femme perdue6 de Patrick
Poivre d’Arvor. Œuvres auxquelles s’ajoute une polémique plus locale née à la suite de
la parution du roman policier régional Le Renard des grèves de Jean Failler 7.
21 Christine Angot est coutumière des polémiques et la parution de ses ouvrages fait
l’objet de réactions morales systématiques :
(3) « Le problème, c’est qu’avec le temps Angot s’est trouvé un autre sujet qu’Angot.
C’est la vie des autres. Profession : vampire. De livre en livre sa morsure est chaque
fois plus fatale. Quand un Angot nouveau est annoncé, les critiques se demandent
qui sera “la prochaine victime” » (Crignon, 2011).
22 Par ce commentaire, la journaliste traite du livre en termes moraux tout à fait
explicites. Elle propose une qualification manichéenne avec d’un côté le bien, la victime,
et de l’autre le mal, le vampire. Le titre de l’article (« Comment Christine Angot a détruit
la vie d’Elise B. ») atteste aussi de son jugement moral. La polémique nait du fait qu’une
personne se reconnait dans les traits du personnage principal du roman et qu’elle
considère que sa vie privée n’est pas respectée.
23 Or le dévoilement de la vie privée est une transgression qui se heurte à la morale
comme au droit. C’est une valeur fondamentale et universelle inscrite dans la
Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 : « Article 12 : Nul ne sera l’objet
d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa
correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation. »
24 La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales statue également en son article 8 sur le « droit au respect de la vie
privée et familiale ». Elle est aussi protégée par le droit national, grâce à l’article 9 du
Code civil qui introduit par ailleurs la modalité du référé très utilisée pour les affaires
littéraires : « Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi,
prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou
faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée : ces mesures peuvent, s’il y a
urgence, être ordonnées en référé » (Code civil, article 9).
25 Les demandeurs8, indifféremment des personnes publiques ou anonymes, s’opposent à
l’usage plus ou moins précis, dans la fiction, de faits et de détails les concernant. C’est le
cas dans l’affaire C. Angot ou P. Poivre d’Arvor :
(4) « Christine Angot […] utilise de façon systématique des éléments factuels très
précis de sa vie privée » (Jugement au TGI de Paris, 17 e Chambre civile, 2013).
(5) « En ce qui la concerne, elle observe que la photographie reproduite en
couverture du livre lui ressemble et relève une vingtaine de passages de l’ouvrage,
très précis et circonstanciés, décrivant des faits ou comportements de Violette qui
correspondent exactement à sa propre vie » (Jugement au TGI de Paris, 17 e Chambre
civile, 2011).
26 Rappelons que l’atteinte à la vie privée n’est avérée que si les demandeurs font la
preuve que la personne ou les situations représentées dans le roman ont pu être
reconnues par un tiers. Ainsi, il est de coutume de produire lors des audiences des
attestations prouvant qu’ils ont été identifiés à travers la fiction. L’accusation s’attache
à établir qu’à travers les traits d’un personnage de fiction, une personne réelle peut
être reconnue, c’est-à-dire qu’il y a du « vrai » dans la fiction et que cette véracité est
une valeur non vertueuse dans le champ fictionnel.
27 Dans tous les cas, les emprunts d’éléments de la vie du demandeur sont prouvés de
manière extrêmement circonstanciée tant l’utilisation d’éléments véridiques de la vie
de l’autre sont parfois importants et précis. Les faits sont d’autant plus considérés par
la justice qu’ils font état d’éléments intimes relatifs à la santé du demandeur (M. Iacub,
P. Poivre d’Arvor et C. Angot), à sa sexualité (M. Iacub, P. Poivre d’Arvor, C. Angot et
J. Failler), etc. C’est donc un retournement de la vertu d’exactitude qui est pointé ici, le
texte littéraire étant considéré comme trop ajusté à la réalité pour être compris comme
littéraire. C’est d’ailleurs une des conclusions du TGI de Paris dans l’affaire P. Poivre
d’Arvor :
(6) « Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, les procédés littéraires utilisés ne
permettent pas au lecteur de différencier les personnages de la réalité, de sorte que
l’œuvre ne peut être qualifiée de fictionnelle » (Jugement au TGI de Paris, 17 e
Chambre civile, 2011).
28 Une fois que la preuve a été faite qu’un texte emprunte manifestement à la vie d’un
individu, les demandeurs s’attachent, dans la plupart des cas, à prouver qu’il est de
surcroit attentatoire à leur honneur et à leur réputation. Pour cela, ils mettent en avant
le fait qu’en plus d’être vrai, le texte est parsemé de détails faux les concernant,
effectuant dans la fiction un brouillage entre le vrai et le faux qui leur est préjudiciable.
Par exemple, alors qu’elle attaque Christine Angot, pour atteinte à la vie privée, la
demanderesse affirme qu’elle ne se « reconnaît pas dans le personnage » et ce, alors
même qu’elle tente de démontrer qu’elle est bien ce personnage. Dans l’affaire M.
Iacub, l’emprunt à la vie du demandeur n’est pas à prouver car la romancière en fait
état publiquement et sans ambigüité en Une d’un magazine9. Dans la copie du
jugement, les propos à teneur hautement morale du demandeur sont ainsi rapportés :
(7) « [Le demandeur] a notamment expliqué combien il avait été choqué par le texte
du livre méprisable et totalement mensonger, faisant fi de la dévastation de sa vie
personnelle et familiale, qu’il avait été horrifié par le procédé malhonnête qui
n’avait d’autre objet que mercantile, s’agissant de tirer sur un homme à terre, et
que l’affaire le dépassait largement, mettant en cause les principes de la vie en
société » (Ordonnance de référé, TGI de Paris, 2013).
29 Le mensonge et la malhonnêteté sont deux traits reprochés au texte littéraire de
Marcela Iacub et pourtant c’est une atteinte à la vie privée et non la diffamation qui est
pointée par le jugement. La demande, par les défendeurs, d’une requalification en
diffamation ou injure est fréquente dans ces affaires, mais la qualification première est
laissée à l’accusateur, sachant que l’atteinte à la vie privée fait encourir des sanctions
plus importantes que la diffamation. De la même manière, la demanderesse de l’affaire
Failler n’attaque pas parce qu’elle se reconnait dans un personnage fictif, mais parce
qu’il est prêté au personnage qui lui ressemble un passé de prostituée. Plus encore, c’est
une position énonciative qui est reprochée à l’auteur :
(8) « L’actuelle action n’est pas intentée par les époux [XX] pour le rôle qu’il leur est
prêté un temps dans le roman, mais pour ce passé de prostituée prêté à Madame
33 Le brouillage entre éléments vrais et fictionnels est parfois total quand le discours
littéraire fait appel à un discours autre, le plus souvent non fictionnel, en l’insérant,
sans le retravailler, dans le discours littéraire. À la différence du plagiat, l’intégration
du discours autre n’est pas jugé du point de vue moral comme un vol, mais comme une
preuve supplémentaire d’intrusion de la réalité dans le fictionnel, ces documents étant
par ailleurs des éléments intimes de la vie du demandeur. C’est le cas notamment dans
l’œuvre de P. Poivre d’Arvor (reproduction de lettres d’amour de la demanderesse et de
textos) et dans celle de M. Iacub (reproduction de textos). L’exemple le plus flagrant
demeure certainement l’insertion par Christine Angot de fragments d’un rapport
d’enquête sociale concernant la demanderesse, établi lors de la séparation d’avec son
ancien compagnon. L’insertion en italique de ces passages, dans la matière fictionnelle,
accentue un effet de décalage énonciatif entre le discours premier et le discours cité. Il
ne s’agit pas ici des marques traditionnelles de la citation mais l’effet typographique
provoque une rupture dans la narration et une mise en mention des passages cités.
34 Ce texte est par ailleurs marqué par une autre forme de décalage énonciatif ainsi
présenté dans le jugement :
(11) « Le dernier paragraphe du livre, ci-dessus cité, dans lequel la narratrice, à la
première personne du singulier, fait référence à son précédent livre L’Inceste
effectuant un parallèle entre la mort de son père qui en a suivi la publication et le
possible cancer qui affecte son personnage, Hélène, à cause du livre Les Petits, lève
dans l’esprit du lecteur, tout doute, à supposer qu’il ait pu exister, sur
l’enracinement dans la réalité du récit qu’il vient de lire » (Jugement au TGI de
Paris, 17e Chambre civile, 2013).
35 Le va-et-vient entre narrateur et auteur rend encore plus poreuses ces deux instances
énonciatives.
37 La vérité historique est ce qui est communément admis comme relevant d’une version
consacrée et exacte de l’Histoire. Lors des polémiques liées au « mauvais » traitement
de l’Histoire par la littérature apparait la notion de falsification de l’Histoire. Ainsi,
Claude Lanzmann réagit, après plusieurs mois, à la parution de Jan Karski dans un
article intitulé « “Jan Karski” de Yannick Haenel : un faux roman » :
(12) « J’ai honte d’être resté si longtemps silencieux après la parution du “roman”
de Yannick Haenel. Ce livre est une falsification de l’Histoire et de ses
protagonistes » (Lanzmann, 2010 : 82).
38 Le discours littéraire incriminé est considéré comme amoral car relevant d’une
transformation du fait historique notamment lorsqu’il fait intervenir un personnage
historique. C’est le cas de Jan Karski, témoin et acteur privilégié de la résistance
polonaise pendant la Seconde Guerre mondiale. L’indignation ressentie par Claude
Lanzmann, et avec lui par d’autres lecteurs et spécialistes de l’Histoire, n’a pas été
atténuée par la mise en garde pourtant explicite de l’auteur en note préliminaire au
roman : « Les scènes, les phrases et les pensées que je prête à Jan Karski relèvent de
l’invention » (Haenel, 2009 : 9). Il y a donc une confusion évidente, dans les avis portés
sur cette littérature, entre un personnage de fiction qui emprunte à la réalité et une
personne réelle, actrice de l’Histoire. L’historienne A. Wieviorka, dans un article
intitulé « Faux témoignage », attaque elle aussi la pertinence de cet ouvrage en se
plaçant dans la même thématique du vrai et du faux. Elle se demande si le romancier
« a tous les droits », ce qui manifestement pour elle, n’est pas le cas :
(13) « Car l’écrivain ici ne témoigne d’aucun respect pour le témoin dont il détourne
le témoignage pour y substituer un certain nombre de “vérités” qui sont les siennes
dans une totale désinvolture à l’égard de l’histoire. Car le projet littéraire se double
d’un projet idéologique » (Wieviorka, 2010 : 30).
39 Les termes moraux abondent pour qualifier l’ouvrage de Yannick Haenel : irrespect,
désinvolture, détournement, substitution de vérités pour finir par une suspicion idéologique
de vouloir réécrire l’histoire. Dans cette formulation l’on voit bien que l’Histoire, au
même titre que la littérature, est un discours aux prises avec d’autres discours qui lui
font concurrence dans l’établissement d’une vérité, même si l’auteur affirme que tel
n’est pas son but. De fait, le statut fictionnel et romanesque de l’œuvre est mis en
défaut comme le marque la mise entre guillemets du terme roman par Claude Lanzmann
41 Dans son ouvrage Langage et Morale, M.-A. Paveau (2013a) décrit les figures d’agents
discursifs vertueux que sont le parrèsiaste et le whistleblower. Les polémiques littéraires
nous donnent à voir un autre agent vertueux : le témoin. L’exemple repris
d’A. Wieviorka (2010 : 30) met en avant cette figure dont le discours de vérité doit être
respecté. Sa position, à la fois dans et hors de l’action, lui permet un regard garant de la
vérité historique. Si l’on ne respecte pas la parole du témoin, dans sa vérité, alors on
produit un discours non vertueux et moralement condamnable. Dans la littérature qui
prend pour cadre la Shoah, cette thématique de la manipulation du témoignage est
fréquente. Ce fut le cas de l’ouvrage La Mort est mon métier de R. Merle 11 en 1952 et dans
la polémique liée aux Bienveillantes, ce que résument assez bien les propos suivants :
(15) « Mais d’un point de vue moral ? A-t-on le droit de laisser la parole à un nazi,
fût-il le fruit de l’imagination d’un écrivain ? » (Buisson, 2006)
(16) « On n’a pas le droit de faire d’un bourreau le sujet-héros d’un livre » (Buisson,
2006).
42 Le terme héros n’est pas seulement entendu comme protagoniste mais semble se charger
sémantiquement de valeur morale : est héros celui qui fait le bien. C’est pourquoi la
réception des textes dont le narrateur-héros est un criminel provoque parfois une
forme de rejet moral. Le régime énonciatif devient non vertueux quand le narrateur est
un criminel, comme en atteste aussi la réception des ouvrages Rose bonbon de N. J.
Gorlin12 et Il entrerait dans la légende de L. Skorecki 13 qui abordent le sujet de la
pédophilie à travers un narrateur-pédophile, en première personne.
43 La définition de M.-A. Paveau est établie à partir des propositions d’A. Margalit dans
son ouvrage La société décente :
« Un discours décent est un discours, non seulement par lequel les agents ne
s’humilient pas entre eux, mais qui est produit dans un environnement dont les
valeurs ne permettent pas l’humiliation des agents » (Paveau, 2013a : 233).
44 Certaines de ces valeurs sont régulées par le droit, c’est le cas notamment des discours
portant atteinte aux communautés et aux cultes, strictement réprimés en droit français
(racisme, sexisme, homophobie, etc.) ainsi que des discours attentatoires à la dignité
humaine ou diffusant des « messages à caractère pornographique ».
(19) « Mais non. Décidément non. Car de quoi s’agit-il ? D’un vomissement sans fin,
où ne nous est épargné aucun cliché de l’esprit fasciste : la haine de soi, la hargne à
avilir la femme, la fascination de la mort, le ressentiment, et, en acmé, la haine du
juif » (Comment & Rolin, 2005 : 15).
(20) « Ce n’est qu’un livre, dira-t-on ? Non, c’est un viol. De ce qui nous reste de
conscience, de dignité et de mémoire » (Comment & Rolin, 2005 : 15).
51 C’est la stigmatisation communautaire et religieuse qui est mise en avant dans ces
métadiscours soulignant l’inajustement moral et légal du texte en question. La
séparation entre un discours littéraire relevant de la représentation et un discours non
fictionnel est confondue dans les métadiscours, déniant à l’œuvre son statut littéraire.
Le discours littéraire est perçu comme moralement inajusté en ce qu’il est attentatoire
à une communauté.
52 E. Pierrat précise que la propriété littéraire et artistique est portée sur la réalisation
concrète d’une œuvre et non sur une simple idée, et d’autre part sur les œuvres en ce
qu’elles sont « originales ».
« L’originalité n’est pas une notion objective et ne doit pas être confondue avec la
nouveauté : une œuvre peut être originale sans être nouvelle, en exploitant à sa
manière un thème cent fois rebattu » (Pierrat, 2005 : 100).
53 Dans les faits, pour les écrits, la justice, à travers sa jurisprudence, s’attache à
l’« expression » et à la « composition » d’une œuvre. Notons d’abord que le plagiat est
une catégorie discursive comme l’est par exemple la diffamation ou l’injure et que c’est
aussi une catégorie juridique correspondant au délit de contrefaçon. Pour autant, est-ce
une catégorie morale ? La définition usuelle fait état de « vol littéraire », de « pillage ».
Le terme plagiat, dans ses usages, relève d’un sémantisme attaché au bien et au mal, ce
qui n’est pas le cas d’autres formes de discours avec lequel il a des affinités : le résumé,
la synthèse ou la paraphrase par exemple ; catégories qui, elles, ne sont pas
moralement stigmatisées. Le plagiat en tant que catégorie discursive semble donc bien
être une catégorie teintée de morale.
54 Les controverses autour du plagiat, en ce qui concerne la période contemporaine, sont
nombreuses et abondamment relayées par les médias (A. Minc avec Spinoza un roman
juif et L’homme aux deux visages ; Patrick Poivre d’Arvor avec Hemingway ou la vie jusqu’à
l’excès, etc.), mais néanmoins bien moins fréquentes dans la sphère fictionnelle. Je n’en
dénombre que deux pour la période qui m’intéresse : La carte et le territoire 15 de
M. Houellebecq et Fragments d’une femme perdue de P. Poivre d’Arvor, ouvrage par
ailleurs attaqué pour atteinte à la vie privée.
55 Si l’on se penche sur les métadiscours qui relaient les polémiques dans l’une ou l’autre
controverse, on constate que les discours produits sont assez peu axiologiques et que
les évaluations, s’il y en a, possèdent un faible degré moral.
56 V. Glad, journaliste spécialiste du web, révèle sur le site Slate.fr, en comparant les textes
sources et les textes plagiaires, que certains passages de La carte et le territoire sont
manifestement « empruntés » à Wikipédia. Tout en prenant soin de préciser que l’auteur
ne mentionne pas explicitement ses sources – ce qui est une définition possible du
plagiat – le journaliste reste mesuré dans son évaluation parlant de « reprises » et « de
collages littéraires ». Le seul qualificatif moral, scandaleux, étant dénié. Il évoque aussi
« une pratique illégale, mais logique dans la prose houellebecquienne ». Nombreuses
sont les réactions de ce genre qui placent le plagiat de M. Houellebecq dans une
perspective littéraire :
(21) « Après “Houellebecq produit marketing”, on nous a donc vite servi
“Houellebecq copieur”. Celui-ci aurait d’abord plagié des notices Wikipédia – or,
tous les écrivains vous diront qu’ils se servent, comme d’outils, de phrases
empruntées à d’autres, de notices encyclopédiques » (Kaprièlian, 2010).
57 La réponse de Wikimedia France16 précise que les emprunts « semblent réels, même s’il
faut reconnaître que les parties empruntées sont d’une certaine “banalité”
rédactionnelle » (Glad, 2010). Le délit de contrefaçon (régi par les articles L.335-2 et
335-3 du Code de la propriété intellectuelle) protège pourtant les auteurs d’une œuvre
sans aucune considération de qualité ou de style. Peut-être est-ce là une interprétation
de l’« originalité » d’une œuvre en termes de valeur esthétique ? L’emprunt de passages
jugés peu esthétiques amoindrit la portée du plagiat de M. Houellebecq et le débat n’a
finalement pas lieu. La transgression morale du plagiat semble se mesurer à la valeur
esthétique du discours source. Fait révélateur, l’obtention en 2010 du prix Goncourt par
M. Houellebecq, pour cet ouvrage, manifeste que le plagiat n’est pas un interdit
normatif majeur pour cette institution.
Conclusion
58 La réception du fait littéraire, identifiable à travers des métadiscours moraux, permet
de dessiner en creux les contours d’un discours littéraire vertueux. Les catégories
proposées (respect de la vie privée, de la religion, de l’enfance et des communautés, de
la vérité et du droit d’auteur) sont des catégories morales plastiques qui prennent un
coefficient d’in/acceptabilité particulier au sein des œuvres fictionnelles. C’est donc un
régime particulier et contextuel de la moralité qui semble se dessiner et que les
polémiques littéraires contemporaines permettent de mettre au jour.
59 À l’encadrement de la création littéraire par les lois de pénalisation de la parole
s’ajoute une intervention plus importante des acteurs de la société civile dans le débat
littéraire, ce qui engendre de nouvelles règles d’acceptabilité morale du discours,
reconfigure le champ littéraire et (re)pose la question de son autonomie ainsi que la
frontière entre réalité et fiction.
BIBLIOGRAPHIE
ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DES NATIONS UNIES (1948) : Déclaration universelle des droits de l’Homme.
Conseil de l’Europe, Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales,
STCE n 194, 4 nov. 1950, entrée en vigueur le 1er juin 2010. Art. 8.
KERBRAT-ORECCHIONI, C. (2008) : « Éthique et éthos dans les pratiques langagières et les descriptions
linguistiques », in : R. Delamotte-Legrand (éd.), Morales langagières. Autour de propositions de
recherche de Bernard Gardin, Rouen, Publications des universités de Rouen et du Havre, p. 73‑94.
MAINGUENEAU, D. (1993) : Le contexte de l’œuvre littéraire : énonciation, écrivain, société, Paris, Bordas/
Dunod.
— (2008) : « Analyse du discours et littérature : problèmes épistémologiques et institutionnels »,
Argumentation et Analyse du Discours, 1 (en ligne : http://aad.revues.org/351, consulté le 01/04/15).
— (2011) : « Linguistique, littérature, discours littéraire », Le Français aujourd’hui, 175 (4), p. 75‑82
(doi :10.3917/lfa.175.0075, consulté le 01/04/15).
PAVEAU, M.-A. (2006) : Les prédiscours : sens, mémoire, cognition, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle.
— (2013a) : Langage et Morale. Une éthique des vertus discursives, Limoges, Lambert-Lucas.
— (2013b) : « Théorie du discours et philosophie morale », in : C. Guérin et al. (éds), Le Rapport
éthique au langage, actes du colloque de Montpellier, Berne, P. Lang, p. 81-97.
ANNEXES
Annexe. Corpus
ANGOT, C. (2011) : Les Petits, Paris, Flammarion.
— (2012) : Une semaine de vacances, Paris, Flammarion.
ANONYME (2002) : « Plainte contre Skorecki et son éditeur », Nouvelobs.com (en ligne :
http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20021015.OBS1346/plainte-contre-skorecki-
et-son-editeur.html, consulté le 01/04/15).
BÉNIER-BÜRCKEL, É. (2005) : Pogrom, Paris, Flammarion.
COMMENT, B., & ROLIN, O. (2005) : « Un livre inqualifiable », Le Monde, 12 février, p. 15.
Cour de Cassation, Chambre civile 1 (2006, 7 février) : XXX. c/ J. Failler & Eds du Palémon,
(n°04-10.941).
CRIGNON, A. (2011) : « Comment Christine Angot a détruit la vie d’Elise B », nouvelobs.com (en
ligne : http://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20110209.OBS7738/comment-christine-
angot-a-detruit-la-vie-d-elise-b.html, consulté le 01/04/15).
FAILLER, J. (2003) : Le Renard des grèves, Saint-Évarzec, Éd. du Palémon.
GLAD, V. (2010) : « Houellebecq, la possibilité d’un plagiat », Slate.fr (en ligne : http://
www.slate.fr/story/26745/wikipedia-plagiat-michel-houellebecq-carte-territoire,
consulté le 01/04/15).
HAENEL, Y. (2009) : Jan Karski, Paris, Gallimard.
Jugement au TGI de Paris, 17e Chambre civile (2011, 7 septembre) : XXX c/ P. Poivre
d’Arvor & Eds Grasset, (n°10/01674).
Jugement au TGI de Paris, 17e Chambre civile (2013, 27 mai) : XXX c/ C. Angot &
Flammarion, (n°11/13697).
KAPRIÈLIAN, N. (2010) : « Houellebecq, le Goncourt et le plagiat », Les Inrocks, (en ligne :
http://www.lesinrocks.com/2010/09/19/livres/houellebecq-le-goncourt-et-le-
plagiat-1125791/, consulté le 01/04/15).
LANZMANN, C. (2010) : « “Jan Karski” de Yannick Haenel : un faux roman », Marianne, 666,
p. 82.
LITTELL, J. (2006) : Les Bienveillantes, Paris, Gallimard.
NOTES
1. Ce roman a provoqué la controverse en raison du traitement de son sujet. Le narrateur est un
officier SS qui relate son parcours durant la Seconde Guerre mondiale. L’ouvrage a aussi été
attaqué sur l’exactitude des faits et situations décrits.
RÉSUMÉS
À partir de polémiques littéraires morales, cet article traite de la réception du fait littéraire
contemporain. Le discours littéraire suscite des jugements qui se transforment parfois en
controverse. À cette occasion des métadiscours à teneur morale sont produits et ils classent les
œuvres en bons et mauvais discours. Dans le champ fictionnel, ces réactions normatives
prennent une coloration tout à fait intéressante en lien avec la liberté d’expression et la
pénalisation de la parole.
Dans un premier temps, l’inajustement du discours littéraire est abordé grâce à des polémiques
liées au non-respect de la vie privée. Ce qui plus généralement interroge la relation qu’entretient
la fiction avec le vrai et le faux. C’est ensuite le lien parfois houleux entre la littérature, l’Histoire
et la vérité historique qui est analysé. Le traitement de thématiques particulièrement sensibles
comme la religion, le sexe et l’enfance forme le dernier axe de réflexion de l’acceptabilité morale
du discours littéraire contemporain. Tout ceci dresse un tableau complexe et plastique qui
interroge la possibilité même de la création littéraire.
Stemming from moral controversies in literature, this article deals with the reception of
contemporary works. The literary discourse triggers judgments that sometimes turn into
polemic. Hence, metadiscourses with moral content are produced, and they classify these
productions into good and bad works. In the fictional field, these normative reactions take quite
an interesting stance regarding freedom of speech and the criminalization of said discourse.
First, the unconventional nature of this literary discourse is discussed through the controversies
related to its non-compliance with privacy. It broadly questions the relationship between fiction,
truth and falsehood. Next, this article tackles the often stormy relationship between literature,
history and historical truth. Finally, the treatment of particularly sensitive issues such as
religion, gender and childhood is explored to account for the moral acceptability of
contemporary literary discourse. This complex and plastic overview questions the very
possibility of creative writing.
INDEX
Keywords : acceptability of discourses, literature, moral discursive event, fiction, truth,
plagiarism, sex, religion
Mots-clés : acceptabilité des discours, littérature, événement discursif moral, fiction, vérité,
plagiat, sexe, religion
AUTEUR
GAËLLE LABARTA
Pléiade (EA 7338), Université de Paris 13/Université de Paris-Est Créteil
Du mensonge et de sa
problématisation : illustration à
partir de l’œuvre de Bernard-Marie
Koltès
Lies and Its Problematization: Illustration from the Work of Bernard-Marie
Koltès
André Petitjean
Introduction
1 On doit aux travaux des psychologues (Castro, 2012) d’avoir cherché à comprendre le
sens et les fonctions du mensonge dans le développement de l’enfant et tenté de
montrer pourquoi le mensonge est inhérent à la vie en société. Il n’est donc pas
surprenant que le théâtre, qui peut être considéré comme un « miroir grossissant » des
interactions humaines, mette en scène, quels que soient les genres du dramatique, des
personnages qui pratiquent le mensonge sous diverses formes (feintes, fourberies,
ruses, dissimulations…). Je pense aux affabulations de Dorante dans Le Menteur de
Corneille, aux stratégies mensongères de Iago dans Othello de W. Shakespeare, aux ruses
de Scapin dans Les Fourberies de Scapin de Molière, à l’hypocrisie d’un Tartuffe dans la
pièce du même Molière, aux mensonges de Victor et à ceux de son père dans Victor ou
les enfants au pouvoir de Vitrac, etc. Ils apportent la preuve que « L’homme est avant
tout un animal mendax », comme le rappelle Guido Almansi (1975), à la suite de saint
Augustin, de M. de Montaigne ou de J.-J. Rousseau.
La dramaturgie koltésienne ne faillit pas à la règle. C’est ainsi, à titre d’exemples, que
Cal dans Combat de nègre et de chiens, essaie de maquiller son crime en prétendant qu’il
s’agit d’un accident, que Mathilde dans Le Retour au désert a été victime d’une
machination ourdie par son frère ou que Fak dans Quai ouest dissimule son intention
d’abuser de la jeune Claire.
Il importe donc, c’est l’objet de la première partie de l’article, de s’entendre sur une
définition du mensonge et l’on verra que le mensonge, comme le rappelle J. Derrida
(2012), possède « une dimension irréductiblement éthique », ce qui justifie la présence
de mon article dans ce numéro de Pratiques. Mon approche du mensonge se voulant
linguistique, j’ai, dans une deuxième partie, cherché à définir le mensonge d’un point
de vue pragmatique. Pour ce faire, j’aurai recours principalement à la théorie des actes
de langage héritée de J. L. Austin (1970), prolongée par J. R. Searle (1972) et retravaillée
par D. Vernant (1997), d’une part, et au « Principe de Coopération » que l’on doit à H. P.
Grice (1979), d’autre part. Pour une synthèse, on lira C. Kerbrat-Orecchioni (2001). Dans
la troisième partie, j’ai essayé de décrire les diverses modalités de cette stratégie
interactionnelle qu’utilisent les personnages de Koltès afin de parvenir à leurs fins
actionnelles. En conclusion, je montrerai qu’au lieu d’assumer conventionnellement le
pouvoir de faire-semblance que procure la conjugaison de la fictionnalité avec les effets
d’illusion de représentation, Koltès s’ingénie à transgresser le pacte fictionnel ( le
« mentir-vrai » d’Aragon) et brise de ce fait l’illusion théâtrale à l’aide de procédés de
distanciation.
tout notre commerce et dissout toutes les liaisons de notre police » (Montaigne,
1965 : 329).
5 Sur la base de ce contrat social, mentir implique une volonté intentionnelle d’être
partiellement ou totalement non véridique avec le monde et non vérace entre les
personnes. C’est toute la différence entre « se tromper », c’est-à-dire n’être pas
véridique par erreur ou préjugé et « tromper » en cachant la vérité pour manipuler
autrui. Que le mensonge tienne au dire et au vouloir dire et non au dit, saint Augustin
comme M. de Montaigne l’explicitent très lucidement :
« Ce n’est pas mentir que de dire une chose fausse si on croit ou si l’on s’est fait
l’opinion qu’elle est vraie » (saint Augustin, 1948 : 237).
6 et plus loin :
« On ne ment pas en énonçant une assertion fausse qu’on croit vraie […] on ment
plutôt en énonçant une assertion vraie qu’on croit fausse. Car c’est par l’intention
qu’il faut juger la moralité des actes » (saint Augustin, 1948 : 244).
« Je sais bien que les grammairiens font différence entre dire mensonge et mentir ;
et disent que dire mensonge, c’est dire chose fausse, mais qu’on a pris pour vraie, et
que la définition du mot de mentir en latin, d’où notre français est parti, porte
autant comme aller contre sa conscience, et que par conséquent cela ne touche que
ceux qui disent contre ce qu’ils savent, desquels je parle » (Montaigne, 1965 : 60).
7 Ce qui permet à J. Derrida (2012) d’écrire :
« L’opposition véracité/mensonge est homogène à une problématique testimoniale,
nullement à une problématique épistémique du vrai-faux et de la preuve »
(Derrida, 2012 : 81).
8 et plus loin :
« Mentir voudra toujours dire, doit toujours vouloir dire tromper intentionnellement
l’autre en conscience, en sachant ce qu’on cache délibérément, donc en se mentant pas
à soi-même. Et le destinataire doit être assez autre pour être, dans le moment du
mensonge, un ennemi à tromper dans sa croyance. Le soi, si du moins ce mot a un
sens, exclut donc le mensonge à soi » (Derrida, 2012 : 96).
9 La violation du pacte de confiance entre le locuteur et l’allocutaire est d’autant plus
sanctionnée par l’opinion qu’elle est le fait d’une autorité (scientifique, religieuse,
politique) comme l’attestent dans la période récente les affaires de plagiat à l’université
ou celles touchant le grand rabbin de France ainsi qu’un ministre d’État à propos d’un
compte bancaire.
10 C’est que la tradition morale, qu’elle soit religieuse ou philosophique, condamne le
mensonge comme étant un « mal radical ». C’est ainsi que dans l’Évangile (Mathieu, 5,
37) il est écrit : « Que votre oui soit oui et que votre non soit non. Tout ce qui est rajouté
vient du démon ». Quant aux philosophes, nombre d’entre eux envisagent le mensonge
comme une faute morale, que ce soit M. de Montaigne qui parle du « péché de la
mensonge » et écrit que « c’est un vilain vice que le mentir » ; J.-J. Rousseau qui
répugne à ce « maudit vice » et surtout E. Kant qui le considère comme « le vice capital
de la nature humaine ». Les philosophes sont par contre partagés entre ceux qui
défendent la validité intemporelle de l’impératif de ne pas mentir et ceux qui
considèrent qu’il existe des situations qui autorisent, voire justifient, le recours au
mensonge. C’est ainsi que pour E. Kant (1797), mentir porte atteinte à l’universalité de
la loi morale car le devoir de véracité vaut en toute circonstance :
« C’est donc un commandement de la raison qui est sacré, inconditionnellement
impératif qui ne peut être limité par aucune circonstance : en toute déclaration, il
faut être véridique dans toutes nos déclarations » (E. Kant in : Constant, Kant, 2003 :
49).
11 Il s’agissait, pour E. Kant de répondre à la controverse lancée par B. Constant (1796),
partisan du devoir de véracité mais sous condition. En effet, ce dernier, après avoir
examiné la notion de « principe » et les possibilités de son application pratique, prend
pour exemple le devoir de véracité dont l’application ne saurait être absolue mais
relative à certaines circonstances :
« Le principe moral, par exemple, que dire la vérité est un devoir, s’il était pris
d’une manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en avons la
preuve dans les conséquences très directes qu’a tirées de ce principe un philosophe
allemand, qui va jusqu’à prétendre qu’envers les assassins qui vous demanderaient
si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge
serait un crime » (Constant in : Constant, Kant, 2003 : 31).
12 V. Jankélévitch (1942) adoptera une position similaire affirmant que l’on peut mentir
par humanité, en particulier pour sauver la vie d’un individu :
« Mentir aux policiers allemands qui nous demandent si nous cachons chez nous un
patriote, ce n’est pas mentir, c’est dire la vérité ; répondre il n’y a personne quand il y
a quelqu’un, c’est (dans cette situation) le plus sacré des devoirs » (Jankélévitch,
1942 : 42).
13 Il ne m’appartient pas ici de débattre sur l’existence ou non de mensonges « utiles » et
je vais limiter ma réflexion au fonctionnement interactionnel du mensonge.
D’autres linguistes ou philosophes du langage ont proposé, par la suite, des études plus
spécialement consacrées au mensonge. C’est ainsi que pour D. Vernant (1997) mentir,
par omission, dissimulation ou déformation, c’est asserter p alors que l’on croit non p et
que non p est véridique, bref, mentir, sauf pathologie, c’est être non vérace (ne pas
croire à ce que l’on asserte) et dire des choses non véridiques. Pour H. Parret (1987 :
180), il existe trois cas de non-sincérité : « le mensonge ( qui oppose intentionnellement
l’assertion et la croyance), la malhonnêteté (qui oppose la volonté déclarée et la volonté
réelle) et la simulation ( qui oppose intentionnellement encore, l’exclamation et
l’émotion sous-jacente). Toute une gamme de gradations sur cet axe de la non-sincérité
est possible : il suffit de penser à la continuité entre la suggestion, la manipulation, la
séduction qui sont en fait toutes des positions de non sincérité. »
Quant au psychologue, P. Ekman (2010), spécialiste du langage non verbal, il définit le
mensonge comme
« une décision délibérée de tromper une cible sans mise en garde préalable de cette
intention. Il existe deux formes principales de mensonge : – la dissimulation, qui
laisse de côté des informations vraies, et – la feinte, qui présente des informations
fausses comme étant vraies. Les autres manières de mentir comprennent – la
diversion, qui consiste à reconnaître une émotion en mentant sur sa cause réelle ; –
énoncer une vérité faussement, ou avouer la vérité avec une telle exagération ou un tel
humour que la cible demeure sous-informée ou trompée ; – la semi-dissimulation, qui
consiste à avouer seulement une partie de la vérité, afin de détourner l’intérêt de la
cible sur ce qui reste dissimulé ; et enfin, l’esquive par inférence incorrecte, qui
consiste à formuler la vérité d’une manière signifiant l’opposé de ce qui est dit »
(Ekman, 2010 : 42).
16 P. Ekman insiste aussi sur le fait que ce n’est pas seulement le menteur qui doit être
pris en compte dans la définition du mensonge mais également la dupe qui accorde foi
à p sans se douter de sa non-véracité, voire qui sent confusément qu’elle n’a rien à
gagner à connaitre la vérité.
P. Ekman signale encore que certains mensonges ont une portée diplomatique au sens
où, comme l’ont montré les théories de la politesse verbale (Brown & Levinson, 1987), il
importe, au cours d’un échange, de ménager la « face » de l’autre à l’aide de procédés
de figuration divers comme le compliment, l’excuse, le remerciement… qui sont autant
d’actes « flatteurs » pour la face d’autrui.
Avec H. P. Grice, la notion de « sincérité » n’est plus constitutive de tel ou tel acte de
langage mais devient une condition générale pour la production de tout acte de
discours. On passe ainsi d’une perspective sociojuridique qui était celle de J. L. Austin et
Searle à une dimension éthico- anthropologique et communicationnelle en fonction de
laquelle « tout énoncé présuppose, en dehors de contre-indications du type « c’est pour
rire », « je galège » (sic), etc., que L adhère aux contenus assertés ; et le récepteur
accorde corrélativement à L, en dehors de toute contre-indication toujours, un crédit
de sincérité » (C. Kerbrat-Orrecchioni,1980).
En fonction de ce « Principe de coopération », H. P. Grice postule que chaque
participant à une interaction doit contribuer à la conversation de façon rationnelle et
coopérative. Ce dont rend compte une série de maximes conversationnelles que H. P.
Grice hiérarchise en classant en priorité la maxime de qualité (ou loi de « sincérité »
dans la terminologie d’O. Ducrot, 1972) et qu’il formule comme suit : « – N’affirmez pas
ce que vous croyez être faux. – N’affirmez pas ce pourquoi vous manquez de preuves. »
Ces règles peuvent faire l’objet de transgressions qui ne remettent pas en cause leur
22 La flatterie étant souvent assimilée à un mensonge, on comprend que Cal fasse précéder
d’une dénégation les propos flagorneurs qu’il tient à l’adresse de son chef au moment
où il recherche son aide :
« CAL. — Ne crois pas que je veux te flatter ; mais toi, d’abord, tu as le
commandement dans la peau ; tu es le genre de chef auquel on s’attache, il faut le
reconnaître ; tu es le chef auquel on s’habitue ; c’est ça le bon chef » (Koltès,
1983-1989 : 56).
23 Un degré supérieur dans le mensonge est atteint quand le personnage pêche par
omission. C’est ainsi que Léone, dans Combat de nègre et de chiens, déroge à la maxime de
qualité en ne signalant pas, à Cal qui l’interroge, la présence cachée d’Alboury.
« CAL. (un doigt sur la bouche). — Ne parle pas trop fort, bébé ; il ne serait pas
content.
LEONE. — Qui ? Il n’y a que nous, ici.
CAL. — Justement, bébé, justement, il n’y a que nous. (Il rit) C’est un jaloux, Horn.
(Aboiements proches.). Toubab ? Qu’est-ce qu’il fait là, tout près ? (Prenant Léone par le
bras : ) Il y avait quelqu’un, là ?
LEONE. — Qui est Toubab ?
CAL. — Mon chien. Il aboie quand il voit un boubou. Tu as vu quelqu’un ?
LEONE. — Vous l’avez donc dressé ?
CAL. — Dressé ? Je n’ai jamais dressé mon chien. C’est l’instinct et rien besoin
d’autre. Mais toi si tu vois quelque chose ; laisse les bêtes régler leurs comptes entre
elles ; cours et viens te réfugier.
LEONE. — Quoi ? Si je vois quoi ? »
(Koltès, 1983-1989 : 44-45).
24 Croyant qu’ils sont seuls, Cal s’adresse à Léone en faisant explicitement référence à
Horn. En fonction de quoi la question de cette dernière risque fort d’apparaitre comme
l’aveu involontaire du fait qu’elle est au courant de la présence d’une tierce personne
sur le chantier. Léone s’empresse de réparer sa bévue en avançant un naïf « Il n’y a que
nous ici ». Le mensonge, manifeste pour le spectateur, va progressivement gagner en
évidence au fur et à mesure que l’échange évolue. D’une part, la présence d’Alboury est
révélée par les aboiements du chien, d’autre part, Léone manifeste son embarras en
violant à plusieurs reprises la maxime de relation (« Parlez à propos ») dans la mesure
où elle thématise sur le chien ses réponses aux questions de Cal concernant la présence
d’Alboury.
25 Le degré maximum de dérogation à la loi de sincérité prend la forme de l’invention
fallacieuse. Dans Quai ouest, Cécile, désireuse de dépouiller Koch de tout ce qu’il
possède, s’assume comme non vérace et tente par un récit non véridique d’amener
l’homme d’affaires à croire que c’est Charles, son fils, qui l’aurait sauvé de la noyade.
« CECILE. — […] Nous vivons ici comme de pauvres chiens oubliés dans le noir, cet
homme à demi détruit par la guerre, mon fils qui vous a soutenu dans votre chute,
et toute une famille, attendant un dossier de visa [...] je suis si heureuse que mon
fils ait été là au moment où vous aviez besoin d’aide, et que vous puissiez nous
apprécier à notre vraie valeur » (Koltès, 1985 : 68).
26 La ficelle est grossière et Koch finalement n’est pas dupe des mensonges de Cécile.
KOCH . — Qu’est-ce que vous racontez ? Ce n’est pas lui qui m’a sorti de l’eau.
CECILE. — Si c’est lui, bien sûr que c’est lui.
KOCH. — Il n’est même pas mouillé.
CECILE. — Il a séché, voilà tout. (A Charles : ) Ouvre ta gueule, larve, dis-lui que ta
sœur t’a apporté des serviettes ; bouge-toi, bon à rien ; pourquoi n’es-tu même pas
mouillé ?
Conclusion
36 On sait que la spécificité des fictions dramatiques par rapport aux romanesques n’est
pas à rechercher au niveau de l’intentionnalité puisqu’il s’agit dans les deux cas, en
termes d’acte de langage, d’une « feintise ludique partagée » (Schaeffer, 1999) ou d’une
« assertion non sérieuse » (Genette, 1991) qui se double d’une intentionnalité
esthétique. Le lecteur ou le spectateur est invité à « exercer son imagination » c’est-à-
dire à accepter l’existence d’un monde fictif dans le cadre duquel les personnages
accomplissent « sérieusement » des actes de discours mutuellement déterminés. Pour
dire les choses autrement, il s’agit d’un « mentir vrai » (Aragon), d’un « comme si
c’était vrai » (Claudel) qui doit se lire ou se voir comme tel, en vertu d’un pacte de
croyance soumis à des variations historiques. J. R. Searle le souligne :
« Ce qui distingue la fiction du mensonge c’est l’existence d’un ensemble distinct de
conventions qui permet à l’auteur de faire mine de faire des assertions qu’il sait ne
pas être vraies sans pour autant avoir l’intention de tromper » (Searle, 1982 : 111).
37 Or, il est remarquable de ce point de vue que B.-M. Koltès multiplie les procédés de
distanciation qui ont pour effet de briser l’illusion fictionnelle en exhibant la présence
du destinataire additionnel qu’est le spectateur. En mettant en scène des figures de
« menteur », il rompt le contrat de confiance présupposé entre les personnages et le
lecteur ou le spectateur et, par extension, le pacte fictionnel qui gouverne la réception
des œuvres dramatiques.
Dans Le retour au désert, la présence du fantôme de Marie participe de l’ambigüité
générique de la pièce, dans la mesure où, après avoir admis la possibilité du
phénomène, Mathilde revient ensuite sur sa croyance initiale.
« MATHILDE. — Arrête tes sottises, Fatima. Ne crois pas que j’y ai cru un seul instant.
Sottises, conneries, bondieuseries. Est-ce que les gens apparaissent encore, à notre
époque ? C’était bon pour les petits paysans hystériques de la campagne, jadis. Mais
aujourd’hui, c’est grotesque. Même la sainte Vierge n’oserait pas. Et tu crois que j’y
ai cru ? » (Koltès, 1988 : 74-75).
38 Or, au moment même où le lecteur/spectateur serait enclin à admettre que Fatima
affabule, la didascalie « Apparaît Marie », forte de son autorité auctorielle, renforce la
véracité des propos de Fatima. Et cela d’autant plus que le spectre, tradition
shakespearienne oblige, révèle le côté crapuleux de la famille Serpenoise. Confronté à
ce genre de situation, le lecteur/spectateur ne peut manquer de s’interroger sur le
statut même de la fiction.
« Apparaît Marie.
ADRIEN. — Regardez donc la folle, regardez donc la folle.
FATIMA. — Marie, Marie. Montrez-vous aux autres aussi, car ils ne me croient pas.
MARIE. — Et pourquoi me montrerais-je aussi aux autres, petite sotte ? [...] Tais-toi.
Je les connais trop bien ; Borny, Plantières, ces demi-notables, ces fils de pécores,
cette bande de larbins déguisés en bourgeois. Ne crois-tu pas que j’en ai eu ma dose,
de ces parvenus ? […]
ADRIEN. — La fille, regardez la fille, comme elle s’agite. […]
MATHILDE (à Fatima). — Arrête de faire semblant. Arrête de simuler l’extase. Quel
livre lis-tu, en ce moment, pour être aussi dérangée ?
(Koltès, 1988 : 75-76).
39 Il s’agit là d’un effet explicitement assumé par B.-M. Koltès qui déclare dans ses
entretiens vouloir être volontairement elliptique (mensonge par omission) quant à
l’explicitation de l’identité de ses personnages et de leurs raisons d’agir, livrant ainsi le
lecteur et le spectateur à la conjecture des interprétations.
BIBLIOGRAPHIE
ALMANSI, G., (1975) : The Writer as Lier. Narrative Technique in the Decameron, Routledge & Kegan
Paul, Londres.
AUSTIN, J. L., (1970 [1962]) : Quand dire c’est faire, Paris, Éd. Le Seuil.
BROWN, P. & LEVINSON, S. (1987 [1978]) : Politeness. Some universals in language usage, Cambridge
University Press, Cambridge.
CONSTANT, B. (2003 [1796]) : Des réactions politiques, chapitre VIII, « Des principes », repris in : B.
Constant & E. Kant, Le droit de mentir, éd. par J. Barni, Paris, Éd. Mille et Une Nuits.
DUCROT, O. (1972) : Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique, Paris, Hermann.
EKMAN, P., (2010 [1985]) : Je sais que vous mentez, Paris, M. Lafont (coll. « J’ai lu »).
KANT, E. (1967 [1797]) : « Sur un prétendu droit de mentir par humanité », in : Théorie et pratique,
Paris, Vrin, repris in : B. Constant & E. Kant, Le droit de mentir, éd. par J. Barni, Paris, Éd. Mille et
Une Nuits.
MONTAIGNE, M. de (1965) : Les Essais, livre I, ch. IX, « Des menteurs », t. 1, Paris, Gallimard.
— (1965) : « Du démentir », Les Essais, Livre II, ch. XVIII, t. 2, Paris, Gallimard.
ROUSSEAU, J.-J. (2001) : « Quatrième Promenade », in : Id., Les rêveries du promeneur solitaire, Paris,
Éd. Livre de poche.
SAINT AUGUSTIN (1948) : Le Mensonge, in : Id., Œuvre, t. II, Paris, Desclée de Brouver.
Œuvres de Koltès
Quai ouest, Éd. de Minuit, 1985.
RÉSUMÉS
En guise d’introduction, nous rappelons que le théâtre, véritable « miroir grossissant » des
interactions humaines, met en scène, quelques soient les genres du dramatique, des personnages
qui pratiquent le mensonge sous diverses formes (feintes, fourberies, ruses, dissimulations …).
Il importe donc, c’est l’objet de la première partie de l’article, de s’entendre sur une définition du
mensonge et de préciser que le mensonge possède « une dimension irréductiblement éthique ».
Notre approche du mensonge se voulant linguistique, nous cherchons, dans une deuxième partie,
à définir le mensonge d’un point de vue pragmatique.
Pour ce faire, nous avons recours principalement à la théorie des actes de langage, d’une part, et
au « principe de coopération », d’autre part. Dans la troisième partie, nous essayons de décrire
les différentes stratégies interactionnelles mensongères qu’utilisent les personnages de B.-M.
Koltès afin de parvenir à leurs fins actionnelles.
En conclusion, nous montrons que B.-M. Koltès s’ingénie à transgresser le pacte fictionnel (le
« mentir-vrai » d’Aragon) et brise de ce fait l’illusion théâtrale à l’aide de procédés de
distanciation.
INDEX
Mots-clés : théâtre, interactions mensongères, mensonge et actes de langage, mensonges et
dramaturgie de Koltès.
Keywords : theatre, deceptive interactions, lies and acts of language, lies and dramaturgy of
Koltès.
AUTEUR
ANDRÉ PETITJEAN
Crem (EA 3476), Université de Lorraine
Responsabilité, référenciation,
nomination
Sophie Moirand
l’actualité immédiate mise en forme dans les médias, y compris dans des commentaires
enregistrés et/ou postés sur le web.
Ce corpus au vol, complété parfois de propos extraits de corpus constitués
antérieurement, me permet d’inscrire cette réflexion sur l’éthique langagière dans un
travail récent qui traite plus largement des catégories de l’analyse du discours
(Moirand, 2013, 2014 ; Moirand 2015a, 2015b, à paraître).
sur l’usage qu’ils font des mots ? L’acte de nommer relève-t-il seulement de leur
responsabilité énonciative ? En tant qu’« énonciateurs dotés d’une parole autorisée »,
cela ne relève-t-il pas aussi de leur responsabilité sociale ? On sait que les mots sont
faits pour circuler, avec toute « l’instabilité lexico-sémantique » (Paveau, 2013 : 31) que
cela engendre, mais peut-on reprendre la désignation que l’on vient d’entendre ou de
lire sans s’interroger sur les conséquences de ses actes de langage ? À moins qu’il ne
s’agisse de l’acte délibéré d’un discours politicomédiatique préparé 2…
Par la suite, et à la suite de travaux portant sur des polémiques à propos des
organismes génétiquement modifiés (OGM), du nucléaire ou du gaz de schiste, ainsi que
sur la crise des banlieues de 2005, et plus largement, sur les violences urbaines
(Moirand, 2007, 2009, 2014), j’en suis arrivée à la conclusion que, faute de pouvoir
intervenir sur l’éthique de la nomination (la recherche du mot propre, c’est-à-dire
approprié à ce qu’on sait, ce qu’on voit, ce qu’on sent et ce qu’on veut dire à l’autre),
c’est une éthique de l’interprétation des catégorisations opérées par la référenciation
qu’il faudrait « penser » dans une perspective de formation citoyenne à la
compréhension critique des médias et des discours sociaux, quels qu’ils soient.
7 Or, comme c’est le dire du locuteur qui oriente au moins partiellement l’interprétation,
c’est là qu’on en revient à l’énonciation, au choix du locuteur qu’il en soit ou non
conscient, pas seulement dans celui des catégories nominales de la référenciation des
objets de discours mais également dans celui des cotextes grammaticaux-syntaxiques (à
travers des marques de comparaison, de quantification, de coordination, de négation,
etc.) qui contribuent à leur éclairage et par suite à l’orientation pragmatique, voire
argumentative du discours (au sens de Grize, 2005)3 :
3. « Plus de 1000 hectares de maïs transgénique exploités en France »
« OGM : déjà un millier d’hectares en France »
« L’OGM ou la faim ? »
[titres]
4. « Le département le plus génétiquement modifié de France… »
« Plus de 20 millions d’hectares d’OGM sont exploités par 8,5 millions
d’agriculteurs »
« […] près de la moitié du maïs et 85 % du soja produits et consommés tous les
jours par des millions d’Américains sont des OGM et ne présentent aucun
danger »
[éditorial]
8 Dans le même ordre d’idées, ce sont bien les cotextes des énoncés rapportés insérés
dans des textes monologaux, ainsi que les cotextes des catégorisations qui stigmatisent
par exemple les acteurs de la crise des banlieues, qui contribuent ainsi à l’éclairage
qu’on leur donne (Moirand, 2009). Ils illustrent alors parfaitement ce que dit P. Siblot
de l’acte de nommer, à savoir que « ce n’est pas seulement se situer à l’égard de l’objet,
c’est aussi prendre position à l’égard d’autres dénominations, à travers lesquelles des
locuteurs prennent également position » (Siblot, 1997 : 55), et que « la dialogisation
interdiscursive est inhérente à la catégorisation, et à l’expression d’un point de vue
qu’implique toute actualisation lexicale », comme le montrent ces propos rapportés
dans Le Parisien/Aujourd’hui en France de jeunes « émeutiers » de banlieues :
5. « Rachid et ses compères ont une “tchatche” incroyable.
“Il n’existe pas de brûleurs de voitures heureux”
“Etre casseur n’est pas vraiment une profession. Celui qui met le feu à une voiture
est d’abord une victime”, renchérit Willy
et/ou pour la paix et/ou pour la création de deux États, mais l’appel de titre, les titres,
les bandeaux, voire les mots-clés, généralisent en pro et en pour :
9. « Des manifestations pour Gaza sans incidents majeurs » (Le Parisien, 03/08/14).
« À Paris, premier rassemblement pro-gaza après la trève (Le Parisien, 21/08/14).
17 et il faut lire plus avant pour découvrir qu’il s’agit de manifester « contre le conflit
israélo-palestinien » ou « pour exiger l’arrêt des opérations militaires dans la
bande de Gaza ».
18 On voit bien que cette tendance à l’utilisation de l’élément pro- (« qui est pour, partisan
de » dit Le Petit Robert, qui cite « pro-français, pro-communiste, pro-gouvernemental »
et mentionne « par opposition à “anti” »), permet une généralisation qui repose sur « le
vague » de la composition : que veut dire être pro-gaza ? Or cette interrogation se
renforce au fil des sites consultés : que veut dire une librairie pro-palestinienne dans «
une librairie pro-palestinienne saccagée » ? Que veut dire un chantage pro-palestinien,
attribuée à une chanteuse colombienne à propos de la cérémonie d’ouverture de la
Coupe du monde de football : « Coupe du monde 2014 : chantage pro-palestinien de Shakira ?
»?
Une des dernières consultations que j’ai faite pour ce corpus sur google.fr (le
30/08/2014) permet de vérifier l’étendue des emplois de pro-palestinien et pro-gaza (avec
ou sans tirets) dès la première page de références, notamment dans les titres des sites
web des journaux français (et à travers les rubriques « Actualités correspondant à pro
gaza », « Plus d’actualités pour “pro gaza” », « Images correspondant à pro gaza »…).
Mais les forums où l’on s’interroge sur la définition de cette caractérisation ne rendent
pas ces usages moins vagues, et sont assez éloignés de l’article de Wikipedia (à laquelle
renvoie le site du dictionnaire collaboratif : dictionnaire.sansagent.com) :
« Cet article est une ébauche concernant la politique :
Pro-palestinien désigne une organisation ou une personne œuvrant à la diffusion
et à la culture du peuple palestinien. L’utilisation de ce terme porte une critique
intrinsèque selon laquelle le pro-palestinien pondère davantage le bien-être
palestinien que israélien. Le langage oppose les pro-israéliens aux pro-
palestiniens. »
19 D’autant que, à la différence de anti-, qui entre dans la formation de composés attestés
en entrée dans le dictionnaire (Le Petit Robert, 2012 : 104 sq : anti-américaine,
antibourgeois, anticommuniste, anticonstitutionnel, antiféministe, antijeune,
antimondialisation, etc.), et glosés par des expressions comme « opposé à l’influence de »,
« hostile/hostilité à l’égard de », « qui s’oppose aux modes de vie et de pensée de »,
« contraire à », « adversaire du mouvement qui », « mouvement qui s’oppose à », etc.,
on ne trouve pas de composés en pro- attestés en entrée.
20 Cependant taper « pro palestinien » sur Google le 30 août 2014 permet d’engranger
495 000 résultats en 0,19 secondes et une « Actualité correspondant à propalestinien »
(c’est moi qui souligne en gras) :
10. « Le député pro-palestinien George Galloway victime d’une… »
« Actumag Info il y a une heure
Le député britannique George Galloway a été attaqué par un homme visiblement
pro-israélien dans la partie Ouest de la ville. »
21 Ce qui incite à consulter Actumag.info sur ce fait divers ainsi raconté :
11. « Le député britannique George Gallloway victime d’une agression sioniste à
Londres [titre].
Le député britannique pro-palestinien a été attaqué par un homme visiblement
(« le terrorisme pour les uns est la résistance pour les autres ») « confond deux
modalités de guerre, deux mentalités de combat. Il y a dans le terrorisme une
“héroïsation de la violence pour elle-même”, voire de la mort en fonction d’idéaux,
dont il tire gloire. Tandis que dans la résistance, il y a un “consentement” à la violence
si elle est inéluctable. » Et comme, pour lui, « le langage comme ordre propre de
l’humain s’inscrit dans le réel et le transforme », et que « la pensée n’est pas seulement
exprimée par les mots, elle vient à l’existence à travers les mots », il dénonce
vigoureusement cette confusion dans les propos rapportés dans Libération : « Ne pas
distinguer entre terrorisme et résistance participe d’une anomie lexicale générale,
destructrice des aptitudes à penser, conditions de l’autonomie et de la liberté. Une telle
anomie est conséquence et vecteur d’une “carence éthique”, comme on dit “carence
affective” ».
24 Sans aller forcément dans le sens de ses conclusions, les interrogations qu’il pose
relèvent bien d’une éthique du discours, qui s’inscrit dans une réflexion sur « son
ajustement au réel », mais également dans le temps de l’histoire et dans la verticalité de
la mémoire, et pour nous, linguistes à travers les co-textes des mots, les constructions
syntaxiques et les paroles représentées. Dans ses propos recueillis par Libération, G.
Rabinovich réagit aux discours circulants, donc aux schématisations qu’il interprète en
philosophe, mais cela fait partie de la pensée humaine – y compris en situation
d’interaction – de dénoncer l’amalgame (ce qu’il dit aussi à propos de la paire
terroriste/résistant), ou de réfuter le statut d’argument à l’énoncé de l’autre 7, et cela se
manifeste autant dans les interactions en face à face que sur les forums sur l’internet.
En ce sens, si s’interroger sur l’éthique langagière revient à interpréter les
métadiscours des citoyens ordinaires (Paveau, 2013) autant que les paroles des
locuteurs qui font « autorité », cela me conduit à réfléchir davantage à ce que pourrait
être une éthique de l’interprétation et aux conséquences formatives d’une telle position.
rue », comme le montrent par ailleurs les journaux télévisés du soir, et contre les
réformes), donc bien des militants de l’immobilisme, représentation qui concourt au «
micro-univers » construit par l’éditorialiste. Cela lui permet d’introduire une assertion
imposant au lecteur la représentation que l’auteur généralise à l’ensemble des
manifestants sous forme d’une question, que la suite de l’éditorial consiste à justifier.
27 La schématisation, concept-clé de la logique naturelle proposée par J. B. Grize, permet
de revenir à l’ordre du texte et de ne pas s’enfermer dans des catégories qui risquent de
le déconstruire (la désignation, l’anaphore, les marques de généralisation, etc.). Elle
permet également, comme le suggère J.-M. Adam (Adam, Grize & Ali Bouacha, 2004 :
introduction), de concilier la réflexion sur le tout de l’énoncé et celle sur
l’interdiscursivité, qu’on voit ici surgir à travers l’image du « modèle social » construite
par l’auteur, et censée être celle des manifestants : maintien de la « fracture sociale »
(image introduite par le président de la République de l’époque, de droite, lors de sa
réélection), opposition entre « les salariés » assimilés aux manifestants et opposés aux
« ouvriers » (surprotégé versus surprécarisé), alors que les étudiants manifestent
justement contre un contrat précaire qu’on veut leur imposer…
Ainsi lorsqu’un sujet A produit un énoncé, il propose à son interlocuteur B une sorte de
reconstruction d’un monde « réel » ou fictif, qui reflète la façon dont lui se représente
la situation. La schématisation repose sur la finalité de A mais également sur les
représentations que A se fait de B, sur celles qu’il a ou qu’il veut donner de lui-même, et
de l’objet dont il parle, le thème T. La schématisation, qui est à la fois le processus
logicocognitif mis en œuvre par A et le résultat qui est « donné à voir » à B, permet de
retrouver les traces de l’activité des sujets. Concrètement elle s’actualise dans le micro-
univers que le locuteur construit à travers les traces de l’objet de discours, entité
discursive repérable à travers des catégories linguistiques comme la thématisation, la
recatégorisation, la coréférentialité…, ainsi que les opérations de cadrage (voir
Moirand, 2015a).
28 Comment la schématisation permet-elle d’interroger l’éthique langagière ? Quelle rôle
à côté de la référenciation et de la généralisation ? C’est ce qu’on voudrait discuter ici, à
partir d’une définition proposée par H. P. Grize lors du colloque de Dijon, Texte et
discours : catégories pour l’analyse (Adam, Grize & Ali Bouacha, 2004). Définissant la
logique naturelle comme l’étude des opérations que la pensée met en œuvre lorsqu’elle
se manifeste à travers des discours, il définit alors l’argumentation non pas comme une
suite d’arguments mais « comme une organisation raisonnée de contenus de pensée qui
vise à modifier de quelques façons les représentations et les jugements de son
destinataire » (Grize, 2004 : 23-24).
29 Si l’on conçoit ainsi la schématisation, on verra dans l’information récupérée sur
Actumag.info (voir supra, exemple 11) les traces de cette organisation raisonnée (pas
forcément consciente) qui intervient dans l’usage qui est fait de pro-X (on a pris à
dessein un fait-divers) :
• la représentation de « la victime » est construite à travers plusieurs images, plusieurs
catégorisations nominales et des prédicats qui restent assez vagues (tenir des propos au sujet
de, déjà victime d’une agression) : il est député, il est britannique, il est pro-palestinien ;
• la représentation de l’agresseur est construite à travers plusieurs images issues pour la
plupart de prédicats : un homme visiblement pro-israélien, un homme a bondi et a commencé à
frapper, l’agresseur hurlait des références sur l’Holocauste… ;
reconciliation
c’est tout pas de monde figaro et consort
il y a en fait l’info pour les europeens, info pour les africains
— quelle est la réaction de la justice anglaise… ? ? ? on attend
— Quelle qu’en soit la victime, une agression reste un acte plus que réprehensible
— Soutient total. Etonnant au pays de la démocratie ».
33 Mais si la notion de schématisation9 permet de récupérer l’ordre du texte à partir des
choix opérés par l’énonciateur dans les formes de référenciation aux objets du monde
et aux relations qui les unissent, elle reste cependant prisonnière d’une conception de
l’argumentation qui viserait à « modifier… les représentations et les jugements » des
destinataires (Grize, 2004 : 23-24). Or, dans le cas présent, et lorsqu’on analyse certains
des propos de locuteurs « ordinaires » ou « autorisés », la définition proposée par
M. Doury (à qui j’emprunte par ailleurs la notion de « modificateur ») me parait
davantage correspondre à ce que je perçois dans les contextes d’apparition des
composés avec pro- et anti-, à savoir que « l’argumentation est un mode de construction du
discours visant à le rendre plus résistant à la contestation » (Doury, 2014 : 76), à condition
toutefois que le texte ou l’interaction soit suffisamment longues pour repérer le
« micro-univers » que construit la schématisation. Ce qui n’est pas le cas des énoncés
pris « au vol » des propos de manifestants (ni des écrits sur les pancartes, ni des slogans
repris en boucle), ni des formes brèves de la presse ou des avis des internautes où il
s’agit de dire ou d’asserter sans donner les raisons, sans explication ni
justification (voir les commentaires reproduits supra – exemple 14).
34 Il s’agissait dans cette contribution de chercher à répondre à la question que l’on s’était
posée à propos du mot « otage » et de quelques autres (Moirand & Porquier, 2008), que
je posai également à la fin d’un travail d’analyse de la presse quotidienne (Moirand,
2007 : 159), et que d’autres se posent à propos des normes en argumentation (Doury,
2014) : porter une attention à l’éthique langagière ne veut pas dire adopter une attitude
normative. Il ne s’agit pas de dire comment il faut nommer les choses, si le choix de la
nomination est bon ou mauvais, si l’argumentation est bonne ou mauvaise, mais
simplement d’apprendre à interpréter les dires de l’autre avec en arrière-plan une
réflexion d’ordre philosophique sur l’éthique langagière. Or, dans l’approche des
formes du discours, trois catégories m’ont paru intéressantes pour réfléchir à
l’orientation pragmatique du discours : la référenciation, la généralisation et la
schématisation.
BIBLIOGRAPHIE
C’est alors une éthique de l’interprétation des discours que l’on voudrait « penser » (voire donner
aux autres dans une perspective formative, ou plutôt faire en sorte que les autres se donnent), et
« inscrire » dans cette réflexion à entreprendre sur le discours, dans ses rapports tant à l’histoire
qu’aux agents et objets du monde et à leurs relations… Finalement, la dimension morale pourrait
être une posture de vigilance interprétative à l’égard de toute production de parole, y compris la
sienne, en particulier lorsqu’on est en position d’autorité, non pour la censurer, mais pour
prendre conscience des forces pragmatiques qui la sous-tendent. Cela constitue de ce fait un
objectif à ne pas négliger de l’analyse du discours et des interactions.
ADAM, J.-M., GRIZE, J.-B. & ALI BOUACHA, A. (éds) (2004) : Textes et discours : catégories pour l’analyse,
Dijon, Éd. universitaires de Dijon.
DOURY, M. (2003) : « L’évaluation des arguments dans les discours ordinaires. Le cas de
l’accusation d’amalgame », Langage & Société, 105, p. 9-36.
— (2014) : La clé argumentative. L’entrée dans les discours par l’argumentation, synthèse pour
l’habilitation à diriger des recherches, Université Sobonne Nouvelle – Paris 3.
DOURY, M. & ASSIMAKIS, T. (à paraître) : « Les fais et les arguments : la mise en discours des scores
électoraux », in : J. Goes J., J.-M. Mangiante, F. Olmo F. & C. Pineira (éds), Actes du colloque Le
langage manipulateur : pourquoi et comment argumenter ?, Arras, Presses universitaires d’Artois.
KOREN, R. (2006) : « La responsabilité des Uns dans le regard des Autres : l’effacement énonciatif au
prisme de la prise de position argumentative », Semen, 22, p. 93-108.
— (2008) : « Pour une éthique du discours : prise de position et rationalité axiologique »,
Argumentation et Analyse du discours, 1 (en ligne : http://semen.revues.org/2820 ; consulté le 15
juin 2014).
— (2012) : « Langage et justification implicite de la violence », in : L. Aubry & B. Turpin (éds),
Victor Klemperer. Repenser le langage totalitaire, CNRS Éd., p. 93-105.
— (2014) : Introduction orale à l’atelier « Les nouvelles mises en discours de l’actualité », colloque
international Reprises et métamorphoses de l’actualité organisé par le GIS Journalisme à l’Institut
d’études politiques de Lyon, 27-28 mars 2014.
MONDADA, L. & DUBOIS, D. (1995) : « Construction des objets de discours et catégorisation : une
approche des processus de référenciation », TRANEL, 23, p. 273-302.
PAVEAU, M.-A. (2006) : Les prédiscours. Sens, mémoire, cognition, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle.
— (2013) : Langage et Morale. Une éthique des vertus discursives, Limoges, Lambert-Lucas.
RABINOVICH, G. (2014) : Terrorisme/Résistance : d’une confusion lexicale à l’époque des sociétés de masse,
Lormont, Éd. Le Bord de l’eau.
NOTES
1. Voir également, à propos du mot « otage », Paveau 2006 : 113-115.
2. Sauf à le faire consciemment lorsqu’il s’agit de polémique et de discours politique… lorsque les
mots racaille ou voyou furent employés par exemple à des fins de stigmatisation de jeunes
manifestants (Moirand, 2009). Fred Hailon montre bien comment l’usage fait par un président de
la République du mot voyou et davantage encore du mot voyoucratie, installe de façon délibérée la
polémique dans le discours du président. Mais faut-il attendre des travaux de recherche pour se
rappeler ses emplois antérieurs (par exemple ceux du début du XX e siècle par la droite
maurassienne, que rappelle F. Hailon, 2013 : 258, note 7) ? Le retour sur les usages et les locuteurs
qui l’ont employé ne peut-il être au moins souligné par les éditorialistes, et pas seulement au
hasard de leurs connaissances ou de leurs points de vue, à l’heure où une recherche rapide sur
l’internet permet de recenser les emplois antérieurs ?
3. Je ne développerai pas ici, l’ayant fait suffisamment ailleurs, le rôle des rappels mémoriels qui
surgissent également de l’éclairage donné par certains mots ou certains de leurs cotextes
(Moirand, 2007, 2013, par exemple).
4. En ligne : www.france24.com/20140802-paris-France-photos-manifestations-pro-gaza-
palestininiens-israel-soutien, consulté le 02/08/14.
5. Comme le reconnaissent parfois les médias eux-mêmes, par exemple dans l’article
« Affrontement cathodique » dans le supplément « Télévisions » du Monde du 16 mars 2014 à
propos de certaines émissions de télévision ou des débats des chaines continues d’information
6. Dans le corpus du 2 août relevé sur France 24 à propos de la manifestation « pro-gaza »
autorisée (voir supra), la légende d’une des photos du reportage reprend les paroles de « Fouad,
contrôleur de gestion », qui « rejette l’appellation de groupe terroriste utilisé pour désigner le
Hamas » : « Il s’agit d’un groupe de résistance et c’est pour ça que je suis venu avec un drapeau de
la résistance palestinienne. »
7. Sur l’amalgame, on peut consulter les articles de M. Doury (2003) et de R. Koren (2012 et ici-
même).
8. Accès : www.huffingtonpost.maghreb (consulté le 03/09/14 – apparemment une traduction
d’un texte paru sur le site www.theguardian.com.).
9. L’analyse ici proposée est une simplification de la logique naturelle dont on trouvera une
version moins édulcorée dans D. Miéville (2013).
RÉSUMÉS
Cet article discute de la dimension morale de la responsabilité énonciative à travers trois
catégories qui posent la question de l’ajustement du discours à la réalité, et qui sont ici mises à
l’épreuve de données saisies « au vol » de propos entendus dans l’environnement, ou à la lecture
de l’actualité immédiate mise en forme par les médias et la presse en ligne : la référenciation, la
généralisation et la schématisation. La réflexion menée à partir de ces trois catégories conduit
l’auteure à réfléchir à une éthique de l’interprétation, qui pourrait être une posture de vigilance
interprétative à l’égard de toute production de parole, y compris la sienne, une prise de
conscience des forces pragmatiques qui la sous-tendent, et qu’on pourrait étendre, dans une
perspective de formation citoyenne, à la compréhension critique des discours sociaux.
This paper discusses the moral dimension of enunciative responsibility across three categories
that raise the question of the adjusment of discourse to reality when we observe empirical data
(newspaper and press on line) : referenciation, generalization and schematization (when speech can
be seen as a schematized representation of reality). Starting from these categories, the author
reflects on the ethics of interpretation, which could be a posture of vigilance against any speech
production, including one’s own, and an awareness of pragmatic forces behind it. This ethics
could be extended, in a perspective of civil education, to a critical understanding of social
discourses.
INDEX
Mots-clés : éthique de l’interprétation, généralisation, référenciation, responsabilité
énonciative, schématisation
Keywords : ethic of interpretation, generalization, referenciation, enunciative responsibility,
schematization
AUTEUR
SOPHIE MOIRAND
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3
Anne-Charlotte Husson
2 Elle débute en mars 2009, quelques semaines après la sortie du premier album du
rappeur Orelsan, de son vrai nom Aurélien Cotentin. La polémique se concentre dans
un premier temps sur une chanson qui l’a fait connaitre sur internet mais ne figure pas
sur l’album et qu’Orelsan ne joue pas sur scène, « Sale pute 1 ». La polémique est lancée
par des blogueuses féministes, qui dénoncent une incitation à la violence conjugale. Elle
est bientôt relayée dans le milieu politique français, d’abord par le Front national (FN),
puis par le Parti socialiste (d’opposition). La secrétaire d’État à la solidarité (Union du
mouvement populaire, droite) reprend à son compte l’argument féministe selon lequel
la chanson inciterait à la violence sexiste et soutient le recours en justice de
l’association Ni putes Ni soumises pour « délit de provocation non suivie d’effet à la
commission d’atteintes volontaires à la vie, à l’intégrité corporelle des personnes, et
d’agressions sexuelles » (L. 29 Juilly. 1881, art. 24 2 ; Tricoire, 2012). Dans un
communiqué, l’association estime que « cette chanson est une incitation à la violence la
plus ignoble qui met en scène le désir de viol, de violence, de torture et d’assassinat et
exprime le mépris le plus profond pour toutes les femmes » (« Orelsan, procès », 2012).
Plusieurs concerts d’Orelsan sont déprogrammés. Le rappeur est relaxé en juin 2012.
3 Il est à nouveau poursuivi pour huit chansons qui, cette fois, ont été interprétées lors
d’un concert en 2009, aux motifs d’« injure publique » et de « provocation à la
discrimination et à la violence envers les femmes » (L. 29 juillet 1881, art. 32-3 et 33-4).
Plusieurs associations féministes se constituent partie civile. Orelsan est d’abord (mai
2013) reconnu coupable des faits qui lui sont reprochés3, mais il est relaxé en appel en
mai 2014, l’action des associations étant alors jugée prescrite (« L’action d’associations
féministes jugée prescrite en appel », 2014).
4 Au-delà de sa dimension juridique, « l’affaire Orelsan » déclenche un événement
discursif moral (Paveau, 2013 : 17). Nous nous attacherons aux métadiscours produits
dans ce cadre, ainsi qu’au jugement rendu en mai 2013 par la 17 e chambre du tribunal
de grande instance (TGI) de Paris, qu’on traitera comme un métadiscours juridique.
Nous privilégierons ce que, par commodité, nous désignons comme des métadiscours
féministes, c’est-à-dire les réactions et commentaires négatifs suscités par les chansons
d’Orelsan dans des discours adoptant ouvertement un point de vue féministe 4. Il sera
également question du positionnement discursif des soutiens d’Orelsan et des
tentatives de désamorçage de l’événement discursif moral (Paveau, 2013 : 248-255).
5 La blogueuse qui lance la polémique au sujet de « Sale pute » refuse de citer la chanson
et présente une justification de son refus fortement marquée du point de vue
axiologique : « Il m’est insoutenable de mettre sur ce blog les paroles de cette chanson »
(K15). Les billets de blog qui s’emparent ensuite de la polémique citent, eux, plusieurs
énoncés tirés de la chanson : « “On verra comment tu suces quand j’te déboiterais la
mâchoire”6, “J’rêve de la pénétrer pour lui déchirer l’abdomen”, “J’vais te mettre en
cloque, sale pute, et t’avorter à l’opinel”... le refrain c’est “sale pute...” répété x fois ! »
(Em.). Valérie CG cite quant à elle les paroles d’autres chansons :
• « Les mecs fashion sont plus pédés qu’la moyenne des phoques »
(« Changement »).
• « Les mecs s’habillent comme des meufs et les meufs comme des chiennes / Elles
kiffent les mecs efféminés comme si elles étaient lesbiennes » (« Changement »).
• « (Mais ferme ta gueule) ou tu vas t’faire marie-trintigner » (« Saint-Valentin »).
6 Parmi les chansons interprétées lors d’un concert et faisant l’objet du deuxième procès,
figurent « Pour le pire », « Courez courez » et « Saint-Valentin » ; l’événement discursif
juridique se concentre sur les énoncés suivants :
• « Une chienne avec un meilleur pedigree ».
• « Les féministes me persécutent, comme si c’était dma faute si les meufs c’est des
putes ».
• « Renseigne-toi sur les pansements et les poussettes, j’peux t’faire un enfant et
t’casser le nez sur un coup de tête ».
• « Si t’es gourmande, je te fais la rondelle à la margarine ».
• « Ferme ta gueule ou tu vas te faire “marie-trintigner” ».
7 Tous les commentaires des blogueuses féministes s’appuient sur une analyse de ce que
font les chansons d’Orelsan. Pour Emelire comme pour Isabelle Alonso, les paroles de
« Sale pute » décrivent des violences : la première évoque « une description d’actes de
torture et de barbarie » et la seconde « les paroles hyper violentes proférées par un
rappeur de vingt trois ans [qui] décrivent avec complaisance et une certaine
imagination dans l’horreur les différentes tortures qu’un homme trompé rêve d’infliger
à la traîtresse qui l’a cocufié ». Mais pour chacune des blogueuses, la description est
déjà action. Si Olympe soutient que « l’auteur de cette chanson [...] contribue à
perpétuer l’idée qu’un homme trompé peut avoir envie de torturer et tuer sa femme »,
on lit aussi que le texte de « Sale pute » incite « à la violence conjugale » (K1), constitue
« une incitation à la haine » (Al.) et que le clip « insulte les femmes » (Al.). Dans le billet
d’Emelire, on passe de la « description d’actes de torture et de barbarie » à « Orelsan
fait l’apologie de la torture et de la barbarie ». Enfin, « le texte [de la chanson] choque,
blesse » (K2).
8 La condamnation morale repose donc sur l’idée de transitivité entre le langage et le
monde, entre la « description », l’« apologie » et l’« incitation » à perpétrer des actes
violents, voire la capacité du langage à « blesser ». Les blogueuses rappellent sans cesse,
chiffres à l’appui, la réalité des violences conjugales, réalité que les chansons d’Orelsan
contribueraient à perpétuer mais à laquelle elles participeraient aussi directement. Le
TGI retient les arguments féministes, notamment celui de la « banalisation » : il
souligne que le néologisme marie-trintigner marque le point culminant de la
« banalisation des violences faites aux femmes ». Le jugement repose également sur une
analyse de la péjoration manifestée par des dénominations comme pute, chienne, bitch
ou truie, ayant pour effet de reléguer les femmes « à un rang inférieur » et de les
assimiler « soit à un animal, soit à un objet de consommation pour l’homme ». Le
tribunal prend également en compte, nous y reviendrons, l’environnement des énoncés
incriminés, à savoir leur interprétation lors d’un concert, créant une situation
9 Les métadiscours féministes font largement appel à des adjectifs à portée axiologique,
qui peuvent être considérés comme constituant, en discours, des marqueurs d’éthicité.
Ces adjectifs visent à décrire l’effet produit sur l’agent moral par les chansons d’Orelsan
(« insoutenable » [K1], « choquant » [Ol.], « révulsant »[K2]) ; il est également question
de l’« écœurement », de la « colère » et de l’« indignation » des féministes (CdG). Les
adjectifs à portée axiologique visent aussi à caractériser les chansons d’Orelsan du
point de vue de la responsabilité de l’agent-locuteur : les paroles de « Sale pute » sont
ainsi décrites comme « hyper violentes » (Al.), « intolérables » et « irresponsables »
(CdG).
10 Les chansons d’Orelsan ne fournissent pas en elles-mêmes d’appui à l’analyse de la
dimension morale des discours. C’est dans les métadiscours et la formulation des effets
produits par les chansons que l’on pourra discerner une telle dimension. Le néologisme
marie-trintigner, par exemple, n’offre pas d’appui pour une analyse morale du discours
et ne constitue pas, en soi, un marqueur d’éthicité ; on trouvera ce dernier dans les
réactions suscitées par l’emploi de ce néologisme (Paveau, 2013 : 167). De manière
générale, c’est l’événement discursif qui charge les chansons concernées d’une
dimension morale. M.-A. Paveau évoque cependant un effet retour « naturalisant », sur
les discours, des métadiscours à portée morale. Le jugement éthique se fixe ainsi sur les
termes, qui le transportent désormais avec eux ; cela, malgré les nombreuses tentatives
de désamorçage de l’événement discursif (Paveau, 2013 : 248-255).
poétique.
Si on chante “sale pédé, t’es juste bon à t’faire péter le rectum” c’est un scandale.
Orelsan chante : “sale pute... t’es juste bonne à t’faire péter le rectum”, c’est du
second degré.
Si on chante : “sale nègre, tu mériterais d’attraper le dass... on verra comment tu
suces quand je te déboîterai la mâchoire” c’est de l’incitation à la haine. Orelsan
chante : “sale pute... tu mériterais d’attraper le dass... on verra comment tu suces
quand je te déboîterai la mâchoire” c’est de la liberté d’expression » (Al.).
16 Au contraire, pour les soutiens d’Orelsan, le genre n’est pas un critère pertinent de la
situation des agents-locuteurs telle qu’elle apparait dans les chansons du rappeur. La
chanteuse Anaïs dénonce les attaques contre Orelsan en établissant un parallèle avec sa
propre chanson, « Christina », également un monologue à la première personne, mais
d’une femme trompée par son amant. On y entend par exemple : « J’verrais bien une
ablation / sans tes couilles tu s’ras p’têtre moins con ». Le journaliste Paul Ackermann
insiste sur la symétrie entre les deux chansons : « [« Christina »] aurait effectivement
pu se présenter comme le pendant féminin de l’histoire de jalousie ultraviolente
racontée par Orelsan » (Ackermann, 2009). L’écrivaine féministe Virginie Despentes
prend aussi la défense du chanteur et précise : « Moi la première je peux être très casse-
couilles quand je ne suis pas contente de ce qui m’arrive amoureusement ». Elle évacue
totalement le genre des relations intimes : « Si tu viens au travail et que t’essaies
d’attraper tes collaboratrices, là en effet il y a un rapport de genre. Alors que dans le
texte d’Orelsan, il n’y a aucun rapport de genre, c’est vraiment amoureux » (Sarratia &
Siankowski, 2011).
17 On voit donc que la possibilité même d’une condamnation morale de « Sale pute » et
des autres chansons d’Orelsan dépend de la prise en compte du genre comme élément
de l’identité des agents-locuteurs. L’argument de la symétrisation est un classique de la
réfutation des arguments féministes (« Noyer les responsabilités des hommes », 2010) :
il consiste à nier l’existence même de rapports de genre, c’est-à-dire à la fois d’une
asymétrie et d’une hiérarchie entre les classes de sexe. C’est ce qui permet à Anaïs de
présenter comme semblables deux chansons où les protagonistes/énonciateurs sont
d’un côté une femme, de l’autre un homme ; cette symétrisation suggère que les
chansons sont produites dans une société dépourvue de rapports de genre.
L’argumentation de Virginie Despentes va à rebours du célèbre slogan de la deuxième
vague féministe, « le privé est politique », pour mettre en avant une relation
amoureuse dénuée de rapports de pouvoir, et donc, là aussi, un environnement
(l’énonciation n’en formant qu’une partie) où le genre n’existe pas.
19 Une fréquentation un peu assidue des milieux militants féministes conduit rapidement,
pour qui s’intéresse aux questions linguistiques, à un autre constat : il existe une
« morale langagière » (Gardin, 2008) propre au féminisme et qu’on retrouve à l’œuvre
dans un grand nombre de pratiques militantes. Nous la désignons sous le nom d’éthique
langagière féministe7 (désormais ELF).
20 On trouve sur l’encyclopédie collaborative en ligne Geek Feminism Wiki de nombreuses
pages consacrées à des concepts, problèmes ou stratégies liés au langage. Il est question
par exemple des problèmes que peuvent rencontrer les femmes dans leurs interactions
quotidiennes, en milieu « geek » ou ailleurs (« Silencing tactics », « sexist humor ») ;
certaines pages décrivent précisément ces situations d’interaction et donnent des
conseils, notamment aux hommes apprentis féministes. Il s’agit de mettre en place un
certain nombre de stratégies visant à une représentation linguistique juste de la réalité
genrée (« non-sexist language ») mais aussi à l’établissement de ce que les milieux
militants en ligne appellent un « safe space », c’est-à-dire un espace virtuel de dialogue
et d’échange tendant vers l’absence totale des agressions, plus ou moins grandes,
auxquelles sont soumises les femmes dans leurs interactions quotidiennes, virtuelles ou
non. La question de l’insulte est notamment abordée dans le « guide for foul-mouthed
feminists », qui propose une liste de jurons et d’insultes non sexistes, non racistes et non
LGBTphobes, qui peuvent donc réaliser leur potentiel injurieux sans que l’injure ne
s’appuie sur la dévalorisation d’un groupe social entier.
21 Toutes ces pratiques ont au moins deux points en commun. Elles se fondent d’abord sur
une analyse folk des multiples manifestations de la violence verbale genrée. Celles-ci
peuvent être envisagées selon un continuum, allant des microagressions quotidiennes
(comme le « mansplaining », Husson, 2013) aux menaces de violences physiques et aux
insultes animées par une volonté d’humiliation en raison de l’appartenance sexuée (le
titre de la chanson d’Orelsan, « Sale pute », en étant un exemple particulièrement
courant). L’analyse de la violence verbale à l’œuvre dans ces interactions repose sur
l’idée que le genre est un élément fondamental de la situation des agents-locuteurs et
s’oppose, de fait, à l’argument de la symétrisation évoqué plus haut. Anaïs peut chanter
« sans tes couilles tu s’ras p’têtre moins con » sans que l’adresse soit considérée comme
problématique, ce qui n’est pas le cas (dans la perspective de l’ELF) d’un homme
rappant « J’vais t’avorter à l’opinel ». Les métadiscours féministes contiennent, en
creux, un plaidoyer pour la prise en compte du genre comme système social régissant
tous types d’interactions entre individus, alors que les soutiens d’Orelsan visent à
exclure toute création artistique de l’influence de ce système.
22 Ces pratiques militantes sont également déterminées par des croyances partagées sur
ce qu’on peut et ne peut pas dire, sur ce qui constitue une parole acceptable et non
humiliante. S’intéresser à ces pratiques pourrait permettre de réaliser le programme
esquissé par B. Gardin, à savoir
« étudier la manière dont les sujets se constituent en sujets langagier normés,
individuellement, c’est-à-dire […] quelle part du langage ils problématisent et
constituent en substance sur laquelle agir, de quelle manière ils s’assujettissent aux
règles, […] quel mode d’être est visé dans l’accomplissement de l’acte linguistique
conforme aux normes » (Gardin, 2008 [1985] : 20).
23 Cette conception normative de la morale n’est pas la nôtre. Nous défendons, dans la
perspective des épistémologies féministes, l’idée d’une morale située. Nous retenons
cependant des propositions de B. Gardin la conception de la morale langagière comme
pratique constitutive d’un sujet qui, en retour, peut agir sur le langage. Nous y
rajoutons un autre élément, central dans l’ELF que nous nous efforçons de décrire : la
prise en compte de ce que l’on fait grâce au langage, c’est-à-dire des conséquences de
nos actes de langage.
24 Nous avons déjà évoqué la préoccupation, exprimée dans les métadiscours féministes,
pour les effets des chansons d’Orelsan. Ils présentent les chansons comme des discours
agissants, qui ne se contentent pas de « banaliser » les violences faites aux femmes mais
y « incitent », « insultent » les femmes, et sont susceptibles de « choquer » et
« blesser ». Il s’agit là, plus généralement, d’une préoccupation qui se trouve au cœur
de ce que nous appelons le militantisme lexical8. Ce dernier est sous-tendu par des
savoirs, des croyances et des attitudes à l’égard du langage ; l’idée que l’on exerce une
action par le langage en fait partie et se trouve au fondement des réflexions militantes
sur la violence verbale. On peut citer le projet « Backbone Zone » aux É, destiné à un
public scolaire, qui incite à « reconnaître le langage sexiste et homophobe, réaliser son
impact, encourager les élèves à choisir d’autres mots, et leur donner les moyens d’être
des spectateurs/trices actifs et actives quand ils et elles entendent des propos sexistes
et homophobes » afin de lutter contre les stéréotypes de genre mais aussi contre les
violences sexuelles.
son cadre d’analyse l’idée d’un calcul éthique, c’est-à-dire d’une anticipation des effets
de son discours, idée empruntée aux éthiques de la responsabilité. L’éthique qu’elle
décrit
« se manifesterait dans la façon de nommer (désigner, caractériser) les faits et les
événements, les acteurs, leurs actions et leurs actes de langage, et dans la façon de
représenter leurs dires : une éthique de la responsabilité implique en effet qu’on n’a
pas le droit de se désintéresser des conséquences de ses actes de langage »
(Moirand, 2006 : 58).
27 La notion de responsabilité ainsi conçue est donc liée à une « éthique de la
nomination » (Moirand & Porquier, 2008). Ce n’est là qu’un aspect des problèmes
éthiques soulevés lors de l’affaire Orelsan. On peut utiliser cette notion pour rendre
compte de l’ELF telle qu’elle se manifeste dans l’événement discursif étudié ; l’analyse
folk (féministe et juridique) de la responsabilité d’Orelsan, en tant qu’agent-locuteur,
repose en effet sur une prise en compte de l’environnement des discours qui va au-delà
de leur prise en charge énonciative.
28 La problématisation linguistique de la responsabilité repose sur l’analyse d’une parole
journalistique qui est aussi une « parole d’autorité » (Moirand & Porquier, 2008 : 150).
Le statut de la parole d’Orelsan est nécessairement différent, en particulier en raison du
stigmate d’illégitimité toujours attaché au rap. Les métadiscours féministes insistent
cependant sur le fait qu’il s’agit d’une parole influente, largement entendue, appréciée
et même encensée par le public du rappeur mais aussi par les médias, par certaines
hommes et femmes politiques ainsi que par les institutions culturelles, instances de
légitimation s’il en est. Dans une lettre ouverte, les Chiennes de Garde soulignent la
jeunesse du public concerné et ajoutent :
« [Les adolescents] s’identifient au “je” qui chante “Sale pute !” : ils le voient comme
un modèle, un porte-parole. Beaucoup d’entre eux ne perçoivent pas Orelsan
comme un interprète, ni “Sale pute !” comme une fiction : ils y retrouvent la
violence machiste ambiante, sans y entendre une dénonciation de cette violence »
(CdG).
29 La jeunesse présumée du public concerné, qui semble du même coup privé
d’individualité et d’agentivité (agency9) dans la réception des discours, est donc utilisée
comme un argument en faveur de la reconnaissance d’une responsabilité du chanteur.
En outre, celle-ci est présentée comme engagée de fait par l’utilisation de la première
personne. Ce raisonnement conduit à l’action en justice contre Orelsan et on le
retrouve dans l’énoncé du jugement du TGI :
« [Le tribunal] relève en outre que les chansons, interprétées à l’occasion d’un
spectacle réunissant un public composé d’adolescents et de jeunes, dans le climat
d’excitation propre à tout concert de rap donné par un chanteur à succès auquel le
public s’identifie et dont la proximité physique ne fait que conférer un poids et un
crédit supplémentaires aux paroles qu’il prononce, étaient de nature à créer un état
d’esprit propre à susciter chez certains spectateurs la reproduction des
comportements décrits faites [sic] aux femmes. Le tribunal prend en compte
l’extrême ambiguïté caractérisant la nature des chansons en cause, à connotation
souvent autobiographique et note que dans ces conditions, le spectateur a bien du
mal à faire la part de la fiction et la part du vécu de l’auteur. »
30 L’analyse linguistique de la réception des discours que l’on voit ici à l’œuvre reconnait
qu’aucun discours n’est passible en soi d’une interprétation en termes de morale et de
responsabilité. C’est dans l’environnement qu’il faut chercher les conditions de
possibilité d’une telle interprétation. L’analyse prend donc à la fois en compte les
2004 [1997] : 43). Cette critique peut s’appliquer aux métadiscours féministes et au
jugement du TGI : que décrit ce dernier, si ce n’est un effet de contagion créé par la
proximité physique ?
35 Selon J. Butler, les analyses (que nous appelons folk) des discours de haine prêtent à ces
derniers une puissance d’agir doublement négative ; on retrouve une analyse semblable
dans les métadiscours qui nous intéressent. D’abord, elles prêtent aux discours de haine
le pouvoir de blesser (dont J. Butler affirme la réalité). En s’appuyant sur
l’interpellation althussérienne, elle montre qu’il s’agit aussi d’un pouvoir de constituer
le sujet ainsi interpellé, et cherche donc à saisir la menace que le discours de haine
représente pour le sujet visé. Mais elle souligne aussi que certaines analyses du discours
de haine, en cherchant à saisir les rapports de domination entre individus socialement
situés qui s’opèrent à travers le langage, attribuent à ce dernier le pouvoir de
« réinvoquer » et « réinscrire » un rapport structurel de domination (Butler, 2004
[1997] : 39). Le discours ne reflète donc pas simplement une situation sociale existante,
mais
« décrète (exacts) la domination, et devient ainsi le moyen par lequel la structure
sociale est ré-établie [reinstated]. […] Le discours de haine […] ne décrit pas l’injure,
il n’a pas pour conséquence une injure ; il suffit de le prononcer pour accomplir
l’injure elle-même, celle-ci étant comprise comme une subordination sociale »
(Butler, 2004 [1997] : 39).
36 Ce serait donc par l’assignation d’une place subordonnée que le discours de haine
constituerait le sujet, idée que l’on retrouve, là aussi, dans le jugement du TGI de Paris,
qui dénonce la « relégation » des femmes à un rang inférieur.
37 L’examen mené par J. Butler la conduit en outre à mettre en évidence ce qu’elle décrit
comme une « résurrection fantasmatique » du sujet, pourtant mis à mal depuis
plusieurs décennies par la philosophie et les sciences humaines en général :
« La disparition historique de l’organisation souveraine du pouvoir semble
occasionner le fantasme de son retour – un retour dont je soutiens qu’il a lieu dans
le langage, à travers la figure du performatif. L’accent mis sur le performatif opère
la résurrection fantasmatique du pouvoir souverain dans le langage : le langage
devient ainsi le site déplacé de la politique et ce déplacement apparaît mu par le
désir de retrouver une cartographie du pouvoir plus simple et plus rassurante, dans
laquelle le postulat de la souveraineté serait préservé » (Butler, 2004 [1997] : 116).
38 Ce constat nous semble s’appliquer plus généralement à l’ELF et aux analyses qu’elle
peut produire de la violence verbale. Au-delà de notre corpus, il est possible de
discerner dans les métadiscours féministes sur cette violence 10 la survivance d’un sujet
souverain, qu’il serait possible de tenir pour responsable de ses discours, et donc de
traduire en justice. L’enjeu de la réflexion de J. Butler réside dans sa préoccupation face
à la judiciarisassions du discours de haine, qui impliquerait que le pouvoir de l’État
(manifesté à travers la justice) soit tenu pour neutre, alors que dans le même temps, les
sujets seraient désignés comme uniques responsables de leurs discours (sexistes en
l’occurrence). De tels arguments permettent de poursuivre les personnes qui tiennent
des discours de haine, de les en rendre juridiquement responsables, ce qui est, affirme-
t-elle, nécessaire ; mais cette conception du caractère performatif du langage conduit
aussi à ce que « les structures institutionnelles complexes du racisme et du sexisme
sont soudain réduites à la scène de l’énonciation » (Butler, 2004 [1997] : 117).
tant qu’origine mais en tant que répétition » (Butler, 2004 [1997] : 62). C’est en effet
l’itérabilité du discours de haine qui explique son efficacité : c’est parce que
« l’expérience nous a appris sa force » que nous cherchons à le contrer et à « résister à
ses futures invocations » (Butler, 2004 [1997] : 118). Une personne employant une
insulte raciste cite un discours qui lui préexiste et rejoint par là, dit-elle, « le chœur des
racistes » (Butler, 2004 [1997] : 118).
43 Selon la journaliste Titiou Lecoq (2009), qui dénonce l’« hallali » que subirait Orelsan, ce
dernier n’a pas, dans « Sale pute », de « message à délivrer », « il exprime juste une
violence qui lui préexiste ». Elle ajoute : « Ce n’est pas l’œuvre qui crée la violence, elle
ne fait que la mettre en scène, une nouvelle fois ». Cela revient, non pas à nier la
capacité de la chanson à blesser, mais (à l’inverse du discours féministe) à exonérer
complètement le sujet de l’énonciation de la responsabilité d’une telle blessure. Le
cadre d’analyse que propose J. Butler préserve la possibilité d’une critique féministe de
la violence verbale, sans pour autant s’appuyer ni sur le postulat de la souveraineté du
sujet parlant, ni sur une extension des pouvoirs de l’État ; ce cadre permet en outre de
mettre au jour les mécanismes institutionnels de la domination sexiste tels qu’ils se
manifestent dans la violence verbale.
BIBLIOGRAPHIE
ACHARD-BAYLE, G. & PAVEAU M.-A. (2008) : Pratiques, 139-140, « Linguistique populaire ? ».
AYIM, M. N. (1997) : The Moral Parameters of Good Talk : A Feminist Analysis, Waterloo-Ontario,
W. Laurier.
BUTLER, J. (2004 [1997]) : Le pouvoir des mots. Politique du performatif, trad. de l’américain par C.
Nordmann, Paris, Éd. Amsterdam.
CANTO-SPERBER, M. (éd.) (2011 [1996]) : Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, Presses
universitaires de France.
GARDIN, B. (2008 [1985]) : « Pour une étude des morales langagières », in : R. Delamotte-Legrand &
C. Caitucoli (dirs), Morales langagières. Autour de propositions de recherche de Bernard Gardin, Rouen,
Publications des universités de Rouen et du Havre, p. 19-25.
HUSSON, A.-C. (2013) : « Lexical Creativity in Online Feminism : The Case of Mansplaining »,
communication présentée lors du colloque Feminist Tought – Politics of Concepts. 5 th Christina
Conference on Gender Studies, Université d’Helsinki (23-25 mai).
JAGGAR, A. (1992) : « Feminist ethics », in : L. Becker & C. Becker (éds.), Encyclopedia of Ethics, New
York, Garland Press, p. 363-364.
PAVEAU, M.-A. (2013) : Langage et Morale. Une éthique des vertus discursives, Limoges, Lambert-Lucas.
ROBINSON, F. (2011) : « Stop Talking and Listen : Discourse Ethics and Feminist Care Ethics in
International Political Theory », Millenium – Journal of International Studies, 39, p. 845-860.
TRICOIRE, A. (2012) : « Affaire Orelsan : prévisible décision de relaxe du rappeur », Recueil Dalloz,
p. 1679.
Webographie
DAVET S. (2009) « Polémique autour de la chanson “Sale pute”, d’Orelsan », lemonde.fr, 28 mars (en
ligne : http://www.lemonde.fr/culture/article/2009/03/28/polemique-autour-de-la-chanson-
sale-pute-d-orelsan_1173779_3246.html, consulté le 25 juillet 2014).
— (2012) : « Orelsan, procès : le rappeur face aux accusations de “Ni Putes Ni Soumises” au
tribunal correctionnel de Paris », huffingtonpost.fr, 7 mai (en ligne : http://
www.huffingtonpost.fr/2012/05/07/orelsan-proces-rappeur-accusations-sale-pute-ni-
soumise_n_1494526.html, consulté le 28 juillet 2014).
— (2014) : « Orelsan : l’action d’associations féministes jugée prescrite en appel »,
culturebox.francetvinfo.fr, 14 mai (en ligne : http://culturebox.francetvinfo.fr/musique/rap/
orelsan-laction-dassociations-feministes-jugee-prescrite-en-appel-155881, consulté le 28 juillet
2014) .
ANNEXES
Annexe : corpus
1. Féministes (le code utilisé dans l’article est indiqué entre
parenthèses)
— (Al.) Alonso Isabelle, 27 mai 2009, « L’opinel d’Orelsan » (en ligne : http://
www.isabelle-.com/lopinel-dorelsan/, consulté le 25/07/14).
— (Em.) Emelire, 23 mars 2009, « Ils ne sont forts que de notre faiblesse :
REAGISSONS ! » (en ligne : http://femininlemporte.canalblog.com/archives/
2009/03/23/13092437.html, consulté le 25/07/14).
— (K1) Kokolat, 18 mars 2009, « Violences conjugales (encore) » (en ligne : http://
kokolat.canalblog.com/archives/ 2009/03/18/13024832.html, consulté le 25/07/14).
— (K2) Kokolat, 05 avril 2009, « A ceux qui ont un cerveau... » (en ligne : http://
kokolat.canalblog.com/archives/ 2009/04/05/13267826.html, consulté le 25/07/14).
— (Ol.) Olympe, 23 mars 2009, « Les artistes ont un destin » (en ligne : http://
blog.plafonddeverre.fr/post/Les-artistes-ont-un-destin, consulté le 25/07/14).
— (CG) Valérie CG, 24 mars 2009, « Une sorte d’incompréhension me gagne » (en ligne :
http://www.crepegeorgette.com/2009/03/24/une-sorte-dincomprehension-me-
gagne/, consulté le 25/07/14).
— (CdG) Chiennes de garde, n.d., « Lettres ouvertes » (en ligne : http://
chiennesdegarde.com/Ore-LettrOuvertes.html, consulté le 25/07/14).
2. Défense d’Orelsan
2.1. Articles de presse
— 26 mars 2009, « Orelsan se défend face aux critiques », 20minutes.fr (en ligne : http://
www.20minutes.fr/culture/314983-orelsan-defend-face-critiques, consulté le
25/07/14).
— Jolly Patricia, 8 mai 2012, « Picasso et Nabokov convoqués au procès du rappeur
Orelsan », lemonde.fr (en ligne :
http://www.lemonde.fr/societe/article/2012/05/08/picasso-et-nabokov-convoques-
au-proces- du-rappeur-orelsan_1697669_3224.html
, consulté le 25/07/14).
2.2. Autres
— Ackermann Paul, 22 décembre 2011, « Remember Orelsan ou la liberté d’expression »,
Le Huffington Post (en ligne :
http://www.huffingtonpost.fr/paul-ackermann/rappelezvous-orelsan_b_1164694.html,
consulté le 25 juillet 2014).
— Sarratia Géraldine et Siankowski Pierre, 16 octobre 2011, « ’Baise-moi’/’Sale pute’ :
rencontre entre Orelsan et Virginie Despentes », lesinrocks.com (en ligne : http://
www.lesinrocks.com/2011/10/16/actualite/baise-moisale-pute-rencontre-entre-
orelsan- et-virginie-despentes-118355/, consulté le 25 juillet 2014).
— Titiou Lecoq, 1er janvier 2009, « Affaire “Sale pute” : plaidoyer pour Orelsan », slate.fr
(en ligne : http://www.slate.fr/story/3035/affaire-%C2%ABsale-pute%C2%BB-
plaidoirie-pour-orelsan, consulté le 25/07/14).
NOTES
1. J’avertis les lecteurs que la violence sexiste des paroles des chansons d’Orelsan peut
être choquante et peu supportable.
2. Je remercie Anne-Sophie Pascal pour son aide en ce qui concerne les sources
juridiques.
3. Orelsan est condamné à une amende de 1 000 euros avec sursis et à verser 1 euro de
dommages et intérêts à chaque association s’étant portée partie civile.
4. Des voix divergentes s’élèvent parmi les féministes ; nous choisissons cependant de
nous concentrer sur un positionnement discursif clair et majoritaire.
5. Le code utilisé est explicité en fin d’article (« Corpus »).
6. L’orthographe et la ponctuation d’origine ont été respectées.
7. Nous ne cherchons pas à reconduire de distinction philosophique entre morale et
éthique, souvent employés comme synonymes. Nous prenons cependant acte d’une
différence d’emploi, qui réserve éthique aux « aspects plutôt concrets de la réflexion
morale » (Canto-Sperber, 2011 : VIII). C’est en effet la préoccupation féministe pour la
dimension morale des pratiques langagières que nous cherchons à mettre en évidence.
8. Nous définissons le militantisme lexical comme un ensemble de pratiques d’ordres
linguistique et métalinguistique qui visent à modifier à la fois le système de la langue et
les discours, dans une perspective de justice sociale.
9. Dans l’avertissement à J. Butler (2004, [1997]), les traducteurs s’interrogent sur ce
terme et sur l’intérêt respectif de différentes traductions : agence, agir, puissance,
autonomie, effectivité, capacité, capacité d’agir, puissance d’agir, agencéité, agentivité.
10. Nous laissons délibérément de côté les théories linguistiques féministes « savantes »
(Cameron, 1998) pour nous concentrer sur les métadiscours militants.
RÉSUMÉS
Cet article examine la question de la violence verbale et de ses implications morales à travers
l’analyse de métadiscours relevant d’une linguistique folk produits par des blogueuses féministes
lors de « l’affaire Orelsan ». Ces blogueuses dénoncent la violence verbale genrée à l’œuvre dans
certaines chansons du rappeur, qui fut également poursuivi en justice à deux reprises pour
« délit de provocation non suivie d’effet à la commission d’atteintes volontaires à la vie, à
l’intégrité corporelle des personnes, et d’agressions sexuelles » (2009) puis « injure publique » et
« provocation à la discrimination et à la violence envers les femmes » (2013, appel en 2014). Cette
analyse nous permet de mettre en place le concept d’éthique langagière féministe et d’interroger la
conception du pouvoir et de la responsabilité des agents-locuteurs qui sous-tend une telle
éthique. À la suite de J. Butler (2004 [1997]), nous tentons de préserver la possibilité d’une
critique féministe de la violence verbale qui ne soit pas pour autant appuyée sur le postulat,
depuis longtemps remis en cause (en analyse du discours notamment), de la souveraineté du
sujet parlant.
This article examines verbal violence and its moral implications with an analysis of folk
metadiscourses produced by feminist bloggers during the « affaire Orelsan ». These bloggers
criticize the gendered verbal violence which they see in the songs of a rapper, who was twice
taken to court for slander and inciting sexual violence. These discourses allow me to theorize
what I call feminist language ethics (“éthique langagière féministe”) and to question the conceptions
of power and of the responsibility of the speaker which underlie such ethics. Following J. Butler
(2004 [1997]), I try to preserve the possibility of a feminist critique of verbal violence without
relying on the premise, which has long been challenged (especially in French discourse analysis),
of the speaking subject’s sovereignty.
INDEX
Mots-clés : stigmatisation, genre, situation, éthique langagière féministe, sujet, pouvoir,
responsabilité énonciative
Keywords : stigmatisation, gender, situation, feminist language ethics, subject, power,
enunciative responsibility
AUTEUR
ANNE-CHARLOTTE HUSSON
Pléiade (EA 7338), Université Paris 13
GenERe, ENS Lyon,
Marc Arabyan
Introduction
1 Le rapport des médias à la vérité est une des formes du rapport du langage à la morale
(Paveau, 2013), et c’est dans ce champ de connaissance qu’à la demande de Marie-Anne
Paveau, qui m’a entendu m’interroger à ce sujet, je voudrais reprendre la
problématique en partant de publications récentes.
2 Le « traitement médiatique » de l’actualité est une source ininterrompue
d’informations sur le fonctionnement du langage, et pour ce qui concerne les médias
français, voire francophones, sur le fonctionnement du français et la circulation des
discours dans les pays où l’on parle cette langue. Il se prête donc particulièrement à
l’analyse des discours circulants dans le corps social et dans cette partie du flux
langagier qu’on appelle l’« opinion publique ». Cette opinion publique elle-même se
confond peu ou prou avec le contenu des « journaux » de la presse écrite, de la radio et
de la télévision (les fameux « JT » ou « 20 heures ») qui reprennent massivement le
même programme d’actualités fourni par les agences de presse.
3 Suivant avec intérêt depuis près de 25 ans les travaux de D. Da Cunha, dont la thèse
(1992) sur la circulation de la parole dans le champ social à partir des médias a marqué
la recherche sur le sujet, j’ai longtemps réfléchi sans rien écrire sur ce que pourrait être
l’approche du discours des médias comme « discours massivement rapporté »
d’« éléments de langage » élaborés par un petit nombre d’autorités (au sens d’
auctoritates, « les auteurs ») placées en amont des agences de presse, situation qui leur
assure le contrôle de l’information.
4 L’expression « journalisme d’investigation », apparue après le scandale du Watergate
(1972-1974) qui couta son siège au président Nixon, dessine en creux l’existence d’un
« journalisme de transmission » qui n’élabore pas lui-même ce qu’il rapporte.
5 Le fait que l’information soit médiatisée – c’est-à-dire rapportée par les uns (les
journalistes) et contrôlée par les autres (les autorités) – pose deux questions :
1) L’information est-elle véridique, vérifiée (avérée au sens premier du mot) et, dans le
cas contraire, peut-elle être délibérément trompeuse, c’est-à-dire mensongère ? 2) dans
quelle mesure les médias sont-ils corrompus ?
6 On connait à ce sujet la célèbre déclaration du PDG de TF1, Patrick Le Lay, selon qui,
« il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective
“business”, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par
exemple, à vendre son produit […]. Pour qu’un message publicitaire soit perçu, il
faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour
vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le
préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de
cerveau humain disponible […]. Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette
disponibilité. C’est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en
permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les
tendances, dans un contexte où l’information s’accélère, se multiplie et se
banalise » (« Le Lay (TF1) vend “du temps de cerveau humain disponible” », in : Les
Dirigeants face au changement, Paris, Éd. du Huitième Jour, repris par une dépêche
AFP du 09/07/04, reprise par Libération, 10-11/07/04) : « Patrick Le Lay,
décerveleur » puis par Acrimed, 11/07/041).
7 Ce type de déclaration a un effet dévastateur sur le public, mais pas suffisamment pour
remettre le système médiatique en cause. Tout se passe comme si ce même public
oubliait très vite les déchirures du voile qui couvre habituellement les turpitudes des
médias, se contentant de ne pas les croire davantage que les hommes (et femmes)
politiques :
« 72 % des Français n’ont pas confiance dans l’Assemblée nationale, 73 % dans le
Sénat. Pour 88 % des personnes interrogées, les hommes et les femmes politiques ne
s’occupent pas de ce que pensent les gens. Les médias sont très vivement critiqués :
77 % des personnes interrogées ne leur font pas confiance. Pour 74 % des Français,
les journalistes ne parlent pas des vrais problèmes des Français. […] Pour 65 % des
Français, la plupart des hommes et des femmes politiques sont corrompus. 84 %
pensent que les hommes politiques agissent principalement pour leurs intérêts
personnels. La progression [par rapport à janvier 2013] la plus spectaculaire
concerne l’idée selon laquelle “le système démocratique fonctionne mal, mes idées
ne sont pas bien représentées” (+ 6 points à 78 %) » (Rapport Ipsos/Steria pour Le
Monde/France Inter/Cevipof/Fondation Jean-Jaurès, 21/01/14 2).
8 Rapportés aux tranches de revenus de la population française (voir infra, section 1), ces
pourcentages suggèrent que plus on descend dans l’échelle sociale, plus le rejet culturel
des classes dirigeantes par l’électorat est massif, mais sans se traduire autrement qu’en
abstention et en vote pour le Front national (FN). C’est du moins ce qu’on peut déduire
15 Parce que c’en est en grande partie l’objet, il convient, arrivé à ce point de l’exposé, de
mettre dans le texte de l’article, au lieu de le rejeter en note de bas de page, la mention
que conformément à l’usage reçu en sémantique, les emplois autonymiques ou
métalinguistiques (les signifiants et par extension les mots, syntagmes et expressions)
sont imprimés en italique tandis que les concepts (ou les signifiés, autrement dit encore
« les choses ») sont imprimés en romain entre guillemets. En effet, le but de cet article
est de mettre en œuvre un outil sémantique pour montrer comment le rapport du
langage au réel est flottant, glissant, le rapport des « mots » et des « choses » n’étant
pas arbitraire mais en l’occurrence sciemment choisi, déterminé, pour forcer les choses
à être ce que les mots en disent.
16 Un premier exemple de ce trait est donné par D. Fassin (2014, n.p.) : « On sait que tant
qu’on continuera de parler, au lieu de cotisations, de charges sociales, celles-ci vont
immanquablement peser ; elles paraîtront forcément trop lourdes, et la seule politique
raisonnable sera, inévitablement, leur allégement.
17 Le champ sémantique des droits acquis par les salariés dans le Droit du travail, où les
cotisations sociales sont définies comme une part du salaire qui rémunère un travail, ce
champ sémantique est reformulé du point de vue des intérêts opposés du patronat qui
suggère que ces cotisations sont retranchées du résultat de l’activité de l’entreprise.
Dans les termes techniques de la philologie, on dira que l’isotopie du poids (« charge : Ce
qui pèse », Grand Robert, éd. 2001, entrée charge) permet de filer la métaphore grâce à
une suite de pas rhétoriques : remplacer cotisations sociales par charges sociales permet de
dire qu’elles pèsent, qu’elles sont lourdes (synonyme), trop lourdes (superlatif), qu’il faut
les alléger (antonymie). C’est de la même façon qu’un plan de licenciement est renommé
plan social, le mot social pris dans ce contexte inversant son sens de « protection des
salariés » à « exclusion de l’emploi ».
18 Nous allons voir maintenant comment la « classe ouvrière » entre guillemets (c’est-à-
dire la chose) est toujours là, et comment classe ouvrière en italique (c’est-à-dire le mot)
a disparu, l’absence du mot permettant de ne plus parler de la chose par un effet de
censure invisible.
19 La sociologie de Chicago veut que les classes sociales soient désormais définies
quantitativement et non plus qualitativement, par exemple à partir des statistiques de
la Direction générale des Impôts. En 2011 (chiffres arrondis) :
a. 0,3 million (moins de 1 % des ménages identifiés par un taux marginal d’imposition de 41 %)
payait 15,3 Mds € (30 % de l’impôt sur le revenu des personnes physiques – IRPP), catégorie
de la population assimilable à la « bourgeoisie » au sens historique du mot ;
b. 17 millions de ménages (45 % des déclarants) payaient 37 Mds € (70 % de l’IRPP), constituant
la « classe moyenne » (au singulier) en tant que distincte de la catégorie « la plus aisée » de
la société d’un côté et des « classes populaires » de l’autre ;
c. 20 millions de ménages déclarant des revenus (54 % du total des foyers fiscaux) étaient non
imposables, constituant les « classes populaires ».
20 En dehors d’une couche sociale très déclassée dite « du quart monde » qui ne déclare
pas de revenus et dont la catégorie est difficile à cerner, le critère du revenu permet de
distinguer trois classes :
a. une classe supérieure fortunée constituée par environ 1 % des ménages payant en moyenne
50 000 € d’IRPP par an ;
b. une classe moyenne stricto sensu (au singulier) constituée par 45 % des ménages, imposés à
hauteur de 2 200 € en moyenne ;
c. une troisième catégorie, 54 % des ménages, non imposés au titre de l’IRPP, qui constitue ce
qu’on appelait naguère « les classes laborieuses », voire « le prolétariat », salariés agricoles
et de l’industrie mais aussi employés des services4.
21 Comme on va le voir dans la section suivante, l’expression classes moyennes (au pluriel)
inclut désormais cette dernière catégorie. En fait, elle couvre comme une classe unique la
totalité du champ social à l’exception de ses extrémités qui ne comptent que quelques
pourcents de la population : personnes désocialisées d’un côté et grandes fortunes de
l’autre5.
22 Dans Les Classes moyennes – volume n° 3 982 de la collection « Que sais-je ? » paru en
2013 –, Julien Damon, spécialiste incontesté du sujet, compte moins de 5 dépêches AFP
par an titrées en « classes moyennes » avant 2000, 15 en 2006, 30 en 2009, plus de 60 en
2012 – une progression logarithmique. La consultation en ligne des quotidiens Le Monde,
Le Figaro, Libération, Les Échos ou La Tribune, celle des hebdomadaires Marianne, Le Point,
L’Express et Le Nouvel Observateur fait apparaitre un emploi quotidien de « classes
moyennes », à la fois objet d’enquête et sujet de l’Histoire.
23 Les exemples qui suivent (section 2) montrent que la confusion entre les classes
moyennes et la population en général pénètre le corps social et l’« opinion publique »
avec toute la puissance du fait accompli ou des choses comme elles sont. Pour ce qu’il
est désormais convenu d’appeler une « sociologie de presse » (Chauvel, 2014), il n’existe
plus de lutte des classes puisqu’il n’existe plus de classes, mais uniquement des
situations sociales individuelles ou catégorielles mal définies, déconstruites, et
finalement anomiques.
24 Cette situation pose au linguiste deux questions liées : 1) la première est de comprendre
comment s’est produite cette absorption improbable, sachant que dans le système
terminologique remis en cause, les notions de « classe ouvrière » et de « classe
moyenne » se définissaient par leur incompatibilité ; 2) la seconde est de comprendre
comment les mots peuvent à ce point non pas valoir pour les choses, mais tromper à leur
sujet.
singulier émerge comme par génération spontanée de classes laborieuses qui restent
innommées :
(11) « [Afrique] … la Chine notamment, cherche depuis plusieurs années à s’y placer
en première ligne, pour répondre à la demande d’une classe moyenne qui
représentera dans les prochaines années entre 300 et 500 millions de
consommateurs, a souligné le ministre français des Finances Michel Sapin… » (Le
Figaro, 15/07/14, « Création d’une fondation franco-africaine »).
(12) « [Chine] D’autre part, faire émerger une classe moyenne permettant d’accroître
la demande intérieure. En Chine, la consommation domestique a compté pour plus
de la moitié du PIB au cours du premier semestre… » (Le Monde, 06/08/14, « La
Chine relève le salaire minimum pour dynamiser la consommation »).
(13) « [Iran] Cette dernière opération militaire israélienne a suscité une vague
inédite de solidarité avec les Palestiniens parmi des Iraniens issus majoritairement
de la classe moyenne, éduqués et connectés à Internet… » (Le Monde, 11/08/14, « Les
opposants iraniens affichent désormais leur solidarité avec les Palestiniens »).
(14) « [Turquie] Une politique forte du service public a élargi le terrain d’action de
la classe moyenne du secteur de la santé au secteur des transports et de la
technologie, tout en augmentant la qualité de vie et le climat de confiance » (Le
Monde, 11/08/14, « Erdogan, une “machine” à gagner les élections »).
(15) « [Corée du Sud] Tout semblait réussir : technologies vertes, villes
intelligentes… Mais la “démocratie économique” n’était pas au rendez-vous ; la
cohésion sociale s’effritait et la classe moyenne perdait ses illusions sur les bienfaits
de l’expansion » (Le Monde, 13/08/14, « Le pape François va découvrir une Corée du
Sud en plein doute »).
(16) « [Russie] La nouvelle classe moyenne supérieure, habituée à acheter des fromages
français, des glaces italiennes, des biscuits belges ou de la viande australienne dans
de luxueux supermarchés, devra s’adapter » (Le Monde, 12/08/14, « La popularité de
Vladimir Poutine à l’épreuve de l’embargo russe »).
(17) « [Chine] … l’avènement de la classe moyenne supérieure chinoise comme force
financière sur les marchés occidentaux, boostée par un taux de change du dollar
favorable au yuan, capable de payer entièrement en cash, et particulièrement
attirée par Los Angeles, San Francisco, Las Vegas, Seattle et Manhattan… » (Le
Figaro, 30/07/14, « États-Unis : les riches Chinois dopent un marché immobilier
convalescent »).
37 L’opposition entre d’un côté les classes moyennes (au pluriel, exemples 1 à 10) des pays
avancés et de l’autre la classe moyenne (y compris supérieure, au singulier, exemples 11 à
17) des pays émergents s’explique aisément : pour la sociologie de presse, il n’existe de
classe ouvrière et de prolétariat rural que dans les pays nouvellement industrialisés :
ces pays sont en développement parce qu’ils ont des prolétariats ruraux et ouvriers. Il
n’y a donc une classe moyenne sui generis que dans les pays où existent aussi une classe
ouvrière et une paysannerie.
38 Le recentrage des économies développées sur les services dont les emplois sont
considérés comme relevant d’un statut social de type moyen (comme si tertiaire
signifiait intermédiaire) permet de définir les pays les plus avancés comme des
populations de classes moyennes. Une exception à cette opposition systématique entre
singulier et pluriel vient dans l’exemple qui suit :
(18) « ”Le pouvoir d’achat des classes moyennes n’a cessé de baisser depuis deux ans”,
a indiqué la numéro un du syndicat des cadres lors d’une conférence de presse. […]
“La CFE-CGC [Confédération française de l’encadrement-Confédération générale des
cadres] réclame plusieurs mesures en faveur de la classe moyenne, dont la baisse de
la fiscalité sur la participation et l’intéressement et le retour du forfait social à 8 %
au lieu de 20 % » (Le Figaro, 03/07/14, « Conférence sociale : CFE-CGC participe »).
39 Pour Carole Couvert, présidente de la CFE-CGC, syndicat voué à la défense des intérêts
des cadres, ceux-ci sont les seuls à constituer « la classe moyenne » authentique, au
singulier, c’est-à-dire au sens où l’entend la sociologie historique 8.
40 Je citerai J. Lojkine (2012) pour conclure à ma place ce premier examen :
« La classe moyenne, c’est l’anticlasse, la classe qui ne s’oppose à aucune autre
parce qu’elle est censée les absorber toutes. […] En période de crise, la classe
moyenne devient synonyme de société des “inclus” opposés aux “exclus”, substitut
du clivage de classe : la classe moyenne devient alors le porte-drapeau des salariés à
statut enfermés dans leurs ghettos de “riches”, entourés par la masse anonyme des
“sans” : sans-papiers, sans-travail, sans-domicile, sans-patrie. »
41 Et plus loin :
« La crise […] a fait éclater ce faux concept en révélant les formes nouvelles des
rapports de classes. La “classe moyenne” cache en réalité un conflit majeur entre
des fractions prolétarisées du salariat intellectuel et une fraction ultraminoritaire
des cadres dirigeants […]. Chômage, précarisation, paupérisation […] dessinent des
formes nouvelles de prolétarisation [qui] pour autant [ne s’identifient pas] au
prolétariat ouvrier. »
davantage d’ordre culturel et social qu’économique, car tous trois vont de pair et se
surdéterminent mutuellement.
50 Certes, la composition de la société, en France, a beaucoup changé depuis le début ou
même le milieu du XXe siècle, et avec elle la stratification des statuts : la paysannerie a
pratiquement disparu et le salariat industriel, victime de la redistribution mondiale du
travail, suit la même voie. Le développement des services et la féminisation du travail
ont partiellement compensé la désindustrialisation de l’activité, entrainant
l’augmentation du nombre de « travailleurs pauvres » et « précaires » dont le destin
(gagner moins qu’il n’est nécessaire pour vivre et élever dignement ses enfants) est
tout à fait comparable à celui du prolétariat d’autrefois.
51 On ne peut pas ne pas citer à ce sujet le rapport du député socialiste O. Ferrand
(président de Terra Nova, décédé le 30 juin 2012) prônant en substance l’abandon des
classes populaires par le Parti socialiste10. La synthèse de ce rapport commence par
décrire la France d’hier et d’aujourd’hui :
« La coalition historique qui a porté la gauche depuis près d’un siècle, fondée sur la
classe ouvrière, est en déclin. C’est vrai en France, comme dans le reste de l’Europe
et aux États-Unis. Depuis le Front populaire en 1936, la gauche en France (socialiste,
mais surtout communiste) a accompagné la montée en puissance du monde ouvrier.
La victoire de François Mitterrand à l’élection présidentielle de 1981 leur est
intimement liée : la classe ouvrière est à son apogée démographique (37 % de la
population active) et vote massivement à gauche […]. Autour de ce cœur ouvrier
s’est constituée une coalition de classe : les classes populaires (ouvriers, employés)
et les catégories intermédiaires (les cadres moyens). »
52 Ce discours reprend la terminologie de l’époque prétendument révolue où elle avait
cours : classe ouvrière, monde ouvrier, classe ouvrière de nouveau, cœur ouvrier, coalition de
classe, classes populaires. Puis vient l’amorce de ce qui va prendre la relève : catégories (et
non plus classes) intermédiaires et cadres moyens.
53 La suite décrit le « rétrécissement démographique de la classe ouvrière » qui tombe à
13 % dans l’industrie, accompagnant l’effondrement (moins 40 %) du « socle électoral »
de la gauche, phénomène amplifié par la dévitalisation du sentiment de classe en raison
de la recomposition du monde du travail au profit des ouvriers qualifiés et des salariés
du tertiaire « qui se reconnaissent davantage dans les classes moyennes » où le rapport
au travail est de type individualiste et gomme la conscience de classe.
54 « Comment la classe ouvrière a-t-elle pu disparaître depuis les années Mitterrand ? » se
demandent O. Ferrand et al. (ibid.). La question présuppose cette disparition, et
l’explication qu’ils en donnent est d’ordre culturel : la génération de 1968 a entrainé la
gauche vers les questions de société, la liberté sexuelle, la contraception, l’avortement,
l’émancipation des femmes, la tolérance, l’ouverture aux différences, une attitude
favorable aux immigrés, à l’islam, à l’homosexualité, la solidarité avec les démunis. Les
ouvriers ont fait le chemin inverse en adhérant aux valeurs traditionnelles « petite-
bourgeoises ». La rupture aurait été accentuée par la « tertiarisation » de l’économie
qui a entrainé le déclin de la classe ouvrière de pair avec la précarisation du travail, la
perte de l’identité collective, de la solidarité et de la fierté de classe, la relégation dans
les quartiers, créant des réactions contre les immigrés, les assistés, la perte des valeurs
morales et les désordres de la société contemporaine :
« Les déterminants économiques perdent de leur prégnance et ce sont les
déterminants culturels, renforcés par la crise économique, “hystérisés” par
Conclusion
66 Pour conclure, on ne peut qu’être frappé par l’aspect unanime des glissements
sémantiques opérés par le discours des médias. Comme si les journalistes s’étaient
« donné le mot ». Ou comme si la contrefaçon terminologique avait envahi le marché
linguistique au point de remplacer les mots justes par des copies, par des mots faux.
Comme disait Thomas Gresham, « la mauvaise monnaie chasse la bonne ». Mais qui
peut se vanter de posséder les « bons mots », les « mots justes » ? Et quelle est la
moralité, ou la morale, de cette histoire ? En fait, il n’y en a pas, du moins pas au plan
linguistique, même s’il y en a une au plan politique. Le plan linguistique – langagier ou
sémiotique – n’est pas politiquement neutre, mais divisé par les intérêts de classe. En
particulier, la terminologie du champ social est traversée par un conflit opposant les
intérêts contradictoires qui sont à la fois la cause et l’effet de mutations sociales
survenant dans la distribution et l’organisation du travail. Longtemps protégées de la
rapacité du capital par le programme du Conseil national de la Résistance, les classes
populaires et les classes moyennes françaises voient aujourd’hui leur sort aligné sur la
moyenne des situations qui leur sont faites dans les pays les plus avancés. Dans cette
conjoncture, la réalité s’appuie idéologiquement sur le langage pour, sans
considération de moralité, ni d’immoralité non plus, faire évoluer les choses dans le
sens des intérêts dominants. Comme l’a dit Warren Buffett (voir l’épigraphe de cet
article), « il y a une lutte des classes, c’est sûr, et c’est ma classe, la classe des riches, qui
fait cette guerre, et c’est nous qui sommes en train de la gagner ». C’est à voir. Demain
n’est pas écrit.
BIBLIOGRAPHIE
BONNAFOUS, S. (1991) : L’Immigration prise aux mots. Les immigrés dans la presse au tournant des années
80, Paris, Kimé.
— 1999, « La médiatisation de la question immigrée : état des recherches », Études de
communication, 22, « La médiatisation des problèmes publics ».
DAMON, J. (2013) : Les Classes moyennes, Paris, Presses universitaires de France (coll. « Que sais-
je ? »).
DELHOMMAIS, P.-A. (2013) : « L’été des classes moyennes », Le Point, 25 juil. (en ligne : http://
www.lepoint.fr/editos-du-point/pierre-antoine-delhommais/l-ete-des-classes-
moyennes-25-07-2013-1708110_493.php, consulté le 15/08/14).
FERRAND, O., JEANBART, B. & PRUDENT, R. (2011) : Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?, rapport,
Paris, Terra Nova (en ligne : http://www.tnova.fr/sites/default/files/
Rapport%20Terra%20Nova%20Strat%C3%A9gie%20%C3%A9lectorale.pdf, consulté le 15/08/14).
GORZ, A. (1983 [1980]) : Adieux au prolétariat, rééd. augmentée, Paris, Éd. Le Seuil.
GRAEBER, D. (2014) : Comme si nous étions déjà libres, Montréal, Lux Éd.
GUILHAUMOU, J. (1992) : « Simone BONNAFOUS, L’Immigration prise aux mots. Les immigrés dans la
presse au tournant des années 80 », Histoire & Mesure, 3, vol. 7, p. 349-350.
JACOBY, R. (2014) : « Thomas Piketty ou le pari d’un capitalisme à visage humain », Le Monde
diplomatique, 725, aout.
KLEMPERER, V. (1996) : Lingua Tertii Imperii, la langue du Troisième Reich, Paris, A. Michel.
MISCHI, J. (2014) : Le Communisme désarmé. Le PCF et les classes populaires depuis les années 1970,
Marseille, Agone.
PAVEAU, M.-A. (2013) : Langage et Morale. Une éthique des vertus discursives, Limoges, Lambert-Lucas.
PRESSMAN, S. (2007) : « The Decline of the Middle Class : An International Perspective », Journal of
Economic Issues, vol. 41, p. 181-200.
QUÉNOT-SUAREZ, H. (2013) : Alternatives internationales, hors-série, « L’Afrique qui bouge » (en ligne :
http://www.alternatives-internationales.fr/les-classes-moyennes-la-
ramenent_fr_art_1216_63860.html, consulté le 15/08/14).
ROTHÉ, B. (2013b) : De l’abandon au mépris. Comment le PS a tourné le dos à la classe ouvrière, Paris,
Éd. Le Seuil.
— (2013b) : « PS et ouvriers : “On est passé de l'abandon au mépris” », interview par Dominique
Albertini, Libération, 11/01/13 (en ligne : http://www.liberation.fr/economie/2013/01/11/ps-et-
ouvriers-on-est-passe-de-l-abandon-au-mepris_873050, consulté le 15/08/14).
SALMON, C. (2007) : Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, Éd. La
Découverte.
WEINRICH, H. (2014 [1966]) : Linguistique du mensonge [Linguistik der Lüge], trad. de l’allemand,
Limoges, Lambert-Lucas.
NOTES
1. En ligne : http://www.acrimed.org/article1688.html, consulté le 15/08/14.
2. En ligne : http://www.ipsos.fr/decrypter-societe/2014-01-21-nouvelles-fractures-francaises-
resultats-et-analyse-l-enquete-ipsos-steria, consulté le 15/08/14.
3. L’École de Chicago est un groupe informel d’économistes libéraux généralement associés à
Milton Friedman, à la théorie néoclassique des prix, au libre marché, au monétarisme, à une
économie de l’offre opposée au fordisme et au keynésianisme (économie de la demande). Ce nom
vient du département d’économie de l’université de Chicago dont la majorité des professeurs
étaient membres de cette école. Elle rejoint l’École autrichienne de Friedrich Hayek pour qui la
meilleure garantie de maintien d’une société civilisée réside dans un « ordre spontané »
d’interaction qui seul permet « la mise en ordre de l’inconnu ». D’après Hayek, tenter d’imposer
un ordre planifié par un petit nombre ne peut que détruire la responsabilité nécessaire à la
régulation de l’ordre social. En d’autres termes, moins l’État intervient, mieux l’économie et la
société se portent.
4. Toujours en 2011, le revenu annuel moyen des 10 % des déclarants les moins favorisés était de
8 000 € (667 € par mois), tandis que celui des 10 % les plus favorisés était de 58 700 € – un rapport
de 1 à 7,34.
5. Je laisse de côté quelque 3 % d’actifs agriculteurs à la composition de classe elle aussi très
contrastée, avec les petits paysans d’un côté et les grands céréaliers de l’autre, en passant par les
éleveurs, viticulteurs, horticulteurs, maraichers, producteurs de fruits et légumes, aux situations
diverses selon l’étendue et la productivité des terres exploitées.
6. Le revenu plafond de la PPE est de 1 462 € nets par mois et par personne, supérieur au salaire
minimum interprofessionnel de croissance (Smic) qui est de 1 129 € nets par mois (juillet 2014).
7. Selon Tite-Live, Histoire romaine, fable attribuée à Ésope racontée au peuple romain par
Agrippa Menenius, en 494 avant J.-C., lors de troubles sociaux qui opposèrent plébéiens et
patriciens : « Les membres du corps humain, voyant que l’estomac restait oisif, séparèrent leur
cause de la sienne, et lui refusèrent leur office. Mais cette conspiration les fit bientôt tomber eux-
mêmes en langueur ; ils comprirent alors que l’estomac distribuait à chacun d’eux la nourriture
qu’il avait reçue, et rentrèrent en grâce avec lui. Ainsi le sénat et le peuple, qui sont comme un
seul corps, périssent par la désunion, et vivent pleins de force par la concorde ».
8. Je relève encore ceci dans Le Point, qui confirme la spécialisation du singulier dans le sens
marxiste du terme : « Au Brésil, depuis dix ans, près de 40 millions de personnes ont rejoint la
classe moyenne, qui représente désormais 52 % de la population totale. Inexistante il y a vingt
ans, la classe moyenne chinoise est aujourd’hui estimée à 157 millions » (Delhommais, 2013).
9. Selon L. Chauvel (2014) citant J. Damon (2013), les classes moyennes françaises sont elles-
mêmes désormais « tirées vers le bas » par le déclassement scolaire, la précarité de l’emploi, la
stagnation des salaires et la crise du logement. Selon les mêmes auteurs, la classe moyenne
américaine « rétrécit » (on parle à son sujet de « shrinking middle class »), passant de 37 % des
ménages en 1974 à 30 % en 2005, 28 % en 2010 ; son revenu global est tombé de 60 % à 45 % du PIB
entre 1970 et 2010. Le renforcement des écarts de revenu et de bien-être entre les plus pauvres et
les plus riches entraine une repolarisation (dualisation) de la société.
10. Mis en ligne en 2012 sur le site de Terra Nova. Voir aussi la réponse de B. Rothé (2013a,
2013b). B. Rothé note entre autres que le mot ouvrier ne compte que 15 occurrences dans les
motions finales du dernier congrès du Parti socialiste.
11. Le Rapport Ipsos/Steria déjà cité dans mon introduction confirme cette situation : « Pour
68 % (+ 7) [en janvier 2014 par rapport à janvier 1973] des cadres, la mondialisation est une
opportunité alors qu’elle est perçue comme une menace par 74 % (+ 4) des ouvriers. De même,
pour près de trois cadres sur quatre (72 %, + 16), la France doit s’ouvrir davantage au monde
d’aujourd’hui alors que 75 % (+ 13) des ouvriers pensent qu’elle doit s’en protéger. La coupure
avec le politique est encore plus nette dans les classes populaires. 87 % des ouvriers pensent que
le système démocratique fonctionne mal et que leurs idées ne sont pas bien représentées (+ 8),
alors que cette idée est stable chez les cadres à 65 % (+ 1). La demande d’autorité est beaucoup
plus forte chez les ouvriers : 64 % sont favorables au rétablissement de la peine de mort (contre
26 % des cadres). À noter également que 74 % des ouvriers estiment qu’on ne se sent plus chez soi
comme avant (+ 7, contre 38 %, - 12 chez les cadres) et que pour 39 %, les immigrés qui s’installent
en France prennent le travail des Français (+ 7, contre 9 % - 3 chez les cadres). »
12. Les professions intermédiaires représentent 23 % de l’électorat total, contre 15 % pour les
classes moyennes supérieures.
RÉSUMÉS
Depuis les années 1980, l’École de Chicago inspire des politiques économiques qui ont discrédité
la sociologie des classes sociales et des luttes de classes au profit de la collaboration entre
catégories et groupes définis par le niveau de revenu. Le syntagme « classe ouvrière » a été
remplacé par « classes moyennes » dans le discours des médias. Parallèlement, l’assimilation de
la classe ouvrière à ce qui n’est pas « les classes moyennes blanches » ainsi que le rejet des
immigrés et des enfants d’immigrés ont déplacé les luttes sociales vers les conflits ethniques
(émeutes en banlieues, vocations djihadistes). Cette étude critique de lexicologie sociale montre
comment les médias français, propriétés de grands groupes financiers, présentent une vision
erronée des réalités sociales et contribuent à dépolitiser l’opinion publique sans égard pour
l’éthique qui devrait fonder la vie démocratique du pays.
Since 1980, the Chicago school economics is inspiring policies that discredit the social classes and
social struggles sociology for the benefit of collaboration between income-defined categories or
groups. The words “working class” have been replaced by “middle classes” in massmedia
discourse. At the same time, the assimilation of the working class with what is not White middle
classes and the rejection of migrant workers and their sons moved social struggles into ethnic
struggles (suburbs riots, djihadist vocations). This critical study in social lexicology shows how
the French press, controlled by big bankers, is lying about social realities and contribute to
depoliticize the country with no regards for ethics on which the democratic life should be based.
INDEX
Mots-clés : classe ouvrière, prolétariat, classe sociale, catégorie sociale, classes populaires,
petite-bourgeoisie, bourgeoisie, travailleurs, travailleurs immigrés, clandestins sans-papiers,
sociologie de Chicago, sociologie de presse, luttes sociales, luttes ethniques
Keywords : working class, proletariat, social class, social category, popular classes, middle-class,
lower and upper middle class, bourgeoisie, workers, migrant workers, illegal workers, Chicago
school sociology, journalistic sociology, social struggles, ethnic struggles
AUTEUR
MARC ARABYAN
CeReS (EA 3648), Université de Limoges
Ouverture finale
Roselyne Koren
stimulent, construisent son identité et guident ses actes de parole, lieux où il peut aussi
énoncer ses dilemmes existentiels et où il justifie ses choix face à l’Autre du discours. La
prise en compte de l’altérité est en effet l’un des traits intrinsèques de tout
questionnement éthique. L’allocutaire joue alors un rôle essentiel : il remplit une
fonction critique ; la rationalité des dires de l’un dépend certes tout d’abord de la
justification de ses arguments, mais aussi de l’assentiment de l’Autre, son alter ego,
mais aussi son juge.
4 Ce questionnement éthique est aussi celui du chercheur, analyste de corpus
authentiques où il peut y avoir manipulation de l’opinion d’autrui, mauvaise foi
argumentative, diabolisation, incitation à la haine ou à la discrimination de l’Autre,
argumentation idéologique mortifère, dénégation de toute forme de responsabilité. Il
s’agira alors de justifier mes réponses aux questions suivantes : le chercheur se doit-il
de rester neutre en permanence, quel que soit son corpus, ou est-il possible et même
parfois nécessaire de franchir la ligne rouge entre neutralité et prise de position
évaluative ? Bref, la neutralité absolue est-elle valide en permanence ? Garantit-elle
automatiquement l’accès à la totalité du savoir à construire ? L’éthique du chercheur a
donc ici tout d’abord la réflexivité pour condition de possibilité ; rationalité et
autocritique sont alors, comme l’affirme O. Reboul (1980 : 197), étroitement liées.
5 Le parcours épistémique que je vais tenter de reconstituer a pour origine la décision
d’explorer « les espaces discursifs » que C. Kerbrat-Orecchioni (1981 : 63) qualifie de
« marécages » du fait qu’« il est bien difficile d’opérer des tracés de frontière (entre le
normal et le déviant, le légal et le fautif, l’honnête et le malhonnête) ». Mais elle ajoute :
« Si les incertitudes du langage » et « le caractère précaire et fluctuant de la norme
argumentative » sont « responsables de ces difficultés, elles fondent en même temps la
possibilité d’exercice de la mauvaise – donc de la bonne – foi ». Ce parcours
comprendra les étapes suivantes1 : problématisation de la question de l’objectivité et
donc de la prise de position dans le langage, mise en question de l’identité du sujet du
discours puis exploration de la prise en charge du vrai référentiel et du juste ou du
bien ; proposition de réajustement de l’éthique du chercheur en sciences du langage. Ce
qui relie ces diverses questions entre elles, c’est leur successivité chronologique, mais
surtout le fait que chacune d’elles se définit par rapport à un acte commun : l’acte de
juger entendu ici comme évaluer, hiérarchiser, trancher et justifier et non pas comme
dresser un réquisitoire ; or cet acte est perçu et présenté, dans la majorité des discours
épistémiques en sciences du langage en France, comme un acte suspect, comme une
menace pour une éthique souhaitant accorder une place primordiale à un
« rationalisme égalitaire » (Perelman, 1989 : 202). Derrière la décision de se prononcer
pour ou contre, de valoriser ou de dévaloriser, bref de prendre clairement position –
décision dont la rationalité n’irait pas de soi –, se profileraient presque
automatiquement les spectres de l’esprit partisan, de la partialité, de l’idéologie
militante et de la prescription moralisatrice. Tout se passe comme si le fait même de
prendre la prise de position axiologique pour objet risquait de compromettre la
scientificité et la rationalité de la recherche. On essaiera ici au contraire de justifier la
décision de problématiser et de réduire cette défiance et de démontrer que l’acte de
juger peut être un acte rationnel aussi valide et vital que celui d’informer et de
représenter les réalités de l’environnement telles quelles. En résumé, l’enjeu épistémique
de ces pérégrinations est le parcours d’une recherche ayant tenté de revisiter la
question de la rationalité et de la légitimité du jugement de valeur et de ses
plus lire désormais un énoncé comme « la crise exige » ou « c’était une évidence déjà
c’est un fait établi désormais » (Koren, 2004b) sans y voir ce que la sacralisation de la
vérité référentielle fait au discours : favoriser la tentative de domination de l’Autre, la
volonté d’avoir raison de son éventuelle résistance au lieu de tenter de négocier la
distance qui les sépare.
15 La NR m’a également permis, d’autre part, de revisiter la question de la définition de la
notion de « fait » dans la vie politique et sociale ainsi que la distinction entre
« impartialité » et « objectivité ». Le « poids des faits », argument particulièrement cher
aux journalistes réalistes ou aux positivistes qui y voient un argument apte à
discréditer à priori toute velléité d’indépendance ou de contestation, y est déstabilisé
par l’argumentation suivante : les auteurs du Traité (Perelman, Olbrechts-Tyteca, 1983 :
89-90) se refusent purement et simplement à donner une définition intrinsèque de la
notion de fait. Celui-ci n’aurait pas d’existence à priori dans le champ de
l’argumentation ; il prendrait corps dans la discussion entre argumentateurs s’ils
parviennent à négocier un accord. Aucun fait ne peut être asserté de façon absolue s’il
est contesté par une partie de l’auditoire. C’est par ailleurs dans un développement
intitulé « Argumentation et engagement » (ibid. : 78-83) que C. Perelman et L.
Olbrechts-Tyteca proposent de revisiter la question de la neutralité et de distinguer
entre « impartialité » et « objectivité » afin de définir la fonction du médiateur invité à
juger les acteurs d’un conflit. La qualité majeure du tiers médiateur n’est pas à leurs
yeux l’objectivité, car cela signifierait qu’il ne partage pas les valeurs de la collectivité
qui l’a choisi et n’en est pas « solidaire ». Il se doit par contre d’être impartial lors d’un
recensement initial, heuristique et pluraliste des points de vue. Il doit y avoir alors et
seulement alors suspension de toute forme de jugement – soit « impartialité ». Ce
dernier revient cependant en force à l’étape suivante où le médiateur se doit de
trancher dans le cadre d’une éthique de responsabilité où l’action est une valeur
fondamentale. Les questions de l’objectivité et de la subjectivité ne peuvent plus être
pensées de ce fait au prisme du rationalisme cartésien et du modèle épistémique de la
démonstration scientifique ; elles doivent être « repensées » et « réinterprétées »
« pour qu’elles puissent avoir un sens dans une conception “pratique” de
l’argumentation qui « se refuse à séparer une affirmation, de la personne de celui qui la
pose » (78) et en assume la responsabilité énonciative.
16 La critique perelmanienne de la raison théorique cartésienne et de la conception de la
connaissance qui en découle m’a enfin permis de comprendre pourquoi l’objectivité
absolue est sémiotisée dans l’écriture de presse et dans tout autre discours où elle est
mise en œuvre, par un mouvement de balancier soit par l’oscillation binaire descriptive
entre deux pôles antithétiques : le pour et le contre, le noir et le blanc, l’apologie sur la
page de gauche et la dénonciation sur celle de droite (voir Koren, 2001 : 181). Il
existerait un rapport de cause à effet entre la conviction que l’accès à la vérité
référentielle dépend de la contemplation collective d’évidences existant à priori et la
délégitimation du jugement de valeur, perçu comme un obstacle entravant la
réalisation de ce type de consensus. L’oscillation « rationaliste » « égalitaire »
(Perelman 1989 : 202) entre un discours et son contrediscours constituerait de ce fait le
degré ultime de l’équité. Ce raisonnement m’a permis de comprendre pourquoi le
terroriste pouvait être présenté dans le même article, simultanément, comme un
« résistant » héroïque et un criminel (Koren, 1996 : 259-267 ; 2006a : 101-104) et donc
donner lieu à des actes de nomination antithétiques concomitants. Il m’a aussi permis
de comprendre cet extrait paradoxal du numéro spécial consacré par Libération à la
( j’emprunte ce qualificatif à Paveau, 2013) que celui des jugements de fait des sciences
exactes ; le sujet est parfaitement capable, à ses yeux, de justifier clairement,
consciemment et rigoureusement ses jugements de valeur ; la justification en
garantirait la rationalité et la validité.
20 Cette conception du sujet autonome et de ce fait responsable de ses mises en mots, en
dépit de multiples contraintes discursives, institutionnelles et sociales, sujet
indissociable de son alter ego comme le « je » et le « tu » de la linguistique énonciative
d’É. Benveniste, m’a permis de comprendre la révolution rhétorique effectuée dans
l’écriture de presse mise au net : le retour en force d’une subjectivité décomplexée, la
revalorisation et la déculpabilisation de l’acte de juger et de prendre position. De
longues années de sacralisation de l’objectivité, la dénégation de la responsabilité
énonciative, la passivité de l’auditoire, la posture en surplomb du journaliste, porte-
parole de l’opinion publique, plus proche des institutions que de ses lecteurs ont joué et
jouent toujours encore un rôle central dans le conflit de légitimité entre « anciens » et
« nouveaux » médias (Koren, 2013a ).
De la théorie à la pratique
23 Le moment est venu de mettre brièvement ce parcours à l’épreuve de l’analyse de
pratiques argumentatives et discursives6. Je me limite à l’analyse de quelques extraits
d’un exemple type publié sur le net par l’association Acrimed (Action Critique Médias)
afin de ne pas dépasser les limites de l’article. L’analyse critique, au ras des mots, de
discours médiatiques au service des institutions politiques est l’une des activités
majeures de cette association de la société civile. Ce texte de cinq pages s’intitule « Fort
avec le faible, faible avec le fort : l’anticonformisme de la revue Médias » et
problématise la question de « la liberté de dire ». Je me limiterai au commentaire de
quelques énoncés représentatifs des lieux discursifs de l’émergence de prises de
position évaluatives et des procédures rhétoriques qui y sont observables. L’éthique du
discours perelmanienne y contribue à une compréhension approfondie de la rhétorique
argumentative et figurale mise en œuvre. Je rendrai donc compte de l’intrication
discursive de la prise en charge du vrai et du bien, intrication démentant les thèses qui
les soumettent à une dissociation dichotomique, et j’analyserai la mise en cause par
Acrimed d’oscillations binaires et de leur caractère statique incitant à l’inaction. Je
rendrai enfin également compte de l’argumentativité de l’acte de nommer,
appréhendée au prisme d’opérations de recadrage métadiscursives ayant la
justification d’un point de vue critique pour enjeu. La rationalité de l’argumentaire
d’Acrimed est construite progressivement par son caractère explicite et par une
adresse directe et constante à l’auditoire invité à juger de la pertinence d’explications,
de justifications et de jugements de valeur en interaction. La thèse de l’unification des
position éthique. La « vraie » « liberté de dire » ne saurait donc être confondue avec
la « stratégie rhétorique » fallacieuse à laquelle recourt la revue critiquée : inverser la
réalité et les apparences, « faire apparaître les rapports de domination la tête en bas ».
Cette stratégie présenterait les « pauvres », les « femmes », les « noirs », les « Arabes »,
les « Juifs », les « homosexuels », les « handicapés » soient les « dominés » d’hier
comme les nouveaux « dominants » faisant subir leurs « foudres » aux « riches »,
aux» hommes », aux « blancs », aux « hétérosexuels », aux « bien-portants ». Bref, le
travail critique de recadrage de l’acte de nommer « l’anticonformisme de la revue
Médias » a pour but de justifier et de faire partager une procédure d’évaluation et de
réfutation réellement émancipatrice, à la croisée du jugement de vérité et du jugement
de valeur. « La critique du “politiquement correct” », qui se donne dans la revue Médias
pour un « manifeste » défendant « la liberté de dire », aurait en fait pour enjeu à
contrario de « disqualifier préventivement les mobilisations » visant à déstabiliser et à
compromettre la domination du pouvoir exécutif et des discours institutionnels. Ce que
la NR permet d’ explorer en l’occurrence, c’est le cas de l’intrication de deux types de
jugements soit de l’unification de deux régimes de rationalité différents, certes, mais
tout aussi nécessaires et valides l’un que l’autre. Elle permet également de discerner
sous les apparences de la défense de la liberté de pensée, les réalités idéologiques
masquées de l’acte de donner à des opinions inéluctablement discutables, les
apparences de l’évidence irréfutable (Koren, 2011a).
valide aux yeux d’un chercheur tenant à rester neutre consiste, dans le cas de
l’amalgame, à renoncer à démontrer, par exemple, comment l’analogie, type
d’argument heuristique soulignant un rapport similaire de type A est à B ce que C est à
D, se transforme, du fait d’une assimilation fallacieuse AB = CD, en assimilation totale
présentée comme une évidence irréfutable. Le chercheur observateur se contentera, en
l’occurrence, de décrire un échange polémique entre deux adversaires, où le recours à
l’« amalgame » permet à l’un des actants de disqualifier son interlocuteur, suscitant de
ce fait la révolte de sa cible. Ce type de protestation profane constitue alors
l’attestation de la nature fallacieuse de l’amalgame, sans que le chercheur ait eu à se
prononcer. La mauvaise foi argumentative n’est pas, à mes yeux, un mirage ni une
simple question de gout ou de réception ; les conséquences de l’ énonciation d’un
amalgame risquent, par exemple, dans le cas du terrorisme et des conflits armés, de
légitimer à priori la destruction physique de la cible. L’amalgame avec l’un des
parangons actuels du mal – soit l’acte de nomination consistant par exemple à qualifier
un adversaire politique de fasciste, de populiste ou de nazi – peut masquer une
incitation mortifère à la détestation. Il est donc nécessaire et légitime, dans ce cas, à
mes yeux, de problématiser la question de la responsabilité énonciative (Koren, 1996,
2006a) et des conséquences des qualifications énoncées dans les espaces publics. Il me
semble nécessaire, pour des raisons épistémiques et éthiques, que le chercheur
remplisse ici les fonctions d’analyste et d’acteur.
28 L’engagement éthique du chercheur, tel que mes pérégrinations m’ont conduite à
l’élaborer, doit à la conception perelmanienne de la justification les deux convictions
suivantes : 1) un jugement de valeur justifié explicitement et soumis à l’évaluation
critique de l’auditoire ne peut pas être prescriptif puisque ce dernier est libre, dans le
champ du vraisemblable, du raisonnable et du préférable, de ne pas s’aligner sur le
point de vue du proposant ; 2) la rationalité discursive axiologique existe, elle a ce type
de justification, de réflexivité et d’interdépendance pour condition de possibilité. Cette
conception de l’engagement éthique implique cependant que le chercheur veille à dire
explicitement quand il passe de la description à l’acte d’évaluer la rectitude de son
objet et quels sont les savoirs linguistiques, discursifs et argumentatifs avérés qu’il
active à cette fin.
29 Il pourra ainsi construire un savoir qui rende compte et de la prise en charge du vrai et
de celle du juste, de l’intégrité discursive comme de l’intégrité rhétorique sans porter
atteinte à la liberté de juger de ses pairs et de son auditoire. Si le vrai est une évidence à
accepter telle quelle, le faire croire vrai et le juste ou le bien en interaction dans le
système argumentatif du langage et du discours exigent un travail sysiphique
intersubjectif dont les fruits ne sont jamais définitifs ni ne peuvent être imposés à qui
que ce soit.
BIBLIOGRAPHIE
AMOSSY, R. & KOREN, R. (2010a) : « Argumentation et discours politique », Mots, 94, p. 13-21.
— (2010b) : « La “diabolisation” : un avatar du discours polémique au prisme des Présidentielles
de 2007 », Au corps du texte. Mélanges en l’honneur de Georges Molinié ,Paris, H. Champion,
p. 219-236.
ARENDT, H. (2005 [1964]) : Responsabilité et jugement, trad. de l’américain par J.-L. Fidel, Paris, Payot.
BOUDON, R. (1995) : Le juste et le vrai. Études sur l’objectivité des valeurs et de la connaissance, Paris,
Fayard.
DESCLÉS, J.-P. (2009) : « Prise en charge, engagement et désengagement », Langue française, 162,
p. 29-53.
JAMET, D. (2008) : « I have a dream » : ces discours qui ont changé le monde, Paris, Archipoche.
binaire », in : P. Bogaards, J. Rooryck, P. J. Smith & V. van Gelderen (éds), Quitte ou double sens.
Articles sur l’ambiguïté offerts à Ronald Landheer, Amsterdam, Rodopi, p. 177-200.
— (2002a) : « La “nouvelle rhétorique” : “technique“ et/ou “éthique” du discours : le cas de
l’engagement du chercheur », in : R. Koren & R. Amossy (éds), Après Perelman : quelles politiques
pour les nouvelles rhétoriques, Paris, Éd. L’Harmattan, p. 197-228.
— (2002b) : « Introduction », in : R. Koren & R. Amossy (éds), Après Perelman : quelles politiques pour
les nouvelles rhétoriques, Paris, Éd. L’Harmattan, p. 9-21.
— (2003a) : « L’engagement de l’Un dans le regard de l’Autre : le point de vue d’une linguiste »,
Questions de communication, 4, p. 271-277.
— (2003b) : « Contribution à l’étude des enjeux de la rhétorique laconique : le cas des indications
chiffrées », Topique, 83/2, p. 111-124.
— (2004a) : « Stratégies et enjeux de la dépolitisation par le langage dans un corpus de presse
actuel » ,Recherches en communication, 20, p. 65-84.
— (2004b) : « Argumentation, enjeux et pratique de l’“engagement neutre” : le cas de l’écriture de
presse », Semen,17 , p. 19-40.
— (2005) : « Contribution à la régulation argumentative du différend politique : le flou
polysémique du concept de “terrorisme” est-il insoluble ? », in : P. Marillaud & R. Gauthier (éds),
Les rhétoriques politiques, Toulouse, CALS/CPST, Presses universitaires du Mirail, p. 255-270.
— (2006a) : « La responsabilité des Uns dans le regard des Autres : l’effacement énonciatif au
prisme de la prise de position argumentative », Semen, 22, p. 93-108.
—(2006b) : « Quels risques pour quelles prises de position “normatives” ? », Questions de
communication ,9, p. 195-205.
— (2008a) « “Éthique de conviction” et/ou ‘éthique de responsabilité’. Tenants et aboutissants du
concept de responsabilité collective dans le discours de trois quotidiens nationaux français »,
Questions de communication, 13, p. 25-45.
— (2008b) : « L’analyse du discours au prisme d’un questionnement éthique », Filologia e
Lingüística Portuguesa, 9, p. 251-278.
— (2008c) : « Pour une éthique du discours : prise de position et rationalité axiologique »,
Argumentation et Analyse du discours, 1 (en ligne : http://aad.revues.org/263).
— (2008d) : « Prises de position “normatives” et risques », in : B. Fleury & J. Walter (éds), Les
médias et le conflit israélo-palestinien. Feux et contre-feux de la critique, Metz, Presses de l’Université
Paul Verlaine-Metz, p. 83-95.
— (2009a) : « Can Perelman’s NR be viewed as an ethics of discourse ? », Argumentation, vol. 23,
p. 421-431.
— (2009b [2007]) : « Le récit de chiffres : enjeux argumentatifs de la “narrativisation” des chiffres
dans un corpus de presse contemporain », A contrario, 12, vol. 2, p. 66-84.
— 2010a. « “Littérature d’aveu” et prise en charge des valeurs dans Ennemis publics de Michel
Houellebecq et Bernard-Henri Lévy », Argumentation et Analyse du discours, 5 (en ligne : http://
aad.revues.org/1002).
— (2010b) : « Quand l’interdisciplinarité est “état d’esprit” critique et heuristique », Questions de
communication, 18, p. 159-170.
— (2011a) : « De la rationalité et\ou de l’irrationalité des polémiqueurs : certitudes et
incertitudes », Semen, 31, p. 81-95.
— (2011b) : « On axiological rationality », in : J. T. Gage (ed.), The Promise of Reason Studies in The
New Rhetoric, Carbondale, Southern Illinois University Press, p. 134-144.
— (2011c) : « La logique des valeurs selon Perelman et sa contribution à l’analyse du discours », in
: J. Guilhaumou & P. Schepens (éds), Matériaux philosophiques pour l’analyse du discours, Besançon,
Presses universitaires de Franche-Comté, p. 175-198.
— (2012) : « Langage et justification implicite de la violence : le cas de l’ “amalgame” », in : L.
Aubry & B. Turpin (éds), Victor Klemperer. Repenser le langage totalitaire, Paris, CNRS Éd., p. 93-105.
— (2013a) : « La critique des “anciens médias” “mise au Net” : un nouveau type d’argumentation
politique ? », Argumentation et Analyse du discours, 10 (en ligne : http://aad.revues.org/1463).
— (2013b) : « Introduction », Argumentation et Analyse du discours, 11, (en ligne : http://
aad.revues.org/1571).
— (2013c) : « Ni normatif ni militant : le cas de l’engagement éthique du chercheur »,
Argumentation et Analyse du discours, 11 (en ligne : http://aad.revues.org/1572).
— (2013d) : « Pour une éthique du discours : la prise en charge du vrai et du juste », in : C. Guérin,
G. Siouffi & S. Sorlin (éds), Le rapport éthique au discours, Berne, P. Lang, p. 39-63.
— (2015) : « Une instance à la croisée du discours et de l’éthique : le “surdestinataire” », in : J.
Angermuller & G. Philippe (éds), Analyse du discours et dispositifs d’énonciation. Autour des travaux de
Dominique Maingueneau, Limoges, Lambert-Lucas, p. 137-145.
— (à paraître) : « Contraintes et autonomie : de l’identité des sujets du discours et de
l’argumentation », in : Renaissances de la rhétorique. Perelman aujourd’hui, Montréal, Nota Bene.
LAKOFF, G. & JOHNSON, M. (1985 [1980]) : Les métaphores dans la vie quotidienne, trad. de l’américain,
Paris, Éd. de Minuit.
PALHETA, U. (2009) : « Fort avec le faible, faible avec le fort : l’anticonformisme de la revue Médias
», Acrimed, 4 aout (en ligne : http://www.acrimed.org/article3191.html#, consulté le 25/03/15).
PAVEAU, M.-A. (2013) : Langage et Morale. Une éthique des vertus discursives, Limoges, Lambert-Lucas.
RORTY, R. (1990 [1979]) : L’Homme spéculaire, trad. de l’anglais, Paris, Éd. Le Seuil.
WEBER, M. (1963 [1919]) : Le savant et le politique, trad. de l’allemand par J. Freund, Paris, Plon.
NOTES
1. Contrairement à ce qui me semble essentiel : passer systématiquement de la théorie à la
pratique, j’ai donné ici la primauté à la présentation et à la justification d’un parcours
épistémique théorique. Le lecteur trouvera cependant tout au long de l’article des références à
des travaux où sont analysés de nombreux exemples, mais aussi l’analyse plus détaillée d’un
exemple type.
2. Voir également R. Rorty (1990 : 181) : « connaître la vérité d’une proposition n’est rien d’autre
qu’être déterminé causalement par un objet à faire quelque chose. L’objet auquel se rapporte la
proposition impose la vérité de la proposition » ; on y « croirait parce que son objet nous “tient” ;
« des vérités nécessaires aussi paradigmatiques que le sont les axiomes de la géométrie sont
censées pouvoir se passer de justifications, arguments, ou de discussions ».
3. Il existe une convergence frappante entre la description que G. Lakoff et M. Johnson (1985 :
197-199) donnent du « mythe de l’objectivisme » et l’analyse perelmanienne d’une rhétorique
pseudo-objective.
4. Voir également au sujet de deux autres effets d’objectivité notoires auxquels l’écriture de
presse recourt fréquemment – la citation et la syntaxe paratactique – C. Perelman & L. Olbrechts-
Tyteca (ibid. : 427, 213).
5. Voir C. Perelman (1989 : 466) : L’argumentation « se lie aussi à une éthique » ; « dans une
argumentation, il tient à nous de peser avec la plus entière bonne foi les raisons pour et les
raisons contre, et, surtout, de nous faire de l’auditoire universel une idée aussi claire, aussi riche,
aussi nuancée que le permet le moment où nous vivons ».
6. Le lecteur désireux d’explorer ce passage de la théorie à la pratique dans une quantité de
travaux plus importante pourra les consulter dans les six catégories suivantes : 1) tenants et
aboutissants de la « prise en charge du vrai et du juste ou du bien » et donc de la responsabilité
énonciative du sujet qui prend position (Koren, 1997b, 2006a, 2008a, 2010a, 2011a, 2013d) ; 2) la
question de l’objectivité discursive (Koren, 1993,1996, 1997a, 1998, 2001, 2002a, 2003b, 2004b,
2009) ; 3) la négociation de valeurs dans les discours journalistiques ou politiques (Koren, 1991,
2005, 2004a, 2013a ; Amossy, Koren, 2010a) ; 4) violence verbale et argumentation (Koren, 1991,
1995, 1996, 2012 ; Amossy, Koren, 2010b) ; 5) lecture critique de la NR perelmanienne (Koren,
2002c, 2002a, 2011c, 2011a, 2009a, 2010b) ; 6) l’engagement éthique du chercheur (Koren, 2002a,
2003a, 2008d, 2013c).
RÉSUMÉS
Cette contribution a pour objet la reconstitution d’un parcours épistémologique personnel. Il
s’agit d’y présenter et d’y justifier les pérégrinations d’une linguiste, analyste du discours et de
l’argumentation, en territoire éthique. Et par territoire éthique on entendra espace de
délibération interactif où le sujet et son interlocuteur s’interrogent sur des questions
existentielles, sur ce qui fait sens pour eux, et tentent de vérifier la rationalité et la légitimité de
leurs dires respectifs au prisme du regard critique de l’Autre. Ce parcours a pour origine un
sentiment de manque dû au silence de la plupart des chercheurs en sciences du langage, en
France, sur la dimension axiologique des discours sociaux et sur une fonction fondamentale de
nos prises de parole : évaluer, juger, justifier nos prises de position et nos décisions. Ce silence a
suscité un désir personnel de contestation ayant pour fin de revaloriser le jugement de valeur. Il
s’agit de montrer que l’argumentation de valeurs autres que la vérité référentielle peut remplir
une fonction tout aussi fondamentale et rationnelle que le raisonnement more geometrico. Le
langage ne médiatise-t-il que des informations établissant des évidences ? Ne sert-il qu’à gérer
des rapports de domination et d’influence ? Seul compterait, éventuellement, dans une
perspective pragmatique, le « commitment to truth », ce qui ne résout pas la question de la
responsabilité énonciative du sujet énonçant explicitement ou implicitement des jugements sans
rapport avec le couple notionnel vrai/faux. Les étapes successives des pérégrinations analysées
dans cette contribution seront donc les suivantes : évocation de rencontres disciplinaires ou
interdisciplinaires avec des travaux de recherche, à rebours des doxas objectivistes (travaux de C.
Kerbrat-Orecchionni, de Ch. Perelman, d’O. Reboul, de R. Boudon, etc.). Ces travaux m’ont permis
de penser la dimension axiologique du langage et de formuler des hypothèses explicatives sur la
sacralisation du vrai et la méfiance frileuse à l’égard de tout ce qui touche de près ou de loin à la
mise en mots de valeurs autres que le vrai ; je problématiserai ensuite la question de l’objectivité,
mais aussi de la responsabilité dans le langage et j’explorerai l’intrication de la prise en charge du
vrai et du juste ou du bien dans le discours et donc de l’unification de deux régimes de rationalité
parfaitement compatibles dans le système du langage. Je passerai ensuite de la théorie à la
pratique afin de prouver l’existence de cette intrication dans la trame d’un texte publié sur le
net. Ce parcours s’achèvera néanmoins par la brève évocation d’une dernière pérégrination
consacrée à l’éthique du chercheur en sciences du langage et à la mise en question du dogme de
la neutralité : si le chercheur est inéluctablement comme tout locuteur un sujet d’énonciation,
peut-il et doit-il renoncer à toute forme de prise de position quel que soit son objet ? Un
engagement éthique épistémique est-il impossible ?
INDEX
Mots-clés : éthique, prise en charge, sciences du langage en France, logique des valeurs,
jugement de valeur, rationalité, engagement
Keywords : ethics, accountability, sciences of language in France, logic of values, value
judgment, rationality, commitment
AUTEUR
ROSELYNE KOREN
ADARR, Université Bar-Ilan
Varia
NOTE DE L'AUTEUR
NDLA : Cet article est une reprise partielle d’un texte initialement publié en ligne sur le
site des Cahiers Pédagogiques (en ligne : http://www.cahiers-pedagogiques.com/Des-
traditions-a-bousculer).
Avant-propos
Pourquoi réformer l’orthographe du français
simplifications de ce type ont été proposées dès les premières éditions de l’Académie au
XVIIe siècle, la plupart ayant été acceptées, par exemple :
• Suppression des lettres muettes : le ‘d’, le ‘b’ ou le ‘p’ dans adjouster, adveu, debvoir et
escripture…3, le ‘h’ dans autheur ou authorité…
• Simplification des lettres grecques : ‘ch’ (dans scolarité…), ‘ph’ (dans flegme…), ‘th’ (dans
détrôner…), et ‘y’ (dans ceci, ici, voici, asile, abîme, analise, paroxisme…).
• Remplacement de ‘oi’ par ‘ai’ (je chantai en français et non je chantoi en françois).
• Remplacement de la graphie ‘ign’ par ‘gn’, comme dans montagne (mais il restait oignon… au
moins officiellement jusqu’en 1990 !).
• Suppression des consonnes doubles, soit parce qu’elles signalaient une ancienne voyelle
nasale, soit parce qu’elles servaient à indiquer, quand elles suivaient un ‘e’, que cette voyelle
se prononce ‘é’ ou ‘è’ (ce ‘e’ pouvant maintenant4 être marqué par un accent).
• Remplacement des ‘es’ et ‘ez’ utilisés pour signaler que le ‘e’ se prononce ‘é’ ou ‘è’ (cf. estre et
amitiez qui deviennent être et amitié) mais il reste des traces de l’ancienne orthographe dans
chez et nez…
• Le son ‘an’, qui aurait dû systématiquement être noté ‘an’, l’alternance ‘an’/‘en’ s’expliquant
en partie par des différences de prononciation qui ont disparu, et non par l’étymologie.
Ainsi, Madame de Sévigné, probablement sous l’égide de son précepteur, Ménage (qui a
établi le premier dictionnaire étymologique de la langue française) écrivait assamblée,
tandresse… De même on trouve panchans… dans les écrits de Voltaire (Candide, éd. 1759).
3 Il y a eu de grands changements dans l’édition de 1740 : en effet, suivant les principes
énoncés ci-dessus, l’abbé d’Olivet a fait corriger plus de 5 000 des 18 000 mots du
Dictionnaire de l’Académie. Malheureusement, l’édition de 1835 a rétabli d’anciennes
orthographes (par exemple analyse, paroxysme) certaines ayant rapidement disparu
(comme rythme écrit rhythme, aphte écrit aphthe, phtisie écrit phthisie, et diphtongue écrit
diphthongue). Depuis cette époque, jusqu’en 1990, le Dictionnaire de l’Académie n’a
enregistré que peu de modifications. Il est à noter que les deux propositions de
modifications de l’orthographe qui ont été faites au début du XX e siècle, celles de 1901
et de 1935, n’ont jamais été appliquées. Par contre, les rectifications proposées en 1990
par un groupe d’experts, et acceptées à l’unanimité par l’Académie Française, sont
progressivement prises en compte par les éditeurs de dictionnaires et dans l’éducation.
4 D’où viennent les résistances qui bloquent les réformes actuelles ? Quelques extraits
d’un texte5 adressé par F. Brunot au ministre de l’Instruction publique au début du XX e
siècle peuvent permettre de le comprendre. Ainsi, comme il le signalait au début d’une
lettre ouverte adressée il y a plus de 100 ans au ministre de l’Instruction Publique
« J’avais écrit dans mon Histoire de la langue Française une phrase que depuis quelques
années, on s’est plu à citer. Je disais il est possible que le hasard de la politique amène un jour
au ministère un homme assez instruit pour savoir que le préjugé orthographique ne se justifie ni
par la logique, ni par l’histoire mais qu’il se fonde sur une tradition relativement récente, formée
surtout d’ignorance… »
5 Dans cette lettre ouverte, Ferdinand Brunot précisait :
« Quand on se décida à adopter une orthographe, le lundi 8 mai 1673, sous
l’influence de Bossuet, et malgré Corneille, on voulut que cette orthographe
distinguât les gens de lettres d’avec les ignorants et les simples femmes… On la fit donc si
étymologique et si pédante qu’elle eût suffi, à elle seule, à discréditer le
Dictionnaire (charactère, phase, prez, advocat, advis, toy, sçavoir…) ; ses contradictions
(abbattre et aborder, eschancrer et énerver) la rendaient inapplicable ; on inaugurait
magnifiquement le système d’exceptions aux exceptions qui dure toujours »…
« Au milieu du 18ème siècle l’Académie eut une heureuse idée. Pour se remettre au
point, elle convint… de confier la révision de l’orthographe à un plénipotentiaire,
d’Olivet. Il fit une révolution. Plus de 5,000 mots sur environ 18,000 furent atteints.
En 1762, nouveaux sacrifices, quoique moins importants. Enfin on vit distinguer i de
j, u de v6, comme Ramus le demandait déjà au XVIe siècle »...
« Il y a aux réformes une objection… Si désormais l’orthographe est changée, la
lecture des livres imprimés avant la réforme sera rendue un peu plus difficile…
Pareille illusion se comprend chez ceux qui n’ont jamais ouvert que des éditions
scolaires, ou qui oublient que le texte de la Collection des Grands Écrivains est
publié dans une orthographe uniformisée, rajeunie, truquée, où on a juste laissé oi
en souvenir du passé. Mais cette orthographe est celle de la maison Hachette et Cie.
Elle n’est ni celle de Corneille, ni celle de Molière, ni celle de Pascal, ni celle de
Bossuet…. Qu’on se reporte aux manuscrits, quand ils existent, ou aux éditions, soit
originales, soit faites d’après les éditions originales ».
6 Par exemple, dans les écrits du filosofe Voltaire, on trouve phisionomie, panchans
(Candide, éd. 1759) ou encore afaire, horible, il n’ariva, arêter (Voyage de Scarmentado, éd.
1778) et, dans les registres de l’Académie Française de 1771, Clédat a relevé fames,
chapèle, laquèle, éxécuter, oficiers, abé (voir aussi Catach, 1995).
7 Si ces modifications n’ont pas l’ampleur de celles mises en place par d’Olivet (environ
400 mots contre 5 000 !), elles permettent toutefois de rectifier quelques incohérences
de notre orthographe. En conséquence, elles peuvent faciliter l’apprentissage de la
lecture et de l’écriture pour tous les enfants, surtout pour ceux qui sont les plus en
difficultés. Il faudrait donc qu’elles soient utilisées par les enseignants. La présentation
simplifiée qui est faite ici vise à faciliter la compréhension de ces modifications et à
permettre leur diffusion à grande échelle dans le monde de l’éducation.
8 Le travail des experts a porté sur cinq points, présentés comme suit : le trait d’union ; le
pluriel des noms composés ; l’accent circonflexe ; diverses anomalies. Les différents
ouvrages sur le sujet ont, dans l’ensemble, respecté cette présentation. Cependant elle
ne semble pas la plus appropriée pour être retenue et appliquée facilement. En effet,
certaines règles sont générales et comportent très peu d’exceptions, pas d’autres. C’est
la raison pour laquelle nous ne suivons pas le plan initial. De plus, dans la mesure où
cette réforme a fait l’objet de plusieurs publications (par exemple, Contant, 2009), nous
apportons simplement certaines précisions sur les principes généraux et leurs
applications aux mots les plus fréquents. Chaque règle est accompagnée d’exemples et
suivie de la liste des mots concernés les plus fréquents.
9 Dans la suite, après un rapide historique, les principales modifications sont présentées
dans l’ordre suivant : A. Accent circonflexe ; B. Tréma ; C. Simplification des consonnes
doubles ; D. Mots étrangers ; E. Trait d’union ; F. Pluriel des mots composés… L’article se
termine par la liste des principaux mots modifiés, présentés par ordre alphabétique.
10 Le 2 juin 1989, Michel Rocard (alors Premier ministre) fonde le Conseil supérieur de la
langue française (CSLF), avec des ressortissants français, québécois, belges, suisses et
marocains. Le CSLF est mandaté pour dresser un rapport « d’aménagements
orthographiques » pour tenter de mettre fin à un certain nombre « d’anomalies et
d’absurdités ». Le rapport final contient, après discussion avec l’Académie Française,
400 propositions. Il a reçu l’avis favorable de l’Académie Française (à l’unanimité), du
Conseil supérieur de la langue française du Québec et de Belgique. En France, il a été
publié dans les documents administratifs du Journal Officiel de la République française
(1990).
Situation actuelle
11 Alors qu’il est précisé dans le rapport que « ces propositions sont destinées à être
enseignées aux enfants – les graphies rectifiées devenant la règle, les anciennes
demeurant naturellement tolérées ; elles sont recommandées aux adultes, et en
particulier à tous ceux qui pratiquent avec autorité, avec éclat, la langue écrite, la
codifient et la commentent », jusqu’à il y a peu, les règles nouvelles cohabitaient avec
les anciennes. Toutefois, depuis juin 2008, la nouvelle orthographe est devenue la
référence dans l’Éducation nationale. Ainsi la page 2 du Bulletin Officiel hors-série n° 3
(19 juin 2008) pose comme principe que « l’orthographe révisée est la référence ». De
même, pour l’enseignement au Collège, on trouve le passage suivant à la page 2 (section
« Orthographe ») du Bulletin Officiel spécial n° 6, 2008 (28 aout, avec l’accent
circonflexe!) : « Pour l’enseignement de la langue française, le professeur tient compte
des rectifications de l’orthographe proposées par le Rapport du Conseil supérieur de la
langue française, approuvées par l’Académie française (JO, 6 décembre 1990). »
Les dictionnaires
12 Au fil du temps, la plupart des dictionnaires ont adopté la nouvelle orthographe. Par
exemple :
• Le Dictionnaire de l’Académie Française, Le Littré (Nouveau Littré et Petit Littré), les dictionnaires
Hachette (Hachette scolaire, Hachette Collège, Dictionnaire de poche…) et quelques autres
utilisent toutes les graphies rectifiées, en vedette ou en variantes.
• Le Nouveau Petit Robert 2010 atteste 61 % des graphies rectifiées (refonte partielle en 2009).
• Les dictionnaires Larousse : seulement 39 % des graphies rectifiées dans Le Petit Larousse 2010
qui donne toutefois 11 pages d’information sur le sujet. En outre, le Larousse Junior et le
Larousse des noms communs ont intégré en 2008 des remarques orthographiques pour chaque
mot rectifié pour répondre aux nouveaux programmes scolaires. Enfin, pour son édition
2012, Le Petit Larousse illustré intègre l’orthographe rectifiée.
14 Il est supprimé sur ‘i ’ et ‘u’ : ile, boite, paraitre (apparaitre et les verbes en -aitre),
maitre (et dérivés), bruler (et dérivés), une flute (et dérivés), piqure… sauf dans deux cas.
D’une part, quand il permet d’éviter des confusions : dû (mais dus, due…)/du ; sûr (mais
sureté)/sur ; mûr/mur ; je croîs (et sa conjugaison ambigüe)/je crois ; jeûne (mais déjeuner
)/jeune... D’autre part, dans les terminaisons de conjugaisons : passé simple et imparfait
du subjonctif (et subjonctif plus-que-parfait ainsi que conditionnel passé deuxième
forme) : nous finîmes, qu’il eût…
15 Liste non exhaustive : abime(r), accroitre, ainé, aout, boite, buche/bucheron, bruler/
brulure, chaine (et dérivés), comparaitre, connaitre/méconnaitre, couter (et dérivés), croitre
(et dérivés), croute/crouton, crument, diner, entrainer, fraiche (et dérivés), gout, huitre, ile
(et dérivés), indument, maitre (et dérivés), murir, naitre, paraitre (et dérivés), piqure/
surpiqure, s’il vous plait, sure/sureté/surement, traine (et dérivés), traitre (et dérivés)…
B. Tréma
16 Est déplacé sur le ‘u’ prononcé dans ‘-güe’, ‘-güi-’ : aigüe, ambigüité…
Liste quasi exhaustive : aigüe/suraigüe, contigüe, exigüe, ambigüe, contigüité,
exigüité, cigüe…
17 Est ajouté sur argüer (parce que ce mot rime avec tuer, et non avec blaguer) et gageüre…
1. Les verbes en ‘-eler’ et ‘-eter’ et leurs dérivés en ‘- ement’ s’écrivent, quand c’est
nécessaire, avec un accent grave et une consonne simple, comme geler/je gèle ou acheter/
j’achète (ex. : on nivèle, le ruissèlement…), sauf pour les verbes très fréquents : appeler, jeter…
Liste non exhaustive : cacheter, amonceler , bosseler/débosseler , canneler , carreler , cliqueter ,
craqueler/craquèlement, décacheter , déchiqueter , denteler (mais dentelle ), dételer , écheveler ,
empaqueter, ensorceler (et dérivés), épeler (mais épellation), étinceler, feuilleter, ficeler/déficeler,
fureter, grommeler , haleter , hoqueter , lacérer , marteler/martèlement , morceler , museler , niveler/
déniveler/nivèlement, renouveler, ressemeler, ruisseler, voleter…
2. Consonne simple après ‘e’ muet (ex : prunelier/prunelle, dentelière /dentelle comme
chandelier/chandelle, nous interpelons/j’interpelle). S’il y a deux prononciations possibles, les
deux orthographes coexistent (lunetier/lunettier)…
3. On écrit avec une consonne simple les mots en ‘-ole’ et leurs dérivés : barcarole, corole,
fumerole, girole, guibole, mariole, rousserole…) sauf colle, folle et molle et leurs composés (encoller,
mollement)…
4. Pour les verbes en ‘-oter’/‘-otter’ et leurs composés (mais pas pour les féminins en ‘ot’), on
respecte le suffixe diminutif ‘-oter’ ( mangeoter...) et la base de départ ( grelot/greloter,
ballot/balloter, flotte/flotter...).
Liste non exhaustive : mots en ‘ot’ comme bouloter, cachoterie, cocoter (ce mot n’ayant pas
de rapport établi avec cocotte), fayoter/fayotage, frisoter, gnognote, parloter/parlote… ; et mots
en ‘ott’ (crotte/décrotter, carotte/carotter, menotte/menotter…).
À noter : un enfant culoté a du culot, un enfant bien culotté porte une jolie culotte !
D. Mots étrangers
18 Règle générale : Quelle que soit leur origine, les mots étrangers se coulent le plus
possible dans l’orthographe française et, lorsque deux orthographes coexistent, on
choisit la plus francisée (cacahouète, dorade, iglou, squatteur, supporteur…). Ainsi :
1. On ajoute un accent quand nécessaire : accent aigu dans diésel, artéfact, pizzéria, véto,
vadémécum… ; accent grave dans à capella, à priori, à minima, faciès, condottière…
2. Les pluriels suivent les règles françaises habituelles (un/des stimulus ; un minimum/des
minimums), sauf quand ils ont valeur de citation : dans ce cas, il est recommandé de les
écrire en italique (éventuellement avec une majuscule). Ex : chanter des requiem/Requiem…
À noter : on utilise comme singulier la forme la plus fréquente : macaroni(s), paparazzi(s)…
3. On francise l’orthographe pour respecter la prononciation
On francise en “-eur” les terminaisons étrangères qui se prononcent comme celle de
chaleur : un rockeur, un squatteur (différent du verbe squatter), babyboumeur, cutteur, mais
scooter ou scooteur suivant la prononciation…
On francise l’orthographe d’autres mots, par exemple : acuponcture, gourou, goulache, le
ponch versus punch (pour avoir du punch)…
Mais, on ne francise pas l’orthographe de mots étrangers fréquents, comme foot.
E. Trait d’union
b. Dans les mots étrangers devenus courants (baseball, cowboy, statuquo…) sauf si la
soudure entraine une prononciation défectueuse comme dans music-hall…
À noter : les locutions adverbiales étrangères en plusieurs mots ne sont pas concernées
(mais on tente de franciser en lien avec la prononciation) et il est d’usage de les écrire en
italique : in extrémis, à priori, aléa jacta est…
c. Les composés avec un préfixe qui se termine par ‘o’ ou ‘a’ (agroalimentaire,
otorhinolaryngologiste)… sauf dans deux cas. D’une part, si cela entraine une prononciation
défectueuse de type ‘ai’ pour ‘a-i’, ‘au’ pour ‘a-u’, ‘oi’ pour ‘o-i’ (extra-institutionnel, bio-
industrie, hospitalo-universitaire…). D’autre part, pour marquer une relation entre deux termes
géographiques (mythes gréco-latins…).
Liste non exhaustive des préfixes concernés (par ordre alphabétique) : ‘anti-’, ‘archi-’,
‘audio-’, ‘auto-’ (sauf auto-immune, auto-induction…) ; ‘co-’, ‘contre-’; ‘éco-’, ‘électro-’, ‘extra-’
(sauf extra-institutionnel…); ‘fibro-’; ‘gastro-’; ‘hémi-’, ‘homéo-’, ‘hydro-’, ‘immuno-’, ‘inter-’,
‘intra-’; ‘macro-’/‘micro-’ (sauf macro-/micro-informatique), ‘médico-’, ‘mini-’, ‘mille-’,
‘mono-’, ‘multi-’ ; ‘néo-’, ‘neuro-’ (sauf neuro-imagerie) ; ‘para-’, ‘photo-’, ‘pluri-’, ‘post-’, ‘
pseudo-’, ‘psycho-’ ;‘radio-’, ‘rétro-’; ‘semi-’, ‘socio-’, ‘super-’, ‘supra-’, ‘sur-’, ‘sus’ ; ‘télé-’, ‘
turbo-’; ‘ultra-’; ‘vidéo-’…
Non concernés : ‘anglo-’/‘franco-’, ‘ex-’ (ex-femme, ex-mari…), ‘demi-’ (demi-heure)…
d. Les mots composés de deux mots et commençant par ‘contre’ et ‘entre’ : contreplaqué,
contrejour, entredeux…
Attention : le ‘e’ du préfixe disparait devant une voyelle (contrattaque, entrouvrir) sauf contre-
amiral, contre-la-montre, entre-deux-mers (contre et entre ne sont pas des préfixes dans ces
contextes).
f. Dans plusieurs composés avec “bas(se)-’, ‘bien-’, ‘haut(e)-’, ‘mal-’ , ‘mille-’… afin de
régulariser des séries de mots semblables (portemonnaie et porteclé, comme portefeuille) ou de
figer une graphie lorsque deux cohabitaient : arcboutant, branlebas , entête , fairepart,
hautparleur, lieudit, millefeuille , platebande , plateforme, potpourri, prudhomme , quotepart ,
rondpoint, sagefemme, saufconduit, terreplein, tirebouchon…
g. Cas particulier du préfixe ‘néo-’ suivi d’un nom ou adjectif de nationalité. S’il s’agit d’un
nom, on garde le trait d’union devant la majuscule : un néo-Canadien est une personne qui
vient de s’établir au Canada (et un néo-Ecossais en Ecosse)… S’il s’agit d’un adjectif, on soude
suivant la règle commune (immigrants néocanadiens). À noter : cette règle ne concerne pas
nord ou sud (un Sud-Vietnamien…).
h. Les verbes, noms, adjectifs, adverbes ou prépositions servant de préfixe ne sont pas
concernés (voir cependant ci-dessous le point « G »), par exemple (par ordre alphabétique) :
‘abat-’, ‘appui-’/‘appuie-’, ‘arrache-’, ‘attrape-’ ; ‘bas-’ (sauf basfond, bassecontre, bassecour…),
‘brise-’ ; ‘cache-’, ‘casse-’, ‘chasse-’, ‘chauffe-’, ‘compte-’, ‘coupe-’, ‘couvre-’ ; ‘essuie-’ ; ‘fixe-’ ;
‘garde-’, ‘gratte-’, ‘grille-’ ; ‘hache-’, ‘haut-’ (mais hautparleur), ‘hors-’ ; ‘lance-’, ‘lave-’,
‘lève-’ ; ‘maitre-’, ‘monte-’ ; ‘nord-’ ; ‘pare-’ (sauf parebrise, parechoc…) ; ‘passe-’ (sauf
passepartout, passeport, passetemps), ‘perce-’, ‘pèse-’, ‘porte-’ (sauf porteclé, portecrayon,
portemanteau, portemonnaie, porteplume…), ‘pousse-’, ‘presse-’, ‘protège-’ ; ‘ramasse-’,
‘repose-’ ; ‘sans-’, ‘serre-’, ‘sous-’, ‘sud-’ ; ‘taille-’, ‘tire-’ (sauf tirebouchon, à tirelarigot),
‘tourne-’, ‘traine-’ ; ‘vice-’, ‘vide-’…
1. Rappel : Les mots nouvellement soudés suivent la règle des pluriels y compris ceux dont la
première partie pouvait être soit un nom soit un verbe : contreplaqué(s), contrejour(s). Ils ont
un singulier conforme aux règles du français (un millepatte)...
2. Les mots unis par un trait d’union dont le deuxième mot est un nom commun. Ce nom ne
prend jamais la marque du pluriel au singulier mais prend seul et toujours la marque du
pluriel : un/des pèse-lettre(s), un/des casse-noisette(s), un/des garde-côte(s), un/des garde-
barrière(s), un/des garde-fou(s), un/des abat-jour(s)… Idem pour les noms précédés par une
préposition : un/des sans-abri(s)… La règle ne s’applique pas si le deuxième mot est un nom
propre ou s’il est précédé d’un article: des prie-Dieu, des trompe-la-mort…
1. Devant une syllabe écrite comportant un ‘e’ dit muet, on écrit ‘è’ et non ‘é’ dans les cas
suivants : les mots comme évènement, cèleri, crèmerie, règlementaire… ; les formes du futur et
du conditionnel des verbes du type céder : il cèdera, ils règleront… ; la forme inversée dans les
interrogations à la première personne : aimè-je ?...
2. Les anomalies
b. Autres anomalies supprimées (par ordre alphabétique) : assoir et ses composés (au lieu
de asseoir) ; douçâtre (au lieu de douceâtre) ; levreau, cuisseau (qu’il s’agisse du cuisseau de
veau ou d’une viande sauvage) ; ognon (comme grognon), nénufar (pour corriger une fausse
étymologie) ; pagaille (au lieu de pagaïe ou pagaye) ; relai (comme balai, essai) ; saccarine (au
lieu de saccharine…), saccarose…
c. Un accent est ajouté sur quelques mots où il avait été oublié ou dont la
prononciation a changé : asséner, gélinotte, québécois, réfréner, féérique…
Lorsque deux prononciations coexistent, l’orthographe en tient compte : papeterie ou
papèterie, gangreneux ou gangréneux, receleur ou recéleur…
d. Les finales ‘-illier’ et ‘-illière’ sont remplacées par ‘-iller’ ou ‘-illère’ lorsque le deuxième
‘i’ ne s’entend pas (joailler/joaillère, serpillère, quincaillère)…
Sauf en botanique par analogie (groseillier, vanillier, sapotillier…)
À noter, millier n’est pas touché puisque l’on entend le ‘i’.
19 Pour les néologismes dérivés d’un mot en ‘-an-’ créer la graphie comportant un seul
‘n’ (ex : gitanologie et non gitannologie…) tout comme pour ceux en ‘-on-’ (mots avec des
suffixes de type ‘-onaire’, ‘-onite’, ‘-onologie’…).
BIBLIOGRAPHIE
BRUNOT, F. (1905) : La réforme de l’orthographe. Lettre ouverte à M. le ministre de l’Instruction publique,
Paris, A. Colin (en ligne : https://archive.org/stream/larformedelorth00brungoog#page/n7/
mode/2up, consulté le 13/03/2015).
DEHAENE, S. (dir.) (2011) : Apprendre à lire. Des sciences cognitives à la salle de classe, Paris, O. Jacob.
ANNEXES
A-B C
à minima (au lieu de a minima) cachoterie (au lieu de cachotterie, vient de cachot)
à priori (au lieu de a priori) cahutte (au lieu de cahute, vient de hutte)
abime, abimer (suppression de l’accent sur ‘i’) canneler/cannèle (au lieu de il cannelle)
allo (choix de la graphie la plus simple) chaine (suppression de l’accent sur ‘i’)
asséner (au lieu de assener, prononciation combattivité (au lieu de combativité, famille de
modifiée) battre)
assidument (suppression de l’accent sur ‘u’) comparaitre (suppression de l’accent sur ‘i’)
assoir et ses composés (au lieu de asseoir) condottière (accent ajouté pour franciser)
ballotage (au lieu de ballottage, formé sur ballot) contrattaque (suppression du tiret)
balloter (au lieu de balloter, formé sur ballot) contre-amiral (exception à la règle)
bateler/batèle (au lieu de il batelle, mais batellerie) coutant (suppression de l’accent sur ‘u’)
bonhommie (au lieu de bonhomie) croitre (je croîs versus croire : je crois)
D-E F-G-H
déciller (au lieu de dessiller, vient de cil) feuilleter/feuillète (au lieu de je feuillette)
décrotter (inchangé, famille de crotte) flegmon (au lieu de phlegmon pour franciser)
déjeuner (suppression de l’accent sur le ‘u’) flotter (inchangé, formé sur flotte)
demi-heure (les mots avec ‘demi-’ restent flute, flutiste, flutiau (suppression de l’accent sur
inchangés) le ‘u’)
empaqueter/empaquète (au lieu de il empaquette) girole (au lieu de girolle, terminaisons en ‘‑ole’)
enchainer (suppression de l’accent sur le ‘i’) gite (suppression de l’accent sur le ‘i’)
entrainer (suppression de l’accent sur le ‘i’) greloter (au lieu de grelotter, formé sur grelot)
épeler/épèle (au lieu de il épelle, mais épellation) guibole (au lieu de guibolle, terminaison en ‘‑ole’)
ex-mari (inchangé)
I-J-K-L-M-N-O-Pa Pe-Q-R
indument (suppression de l’accent sur le ‘u’) piéta (au lieu de pietà, francisation)
jeter, jetterait (il), jettes (tu) (exception) piqure (suppression de l’accent sur le ‘u’)
millier (‘illi’ non modifié parce que le ‘i’ s’entend) quincaillère (au lieu de quincaillière)
molle, mollement (exception à terminaison ‘‑ole’) raja ou radja (au lieu de rajah ou radjah)
morceler/il morcèle (au lieu de il morcelle) réapparaitre (suppression de l’accent sur ‘i’)
nénufar (pour corriger une fausse étymologie) repaitre suppression de l’accent sur ‘i’)
niveler, nivèlement, on nivèle (au lieu de on nivelle...) reparaitre (suppression de l’accent sur ‘i’)
S-T U-V-W-Y-Z
samouraï (au lieu de samuraï, francisation) valkyrie (au lieu de walkyrie, francisation)
séniora, séniorita (au lieu de señora, señorita) véto (au lieu de veto, francisation)
supporteur (francisation)
touareg/touarègue (francisation)
tourista (francisation)
NOTES
1. Pour une description de l’orthographe du français en comparaison avec celle de l’espagnol, de
l’allemand et de l’anglais, voir L. Sprenger-Charolles & P. Colé (2013) ; pour des statistiques sur la
consistance des correspondances graphème-phonème (CGP, utilisées pour lire) et phonème-
graphème (CPG, utilisées pour écrire) en français, voir R. Peereman et al. (2007 ; 2013 pour des
calculs tenant compte des morpho-phonogrammes).
2. C’est encore le cas dans certaines régions du Sud-ouest de la France.
3. Mais il y a eu quelques oublis, le ‘p’ de compte, de sculpteur, ou encore celui de baptême.
4. La présence d’une consonne double après ‘e’ s’explique par le fait que le signe diacritique « ’ »
a servi à noter l’accent tonique sur les mots, comme en espagnol. Quand cette notation est
devenue inutile, ce diacritique a pu être utilisé sur ‘e’ (voir Catach, 1995).
5. Cette lettre a été publiée en 1905 par A. Colin.
6. C’est pour éviter la confusion entre le ‘u’ qui désignait soit la voyelle ‘u’, soit la consonne ‘v’
qu’un ‘h’ a été mis devant la voyelle, ce qui permet de distinguer huitre de vitre.
RÉSUMÉS
De nombreuses études récentes indiquent que l’opacité de l’orthographe a un impact négatif sur
l’apprentissage de la lecture. Ainsi, alors qu’apprendre à lire en anglais nécessite plusieurs
années, ce n’est pas le cas en espagnol, en allemand, ou en français, langues qui ont une
orthographe moins opaque que l’anglais. De même, les difficultés d’apprentissage de la lecture
sont plus sévères quand l’orthographe est plus opaque. L’opacité de l’orthographe a donc un cout
social important. Ce sont des arguments nouveaux en faveur d’une simplification de notre
orthographe. L’objectif de cet article est de présenter les dernières modifications (celles de 1990)
de l’orthographe du français. Il comprend un avant-propos incluant un rapide historique des
différentes réformes (des premières éditions du dictionnaire de l’Académie au XVII e siècle, à
celles de 1740 et de 1835). Cet historique est suivi par une explication des motifs pouvant
permettre de comprendre les résistances qui bloquent les réformes actuelles (avec des extraits
d’une lettre adressée par F. Brunot au ministre de l’Instruction publique au début du XX e siècle).
Les trois autres parties de l’article concernent les modifications de 1990. La première comprend
un rapide historique de ces modifications, incluant les derniers textes officiels émanant de
l’Éducation nationale (textes de 2008, qui précisent que cette orthographe est devenue la
référence : Bulletin Officiel n° 3 du 19 juin et n° 6 du 28 aout) ainsi qu’une mise au point à propos
de l’application de ces modifications par les dictionnaires et les correcteurs orthographiques.
Cette partie est suivie par une présentation de ces modifications, dans l’ordre suivant : Accent
circonflexe ; Tréma ; Consonnes doubles ; Mots étrangers ; Trait d’union ; Pluriel des mots
composés ; Modifications plus ciblées ; Note pour les lexicographes. Le texte se termine par la
liste des principaux mots modifiés, présentés par ordre alphabétique.
Many recent studies indicate that opaque orthography impedes reading acquisition. Thus, while
learning to read in English takes several years, this is not the case in Spanish, German, or French,
languages with less opaque orthographies. Reading difficulties are also more severe when the
orthography is more opaque. Orthographic opacity thus imposes a social cost. These are new
arguments in favor of a simplification of orthography. The goal of this paper is to present the
most recent changes in French orthography (1990). Its introduction includes a foreword with a
brief history of the various reforms (from the first editions of the dictionary of the Academy in
the seventeenth century to those of 1740 and 1835). This history is followed by an exploration of
the possible reasons for the persistent resistance to reforms (with passages from a letter sent by
Brunot to the Minister of Education in the early twentieth century). The other three parts of the
paper deal only with the 1990 changes. The first includes a brief history of these changes, with
the presentation of the last official documents from the French Ministry of Education (which
indicate that these changes are now the benchmark: Official Bulletin of the French Ministry of
Education, No. 3 of June 19, 2008, and No. 6 of August 28, 2008), as well as a brief update
concerning the implementation of these changes in dictionaries and spell checkers. This part is
followed by a presentation of these changes, in the following order: Circumflex; Diaeresis; Double
consonants; Foreign words; Hyphen; Plural of compound words; Other changes; Note for
lexicographers. The last part includes a list of the words with modified spelling, in alphabetical
order.
INDEX
Mots-clés : réforme de l’orthographe, orthographe du français, rectifications orthographiques
du français de 1990
Keywords : spelling reform, French spelling, 1990 French spelling reform
AUTEURS
DANIELLE BÉCHENNEC
Docteur en linguistique, agrégée de lettres classiques
LILIANE SPRENGER-CHAROLLES
Linguiste et psycholinguiste, directrice de recherche, émérite, LPP (UMR 8242 CNRS, AMU), CNRS