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Pratiques

Linguistique, littérature, didactique

163-164 | 2014
Questions de morale. Éducation, discours, texte
Marie-Anne Paveau (dir.)

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/pratiques/2220
DOI : 10.4000/pratiques.2220
ISSN : 2425-2042

Éditeur
Centre de recherche sur les médiations (CREM)

Édition imprimée
Date de publication : 31 décembre 2014

Référence électronique
Marie-Anne Paveau (dir.), Pratiques, 163-164 | 2014, « Questions de morale. Éducation, discours, texte »
[En ligne], mis en ligne le 31 décembre 2014, consulté le 18 mai 2020. URL : http://
journals.openedition.org/pratiques/2220 ; DOI : https://doi.org/10.4000/pratiques.2220

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1

Il est des mots dont le sort est scellé avant même d’avoir été contextualisés ; c’est le cas
de morale, qui dégage aussitôt, en France en tout cas, et dans les milieux éducatifs, un
puissant halo connotatif, où se croisent de manière stéréotypée l’ordre religieux et la
contrainte sociale, la réprimande et la culpabilisation. Mais ce mot tant haï et si vite
associé aux préaux et aux blouses grises, recouvre en fait un continent riche et varié de
conceptions et de pensées qui engagent les fondements de la vie humaine.
L’objectif de ce numéro est d’interroger la dimension morale des/dans les formes
langagières et discursives, des textes littéraires, des discours d’enseignement-
apprentissage, telle qu’elle s’y présente actuellement, en France en ce début de XXI e
siècle.

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SOMMAIRE

Ouverture initiale

Le parfum de l’homme éthique, et autres questions touchant à la morale dans


l’enseignement, la langue et les textes
Marie-Anne Paveau

Valeurs, éducation, enseignement

Instruire et éduquer sur fond d’éthique


Claudine Leleux

Éduquer scolairement dans un monde pluraliste : opportunité d’une approche normative du


cadre réglementaire
Vincent Lorius

Valeurs et rapport texte/image dans l’album de littérature de jeunesse : étude d’un


exemple, Le Génie du pousse-pousse
Anne Leclaire-Halté

Vérité, fiction, mensonge

Les diseurs de vérité ou de l’éthique énonciative.


Parrèsiastes, messagers, whistleblowers, lanceurs d’alerte
Marie-Anne Paveau

L’inacceptabilité morale des discours littéraires


Gaëlle Labarta

Du mensonge et de sa problématisation : illustration à partir de l’œuvre de Bernard-Marie


Koltès
André Petitjean

Responsabilité, référenciation, nomination

Trois notions à l’épreuve de la dimension morale du discours


Sophie Moirand

Genre et violence verbale : l’exemple de « l’affaire Orelsan »


Anne-Charlotte Husson

De « classe ouvrière » à « classes moyennes », une réfection terminologique du champ social


en France
Marc Arabyan

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Ouverture finale

Pérégrinations d’une analyste du discours en territoire éthique : la prise de position dans


tous ses états
Roselyne Koren

Varia

Guide pratique de l’orthographe rectifiée


Danielle Béchennec et Liliane Sprenger-Charolles

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Ouverture initiale

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Le parfum de l’homme éthique, et


autres questions touchant à la
morale dans l’enseignement, la
langue et les textes
Marie-Anne Paveau

« De petite valeur est le parfum du tagara ou du


santal. Le parfum de l’homme éthique, qui se
répand même parmi les Devas, est excellent » (Les
dits du Bouddha)
« Mais il faut comprendre que la moralité ne
vient pas comme une couche secondaire, au-
dessus d’une réflexion abstraite sur la totalité et
ses dangers ; la moralité a une portée
indépendante et préliminaire. La philosophie
première est une éthique » (Emmanuel Lévinas,
Éthique et infini).

1. La morale : où est le problème ?


1 Il est des mots dont le sort est scellé avant même d’avoir été contextualisés ; c’est le cas
de morale, qui dégage aussitôt, en France en tout cas, et dans les milieux éducatifs, un
puissant halo connotatif, où se croisent de manière stéréotypée l’ordre religieux et la
contrainte sociale, la réprimande et la culpabilisation. Dans ce halo sémantique,
naviguent des compositions et des figements, qui ne vont pas non plus vers l’ouverture
et la tolérance : ordre moral, cours de morale, morale religieuse, autant de segments situés
dans des lignées discursives un peu sombres, et parfois de triste mémoire.
2 Mais ce mot tant haï et si vite associé aux préaux et aux blouses grises, recouvre en fait
un continent riche et varié de conceptions et de pensées qui engagent les fondements
de la vie humaine : le bien et le mal, le juste et l’injuste, les valeurs et les normes, les

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contrats sociaux, la reconnaissance, le rapport à l’autre, la vie commune, le commun, le


partage, le respect, l’honnêteté. Pour ces raisons, et parce que je crois en la
réappropriation, versant linguistique de la resignification que nous a enseignée J.
Butler (2004 [1997]), j’ai choisi d’intituler Langage et morale mon travail sur l’intégration
de la dimension normative et subjective à la théorie du discours (Paveau, 2013). Ma
position s’inspirait de la moral philosophy anglophone, qui ne connait pas ces réserves
idéologiques, et qui aborde la question des faits et des comportements, des valeurs et
des normes, avec une liberté que la pensée française n’a pas, ou plus.
3 Quand A. Petitjean m’a proposé d’élaborer un numéro de Pratiques sur la mise au travail
de la notion de morale dans les domaines de prédilection et de spécialité de cette revue
désormais quadragénaire, je me suis dit qu’il était peut-être temps, dans nos discours
académiques si prompts à se fermer aux risques d’hétérodoxie ou d’idéologie, de
questionner les normes et les valeurs morales. Après tout, 40 ans, n’est-ce pas l’âge de
la maturité et du début de la sagesse ? Pour travailler la question morale, la revue
Pratiques est en outre un lieu idéal puisqu’elle concerne les domaines sémiotiques
privilégiés de la dimension morale, tant en ce qui concerne les productions (textes,
discours, cours, manuels, formes langagières, etc.) que les travaux réflexifs (analyse du
texte et du discours, didactique, analyse des textes littéraires, normes de littérarité,
etc.).

2. Morale laïque, une expression polémique


4 C’est non seulement un lieu idéal, mais un lieu où les enseignant-e-s, de français tout
particulièrement mais aussi d’autres disciplines, pourront trouver des pistes de
réponses à l’épineuse « affaire de la morale laïque », et, de manière plus générale, à la
question de l’enseignement des valeurs et des normes en contexte public (au sens
institutionnel du terme). Je rappelle brièvement le contenu de la polémique qui a éclaté
en France en septembre 2012, au moment où le ministre de l’Éducation nationale de
l’époque, Vincent Peillon, exposait ses conceptions de la morale et de son enseignement
dans une interview au journal du dimanche :
« JDD. Qu’entendez-vous par “morale laïque” ?
Vincent Peillon. La morale laïque, c’est comprendre ce qui est juste, distinguer le
bien du mal, c’est aussi des devoirs autant que des droits, des vertus, et surtout des
valeurs. Je souhaite pour l’école française un enseignement qui inculquerait aux
élèves des notions de morale universelle, fondée sur les idées d’humanité et de
raison. La république porte une exigence de raison et de justice. La capacité de
raisonner, de critiquer, de douter, tout cela doit s’apprendre à l’école. Le
redressement de la France doit être un redressement matériel mais aussi
intellectuel et moral »1.
5 Son prédécesseur Luc Chatel réagit immédiatement à l’expression de « redressement
intellectuel et moral » en comparant, dans un tweet devenu célèbre, Vincent Peillon à
Pétain qui, dans un discours de juin 1940, déclarait : « C’est à un redressement
intellectuel et moral que, d’abord, je vous convie. » Au-delà de la polémique et du
recours à une forme de point Godwin, désormais entré dans les mœurs discursives
politiques et médiatiques, c’est tout le réseau de connotations négatives du terme moral
qui est convoqué, et la question même de la possibilité de la morale à l’école qui est
suscitée. Les débats qui s’ensuivent permettent cependant d’approfondir la question et

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de tracer une généalogie des conceptions de la morale à l’école, et, plus largement, de
raccrocher cette polémique aux grandes questions de la philosophie morale.
6 C. Lelièvre par exemple, dans un billet du blog Histoire et politique scolaire qu’il tient sur
la plateforme de Mediapart, montre que la conception de la morale selon Vincent
Peillon est proche de celle de Ferdinand Buisson :
« En réalité le ministre de l’Education nationale est bien plus proche de la position
de Ferdinand Buisson, qu’il connaît très bien puisqu’il lui a consacré un livre entier
(qu’il considère même comme son livre majeur) : “Une religion pour la République” en
écho au livre de Ferdinand Buisson, “La foi laïque” » (Lelièvre, 2012).
7 C. Lelièvre insiste sur un point précis de la conception de Ferdinand Buisson, l’intuition
morale : « Et Ferdinand Buisson comptait explicitement sur les possibilités de “
l’intuition morale”, les interrogations et les possibilités de la “conscience” individuelle »
(Lelièvre, 2012). C’est un point important des débats sur la question morale en
philosophie : la morale est-elle naturelle ? Sommes-nous nés ou devenus moraux ? Je
vais revenir sur ce point plus bas, mais je rappelle déjà que l’idée d’une conscience
morale de l’individu n’est pas nouvelle, qu’elle se trouve formulée chez Aristote qui
expose une morale de la vertu et des dispositions dans L’éthique à Nicomaque, et qu’elle
court dans toute la conception du sens moral du XVIIIe siècle (Locke, Shaftesbury,
Hume, Kant). Patrick Cabanel, historien interviewé dans Le Monde, a également un avis
dépassionné dans cette polémique de la rentrée 2012, trouvant que l’apprentissage du
vivre-ensemble a bien des fondements moraux et que ce n’est pas scandaleux de le
souligner :
« Retour à la morale, ça sonne réactionnaire, de droite. Pourtant, je ne suis pas sûr
qu’il y ait une différence entre “morale” et “morale laïque”. Les ministres de
l’éducation successifs renvoient à la même chose : l’impératif catégorique kantien,
qui pourrait se résumer par “Ma liberté commence là où s’arrête celle d’autrui”. »
« Lorsqu’en 1882, l’instruction laïque et morale a remplacé l’instruction religieuse
et morale, “Tu aimeras ton prochain comme toi-même” est devenu “Ne fais pas à
autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse”. C’est un autre habillage, mais c’est la
même question fondamentale. C’est le noyau universel, intouchable. Ce n’est pas
une morale de gendarme »2.
8 L’idée d’un « noyau universel » est intéressante, et fera d’ailleurs l’objet de la critique
de R. Ogien détaillée plus bas. Si l’on observe de près les paroles de Vincent Peillon, on
relève des mots et expressions qui font partie du lexique le plus banal de la philosophie
morale : morale universelle, humanité, raison, connaissance, dévouement, solidarité, égalité,
juste, bien, mal, devoirs, droits, vertus, valeurs. Son ambition est de proposer des
enseignements à propos de « toutes les questions que l’on se pose sur le sens de
l’existence humaine, sur le rapport à soi, aux autres, à ce qui fait une vie heureuse ou
une vie bonne » (extrait de la même interview pour Le JDD). La vie bonne, c’est le
concept moral fondamental, d’Aristote à Ricœur en passant par Hume, Kant, Rawls,
Williams, Levinas. Regardé à partir du corpus imposant de la philosophie morale depuis
l’Antiquité, le discours de Vincent Peillon parait alors ordinaire, et même assez plat et
peu inventif sur le plan des idées ; vu à travers un prisme plus politique et plus
idéologique, il semble s’inscrire dans un courant conservateur, voire réactionnaire,
celui d’un « redressement » de ce qui est donc censé être tombé, et s’intégrer dans les
formes bien connues, aussi qu’increvables du discours déploratoire et décliniste que M.
Angenot a si bien décrit dans La parole pamphlétaire (Angenot, 1982).

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9 Mais qu’en est-il du contenu du rapport commandé par le ministre en octobre 2012, et
rendu en avril 2013, Morale laïque. Pour un enseignement laïque de la morale 3 ? Le contenu
est désormais bien connu et je ne vais pas le résumer, mais plutôt noter quelques points
qui intéressent directement ce numéro. D’abord, les auteurs du rapport insistent à
plusieurs reprises sur la double dénomination morale laïque et civique, situant donc son
objet dans le champ de la vie de la cité (ce qui implique une dimension en même temps
sociale et politique), du vivre-ensemble, et de qui est appelé un faire communauté : « La
morale enseignée à l’École ne peut être qu’une morale laïque en ce qu’elle est non
confessionnelle et une morale civique en ce qu’elle est en lien étroit avec les principes
et les valeurs de la citoyenneté républicaine et démocratique » (p. 23). Ensuite, le
rapport opère un choix clair entre les deux grandes options dont tout un chacun
dispose en matière de morale, les normes ou les valeurs. Les auteurs du rapport sont du
côté d’une éthique4 des valeurs, c’est-à-dire d’une conception plutôt interne et
intersubjective du vivre-ensemble, dont les règles sont négociées de manière
immanente, et non de celui d’une éthique des normes, à la Kant, pour laquelle nos
comportements seraient prescrits par des règles externes et transcendantes
(l’impératif catégorique). La notion de valeur est définie dans le rapport de manière
très intéressante sous l’angle de sa transmission :
« Une deuxième condition touche la nature même de ce qu’on appelle “valeur”. Les
enseignants sont souvent embarrassés dans la transmission des valeurs, soit qu’ils
engagent les élèves dans des exercices intellectuels dont les retombées pratiques
restent aléatoires, soit qu’ils transmettent ces valeurs dans l’ordinaire de la classe,
sans être toujours certains que les élèves en aient bien compris et mesuré
l’importance. Dans ce cadre, il faut repréciser que ce qu’on appelle “valeur”
comprend trois dimensions : une dimension intellectuelle (la valeur a un contenu
cognitif), une dimension psycho-affective (elle a du prix, elle vaut quelque chose
pour celui qui s’en réclame), une dimension conative (elle oriente et irrigue les
conduites et les engagements). C’est dans ces trois directions qu’il faut orienter la
transmission des valeurs à l’École : la première engage des contenus intellectuels
qui trouveront à s’alimenter, par exemple, de l’étude de textes. Un travail sur la
peine de mort mobilisant les valeurs de la dignité́ et de la justice pourra en ce sens
être mené́ à partir de textes fondateurs du questionnement éthique et juridique sur
la peine de mort, ceux de Beccaria, Voltaire, Victor Hugo, Lamartine ou Robert
Badinter.
Un travail sur la dimension psycho-affective des valeurs a un double objectif :
permettre aux élèves de mettre à distance leurs propres valeurs, croyances et
préjugés (par exemple, des croyances racistes ou des préjugés sexistes), rendre
désirables les valeurs communes. Des supports plus sensibles comme les supports
artistiques, les films notamment, sont ici préférables même s’ils n’interdisent pas
un travail intellectuel.
La dimension conative des valeurs concerne l’action. Les situations d’autonomie, de
coopération, de responsabilité́, de participation doivent viser à faire vivre les
valeurs communes mais aussi à les rendre désirables. En ce sens, il convient non
seulement de favoriser, mais surtout de valoriser l’engagement des élèves dans la
communauté » (p. 29)́.
10 Le terme désirable plusieurs fois utilisé dans ce passage est celui de la définition la plus
classique des valeurs dans le corpus philosophique, place la morale du côté des
individus et de leur communauté, et met à distance les notions de contrainte et
d’imposition souvent attribuées, à raison d’ailleurs, à l’éthique des normes fondant des
morales prescriptives. Une petite phrase du rapport pose exactement cette question et
ouvre sur la définition même de l’éducation : « La marge est étroite ici entre imposer et

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faire respecter : c’est l’espace de l’éducation » (p. 28). Imposer, du côté de l’exercice du
pouvoir, et faire respecter, du côté de l’apprentissage des valeurs. Enfin, sur la question
très sensible d’une éventuelle « pédagogie de la morale », le rapport propose des
objectifs qui, rédigés de manière un peu lyrique, n’en sont pas moins éclairants sur la
perspective d’une morale laïque qui ne serait pas prescriptive : « Le rôle de l’enseignant
n’est donc pas de proposer “une morale“ mais de conduire les élèves à développer le
courage de penser, la passion de comprendre, la volonté́ de s’engager » (p. 33).

3. La critique de R. Ogien
11 Ce rapport et les conceptions et objectifs qui le sous-tendent ont été largement
critiqués, l’opposition la plus intéressante et la plus synthétique étant celle que R.
Ogien a exposée dans un ouvrage, La guerre aux pauvres commence à l’école. Sur la morale
laïque (Ogien, 2013). Sa position est que le projet de la morale à l’école est une idée
socialement conservatrice, philosophiquement confuse et politiquement dangereuse.
12 Socialement conservatrice. Pour R. Ogien, le problème principal de l’école est matériel et
économique. L’école est une chambre d’écho des inégalités socioéconomiques, qu’elle
contribue à renforcer, au lieu de les compenser. La solution ne passe donc pas par
l’éducation des dispositions morales des élèves, dont le déficit n’a selon lui pas grand-
chose à voir avec le coefficient de justice à l’œuvre dans notre société. Le projet de
Vincent Peillon lui semble sous-tendu par l’idée que les difficultés sociales
découleraient de l’immoralité des élèves les plus défavorisés : « En fait, ce qu’on appelle
“incivilités”, c’est, la plupart du temps, certaines conduites agressives quand elles sont
le fait des plus pauvres, des classes dites “dangereuses” » (Ogien, 2013 : 48).
13 Philosophiquement confuse. R. Ogien considère que l’apprentissage de la pensée
rationnelle et de la pensée libre ne garantissent en aucun cas le respect des valeurs
morales positives :
« Le projet d’instaurer des cours de morale laïque à l’école, comme l’actuel ministre
de l’Education nationale le conçoit, est une illustration presque parfaite de la forme
la plus courante de naïveté épistémologique, celle qui consiste à croire que la libre
discussion ou la réflexion rationnelle aboutiront nécessairement à un accord sur les
valeurs » (Ogien, 2013 : 110).
14 De plus, la question de l’enseignabilité de la morale se pose de manière aigüe selon lui.
Comme il le souligne dans les nombreuses interviews qu’il a accordées dans la presse à
propos de ce livre, l’enseignement de la morale ressemble plus à celui de la natation
qu’à celui des mathématiques, ce qui pose de redoutables problèmes d’évaluation ; il
semble peu pertinent, en effet, d’appliquer à la morale laïque les règles d’évaluation,
qu’elles soient formatives ou sommatives, des disciplines traditionnellement
enseignées à l’école.
15 Politiquement dangereuse. Pour R. Ogien, parler de la morale laïque au singulier est une
grossière erreur car c’est faire peu de cas de l’hétérogénéité des conceptions de la
laïcité, des morales qui peuvent être rangées sous cette étiquette, et des relativités
culturelles qui peuvent s’y abriter. Le mot laïcité lui semble un piège politique
permettant de promouvoir une culture de la francité (représentés par « le vin et le
cochon », selon son expression) et de stigmatiser et exclure des minorités religieuses
ayant des pratiques vestimentaires et culinaires « non conformes ». C’est donc ce

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singulier qui lui semble représenter un véritable danger politique, car il recèle selon lui
une inaptitude à la diversité et à la tolérance.

4. Brève incursion dans le domaine étendu de la


philosophie morale
16 Certains articles du numéro, en particulier celui de V. Lorius, reprendront ces
questions plus en détail, mais en attendant je propose un très bref parcours dans le
corpus de la philosophie morale telle qu’elle se présente à nous actuellement.
17 Tout d’abord un point sur ce qui est presque une scie terminologique dans le domaine :
doit-on parler de morale ou d’éthique ? Ces deux mots impliquent-ils des différences ou
une équivalence ? Il est vrai que le mot éthique, pourtant omniprésent dans de
nombreux secteurs de la société, ne déclenche pas les débats et polémiques vus
précédemment. Plus neutre et d’apparence plus technique et scientifique, il permet
souvent d’éviter morale, imprégné de religiosité et de prescriptivité, comme on l’a vu.
La différence sémantique entre les termes est aussi, parfois, un dispositif argumentatif :
ce qui est accepté sous le nom éthique est refusé sous celui de morale 5. La distinction, sur
le plan philosophique, se trouve dans un ensemble de textes assez contradictoires qui
développent des distinctions peu homogènes, à tel point que les mêmes raisons peuvent
plaider pour l’un ou l’autre emploi (sur ce point, voir Paveau, 2013). L’éthique serait en
effet du côté de la théorie et de la réflexion, dans une perspective universaliste, et la
morale du côté des applications pratiques avec des horizons plus engagés dans des
parti-pris particuliers ; mais, comme le souligne aussi R. Ogien, on ne voit pas bien ce
que serait une théorie éthique sans application pratique, et je le suis entièrement sur ce
point. Les anglophones n’ont pas de ces distinctions et, en philosophie analytique ou en
philosophie morale dans les textes anglophones, les deux termes sont à peu près
synonymes : moral philosophy ou ethics ; morale ou éthique. J’ai donc choisi pour ma part,
à la suite de R. Ogien mais aussi de M. Canto-Sperber par exemple (Canto-Sperber, 2001
[1996] ; Canto-Sperber & Ogien, 2004), de les employer indifféremment.
18 Pourquoi existe-t-il une philosophie morale ? La question est évidemment immense
mais on peut cependant faire une brève et très simple réponse : parce que, comme le
social, le culturel, le psychologique, l’historique, le biologique, etc., la morale est une
des composantes de la vie humaine et qu’on ne peut guère faire sans 6. C’est le sens de la
citation d’Emmanuel Lévinas que j’ai mise en exergue de cette présentation : la
philosophie est morale. Quand on suppose une humanité du lien (ce que le rapport sur
la morale laïque appelle faire communauté) et un vivre-ensemble acceptable, en même
temps que l’existence de valeurs désirables, je ne vois pas comment on peut éradiquer
la question de la vie bonne, de la vie heureuse et de la vie juste, du bien et du mal, de
l’acceptable et de l’inacceptable, de la nuisance à soi-même et à autrui, et bien d’autres
questions auxquelles ni la politique, ni la sociologie, ni la psychologie, ni l’histoire, ni
l’économie, etc., ne peuvent (et, à mon avis, ne doivent) répondre. Et je ne vois pas non
plus pourquoi l’école, qui est des principaux lieux de formation des individus, ne
devrait pas toucher à cette notion-là, elle qui apprend à parler, à lire et à écrire aux
petits d’humains, et qui devrait donc contribuer fortement à en faire des individus qui
font communauté, qui vivent ensemble et qui considèrent que certaines façons d’être et
de vivre sont désirables. Comme le dit Bouddha, qui accompagne Emmanuel Lévinas
dans l’exergue, il existe un « parfum de l’homme éthique », ce qui implique que

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l’éthique est une dimension humaine, non forcément matérielle et palpable, mais
diffuse et présente.
19 Pour réfléchir à ces questions, on dispose de trois grands corps de pensée déjà anciens
et de deux propositions plus récentes. Les trois grandes orientations sont bien
connues : le déontologisme, dont le représentant principal est Kant, défendant une
approche normative centrée sur des principes transcendants (les fameux « impératifs
catégoriques », non négociables) ; le conséquentialisme qui définit la vie bonne par la
conséquence utile (l’utilitarisme de Mill en est la version la plus saillante, et R. Ogien
qualifie d’ailleurs dans son ouvrage cette morale de laïque, pour montrer qu’en cette
matière, la laïcité est plurielle) et l’éthique des vertus d’inspiration aristotélicienne, qui
fait reposer la notion de bien sur la vertu des agents et la négociation intersubjective
des valeurs, et non plus des normes. Récemment, et à partir du terreau féministe, a
émergé l’éthique du care, courant souvent critiqué comme théoriquement faible car
considéré comme simplement altruiste, voire naïf ou reposant sur des évidences, mais
qui représente selon moi un des grands programmes moraux de notre contemporanéité
(Gilligan, 2008 ; Tronto 2009 [1993] ; Molinier et al., 2009). La question de la dimension
morale du féminisme, non explicitement posée dans ce corpus éthique comme ailleurs,
constitue d’ailleurs un impensé qui fait l’objet d’un article d’Anne-Charlotte Husson
dans ce numéro. Enfin, il faut mentionner l’éthique minimale que R. Ogien élabore en
2003 à partir d’une réflexion sur la pornographie (Ogien, 2003), et qui postule un
principe moral unique, celui de non-nuisance à autrui.

5. Objectifs du numéro et présentation des articles


20 L’objectif de ce numéro est d’interroger la dimension morale des/dans les formes
langagières et discursives, des textes littéraires, des discours d’enseignement-
apprentissage, telle qu’elle s’y présente actuellement, en France en ce début de XXI e
siècle.
21 Comme signalé plus haut, la théorie morale a beaucoup évolué ces 50 dernières années
et les alternatives anciennes un peu rigides se sont diluées grâce à des propositions
nouvelles, qui ont complexifié et enrichi le paysage : le retour en force de l’éthique des
vertus aristotélicienne, l’émergence de la théorie du care, l’élaboration de l’éthique
minimale, ont achevé semble-t-il la dilution des grands dualismes et la reconnaissance
des liens entre affect et intellect, éthique et cognitif, entre autres. Les grandes
catégories de pensée sont de plus en plus envisagées comme ouvertes, hétérogènes et
non discrètes, et la catégorie morale sera envisagée dans ce numéro comme ouverte sur
l’épistémique, l’affectif, le social, le politique, etc.
22 Du côté des circulations sociales, en France en tout cas, la morale en tant que telle et
sous ce nom a été en revanche mise en sourdine par les impératifs de la démocratie et
de la laïcité, et ce sont surtout, on vient de le voir, la notion et le nom éthique qui se
manifestent dans les discours publics, à partir des questionnements bioéthiques et des
problèmes environnementaux essentiellement. Mais le sens moral, quelle que soit
l’origine et la forme qu’on lui accorde, demeure une faculté humaine, voire une
disposition, et la question morale émerge régulièrement, à la faveur de débats ou
d’événements discursifs : la réintroduction de la morale à l’école, la censure de certains
textes, le retrait de certaines expositions, ou de certaines affiches, remettent
régulièrement en jeu et au travail la question morale dans nos sociétés.

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23 Il a donc semblé nécessaire de poser ou de reposer la question morale aux formes de la


langue et du discours, aux œuvres littéraires, et aux discours et postures pédagogiques.
Ces trois domaines, présentés séparément dans la proposition que j’ai faite aux auteur-
e-s, et qui devait dans mon esprit servir d’architecture au numéro, se sont entremêlés
et reconfigurés dans les articles une fois écrits. Le sommaire se construit donc
autrement, à partir de trois grands thèmes d’interrogation.
24 Les trois premiers articles traitent des valeurs mises en œuvre dans l’éducation et
l’enseignement. Le numéro est symboliquement ouvert par l’article d’une chercheuse,
enseignante et formatrice belge, Claudine Leleux, qui jette d’emblée un éclairage
exogène sur une question qui risque toujours de succomber à la fermeture d’un
traitement franco-français. Dans « Instruire et éduquer sur fond d’éthique », elle
montre quels sont les principes, les enjeux et les méthodes de l’enseignement de la
morale à l’école en Belgique. L’article suivant, de Vincent Lorius, qui est à la fois
personnel de direction et enseignant-chercheur, traite précisément de la question de la
morale laïque dans l’enseignement en France. Intitulé « Éduquer scolairement dans un
monde pluraliste : opportunité d’une approche normative du cadre réglementaire », il
montre comment la question de la morale, des normes et des valeurs peut se traiter
dans l’Éducation nationale en France, et donne peut-être une forme de réponse à la
critique de R. Ogien mentionnée plus haut. Enfin, Anne Leclaire-Halté, dans un travail
sur les valeurs dans les albums de littérature de jeunesse, « Valeurs et rapport texte/
image dans l’album de littérature de jeunesse : étude d’un exemple, Le génie du pousse-
pousse », s’appuie sur le lien entre le texte et l’image pour proposer une réflexion et des
pistes didactiques pour l’éducation aux valeurs.
25 La deuxième partie du numéro rassemble des articles qui ont en commun de traiter la
question de la vérité. Dans « Les diseurs de vérité ou de l’éthique énonciative.
Parrèsiastes, messagers, whistleblowers, lanceurs d’alerte », j’examine une lignée de
figures d’énonciateurs qui, de l’Antiquité à nos jours, de Démosthène à Snowden, ont
adopté une pratique de la vérité radicale et dangereuse, pour des raisons d’éthique
personnelle. Gaëlle Labarta aborde la question de la vérité et du mensonge au sein
d’un questionnement plus large, en traitant de « l’inacceptabilité morale des discours
littéraires ». Elle montre qu’en matière de littérature, les normes de tolérance morale
peuvent être d’une part spécifiques (la fiction n’est pas évaluée de la même manière
que les discours sociaux empiriques), et d’autre part contextuelles (comme toutes les
évaluations, l’évaluation morale voit ses critères modifiés par les évolutions sociales,
historiques culturelles). Enfin André Petitjean, choisissant de réfléchir sur le
mensonge au théâtre dans « Du mensonge et de sa problématisation : illustration à
partir de l’œuvre de Bernard-Marie Koltès », montre comment le dramaturge élabore
un discours du mensonge qui en transgresse les normes pragmatiques habituelles.
26 La dernière partie du numéro aborde la question de la dimension morale des discours
en termes de responsabilité, de référenciation et de nomination. Sophie Moirand
propose de mettre au travail dans l’analyse des discours les trois notions de
référenciation, généralisation et responsabilité énonciative. Dans « Trois notions à
l’épreuve de la dimension morale du discours », elle montre que la place pour une
éthique langagière est au niveau de l’interprétation, et non de l’évaluation des discours,
interprétation charpentée par ces trois notions. L’article suivant d’Anne-Charlotte
Husson, « Genre et violence verbale : l’exemple de “l’affaire Orelsan” », propose une
réflexion sur l’articulation encore inédite entre genre et morale, sous l’angle du

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féminisme. Analysant l’événement discursif qu’a constitué l’ensemble des réactions


autour de la chanson du rappeur Orelsan en 2009, l’auteure analyse les implicites
moraux des positions féministes, le plus souvent traduits en termes sociaux et
politiques. L’article de Marc Arabyan clôt cet ensemble. Intitulé « De “classe ouvrière”
à “classes moyennes”, une réfection terminologique du champ social, en France », il
analyse un phénomène de modification lexicale qui lui semble aussi une perte sociale
importante, montrant, s’il en était encore besoin, à quel point les mots font le monde
autant qu’ils sont faits par lui.
27 Le dossier se clôt sur l’article de Roselyne Koren, à laquelle j’avais proposé de rédiger
une synthèse de son travail pour ce numéro. Il faut rappeler que Roselyne Koren a été
la première à poser explicitement la question de l’éthique du discours en analyse du
discours et en rhétorique, et que bien des réflexions ultérieures, même en désaccord
voire en opposition avec elles, lui doivent un premier appui de pensée. Dans une veine
mi-épistémologique, mi-méthodologique, elle retrace ce qu’elle appelle des
« Pérégrinations d’une analyste du discours en territoire éthique », revenant sur le
point d’accroche de tous ses travaux : la « prise de position ».
28 On verra que les articles se situent très différemment par rapport à la saisie de la
morale par la philosophie. Si Claudine Leleux, Vincent Lorius, Gaëlle Labarta ou Anne-
Charlotte Husson fréquentent ce corpus, et pensent à partir de lui dans des proportions
variées, Anne Leclaire-Halté, André Petitjean, Sophie Moirand ou Roselyne Koren
travaillent dans des cadres disciplinaires différents ; et l’on verra que Marc Arabyan
prend un parti clairement politique et social, et pense la question morale presque en
dehors d’elle-même, pour ainsi dire. La question des outils de la pensée morale dans
d’autres disciplines que la philosophie morale reste donc ouverte : doit-on utiliser les
outils de la pensée morale pour penser des questions morales ? J’espère que les articles
du numéro répondront, entre autres, à cette question.

BIBLIOGRAPHIE
ANGENOT, M. (1982) : La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot.

BUTLER, J. (2004 [1997]) : Le pouvoir des mots. Politique du performatif, trad. de l’américain par C.
Nordmann, Paris, Éd. Amsterdam.

CANTO-SPERBER, M. (dir.) (2001 [1996]) : Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, Presses
universitaires de France (Puf).

CANTO-SPERBER, M. & OGIEN, R. (2004) : La philosophie morale, Paris, Puf.

GILLIGAN, C. (2008) : Une voix différente. Pour une éthique du care, trad. de l’américain par A. Kwiatek,
Paris, Flammarion (coll. « Champs »).

LELIÈVRE, C. (2012) : « Vers quel enseignement d’une morale laïque ? », Histoire et politique scolaire
[blog], 3 sept. (en ligne : http://blogs.mediapart.fr/blog/claude-lelievre/030912/vers-quel-
enseignement-dune-morale-laique, consulté le 30/03/15).

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Ministère de l’Éducation nationale (2013) : Morale laïque. Pour un enseignement laïque de la morale.
Remise du rapport de la mission sur l’enseignement de la morale laïque, Lundi 22 avril 2013, Paris,
ministère de l’Éducation nationale (en ligne : http://www.education.gouv.fr/cid71583/morale-
laique-pour-un-enseignement-laique-de-la-morale.html, consulté le 30/03/15).

MOLINIER, P., LAUGIER, S. & PAPERMAN, P. (2009) : Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité,
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OGIEN, R. (2003) : Penser la pornographie, Paris, Puf.


— (2013) : La guerre aux pauvres commence à l’école, Paris, Grasset.

PAVEAU, M.-A. (2013) : Langage et morale. Une éthique des vertus discursives, Limoges, Lambert-Lucas.

TRONTO, J. (2009 [1993]) : Un monde vulnérable, pour une politique du care, trad. de l’anglais par H.
Maury, Paris, Éd. La Découverte.

NOTES
1. V. Peillon : « Je veux qu’on enseigne la morale laïque », Le JDD, 01/09/12.
2. « Enseignement de la morale : “Une nostalgie de l’école de la III e République” », Le Monde,
03/09/12.
3. Le rapport est le fruit du travail d’Alain Bergounioux (inspecteur général de l’Éducation
nationale, professeur associé à l’Institut d’études politiques de Paris) Laurence Loeffel
(professeure en sciences de l’éducation à l’Université Charles de Gaulle-Lille 3) et Rémy Schwartz
(ancien conseiller d’État et professeur associé à l’Université de Paris 1 Sorbonne).
4. Je reviens plus bas sur la question classique de l’emploi des termes éthique et morale.
5. Et je laisse de côté le troisième terme de déontologie, qui complique encore les circuits lexicaux,
sémantiques et idéologiques de ces dénominations.
6. On m’objectera qu’il existe des individus amoraux mais c’est justement de manière privative
qu’on les nomme, ce qui veut dire que leur comportement n’est pas considéré, dans la majeure
partie des cultures et des sociétés, comme étant totalement acceptable.

AUTEUR
MARIE-ANNE PAVEAU
Pléiade (EA 7338), Université Paris 13

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Valeurs, éducation, enseignement

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Instruire et éduquer sur fond


d’éthique
English title : Teaching and educating on an ethical background

Claudine Leleux

1 Enseigner la morale laïque, comme on le dirait dans l’Hexagone, la morale non


confessionnelle, comme on le pratique en Belgique, ou éduquer à la citoyenneté, exige
comme tout enseignement de remplir trois conditions : l’enseignant doit faire preuve
d’un savoir-faire professionnel, pouvoir s’appuyer sur une didactique spécifique et
respecter une déontologie propre à cette discipline.
2 Si comme nous le verrons plus loin, la morale, l’éthique, voire la citoyenneté, sont à
l’œuvre dans tout savoir ou dans toute vie de classe, alors les enseignants qui n’ont pas
été formés à cette discipline doivent cependant pouvoir répondre de cette triple
exigence.
3 La présente contribution, après avoir clarifié quelques concepts fréquemment utilisés
dans la discipline d’éducation à la moralité, ciblera deux objectifs de la didactique
spécifique (développer le jugement normatif et évaluatif) et de la déontologie
spécifique (respecter le pluralisme éthique et éduquer sans moraliser, c’est-à-dire
éduquer à l’autonomie du jugement).

Présupposition pragmatique de l’entente


4 Avant d’entrer dans le vif du sujet, il importe de clarifier quelques concepts-clés qui
seront ici utilisés, avec, si nécessaire, leur auteur de référence parce qu’en matière
d’éthique, de citoyenneté, de valeurs et de normes, nous pouvons à peu près lire tout et
son contraire.
5 71 o 56 , mœurs en grec) et morale (mores, mœurs en
J’utilise ici indifféremment éthique (e F0 F0

latin) sauf quand le contenu philosophique diffère selon l’un ou l’autre terme, par
exemple lorsqu’il sera question plus tard de normes éthiques au sens téléologique
aristotélicien ou de normes morales au sens de l’impératif catégorique de Kant.

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« Morale laïque » (en France), moralité publique, citoyenneté démocratique et


Sittlichkeit au sens d’Hegel sont considérés ici comme quasi-synonymes.
6 J. Habermas a montré, notamment pour surmonter une difficulté en philosophie et en
logique, que nous étions obligés de présupposer une prétention à l’entente dans tout
agir et en particulier dans tout agir argumentatif1. Si nous définissons très
succinctement l’éthique comme l’« ensemble des principes moraux qui sont à la base de
la conduite de quelqu’un » (Larousse), la présupposition nécessaire d’un agir pour
s’entendre met l’éthique à la base de tout savoir. Tout savoir est en effet un accord
sur une prétention à l’exactitude ou la justesse des énoncés que nous proférons sur le
monde. Cela ne veut pas dire que tout savoir est exact ou juste, mais qu’on se sera mis
d’accord entre êtres humains pour accepter de le considérer comme exact ou juste.
7 D’un point de vue épistémologique, le savoir peut en gros se diviser en trois types de
prétentions à la validité. J. Habermas considère que l’ensemble des énoncés descriptifs
et constatifs prétendent à l’exactitude et constituent le savoir scientifique. En
revanche, les savoirs moral et juridique rassemblent les énoncés normatifs et
prescriptifs qui prétendent à ce que J. Habermas appelle la justesse normative
(prétention d’une norme à être juste). Enfin, et cela reste aujourd’hui le savoir le plus
problématique parce que le plus subjectif, l’ensemble des énoncés évaluatifs et
expressifs qui prétendent à l’authenticité, c’est-à-dire à l’accord entre un sujet et ce
qu’il connait et dit de lui-même.
8 Dans cette architectonique, nous retrouvons la partition kantienne des trois Critiques
mais dans une perspective « postmétaphysique » cette fois. Chez J. Habermas, le
passage d’une prétention à l’exactitude à l’exactitude ou d’une prétention à la justesse
normative à la justesse normative est en effet provisoire et toujours à postériori. Car il
est issu d’une discussion effective avec toutes les personnes concernées 2 : la discussion
permettra de vérifier si la prétention peut être honorée, si ce qui prétend être exact est
exact ou ce qui prétend être juste est juste.
9 Nous pourrions schématiser cette architectonique ainsi dans le tableau1, en nous
inspirant non seulement de J. Habermas mais aussi de J.-M. Ferry (1991).

Tableau 1. Architectonique de la raison et des savoirs.

Intelligibilité

constatifs et
Énoncés normatifs et prescriptifs évaluatifs et expressifs
descriptifs

la justesse normative
Prétention à l’exactitude l’authenticité (le « bon »,
(le « bien », le « juste », le
la validité (le « vrai ») la « valeur »)
« légitime »)

Rapport au
physique Intersubjectif subjectif
monde3

Sphère du
science & technique droit & morale esthétique
savoir

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faits normes valeurs


Catégorie
(ce qui est) (ce qui doit être) (le bien-être)

Mode indicatif impératif subjonctif

Personne
il tu je
pronominale

à l’issue d’une discussion


à l’issue d’une (après mûre réflexion,
« sérieuse » avec le public des
discussion clarification de l’accord
Validité de personnes concernées par la
« sérieuse » par la avec soi-même, voire
l’énoncé norme (selon qu’elle soit
communauté des investigation de type
technique, éthique, morale ou
savants thérapeutique)
juridique)

10 Après avoir rappelé la position habermassienne d’une transcendance de l’éthique (la


nécessité de présupposer pragmatiquement une entente à tout agir), l’intérêt de
l’architectonique ci-dessus est aussi :
1. de différencier deux niveaux de réflexion : d’une part, la « matière » d’une éducation morale
et citoyenne et, d’autre part, le fond éthique sur lequel se meut toute éducation et toute
instruction ;
2. de distinguer une éducation aux valeurs et une éducation aux normes ;
3. de mettre en exergue à la fois l’intérêt de la grammaire dans l’éducation scolaire pour
distinguer les faits, les normes et les valeurs : ce qui est, ce qui doit être ou ce qui est de
l’ordre du bien-être ;
4. de différencier deux types de temps, le temps physique et le temps de l’idéal normatif,
l’indicatif et le subjonctif, et, du coup, de relever non seulement l’intérêt de la conjugaison
mais du recours à la narration comme ce pont, dit J. Bruner (2010 : 16), « entre ce qui est
établi et ce qui est possible » ;
5. de faire ressortir la nécessité de l’apprentissage de la discussion pour valider ou invalider les
savoirs.

11 Cette architectonique sert dès lors de cadre de référence dans la suite du texte.

Éduquer moralement ?
12 Une forte tradition française vise, depuis la Révolution de 1789 et les Mémoires sur
l’instruction publique de N. de Condorcet (1791-1792), à réserver à la famille le soin
d’éduquer les jeunes et de limiter la mission de l’école à l’instruction. Pourquoi ? Parce
que l’école risquerait d’empiéter sur le droit des familles à éduquer leurs enfants
comme ils l’entendent, c’est-à-dire selon leurs convictions éthiques 4. Nous verrons que
ce risque existe si l’enseignant ne se conforme pas à une déontologie spécifique en la
matière.
13 Instruire voudrait dire aujourd’hui transmettre un savoir (au sens de science) établi par
la communauté des savants. L’école n’étant pas le lieu d’élaboration du savoir,
l’enseignant aurait la tâche (pédagogique) de faire reconstruire par les élèves les
raisons qui sous-tendent l’accord sur les faits et les procédures considérées
provisoirement comme vraies ou exactes.

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14 Dans l’Antiquité grecque, Aristote distinguait déjà l’objet d’étude des « sciences
théorétiques », le nécessaire, ce qui ne peut être autrement qu’il n’est, et celui des
« sciences pratiques » qui, lui, est contingent et peut être autrement qu’il est. Même si
nous avons appris entretemps que le nécessaire peut lui aussi être incertain ou
comporter une validité provisoire5, la différenciation qu’opère Aristote est toujours
probante.
15 Mais quelle formation donnons-nous alors à nos élèves pour approcher le contingent ?
Pour approcher tout ce qui peut être autrement qu’il est, pour décider quels projets
réaliser et selon quels préceptes d’intervention ? Pour décider des règles du vivre
ensemble, d’y obéir (ou non) volontairement parce qu’elles sont (in)justifiées ? C’est
pour répondre à cet objectif de formation qu’un cours d’éducation à la citoyenneté,
voire un cours de « morale laïque » en France, prend tout son sens, n’en déplaise à N. de
Condorcet.
16 En Belgique, par exemple, le cursus scolaire prévoit une éducation morale au sens
large, qui peut être religieuse ou non confessionnelle, de 6 à 18 ans à raison de deux
heures par semaine. L’éducation morale devient donc une discipline à part entière avec
ses objectifs spécifiques. L’un des tout premiers objectifs d’un cours de morale non
confessionnelle consiste d’ailleurs, selon nous, à mener les élèves à pouvoir distinguer
la sphère de l’être (l’exact), celle du devoir-être (le bien, le juste) et celle du bien-être,
c’est-à-dire la valeur ou le sentiment éprouvé à partir de l’être et du devoir-être (la
valeur, le bon, le gout6). Cela revient à faire comprendre qu’il y a des faits sur lesquels
on se met ou non d’accord, qu’il y a des normes sur lesquelles on se met ou non
d’accord et qu’il y a des gouts et des valeurs qui ne se discutent pas mais qui sont censés
exprimer ce que nous éprouvons chacun à propos de ce qui est et de ce qui doit être.
17 La spécificité éducative d’un cours d’éducation à la citoyenneté, à la moralité ou à la
« morale laïque » en France, serait de développer chez nos élèves deux types de
jugement qui ne sont pas systématiquement pris en charge par les autres disciplines, à
savoir le jugement évaluatif et le jugement normatif. Le jugement évaluatif consiste
à décider ce qui est souhaitable voire préférable, bref à évaluer, il porte sur le bien-être.
Le jugement normatif, en revanche, consiste à décider ce qu’il faut faire pour bien
faire ou pour être juste et se meut donc dans la sphère du devoir-être.
18 Le développement de ces deux types de jugement nécessite qu’on mette en place des
dispositifs pédagogiques qui permettent d’atteindre cet objectif. Mais avant cela, il nous
faut préciser quelle différence opérer entre les valeurs et les normes qui interviennent
dans ces deux types de jugement : le jugement évaluatif évalue, pèse, les valeurs en
présence ; le jugement normatif fait de même avec les normes disponibles.

Faits, normes et valeurs


19 Dans une perspective post-métaphysique, J. Habermas prend soin de montrer qu’un fait
n’existe pas ; il est le produit d’un accord (Habermas, 1987a), que ce soit celui d’une
communauté des savants ou celui d’une cour de justice par exemple. Même si les faits
interviennent à titre de raisons dans l’argumentation morale en général, nous allons
surtout nous concentrer ici sur la distinction entre valeurs et normes et sur une
typologie des normes.

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Les normes

20 Tout d’abord, et surtout si l’article est lu par des philologues ou des grammairiens, le
terme norme que j’utilise ici n’indique nullement ni une normalisation, ni une
moralisation. Il est simplement synonyme d’énoncé normatif. Les énoncés normatifs
(comme les énoncés prescriptifs d’ailleurs) se présentent sous la forme d’obligations ou
d’impératifs, explicites ou implicites . Ils ne décrivent pas l’être mais indiquent un
« devoir-être ». Ce devoir-être est déterminé en fonction d’un telos7 que l’on peut
synthétiser sous la catégorie du « bien » ou du « juste ». Car, comme le dit E. Kant
(1943 : 59) : « Les seuls objets d’une raison pratique sont donc le Bien (Guten) et le Mal
(Bösen) ».
21 Rappelons aussi que J. Habermas distingue la prétention à la vérité et la vérité. Ce qui
revient à toujours avoir en tête qu’une norme peut prétendre à la justesse sans être
juste, sans qu’elle soit validée ou acceptée comme telle. L’énoncé « X paie ses impôts »
prétend dire quelque chose d’exact, mais, pour que cet énoncé soit vrai, il faudra en
vérifier l’exactitude. De même, « il faut dire la vérité » est une norme sans qu’elle ne
soit juste pour autant à priori. Quand il sera question de normes ou de normativité d’un
énoncé, cela devra toujours s’entendre ici distinctement de moralisation.
22 Jürgen Habermas (1992 : chap. V) utilise le terme « norme » dans le sens fort
d’obligation morale ; il qualifie de « recommandation » l’impératif technique et de
« conseil » l’impératif éthique.
23 Toutes les obligations, en effet, ne nous obligent pas de la même manière, avec la même
force. Les normes de moralité peuvent être classées en trois catégories 8 : les normes
techniques, éthiques et morales9. La relativité de l’obligation est desservie par le sens
relatif du verbe devoir dont la force illocutionnaire peut varier. Ainsi le devoir est-il
faible pour les normes techniques parce qu’il n’y va, tout au plus, que d’efficacité
(« pour te rendre à tel endroit, tu dois prendre tel bus ») ; en revanche, la force
d’obligation est catégorique pour les normes morales qui obligent tout citoyen du
monde parce qu’il y va de l’humanité de l’homme (« Tu ne tueras point »). Enfin, le
devoir est fort ou nul lorsqu’il s’agit de normes éthiques. En effet, il y va de la vie
bonne, voire du salut, pour ceux que les normes éthiques concernent, tandis qu’elles
sont indifférentes aux autres (« Tu adoreras Dieu seul et tu l’aimeras plus que tout »).
Pour comprendre cette dernière difficulté, il faut souligner que la norme éthique est
une règle de conduite qui a pour fonction d’atteindre un telos, une fin subjective, et que
la norme n’oblige que ceux qui poursuivent cette fin-là. Les commandements religieux,
par exemple, n’ont de force d’obligation que pour ceux qui veulent gagner leur
« paradis » et n’engagent pas les autres qui ont une autre conception de l’existence ou
de la « vie bonne ». Les questions éthiques, dit J. Habermas (1992 : 99), n’exigent
nullement une rupture complète avec la perspective égocentrique, « elles se rapportent
en effet au telos d’une vie à chaque fois mienne ».
24 Notons qu’une même règle, par exemple « Je dois étudier », peut énoncer une norme
technique (pour atteindre un but pratique : passer l’examen demain) et une norme
éthique (pour me réaliser). Pareillement, une même règle, par exemple « Je dois porter
assistance à personne en danger », peut énoncer une norme éthique si elle fait
obligation en fonction du telos que je veux atteindre (éviter par exemple le remords de
mon indifférence à la détresse) ou une norme morale si elle fait obligation catégorique
de préserver l’humanité de l’homme.

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25 Le degré d’obligation des normes apparait aussi, lorsqu’elles sont coulées dans la forme
du droit, notamment par le degré de sanction pénale qui est attachée à sa
transgression. Le problème surgit quand il s’agit, pour vivre ensemble, de couler de
telles normes techniques, éthiques et morales dans la forme du droit 10. On peut
supposer que les normes techniques seront aisément validées par les citoyens (et
considérées à ce titre comme légitimes) si l’impératif d’efficacité est atteint et neutre
sur le plan de la moralité. Rouler à gauche ou à droite est insignifiant sur ce plan pour
autant que tout le monde se range à l’une ou l’autre option11.
26 Si les lois visent à préserver l’humanité de l’homme, il est raisonnable de penser
qu’elles recevront l’aval ou le consentement de tous, en démocratie du moins. Tout au
plus peut-il sans doute y avoir controverse, comme avec le principe de précaution, sur
le fait qu’il y ait danger pour l’espèce.
27 Où le bât blesse, c’est en matière de normes éthiques. Car, si la loi civile élève au rang
de l’humanité de l’homme une fin ou un telos particuliers, elle risque l’illégitimité, voire
la partialité, rendant de surcroit injuste la sanction de l’infraction. Et si elle ne le fait
pas, elle peut manquer pour certains à un devoir catégorique et rendre l’État laxiste.
Ainsi s’expliquent les dures controverses sur les questions de l’avortement, de
l’euthanasie, de l’homoparentalité, où l’éthos religieux diverge de l’éthos profane sur la
conception naturelle, voire divine, ou culturelle de la vie.
28 La typologie des normes proposée ici ne vise pas seulement à la clarification
sémantique pour que nous puissions nous comprendre entre chercheurs, elle a aussi
une fonction politique. Si le législateur est tenu en démocratie de respecter le
pluralisme éthique, il doit faire coexister pacifiquement des points de vue éthiques
divergents et être capable, pour ce faire, de ne pas généraliser des convictions
particulières. Cette typologie des normes a aussi une fonction déontologique pour les
enseignants qui ont affaire, à des degrés divers, à l’éthique. Dans un État de droit, et
donc à l’école publique, le pluralisme éthique doit être en principe respecté sauf si des
obligations contradictoires se font jour. Dans ce cas, c’est la loi civile porteuse du
consensus ou de la moralité publics qui l’emportera. Comme dans le cas du médecin qui
juge nécessaire de procéder à la transfusion sanguine d’un mineur et qui, sans
l’autorisation des parents témoins de Jéhovah, demandera un jugement en référé.
29 Le rôle déontologique de l’enseignant, lui, est :
1. de respecter les choix éthiques du jeune tout en lui faisant comprendre que le droit à la
liberté de pensée est exigible par chacun à égalité et donc qu’il ne s’agit jamais de vouloir
élever une obligation particulière en norme catégorique ;
2. de faire comprendre que la loi est parfois le garant de la coexistence pacifique de points de
vue éthiques divergents ;
3. que la désobéissance à la loi, même pour des raisons éthiques, fait encourir à celui qui
commet l’infraction la sanction prévue par la loi.

30 Cette fonction déontologique suppose bien évidemment que l’enseignant soit lui-même
capable d’éviter l’empire de sa subjectivité et de ne pas généraliser ses propres normes
éthiques sans toutefois sombrer dans le relativisme moral. C’est dire s’il est urgent de
mettre en œuvre une formation, initiale ou continue, des enseignants dont l’État
exigerait cette fonction.

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Les valeurs

31 Le risque de moralisation est encore plus grand quand il s’agit de valeurs parce que
celles-ci sont indiscutables au sens où il n’est pas possible de les hiérarchiser de façon
objective. Pourtant, beaucoup d’enseignants classifient les valeurs en bonnes ou
mauvaises.
32 Nous avons développé ailleurs tout un chapitre sur la définition des valeurs et sur la
manière de les travailler en classe (Leleux, 2014 : chap. 4). Disons en substance que,
d’un point de vue logique d’abord, cela n’a pas plus de sens de hiérarchiser
objectivement des valeurs (liberté, égalité, par exemple) que d’autres concepts (insectes
et arachnides, par exemple), qu’elles ne font autrement dit que l’objet de préférences
subjectives.
33 Les valeurs (en tant que concepts) seraient les signes que nous utilisons pour rendre
compte (en condensé ou en synthèse) des expériences au monde qui ont été source de
bien-être ou de plaisir, voire de mal-être ou de peine. Et ces signes servent d’indices
pour choisir une norme d’action de manière à retrouver ce bien-être et éviter ce
mal-être. En ce sens et à la différence de concepts formels, ils ont une force normative :
ils indiquent un « devoir-être », fût-il encore non réfléchi, en vue d’atteindre le bien-
être. C’est pourquoi le sens commun a tendance à confondre les valeurs et les normes.
C’est cette force normative qui les distingue aussi des qualités et des vertus qui, elles,
décrivent un état (de fait), « ce qui est », un énoncé, un objet, un caractère (une vie
bonne, un homme prudent)12.
34 Les valeurs sont des indicateurs de sens pour l’action. « Sens » doit être compris ici
dans les quatre acceptions : le sensible (la valeur exprime en condensé le bien-être de
l’expérience) ; la direction (la valeur oriente l’action) ; la signification (la valeur
synthétise une expérience concluante sous la forme d’un concept) ; le telos/la finalité (le
bien, le bonheur ou le salut que la valeur entend implicitement rechercher). Dans cette
quatrième acception, les valeurs se réfèrent à une visée téléologique qui ne peut être
qu’individuelle, même si la même visée peut être partagée par un très grand nombre de
personnes. Par exemple : la liberté est une visée partagée par la plupart des
démocrates ; le salut (le « paradis ») est une visée partagée par les croyants aux
religions du Livre… Nous pouvons dire que les valeurs, si elles ne sont pas universelles,
peuvent être structurantes pour les identités et colportées par l’éducation.

Développer le jugement évaluatif


35 Nous avons dit plus haut que l’objectif à l’école d’une éducation morale au sens large
est de former les jeunes au contingent, à ce qui peut être autrement qu’il n’est, ce qui
revient à dire à les former à prendre position quant au bien-être et au devoir-être, bref
à développer leurs jugements évaluatif et normatif.
36 Développer le jugement évaluatif des jeunes consiste en substance à :
1. leur faire identifier des valeurs et en particulier les leurs par analogie ou contraste avec
celles de leurs comparses mais aussi celles d’auteurs ou véhiculées par des textes et des
images ;
2. leur faire hiérarchiser leurs valeurs (échelle de valeurs ou échelle axiologique) ;

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3. les amener à repérer le pluralisme des échelles axiologiques dont découle en démocratie
profane le respect du pluralisme éthique.

37 Du point de vue pédagogique, il importe donc que l’enseignant mette les élèves en
situation de clarifier leurs valeurs et de les hiérarchiser sans que le groupe-classe ne
discute à proprement parler ces choix. La fonction pédagogique de l’enseignant est
d’amener l’élève à prendre conscience de ce qui l’anime et d’ainsi contribuer à ce qu’il
se connaisse mieux, comme le recommande la maxime antique : « Connais-toi toi-
même ». Sa fonction déontologique est de respecter les choix de l’élève et de les faire
respecter par les autres dans le groupe-classe, ce qui revient à faire découvrir par tous
qu’il n’y a pas à priori de bonnes ou de mauvaises valeurs. Le professionnel peut tout au
plus faire découvrir par les leçons de l’expérience que certains choix sont plus judicieux
que d’autres pour soi et pour le vivre ensemble. Cela revient à prendre la valeur comme
le condensé d’une norme que l’expérience a validé ou non. À l’aune de l’expérience de
l’humanité, la relativité des valeurs ne signifie nullement leur relativisme.

Encadré 1. Quelques exemples pédagogiques

– Pour clarifier les valeurs des élèves de 4 à 7 ans, l’enseignant peut recourir aux
images : leur demander de choisir l’image qui a leur préférence et de pouvoir dire
pourquoi. Pour leur faire hiérarchiser, leur demander de coller trois images (dont
on a préalablement reconstruit, avec l’aide de l’enseignant, la valeur) selon leur
ordre de préférence. Pour faire découvrir la relativité des valeurs et de leurs
échelles, organiser une promenade devant l’exposition des tops 3 de la classe
(Leleux, 2014 : leçon n° 5). Cette activité a en outre l’avantage de faire ressortir
pour toute la classe qu’une échelle de valeurs 1 (par exemple : famille, amour,
santé), n’est pas meilleure qu’une échelle de valeurs 2 (santé, amour, famille) et
qu’il n’est donc pas possible de les discuter voire de les coter.

– L’élève peut aussi être conduit à clarifier ses propres valeurs en opposition ou
par comparaison avec celles d’un auteur. Pour ce faire, l’album peut être un
support de même qu’un texte philosophique ou un article de journal. Par exemple,
de manière à clarifier la morale dont les élèves sont les plus proches, nous avons
conçu une leçon en plusieurs séquences (Leleux, 2010 : 179-198). L’objectif est, dans
un premier temps, de faire retrouver par les élèves les valeurs défendues ou
rejetées, explicitement ou implicitement, dans les différents textes (un extrait de
l’Épitre de Paul aux Philippiens, des aphorismes de Ainsi parlait Zarathoustra, le
chant de l’Internationale, une présentation de la morale laïque) ; dans un second
temps, de faire élire trois valeurs par chaque élève qui doit les classer par ordre
d’importance parmi toutes les valeurs retrouvées dans un des textes.

– Autre exercice, en éducation à la citoyenneté, pour différencier valeurs et


normes, préférences personnelles et objectivité juridique : on peut demander aux
élèves de lire la Déclaration universelle des droits de l’Homme et de sélectionner
les cinq articles qui leur semblent les plus importants ou auxquels ils sont le plus
attachés. Ils doivent ensuite dégager la valeur qui sous-tend ces cinq articles et les
classer dans un top 5 de leurs valeurs. Cette activité fait alors apparaitre la
différence entre le point de vue axiologique subjectif et l’ordre logique qui prévaut
dans tout texte juridique (le point de vue objectif du Droit). Le participant, quel
que soit son âge, découvre alors que sa préférence va à la liberté, à l’égalité, à la

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solidarité ou à la justice, à l’asile, à la liberté de culte, au procès équitable… que son


attachement aux droits peut être d’ordre biographique et relié au « Connais-toi
toi-même » dans un ordre qui n’est pas celui de la Déclaration qui servira de
référence, lui, dans le cas d’un procès par exemple.

38 Le lecteur intéressé par ces protocoles pédagogiques est invité à se référer aux
nombreuses leçons, séquences et activités que nous avons eu l’occasion de proposer 13.
39 L’enseignant de langue maternelle pourra s’inspirer de cette méthodologie pour, à la
fois, faire découvrir les valeurs implicites ou explicites de tout texte, fût-ce d’un album
de jeunesse, mettre le jeune en situation de décentration cognitive (différencier le
point de vue de l’auteur et le sien propre) avant de l’amener éventuellement à
comparer son échelle de valeurs à celle de l’auteur, sachant que l’une n’est pas
meilleure à priori que l’autre.

Développer le jugement normatif


40 L’éducation morale au sens large est essentiellement une éducation au jugement
normatif14, c’est-à-dire qu’il s’agit d’apprendre au jeune à décider d’obéir
volontairement aux normes d’action parce qu’elles se justifient pour atteindre un but,
une fin, voire préserver l’humanité de l’homme (prendre l’homme comme fin, dirait
E. Kant).
41 Développer cette décentration cognitive et le jugement normatif des jeunes consiste en
substance à :
1. leur faire réfléchir à ce qu’il convient de faire pour atteindre un but ;
2. leur apprendre à distinguer différents buts : un but simplement pratique (efficacité de
l’action), un telos (une fin, c’est-à-dire le but d’une existence, le bonheur, la réussite d’une
vie, le salut dans un au-delà de la vie terrestre…), une finalité humaine (humanité de
l’homme) ;
3. leur faire hiérarchiser des normes d’action en fonction des différents objectifs, découvrir
que certaines normes sont plus générales (incluant le point de vue subjectif) que d’autres
(excluant d’autres points de vue subjectifs) ;
4. leur faire comprendre que le vivre ensemble dans un État de droit suppose de pouvoir
généraliser une norme pour tous à égalité ;
5. leur faire reconstruire la nécessité d’une sanction attachée à la transgression d’une norme
juridique ;
6. les amener à distinguer le légal et le légitime (une norme juridique n’est pas forcément
juste) ;
7. leur faire découvrir qu’un désaccord avec le législateur peut prendre la forme d’une
désobéissance civile, sachant que celle-ci peut entrainer une sanction.

42 Plusieurs études et recherches montrent que le développement du jugement normatif


s’opère lorsque les élèves sont mis en situation de discuter avec leurs pairs de
problèmes moraux. La théorie du développement du jugement moral de L. Kohlberg
sert d’étalon de mesure de ce développement15. C’est la raison pour laquelle les
dispositifs pédagogiques que nous proposons de mettre en œuvre pour développer un
tel jugement recourent à l’échange d’arguments moraux entre les pairs.

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43 Notons toutefois que les sujets de discussion, les normes discutées, peuvent diverger
selon le type de cours : un cours de moralité publique, c’est-à-dire un cours d’éducation
à la citoyenneté ou de morale laïque en France, ne prendra pas pour objet de réflexion
les normes qui touchent à la morale personnelle, au salut ou aux convictions
particulières. En revanche, celles-ci seront matière à discussion dans les cours de
religion et de morale non confessionnelle. La discussion sera sans doute différente
selon que l’on se réfère à une transcendance divine ou non. Dans un cours de morale
non confessionnelle en tout cas, le parti pris sera de ne pas donner la priorité à un
argument (d’autorité) d’ordre religieux. Par exemple, le devoir de charité ne ferait pas
partie d’un tel cursus alors que le devoir de solidarité, sous la forme par exemple de la
sécurité sociale, y serait questionné.
44 Plusieurs dispositifs pédagogiques peuvent être mis en place pour développer la
décentration cognitive et l’échange des arguments moraux avec les pairs en ayant à
l’esprit la typologie des normes que nous avons reconstruite plus haut.

Encadré 2. Quelques exemples de dispositifs pédagogiques

– Le premier dispositif pédagogique auxquel recourir est celui que L. Kohlberg a


utilisé lui-même pour établir sa théorie du développement du jugement moral, à
savoir le dilemme moral. On peut prendre l’expression dans son sens usuel mais,
sur le plan pédagogique, le dilemme moral obéit à quelques caractéristiques qui le
différencient d’une simple alternative (par exemple : « Faut-il faire ceci ou
cela ? »). Le dilemme moral est plus contraignant parce qu’il décrit une situation
dans lequel le « héros » du récit, que l’on appellera « X », se trouve face à deux
issues contradictoires sans que l’une ne soit à priori meilleure que l’autre.
L’exemple fameux cité par L. Kohlberg étant le dilemme de Heinz 16 qui doit choisir
entre voler le pharmacien pour guérir sa femme ou la laisser mourir faute d’avoir
les moyens de pouvoir acheter le médicament. Sous cette réserve, bien des
dilemmes peuvent constituer la base d’une discussion normative. Par exemple, le
dilemme d’Aisha :

« Aisha est marocaine et sort avec Patrick. Une de ses amies lui apprend que Patrick fait
partie d’une bande de “skins” et l’emmène dans un bistrot où ils se réunissent. Aisha assiste
à une discussion dans un café entre Patrick et les “skins”. Il y est question de venger un des
leurs, grièvement blessé, en organisant un attentat dans un établissement où se réunissent
les amis et frères de Aisha. Aisha tente d’en empêcher Patrick, sans succès. Plus, celui-ci la
menace de représailles si elle diffusait le secret. L’attentat projeté est imminent.

Que doit faire Aisha, prévenir la police ou être fidèle à son ami ? »

Ce dilemme permet une réflexion approfondie sur le devoir de dénoncer ou non


l’imminence d’un délit. Il n’y a pas de bonne issue à priori au dilemme dans la
mesure où vont entrer en concurrence des arguments moraux différents, les uns
relevant du devoir citoyen, les autres de l’amour ou d’une obligation conjugale. Les
échanges devraient permettre de hiérarchiser ceux-ci, mais la discussion devrait
aussi faire apparaitre que personne ne peut exiger de quelqu’un d’autre que lui-
même qu’il se sacrifie pour son prochain et endure des représailles. La « morale
rationnelle scelle l’abolition du sacrifice », dit J. Habermas 17.

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L’intérêt de travailler avec des dilemmes en classe vise précisément non à


transmettre une morale toute faite, mais à la réflexion et à l’échange de
justifications pour développer le jugement normatif.

– C’est précisément pour développer un tel jugement qu’une discussion à visée


philosophique (DVP) doit, selon nous, se donner pour objectif pédagogique que les
élèves discutent de problèmes moraux, échangent des justifications au choix de
telle ou telle norme d’action et produisent en conclusion (provisoire) de la
discussion une sophia, une sagesse, un savoir pratique, éventuellement sous la
forme d’un conseil à un ami. L’accent étant mis dans une telle pratique
pédagogique sur le « que dois-je faire ? » (normatif) plutôt que sur le « qu’est-ce
que ? » (descriptif).

Le lecteur intéressé pourra prendre connaissance d’une vingtaine de discussions à


visée philosophique à partir de contes africains écrits par J. Lantier pour les élèves
de 5 à 14 ans (avec leurs questions, les plans de discussion de l’enseignant et la
production des sagesses des élèves) dans un ouvrage paru en 2010 (Leleux, Lantier,
2010).

– La régulation des émotions par la DVP est un programme de réflexion sur les
émotions (Leleux, Rocourt & Lantier, 2014) qui vise lui aussi à développer le
jugement normatif. L’objectif général de ce programme est de développer
l’autonomie affective des élèves et, ce faisant, de contribuer à la civilisation
démocratique au sens où, comme le dit le sociologue N. Elias (2002 ; 2003), celle-ci
est le résultat d’un long processus de maitrise des affects. Processus durant lequel,
selon lui, l’art militaire et le rapport de force physique a progressivement cédé la
place à l’art de la parole. Le dispositif pédagogique a été totalement mis en place à
l’école maternelle, en 2e année de primaire (2P, 7-8 ans), 6P (11-12 ans) et
partiellement mis en œuvre en 1P (6-7 ans) et en 1re année de secondaire S (1S,
12-13 ans). Il consiste, à partir d’Histoires d’émotions de Jan Lantier, d’identifier une
émotion, d’en comprendre son utilité et ses inconvénients et de la réguler en
conséquence par un jugement normatif. En maternelle, les élèves ont réfléchi à
quatre émotions (la peur, la colère, la tristesse, la joie) ; en primaire et secondaire,
ils ont identifié deux concepts (émotion et famille d’émotions) et réfléchi à quatre
émotions de base supplémentaires (la surprise, le dégout, la honte et l’émoi
amoureux), à une émotion mixte (la jalousie) et à une autre émotion sociale que la
honte (la fierté).

– Les enseignants, qui n’ont pas en charge l’éducation morale ou citoyenne, mais
qui ont à gérer le vivre ensemble d’une classe et à accomplir une des missions
traditionnelles de l’école qui consiste à socialiser les jeunes, pourront développer
le jugement normatif de leurs élèves par la réflexion à propos des droits et devoirs
de chacun en classe, sachant qu’en démocratie, si tout droit est dû à chacun à
égalité, chaque droit suppose un devoir afférent. Raison pour laquelle, cette
réflexion en classe devrait être menée sous la forme d’un règlement ou d’une
charte dans lesquels les droits sont confrontés aux devoirs correspondants et ne se
limitent pas, comme c’est souvent le cas, à une liste d’interdits ou de devoirs
(Leleux, 2006).

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– À la suite de la réflexion précédente concernant les droits et les devoirs,


l’enseignant pourra recourir à un dispositif inspiré de la pédagogie Freinet : le
conseil de la classe qui est l’organe de législation et de décision de la classe sur le
vivre ensemble (Leleux, 2008).

45 Quel que soit le dispositif utilisé, l’important pour l’enseignant, qu’il soit spécialisé en
didactique de la morale et de la citoyenneté ou non, consiste à développer le jugement
normatif de ses élèves. Qui dit « développement » dit aussi que ce jugement normatif
doit tendre ou se confondre avec un jugement « postconventionnel », au sens de
L. Kohlberg, c’est-à-dire un jugement normatif qui se fonde librement sur des principes
pour justifier le choix d’une règle d’action. En l’absence de cette autonomie du
jugement comme objectif pédagogique, l’action de l’enseignant serait une entreprise de
moralisation visant à faire de ses élèves de bons exécutants, reniant du même coup
l’idéal moral démocratique d’autonomie politique. Il est particulièrement nécessaire
que les enseignants soient formés à éviter une telle dérive de moralisation, dérive qui
donnerait raison à N. de Condorcet selon lequel on ne pourrait confier l’éducation à
l’école.

BIBLIOGRAPHIE
ARISTOTE (1992) : Éthique à Nicomaque, trad. du grec par J. Barthélemy Saint-Hilaire, revu par A.
Gomez-Muller, Paris, Éd. Le Livre de poche.

BRUNER, J. (2010 [2002]) : Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? Le récit au fondement de la culture
et de l’identité, Paris, Retz (coll. « petit forum »).

CONDORCET, N. (1791) : « Premier Mémoire. Nature et objet de l’instruction publique », in : Id., Cinq
mémoires sur l’instruction publique, chapitre 5, p. 33 (en ligne : http://classiques.uqac.ca/
classiques/condorcet/cinq_memoires_instruction/Cinq_memoires_instr_pub.pdf, consulté le
10/03/15).

Elias, N. (2002 [1973]) : La civilisation des mœurs, trad. de l’allemand par P. Kamnitzer, Paris, Pocket
(coll. « Agora »).
— (2003 [1975]) : La dynamique de l’Occident, trad. de l’allemand par P. Kamnitzer, Paris, Pocket
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FERRY, J.-M. (1991) : Les puissances de l’expérience, Paris, Éd. du Cerf (coll. « Passages »), 2 vol.

HABERMAS, J. (1987a [1972]) « Théories relatives à la vérité », trad. par R. Rochlitz, in : ID., Logique
des sciences sociales et autres essais, Paris, PUF, p. 282-283.
— (1987b [1981]) : Théorie de l’agir communicationnel, t. 1, Rationalité de l’agir et rationalisation de la
société, trad. de l’allemand par J.-M. Ferry, Paris, Fayard.
— (1992 [1991]) : De l’éthique de la discussion, trad. de l’allemand par M. Hunyadi, Paris, Éd. du Cerf.

HOFFMAN, M. (2008) : Empathie et développement moral. Les émotions morales et la justice, Grenoble,
Presses universitaires de Grenoble.

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28

KANT, E. (1943 [1788]) : Critique de la raison pratique, trad. par F. Picavet, Paris, PUF (coll.
« Quadrige »).

LALANNE, J. (1990) : « Le développement moral cognitif chez Lawrence Kohlberg », Entre-vues, 7,


p. 15-28.

LELEUX, C. (1997) : Repenser l’Éducation civique. Autonomie, coopération, participation, Paris, Éd. du Cerf
(coll. « Humanités »).
— (2003) : « Théorie du développement moral chez Lawrence Kohlberg et ses critiques (Gilligna et
Habermas) », in : J.-M. Ferry & B. Libois (dirs), Pour une éducation postnationale, Bruxelles, 2003,
Éd. De l’Université de Bruxelles (coll. « Philosophie et Société »), p. 11-128 (en ligne : http://
users.skynet.be/claudine.leleux/KohlbergPublDEA.pdf).
— (2006) : Éducation à la citoyenneté. Apprendre des droits et des devoirs de 5 à 14 ans, t. 2, Bruxelles, De
Boeck (coll. « Outils pour enseigner).
— (2008) : Éducation à la citoyenneté. La coopération et la participation de 5 à 14 ans, t. 3, Bruxelles, De
Boeck (coll. « Outils pour enseigner »).
— (2009) : « La discussion à visée philosophique pour développer le jugement moral et citoyen ? »,
Revue française de pédagogie. Recherches en éducation, 166, janvier-février-mars, p. 71-87 (en ligne :
http://rfp.revues.org/1271).
— (en collab. avec ROCOURT, C.) (2010) : Pour une didactique de l’éthique et de la citoyenneté. Développer
le sens moral et l’esprit critique des adolescents, Bruxelles, De Boeck. (coll. « Action »).
— (2014) : Hiérarchiser des valeurs et des normes de 5-14 ans, 3 e éd., Bruxelles, De Boeck (coll.
« Apprentis citoyens »).

LELEUX, C. & LANTIER, J. (2010) : Discussions à visée philosophique à partir de contes pour les 5 à 14 ans,
Bruxelles, De Boeck (coll. « Apprentis philosophes »).

LELEUX, C., ROCOURT, C. & LANTIER, J. (2014) : Développer l’autonomie affective de 5 à 14 ans, Bruxelles, De
Boeck (coll. « Apprentis citoyens »).

RAINVILLE, M. (1978) : Manuel pratique de formation à l’approche de Kohlberg, Québec, Université de


Québec.

NOTES
1. « S’il est possible de déduire “U” du contenu normatif des présuppositions pragmatiques
universelles de l’argumentation en général, l’éthique de discussion se laisse ramener à la
formulation suivante, plus économe : (D) Chaque norme valide devrait pouvoir trouver
l’assentiment de tous les concernés, pour peu que ceux-ci participent à une discussion pratique »
(Habermas, 1992 : 34).
2. Principe « U » d’universalisation et principe « D » de discussion.
3. « Ainsi les concepts des trois mondes servent de système de coordonnées supposé en commun,
et dans lequel les contextes situationnels peuvent être ordonnés de telle sorte qu’un accord soit
obtenu sur ce que les participants peuvent traiter tantôt comme état de fait, tantôt comme
norme valide, ou tantôt comme expérience vécue subjective » (Habermas, 1987b : 85-86).
4. « L’éducation publique doit se borner à l’instruction » ; « Un autre motif oblige encore de
borner l’éducation publique à la seule instruction ; c’est qu’on ne peut l’étendre plus loin sans
blesser des droits que la puissance publique doit respecter » (Condorcet, 1791).
5. Contrairement à Aristote (1992 : livre IV, chap. 1, § 13) qui pensait qu’« il est impossible de
délibérer sur un fait accompli ; on ne délibère que sur l’avenir et sur le possible, parce que ce qui
a été, c’est-à-dire le passé, ne peut pas n’avoir point été ».

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6. Nous laissons en suspens la question problématique du beau.


7. F0 F0 F0 F0 F0
74 65 6C 6F 56 , telos, en grec, veut dire : fin, finalité, autrement dit ce que chacun poursuit par son
action : le bonheur, une existence réussie, le salut... et qui constitue le sens de sa vie.
8. La typologie des normes présentée ici peut être reconstruite à partir d’E. Kant et de
J. Habermas.
9. J’utilise le terme de « norme » au sens de règle (du latin « norma » qui signifie « règle ») et je
distingue ensuite les normes techniques, éthiques et morales dans le même sens que Kant
différencie les impératifs hypothétiques (habileté et prudence) et catégorique [Emmanuel Kant,
Critique de la faculté de juger [1790], trad. A. Philonenko, Paris, 1989, Vrin, p. 22].
10. Il faut alors distinguer, comme le font aussi E. Kant et J. Habermas, les normes de moralité et
les normes juridiques, de légalité. Disons simplement ici que les normes juridiques peuvent elles
aussi être déclinées dans les trois catégories (techniques, éthiques et morales).
11. En revanche, bousculer des habitudes en changeant le sens de la circulation serait d’un ordre
de moralité supérieur.
12. La qualité bonne ou mauvaise de quelque chose, la vertu ou le vice d’un caractère… ces
attributs peuvent être positifs ou négatifs en fonction du plaisir ou du déplaisir escompté au
regard de l’expérience (directe ou transmise).
13. Pour le secondaire, voir surtout C. Leleux (2010), et, pour le primaire, voir surtout C. Leleux
(2014).
14. Plusieurs auteurs dont les défenseurs d’une morale de la sollicitude comme C. Gilligan
refusent de réduire la maturité morale d’une personne à la maturité de son jugement moral. Et,
de fait, l’expérience quotidienne, notamment en classe, nous amène continuellement à repérer
aussi bien des attitudes de sollicitude, qui ne se fondent pas nécessairement sur des principes, que
des raisonnements moraux qui ne sont pas suivis d’effet pratique. Toutefois, ce qui a été démontré
par M. Rainville (1978 : 62), c’est « une bonne corrélation entre le développement du jugement
moral » et l’action morale, comme, par exemple, « la résistance à l’obéissance, la résistance à la
tentation de tricher, et la non-délinquance ». Dans le contexte scolaire, il est donc important, au-
delà de la controverse théorique que nous avons discutée ailleurs (Leleux, 2003), de viser au
développement du jugement normatif. D’autant que déontologiquement, il n’entre pas dans la
fonction de l’enseignant d’agir sur le comportement.
La maturité morale d’une personne dépend sans doute aussi largement de son empathie, voire de
sa sensibilité envers son prochain. Mais, comme l’a démontré M. Hoffman (2008 : 276) lui-même,
une personne empathique peut aussi être injuste en privilégiant par exemple quelqu’un de
proche ou quelqu’un qui l’émeut au point que, selon lui, « la moralité empathique seule, risque de
ne pas suffire ». Il est possible toutefois, du point de vue cognitif, de faire prendre à l’élève le
point de vue de l’autre, de le faire se décentrer, sans verser dans une forme de chantage ou de
culpabilisation qui serait d’ailleurs contre-productive sachant qu’il existe, comme le décrit
M. Hoffman lui-même, le phénomène de « surexcitation empathique », c’est-à-dire un état dans
lequel l’individu se défend et se détourne de l’empathie, parce qu’elle est trop douloureuse pour
lui.
15. Par exemple : J. Lalanne (1990) a montré qu’une argumentation, pour justifier le choix d’une
issue au dilemme moral, peut évoluer d’un stade n vers une argumentation de stade n + 1 ;
C. Leleux (2009).
16. Pour ce dilemme et l’utilisation qu’en fait L Kohlberg, voir, par exemple, C. Leleux (1997 :
55-69 ; 2008.
17. « La validité des commandements moraux est liée à la condition que ceux-ci soient, d’une
manière générale, suivis comme étant le fondement d’une praxis universelle. [...] Ce n’est
qu’alors que les commandements moraux sont dans l’intérêt commun et qu’ils ne posent pas –
précisément parce qu’ils sont également bons pour tous – d’exigences surérogatoires. Dans cette
mesure, la morale rationnelle scelle l’abolition du sacrifice » (Habermas, 1992 : 125).

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RÉSUMÉS
Dans la mesure où nous sommes tenus de présupposer que tout agir communicationnel prétend à
l’entente, l’éthique est à la base de tout savoir. Or, peu d’enseignants sont formés à
l’enseignement de l’éthique et de la citoyenneté. La présente contribution, après avoir clarifié
quelques concepts fréquemment utilisés dans la discipline d’éducation à la moralité, ciblera deux
objectifs de la didactique spécifique (développer les jugements normatif et évaluatif) et de la
déontologie spécifique (respecter le pluralisme éthique et éduquer sans moraliser, c’est-à-dire
éduquer à l’autonomie du jugement).

So far as we are hold to presuppose that each communicative action pretends to an agreement,
ethics are at the base of every knowledge. But not many teachers are trained to give an education
in ethics and citizenship. This article first clarifies some concepts frequently used in the
education of morals. Afterwards it aims at two targets of the specific didactic (to develop the
prescriptive judgment and the judgment of values) and the specific professional ethics (to
respect the ethical pluralism and to educate without moralizing, that means to educate to an
autonomous judgment).

INDEX
Mots-clés : éthique, citoyenneté, jugement normatif, jugement évaluatif, normes et valeurs
Keywords : ethics, citizenship, prescriptive judgment, judgment of values, norms and values

AUTEUR
CLAUDINE LELEUX
Catégorie pédagogique Defré, Haute École de Bruxelles

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Éduquer scolairement dans un


monde pluraliste : opportunité
d’une approche normative du cadre
réglementaire
Educate Academically in a Pluralistic World: Opportunity of a Normative
Approach of the Regulatory Framework

Vincent Lorius

Introduction
1 Pour D. Weinstock (2006), c’est le double constat de l’importance des décisions morales
privées qui sont prises dans des cadres institutionnels, ainsi que le caractère souvent
indécidable de certaines controverses morales au sein d’une société démocratique, qui
doit nous faire considérer comme importantes les questions morales institutionnelles.
Ces observations s’appliquent assez directement au domaine scolaire dans la mesure où
l’école affecte les questions privées (la vie des familles, leur emploi du temps, les
relations entre parents et enfants…) et est dépositaire de l’immense pouvoir de faciliter
ou non l’insertion des plus jeunes par son quasi-monopole des opérations de
certification. Par ailleurs, elle doit proposer des modalités permettant le vivre et
l’apprendre ensemble malgré la diversité des opinions, en particulier des opinions
morales.
2 L’objectif de cet article est de proposer quelques éléments en faveur de la thèse selon
laquelle, dans ce contexte, le pluralisme moral, non seulement n’est pas un obstacle à
l’activité des éducateurs scolaires, mais constitue probablement l’une des conditions de
son déploiement. Cette thèse, pour être établie, nécessite plusieurs étapes. La première
est de donner une définition de l’éducation scolaire permettant de justifier le recours
au minimalisme moral comme possibilité pour penser l’activité éthique des éducateurs
scolaires. Nous pourrons alors qualifier ce que nous entendons par pluralisme moral

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(c’est-à-dire incluant des conceptions minimalistes et maximalistes de l’éthique) et en


quoi celui-ci peut être une composante possible, voire nécessaire, de l’éducation
scolaire. Cette deuxième étape prendra appui sur des entretiens réalisés avec des
professionnels de l’éducation et visera à faire apparaitre empiriquement des traces,
dans leurs discours, d’un pluralisme d’exploration comme moyen de faire face aux
situations professionnelles. Ceci permettra alors, en guise d’illustration, d’envisager
comment une lecture pluraliste des textes réglementaires peut contribuer à un
meilleur positionnement.

Éducation scolaire et pluralisme : une rencontre


impossible ?
L’éducation scolaire comme activité d’imputation

3 L’éducation scolaire se définit par un cadre normatif pluriel. Elle est bornée par des
règles qui portent pour certaines d’entre elles sur les finalités à poursuivre ou les
procédures à respecter. Elle est également impactée par les normes 1 privées des acteurs
qui, qu’ils soient professionnels ou usagers, ont bien évidement toutes sortes de
croyances et convictions relatives à ce que doit être la scolarité. Face à ce constat, deux
attitudes au moins sont possibles : soit considérer que les normes scolaires légitimes
sont celles définies par l’une de ces sources (par exemple le ministère de l’Éducation
nationale, ou les familles2), soit prendre acte de cette pluralité normative pour la
considérer constitutive du procès d’éducation scolaire. Dans cet article, nous
soutiendrons l’opportunité de la seconde hypothèse : il serait peut-être possible de
justifier ce choix pour des raisons de droit (en posant par exemple la supériorité
normative du pluralisme), mais nous nous contenterons de raisons de fait. La simple
observation du fonctionnement quotidien de l’école montre en effet que domine un
cadre normatif pluriel, à la fois une cause et conséquence de l’impossibilité de fixer des
objectifs ultimes à l’éducation (Kerlan, 2003).
4 Pour comprendre comment les éducateurs scolaires font face à cet état de fait, nous
pouvons commencer par observer l’énergie et le temps qu’ils passent à intervenir
auprès de « tiers » dans le but faciliter les apprentissages de leurs élèves. Ces tiers sont
bien évidement et en premier lieu les parents, mais peuvent aussi être des partenaires
éducatifs (associations, structures de soutien scolaire) ou même des membres de
l’établissement scolaire (assistants d’éducation…). Ainsi, on ne compte plus les
dispositifs d’implication des parents dans le processus d’enseignement (voir, par
exemple, l’école des parents, dispositif récent de « mallette des parents » promue par le
ministère de l’Éducation nationale3). Par ailleurs, à l’intérieur même des
établissements, de nombreux rapports relèvent, pour le regretter, des phénomènes de
sous-traitance4 de la difficulté scolaire aux dispositifs de soutien organisés dans le
temps scolaire même, et pour lesquels les enseignants sont amenés à définir des
modalités de répartition des élèves, de définition des objectifs, et à engager des
opérations de mise en cohérence entre ces dispositifs et l’enseignement dispensé en
classe. Il semble donc bien exister un fort différentiel entre l’ensemble des tâches
relevant d’une action directe de l’enseignant sur les élèves et l’ensemble de celles qui
caractérisent l’activité des éducateurs (s’investir dans un travail d’équipe et dans un

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projet d’établissement, coordonner les activités des intervenants extérieurs,


s’impliquer dans un dialogue avec les parents, les élus, les associations, etc.).
5 Si l’activité des professionnels de l’école ne peut se concevoir sous le seul angle d’une
action de l’éducateur sur l’éduqué, mais intègre aussi les actions effectuées dans ce but
à travers des tiers, il nous faut proposer une définition de l’éducation scolaire
permettant cet élargissement. Pour cela, nous pouvons considérer que les décisions
professionnelles reposent sur une évaluation du rôle que peuvent jouer les personnes
impliquées dans la prise en charge scolaire (élèves, éducateur, parents, partenaires). On
peut en effet constater que, par exemple face aux difficultés rencontrées par certains
élèves, les solutions envisagées peuvent concerner l’élève lui-même (remobilisation,
exhortation, dispositifs d’aides diverses…), l’équipe éducative (modification des formes
de prises en charge, modification des contenus à transmettre, des objectifs), les parents
(par exemple en visant la « responsabilisation » des parents, ou en donnant des
consignes aux parents pour la réalisation des devoirs ou même pour l’organisation
périscolaire et en particulier des temps de repos), des intervenants extérieurs (soutien
à la parentalité, soutien scolaire, soutien éducatif).
6 On peut donc penser que les professionnels de l’éducation scolaire s’attachent à savoir
ce qui peut relever, plus particulièrement, à chaque instant, de la responsabilité de
l’élève et de son environnement humain, pour en faire l’objet de leur action. Cette
dimension du travail éducatif est particulièrement prégnante dans les relations des
éducateurs avec les parents. On ne peut en effet que constater, même si les échanges
sont parfois difficiles, que les parents sont pris en compte par les éducateurs dans leur
pratique quotidienne pour des raisons évidentes d’efficacité mais également pour des
raisons réglementaires qui font que, par exemple, les bénéficiaires de l’école ont
légitimement droit à des recours contre des pratiques professionnelles qu’ils jugeraient
inadaptées ou non conformes.
7 Une définition de l’éducation scolaire comme « activité d’imputation des leviers de
l’apprentissage » pour décrire les prises en charge scolaire dans l’école française
d’aujourd’hui présente donc selon nous plusieurs avantages. En premier lieu, cette
proposition permet de positionner dans le champ de l’éducation scolaire des tâches
extrêmement variées (d’enseignement, d’accompagnement, de remobilisation, de
contrôle…) qui autorisent l’intégration dans un même ensemble des éducateurs
scolaires quelles que soient leurs fonctions à partir du moment où ils sont au contact
quotidien des usagers de l’école. En second lieu, elle permet de prendre en compte la
possibilité pour les éducateurs d’imputer ce qui permettra l’apprentissage, de façon
variée suivant les situations, à l’élève en premier lieu, mais également aux autres
acteurs susceptibles de faciliter ce projet. Ces imputations sont bien évidemment non
exclusives et, dans la plupart des cas, plusieurs personnes seront concernées en plus de
l’élève pour l’aider, faciliter son travail, lui donner du sens. Il est difficile de nier que
cette multi-attribution soit aujourd’hui une part importante du travail des éducateurs
et cela implique que ces derniers sont tenus, de fait, à la prise en compte des
conceptions, non seulement scolaires mais également morales, des usagers. Il découle
de cela l’utilité de disposer d’éléments pour comprendre comment cette prise en
compte peut se réaliser et il parait pour cela indispensable de se référer à une
catégorisation des théories morales susceptibles d’être utilisées par les acteurs.

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intérêt d’une conception minimale de l’éthique pour penser


l’imputation scolaire

8 R. Ogien (2007 : 12) propose de classer en deux catégories les théories morales : « Le
monde d’Aristote nous recommande tout un art de vivre et pas seulement un code de
bonne conduite en société, comme celui de Kant, pour qui nous avons des devoirs
moraux à l’égard d’autrui, mais aussi de nous-mêmes. J’appelle “maximaliste” un tel
monde moral et, par contraste, “minimalistes” des mondes moraux moins
envahissants ». Plus précisément, l’auteur propose de considérer comme minimales les
morales convenant de l’opportunité d’un principe de non-nuisance limitant les
interventions aux cas de torts flagrants causés à autrui (Ogien, 2004 : 30).
9 Les théories morales peuvent donc être maximalistes ou minimalistes, et se
différencient par la manière de qualifier moralement le vivre ensemble (comme le tout
de l’éthique pour le minimaliste et comme l’une de ses composantes pour le
maximaliste) et l’idée de non-nuisance (comme repère nécessaire et suffisant pour le
minimaliste, comme repères parmi d’autres pour le maximaliste). Cette distinction
revient à attribuer une valeur morale différente au rapport à soi-même : celui-ci peut
être un objet du jugement moral (pour le maximaliste), ou non (pour le minimaliste).
Pour ce dernier en effet, le rapport à soi-même est hors du champ du vivre ensemble et,
par conséquent, le principe de non-nuisance ne le concerne pas.
10 Ce point d’appui théorique nous permet de formuler l’hypothèse selon laquelle la
distinction minimalisme/maximalisme est à la fois possible et utile pour penser les
questions d’éducation scolaire5. Pour la défendre, nous commencerons par examiner
deux types d’objections pouvant être faites à cette proposition : celles de l’inadaptation
du minimaliste au contexte scolaire ou à la possibilité même de l’éducation. Nous
pourrions en effet considérer en première analyse que, le point de vue minimaliste
étant totalement absent du cadre réglementaire organisant l’action des professionnels,
il serait susceptible de mettre ces derniers en contradiction avec les missions qui leur
sont confiées par l’institution. Les textes qui régissent l’action scolaire sont de fait
largement portés sur la modification du rapport des élèves avec eux-mêmes 6. Ils ne font
jamais non plus mention de limites qu’il faudrait apporter aux dispositions prises en
considérant par exemple que dans certains contextes, certains dispositifs pourraient
« faire plus de mal que de bien », et qui seraient l’expression d’un souci de non-
nuisance. Cette première objection parait assez simple à lever. En effet, la demande
institutionnelle relative aux questions éducatives doit être comprise pour ce qu’elle
est : une déclaration d’intention qui dit aussi peu sur les objectifs que sur les moyens de
les atteindre et pour lesquels l’institution se garde d’ailleurs bien de vérifier les mises
en œuvre. Ceci ne réduit pas l’importance de ces prescriptions, mais indique
simplement que leur prise en compte relève d’un processus classique au sein de
l’Éducation nationale : il s’agit d’éléments de discours, constitutifs d’une culture
institutionnelle, et dont l’opérationnalisation relève de l’éthique professionnelle des
éducateurs, en comprenant éthique comme un arbitrage personnel sur ce qui constitue
le bien. Cet arbitrage éthique induit souvent la prudence et le discernement dans la
mise en œuvre des recommandations portant sur les attitudes. À titre d’exemple, que
penser d’un éducateur qui, voulant respecter les prescriptions d’une éducation à la
santé, reprocherait à un élève de ne pas être « bien reposé » le matin alors que les
habitudes ou nécessité familiales imposent à tous les membres de sa famille un coucher

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tardif ? Une approche minimaliste de l’éducation, qui fait prévaloir une attitude
prudente face à la possibilité d’une intervention relative aux obligations envers eux-
mêmes que les élèves devraient respecter, est donc possible.
11 La deuxième objection que l’on pourrait faire à une approche minimaliste de
l’éducation consisterait à poser que celle-ci induirait des comportements inadaptés en
abandonnant, au motif de la non-nuisance, l’individu dont on a la charge, à lui-même.
En d’autres termes, nous aurions le droit (voire le devoir) d’aider l’autre, quand bien
même l’autre ne veut pas être aidé. Cette objection est sérieuse et la question des
limites du consentement fait bien partie des critiques qui ont pu être formulées au
minimalisme (Marzano, 2009). Si elle incite à la vigilance, cette objection ne détruit pas
à elle seule la possibilité d’associer minimalisme et éducation et ce pour au moins deux
raisons. D’abord parce ce que nous concevons l’éducation scolaire comme nécessitant
de la part des éducateurs et à travers des processus d’imputation, des décisions
concernant les élèves, mais également des décisions concernant leurs parents, dont le
consentement doit être considéré différemment de celui d’un enfant. Ensuite, parce
qu’il parait aussi stupide de toujours tenir compte de la volonté d’un enfant comme de
ne jamais le prendre en compte : des positionnements minimalistes sont donc, sans
doute, parfois envisageables.
12 Pour conclure provisoirement, on peut donc défendre l’idée qu’il existe des arguments
indiquant que le minimalisme ne parait pas en lui-même et à priori inadapté à
l’éducation scolaire, car contradictoire ni avec le cadre réglementaire, ni avec
l’attention à porter aux bénéficiaires du service public d’éducation. De ce point de vue,
l’éthique minimale ne rejette pas le recours aux principes moraux fondant la morale
scolaire classique qui est d’inspiration maximaliste, elle en discute simplement le
caractère hégémonique et définitif. Cette proposition permet de préciser un point :
notre discussion a porté sur la possibilité pour l’éducateur de se référer au
minimalisme moral pour conduire son action et non de considérer cette conception
comme objet de transmission.
13 Les conceptions habituelles de l’éducation scolaire s’appuient sur une vision des tâches
afférentes comme réduites à l’intervention directe des éducateurs sur les élèves. Cette
façon de voir est extrêmement réductrice par rapport à l’ensemble des actions des
professionnels pour favoriser la réussite de leurs élèves et en particulier celles qui leur
font mobiliser des tiers pour atteindre cet objectif. A contrario, une conception de
l’éducation scolaire conçue comme activité d’imputation induit la prise en compte des
principes moraux des usagers et justifie un recours à des positions éthiques
minimalistes ou maximalistes. La notion d’éthique minimale peut alors jouer à la fois
un rôle descriptif et explicatif. Descriptif car elle permet de faire apparaitre les
caractéristiques pluralistes de la pensée morale des éducateurs en montrant qu’elle
peut comporter des dimensions plurielles. Explicatif car elle permet d’élaborer
quelques composantes d’un modèle d’intelligibilité de cette pensée. Dans la partie
suivante, nous préciserons cette idée en envisageant l’opportunité de considérer la
pensée éthique des éducateurs comme relevant, dans certaines conditions et situations,
d’un pluralisme d’exploration.

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Des éducateurs pluralistes ?


14 Cette possibilité des éducateurs d’être, suivant les situations, maximalistes ou
minimalistes est-elle effective dans les pratiques quotidiennes ? Pour le savoir, nous
avons mené, dans le cadre d’une recherche doctorale (Lorius, 2015), des entretiens avec
des professionnels au contact quotidien des élèves et de leurs familles (enseignants,
chef d’établissement…). Nous avons cherché à savoir comment nos interlocuteurs se
situaient face aux modalités d’implication des élèves et de leur famille dans le projet
scolaire : la considèrent-ils comme un préalable à leur action ou comme un objectif
possible de celle-ci ? En effet, les différentes façons de répondre à ces questions
permettent de concevoir un éducateur qui serait plutôt minimaliste et dont on peut
s’attendre à ce qu’il tolère, de la part des usagers, une contestation des dispositifs
scolaires qui lui sont proposés7 au motif que cela relève de leur liberté. À l’inverse, un
éducateur maximaliste jugera nécessaire et légitime de considérer les modalités de
prise en charge définies par l’institution comme s’imposant aux usagers : ces deux
éducateurs se différencient en ce qu’ils défendent ou rejettent la vision d’un état
éducateur « permissif et parcimonieux dans l’usage de sa force » (Ogien, 2013 : 268).
15 En première analyse, on peut donc envisager deux manières d’aborder les questions
d’imputation par les éducateurs scolaires. La première est de considérer que l’adhésion
au projet scolaire, de la part des élèves ou de leur famille, est un préalable sur lequel il
n’est ni possible, ni souhaitable d’agir. Cette position revient à appréhender l’obligation
scolaire non seulement en terme de présence physique, mais également en termes
d’investissement : ce qui serait obligatoire, c’est-à-dire imposé par la nation comme
condition de l’appartenance à la communauté scolaire, ce serait une adhésion autant
qu’une présence. Ce positionnement peut être considéré comme maximaliste, car se
considérant légitimement en surplomb des usagers pour définir ce que serait, pour eux,
le bien scolaire. Les éducateurs peuvent également s’en tenir à une conception plus
modeste de l’obligation scolaire en se reconnaissant une responsabilité dans la
transformation d’une obligation (de présence) en projet (d’apprentissage scolaire). Une
conception de ce type induit naturellement l’acceptation de l’idée d’une adhésion des
élèves et des familles à construire plutôt que présente d’emblée par le seul fait de la
scolarisation8. Nous pouvons poser comme minimaliste cette seconde vision dans la
mesure où elle considère que la décision des usagers d’adhérer ou non au projet
scolaire leur appartient et doit être prise en compte par l’éducateur 9.
16 Il est évident que les façons d’éduquer scolairement, c’est-à-dire d’imputer les ressorts
de l’apprentissage, dépendront fortement du fait que l’on se réfère à l’une ou l’autre de
ces manières de voir. Si le premier mode induira des positionnements visant à
présenter aux usagers un bien scolaire à prendre ou à laisser et qui reposeront donc sur
des imputations visant à faire appliquer (les consignes, le règlement, les modes de
préparation des leçons, les comportements à promouvoir…), le second autorisera des
méthodes conduisant à proposer, à échanger (autour des formes de prises en charge
pédagogiques, de la place des parents au sein de celles-ci, sur l’opportunité des objectifs
retenus…). Ces conceptions renvoient aux questions originelles de l’obligation scolaire
qui opposaient la vision minimaliste de Nicolas de Condorcet (« Que nul ne puisse se
plaindre d’avoir été écarté ») à une vision républicaine plus contraignante concevant
un droit (à la fois universel et inconditionnel) à l’éducation : « Que nul ne puisse se
plaindre d’avoir été obligé, puisque c’est pour son bien » (Monjo, 2013 : 88). Reste que,

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effectivement, il n’est pas si simple d’admettre d’emblée l’opportunité et la possibilité


de la transformation d’un droit inconditionnel en obligation et l’on peut se demander
avec R. Monjo comment l’école peut être à la fois « émancipatrice et obligatoire ».
17 Nous avons argumenté en faveur de l’idée selon laquelle il n’était plus possible de
définir le travail des éducateurs scolaires uniquement en fonction de la nature de leur
intervention directe sur les élèves dont ils ont la charge. Des pans entiers de leur action
seraient oubliés si l’on procédait de la sorte. Aujourd’hui c’est une forme de
polyvalence qui caractérise le travail d’éducation scolaire. Il s’agit en effet d’éduquer
dans une relation directe aux élèves mais également de coopérer avec les parents, avec
des intervenants extérieurs... De fait, la responsabilité éducative devient partagée. Ce
partage de responsabilité est « coloré » par l’obligation légale qui induit pour les élèves
une présence mais pas nécessairement une activité. Les entretiens que nous avons
menés pour comprendre comment, dans ce contexte, les deux options maximalistes et
minimalistes impactent les pratiques, ont permis d’identifier plusieurs types de
positionnements se situant entre des positions clairement maximalistes (sous-tendues
par l’idée que les objectifs scolaires sont par définition légitimes), ou clairement
minimalistes (sous-tendues par l’idée que les décisions des usagers sont premières et
peuvent remettre légitimement en cause l’opportunité de certaines prises en charge
scolaires). Nous avons également constaté que, au regard de ces différents indicateurs,
les repères peuvent varier pour une même personne interrogée.
18 Pour établir ce résultat, nous avons par exemple proposé à nos interlocuteurs de
réfléchir à la situation suivante :
« Comment réagiriez-vous face à un élève dont la description faite par le professeur
principale au moment du conseil de classe serait : X a des résultats très faibles dans
toutes les matières (la moyenne n’est franchie qu’en éducation physique). Les
appréciations montrent à la fois des lacunes et un manque de travail. Ce dernier
n’est ni assez soutenu, ni assez efficace. L’attitude passive pendant les cours
renforce le problème. Quelques résultats (par exemple le dernier devoir de
géographie) indiquent qu’une autre situation est possible »10.
19 Face à cette proposition, nous avons constaté qu’à certains moments de l’entretien, une
personne peut par exemple recourir à des positionnements maximalistes comme
l’appel à une plus grande implication de ses parents. À d’autres moments, le même
interlocuteur peut faire preuve d’une vision minimaliste où domine un principe de
non-nuisance et l’amenant à considérer que, peut-être, face à un élève de ce type,
« l’exhortation » ou la contrainte pédagogique ne seront pas efficaces ou justifiées. Ceci
peut se traduire par des propos indiquant qu’il faut donner temporairement la priorité
à la signification que l’élève ou les parents accordent à la scolarité et qui peut se
manifester par un faible investissement. Les éducateurs peuvent donc recourir à des
positionnements variés pour prendre en compte le rapport au projet scolaire des élèves
et de leurs parents.
20 Ce pluralisme prend acte du fait que les réponses pédagogiques ne préexistent pas aux
problèmes rencontrées dans la pratique. Les éducateurs font alors preuve de ce que l’on
pourrait appeler un pluralisme d’exploration, qui permet d’envisager, sur le plan
éthique, la situation sous des angles divers. Nos observations tendent donc à montrer
que les éducateurs recourent à une valeur faible donnée aux principes et valeurs. En
effet, le pluralisme qu’ils utilisent révèle que les principes moraux sur lesquels ils
s’appuient varient : les obligations le deviennent si elles sont reconnues comme
adaptées à la situation. Ce résultat est important et il est utile de s’attarder sur ce point

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ne serait-ce que pour vérifier que cette possibilité est envisageable sur le plan
théorique.
21 Il est en effet possible qu’une conception forte de l’obligation morale ne soit pas
toujours adaptée à l’action scolaire et un exemple nous permettra d’illustrer cette
possibilité. Il n’est pas rare que, en début d’année scolaire ou après une période où les
difficultés se sont accumulées dans un établissement, une équipe pédagogique
considère urgent de rappeler le caractère imprescriptible, « non négociable », des
éléments constitutifs du règlement intérieur. Cette volonté se traduit en général par le
fait de déplorer le laxisme de tel ou tel (parents, direction, enseignant…) et par le
caractère en général vain de cette approche. En effet, chaque journée « normale » dans
un établissement scolaire « normal », apporte à la fois la preuve de la nécessité de
règles communes permettant de créer une sécurité pour chacun, et d’arbitrages en
situation : peut-on toujours reprocher à un élève de s’être défendu, y compris
violement, face à une agression caractérisée ? Peut-on toujours reprocher à un élève
d’avoir eu une attitude déplacée face à l’injustice criante d’un adulte ? Ces « accrocs »
ne remettent bien évidemment pas en cause l’opportunité d’obligations, mais celles-ci
peuvent être, à certains moments, supplantées par des raisons liées aux situations. Une
des manières d’expliquer pourquoi un positionnement du type « halte au laxisme » tel
que présenté dans l’exemple précédent est inadapté, est de considérer que la mise en
balance d’obligations relève de ce que nous appellerons la délibération-dilemme.
22 Or, délibérer en recourant à des dilemmes, c’est prendre le risque de refuser de
concevoir que les mobiles éthiques peuvent être d’une autre nature que des obligations
catégoriques. B. Williams (1990) a identifié la délibération-dilemme comme relevant
non pas de la morale ou de l’éthique mais de la moralité, laquelle présente à ces yeux
un grave défaut : cette dernière considère que les obligations morales ne peuvent être
conflictuelles. Cela revient à dire que s’applique à la pensée morale une règle
d’agrégation voulant que « si je suis obligé de faire X et si je suis obligé de faire Y, je
suis obligé de faire X et Y ». Pourtant, dans le sens ordinaire accordé à la notion
d’obligation, qui n’est pas contrôlé par ces exigences particulières qui seraient
spécifiques à la morale, il est évident que les obligations peuvent entrer en conflit.
23 L’éthique scolaire consiste à définir un préférable pour les élèves comme guide de
l’action. Le recours à la pensée de B. Williams permet de comprendre que la
détermination de ce préférable ne peut se faire à partir d’un panel d’obligations ou de
principes qui permettraient d’en définir la nature quelle que soit la situation. Le
principe, la valeur, sont donc des moyens et non des buts, et c’est pourquoi, dans le
champ éducatif, les principes généraux ne valent que dans la mesure où ils sont
support à une définition personnelle, en situation, de ce qui est bien ou mieux. Nous en
tirons la conclusion que le repérage de positionnements minimalistes chez les
éducateurs doit nous faire réfléchir sur le soi-disant risque qu’il y aurait à ne pas
définir à priori les « bons » repères moraux éducatifs. Les éducateurs sont en effet et en
pratique pluralistes au sens où l’entend D. Weinstock (2002), c’est-à-dire qu’ils peuvent
concevoir une importante variété de croyances et de conceptions du bien scolaire. Ils
sont donc pluralistes au sens où ils mobilisent des conceptions minimalistes ou
maximalistes de leur activité : par la souplesse morale dont ils font preuve en situation,
ils récusent l’idée d’une éducation fondée sur une liste finie et prédéterminée de
principes moraux. Ce choix leur est nécessaire tout simplement pour pouvoir tenir leur
rôle, en prenant appui sur les repères moraux en cours dans une société pluraliste. Bien

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sûr, cette position est difficile à tenir au quotidien car elle télescope une conception de
l’éducation où les solutions éthiques sont censées préexister aux problèmes.

Les textes réglementaires, un support pour s’exercer


au pluralisme éducatif
24 Dans cette dernière partie, nous illustrerons l’intérêt de ce pluralisme d’exploration en
montrant comment il permet de transformer une contrainte (les textes
réglementaires), en ressources pour l’action. Pour cela, nous essaierons d’envisager les
conséquences concrètes que pourrait avoir, sur les pratiques professionnelles, le refus
de lire les prescriptions institutionnelles uniquement à partir d’une liste de principes
ou de valeurs devant, en tous lieux et en tous temps, guider les acteurs. Nous
proposerons ainsi quelques arguments en faveur d’une évolution du regard porté sur
les textes qui encadrent les pratiques éducatives, dans le but de favoriser des modalités
de jugement et d’engagement pluralistes.
25 Pour R. Ogien, il est possible de différencier les énoncés normatifs et évaluatifs en
considérant que les premiers ont un domaine d’application plus étroit que les seconds :
« Les énoncés normatifs portent généralement sur ce qu’il faut faire et s’appliquent
à des actions humaines. Tout énoncé normatif devrait, en principe, faire référence à
un certain genre d’action, préciser quels agents peuvent, doivent ou ne doivent pas
l’accomplir et dans quelles circonstances. D’autre part, l’action ne doit être ni
nécessaire ni impossible […]. En revanche, les énoncés évaluatifs ne contiennent pas
nécessairement de référence à une action et des précisions concernant des agents
et des circonstances (et) peuvent s’appliquer à ce qui est nécessaire ou impossible »
(Ogien, 2003 : 108).
26 Nous pensons que cette distinction entre évaluatif et normatif peut être un critère de
classification des textes qui encadrent la pratique des éducateurs scolaires. Ce critère
permet en effet de différencier les énoncés qui rappellent un souhaitable, un
préférable, de ceux qui précisent en quoi relève la responsabilité et les possibilités de
chacun pour l’atteindre. Il est ainsi possible de positionner suivant ces critères les
textes réglementaires qui seront plutôt évaluatifs ou normatifs suivant qu’ils tendent
ou non vers le simple rappel de préférence ou d’objectifs ou qu’ils vont jusqu’à la
proposition de mises en œuvre contextualisées à promouvoir ou proscrire. Ainsi, les
dispositions contenues dans les textes réglementaires peuvent relever du normatif si
elles sont suffisamment décrites et calibrées. Au contraire les rappels des grands
principes éducatifs sont des énoncés évaluatifs.
27 Nous posons l’hypothèse selon laquelle ces textes reposent en général sur des énoncés
évaluatifs même s’ils se veulent « normativistes » au sens où ils se posent comme
normatifs alors même qu’ils ne donnent pas de précisions susceptibles d’organiser
précisément les pratiques. Cette réalité est bien connue, y compris des institutions de
contrôle de l’activité scolaire comme le montre l’extrait ci-dessous :
« Les textes normatifs sont à la fois détaillés et lacunaires. Ils ne portent pas en eux-
mêmes les conditions de leur traduction concrète et de leur adaptation aux
différents environnements. Les séquences d’ajustement perpétuel, de réglage fin
par essai et erreur échappent au regard du public. Cette tâche d’adaptation des
normes nationales aux attentes locales, déléguée aux enseignants, reste invisible
alors qu’elle est cruciale. L’accompagnement demeure trop souvent défaillant si
bien que les enseignants se retrouvent souvent seuls, parfois rassemblés en groupes

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informels, pour répondre à la question centrale : que faire de telle ou telle mesure
avec mes ressources et mes contraintes ? » (Gonthier-Maurin, 2012 : 35)
28 La dernière circulaire de rentrée publiée au titre de la rentrée 2014 11 est assez
emblématique de ce point de vue. Elle est dans sa forme évaluative car il parait
improbable que les destinataires de ce texte de 23 pages parviennent à mettre en œuvre
l’ensemble des recommandations qui leurs sont adressées et présentées comme autant
de priorités. Cette caractéristique évaluative est présente dans le contenu même de
cette circulaire qui est porteuse de nombreux conflits d’obligations : entre des
impératifs de mise en œuvre et le contexte général de réduction de moyen (comme
lorsqu’il est fait mention au point I.5 du rôle des centres d’information et d’orientation
alors que ceux-ci sont progressivement démantelés) ou entre des fins contradictoires
(comme la priorité accordée à certains moments à l’insertion professionnelles et à
d’autres à la formation générale).
29 Nous avons montré plus haut que les questions d’éthique éducative ne pouvaient se
réduire à l’arbitrage entre des principes. Nous référant à B. Williams, nous avons
expliqué en quoi un recours modeste aux obligations était la condition d’une morale
attentive aux situations, et ne se mettant pas elle-même dans des impasses logiques, et
sans que ceci soit un obstacle à la pensée éthique. Cette option télescope celle retenue
par le cadre réglementaire : contrairement à ce que ce dernier laisse sous-entendre, il
est impossible de promouvoir la réussite scolaire de tous, au sens d’un accès de tous aux
certifications, aux cursus scolaires et aux fonctions sociales les plus désirables. En effet,
par définition, c’est un principe de concurrence qui s’applique à chacune de ces étapes.
Ce que nous souhaitons souligner ici, c’est que les cadres dans lesquels s’insèrent les
pratiques souffrent parfois d’un déficit de validité théorique, non parce qu’ils
s’appuieraient sur des considérations erronées, mais parce qu’ils n’aident pas
suffisamment à une mise en perspective des gestes professionnels. La volonté de
proposer des fondements « inattaquables » aux recommandations fait prendre à celles-
ci le risque d’un dogmatisme (qui prend parfois la forme d’un angélisme) pouvant
générer une méfiance en raison d’un déficit de réalisme des justifications de l’action.
30 Nous émettons l’hypothèse selon laquelle on pourrait retrouver un grand nombre de
ces impossibilités logiques dans la plupart des textes régissant l’action des
professionnels. Nous pensons aussi bien aux textes de portée générale (code de
l’éducation, circulaires d’organisation de la rentrée...) qu’à ceux dont la portée est plus
locale comme par exemple les principes moraux ou valeurs mis en avant dans les
premières pages des projets d’établissement. S’il ne nous parait pas utile de procéder à
une analyse détaillée de ces textes pour établir leur caractère moraliste plus que moral,
c’est que, par définition, ils ne formulent les questions éthiques que de manière
substantielle en énonçant ce qu’il faut atteindre (par exemple l’égalité), ce qu’il faut
promouvoir (par exemple le respect), mais jamais aux dépens de quoi ces idées doivent
être promues (l’égalité contre la liberté, le respect contre l’obéissance ?).
31 Outre le faible souci de préciser leurs modalités concrètes de mise en œuvre et celui de
considérer comme conciliables des priorités ou principes qui ne peuvent que s’exclure,
la troisième caractéristique du cadre réglementaire est de se préoccuper de résultats
globaux ne prenant que peu en compte les transformations opérées chez les élèves. On
retrouve cette tonalité dans la plupart des textes de cadrage mais également, de façon
marquée, dans les contrats d’objectifs signés entre les académies et les établissements
scolaires Cette caractéristique évaluative est susceptible de générer un refus

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d’engagement des acteurs au motif de l’abandon du souci des élèves au profit


d’indicateurs chiffrés. Par ailleurs, une quatrième et dernière caractéristique est bien
connue des acteurs. Les textes se préoccupant par nature plus de la conformité des
actes que de leurs effets, ils sont susceptibles de compliquer l’apparition de pratiques
divergentes mais potentiellement efficaces.
32 Pour au moins ces quatre raisons (de centration sur les principes et de non-
hiérarchisation de ceux-ci, de centration sur les résultats globaux et sur la conformité),
nous pouvons poser l’hypothèse que les textes réglementaires sont moins normatifs
qu’évaluatifs. Pour qu’ils puissent malgré tout servir de support au développement de
pratiques satisfaisantes, il conviendrait que les destinataires soient en mesure de
résister, d’un côté, à la tendance de ces cadres à promouvoir l’agitation, le dogmatisme,
et, d’un autre côté, à leur propension à générer l’incrédulité ou le conformisme.
33 L’idéal serait évidemment que ces textes comportent en eux-mêmes une meilleure
définition des conditions de l’agir (en indiquant qui doit agir, dans quelles conditions,
en oscillant entre quels « préférables »). Dans l’état actuel des choses et à court terme,
il est sans doute plus réaliste de proposer aux éducateurs de porter un regard « en
creux » sur les prescriptions qui organisent leur action, c’est à dire de compléter par
eux-mêmes les éléments manquants pour pouvoir normer leur activité et la
transformer en pratiques. Il s’agirait qu’ils décident par eux-mêmes du degré d’urgence
à retenir pour la mise en œuvre, de repérer ce qui garantit ou infirme la justification de
l’action à entreprendre, ce qui peut être tenté sans risque pour les élèves et si les
demandes nécessitent une modification radicale des pratiques, une simple reprise ou
même de surseoir à leur prise en compte. Pour reprendre l’exemple de la dernière
circulaire de rentrée, devant ce texte, les éducateurs peuvent rester légitimement
circonspects pour déterminer quelles priorités retenir avec les classes dont ils ont la
charge, voire même se demander ce qu’ils convient de faire avec les points qu’ils
pensent inapplicables voir nocifs. Ainsi, à la lecture de l’item intitulé « favoriser la
persévérance scolaire et poursuivre la lutte contre le décrochage », peuvent-ils
effectivement se sentir peu concernés s’ils ont la charge d’élèves que le manque de
persévérance caractérise beaucoup moins que la force des déterminismes de toutes
sortes qui s’appliquent à leurs trajectoires scolaires. Ils peuvent alors, en se référant à
F. Dubet (2008), considérer qu’il est judicieux de laisser à ces élèves la possibilité du
désinvestissement scolaire comme dernière possibilité de sauvegarde de l’estime de soi
face à une institution qui n’est pas organisée pour les prendre véritablement en
compte. C’est à ce légitime « jeu » avec les injonctions réglementaire que nous invitons
les éducateurs. Celui-ci se justifie en effet par sa concordance avec le pluralisme
pratique dont ils font preuve selon nous au quotidien, et qui les fait, à juste titre,
alterner, suivant les situations, entre des postures maximalistes d’adhésion au cadre
scolaire, et minimalistes qui les amènent à parfois être plus prudents.

Conclusion
34 Les processus institutionnels qui ont pour fonction d’orienter l’action des
professionnels de l’éducation scolaire prétendent se référer à des objectifs assignés à
l’école qui seraient à la fois partagés, opératoires et compatibles entre eux. Pourtant, si
l’on y regarde de plus près, ces objectifs constituent des directions de travail parfois
opposées, délicates à mettre en œuvre et porteuses de conceptions de l’éducation

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scolaire qui pourraient être légitimement interrogées. C’est peut-être pour cela qu’il
n’existe pas à proprement parler de code formalisé de déontologie pour les
fonctionnaires d’état exerçant au sein du service public d’éducation. C’est en effet dans
un vaste corpus de textes (la constitution, les lois, décrets et arrêtés, les codes divers, la
jurisprudence) que sont disséminés les éléments fixant les normes à respecter par les
ces acteurs.
35 En tout état de cause, raisonner en termes d’obligations qui se télescopent impose de
dire quelles sont celles que l’on ne retient pas dans une situation donnée. Annoncer
comme objectif la réussite de tous, tout en mettant en place des processus de sélection
scolaire où les déterminismes sociaux et familiaux jouent un rôle important, revient, en
pratique, à brandir ces valeurs mais pas à les promouvoir. Face à ce risque
d’inconséquence éthique, les éducateurs font preuve d’une forte adaptabilité morale en
situation, laquelle leur permet de définir un préférable pour chacune d’elles.
36 Ce pluralisme en acte peut être à notre avis conforté par la manière d’appréhender les
textes réglementaires en enrichissant leur valeur normative. C’est par une étude au cas
par cas des possibilités normatives du cadre réglementaire, c’est-à-dire en définissant
par eux-mêmes le degré d’infusion des recommandations dans les pratiques qu’il
convient d’opérer, que les éducateurs pourront à la fois justifier et renforcer leur
capacité à éduquer dans un monde pluraliste.

BIBLIOGRAPHIE
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anglaise », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 4 (136), p. 543-562.

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WILLIAMS, B. (1990) : L’éthique et les limites de la philosophie, trad. de l’anglais par M.-A. Lescourret,
Paris, Gallimard.

NOTES
1. Dans cet article, nous concevrons la norme comme un arbitrage socialement partagé et
présentant des caractéristiques de régularité et de possibilité. Nous verrons donc la norme
comme facteur de sécurisation du monde mais également comme limitation des manières de lire
le réel : la norme règle temporairement et socialement un conflit entre plusieurs manières de
procéder. Comprendre une norme revient donc à chercher à comprendre la nature des difficultés
ou des conflits qu’elle doit résoudre ou rendre moins dramatiques au moyen d’usages.
2. C’est par exemple la conception des familles qui décident de scolariser, comme la loi le leur
permet, leurs enfants à domicile.
3. Circulaire n° 2010-106 du 15-7-2010, bulletin officiel de l’Éducation nationale n° 29 du 22 juillet
2010.
4. Voir par exemple la note d’analyse Quelle organisation pour le soutien scolaire ?, centre d’analyse
stratégique, janvier 2013, n° 315, p. 2.
5. Pour un point sur cette question, voir G. Durand et M. Fabre (2014).
6. Nous pensons en particulier à toute les « éducations à… » : éducation à la sécurité, éducation à
la santé… et aux mobiles fréquemment avancés pour justifier les dispositifs (développer le goût
de l’effort…).
7. Nous ne parlons ici que des dispositifs et non du respect de l’obligation scolaire, dont il serait
intéressant de débattre, mais qui ne fait pas partie du champ de cette discussion.
8. Il est intéressant de noter que le cadre réglementaire régissant le principe d’obligation
d’instruction oscille entre les registres normatif (au sens d’une action pour imposer la norme
scolaire comme arbitrage social préférable concernant l’instruction des enfants) et pénal. Le
premier se retrouve dans les dispositifs d’accompagnement des familles et le second dans les
sanctions prévues en cas de manquements (rappels à la loi, signalements au procureur de la
République…).
9. Dans la limite, comme nous l’avons indiqué plus haut, d’un constat de tort flagrant causé à
l’élève.
10. Sur demande de l’interviewé, les informations complémentaires suivantes pouvaient être
apportées : il s’agit d’un garçon en grande difficulté sociale ; le professeur principal a rencontré
les parents qui ne sont pas surpris. Ils savent depuis longtemps que leur enfant ne fera pas de

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longues études ; cet élève a une passion : il est pompier volontaire et dispose déjà du premier
niveau de certification.
11. Circulaire n° 2014-068 du 20-5-2014 publiée au Bulletin officiel n° 21 du 22 mai 2014.

RÉSUMÉS
L’objectif de cet article est de proposer quelques arguments en faveur de la thèse selon laquelle le
pluralisme moral, non seulement n'est pas un obstacle à l’activité des éducateurs scolaires, mais
constitue probablement l’une des conditions de son déploiement. Pour étayer cette proposition,
nous explorerons l’intérêt de deux points d’appui théoriques pour comprendre l’activité éthique
des éducateurs en contexte scolaire. Le premier concept que mobiliserons sera celui d’éthique
minimale, dans la version qu’en propose R. Ogien. Il nous servira à définir ce que nous pouvons
entendre par pluralisme dans le domaine de l’éducation scolaire. Ensuite, nous envisagerons les
conséquences d’un recours à la distinction entre « morale » et « moralité » proposée par
B. Williams. De cette opposition, nous retiendrons la possibilité que la délibération-dilemme qui
voudrait que les éducateurs fassent des choix entre des obligations dont la valeur serait
préexistante aux situations ne soit pas un mode de pensée exclusif, mais qu’il faut sans doute lui
associer ce que nous appellerons un pluralisme d’exploration. Dans la dernière partie de notre
texte, nous proposerons un exemple où ce pluralisme d’exploration peut être d’une grande utilité
pour la prise en compte des textes réglementaires.

The purpose of this article is to offer some arguments in favor of the thesis that moral pluralism,
not only does not hinder the activity of school teachers, but probably one of the conditions of its
deployment. In support of this proposal, we explore the interest of two points of theoretical
support for understanding business ethics educators in schools. The first concept is that we will
mobilize the minimum ethics in the version that offers R. Ogien. It will help us to define what we
mean by pluralism in the field of school education. Secondly, we will consider the consequences
of an appeal to the distinction between “moral” and “morality” proposed by B. Williams. This
opposition, we will retain the possibility that deliberation dilemma-who wants that educators
make choices between bonds whose value would be to pre-existing conditions is not an exclusive
mode of thought, but it should probably associate him what we call an exploration in the last part
of our text pluralism, we propose an example of pluralism exploration can be very useful: the
consideration of statutory instruments.

INDEX
Mots-clés : pluralisme, éducation scolaire, minimalisme moral, normes scolaires
Keywords : pluralism, school education, moral minimalism, academic standards

AUTEUR
VINCENT LORIUS
GRÉÉ, Universités de Bourgogne, Université Lyon 2

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Valeurs et rapport texte/image dans


l’album de littérature de jeunesse :
étude d’un exemple, Le Génie du
pousse-pousse
Values and Image-Text Relationship in Children’s Literature: Analysis of an
Example, Le Génie du pousse-pousse

Anne Leclaire-Halté

1 Tout texte, tout ouvrage est porteur de valeurs, et la littérature de jeunesse n’échappe
pas à ce constat. Pour l’enseignement à l’école primaire, dans les écrits à visée
didactique, la relation entre littérature de jeunesse et valeurs1est abordée suivant deux
axes principaux.
2 Le premier est celui de la discussion à visée philosophique (DVP), champ bien exploré
ces 20 dernières années. La DVP est issue des travaux de M. Lipman, philosophe
américain pionnier dans la pratique de la philosophie à l’école. Certains auteurs, qui
situent leur réflexion dans cet axe, sans toutefois prôner le protocole exact proposé par
M. Lipman pour la DVP, reconnaissent la littérature de jeunesse comme un matériau
intéressant pour faire éclore des problématiques de discussion liées aux valeurs et aux
questions morales (voir par exemple, Leleux, 2009 ; Chirouter, 2007, 2012, 2014).
E. Chirouter, par exemple (2014), considère la littérature comme une intéressante
médiation pour amener les élèves à penser, dans le cadre d’une activité philosophique.
3 Le second axe est celui du débat interprétatif. Ce qu’A. Dias–Chiaruttini (2007)
considère comme un genre disciplinaire émerge à la fin des années 90 et apparait dans
les programmes de l’école primaire de 2002. Le débat interprétatif, tel qu’il est évoqué
en didactique de la littérature, a été divulgué surtout grâce aux travaux de C. Tauveron
(par exemple, 2002, 2004). Le terme recouvre, dans les classes, des réalités diversifiées,
mais, pour C. Tauveron, il renvoie à une pratique à distinguer du débat réflexif (encore
que la frontière entre débat réflexif, plutôt associé aux pratiques philosophiques, et
débat interprétatif semble parfois ténue). Le débat interprétatif ne fait pas de l’œuvre

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étudiée un prétexte à faire parler les élèves sur telle ou telle question (ce qui, pour
C. Tauveron, relève plutôt du débat réflexif) et refuse l’entrée thématique. Il renvoie à
une approche littéraire des textes, destinée à repérer et à interroger les « blancs » de
ces derniers, qui sont à choisir par l’enseignant parce qu’ils sont réticents. Le débat
interprétatif peut conduire à discuter de questions morales, si on considère la morale
comme l’« ensemble des normes ou règles de conduite admises dans un domaine
d’activité particulier, dans un groupe social particulier à une époque donnée » (selon la
définition donnée par le Trésor de la langue française informatisé), si la morale est
définie, dans le contexte qui est le nôtre, comme l’ensemble des valeurs préconisées par
l’institution scolaire car supposées être les meilleures pour le sujet tant
individuellement que socialement. Mais le débat interprétatif n’a pas, en soi, de visée
morale.
4 Si la visée morale consiste à préconiser les valeurs qui sont bonnes pour le sujet, pris
individuellement ou dans sa vie sociale, nous situons notre contribution à ce numéro
un peu en aval de cette question. Se positionner par rapport aux valeurs présentes dans
une œuvre de littérature de jeunesse, quelle qu’elle soit, nous semble une compétence
fondamentale de lecture à développer chez les élèves, et ce, dès l’école primaire. Et,
pour se situer par rapport à ces valeurs, il est nécessaire d’accéder à l’orientation
axiologique qu’imprime à cette œuvre son auteur. Nous ne défendons pas l’idée d’une
approche techniciste par les élèves, ni celle d’une étude en règle des dispositifs textuels
mis en œuvre, consciemment ou non, par l’auteur. Mais il nous semble important que
l’enseignant guide les élèves dans cette lecture des valeurs, et ce guidage sera d’autant
plus effectif si, au préalable, un repérage des dispositifs sémiotiques présents dans
l’ouvrage abordé en classe a été opéré. Comme le note A. Petitjean (2014),
« toute lecture est nécessairement subjective dans la mesure où tout texte de fiction
est à des degrés divers indéterminé et narcotisé et que chaque lecteur projette dans
le texte sa mémoire personnelle et les valeurs incorporées à sa socio-culture. Il n’en
demeure pas moins qu’il existe une perspective axiologique de l’instance
énonciative et qu’il est opportun de faire la part entre les valeurs objectivables à
partir des données textuelles et les valeurs subjectives investies par le lecteur ».
5 À l’école primaire, l’album est la forme qui est souvent choisie par l’enseignant pour ses
élèves. C’est pourquoi nous nous intéresserons, dans le cadre de cet article, à la façon
dont texte et image interagissent dans l’orientation axiologique de l’album, ce qui, à
notre connaissance, n’a encore fait l’objet d’aucune étude.
6 Précisons d’emblée que cet article, contrairement à d’autres dans ce dossier, ne traite
pas de questions liées à la philosophie morale ou à son épistémologie, mais de
l’inscription des valeurs dans les albums, en mettant en exergue l’importance de la
relation texte-image dans cette inscription, ce qui nous semble insuffisamment
développé, à l’heure où, pourtant, la maitrise des supports pluricodés, de plus en plus
prégnants et aussi différenciateurs2 aujourd’hui, pourrait être initiée dès l’école
primaire.
7 Après un rappel de quelques notions auxquelles nous aurons recours dans notre
analyse, nous étudierons un album, Le Génie du pousse-pousse, écrit par J.-C. Noguès et
illustré par A. Roby. Cet ouvrage a été publié par les éditions Milan pour la première
fois en 2001, et a été réédité plusieurs fois depuis. Il ne s’agit pas d’un iconotexte au
sens strict, ce terme étant plutôt réservé aux albums où auteur et illustrateur se
confondent, mais d’un album illustré (Van der Linden, 2008).

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8 Pourquoi un tel choix ? Plusieurs raisons peuvent être avancées :


• l’ouvrage figure sur le site Éduscol3, dans la sélection proposée dans la liste de référence de
2013 pour le cycle 3 ;
• il est l’objet d’un certain nombre de propositions d’exploitation pédagogique, à destination
des enseignants, sur l’internet ;
• il relève d’un genre, le conte philosophique oriental, dont une des caractéristiques est de
délivrer un message de sagesse ; on peut donc supposer qu’il s’agira d’un album qui rendra
plus aisé l’accès à des dispositifs générateurs de valeurs.

1. Quelques éléments de cadrage


1.1. Qu’entendre par valeurs ?

9 J.-M. Klinkenberg (2011) souligne l’extrême labilité du terme valeur. Il est vrai que ce
dernier peut présenter diverses significations. La valeur peut être le caractère
mesurable d’un objet susceptible d’être échangé, désiré : on parle de la valeur d’un
terrain, d’un objet de valeur, des valeurs boursières. Le mot peut renvoyer aussi à une
évaluation positive que l’on porte sur un objet, jugé estimable selon les normes d’un
groupe social défini ; il est alors synonyme de qualité. Il désigne également les normes
elles-mêmes, en tant qu’éléments de référence dans la conduite et les jugements : il est
question des valeurs d’une société, d’un parti politique, de leur système de valeurs.
Dans certains domaines, le terme est utilisé pour parler d’une mesure, par exemple en
musique celle de la durée des notes et des silences, ou en peinture celle des degrés
d’intensité dans les couleurs.
10 Selon les champs théoriques (philosophie, logique, économie, sociologie, psychologie,
etc.), les valeurs sont ainsi définies et classées de manière différente. Et même au sein
d’un même champ, les typologies varient selon les théoriciens, les objectifs poursuivis
par la description.
11 Pour notre part, nous nous réfèrerons aux travaux d’A. J. Greimas, (1983, 1993) qui
montrent comment s’effectue le passage de la valeur prise au sens saussurien, c’est-à-
dire comme sens constitué par la mise en relation d’un signe avec d’autres signes du
même système, à la valeur dans son acception axiologique. Linguistiquement,
A. J. Greimas la définit d’abord comme un sème, une virtualité parmi d’autres servant à
constituer un lexème. Seule la manifestation discursive permet de préciser les
virtualités retenues, c’est-à-dire les valeurs du lexème, qui se fixent dans le point
syntaxique qu’est l’objet. La valeur n’est donc perceptible en tant que telle qu’une fois
inscrite dans la structure syntaxique, et la valeur investie dans l’objet devient une
valeur pour le sujet à partir du moment où celui-ci vise l’objet. A. J. Greimas (1983 : 23)
note :
« Dans la mesure où l’énoncé élémentaire peut se définir comme relation orientée
engendrant ses deux termes-aboutissants – le sujet et l’objet –, la valeur qui
s’investit dans l’objet visé sémantise en quelque sorte l’énoncé tout entier et
devient du coup la valeur du sujet qui la rencontre en visant l’objet, et le sujet se
trouve déterminé dans son existence sémantique par sa relation à la valeur. Il
suffira donc, dans une étape ultérieure, de doter le sujet d’un vouloir-être pour que
la valeur du sujet, au sens sémiotique, se change en valeur pour le sujet, au sens
axiologique de ce terme. »

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12 Nous nous inspirons de cette réflexion pour définir la valeur comme une préférence
qu’un sujet marque pour un objet ; nous réservons donc ce terme à tout ce qui est
axiologisé positivement par le sujet (on pourra appeler anti-valeur ce que celui-ci
axiologise négativement. Tout peut être objet de préférence et il n’y a pas de valeur en
soi, comme le remarque G. Genette (199 : 63) :
« On peut, me semble-t-il, poser en principe qu’aucune valeur d’aucune sorte n’est
objective et absolue, parce que rien, par définition, ne peut présenter de “valeur”,
c’est-à-dire valoir quelque chose, qu’aux yeux de quelqu’un ou de quelques-uns :
valoir, c’est inévitablement valoir-pour : toute valeur est, en ce sens, relative. Tel
objet vaut beaucoup pour tel sujet, beaucoup moins, voire rien du tout pour tel
autre. Il peut advenir, par hasard ou par nécessité, et j’y reviendrai, qu’il vaille
autant pour tous, mais il ne se peut qu’il vaille (quoi que ce soit) en lui-même,
indépendamment d’un ou plusieurs sujets qui l’évaluent – ou le valorisent. »
13 Cette conception de la valeur n’intègre pas la dimension morale, puisque la question de
savoir si ce qui est valeur pour le sujet est désirable dans la perspective d’une vie
bonne ne se pose pas.
14 Objet et valeur, dans nos propos antérieurs, tendent à s’assimiler. Or, ils peuvent être
dissociés, ce que A. J. Greimas (1984 : 21) explique avec l’exemple suivant :
« Lorsque quelqu’un, par exemple, se porte acquéreur, dans notre société
d’aujourd’hui, d’une voiture automobile, ce n’est peut-être pas tellement la voiture
en tant qu’objet qu’il veut acquérir, mais d’abord un moyen de déplacement rapide,
substitut moderne du tapis volant d’autrefois ; ce qu’il achète souvent, c’est aussi un
peu de prestige social ou un sentiment de puissance plus intime. L’objet visé n’est
alors qu’un prétexte, qu’un lieu d’investissement des valeurs, un ailleurs qui
médiatise le rapport du sujet à lui-même. »
15 L’objet figuratif visé est dans ce cas à distinguer des valeurs elles-mêmes, qui sont à
inférer de cet objet figuratif.

1.2. La notion de scripteur

16 Nous aurons recours, dans l’analyse qui suit, au terme scripteur. J. Peytard (1982 : 140),
dans un schéma dressant la topographie des instances du champ littéraire, en distingue
trois qu’il appelle situationnelle, ergo-textuelle et textuelle. Du côté de la production,
l’instance situationnelle est l’auteur, en tant qu’être défini par un nom, une biographie,
un ancrage dans un contexte sociopolitique. Toujours en production, l’instance ergo-
textuelle est le scripteur, c’est-à-dire le sujet qui commet l’acte d’écrire, qui construit le
texte par un travail sur le langage. Le scripteur préside à l’orientation axiologique
globale du texte, en manipulant les instances textuelles que sont le narrateur et les
personnages, sujets intra-textuels susceptibles eux-mêmes de manifester leurs
préférences, explicitement ou de façon plus indirecte.
17 Déterminer les valeurs du narrateur et des personnages et étudier leur hiérarchisation
aide à repérer celles du scripteur. Précisons à ce propos que si ce dernier constitue une
instanciation de l’auteur, il est en même temps une image construite par le lecteur, qui
n’a pas d’autre choix que de « remonter » jusqu’à lui à partir du narrateur et des
personnages.

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2. Analyse du texte de l’album


18 Comme cela a été dit plus haut, l’ouvrage figure sur le site Descola, dans la sélection
proposée dans la liste de référence de 2013 pour le cycle 3. Sur ce même site, on trouve
toujours la sélection 2007, qui est jugée encore utile pour les enseignants, dans la
mesure où « pour chaque œuvre, une notice indiquait les références précises de
l’ouvrage, une brève présentation, quelques pistes d’exploitation pédagogique et le
niveau de difficulté de lecture ».

2.1. Présentation « officielle » de l’album

19 Voici comment était présenté, dans cette sélection de 2007, l’album qui nous intéresse :

NOGUÈS JEAN-CÔME – ROMBY ANNE

Le Génie du pousse-pousse

Milan – 40 p. – 11,90 €

Difficulté de lecture : niveau 1

Les deux richesses de Chen sont son pousse-pousse et son amitié pour Wang, pêcheur au cormoran.
Sur les hauts de Hong-Kong, près de la cabane en bambou, une riche propriété lui offre le parfum,
l’ombre de son jasmin et la tentation de la visiter en cachette. Les merveilles qu’il découvre sont
tellement admirables qu’il éprouve un sentiment nouveau : l’envie d’être riche. Par la suite, Chen
transporte dans son pousse-pousse un homme étrange qui change d’aspect physique à chaque fois
que le garçon se retourne. Cet homme est le génie qui habite la maison aux kiosques de porcelaine.
Il donne au garçon une pièce d’or avec laquelle il va aider son ami Wang, dont le cormoran est
mort, ce qui lui interdit la pêche. L’histoire est écrite à la manière d’un conte philosophique. Chen,
au sens propre comme au figuré, doit « remonter la pente », celle de sa colline et celle de ses
pensées égoïstes, pour être récompensé par la chance. C’est ce sentiment d’agir gratuitement et la
force de son amitié qui lui font faire les bons choix. Imprimé sur papier d’Ingres, l’album fait partie
des « beaux livres »… Les dessins sont d’une finesse transparente qui associe les motifs filigranés et
la calligraphie chinoise, les incrustations de papier népalais et les emprunts graphiques à
l’estampe. Au début de l’album, un lexique chinois/français traduit les signes qui figurent dans les
pages, ce qui donnera l’occasion de les reproduire ou même d’inventer une histoire écrite en
chinois à partir de ces mots-signes.

Tableau 1. Notice de 2007 présentant Le Génie du pousse-pousse sur le site Éduscol.

20 Outre un résumé de l’histoire très elliptique et discutable, cette présentation


comporte :
• une classification générique (il est question de « conte philosophique ») ;
• une prise de position par rapport aux valeurs du récit : « c’est ce sentiment d’agir
gratuitement et la force de son amitié qui lui font faire les bons choix ». Ce qui est valorisé
par le rédacteur de la présentation, c’est l’action gratuite, désintéressée, et l’amitié ;

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• une injonction de jugement esthétique : il s’agit d’un « beau livre », cela à cause de la qualité
du papier et des emprunts à l’art asiatique classique, dont il semble aller de soi qu’on
apprécie le raffinement ;
• la mention de l’intérêt esthétique de l’ouvrage, qui permet de diffuser des savoirs,
notamment sur l’écriture chinoise.
21 Nous nous intéresserons surtout, dans les lignes qui suivent, aux valeurs portées par
l’album, en reconnaissant, bien sûr, que les dimensions esthétique et athrepsique,
mentionnées ci-dessus, ne sont pas exemptes, elles-mêmes, de valeurs, même si nous ne
développons pas ces points dans ces pages.

2.2.Analyse du texte

22 Pour les besoins de l’article, nous isolons le texte de son péritexte, constitué de la
couverture et des images. Le lecteur, lui, certes, perçoit un tout ; néanmoins, pour
travailler sur la relation texte/image dans l’orientation axiologique de l’album, il nous
faut d’abord étudier le texte, qui, s’il n’est pas premier en réception, l’est sans doute en
production. Comment le scripteur s’y prend-il pour orienter le texte ?

2.2.1. Remarques génériques

23 Dans un numéro de Pratiques déjà ancien (2003), nous écrivions que l’entrée générique
nous semblait facilitante, en lecture comme en écriture, pour travailler sur les valeurs
en classe, parce que les valeurs et leur mode d’inscription textuelle étaient inclus dans
les critères définitoires des genres. En effet, l’intention communicationnelle est un des
typologèmes servant à caractériser un genre (Petitjean, 1991), et l’inscription du Génie
du pousse-pousse dans le genre du conte traditionnel oriental n’est pas indifférente dans
la description des procédés sémiotiques générateurs de valeurs.
24 Cet album se présente comme un conte qu’on pourrait qualifier d’orientalisant. On y
trouve des éléments caractéristiques de ce qui est défini par J.-F. Perrin (2005) comme
un genre naissant au XVIIIe siècle. Outre le fait que le récit se situe dans une Chine
ancienne (le pousse-pousse, le mandarin, le pêcheur au cormoran…), on y trouve un
personnage aux pouvoirs magiques, le génie, typique des contes orientaux, et la
description de la maison de ce dernier (voir texte, passages 3 et 4 en annexe) fait penser
à certaines pages des Mille et Une Nuits4.
25 Pourquoi le texte de présentation parle-t-il de « conte philosophique » ? On est loin du
conte philosophique souvent empreint d’ironie du XVIIIe siècle français. Il est sans
doute fait référence ici à un genre associé à ce qui est appelé, de façon doxique, la
sagesse orientale : n’existe-t-il pas de nombreux proverbes arabes et chinois qui sont
supposés être porteurs de messages de sagesse ? Ce récit délivre une morale qui prend
la forme d’un comportement de vie souhaitable : vivre heureux, c’est se tenir éloigné de
l’envie, de la richesse (« l’argent ne fait pas le bonheur ») ; c’est aussi privilégier les
relations amicales à toute autre valeur.
26 En cela, le récit présente, au niveau d’un texte court, les caractéristiques que
S. R. Suleiman (1983 : 79) attribue au roman à thèse : « L’inambiguïté des valeurs et la
présence (implicite) d’une règle d’action adressée au lecteur. »

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2.2.2. Structure narrative et valeurs

27 Si l’inscription dans le genre du conte philosophique oriental joue un rôle dans


l’orientation de l’album, une manière plus précise de déterminer les valeurs qui
circulent dans ce texte est de s’intéresser aux programmes narratifs (PN) du
personnage central, Chen. Le programme narratif est l’action par laquelle un sujet
transforme un état5, le sien ou celui d’un autre sujet (Desmaedt-Everaert, 2003,
s’appuyant sur les travaux greimasiens). L’état d’un sujet se définit par sa relation de
jonction ou de disjonction avec un objet.
28 Chen est au départ sans programme narratif. Il vit pauvrement et est heureux. Chen n’a
presque rien et son ami Wang est tout aussi pauvre : ce pêcheur n’a qu’un vieux
cormoran comme moyen de subsistance. Mais cette pauvreté extrême ne nuit pas au
bonheur : la conjonction entre pauvreté et bonheur se trouve fortement marquée au
début du récit et est renforcée par la mise en page du texte liée au format album : la
première double-page commence en effet par « Chen était pauvre » et la seconde par
« Le garçon était heureux ». Mais, à la fin de cette seconde double-page, le bonheur de
Chen est quelque peu empreint de tristesse, à cause du malheur de son ami Wang, qui
va entrainer la perturbation de la situation initiale « pauvre mais heureux », où le
bonheur est le résultat de la conjonction entre Chen et la quasi-absence de biens
matériels.
29 Deux programmes narratifs se succèdent alors : les deux sont marqués par la quête de
la richesse, ou tout au moins d’argent. Mais la comparaison de ces deux programmes
narratifs montre une différence. :
• dans le premier cas, l’argent est visé en grande quantité, pour transformer l’état du sujet
Chen : « Dans sa tête jusque-là insouciante, il faisait maintenant des calculs. Il placerait cet
argent à un taux élevé. Il en prêterait une partie à Wang, mais contre un bon intérêt. Et il
aurait, lui aussi, des kiosques de porcelaine » ;
• dans le second cas, l’argent est visé, mais en moindre quantité, et surtout avec un autre
objectif, altruiste, celui de transformer l’état de Wang, en lui achetant un cormoran pour
remplacer celui qu’il vient de perdre et qui était son gagne-pain. Chen est lié à Wang par un
engagement d’amitié : « Si j’ai de l’argent ce soir, je te le donnerai. » Réussir son programme
narratif revient à satisfaire à cet engagement.
30 Le premier PN ayant échoué, Chen renonce à sa première quête, celle de la richesse, qui
se faisait au détriment de l’amitié : « Le temps des mauvais calculs était bien fini. Noyés
dans le port, les désirs d’égoïste en puissance, les rêves de richesse gagnés au prix de
l’amitié. »
31 Mais le second PN réussit, réussite symbolisée par la pièce d’or donnée à Chen par le
génie (passages 18 et 19 en annexe).
32 La structure de ce conte, en fait, fait se succéder deux apprentissages, l’un négatif,
l’autre positif : « En juxtaposant au moins deux histoires d’apprentissage dont chacune
réalise une des deux variantes, le récit souligne l’opposition entre elles et marque, par
le fait même de leur juxtaposition, la valeur positive ou négative de chacune »
(Suleiman, 1983 : 105). Il ressort de la lecture du conte que ce qui est valeur pour Chen,
c’est l’amitié plus que l’argent en lui-même, ainsi que la pauvreté dans laquelle il
restera par ailleurs.

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33 Les deux PN se différencient également par le type d’action qu’ils entrainent. Comme la
fée dans Les Fées de C. Perrault (1697), le personnage merveilleux prend deux aspects :
celui d’un client jeune, beau, léger et facile à transporter dans le premier PN ; et celui
d’un client très lourd, voulant gagner le sommet d’une montagne dans le second PN.
Pour gagner l’argent destiné à Wang, Chen souffre : « La sueur lui brûlait les yeux. Les
muscles de son cou étaient près de craquer tant le malheureux serrait les mâchoires
pour se concentrer sur l’effort. »
34 L’amitié (Chen est le premier mot du texte et Wang en est le dernier mot), la pauvreté,
le désintéressement, sont des valeurs pour Chen, mais aussi l’effort, le travail qui sont
préférables à la facilité. La peine, l’effort, la souffrance physique sont récompensés,
alors que céder à la facilité (prendre en charge un client léger) n’a mené nulle part : la
rédemption est ainsi valorisée.

2.2.3. Identification au personnage central et valeurs

35 Outre l’analyse de la structure du conte, l’identification au personnage de Chen est


nécessaire. En effet, comme le remarque S. R. Suleiman (1983 : 91-92) à propos du
roman à thèse, le scripteur, pour faire partager au lecteur des valeurs, a à sa disposition
plusieurs procédés, dont celui-ci :
« C’est l’histoire elle-même, en tant qu’elle est vécue comme expérience, (comme
transformation) par un sujet à travers le temps. Nous retrouvons ici la structure
d’apprentissage, qui est précisément une structure au niveau de l’histoire : le sujet
fictif qui “vit” l’histoire a sa contrepartie dans le sujet réel qui la lit. L’effet
persuasif d’une histoire d’apprentissage à thèse passe par l’identification virtuelle
du lecteur avec le protagoniste. Dans la mesure où celui-ci évolue vers une position
euphorique, le lecteur est incité à le suivre dans la bonne voie. Le bonheur du
protagoniste fonctionne comme preuve et garant des valeurs qu’il affirme. Si le
protagoniste finit mal, son échec sert également de leçon ou de preuve, mais cette
fois-ci a contrario : le destin du protagoniste permet au lecteur de voir la mauvaise
voie, sans la suivre. »
36 L’itinéraire de Chen ne fonctionnera pas comme garant de ses valeurs si le lecteur ne
s’identifie pas à lui. Il est question ici de la part du lecteur que V. Jouve (1992) appelle le
lisant, qui se laisse prendre à l’illusion référentielle et toucher affectivement par les
péripéties vécues par les personnages.
37 Pour V. Jouve, la projection du lecteur dans une figure romanesque est l’effet des trois
codes constituant le système de sympathie. Le premier de ces codes joue sur le choix du
point de vue narratif : le lecteur s’identifie à qui occupe dans le texte la même place que
lui, à celui du point de vue duquel les événements sont découverts. Le code affectif, lui,
règle l’accès à l’intimité de l’acteur romanesque par des techniques narratives,
notamment le mode de représentation de sa vie psychique6, et par la présence de
thèmes comme l’enfance, les rêves, la souffrance, qui assurent une plus grande
proximité entre lecteur et personnage, une projection affective. Quant au code culturel,
contrairement aux deux précédents qui dépendent étroitement de l’organisation
textuelle, il repose uniquement sur le sujet lecteur qui, en fonction de son axiologie
propre, valorise ou dévalorise le personnage, se projette idéologiquement en lui ou
non.

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38 Pour le code narratif, les événements sont découverts du point de vue de Chen. Par
exemple, la description du jardin de la maison voisine de celle de Chen est faite du
point de vue, représenté (Rabatel, 2004, 2005), de ce dernier :
« Chen escalada le mur et resta muet d’admiration devant ce qu’il découvrit.
A ses pieds s’étendait un jardin merveilleux. Toutes les fleurs de l’Asie y mêlaient
leurs couleurs. Des kiosques de porcelaine se reflétaient dans des pièces d’eau
claire, bordées de sentiers recouverts d’un gravier blanc. Le garçon sauta à bas du
mur et se risqua le long des pelouses, où tombaient, un à un, des pétales de
magnolia.
Dans les kiosques, des mots de bienvenue étaient peints en rouge vif sur du papier
de soie.
Des mots qui offraient les gâteaux aux amandes, et les confitures de roses, et les
liqueurs, et les fruits servis dans des corbeilles d’argent, sur des tables de laque.
Chen goûta de ces douceurs délicieuses qui lui firent tourner la tête puis il s’enfuit
en courant. »
39 Dans ce passage, si le narrateur est bien l’auteur de la description, c’est le personnage-
énonciateur qui l’assume. Chen est le sujet du procès de perception « découvrit », et la
perception est développée dans un second plan à l’imparfait.
40 Le code affectif est bien à l’œuvre dans cet album : le jeune lecteur peut s’identifier à
Chen, qui est proche de lui par l’âge et qui est un personnage qui rêve, qui souffre aussi.
41 Enfin, l’identification sera d’autant plus facile si le lecteur, partageant les valeurs
finales de Chen, acquiesce à sa progression dans l’aventure.

2.2.4. Voix narratoriale et valeurs

42 Il ne suffit cependant pas que le lecteur s’identifie au personnage principal, il faut


encore que celui-ci soit évalué positivement par le narrateur. Dans ce récit fait à la
troisième personne, la voix du narrateur anonyme joue un rôle important dans
l’axiologisation générale, tant il est vrai que, comme l’écrit S. R. Suleiman (1983 : 90),
« dans la mesure où le narrateur se pose comme source de l’histoire qu’il raconte, il
fait figure non seulement d’“auteur” mais aussi d’autorité. Puisque c’est sa voix qui
nous informe des actions des personnages et des circonstances où celles-ci ont lieu,
et puisque nous devons considérer – en vertu du pacte formel qui, dans le roman
réaliste, lie le destinateur de l’histoire au destinataire – que ce que cette voix
raconte est “vrai”, il en résulte un effet de glissement qui fait que nous acceptons
comme “vrai” non seulement ce que le narrateur nous dit des actions et des
circonstances de l’univers diégétique, mais aussi ce qu’il énonce comme jugement
ou comme interprétation. Le narrateur devient ainsi non seulement source de
l’histoire mais aussi interprète ultime du sens de celle-ci. »
43 Cette voix est omnisciente. Cela est particulièrement perceptible dans le fait qu’elle
s’exhibe en tant qu’instance narratrice (« C’est ainsi que commencent les aventures,
par une idée inattendue, un petit rien qui vous entraîne au loin ») et qu’elle livre accès
aux pensées et aux sentiments de Chen : « Le garçon était heureux » ; « Pour la
première fois, il se trouva malheureux ».
44 D’un point de vue axiologique, cette voix narratoriale se manifeste ici de façon assez
nette par des marques évaluatives disséminées ou condensées dans des seconds plans
plus ou moins longs au présent ou à l’imparfait. Voici quelques exemples de ces
marques évaluatives :
(1) « Le garçon était heureux. »

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(2) « Le temps des calculs était bien fini. Noyés dans le port, les désirs d’égoïste en
puissance, les rêves de richesse gagnés au prix de l’amitié. »
45 Ces marques donnent l’orientation axiologique du narrateur, qui valorise par exemple
l’état de pauvreté de Chen (1), en l’associant au bonheur, qui marque nettement sa
préférence pour l’amitié sur l’amour de la richesse pour soi (2).
46 On notera trois caractéristiques de ces marques évaluatives narratoriales :
• leur redondance contribue au guidage axiologique du lecteur ;
• elles renforcent ce qui est mis en place par la structure narrative ;
• elles servent une distribution binaire des valeurs : la pauvreté est valorisée par rapport à la
richesse, l’altruisme est valorisé par rapport à l’égoïsme, l’amitié est valorisée par rapport à
l’intérêt, le travail est valorisé par rapport à la facilité.
47 Enfin, la voix du narrateur est relayée par la voix « des gens », de la foule, qui, lors de la
course en pousse-pousse motivée par l’appât du gain, s’écrie, à la manière d’un chœur
grec : « Ah le brigand ! Le sacripant ! Qu’on l’arrête ! qu’on le fouette ! »
48 Pour conclure sur ce point, le personnage de Chen est évalué par le narrateur (ou la
foule « porte-parole » du narrateur) positivement dans son état initial de pauvreté,
négativement dans sa recherche de l’argent, et à nouveau positivement dans sa quête
de l’amitié passant par la rédemption par le travail.

2.2.5. Hiérarchisation des voix et orientation générale du texte

49 Dans le paragraphe précédent, il a été question des valeurs du narrateur et de


personnages porte-paroles du narrateur. On peut noter ici que les valeurs qui se
manifestent dans les propos et les pensées rapportés de Chen, qu’elles soient
représentées, racontées ou assertées (Rabatel, 2004, 2005) sont orientées de la même
façon que celles du narrateur. Le lecteur est donc guidé de façon efficace pour
remonter jusqu’aux valeurs du scripteur, qui sont celles du texte de l’album.

3. Analyse du rapport texte/image dans deux doubles-


pages
50 Il existe un certain nombre d’ouvrages et d’articles qui proposent des analyses de la
relation texte-image, sur laquelle travaillent de plus en plus de chercheurs, du fait du
développement contemporain des médias multimodaux, où image, texte et son peuvent
être présents simultanément. Cinéma, bande dessinée, publicité se retrouvent à l’ordre
du jour (dans les années 70, la didactique s’y intéressait déjà) et sont rejoints, dans leur
multimodalité, par les sites web. Si R. Barthes (1964) a été sans doute le précurseur le
plus connu des travaux abordant la question des relations texte/image, de nombreuses
autres références peuvent être convoquées aujourd’hui. On peut citer, entre autres, les
travaux typologiques, non traduits en français, d’E. E. Marsh et M. D. White (2003) et de
R. Martinec et A. Salway (2005), ainsi que ceux de J.-M. Klinkenberg (2008), les textes
réunis par J.-L. Tilleuil (2005)7, l’ouvrage d’A. Beguin-Verbrugge (2006). Si la relation
texte/image, dans la publicité, les œuvres littéraires pour adultes, les manuels
scolaires, donne lieu à un certain nombre d’études, il n’en est pas de même pour
l’album, tout au moins en France. Certes, certains albums ont été étudiés dans cette

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perspective, mais, à notre connaissance, seuls les travaux de S. Van der Linden (2003,
2006, 2007, 2008) proposent une perspective synthétique dans ce domaine 8.
51 Nous prendrons comme unité d’analyse la double-page. Comme le souligne A. Béguin-
Verbrugge (2006 : 177), « l’habitude de structurer l’information sur une double-page […]
vient d’une prise de conscience des spécificités de la lecture enfantine (faible empan
visuel, lenteur du décodage, limites de la mémoire immédiate et de l’attention) et du
rôle de l’image comme aide à la construction du sens ». Comme, dans le cadre de cet
article, nous ne pouvons analyser complètement l’album dans le rapport texte/image,
nous avons choisi trois doubles-pages qui nous permettront de dégager quelques
caractéristiques du rôle du rapport texte/image dans l’orientation générale de l’album :
• la double-page initiale (annexe, extrait 1), parce que, correspondant à l’état initial du conte,
elle installe l’univers de celui-ci ;
• la double-page (annexe, extrait 5), où se joue le premier basculement de Chen, qui, rêvant de
richesse, perd sa joie de vivre ;
• la double-page (annexe, extrait 16) où se manifeste le second revirement de Chen : après
s’être rendu compte de la vanité de sa quête de la richesse, il veut gagner de l’argent pour
Wang, en exerçant sa profession.
52 Après avoir défini le type de relation texte/image à l’œuvre dans cet album de façon
générale, nous illustrerons de façon plus précise une caractéristique de ce rapport par
l’analyse successive de ces trois doubles-pages.

3.1. Une image et un texte complémentaires

53 Traditionnellement (Van der Linden, 2008), le rapport texte/image est décrit selon trois
pôles : redondance, complémentarité, dissociation (ou opposition). Mais pour J.-M.
Klinkenberg (2008), que nous suivrons sur ce point, la redondance parfaite n’existe pas :
elle ne peut être que partielle, les sémiotiques linguistique et iconique n’ayant pas les
mêmes potentialités. Par exemple, la sémiotique iconique permet la présentation
simultanée des objets, ce que ne permet pas la sémiotique linguistique ; en revanche,
celle-ci autorise l’expression de modalités ou de quantifications inaccessible à la
sémiotique iconique. On préfèrera donc parler de complémentarité plutôt que de
redondance.
54 Les places respectives qu’occupent, dans l’espace de l’album, le texte et l’image, sont les
premières à jouer un rôle dans cette complémentarité. Comme le note S. Van der
Linden (2008 : 51), « l’album ne montre pas des types d’organisation faciles à
circonscrire. Pourtant, la mise en page conditionne en grande partie le discours
véhiculé. En fonction de la narration ou de l’effet recherché, l’illustrateur positionne les
images ou les textes de manière à tirer parti de son support ». La place de l’image est
signifiante. Nous prendrons l’exemple de la première double-page de l’album. L’œil du
lecteur, du fait de l’apparition, dans l’espace de cette double-page, à gauche d’un texte
avec une image qui s’y insère, et à droite d’un dessin principal, effectue des va-et-vient
de l’un à l’autre, même si, le texte étant sur la page de gauche, il est en quelque sorte
mis en avant. Le lecteur fait ainsi sens dans l’interaction entre texte et image.
55 L’image qui occupe toute la page de droite concentre un certain nombre d’informations
délivrées par le texte et concernant la vie du personnage principal : une représentation
de Chen, le bol de riz, le chapeau, la cabane, le pousse-pousse, la baie de Hong-Kong…
Mais ce n’est pas pour autant que l’image est redondante par rapport au texte. Si elle

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semble concentrer tous les éléments évoqués successivement par le texte, le texte seul
précise le nom du personnage, le lieu où cela se passe, la relation entre le personnage et
le lieu, un détail vestimentaire (le chapeau) concernant le personnage. L’image, elle,
apporte son complément d’informations : l’époque, celle de la Chine traditionnelle,
l’âge de Chen, le caractère souriant de celui-ci… Les signes iconiques de l’image
principale se référant au texte sont nombreux. Mais chacun des deux sous-énoncés, le
texte et l’image, offre donc nécessairement un surcroit d’information par rapport à
l’autre.

3.2. L’effet axiologique proleptique de la première image principale

56 Chacune des doubles-pages analysées dans les paragraphes suivants est représentée par
un schéma indiquant les places respectives du texte, de l’image principale (nous
entendons par là l’image dont la taille est la plus importante, et nous l’appellerons
désormais IP) et des images secondaires (désormais IS).

Figure 1. Double-page, extrait 1 (annexe).

57 Dans cette double-page, l’IP interpelle particulièrement. Tout y semble à sa place : un


plan de demi-ensemble situe le personnage, de face, dans son environnement proche,
qui reprend les éléments que l’on trouve dans les dessins ou estampes orientaux
traditionnels, la nature, les objets de la vie quotidienne. Cette image donne une vision
positive de l’état de pauvreté. En effet, le paysage est idyllique, il fait beau, la mer se
voit au loin avec ses jonques, la nature souriante est exubérante, quoique contenue par
le mur d’une propriété. Les couleurs sont chaudes, ocre, brun et brique pour les
éléments minéraux, vert pour les arbres et le toit de la cabane de Chen. Ce dernier est
en tenue traditionnelle blanche, simple et immaculée, blanc que l’on retrouve dans le
toit du pousse-pousse et dans les fleurs de jasmin. La scène entière est douce et
lumineuse, sans doute mise en valeur par l’éclairage diffus qui la caractérise.
L’abondance de lignes courbes, associées à la douceur, celles du chapeau, du mont sur la
mer au loin, des bols en bois, du dessin du pousse-pousse, constitue un autre signe
plastique participant à la connotation positive de l’environnement du personnage. Le
personnage de Chen est souriant. Tout un jeu de correspondances entre couleurs,

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textures, lumière, concourt à un phénomène de synesthésie (Joly, 2011) qui permet aux
signes iconiques et plastiques9 d’entrer en conjonction pour associer pauvreté et
bonheur. En effet, le dénuement évoqué dans le texte (« Chen possédait peu de
choses », « une cabane, c’est beaucoup dire ») est celle d’un robinson sur une ile
paradisiaque, et les choix esthétiques de l’illustratrice, l’association faite du plastique et
de l’iconique se référant à la peinture traditionnelle chinoise, idéalisent la pauvreté.
58 D’ailleurs, des étudiants de master à qui l’on a demandé d’imaginer un texte pouvant
correspondre à l’image, qui leur était donnée, n’ont pas pensé que cette dernière
représentait le lieu d’habitation de Chen, ni que ce dernier vivait dans la pauvreté.
59 Cette IP anticipe doublement le récit textuel lui-même. Elle constitue une prolepse par
rapport à la page de texte suivante, qui commence par « Chen était heureux ». Elle
constitue aussi une prolepse du dénouement, puisque le récit se termine par un retour
à la situation initiale, après un passage par l’envie d’en sortir pour atteindre la richesse.
D’ailleurs cette première image est une image de stabilité. Le lecteur adulte de l’album
y retrouvera le thème des dessins chinois, les fleurs, la façon dont la nature est
représentée, le souci de peindre la vie quotidienne.

3.3. L’opposition comme moyen d’axiologiser l’album

Figure 2. Double page, extrait 5 (annexe).

60 L’analyse de la double-page de l’album correspondant à l’extrait 5 de l’annexe permet


d’illustrer une autre manière d’axiologiser le texte, les jeux d’opposition. L’IS et l’IP
reprennent l’opposition textuelle entre la modestie heureuse de Chen auparavant et le
désir de luxe né de sa visite de la demeure du génie. L’opposition se joue à deux
niveaux.
61 Tout d’abord, l’IP entre en opposition avec l’IP commentée précédemment de plusieurs
manières. Le cadre naturel figuratif a disparu pour laisser place à un cadre stylisé, non
figuratif, où l’on retrouve cependant les couleurs chaudes de la première image. Là où il
y avait ouverture, sur les arbres, sur la mer, il y a maintenant fermeture dans une
forme symétrique. Le personnage de Chen est traité tout à fait différemment. Il

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apparait de face encore une fois, mais sans le chapeau qu’il porte habituellement dans
l’exercice de son métier. Il est vêtu de ce qui ressemble à une robe impériale d’apparat,
de celles qui apparaissent dans certains manuscrits chinois 10. Son visage n’est plus
souriant, mais impassible, quoiqu’une larme perle à son œil gauche. Il est sans pieds ni
mains, les bras tournés vers le bas, en une position figée, et ressemble plus à une figure
divine qu’à un simple tireur de pousse-pousse. Au-dessus de sa tête, une coupe de
porcelaine richement décorée est représentée légèrement du dessous, pour que le
lecteur puisse voir les motifs qui l’ornent. Comme s’échappant de cette coupe, des
caractères chinois se répètent : multitude est un mot qui revient ainsi quatre fois.
D’autres caractères chinois, signifiant respectivement esprit, contradiction, cascade,
parfum, étoffe, soie, désir, pouvoir, souffle, vide, interroger 11, auréolent la tête de Chen,
connotant l’orientalisme du conte mais aussi indiquant la confusion et le trouble du
personnage. Pour résumer, cette image est un peu moins figurative que celle que nous
avons commentée dans le paragraphe précédent, et plus le lecteur se trouve au cœur de
l’aventure de Chen, plus la dimension plastique l’emportera sur la dimension iconique.
62 Une autre opposition se manifeste sur la même double-page : l’IS, placée avant le texte,
si bien que le regard du lecteur s’y pose d’abord, ne serait-ce qu’un instant, montre
l’humble bol de bois dont Chen se contentait auparavant, et ce bol, relégué dans une IS,
représenté cette fois en contre-plongée, entre doublement en opposition avec la coupe
de porcelaine représentée sur l’IP.
63 Pour conclure sur ce point, IP et IS interagissent et reprennent ainsi parfaitement
l’opposition du texte, entre simplicité et bonheur, et richesse et malheur, et, ainsi, la
reprenant, la renforcent, par le moyen de la mise en scène du personnage et des objets,
et contribuent à l’orientation générale des valeurs de l’album.

3.4. L’image comme visualisation des pensées de personnage

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Figure 3. Double-page, extrait 16 (annexe).

64 Dans cette double-page correspondant à l’extrait 16 (annexe), on voit une IP placée


avant le texte et occupant toute la double-page, et deux petites images, s’apparentant à
des vignettes, au début de chaque zone de texte.
65 L’IP est à mettre en relation avec une IP précédente, avec laquelle elle fonctionne en
opposition, selon le procédé signalé ci-dessus. Cette IP précédente, représentant la
même scène de rue, était située après le texte. Chen y prenait en charge un jeune et
riche client (une apparence prise par le génie) dans l’indifférence générale des
passants. Un enfant jouait dans la rue, derrière le pousse-pousse, et Chen courait
légèrement, tout à la joie de gagner facilement beaucoup d’argent. L’IP correspondant à
l’extrait 16, elle, est placée avant le texte, si bien qu’elle est offerte aux yeux du lecteur
avant celui-ci. Le client est beaucoup plus lourd, si bien qu’il déforme le pousse-pousse
et que Chen est courbé vers le sol par l’effort. Tous les passants sont hilares en voyant
le tableau de ce jeune garçon tractant un imposant personnage, et l’autre jeune garçon,
qui, dans l’image antérieure correspondante, jouait dans la rue, ici aide comme il peut
le pousse-pousse à avancer. Dans le texte, tout traduit l’effort, la description du pousse-
pousse (« le rotin gémit », « l’essieu fléchit », les roues sont comme « clouées au
sol ») comme l’évocation de Chen (« tendit ses jarrets maigres », « par un effort violent
arracha le pousse-pousse », « la sueur lui brûlait les yeux. Les muscles de son cou
étaient près de craquer »). L’IP fait de même, renforçant ainsi le thème de la
rédemption.
66 Si on retrouve dans cette IP le jeu d’opposition mentionné précédemment, ce qui nous
intéresse surtout, dans cette double-page, ce sont les deux vignettes qui figurent en vis-
à-vis du texte. Ces dernières, en effet, expliquent, développent, en les illustrant, les
pensées rapportées de Chen : « Wang sera content ». Elles rendent présents à l’esprit du
lecteur le visage de Wang, souriant, et le cormoran que Chen a fait le serment de
remplacer. Les deux vignettes sont ornées de graines volantes de pissenlit, symboles de
légèreté. Elles concrétisent les valeurs qui sont celles de Chen lors de ce deuxième PN,
l’amitié et l’altruisme.
67 Les romans, les films, les albums peuvent susciter des réactions et des questions qui
touchent aux valeurs. Mais comme le souligne A. Petitjean (2014), leur fonction n’est
pas de servir de modèles ou de contre-modèles. Ce qui nous a intéressé ici réside plus
dans la façon dont les valeurs sont mises en place dans les albums, supports souvent
proposés aux élèves à l’école primaire, que dans ces valeurs elles-mêmes, qui peuvent
être très variables d’un ouvrage à l’autre. L’important, pour nous, est d’armer les
enseignants et les élèves pour qu’ils puissent les repérer. Si A. Rabatel a proposé, en
2005, un ouvrage didactique sur cette question plutôt destiné aux enseignants du
secondaire, la même réflexion reste à poursuivre pour l’école primaire.
68 L’album fait partie des supports présents à l’école, de la maternelle au cycle 3. La
didactisation des valeurs, dans la lecture d’albums, passe par l’étude, du moins par les
enseignants, de la façon dont texte et image interagissent pour mettre en place ces
valeurs. C’est cette étude que nous avons initiée dans ces lignes. Nous avons ainsi mis
en avant trois fonctions de la relation texte/image dans l’orientation axiologique du
Génie du pousse-pousse : la dimension proleptique de l’image sur le texte, le
renforcement des jeux d’oppositions textuels par ceux des images et enfin le rôle de

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l’image dans la visualisation de ce qui peut être plus ou moins inféré, à partir du texte,
des pensées de personnages.
69 Cette analyse est très partielle et, de plus, porte sur un seul album. Mais il ne s’agit que
du début de recherches qui exploreront de façon plus systématique les relations texte/
image dans l’orientation des albums, et qui s’intéresseront aussi à la façon dont, dans
les classes de l’école primaire, on peut mettre en place des modalités d’approche des
albums en prenant en compte cette dimension.

BIBLIOGRAPHIE
BARTHES, R. (1964) : « Rhétorique de l’image », Communications, 1, vol. 4, p. 40-51.

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— (2008) : « L’album, le texte et l’image », Le Français aujourd’hui, 161, p. 51-58.

ANNEXES

Annexe. Texte du Génie du pousse-pousse


(1) Chen possédait peu de choses.
D’abord un pousse-pousse en rotin qui était sa vraie richesse, car il lui permettait de
gagner de quoi s’acheter un bol de riz et, quelquefois, un petit pâté de viande au
gingembre.
Puis un grand chapeau qui lui servait aussi de parapluie.
Et puis, en haut d’une colline, dominant la baie de Hong Kong, une cabane de bambous.
Une cabane, c’est beaucoup dire. La maison de Chen était faite de trois planches et
d’une brassée de feuillage.
Mais elle était adossée au mur d’enceinte d’une belle propriété. De ce mur retombaient
des branches de jasmin qui, au temps des fleurs, donnaient à Chen une ombre
parfumée./
(2) Le garçon était heureux. Toute la journée, il conduisait son pousse-pousse dans les
rues de la ville. Le soir venu, il allait bavarder avec son ami Wang, le pêcheur au
cormoran.
Wang se plaignait invariablement que son oiseau vieillissait.
— Il faut que je pêche beaucoup de poissons pour pouvoir m’acheter un autre
cormoran. Mais, si je n’ai plus de cormoran, comment arriverai-je à pêcher des
poissons ?
Problème insoluble. Chen ne trouvait pas de réponse. Wang soupirait.
Un soir, en retournant à sa cabane, Chen eut envie de cueillir un rameau de jasmin pour
chasser l’impression de tristesse laissée par son ami.
C’est souvent ainsi que commencent les aventures, par une idée inattendue, un petit
rien qui vous entraîne au loin./

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(3) Chen escalada le mur et resta muet d’admiration devant ce qu’il découvrit.
A ses pieds s’étendait un jardin merveilleux. Toutes les fleurs de l’Asie y mêlaient leurs
couleurs. Des kiosques de porcelaine se reflétaient dans des pièces d’eau claire, bordées
de sentiers recouverts d’un gravier blanc.
Le garçon sauta à bas du mur et se risqua le long des pelouses, où tombaient, un à un,
des pétales de magnolia./
(4) Dans les kiosques, des mots de bienvenue étaient peints en rouge vif sur du papier
de soie.
Des mots qui offraient les gâteaux aux amandes, et les confitures de roses, et les
liqueurs, et les fruits servis dans des corbeilles d’argent, sur des tables de laque.
Chen goûta de ces douceurs délicieuses qui lui firent tourner la tête puis il s’enfuit en
courant./
(5) Comme elle tournait, la pauvre tête de Chen, quand, de nouveau, il franchit le mur !
Jusqu’à ce jour, il s’était contenté d’un bol de bois, satisfait qu’il était quand il pouvait le
remplir de riz.
Et voilà qu’il désirait maintenant une coupe de jade.
Le petit pâté des jours de fête, naguère dévoré en riant, lui serait désormais pauvre
chère après des nourritures dont, la veille encore, il ne soupçonnait même pas
l’existence.
Pour la première fois, il se trouva malheureux./
(6) Il tira son pousse-pousse et se dirigea vers la ville basse. Il allait pensivement quand,
passant près de l’entrée de la belle propriété, il s’entendit héler.
Un jeune homme lui faisait signe d’approcher. Il était magnifiquement vêtu d’une robe
couleur de soleil sur laquelle s’embrasaient des pivoines. Surtout, il était très beau, avec
un teint clair, une natte brillante et des mains fines qu’il glissa précautionneusement
dans ses manches.
Mais qu’il avait l’air frêle ! De loin, on aurait pu le prendre pour un enfant./
(7) « Il est riche et sans doute léger, pensa Chen. Double bonne affaire ! »
— Conduis-moi au port, dit le jeune homme d’une voix douce.
Au port ! Le long des rues qui descendaient à la mer ! Il n’y aurait qu’à se laisser porter
par les brancards et à poser le pied de loin en loin pour rebondir toujours plus haut./
(8) « Triple bonne affaire ! pensa Chen. Et je triplerai le prix », se promit-il aussitôt.
Dans sa tête jusque-là insouciante, il faisait maintenant des calculs. Il placerait cet
argent à un taux élevé. Il en prêterait une partie à Wang, mais contre un bon intérêt.
Et il aurait, lui aussi, des kiosques de porcelaine…/
(9) Il était si absorbé dans ses pensées qu’il ne se rendit pas compte de la vitesse que
prenait le pousse-pousse. Celui-ci semblait entraîné par un poids énorme, comme si une
force irrésistible l’eût attiré.
Chen ne s’en aperçut que trop tard./

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(10) Quelle course il fit jusqu’au port ! A grandes enjambées, il dévalait les ruelles en
escalier, traversait les carrefours, effleurait à peine le sol. Derrière lui, ce n’était
qu’étals renversés, passants jetés à terre et qui se relevaient en criant. Des gens le
poursuivaient, lui lançaient des pierres et des injures.
— Ah le brigand ! Le sacripant !
— Qu’on l’arrête ! Qu’on le fouette !
Il entendait autour de lui un tonnerre qui grandissait, grandissait, et devenait
assourdissant.
Il ne voyait que des obstacles qui accouraient et qu’il pulvérisait. /
(11) Et toujours,
Toujours,
Le pousse-pousse volait vers la mer,
A tours de roues,
A coups de talons,
A orteils crispés.
Poitrine haletante,
Dans les rues descendantes,
Chen s’essoufflait.
Au bout de la dernière rue, un bassin du port s’étendait,
Calme,
profond,
sombre,
très sombre./
(12) Chen plongea comme en un rêve dans l’eau épaisse, les pieds en avant, et tout le
poids du pousse-pousse infernal derrière lui./
Quand il revint à la surface, il vit que seul le chapeau et le pousse-pousse flottaient
De client, point.
Disparu.
Des matelots, au bord du bassin, riaient en se donnant de grandes claques sur les
cuisses.
— Vous... vous n’avez pas vu un jeune homme ? demanda Chen.
— Où donc ?
— Ben... dans mon pousse-pousse !
Ils rirent encore plus fort en l’accusant d’avoir bu trop d’alcool de riz.
— Ton pousse-pousse était vide !/
Pas de jeune homme ? Que voulait donc dire cela ?

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Longtemps, Chen observa l’eau pour voir si son client remontait.


« Je n’ai pas rêvé pourtant ! J’ai bien transporté un jeune homme ! »
Afin de chasser son inquiétude, il alla voir Wang dans sa cabane./
(13) Il trouva celui-ci tout pensif, le menton au creux de la main et le regard perdu au
loin.
— Mon cormoran est mort, bredouilla Wang.
Chen en fut ému. Une pensée traversa son esprit, rapide, pointue, une de ces petites
pensées qui ne vous laissent pas le choix et vous font dire :
— Si j’ai de l’argent ce soir, je te le donnerai./
(14) Le temps des mauvais calculs était bien fini. Noyés dans le port, les désirs d’égoïste
en puissance, les rêves de richesse gagnés au prix de l’amitié.
Chen revint à son pousse-pousse. Il avait l’esprit libre de nouveau, le pied sûr au milieu
de la foule. Le chapeau incliné sur l’oreille, il descendit dans la ville basse, sous les
écriteaux multicolores./
(15) - Pst !
On l’appelait. Il s’arrêta. Un homme énorme occupait l’encadrement d’une porte. Chen
considéra le menton qui faisait trois plis et le ventre qui en faisait quatre sous la robe
richement brodée.
« Il va casser mon pousse-pousse ! »
Pourtant il s’approcha d’un pas hésitant.
— Où donc désire aller le Très Honorable Seigneur ?
— Là-haut.
Chen interrompit le salut qu’il accordait, en s’inclinant, à ses clients d’importance. Il
leva les yeux, puis le nez, puis se redressa complètement.
Là-haut !
Tout en haut de la colline qu’il habitait !
Il fallait tirer cet homme énorme tout en haut !
— Je sais... dit le mandarin avec un beau sourire.
Mais tu seras payé largement pour ta peine.
Chen pensa à la promesse qu’il avait faite à Wang.
— Bon ! répondit-il en crachant dans ses mains./
(16) Le rotin gémit quand le noble personnage s’installa.
L’essieu fléchit, les roues donnaient l’impression d’être cloués au sol. Chen tendit ses
jarrets maigres et, par un effort violent, arracha le pousse-pousse.
Il monta lentement, ruelle après ruelle.
La sueur lui brûlait les yeux. Les muscles de son cou étaient près de craquer tant le
malheureux serrait les mâchoires pour se concentrer sur l’effort.

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« Wang sera content », se répétait-il afin d’entretenir son courage./


(17) N’était-ce qu’une illusion ? Il lui parut, au bout d’un moment, que l’homme se
faisait moins lourd, la côte moins abrupte.
Ce n’était pas une illusion. Chen, peu à peu, ne peina presque plus.
Cependant, il n’osait se retourner par crainte de perdre son élan et d’être emporté vers
le bas.
— Arrête-toi, commanda la voix derrière lui. C’est ici.
Ils venaient d’arriver devant la maison aux kiosques de porcelaine./
(18) Chen se retourna et n’en crut pas ses yeux.
Dans le pousse-pousse, à la place du mandarin, se trouvait le jeune homme du matin,
souriant, avec sa natte brillante et sa robe couleur de soleil.
Il tendit à Chen une grosse pièce d’or et dit, sans cesser de sourire :
Ne t’étonne pas. Tu m’as vu jeune homme et puis mandarin. Tu me verras oiseau, peut-
être, ou rayon de lune... ou bâtonnet d’encens, que sais-je encore ? Je suis un génie. Je
connais des humains toutes les bonnes pensées et toutes les mauvaises. Prends cet or.
Tu l’as mérité. Et fais-en l’usage que tu as prémédité./
(19) Le génie s’évanouit en fumée. Une petite fumée bleue qui s’envola vers le portail
pour se couler dans le trou de la serrure.
« Ai-je rêvé ? », se demanda Chen.
Pourtant, l’or était bien réel au creux de sa main brune, et bien réelle aussi allait être la
joie de Wang.

NOTES
1. Le terme valeur est défini plus loin.
2. Pour la notion de différenciation, nous renvoyons aux travaux de l’équipe Éducation,
scolarisation (ESCOL) et, entre autres, à l’ouvrage d’E. Bautier et P. Rayou (2009).
3. En ligne : www.eduscol.education.fr, consulté le 10/04/14.
4. Parmi les extraits que l’on pourrait mettre en relation avec la description de la demeure du
génie dans l’album que nous étudions, mentionnons, par exemple :
« [Le sultan] passa ensuite dans un salon merveilleux, au milieu duquel il y avait un grand bassin
avec un lion d’or massif à chaque coin. Les quatre lions jetaient de l’eau par la gueule, et cette
eau, en tombant, formait des diamants et des perles ; ce qui n’accompagnait pas mal un jet d’eau
qui, s’élançant du milieu du bassin, allait presque frapper le fond d’un dôme peint à l’arabesque.
Le château, de trois côtés, était environné d’un jardin que les parterres, les pièces d’eau et mille
autres agréments concouraient à embellir ; et ce qui achevait de rendre ce lieu admirable, c’était
une infinité d’oiseaux qui y remplissaient l’air de leurs chants harmonieux, et qui y faisaient
toujours leur demeure » (Galland, 1965 : 95-96).
5. L’état d'un sujet se définit par sa relation de jonction ou de disjonction avec un objet.
6. V. Jouve se réfère ici à la typologie de D. Cohn et note que le psycho-récit, le monologue
narrativisé et le monologue rapporté favorisent par ordre décroissant l’investissement affectif du
lecteur.

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7. L’ouvrage que J.-L. Tilleuil (2005) a dirigé comporte une très complète bibliographie sur la
relation texte-image, qui a été actualisée en 2007 (en ligne : http://grit.fltr.ucl.ac.be/IMG/pdf/
BiblioGrit02.pdf, consulté le 05/04/14).
8. Les Anglo-Saxons semblent plus prolixes sur la question de la relation texte/image dans les
albums : par exemple, voir M. Nicolajeva et C. Scott (2000, 2001), F. Serafini (2010), M. Nicolajeva
(2012) et L. R. Sipe (2012).
9. M. Joly (2011 : 64) donne les définitions suivantes : « Au sein du message visuel, on distinguera
les signes figuratifs ou iconiques, qui donnent de façon codée une impression de ressemblance
avec la réalité en jouant sur l’analogie perceptive et sur les codes de représentation , héritées de
la tradition représentative occidentale. Enfin on désignera sous le terme de signes plastiques les
outils proprement plastiques de l’image tels que la couleur, les formes, la composition et la
texture. »
10. On trouve de ces dessins dans le manuscrit oriental Motifs illustrés des objets rituels de la cour
impériale datant du XVIIIe siècle.
11. Sur chaque double page ou presque (comme dans la plupart des pages de l’album), figurent
des caractères chinois, dont le lecteur ne sait pas s’ils sont le fait de l’auteur, de l’illustratrice ou
le fruit de leur concertation. Un petit dictionnaire est donné au lecteur, dans les premières pages,
pour lui permettre de les lire (ils sont classés dans ce dictionnaire par ordre d’apparition).

RÉSUMÉS
À partir de l’étude d’un exemple en littérature de jeunesse fictionnelle, cet article s’intéresse au
rôle que joue la relation texte/image dans l’orientation, en termes de valeurs, des supports
pluricodés que constituent les albums.
Après une approche générale du texte de l’album Le Génie du pousse-pousse qui met l’accent sur
l’orientation axiologique de ce texte, l’étude porte sur trois doubles-pages. Elle montre d’abord la
complémentarité du texte et de l’image dans la construction de l’univers mis en place par le récit.
Puis, elle met en évidence le fait que l’image, selon les pages, oriente l’album, du point de vue des
valeurs, de trois manières : en revêtant une dimension proleptique anticipatrice du dénouement,
en renforçant les jeux d’oppositions présents dans le texte, enfin, en montrant ce qui peut être
plus ou moins inféré des pensées de personnages et que le texte ne dit pas.

Through the analysis of an example from children’s literature, this article is interested in the
role of the relationship between text and images and its influence on values in visual-verbal
narrative books.
After a general approach of the text of the picturebook Le Génie du pousse-pousse, approach which
emphasizes the axiological orientation of the text, the study focuses on three double pages. It
shows at first the complementarity of text and image in the construction of the universe set up
by the narrative. Then it reveals the fact that images, according to pages, orientate the
picturebook, from the point of view of values, in three different ways : they adopt a proleptical
dimension foretelling the resolution of the narrative, they strengthen the interplay of
oppositions in the text, and they show what can be inferred on characters’ thoughts without the
need of clues in the text.

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INDEX
Keywords : children’s literature, picturebook, value, semiotics, image-text relationship
Mots-clés : albums, valeurs, sémiotique, relation texte/image

AUTEUR
ANNE LECLAIRE-HALTÉ
Crem (EA 3476), université de Lorraine (Espé)

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Vérité, fiction, mensonge

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Les diseurs de vérité ou de l’éthique


énonciative.
Parrèsiastes, messagers, whistleblowers, lanceurs d’alerte
Truth Tellers & Enunciative Ethics. Parresiasts, Messengers, Whistleblowers

Marie-Anne Paveau

NOTE DE L'AUTEUR
NDLA : Une partie de cet article a été publié une première fois en 2012, dans les Cahiers
de recherche de l’École doctorale en Linguistique française, 6, numéro spécial Hommage à
Camillo Marazza, coordonné par Mariagrazia Margarito et Enrica Galazzi, Milan, Lampi
di Stampa, p. 197-212, sous le titre « Les diseurs de vérité ou de l’éthique énonciative ».
Merci aux coordinatrices du numéro d’avoir généreusement accepté sa republication
ici. Le titre a été augmenté, la partie sur les whistleblowers a été augmentée et
approfondie, la section sur les lanceurs d’alerte a été ajoutée et les références, les dates
et la bibliographie ont été complétées et actualisées.

Introduction
1 Dire la vérité, quoi de plus évident ? Dans les représentations courantes qui constituent
souvent la morale non questionnée de nos sociétés, la vérité nous semble valorisée, et
même valorisante. Si l’on y regarde de plus près, on se rend compte que l’énoncé de la
vérité a une valeur ambigüe : celui1 qui dit la vérité est souvent marginalisé, voire
condamné.
Après avoir décrit rapidement la manière dont les philosophes et le sens commun
posent le problème de la vérité, je présenterai trois figures de locuteurs de vérité, les
« diseurs de vérité », le messager, le parrèsiaste et le whistleblower, à partir desquelles
peut se poser la question de l’articulation entre éthique et linguistique, à travers
l’énonciation et la profération.

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1. Dire la vérité : pratiques et représentations


2 L’impératif de véracité se rencontre dans toutes les grandes cultures : dans les sagesses
asiatiques, la véracité est une valeur fondamentale, et Les Entretiens de Confucius
contiennent par exemple de nombreuses maximes qui soulignent le devoir de
sincérité :
– Tseng Tzeu dit : « Je m’examine chaque jour sur trois choses : si, traitant une
affaire pour un autre, je ne l’ai pas traitée sans loyauté ; si, dans mes relations avec
mes amis, je n’ai pas manqué de sincérité ; si je n’ai pas négligé de mettre en
pratique les leçons que j’ai reçues » (2005 : I. 4).
– Le Maître dit : « Si un homme honorable manque de gravité, il ne sera pas
respecté et sa connaissance ne sera pas solide. Qu’il mette au premier rang la
loyauté et la sincérité ; qu’il ne lie pas amitié avec des hommes qui ne lui
ressemblent pas ; s’il tombe dans un défaut, qu’il ait le courage de s’en corriger »
(2005 : I, 8).
3 La tradition chrétienne prône l’amour et le respect de la vérité en toute occasion et
condamne le mensonge : c’est le discours tenu par saint Augustin dans le De mendacio,
repris par Thomas d’Aquin pour lequel le mensonge est « mauvais ». Pour M. de
Montaigne, héritant des traditions antique et chrétienne dans les Essais, le mensonge
est un « maudit vice » (« Des menteurs » : I-IX), et s’oppose avec la méchanceté aux
qualités de vérité et de générosité qui sont le propre des gens courageux (« De la
présomption » : II-XVII). Mais cette conception témoigne également d’une sociologie
avant la lettre, l’auteur des Essais condamnant le mensonge également parce qu’il
menace la cohésion sociale : « Notre intelligence se conduisant par la seule voie de la
parole, celui qui la fausse, trahit la société publique » (« Du démentir » : II-XVIII).
Position qui se retrouve presque intacte dans la pragmatique moderne, le principe de
sincérité de P. Grice étant paraphrasable par cette maxime ancienne. Les moralistes du
XVIIe siècle ne cesseront de défendre la vérité et la sincérité, dans le cadre d’une
conception de la parole participant de l’éducation morale : la préface des Caractères
rappelle qu’« on ne doit parler, on ne doit écrire que pour l’instruction » (La Bruyère,
1976 : 118). Les philosophes des Lumières, qui défendent la vérité dans les usages des
mots, font aussi l’éloge de certaines valeurs, comme la sincérité : pour Montesquieu
(1995 : 78), elle est « la vertu qui fait l’honnête homme dans la vie privée et le héros
dans le commerce des grands ».
Je ne vais pas détailler ce fil de la vérité et de la sincérité qui court dans l’ensemble de
l’histoire de la pensée2, mais je dois m’arrêter cependant sur l’une des manifestations
les plus connues, dans l’histoire de la philosophie, de cet attachement à la véracité, qui
est la position d’E. Kant par rapport au mensonge. Dans la célèbre controverse qui
l’oppose à B. Constant en 1796 à propos de l’exemple classique du mensonge pour
protéger un fugitif poursuivi par un assassin, publiée sous le titre Le droit de mentir
(2003), il présente le devoir de vérité comme sacré dans un texte intitulé « La véracité
est un devoir absolu et inconditionnel » :
« C’est donc un commandement sacré de la raison, un commandement qui n’admet
pas de condition, et qu’aucun inconvénient ne saurait restreindre, que celui qui
nous prescrit d’être véridiques (loyaux) dans toutes nos déclarations » (Kant, 2003
[1796] : 49).
4 Pour B. Constant au contraire, « tout le monde n’a pas droit à la vérité » :

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« Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un devoir ? L’idée de devoir est
inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux
droits d’un autre. Là où il n’y a pas de droits, il n’y a pas de devoirs. Dire la vérité
n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a
droit à la vérité qui nuit à autrui » (Constant, 2003 [1796] : 35).
5 Dans cette tradition, la vérité est donc une valeur morale et un principe universel. On
trouve des traces de cette conception dans de nombreux discours, en particulier dans le
discours politique, où la promesse de sincérité et l’engagement de vérité est un
stéréotype discursif. Un exemple (presque) au hasard extrait d’un discours de vœux de
N. Sarkozy en 2007 :
« J’ai voulu mettre chacun face à ses responsabilités. J’ai pris les miennes. J’ai pu
commettre des erreurs. Mais depuis huit mois, je n’ai agi qu’avec le souci de
défendre les intérêts de la France et pas un jour ne s’est passé où je ne me sois
répété l’engagement que j’ai pris envers chacun de vous : “Je ne vous tromperai pas,
je ne vous trahirai pas”. Je vous dois la vérité, je vous la dirai toujours, je ne
m’autoriserai aucune hypocrisie » (N. Sarkozy, Vœux aux Français, 31/12/07).
6 Le lexique de l’engagement et l’autocitation de la « maxime personnelle » du sujet
illustrent bien la notion déontologique du devoir de véracité. En même temps, la
politique est habitée par le mensonge, comme le montrent de nombreux travaux sur la
question en science politique, des dissimulations de Nixon déclenchant le fameux «
Watergate » à toutes les autres affaires de secrets, d’écoutes et de mensonges qui
surgissent régulièrement dans la vie politique de tous les pays, l’élément -gate étant
même devenu un outil néologique productif (Camillagate, Monicagate, Foreclosuregate,
Irangate et tout récemment DSK-gate). La vie sociale elle aussi est ponctuée de
« mensonges blancs », selon une appellation issue de Thomas d’Aquin, qui arrondissent
les angles et évitent les guerres, froides ou déclarées. Et il n’est pas si sûr que la vérité
soit toujours considérée comme une chose bonne (à dire) et conforme à la morale.

2. Le messager de vérité, une figure ambigüe


7 Une plongée dans les dictionnaires des proverbes du monde contredit en effet à la fois
l’idée d’un devoir universel de vérité, la nécessité naturelle de la vérité dans la langue
et jusqu’au caractère vertueux de la vérité. Une bonne partie des proverbes, tous pays
et langues confondus, qui mentionnent la vérité la présentent en effet comme un
discours dangereux, à même de condamner son diseur à la marginalité, l’exil, voire la
mort. Quelques exemples :
Trois sortes de gens disent la vérité : les sots, les enfants et les ivrognes
Une vieille erreur a plus d’amis qu’une nouvelle vérité
On frappe toujours le violoneux de la vérité avec son propre archet
Celui qui dit la vérité doit s’attendre à être expulsé de neuf villes
Qui dit tout haut la vérité risque de manquer d’abri
Celui qui dit toujours la vérité ne trouvera jamais un asile
Si tu dis la vérité, point ne pèches, mais que de maux tu suscites !
Avec la vérité qui nous accompagne, on va partout, même en prison !
Celui qui dit la vérité doit avoir son cheval sellé
8 Être un messager de vérité n’est donc guère confortable, et cela dans presque toutes les
cultures. L’inconfort se transforme en danger si la nouvelle apportée est à la fois vraie
et funeste. Il existe de nombreux exemples philosophiques et littéraires de cette figure
négative du messager. L’adage d’Érasme « Legatus non caeditur, neque violatur » (Adages :

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4.7.20) insiste sur cette ambigüité périlleuse du statut du diseur de vérité. Cette
conception de la parole insupportable du messager survient deux fois dans L’Antigone
de Sophocle, de la bouche même du gardien au moment où il annonce que Polynice a
reçu une sépulture (« Les mauvaises nouvelles sont fatales à qui les apporte », v. 276), et
plus tard de la part de Créon quand le messager vient lui dire la mort d’Eurydice
(« Messager, courrier d’atroces tourments, que viens-tu m’apporter ? », v. 1290).
L’adage est repris par W. Shakespeare dans Henri IV et Le Roi Lear, et l’expression s’est
déclinée en différentes variantes. Ne tirez pas sur le messager fournit en effet une sorte de
modèle discursif qui varie ses cibles : ne tirez pas sur le pianiste, sur le shérif, sur le trader,
et même sur la coccinelle asiatique (rencontré sur un blog de jardinage) ou sur les Lions
indomptables (trouvé dans un article sur la célèbre équipe de football camerounaise).
Le messager inaudible est presque une figure de la sagesse morale et politique, comme
le montre la fameuse maxime de N. de Chamfort, dans un chapitre sur la France,
l’esclavage et la liberté : « En France, on laisse en repos ceux qui mettent le feu, et on
persécute ceux qui sonnent le tocsin » (Chamfort, 1923 [1795] : VIII, D, 171). On n’aime
pas celui qui apporte une mauvaise nouvelle, parce qu’il annonce des contenus
malheureux, certes, mais surtout parce qu’il dérange l’ordre social et trouble le
confortable déni qui fait tenir les sociétés.
B. Stanford a intitulé l’un de ses livres Don’t Shoot the Messenger : How Our Growing Hatred
of the Media Threatens Free Speech for All of Us : il y montre que la haine des messagers de
mauvaises nouvelles que sont les médias remet gravement en cause la liberté
d’expression dans l’ensemble de la société. À partir du moment où l’on « tire sur le
messager », alors la vérité est bâillonnée et ne sont alors plus formulées que les
« bonnes » nouvelles ou les informations acceptables parce que consensuelles.
La vérité n’est pas toujours bonne à dire, dit le proverbe. La figure du messager,
« homme à abattre », est l’une des incarnations de cette sagesse ambigüe. Il en existe
une autre, issue de la philosophie grecque, le parrèsiaste.

3. Le parrèsiaste ou le courage de la vérité


9 Dans son dernier cours au Collège de France donné en 1984, édité sous le titre Le courage
de la vérité (2009), M. Foucault développe longuement une figure antique du diseur de
vérité, le parrèsiaste, celui qui pratique la parrêsia. Elle « consiste à dire, sans
dissimulation ni réserve ni clause de style ni ornement rhétorique qui pourrait la
chiffrer et la masquer, la vérité. Le “tout-dire” est à ce moment-là : dire la vérité sans
rien en cacher, sans la cacher par quoi que ce soit » (Foucault, 2009 : 11). Traduisible
selon lui par « franc-parler », la parrêsia est un dire-vrai qui constitue une vertu
essentiellement politique. Il existe également un sens apostolique et spirituel de la
parrêsia, trait fondamental de la parole du prophète. La notion apparait assez souvent
dans le Nouveau Testament où elle est plutôt traduite dans le vocabulaire de la
confiance, de l’assurance et de la parole ouverte. Cette manière de « tout dire » recèle
cependant l’ambigüité fondamentale attachée à la notion même de vérité : la parrêsia
peut en effet devenir une menace pour la démocratie en y introduisant des différences
de légitimité, et elle peut aussi franchir les limites psychiques de l’acceptable en se
muant en franchise perverse.
M. Foucault (2009 : 12) précise dans Le courage de la vérité que dire le vrai n’est pas
suffisant pour qu’il y ait parrêsia : « Il faut que le sujet, en disant cette vérité qu’il

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marque comme étant son opinion, sa pensée, sa croyance, prenne un certain risque,
risque qui concerne la relation même qu’il a avec celui auquel il s’adresse ». Et c’est de
ce risque que vient, en termes éthiques, la valeur de ce dire vrai : « D’où ce nouveau
trait de la parrêsia : elle implique une certaine forme de courage, courage dont la forme
minimale consiste en ceci que le parrèsiaste risque de défaire, de dénouer cette relation
à l’autre qui a rendu possible précisément son discours » (Foucault, 2009 : 13). M.
Foucault peut alors donner de la parrêsia une définition synthétique, qui présente la
notion dans le cadre d’un contrat de parole :
« La parrêsia est donc, en deux mots, le courage de la vérité chez celui qui parle et
prend le risque de dire, en dépit de tout, toute la vérité qu’il pense, mais c’est aussi
le courage de l’interlocuteur qui accepte de recevoir comme vraie la vérité
blessante qu’il entend » (Foucault, 2009 : 14).
10 La notion de parrêsia et la figure du parrèsiaste, dont Démosthène est un prototype, est
présente chez Sénèque, Plutarque, Gallien. M. Foucault (2009 : 37) insiste sur la vertu de
courage qu’il présente comme véritablement structurelle à la parrêsia, courage qu’il
associe également à la noblesse : « Un homme par conséquent qui parle pour des motifs
nobles, et qui, pour ces motifs nobles, s’oppose à la volonté de tous, celui-là, dit Socrate,
s’expose à la mort ». Mais c’est sur la philosophie cynique qu’il s’arrête longuement
pour illustrer cette posture de parole aux dimensions éthique et politique. Il mentionne
en particulier une description du philosophe cynique par Epictète, qui propose une
figure bien intéressante pour notre série, celle de l’éclaireur :
« Epictète explique que le rôle du cynique, c’est d’exercer la fonction d’espion,
d’éclaireur. Et il emploie le mot kataskopos, qui a un sens précis dans le vocabulaire
militaire : ce sont des gens qu’on envoie un peu en avant de l’armée pour regarder
aussi discrètement que possible ce que fait l’ennemi. C’est cette métaphore
qu’Epictète utilise ici, puisqu’il dit que le cynique est envoyé comme éclaireur en
avant, au delà du front de l’humanité, pour déterminer ce qui, dans les choses du
monde, peut être favorable à l’homme ou peut lui être hostile » (Foucault, 2009 :
154).
11 Après cette marche en avant toujours solitaire, l’éclaireur, explique M. Foucault (2009 :
155), revient parmi les hommes pour « annoncer la vérité, annoncer les choses vraies
sans […] se laisser paralyser par la crainte ». Cette pratique du dire vrai est articulée à
un mode de vie, dont la célèbre figure de Diogène est l’illustration : un mode de vie qui
a éliminé « toutes les conventions inutiles » et « toutes les opinions superflues », une
philosophie qui réduit la vie à elle-même : « Je n’ai ni femme, ni enfant ni palais de
gouverneur, mais la terre seule et le ciel et un vieux manteau. Et qu’est-ce qui me
manque ? Ne suis-je pas sans chagrin et sans crainte, ne suis-je pas libre ? » (parole du
philosophe cynique dans les Entretiens d’Epictète).
Parrêsia est également un mot important dans le lexique de la Bible, qui reçoit des
traductions un peu différentes de « franc-parler » ou « dire vrai ». Les équivalents
appartiennent plutôt au champ de la confiance, qui, quand elle se fait parole publique,
correspond à la franchise ou la liberté de parole. La traduction du mot n’est pas stable
dans la Bible, et il est donc difficile de repérer le mot dans le texte en français. N.
Adeline (2006) décrit cette situation lexicale :
« Dans le Nouveau Testament les attestations de ces deux mots sont nombreuses :
parrêsia et parrêsiazomai se rencontrent une quarantaine de fois et nous noterons
que la répartition de ces attestations est irrégulière. Aucun emploi chez Matthieu.
Un seul emploi chez Marc. Mais des emplois dans l’Évangile selon Jean et le reste dans
les Actes et les Epîtres. Rien d’étonnant à ce qu’on rencontre souvent, dans les textes

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centraux de la proclamation apostolique, un mot qui exprime l’assurance et la force


de la conviction. »
12 Il cite ensuite plusieurs passages où apparait, derrière ses traductions, le mot de
parrêsia. Par exemple, dans l’Évangile selon saint Jean, Jésus répond à des contradicteurs
avec « hardiesse » lors de la fête des Tentes et impressionne les habitants de Jérusalem
qui n’osent cependant, par crainte, « parler ouvertement » de ce diseur de vérité :
« Personne ne parlait librement de Jésus » (Jean 7, 13). Il s’adresse alors à la foule, et se
décrit lui-même en parrèsiaste : « Quelques habitants de Jérusalem disaient : “N’est-ce
pas celui qu’ils cherchent à tuer ? Le voilà qui parle librement, et les Juifs ne lui disent
rien” » (Jean 7, 26).
Dans les Actes des apôtres, cette qualité de parole attribuée à Jésus touche aussi Pierre et
Jean, qui comparaissent devant le Sanhédrin, accusés de diffuser les enseignements de
Jésus. Les chefs des Juifs, les anciens et les scribes sont étonnés devant « l’assurance »
des apôtres : « En voyant l’assurance de Pierre et de Jean, ils étaient étonnés, car ils se
rendaient compte que c’étaient des gens du peuple sans instruction. Ils reconnaissaient
en eux ceux qui étaient avec Jésus. Mais comme ils voyaient debout auprès d’eux
l’homme guéri, ils n’avaient rien à répliquer (Actes 4, 13-14).
13 N. Adeline conclut en présentant « un des passages les plus riches du Nouveau
Testament sur les valeurs de la conviction, de l’assurance, de la parrêsia ». Ce sont les
dernières paroles de Jésus à ses disciples :
« Je vous ai dit tout cela en discours figurés. L’heure vient où je ne vous tiendrai
plus de discours figurés, mais où je vous annoncerai ouvertement [“en toute clarté”
dans une autre version] ce qui concerne le Père. En ce jour-là vous demanderez en
mon nom, et je ne vous dis pas que c’est moi qui demanderai au Père pour vous ; en
effet le Père lui-même est votre ami, parce que vous, vous avez été mes amis et vous
avez acquis la conviction que, moi, je suis sorti de Dieu. Je suis sorti du Père et je
suis venu dans le monde ; maintenant je quitte le monde et je vais vers le Père »
(Jean 16, 25-28).
14 Et les disciples reprennent les paroles de Jésus : « Maintenant tu parles ouvertement et
tu ne tiens plus des discours figurés. Maintenant nous savons que tu sais tout et que tu
n’as besoin que personne t’interroge ; c’est pourquoi nous croyons que tu es sorti de
Dieu » (Jean 16, 29).
On voit donc, à partir de ces deux traditions, la philosophie cynique et la naissance du
christianisme, que la parrêsia appartient à un type de vérité hétérodoxe, qui va à
l’encontre des pratiques langagières habituelles et reconnues d’une société ou d’un
groupe. Le diseur de vérité n’est pas un simple locuteur ; c’est un prophète, audacieux
et combatif, marginal et condamné (parfois à mort), qui assume toutes les ambigüités
du discours de vérité quand il prend une dimension politique.
Le parrèsiaste est donc un locuteur muni de cette vertu de courage qui est pour
Aristote une vertu politique, celle de l’homme libre, et qui sera d’ailleurs pour Thomas
d’Aquin la première des vertus, celle qui permet les autres. En même temps, il est aussi
porteur d’une menace politique, la démocratie se trouvant considérablement fragilisée
par le dire vrai, qui introduit une hiérarchie de valeur dans les différents discours. M.
Foucault (2009 : 148) formule très clairement cette ambigüité de la vérité publiquement
et donc politiquement dite. D’un certain côté, la parrêsia empêche la folie totalitaire qui
repose sur la soumission silencieuse des citoyens :
« À partir du moment où on n’a pas la parrêsia on est [...] obligé de supporter la
sottise des maîtres. Et rien de plus dur que d’être fou avec les fous, d’être sot avec
les sots. Cette mention du fait que, sans parrêsia, on est en quelque sorte soumis à la

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folie des maîtres, cela veut dire quoi et montre quoi ? Eh bien, cela montre que la
parrêsia a pour fonction justement de pouvoir limiter le pouvoir des maîtres. Quand
il y a de la parrêsia, et que le maître est là – le maître qui est fou et qui veut imposer
sa folie, que fait le parrèsiaste, que fait celui qui pratique la parrêsia ? Eh bien
justement, il se lève, il se dresse, il prend la parole, il dit la vérité. Et contre la
sottise, contre la folie, contre l’aveuglement du maître, il va dire le vrai, et par
conséquent limiter par là la folie du maître. A partir du moment où il n’y a pas de
parrêsia, alors les hommes, les citoyens, tout le monde est voué à cette folie du
maître ».
15 De l’autre, la parrêsia est rendue impossible par la conservation de la démocratie : les
sociétés et institutions démocratiques, explique M. Foucault, ne peuvent accueillir ni
même supporter le discours de la vérité sur ce mode de la franchise, car il faudrait alors
soutenir l’idée d’un « partage éthique » ou « différenciation éthique ». Cela conduirait à
distinguer les citoyens selon leur degré de proximité avec la vérité, donc de faire la
différence « entre ceux qui sont bons et ceux qui sont mauvais, entre les meilleurs et les
pires », ce qui contrevient à l’idée même de démocratie comme « champ politique
défini par l’indifférence entre les sujets parlants » (Foucault, 2009 : 44). On verra plus
bas à quel point cette analyse de M. Foucault est juste : les sociétés ne supportent pas,
dans tous les sens du terme, que les vérités, surtout celles qui ne sont pas bonnes à dire,
soient dites, et elles ont en ce sens un lourd programme de travail, à la fois social,
discursif et politique, à accomplir pour l’amélioration éthique de la circulation de la
parole.

4. Le whistleblower ou le tragique de la vérité


16 En 1987, S. Langton réalise The Whistle Blower, un film tiré d’un roman de J. Hale qui
porte le même titre. Michael Caine y interprète Frank Jones, vétéran de la Seconde
Guerre mondiale porteur d’une haute idée de la Grande-Bretagne, qui enquête sur la
mort mystérieuse de son fils Bob, employé comme spécialiste de russe par les services
secrets britanniques. Le slogan du film est : « Dans le monde secret des dissimulations
gouvernementales, le seul homme qui ose dire la vérité survivra-t-il ? ». L’enquête se
révèle difficile et dangereuse, Frank Jones affrontant le maillage épais du silence, du
mensonge et de la corruption, qui recouvre la vérité, inaudible en pleine guerre froide,
du meurtre de son fils. Il devient donc cet homme « qui parle pour des motifs nobles, et
qui, pour ces motifs nobles s’oppose à la volonté de tous » dont parle Socrate. Comme le
roman, le film est largement occupé par des réflexions sur le dévoilement impossible de
la vérité, la puissance de la raison d’État et la culture de la dissimulation des agents de
services secrets.

4.1. Le sifflet de la révélation

17 Le whistleblower, c’est celui qui donne un coup de sifflet (to blow a whistle), c’est-à-dire
qui révèle un dysfonctionnement grave qui a lieu dans une organisation. Au sens
propre, le terme désigne le policier qui signale une infraction ou un crime par un coup
de sifflet destiné à la fois à appeler ses collègues et à alerter la population d’un danger.
Métaphoriquement il désigne un individu qui pratique le « whistleblowing », c’est-à-dire
qui révèle « des pratiques illégales, immorales ou illégitimes couvertes par ses
employeurs, à des personnes ou des organisations susceptibles d’intenter une action »,

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selon la définition proposée par deux juristes australiens (Brown, Latimer, 2008 : 768).
La plupart des whistleblowers sont des « internal whistleblowers », c’est-à-dire qu’ils
révèlent des dysfonctionnements dans leur propre société ou organisation, la
révélation concernant une organisation extérieure à l’agent étant plutôt rare. Il existe
quelques figures célèbres de whistleblowers, régulièrement citées et constituées en
exemples : Sherron Watkins, qui a révélé le scandale Enron en 2001, Joe Darby, à
l’origine des révélations sur les maltraitances et les pratiques de torture à la prison
d’Abu Graïb en 2004 ou Jeffrey Wigand, qui révèle dans les années 1990 comment la
firme de tabac qui l’emploie ment sur les effets de la nicotine. Un film a été réalisé à
partir de cette histoire, The Insider (un film de Michael Mann sorti en 1999 et interprété
par Russell Crowe), et d’autres whistleblowers sont mis en scène au cinéma, la plupart du
temps dans des blockbusters soutenus par des acteurs prestigieux, comme la célèbre
Erin Brokovich, qui donne son nom à un film de Steven Soderbergh en 2000, où le
personnage est interprété par Julia Roberts. Le « film de whistleblower » est désormais
un véritable sous-genre cinématographique. En 2009, l’affaire Wikileaks a mis sur le
devant de la scène un whistleblower géant : le site est en effet entièrement dédié au
whistleblowing, dans la plus pure tradition américaine de la révélation des procédures
cachées, du démasquage des mensonges d’État et de la mise au jour de la vérité, avec en
prime la figure romanesque de son fondateur, Julian Assange, et l’utilisation inédite
jusqu’à présent du support de diffusion du web.
En 2013, on apprend qu’Edward Snowden, 29 ans, employé chez un sous-traitant de la
National Security Agency (NSA) depuis quatre ans, est le fameux whistleblower qui a
révélé au public via le quotidien britannique The Guardian l’impressionnant programme
de surveillance électronique PRISM des services secrets américains. Les États-Unis sont
en effet en mesure d’avoir accès aux données détenues
par Google, Facebook, YouTube, Microsoft, Yahoo !, Skype, AOL et Apple. Ce qui
m’intéresse chez Edward Snowden, comme chez Julian Assange mentionné plus haut,
ou Chelsea Manning3 et les « Catholic Whistleblowers » dont je parle plus bas, est
évidemment de l’ordre du discours et concerne trois points : les modalités discursives
des informations diffusées, le discours que les whistleblowers tiennent sur leur propre
discours et leurs actes, et enfin le discours produit sur eux par les autres, en particulier
par les instances mises en cause, entreprises ou gouvernements.

4.2. Modalités discursives du whistleblowing

18 Edward Snowden est informaticien, et ce sont les modalités de discours de sa


profession, comme de son époque, qu’il utilise : il enregistre des fichiers sur quatre
ordinateurs portables, et en envoie une partie à Glenn Greenwald, journaliste au
Guardian (en fait c’est un circuit beaucoup plus complexe dont on trouvera les
intéressants détails dans le livre de Glenn Greenwald lui-même, paru en 2014). Parmi
eux, un fichier Powerpoint destiné aux employés de la NSA ; on est donc dans de l’écrit
numérique, transmis à distance, et ayant valeur de preuve, au nom de la crédibilité
accordée au document écrit dans nos sociétés. Le whistleblower ne passera à l’oral qu’un
peu plus tard, en accordant une interview à Glenn Greenwald, mais pour expliquer ses
actes et décrire sa situation, et non pour le whistleblowing, qui reste exclusivement écrit
et documentaire : c’est à l’écrit que l’on siffle. Chelsea Manning avait pour sa
part emprunté un circuit discursif numérique préconstruit et destiné à la transmission
d’information compromettantes : Wikileaks et sa page de « submissions », comportant

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un lien vers une drop box sécurisée. Comme Edward Snowden, son discours passe
également par l’écrit documentaire puisqu’elle a transmis 150 000 notes diplomatiques.
Mais elle a également envoyé une vidéo classifiée, pour laquelle l’implicite de la preuve
documentaire demeure : l’image fixe ou mobile élevée au statut de document est
toujours plus crédible que le témoignage oral.
Les Catholic Whistleblowers (Goodstein, 2013) sont un peu particuliers. D’abord, il s’agit
d’un groupe (ils sont douze, des prêtres et des religieuses), ce qui est parfaitement
inédit dans l’histoire du whistleblowing, qui ne comptait jusqu’à présent que des voix
solitaires. Ensuite, ce sont des femmes et hommes de livres plus que d’écrans, de parole
orale plus que d’écrit numérique, même s’ils ont un site internet (http://
www.catholicwhistleblowers.com/). Ils émettent donc leurs « whistles » selon la
littératie qui est la leur : ils écrivent des lettres (ils en ont écrit une au pape François en
avril 2013) et se réunissent. Leur groupe a d’abord été un groupe de parole destiné à les
soutenir eux-mêmes dans leurs expériences de discours publics, et c’est
progressivement qu’il s’est transformé en lieu de pratique du whistleblowing. Désormais,
ils organisent des conférences et leur mode d’action est donc public, ce qui est sans
doute rendu possible par le fait qu’ils constituent un groupe (pour le moment, le pape
François n’a pas répondu à leur lettre).

4.3. Le discours sur soi du whistleblower : le narcissisme moralisé

19 Glenn Greenwald remarque que parmi tous les whistleblowers connus, aucun n’a jamais
vendu d’informations pourtant très avantageusement monnayables. Au contraire, tous
ont pris des risques importants, et presque tous se sont considérablement appauvris,
voire pire (les travaux sur les whistleblowers mentionnent tous les issues fréquemment
dramatique du whistleblowing : pertes d’emploi, divorces, addictions, et, parfois, suicides
(voir par exemple Alford, 2001 ; 2004, Bowden, 2005, Faunce, 2004). Il décrit ainsi leur
système moral : « They did not act with any self-interest in mind. The opposite is true: they
undertook great personal risk and sacrifice for one overarching reason: to make their fellow
citizens aware of what their government is doing in the dark. Their objective is to educate, to
democratize, to create accountability for those in power » (The Guardian, 07/06/13). Edward
Snowden, quant à lui, explique son geste de la manière suivante : « I don’t want to live in
a society that does these sort of things… I do not want to live in a world where everything I do
and say is recorded. That is not something I am willing to support or live under » (The Guardian,
09/06/13, interview d’E. Snowden).
20 Dans les réponses qu’il donne aux questions d’internautes le 17 juin, constituant de
passionnants échanges qui éclairent tant sur la personnalité de Snowden que sur les
attitudes du gouvernement américain devant les paroles « non autorisées » de ses
employés, et offrant aux analystes du discours une intéressante possibilité de corpus, il
emploie les termes truth, transparency et lie, qui sont des termes du vocabulaire moral. Il
y a donc de la morale dans le whistleblowing, même si cette interprétation n’est jamais
vraiment explicite dans les discours médiatiques, y compris chez les défenseurs des
whistleblowers eux-mêmes.
Dans ses travaux de philosophie morale sur la figure du whistleblower, C. F. Alford
appelle « narcissisme moralisé » (narcissism moralized) ce rapport que le whistleblower
entretient au discours de vérité. Dans Whistleblowers : Broken Lives and Organizational
Power, publié en 2001, il explique que le narcissisme peut constituer « une source

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profonde et puissante de moralité, menant certains Narcisses à sacrifier leurs biens


humains pour une idée noble » (Alford, 2001 : 78 ; ma traduction). Il y a donc chez les
whistleblowers une pratique intense de la vertu discursive, en particulier en ce qui
concerne l’ajustement de la parole à la vérité du monde4. Ils sont donc des agents
vertueux, trop vertueux, et souvent malgré eux, ce que révèle la tournure doublement
négative commune à plusieurs d’entre eux selon les enquêtes de C. F. Alford : « Je ne
pouvais pas ne pas le faire ». « Ne pas ne pas », « impossible de ne pas » : c’est là que se
niche le narcissisme, dans la conservation d’une image de soi acceptable et aimable.
Chelsea Manning tient un discours analogue. Dans le témoignage qu’elle a rédigé en
février 20135, elle exprime à plusieurs reprises ce désir d’ajustement à la réalité que
d’autres peuvent nommer « vérité » : « I felt this sense of relief by [WikiLeaks] having [the
information]. I felt I had accomplished something that allowed me to have a clear conscience
based upon what I had seen and what I had read about and knew were happening in both Iraq
and Afghanistan everyday » (Manning, 2013, en ligne). Et, comme les autres, et comme
Wikileaks également, qui utilise souvent le mot sur son site, il mentionne la notion de
vérité : « I always want to figure out the truth. Unlike other analysts in my section [or
other sections], I was not satisfied with just scratching the surface and producing
canned or cookie-cutter assessments. I wanted to know why something was the way it
was, and what we could do to correct or mitigate the situation » (Manning, 2013, en
ligne).
21 Les Catholic Whistleblowers quant à eux sont évidemment placés dans une sorte de vertu
au carré puisque le whistleblowing est, dans une vision idéale du clergé tout du moins,
une part de leur métier : lutter contre le « mal », le « péché », la souffrance infligée à
autrui. Et les textes de leur site sont sans surprise saturés de vocabulaire moral. Mais ils
ont également un souci d’image, un souci « narcissique »: « They say that their motivation
is to make the church better and safer, and to show the world that there are good priests and
nuns in the church », peut-on lire sur leur page d’accueil.

4.4. Un traitre au cheval sellé

22 Ce n’est pas du tout la représentation qui se construit ailleurs, et évidemment dans les
organismes, institutions ou groupes attaqués par le sifflet vertueux des diseurs de
vérité. De nombreux observateurs décrivent une véritable méthode de diabolisation de
la part du gouvernement américain, pays où la tradition du whistleblowing est fortement
ancrée (mais elle l’est aussi dans le monde anglophone en général) :
« Ever since the Nixon administration broke into the office of Daniel Ellsberg’s
psychoanalyst’s office, the tactic of the US government has been to attack and demonize
whistleblowers as a means of distracting attention from their own exposed wrongdoing and
destroying the credibility of the messenger so that everyone tunes out the message »
(Greenwald, The Guardian, 07/06/13).
23 Les témoignages sont nombreux qui présentent le combat des whistleblowers comme des
parcours du combattant pas toujours victorieux, et on peut lire sur ce point
l’intéressant témoignage de Thomas Drake, ancien cadre supérieur de la NSA qui a
dénoncé en 2010 le programme de modernisation de son agence, et dont le cas
constitue désormais une référence en matière de whistleblowing (Drake, 2011).
L’accusation de trahison est la plus fréquente, aggravée en environnement militaire par
celle de contact avec l’ennemi (même s’il s’agit d’un contexte de paix). Cependant il me
semble que la situation évolue, très certainement grâce au web, qui permet certaines

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désincarcérations : une pétition a été ouverte rapidement pour défendre Edward


Snowden (« A White House petition to pardon Edward Snowden »), j’ai mentionné plus
haut le site de soutien à Chelsea Manning et signalé que pour la première fois, des
whistleblowers avaient formé un groupe, ce qui est une modification structurelle
importante.
Les travaux de C. F. Alford, mais aussi de P. Bowden, A. J. Brown et P. Latimer, T. A.
Faunce ou V. D. Lachman mentionnés en bibliographie soulignent le paradoxe du
whistleblower : considéré comme un héros d’un côté, car il a travaillé pour le bien de la
société et parfois pour la sauvegarde de la vie, il est, dans la pratique, isolé et mis à
l’écart comme un facteur de trouble dans l’organisation sociale. Les représailles sont
fréquentes, et les destins parfois tragiques. Le whistleblower incarne le paradoxe du
statut de la vérité elle-même dans toutes les sociétés, de l’Antiquité à nos jours,
paradoxe que montre bien M. Foucault (2009) dans Le courage de la vérité : la vérité
comme idéal éthique, mais évitée dans la pratique car facteur de rupture, de violence,
de perturbation. Le sifflet vertueux du whistleblower sonne encore comme une
dérangeante crécelle aux oreilles du plus grand nombre. « Si tu aimes la vérité, tiens
ton cheval sellé » est un proverbe que l’on trouve quasiment dans toutes les langues et
toutes les cultures, sous des formes variées. C’est un sage conseil qu’a suivi Edward
Snowden, qui a d’abord galopé jusqu’à Hong Kong, et qu’un Pégase moderne a
transporté jusqu’en Russie.
Toutes les enquêtes montrent en effet que les whistleblowers qui diffusent au grand jour
de mauvaises pratiques à grande échelle ou particulièrement dangereuses, sont la
plupart du temps persécutés et courent de ce fait un véritable danger. La persécution
des whistleblowers est devenue une question importante dans plusieurs pays : bien qu’ils
soient en principe protégés des représailles de leurs employeurs par la loi, dans les faits
de nombreuses affaires ont montré que les whistleblowers étaient sanctionnés par divers
moyens, rétrogradation, retenues sur salaires, suspension, « mise au placard »,
harcèlement, et même maltraitance psychique grave.
C’est la raison pour laquelle plusieurs pays, en particulier l’Australie et les États-Unis,
particulièrement en avance sur ce point, ont mis en place un arsenal juridique de
protection. Aux États-Unis, des mesures de protection ont été prise depuis le False
Claims Act qui a légitimé le whistleblowing en 1863, relayé par le Lloyd La Follette Act en
1912, jusqu’au récent Whistleblower Protection Act de 2007. Un « National Whistleblower
Center » a été crée en 1988. En Australie, des lois de protection des whistleblowers ont
été discutées et adoptées dans tous les états dans les années 1990 et 2000. Mais comme
le signalent A. J. Brown et P. Latimer (2008 : 768), « il est important que les lois sur les
whistleblowers promeuvent une culture dans laquelle les révélations honnêtes soient
respectées, valorisées et même récompensées ». La vertu du whistleblower dépend en
effet de son environnement : les démocraties sont sans doute plus aptes à accepter le
whistleblowing, puisqu’elles soutiennent en principe la transparence, la liberté
d’expression et la responsabilité, que les régimes dictatoriaux ou autoritaires.
Certains auteurs travaillent à réduire voire éliminer cet inajustement, en particulier
dans le domaine de l’éthique médicale. Le juriste australien T. A. Faunce, spécialisé
dans le droit médical et l’éthique médicale, estime que le whistleblowing en milieu
médical (healthcare whistleblowing) souffre encore du paradoxe qui fait du whistleblower
un « paria », alors que toutes les études montrent que les whistleblowers sont très
généralement sincères dans leur désir d’appliquer les vertus fondamentales et les
principes de l’éthique médicale (Faunce, 2004). Pour lui, ce paradoxe est dû au fait qu’il

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n’existe pas, dans les théories comme dans les enseignements d’éthique médicale, de
fondement éthique de ce comportement. Sa collègue américaine V. Lachman,
spécialiste de bioéthique à l’université Drexel de Philadelphie, est également très
favorable à l’intégration d’une l’éthique du whistleblowing dans la formation médicale,
de manière à ce que le whistleblowing en milieu médical finisse, un jour, idéalement, par
disparaitre (Lachman, 2008).
La figure du whistleblower est donc une figure d’agent moral, que son discours soit
qualifié de vertueux ou au contraire rejeté par la société comme inajusté aux valeurs de
l’environnement. Comme le parrèsiaste, il est porteur d’un discours marqué par le
courage de la vérité, et comme le parrèsiaste il court le risque d’être mis au ban de la
société, car il publie des vérités insupportables.

5. La figure française du lanceur d’alerte


24 Le whistleblower, figure courante dans la culture anglophone, dans la réalité des
pratiques et dans les discours, est au centre d’un important domaine de recherche
scientifique. Les whistleblowers sont en effet des figures abondamment observées et
théorisées aux États-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne et en Australie. Il existe de
nombreux travaux sur le whistleblowing en droit (une question essentielle étant sa
protection juridique), en science politique, en sociologie, en éthique médicale, en
psychologie, etc. Cette figure n’est pas traitée en France, où des sociologues autour de
F. Chateauraynaud ont proposé celle du « lanceur d’alerte », très différente, en
particulier sur la plan moral : si le whistleblower constitue une figure à fort coefficient
d’éthicité, et travaillée comme telle par les chercheurs, la figure du lanceur d’alerte a
été construite en dehors de la problématique morale, et, à l’origine, dans le contexte
des risques naturels. Mais dans les faits, il existe parfois des confusions entre les deux
notions.
La figure du lanceur d’alerte constitue elle aussi une postérité du parrèsiaste. Son
intérêt, par rapport à la figure du whistleblower inscrite dans la perspective morale à la
fois par les agents et les chercheurs, réside en ce que cette notion a été construite en
dehors de la question morale, au sein d’une épistémologie sociologique française qui a
parmi ses caractéristiques de maintenir l’axiologie, en particulier morale, à l’écart de
ses théories et méthodes. Or, le lanceur d’alerte, comme avatar de la sentinelle cynique
ou de la Cassandre antique, me semble cependant marqué par cette dimension morale
de l’inajustement à l’environnement du dicible.
La notion de lanceur d’alerte a été élaborée vers 1995 en France par les sociologues
F. Chateauraynaud et D. Torny pour nommer les « sombres précurseurs » (1999) que
sont les savants qui signalent un risque futur. Contrairement aux whisteblowers dont les
actions concernent surtout le monde de la finance, de la sécurité et de l’entreprise, les
lanceurs d’alerte signalent surtout des risques environnementaux et évoluent plutôt
dans les milieux scientifiques. En 2008, F. Chateauraynaud (2008 : 1) en donne la
définition suivante :
« La notion de lanceur d’alerte désigne toute entité, personne, groupe, institution,
qui assume cette fonction d’alerte et qui cherche à faire reconnaître, souvent contre
l’avis dominant, l’importance d’un danger ou d’un risque. […] Pour naturelle que
soit cette fonction d’alerte, elle se heurte, comme la plupart des actes orientés vers
un public ou une institution, aux rapports de forces et de légitimités qui
caractérisent, à une époque donnée, une formation sociale. La place des alertes et
de ceux qui les lancent dépend ainsi de la configuration politique et des ressorts

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cognitifs communément disponibles, ainsi que des tensions ou des conflits qui les
traversent. »
25 La liste des différents facteurs pouvant caractériser la fonction du lanceur d’alerte,
politiques, cognitifs, sociaux, n’intègre pas la dimension morale. F. Chateauraynaud
compare un peu plus loin les lanceurs d’alerte aux « guetteurs » ou « sentinelles » des
sociétés animales, rejoignant en cela le lexique de M. Foucault à propos des
parrèsiastes. Il précise que la catégorie est élaborée dans un contexte scientifique
précis, celui de travaux sur « la trajectoire des signes de danger », ce qui donne au
lanceur d’alerte un rôle d’anticipateur que n’a pas le whistleblower, qui révèle au
contraire des pratiques passées ou en train de se s’accomplir :
« A l’opposé du modèle du whistleblower, le lanceur d’alerte décrit celui (personne,
groupe, institution) qui détecte des prodromes, des signes précurseurs sans avoir
nécessairement d’interprétation ou de cadre prédéfini pour les qualifier. À l’idée du
coup de sifflet, de l’arrêt d’un processus déclenché par un acteur qui a le pouvoir et
l’autorité pour le faire, on a préféré celle d’une trajectoire ou même de la carrière
d’un problème qui ne devient public que graduellement » (Chateauraynaud, 2008 :
5).
26 Mais comme les whistleblowers, les lanceurs d’alerte sont en général mal reçus, parce
qu’ils brisent les équilibres discursifs, et ils sont souvent identifiés aux « prophètes de
malheur ». Des chercheurs comme Pierre Meneton à l’Institut national de la santé et de
la recherche médicale (Inserm), que ses travaux sur le sel opposent aux producteurs de
sel, ou André Cicolella qui est le premier à dénoncer les dangers des éthers de glycol, ou
encore, plus anciennement, Jean-François Viel qui souligne le nombre élevé de
leucémies à La Hague, tous entrent dans cette catégorie de « lanceur d’alerte ». Tous
ont eu, comme les whistleblowers, à affronter des pressions, des marginalistaions, des
représailles, voire des procès. Mais F. Chateauraynaud insiste beaucoup sur la
différence entre les deux figures (il parle également parfois de « personnage ») et
souhaite éviter que le terme lanceur d’alerte n’apparaisse que comme une traduction de
whistleblower. C’est que, explique-t-il, « la construction de la figure de l’alerte a été
opérée en détachant analytiquement le moment de l’alerte et celui de la dénonciation
ou de la critique, et en montrant que tout signal d’alerte engage une multiplicité de
logiques d’action et de jugement comme la vigilance, la controverse, la polémique, la
normalisation, l’accusation ou le scandale » (Chateauraynaud, 2009 : 2).
Cette distinction alerte/critique revient selon moi à la distinction fait/valeur, le
phénomène socio-sémiotique de la transmission du signal étant présenté comme
dissociable de son interprétation dans l’environnement. La tradition française, en
sociologie tout du moins (mais la remarque vaut pour nombre de disciplines des
sciences humaines et sociales), conserve soigneusement l’idée d’une objectivité de la
science en objectivisant son objet lui-même, et en discriminant soigneusement des
niveaux de réalité et d’interprétation : « Du point de vue de la protection de la parole
publique de lanceurs d’alerte, l’essentiel est de pouvoir séparer la dénonciation et
l’alerte, souligne le sociologue. Or dans les faits, […] il est très difficile d’éviter que les
deux régimes ne s’entremêlent » (Chateauraynaud, 2009 : 7). L’idée d’un entremêlement
des régimes, pour affaiblir la séparation radicale entre fait et valeur, la maintient
cependant, et reste une visée souhaitable. Or, si l’on admet avec H. Putnam (2004
[2002]) « l’effondrement » de la distinction faits/valeurs, et si l’on adopte une vision
plus globale du phénomène, qui ne permet pas de « démêler » les régimes, alors cette
figure du lanceur d’alerte, comme toutes les figures et comme toutes les manifestations

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humaines, loin de pouvoir être décrite du seul point de vue de la circulation des signes
de danger, doit être regardée aussi et en même temps sur le plan de la valeur, les deux
points de vue étant indissociables. La parole du lanceur d’alerte est en effet inscrite
dans une axiologie négative, imprégnée de morale : ce n’est pas une « bonne parole »,
mais plutôt un discours issu d’une « mauvaise » langue qui menace un ordre,
économique et financier, mais également cet ordre du discours dont parlait M. Foucault
et qui nous interdit de « tout dire ». Cette imprégnation ne me semble pas séparable de
l’analyse en terme de transmission de signes de danger, elle en est un composant. Il
faut reconnaitre que l’interprétation éthique n’est pas totalement absente des analyses
de F. Chateauraynaud, mais indirecte et centrée sur un moment du processus : « Il y a
dans la trajectoire de toute alerte qui dérange au moins un moment critique, une phase
dénonciatoire ou polémique, parfois même une bouffée paranoïaque, nécessaire au
changement de régime » (Chateauraynaud, 2009 : 3). Circonscrire la dimension
axiologique à une « phase » de parole, l’associer d’emblée à la catégorie de la
dénonciation, catégorie éthique qui caractérise à priori la parole comme négative et
malveillante, ou la décrire par rapport à une « paranoïa » des récepteurs, ce sont me
semble-t-il des manières de ne pas poser la question morale. L’indicibilité de la parole
du lanceur d’alerte reste partiellement inexpliquée, et les « protocoles de prise en
charge des alertes », que F. Chateauraynaud (2009 : 7) souhaite enrichir de « modalités
d’apprentissage, doublés d’une forme de didactique des régimes de prise de parole »,
me semblent incomplets.

Conclusion
27 Les diseurs de vérité posent une question fondamentale à l’analyse du discours, à la
philosophie morale, mais aussi à la société tout entière : la place de la parole
dissensuelle, hétérodoxe ou inaudible dans le concert des discours sociaux, et le sort
réservé à celui qui sort du silence courtois ou de la silenciation violente. Les figures
antiques du messager et du parrèsiaste, et celles plus contemporaines du whistleblower
et du lanceur d’alerte, sont des figures d’énonciateur. En linguistique de l’énonciation
et en analyse du discours, l’énonciateur est rarement l’objet du travail des description
et de la théorisation, laissées sans doute à la psychologie ou l’anthropologie, les
disciplines du langage restant largement logocentrées. Mais les diseurs, parleurs,
proféreurs et autres producteurs de parole constituent pourtant des agents essentiels
de toute vie sociale et de toute circulation de la parole, parce qu’ils s’expriment à partir
d’une compétence langagière, d’une culture de la parole, d’une mémoire discursive et
d’une table des valeurs morales qui imprègnent toutes leurs moindres discours.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES
1. Dans un texte plus court, ou sur un support plus mobile comme un blog par exemple, j’aurais
adopté l’écriture épicène et écrit cellui, puis locuteur.trice, messager.e, lanceur.euse d’alerte, etc.,
ainsi que diseur.se de vérité dans le titre. Ce choix militant est cependant fastidieux, contraignant
et entame un peu la lisibilité des textes. Par ailleurs, dans la partie de cet article publiée en 2012,
ne figurait pas cette écriture. J’y ai donc renoncé ici, mais le cœur y est et la vertu scripturale
également.
2. Ce travail est fait dans l’ouvrage que j’ai consacré aux rapports entre langage et morale
(Paveau, 2013).
3. Je donne, comme elle le demande, comme le respect relationnel minimum me semble le
demander, et de manière militante également, son nom de femme à Chelsea Manning, qui
effectue actuellement une transition difficile en prison.
4. Sur les notions de vertu discursive et d’ajustement à la vérité du monde, voir M.-A. Paveau
(2013) et G. Labarta et S. Moirand ici même.
5. Voir le commentaire qu’en fait Nathan Fuller (2013) sur le site dédié à la défense de la
libération de Chelsea Manning.

RÉSUMÉS
En linguistique de l’énonciation et en analyse du discours, l’énonciateur est rarement au centre
de la description, les analyses restant largement logocentrées. Les diseurs de vérité sont des
énonciateurs particulièrement intéressants car ils posent deux questions fondamentales à
l’analyse du discours, à la philosophie morale, mais aussi à la société tout entière : la place de la

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parole dissensuelle dans le concert des discours sociaux, et le sort réservé à celui qui sort de
l’ordre du discours. Après avoir décrit la manière dont les philosophes et le sens commun posent
le problème de la vérité, l’article présente des figures de locuteurs de vérité, le messager, le
parrèsiaste, le whistleblower et le lanceur d’alerte, à partir desquelles peut se poser la question de
l’articulation entre éthique et linguistique.

In enunciative linguistics and discourse analysis, the speaker is rarely the focus of the
description, because linguistic analysis remain discourse centered. Truth tellers are particularly
interesting speakers because they ask a core question to discourse analysis, moral philosophy,
but also to the entire society: the role of dissensual speech in the stream of social discourse, and
fate that comes out to those who break the order of discourse. After describing how philosophers
and common sense problematize truth, the article presents figures of truth tellers, the
messenger, the parresiast and the whistleblower, from which the question of the relationship
between ethics and language can be examined.

INDEX
Mots-clés : éthique du discours, éthique énonciative, narcissisme moralisé, parrêsia, vérité,
whistleblower
Keywords : discourse ethics, enunciative ethics, moralized narcissism, parresia, truth,
whistleblower

AUTEUR
MARIE-ANNE PAVEAU
Pléiade (EA 7338), Université Paris 13

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L’inacceptabilité morale des


discours littéraires
The Moral Unacceptability of Literary Discourses

Gaëlle Labarta

1 Dans un article du Figaro, le journaliste Jean-Christophe Buisson se demande s’il fallait


publier Les Bienveillantes de Jonathan Littell 1, qui en 2006 a suscité une grande
controverse lors de sa parution : « Cette question, d’un point de vue littéraire – mais
n’est-ce pas le seul qui vaille lorsqu’on parle d’un roman ? – ne se pose même pas. La
force, l’ambition et la singularité qui émanent des Bienveillantes plaident à posteriori en
faveur de sa nécessaire publication. Mais d’un point de vue moral ? A-t-on le droit de
laisser la parole à un nazi, fût-il le fruit de l’imagination d’un écrivain ? » (Buisson,
2006)
2 On voit bien ici exposé, par l’incise interrogativo-rhétorique au sein de l’affirmation
principale, toute la contradiction du propos : le seul éclairage littéraire ne suffirait pas
à l’appréciation d’une œuvre, passible aussi d’une évaluation morale. À travers ces
quelques lignes, le journaliste propose un résumé des questions sur lesquelles se
concentre cette contribution. Il s’agit de voir ce qui fait qu’un discours littéraire est
acceptable ou non aujourd’hui, et de mettre au jour si, et en quoi, il modifie les règles
d’acceptabilité des discours communément admises dans le champ non fictionnel.
3 Dans une perspective pluridisciplinaire, en analyse du discours et en littérature, je
m’appuie sur les réflexions menées par Marie-Anne Paveau (2013a, 2013b, 2006) dans
ses travaux sur l’éthique discursive ; et à partir de ses catégories d’analyse, je propose
une étude centrée sur la réception du fait littéraire. Étude qui par ailleurs ouvre de
multiples champs de recherche plutôt qu’elle ne présente d’états définitifs des
questions abordées.

1. « Une éthique des vertus discursives »


« Si l’on peut difficilement trouver de la morale dans les systèmes linguistiques,
certains enjeux éthiques surgissent dès lors que le système est utilisé par un sujet

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particulier pour produire un discours particulier, lequel discours peut par exemple
être plus ou moins honnête ou manipulateur, poli ou attentatoire aux faces
d’autrui… » (Kerbrat-Orecchioni, 2008 : 94).
4 L’usage éthique du langage est une question peu posée aux sciences du langage. Dans
son ouvrage Langage et Morale, Marie-Anne Paveau formule les bases d’une recherche
qui intègre aux fondements conceptuels de l’analyse du discours le paramètre moral. Je
rejoins son hypothèse princeps : « Il existe bien, chez l’ensemble des usagers d’une
langue prise dans les contextes culturels, historiques et sociaux, des critères moraux
pour la production discursive » (Paveau, 2013a : 16).
5 Pour en appréhender les perspectives pour le discours littéraire, je prendrai appui sur
des polémiques contemporaines (à partir de 2000) liées à la parution d’un ouvrage. Le
but étant de voir émerger les valeurs morales qui président à la réception du discours
littéraire telles qu’elles ont une place dans le débat public et judiciaire contemporain.

1.1. La littérature en tant que discours

6 Afin d’assurer une certaine homogénéité à l’étude, les œuvres polémiques retenues
appartiennent toutes à la fiction romanesque. Dans cette démarche, l’œuvre littéraire
est appréhendée en tant que discours, selon le point de vue de Dominique
Maingueneau :
« Dans cette perspective on ne concevra pas l’œuvre comme une représentation, un
agencement de “contenus” qui permettrait d’“exprimer” de manière plus ou moins
détournée idéologies ou mentalités. Les œuvres parlent effectivement du monde,
mais leur énonciation est partie prenante du monde qu’elles sont censées
représenter. Il n’y a pas d’un côté un univers de choses et d’activités muettes, de
l’autre des représentations littéraires détachées de lui qui en seraient une image. La
littérature constitue elle aussi une activité ; non seulement elle tient un discours
sur le monde, mais elle gère sa propre présence dans ce monde. Les conditions
d’énonciation du texte littéraire ne sont pas un échafaudage contingent dont celui-
ci pourrait se libérer, elles sont indéfectiblement nouées à son sens »
(Maingueneau, 1993 : 20-21).
7 En tant que discours, « l’énonciation littéraire [apparait] soumise à la fois à des normes
sociales très générales et à des normes de discours spécifiques » (Maingueneau, 2011 :
78). Normes parmi lesquelles le critère moral intervient. J’entends par moral ce qui
« concerne les mœurs, les habitudes et surtout les règles de conduite admises et
pratiquées dans une société2 », évalué selon une partition binaire correspondant au
bien et au mal.
8 Par ailleurs, le discours littéraire, comme discours constituant, met en jeu un réseau de
commentaires tout à fait particulier et abondant, et c’est là une de ses spécificités.
« Certes, n’importe quel énoncé peut donner lieu à des commentaires, au sens large,
y compris les interactions orales les moins contraintes, mais quand il s’agit de
textes littéraires, philosophiques, religieux, scientifiques…, la possibilité du
commentaire est en quelque sorte inscrite dans la nature même de ce type de
discours, et ces commentaires obéissent à des règles plus ou moins formalisées qui
sont validées par certaines institutions » (Maingueneau, 2008 : § 26).

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1.2. Des événements discursifs moraux

9 Ces commentaires qui accompagnent la vie d’une œuvre sont encore plus nombreux à
l’occasion de polémiques littéraires. Ces discours forment alors un moment discursif
(Moirand, 2007) définit comme le « surgissement dans les médias d’une production
discursive intense et diversifiée à propos d’un même événement […], et qui se
caractérise par une hétérogénéité multiforme (sémiotique, textuelle, énonciative) »
(Moirand, 2002 : 389).
10 Le critère moral est, par hypothèse, partie prenante de la production et de la réception
du discours littéraire, mais il n’est saisissable et donc étudiable, qu’actualisé en
discours. Les moments discursifs, s’ils prennent une coloration morale, forment des
événements discursifs moraux :
« La question de la dimension morale des énoncés émerge d’un “événement
discursif moral“, c’est-à-dire un ensemble de commentaires et réactions, dans un
groupe ou une société donnée, à propos d’un énoncé donné. Le discours public est
riche de ce type d’événement, déclenchant l’indignation collective, qui se formule
souvent en termes moraux » (Paveau, 2013a : 17).
11 Ces métadiscours à teneur morale offrent une matérialité analysable, classant les bons
et les mauvais discours littéraires en rendant perceptibles les valeurs qui les sous-
tendent.

1.3. Le discours littéraire entre liberté d’expression et lois de


pénalisation de la parole

12 La littérature, comme tout discours, est constitutionnellement protégée par la


Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la Déclaration universelle des
droits de l’homme et du citoyen de 1948 :
« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus
précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement,
sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi »
(Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 1789).
13 Mais cette liberté est restreinte par les lois de pénalisation de la parole parmi
lesquelles, la diffamation, l’injure, l’outrage, etc. Dans les faits, lorsque la littérature est
impliquée dans une affaire judiciaire, le jugement statue sur une position d’équilibre
entre ces deux enjeux normatifs : la liberté d’expression et la restriction de cette
liberté. C’est le cas par exemple de celui concernant l’ouvrage de Marcela Iacub, Belle et
bête (2013), attaqué pour atteinte à la vie privée3 :
(1) « Dans ces conditions, les droits au respect de la vie privée et à la liberté
d’expression revêtant, au regard des articles 8 et 10 de la Convention européenne et
9 du code civil, une identique valeur normative, il appartient au juge saisi de
rechercher leur équilibre et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus
protectrice de l’intérêt le plus légitime selon les circonstances de l’affaire »
(Ordonnance de référé, TGI de Paris, 2013).
14 Autant dire qu’il n’y a pas de règle stricte en la matière et que la jurisprudence est
parfois très disparate. Depuis 2000, la tendance va vers la sévérité en matière de
protection de la vie privée (quatre condamnations sur quatre affaires répertoriées).
Concernant les autres mises en cause juridiques, le constat est inversé et va vers une
relaxe des accusés en raison d’une « exception littéraire ». Les attendus du jugement

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qui opposait le ministère public et Éric Bénier-Bürckel pour son ouvrage Pogrom 4 (2005)
sont particulièrement circonstanciés à cet égard :
(2) « Attendu que ce principe […] de la liberté d’expression doit être d’autant plus
largement apprécié qu’il porte sur une œuvre littéraire, la création artistique
nécessitant une liberté accrue de l’auteur qui peut s’exprimer tant sur des thèmes
consensuels que sur des sujets qui heurtent, choquent ou inquiètent ; que la liberté
de l’écrivain ne saurait cependant être absolue […] ; attendu que les propos
incriminés sous les qualifications de provocations et d’injures sont placés dans la
bouche de personnages de ce roman […] ; que la notion même d’œuvre de fiction
implique l’existence d’une distanciation, qui peut être irréductible, entre l’auteur
lui-même et les propos ou actions de ses personnages ; qu’une telle distance,
appréciée sous le prisme déformant de la fiction, est susceptible d’entraîner la
disparition de l’élément matériel des délits » (Tricoire, 2007 : 73).

2. Une typologie des transgressions morales


15 La typologie des catégories de transgressions morales que je propose ici s’appuie sur les
concepts d’in/ajustement des discours à la réalité et de décence discursive établis par
Marie-Anne Paveau :
« J’ai défini la vertu discursive comme une disposition de l’agent à produire des
discours ajustés aux valeurs en cours dans son environnement, c’est-à-dire ajustés
aux autres agents, à l’ensemble des discours produits et à la réalité (comme
représentation du monde), cet ajustement étant en partie calculable ou descriptible
dans les prédiscours » (Paveau, 2013a : 205).
16 Dans ce corpus, l’in/ajustement des discours aux mémoires discursives est une
catégorie diffuse qui entre en jeu de manière ponctuelle à travers les deux autres
catégories.

2.1. L’in/ajustement des discours à la réalité : le motif de la vie


privée

17 L’inajustement d’un discours au monde tel que le perçoivent les individus est le sujet le
plus constant des métadiscours moraux issus des polémiques à l’étude. C’est plus
précisément l’ajustement au vrai et à la vérité qui est évalué. Plusieurs conceptions se
dégagent et prennent un tour particulier lorsqu’il s’agit de littérature fictionnelle. Le
dévoilement de la vie privée est le premier enjeu normatif mis en avant.

2.1.1. Du vrai dans la fiction : un préjudice moral

18 Si un discours vertueux est généralement un discours qui dit le vrai, le mensonge est à
considérer du côté des discours non vertueux. La fiction cependant semble devoir
échapper à une évaluation du type mensonge/vérité pour aborder un autre système de
valeur, notamment esthétique comme le note G. Genette : « Entrer dans la fiction, c’est
sortir du champ ordinaire d’exercice du langage, marqué par les soucis de vérité ou de
persuasion qui commandent les règles de la communication et la déontologie du
discours » (Genette, 1991 : 19).
19 Pourtant, même s’il affirme que « le texte de fiction ne conduit à aucune réalité
extratextuelle, chaque emprunt qu’il fait (constamment) à la réalité […] se transforme
en élément de fiction » (Genette, 1991 : 37), les nombreuses attaques pour atteinte à la

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vie privée semblent indiquer que la rupture que produit la fiction entre un univers réel
et un univers d’invention est plus problématique qu’il n’y parait.
20 Indéniablement, c’est le principal motif de scandale littéraire pour la période
concernée. On ne comptera pas moins de neuf polémiques autour de ce thème. Pour
mon propos, j’ai choisi de me limiter à quatre d’entre elles en raison de la teneur
spécifique du débat et car elles ont toutes fait l’objet d’un jugement statuant sur le
caractère licite ou non de l’œuvre littéraire considérée. Les plus médiatisées ont
certainement été la parution de l’ouvrage Belle et bête de Marcela Iacub et le roman Les
Petits de Christine Angot (2011) 5, ainsi que Fragments d’une femme perdue6 de Patrick
Poivre d’Arvor. Œuvres auxquelles s’ajoute une polémique plus locale née à la suite de
la parution du roman policier régional Le Renard des grèves de Jean Failler 7.
21 Christine Angot est coutumière des polémiques et la parution de ses ouvrages fait
l’objet de réactions morales systématiques :
(3) « Le problème, c’est qu’avec le temps Angot s’est trouvé un autre sujet qu’Angot.
C’est la vie des autres. Profession : vampire. De livre en livre sa morsure est chaque
fois plus fatale. Quand un Angot nouveau est annoncé, les critiques se demandent
qui sera “la prochaine victime” » (Crignon, 2011).
22 Par ce commentaire, la journaliste traite du livre en termes moraux tout à fait
explicites. Elle propose une qualification manichéenne avec d’un côté le bien, la victime,
et de l’autre le mal, le vampire. Le titre de l’article (« Comment Christine Angot a détruit
la vie d’Elise B. ») atteste aussi de son jugement moral. La polémique nait du fait qu’une
personne se reconnait dans les traits du personnage principal du roman et qu’elle
considère que sa vie privée n’est pas respectée.
23 Or le dévoilement de la vie privée est une transgression qui se heurte à la morale
comme au droit. C’est une valeur fondamentale et universelle inscrite dans la
Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 : « Article 12 : Nul ne sera l’objet
d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa
correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation. »
24 La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales statue également en son article 8 sur le « droit au respect de la vie
privée et familiale ». Elle est aussi protégée par le droit national, grâce à l’article 9 du
Code civil qui introduit par ailleurs la modalité du référé très utilisée pour les affaires
littéraires : « Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi,
prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou
faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée : ces mesures peuvent, s’il y a
urgence, être ordonnées en référé » (Code civil, article 9).
25 Les demandeurs8, indifféremment des personnes publiques ou anonymes, s’opposent à
l’usage plus ou moins précis, dans la fiction, de faits et de détails les concernant. C’est le
cas dans l’affaire C. Angot ou P. Poivre d’Arvor :
(4) « Christine Angot […] utilise de façon systématique des éléments factuels très
précis de sa vie privée » (Jugement au TGI de Paris, 17 e Chambre civile, 2013).
(5) « En ce qui la concerne, elle observe que la photographie reproduite en
couverture du livre lui ressemble et relève une vingtaine de passages de l’ouvrage,
très précis et circonstanciés, décrivant des faits ou comportements de Violette qui
correspondent exactement à sa propre vie » (Jugement au TGI de Paris, 17 e Chambre
civile, 2011).
26 Rappelons que l’atteinte à la vie privée n’est avérée que si les demandeurs font la
preuve que la personne ou les situations représentées dans le roman ont pu être

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reconnues par un tiers. Ainsi, il est de coutume de produire lors des audiences des
attestations prouvant qu’ils ont été identifiés à travers la fiction. L’accusation s’attache
à établir qu’à travers les traits d’un personnage de fiction, une personne réelle peut
être reconnue, c’est-à-dire qu’il y a du « vrai » dans la fiction et que cette véracité est
une valeur non vertueuse dans le champ fictionnel.
27 Dans tous les cas, les emprunts d’éléments de la vie du demandeur sont prouvés de
manière extrêmement circonstanciée tant l’utilisation d’éléments véridiques de la vie
de l’autre sont parfois importants et précis. Les faits sont d’autant plus considérés par
la justice qu’ils font état d’éléments intimes relatifs à la santé du demandeur (M. Iacub,
P. Poivre d’Arvor et C. Angot), à sa sexualité (M. Iacub, P. Poivre d’Arvor, C. Angot et
J. Failler), etc. C’est donc un retournement de la vertu d’exactitude qui est pointé ici, le
texte littéraire étant considéré comme trop ajusté à la réalité pour être compris comme
littéraire. C’est d’ailleurs une des conclusions du TGI de Paris dans l’affaire P. Poivre
d’Arvor :
(6) « Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, les procédés littéraires utilisés ne
permettent pas au lecteur de différencier les personnages de la réalité, de sorte que
l’œuvre ne peut être qualifiée de fictionnelle » (Jugement au TGI de Paris, 17 e
Chambre civile, 2011).

2.1.2. Le brouillage du vrai et du faux dans la fiction

28 Une fois que la preuve a été faite qu’un texte emprunte manifestement à la vie d’un
individu, les demandeurs s’attachent, dans la plupart des cas, à prouver qu’il est de
surcroit attentatoire à leur honneur et à leur réputation. Pour cela, ils mettent en avant
le fait qu’en plus d’être vrai, le texte est parsemé de détails faux les concernant,
effectuant dans la fiction un brouillage entre le vrai et le faux qui leur est préjudiciable.
Par exemple, alors qu’elle attaque Christine Angot, pour atteinte à la vie privée, la
demanderesse affirme qu’elle ne se « reconnaît pas dans le personnage » et ce, alors
même qu’elle tente de démontrer qu’elle est bien ce personnage. Dans l’affaire M.
Iacub, l’emprunt à la vie du demandeur n’est pas à prouver car la romancière en fait
état publiquement et sans ambigüité en Une d’un magazine9. Dans la copie du
jugement, les propos à teneur hautement morale du demandeur sont ainsi rapportés :
(7) « [Le demandeur] a notamment expliqué combien il avait été choqué par le texte
du livre méprisable et totalement mensonger, faisant fi de la dévastation de sa vie
personnelle et familiale, qu’il avait été horrifié par le procédé malhonnête qui
n’avait d’autre objet que mercantile, s’agissant de tirer sur un homme à terre, et
que l’affaire le dépassait largement, mettant en cause les principes de la vie en
société » (Ordonnance de référé, TGI de Paris, 2013).
29 Le mensonge et la malhonnêteté sont deux traits reprochés au texte littéraire de
Marcela Iacub et pourtant c’est une atteinte à la vie privée et non la diffamation qui est
pointée par le jugement. La demande, par les défendeurs, d’une requalification en
diffamation ou injure est fréquente dans ces affaires, mais la qualification première est
laissée à l’accusateur, sachant que l’atteinte à la vie privée fait encourir des sanctions
plus importantes que la diffamation. De la même manière, la demanderesse de l’affaire
Failler n’attaque pas parce qu’elle se reconnait dans un personnage fictif, mais parce
qu’il est prêté au personnage qui lui ressemble un passé de prostituée. Plus encore, c’est
une position énonciative qui est reprochée à l’auteur :
(8) « L’actuelle action n’est pas intentée par les époux [XX] pour le rôle qu’il leur est
prêté un temps dans le roman, mais pour ce passé de prostituée prêté à Madame

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[XX], qui à la différence de l’énigme principale, ne voit l’auteur apporter aucun


démenti formel dans le cadre de son ouvrage, tout au plus la réaction indignée de la
détective, attitude purement subjective par rapport à l’évocation des propos
infamants devant elle » (Cour de Cassation, Chambre civile 1, 2006).
30 La confusion est grande ici entre les différentes instances énonciatives avec, d’une part,
l’auteur et, d’autre part, le narrateur et les autres personnages du roman. La
transgression morale vient du fait que, dans le jeu du vrai/faux, la narratrice (et à
travers elle, dans une considération métonymique, l’auteur) ne stigmatise pas les
propos infamants d’un des personnages, ne permettant pas le rétablissement de la
vérité dans la fiction. Les jugements sont particulièrement attentifs à ces phénomènes
de brouillage entre la fiction et la réalité :
(9) « Il n’y a donc pas lieu d’évaluer le mérite de l’œuvre, mais en premier lieu
d’analyser son dispositif formel, les procédés littéraires utilisés par l’auteur devant
permettre au lecteur de ne pas confondre réalité et fiction » (Jugement au TGI de
Paris, 17e Chambre civile, 2011).
31 Les décisions de justice, par ailleurs largement favorables aux demandeurs, proposent
alors des conclusions proprement contradictoires qui interrogent et remettent en
cause le statut même de la fiction.
(10) « La cour d’appel a exactement retenu qu’une œuvre de fiction, appuyée en
l’occurrence sur des faits réels, si elle utilise des éléments de l’existence d’autrui, ne
peut en adjoindre d’autres qui, fussent-ils imaginaires, portent atteinte au respect
dû à sa vie privée » (Cour de Cassation, Chambre civile 1, 2006).
32 Ces conclusions amènent à considérer qu’on ne peut adjoindre de l’imaginaire au réel –
ce qui est pourtant, pour certains, le propre de la fiction – ou du moins des éléments
imaginaires affectés d’une connotation négative, ceci rendant toute création littéraire
problématique.

2.1.3. Un facteur aggravant : le document vrai dans la fiction

33 Le brouillage entre éléments vrais et fictionnels est parfois total quand le discours
littéraire fait appel à un discours autre, le plus souvent non fictionnel, en l’insérant,
sans le retravailler, dans le discours littéraire. À la différence du plagiat, l’intégration
du discours autre n’est pas jugé du point de vue moral comme un vol, mais comme une
preuve supplémentaire d’intrusion de la réalité dans le fictionnel, ces documents étant
par ailleurs des éléments intimes de la vie du demandeur. C’est le cas notamment dans
l’œuvre de P. Poivre d’Arvor (reproduction de lettres d’amour de la demanderesse et de
textos) et dans celle de M. Iacub (reproduction de textos). L’exemple le plus flagrant
demeure certainement l’insertion par Christine Angot de fragments d’un rapport
d’enquête sociale concernant la demanderesse, établi lors de la séparation d’avec son
ancien compagnon. L’insertion en italique de ces passages, dans la matière fictionnelle,
accentue un effet de décalage énonciatif entre le discours premier et le discours cité. Il
ne s’agit pas ici des marques traditionnelles de la citation mais l’effet typographique
provoque une rupture dans la narration et une mise en mention des passages cités.
34 Ce texte est par ailleurs marqué par une autre forme de décalage énonciatif ainsi
présenté dans le jugement :
(11) « Le dernier paragraphe du livre, ci-dessus cité, dans lequel la narratrice, à la
première personne du singulier, fait référence à son précédent livre L’Inceste
effectuant un parallèle entre la mort de son père qui en a suivi la publication et le
possible cancer qui affecte son personnage, Hélène, à cause du livre Les Petits, lève

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dans l’esprit du lecteur, tout doute, à supposer qu’il ait pu exister, sur
l’enracinement dans la réalité du récit qu’il vient de lire » (Jugement au TGI de
Paris, 17e Chambre civile, 2013).
35 Le va-et-vient entre narrateur et auteur rend encore plus poreuses ces deux instances
énonciatives.

2.2. L’in/ajustement des discours à la réalité : le mauvais traitement


de l’Histoire

36 L’inajustement des discours à la réalité trouve un autre type de concrétisation à travers


des polémiques liées au traitement de l’Histoire dans un univers fictionnel. Ce fut le cas
pour deux ouvrages, Les Bienveillantes de Jonathan Littell et Jan Karski 10 de Yannick
Haenel (2009).

2.2.1. La vérité historique comme valeur transgressée

37 La vérité historique est ce qui est communément admis comme relevant d’une version
consacrée et exacte de l’Histoire. Lors des polémiques liées au « mauvais » traitement
de l’Histoire par la littérature apparait la notion de falsification de l’Histoire. Ainsi,
Claude Lanzmann réagit, après plusieurs mois, à la parution de Jan Karski dans un
article intitulé « “Jan Karski” de Yannick Haenel : un faux roman » :
(12) « J’ai honte d’être resté si longtemps silencieux après la parution du “roman”
de Yannick Haenel. Ce livre est une falsification de l’Histoire et de ses
protagonistes » (Lanzmann, 2010 : 82).
38 Le discours littéraire incriminé est considéré comme amoral car relevant d’une
transformation du fait historique notamment lorsqu’il fait intervenir un personnage
historique. C’est le cas de Jan Karski, témoin et acteur privilégié de la résistance
polonaise pendant la Seconde Guerre mondiale. L’indignation ressentie par Claude
Lanzmann, et avec lui par d’autres lecteurs et spécialistes de l’Histoire, n’a pas été
atténuée par la mise en garde pourtant explicite de l’auteur en note préliminaire au
roman : « Les scènes, les phrases et les pensées que je prête à Jan Karski relèvent de
l’invention » (Haenel, 2009 : 9). Il y a donc une confusion évidente, dans les avis portés
sur cette littérature, entre un personnage de fiction qui emprunte à la réalité et une
personne réelle, actrice de l’Histoire. L’historienne A. Wieviorka, dans un article
intitulé « Faux témoignage », attaque elle aussi la pertinence de cet ouvrage en se
plaçant dans la même thématique du vrai et du faux. Elle se demande si le romancier
« a tous les droits », ce qui manifestement pour elle, n’est pas le cas :
(13) « Car l’écrivain ici ne témoigne d’aucun respect pour le témoin dont il détourne
le témoignage pour y substituer un certain nombre de “vérités” qui sont les siennes
dans une totale désinvolture à l’égard de l’histoire. Car le projet littéraire se double
d’un projet idéologique » (Wieviorka, 2010 : 30).
39 Les termes moraux abondent pour qualifier l’ouvrage de Yannick Haenel : irrespect,
désinvolture, détournement, substitution de vérités pour finir par une suspicion idéologique
de vouloir réécrire l’histoire. Dans cette formulation l’on voit bien que l’Histoire, au
même titre que la littérature, est un discours aux prises avec d’autres discours qui lui
font concurrence dans l’établissement d’une vérité, même si l’auteur affirme que tel
n’est pas son but. De fait, le statut fictionnel et romanesque de l’œuvre est mis en
défaut comme le marque la mise entre guillemets du terme roman par Claude Lanzmann

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dans l’extrait de son article précédemment cité, forme typique de distanciation


énonciative.
(14) « Les scènes qu’il imagine, les paroles et pensées qu’il prête à des personnages
historiques réels et à Karski lui-même sont si éloignées de toute vérité il [sic] suffit
de comparer le récit de Karski à ses élucubrations qu’on reste stupéfait devant un
tel culot idéologique, une telle désinvolture, une telle faiblesse d’intelligence »
(Lanzmann, 2010 : 82).
40 La condamnation morale s’associe souvent à une attaque ad hominem taxant l’intéressé
de maltraiter, par ignorance ou par vice, le discours historique. La thèse sous-jacente
revient à dire que l’on ne peut pas inventer, créer sur une trame réelle sauf à rester
dans le sens acté par le discours historique, ce qui restreint le champ de la fiction alors
soumise au régime de la vérité historique.

2.2.2. Le narrateur doit-il être un agent vertueux ?

41 Dans son ouvrage Langage et Morale, M.-A. Paveau (2013a) décrit les figures d’agents
discursifs vertueux que sont le parrèsiaste et le whistleblower. Les polémiques littéraires
nous donnent à voir un autre agent vertueux : le témoin. L’exemple repris
d’A. Wieviorka (2010 : 30) met en avant cette figure dont le discours de vérité doit être
respecté. Sa position, à la fois dans et hors de l’action, lui permet un regard garant de la
vérité historique. Si l’on ne respecte pas la parole du témoin, dans sa vérité, alors on
produit un discours non vertueux et moralement condamnable. Dans la littérature qui
prend pour cadre la Shoah, cette thématique de la manipulation du témoignage est
fréquente. Ce fut le cas de l’ouvrage La Mort est mon métier de R. Merle 11 en 1952 et dans
la polémique liée aux Bienveillantes, ce que résument assez bien les propos suivants :
(15) « Mais d’un point de vue moral ? A-t-on le droit de laisser la parole à un nazi,
fût-il le fruit de l’imagination d’un écrivain ? » (Buisson, 2006)
(16) « On n’a pas le droit de faire d’un bourreau le sujet-héros d’un livre » (Buisson,
2006).
42 Le terme héros n’est pas seulement entendu comme protagoniste mais semble se charger
sémantiquement de valeur morale : est héros celui qui fait le bien. C’est pourquoi la
réception des textes dont le narrateur-héros est un criminel provoque parfois une
forme de rejet moral. Le régime énonciatif devient non vertueux quand le narrateur est
un criminel, comme en atteste aussi la réception des ouvrages Rose bonbon de N. J.
Gorlin12 et Il entrerait dans la légende de L. Skorecki 13 qui abordent le sujet de la
pédophilie à travers un narrateur-pédophile, en première personne.

2.3. La décence discursive

43 La définition de M.-A. Paveau est établie à partir des propositions d’A. Margalit dans
son ouvrage La société décente :
« Un discours décent est un discours, non seulement par lequel les agents ne
s’humilient pas entre eux, mais qui est produit dans un environnement dont les
valeurs ne permettent pas l’humiliation des agents » (Paveau, 2013a : 233).
44 Certaines de ces valeurs sont régulées par le droit, c’est le cas notamment des discours
portant atteinte aux communautés et aux cultes, strictement réprimés en droit français
(racisme, sexisme, homophobie, etc.) ainsi que des discours attentatoires à la dignité
humaine ou diffusant des « messages à caractère pornographique ».

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45 Les polémiques liées à ce genre de transgressions morales naissent autour du sujet


même de l’ouvrage. La juriste Agnès Tricoire, spécialiste des questions de censure,
précise dans un dossier spécial des Inrockuptibles que « Les deux grands motifs de
demande de répression aujourd’hui sont les enfants et la religion […]. Ce sont les deux
intouchables » (Les Inrockuptibles, 2006 : 36). J’ajouterai que la représentation du sexe
est, elle aussi, une constante des polémiques littéraires soit comme facteur aggravant
soit comme principal motif.

2.3.1. Une thématique amorale : le sexe et l’enfance

46 Les ouvrages qui abordent la thématique de l’enfance et de la sexualité sont strictement


encadrés. Les lois protègent les enfants des messages qui ne leur sont pas destinés et
interdisent qu’ils soient représentés dans des situations pornographiques. Les articles
227-23 et 227-24 du Code pénal permettent de restreindre la diffusion des œuvres en
vertu de leur caractère pornographique. De plus, l’article 14 de la Loi du 16 juillet 1949
sur les publications destinées à la jeunesse, interdit la vente aux mineurs de
« publications de toute nature présentant un danger pour la jeunesse en raison de leur
caractère licencieux ou pornographique ».
47 Les thèmes sujets à caution sont celui de l’inceste (Une semaine de vacances de C. Angot,
201214), ou de la pédophilie (Rose bonbon de N. Jones-Gorlin et Il entrerait dans la légende
de L. Skorecki). De nombreuses associations de protection de l’enfance n’hésitent pas à
tenter de les faire interdire par la voie judiciaire. L’association Promouvoir est
particulièrement active en ce domaine, justifiant toujours son action en termes
moraux :
(17) « L’association conservatrice “Promouvoir” a annoncé lundi avoir porté plainte
auprès du procureur de Carpentras (Vaucluse) contre Louis Skorecki, auteur du
livre “Il entrerait dans la légende” et contre son éditeur Léo Scheer pour “violation
particulièrement grave et révoltante” du code pénal » (« Plainte contre Skorecki et
son éditeur », anonyme, 2002).
(18) « La libre diffusion du livre est “un scandale absolu”, a estimé l’association qui
a déjà attaqué en justice Gallimard, l’éditeur du roman de Nicolas Jones-Gorlin
“Rose bonbon” » (« Plainte contre Skorecki et son éditeur », anonyme, 2002).
48 Dans tous les cas, c’est la représentation de l’amoral tout autant que l’acte lui-même qui
est moralement commenté et condamné, avec une suspicion toujours intense de
banalisation de l’acte, voire de volonté apologétique.

2.3.2. La religion, un sujet sensible

49 L’ouvrage Pogrom d’É. Bénier-Bürckel a été accusé d’antisémitisme et, contrairement à


l’habitude en ce domaine, ce n’est pas une association qui est intervenue, mais le
ministère public qui a intenté une action en justice. La qualification retenue fut la
« provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne
ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de
leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée »
(Tricoire, 2007 : 72).
50 La polémique s’est ouverte à la suite de la parution d’un article à charge, intitulé « Un
livre inqualifiable » de B. Comment et O. Rolin, écrivains et directeurs de collection au
Seuil.

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(19) « Mais non. Décidément non. Car de quoi s’agit-il ? D’un vomissement sans fin,
où ne nous est épargné aucun cliché de l’esprit fasciste : la haine de soi, la hargne à
avilir la femme, la fascination de la mort, le ressentiment, et, en acmé, la haine du
juif » (Comment & Rolin, 2005 : 15).
(20) « Ce n’est qu’un livre, dira-t-on ? Non, c’est un viol. De ce qui nous reste de
conscience, de dignité et de mémoire » (Comment & Rolin, 2005 : 15).
51 C’est la stigmatisation communautaire et religieuse qui est mise en avant dans ces
métadiscours soulignant l’inajustement moral et légal du texte en question. La
séparation entre un discours littéraire relevant de la représentation et un discours non
fictionnel est confondue dans les métadiscours, déniant à l’œuvre son statut littéraire.
Le discours littéraire est perçu comme moralement inajusté en ce qu’il est attentatoire
à une communauté.

2.3.3. Le plagiat, une catégorie morale ?

52 E. Pierrat précise que la propriété littéraire et artistique est portée sur la réalisation
concrète d’une œuvre et non sur une simple idée, et d’autre part sur les œuvres en ce
qu’elles sont « originales ».
« L’originalité n’est pas une notion objective et ne doit pas être confondue avec la
nouveauté : une œuvre peut être originale sans être nouvelle, en exploitant à sa
manière un thème cent fois rebattu » (Pierrat, 2005 : 100).
53 Dans les faits, pour les écrits, la justice, à travers sa jurisprudence, s’attache à
l’« expression » et à la « composition » d’une œuvre. Notons d’abord que le plagiat est
une catégorie discursive comme l’est par exemple la diffamation ou l’injure et que c’est
aussi une catégorie juridique correspondant au délit de contrefaçon. Pour autant, est-ce
une catégorie morale ? La définition usuelle fait état de « vol littéraire », de « pillage ».
Le terme plagiat, dans ses usages, relève d’un sémantisme attaché au bien et au mal, ce
qui n’est pas le cas d’autres formes de discours avec lequel il a des affinités : le résumé,
la synthèse ou la paraphrase par exemple ; catégories qui, elles, ne sont pas
moralement stigmatisées. Le plagiat en tant que catégorie discursive semble donc bien
être une catégorie teintée de morale.
54 Les controverses autour du plagiat, en ce qui concerne la période contemporaine, sont
nombreuses et abondamment relayées par les médias (A. Minc avec Spinoza un roman
juif et L’homme aux deux visages ; Patrick Poivre d’Arvor avec Hemingway ou la vie jusqu’à
l’excès, etc.), mais néanmoins bien moins fréquentes dans la sphère fictionnelle. Je n’en
dénombre que deux pour la période qui m’intéresse : La carte et le territoire 15 de
M. Houellebecq et Fragments d’une femme perdue de P. Poivre d’Arvor, ouvrage par
ailleurs attaqué pour atteinte à la vie privée.
55 Si l’on se penche sur les métadiscours qui relaient les polémiques dans l’une ou l’autre
controverse, on constate que les discours produits sont assez peu axiologiques et que
les évaluations, s’il y en a, possèdent un faible degré moral.
56 V. Glad, journaliste spécialiste du web, révèle sur le site Slate.fr, en comparant les textes
sources et les textes plagiaires, que certains passages de La carte et le territoire sont
manifestement « empruntés » à Wikipédia. Tout en prenant soin de préciser que l’auteur
ne mentionne pas explicitement ses sources – ce qui est une définition possible du
plagiat – le journaliste reste mesuré dans son évaluation parlant de « reprises » et « de
collages littéraires ». Le seul qualificatif moral, scandaleux, étant dénié. Il évoque aussi
« une pratique illégale, mais logique dans la prose houellebecquienne ». Nombreuses

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sont les réactions de ce genre qui placent le plagiat de M. Houellebecq dans une
perspective littéraire :
(21) « Après “Houellebecq produit marketing”, on nous a donc vite servi
“Houellebecq copieur”. Celui-ci aurait d’abord plagié des notices Wikipédia – or,
tous les écrivains vous diront qu’ils se servent, comme d’outils, de phrases
empruntées à d’autres, de notices encyclopédiques » (Kaprièlian, 2010).
57 La réponse de Wikimedia France16 précise que les emprunts « semblent réels, même s’il
faut reconnaître que les parties empruntées sont d’une certaine “banalité”
rédactionnelle » (Glad, 2010). Le délit de contrefaçon (régi par les articles L.335-2 et
335-3 du Code de la propriété intellectuelle) protège pourtant les auteurs d’une œuvre
sans aucune considération de qualité ou de style. Peut-être est-ce là une interprétation
de l’« originalité » d’une œuvre en termes de valeur esthétique ? L’emprunt de passages
jugés peu esthétiques amoindrit la portée du plagiat de M. Houellebecq et le débat n’a
finalement pas lieu. La transgression morale du plagiat semble se mesurer à la valeur
esthétique du discours source. Fait révélateur, l’obtention en 2010 du prix Goncourt par
M. Houellebecq, pour cet ouvrage, manifeste que le plagiat n’est pas un interdit
normatif majeur pour cette institution.

Conclusion
58 La réception du fait littéraire, identifiable à travers des métadiscours moraux, permet
de dessiner en creux les contours d’un discours littéraire vertueux. Les catégories
proposées (respect de la vie privée, de la religion, de l’enfance et des communautés, de
la vérité et du droit d’auteur) sont des catégories morales plastiques qui prennent un
coefficient d’in/acceptabilité particulier au sein des œuvres fictionnelles. C’est donc un
régime particulier et contextuel de la moralité qui semble se dessiner et que les
polémiques littéraires contemporaines permettent de mettre au jour.
59 À l’encadrement de la création littéraire par les lois de pénalisation de la parole
s’ajoute une intervention plus importante des acteurs de la société civile dans le débat
littéraire, ce qui engendre de nouvelles règles d’acceptabilité morale du discours,
reconfigure le champ littéraire et (re)pose la question de son autonomie ainsi que la
frontière entre réalité et fiction.

BIBLIOGRAPHIE
ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DES NATIONS UNIES (1948) : Déclaration universelle des droits de l’Homme.

Code civil - Article 9. Légifrance.

Code de la propriété intellectuelle, Article L335-2 & Article L335-3, Légifrance.

Code pénal, Article 227-23 & Article 227-24, Légifrance.

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STCE n 194, 4 nov. 1950, entrée en vigueur le 1er juin 2010. Art. 8.

Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, Légifrance.

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ANNEXES

Annexe. Corpus
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— (2012) : Une semaine de vacances, Paris, Flammarion.
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BÉNIER-BÜRCKEL, É. (2005) : Pogrom, Paris, Flammarion.

BUISSON, J.-C. (2006) : « Quatre mois de mystères, de polémiques, de succès », Le Figaro


(en ligne : http://www.lefigaro.fr/lefigaromagazine/
2006/12/29/01006-20061229ARTMAG90450-
quatre_mois_de_mystres_de_polemiques_de_succs.php, consulté le 01/04/15).

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CRIGNON, A. (2011) : « Comment Christine Angot a détruit la vie d’Elise B », nouvelobs.com (en
ligne : http://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20110209.OBS7738/comment-christine-
angot-a-detruit-la-vie-d-elise-b.html, consulté le 01/04/15).
FAILLER, J. (2003) : Le Renard des grèves, Saint-Évarzec, Éd. du Palémon.

GLAD, V. (2010) : « Houellebecq, la possibilité d’un plagiat », Slate.fr (en ligne : http://
www.slate.fr/story/26745/wikipedia-plagiat-michel-houellebecq-carte-territoire,
consulté le 01/04/15).
HAENEL, Y. (2009) : Jan Karski, Paris, Gallimard.

HOUELLEBECQ, M. (2010) : La carte et le territoire, Paris, Flammarion.

IACUB, M. (2013) : Belle et bête, Paris, Stock.

JONES-GORLIN, N. (2002) : Rose bonbon, Paris, Gallimard.

Jugement au TGI de Paris, 17e Chambre civile (2011, 7 septembre) : XXX c/ P. Poivre
d’Arvor & Eds Grasset, (n°10/01674).
Jugement au TGI de Paris, 17e Chambre civile (2013, 27 mai) : XXX c/ C. Angot &
Flammarion, (n°11/13697).
KAPRIÈLIAN, N. (2010) : « Houellebecq, le Goncourt et le plagiat », Les Inrocks, (en ligne :
http://www.lesinrocks.com/2010/09/19/livres/houellebecq-le-goncourt-et-le-
plagiat-1125791/, consulté le 01/04/15).
LANZMANN, C. (2010) : « “Jan Karski” de Yannick Haenel : un faux roman », Marianne, 666,
p. 82.
LITTELL, J. (2006) : Les Bienveillantes, Paris, Gallimard.

MERLE, R. (1952) : La Mort est mon métier, Paris, Gallimard.

MINC, A. (1999) : Spinoza un roman juif, Paris, Gallimard.


— (2010) : L’homme aux deux visages, Paris, B. Grasset.
Ordonnance de référé, TGI de Paris (2013, 26 février) : XXX c/ M. Iacub & Le Nouvel
Observateur & Eds Stock, (n°13/51631).
POIVRE D’ARVOR, P. (2009) : Fragments d’une femme perdue, Paris, B. Grasset.
— (2011) : Hemingway ou la vie jusqu’à l’excès, Paris, Arthaud.
SKORECKI, L. (2002) : Il entrerait dans la légende, Paris, L. Scheer.

WIEVIORKA, A. (2010) : « Faux témoignage », L’Histoire, 349, p. 30.

NOTES
1. Ce roman a provoqué la controverse en raison du traitement de son sujet. Le narrateur est un
officier SS qui relate son parcours durant la Seconde Guerre mondiale. L’ouvrage a aussi été
attaqué sur l’exactitude des faits et situations décrits.

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2. Ceci est la définition usuelle du Petit Robert de la langue française.


3. Qualifié d’autobiographie par l’auteure mais vendu sous l’étiquette de roman, l’ouvrage retrace
l’histoire sentimentale que M. Iacub a entretenue avec un personnage public de premier plan,
déjà inquiété dans des affaires de mœurs.
4. La violence, la pornographie, la zoophilie, l’antisémitisme et plus généralement la haine
raciale sont au cœur des critiques faites au livre.
5. L’auteure, pour la deuxième fois consécutive, met en scène comme personnage principal une
femme qui a de nombreux points communs avec l’ancienne compagne de son actuel compagnon.
6. Dans son roman, l’auteur retrace une histoire d’amour tumultueuse. Son ancienne compagne
se reconnait dans les traits de l’héroïne et accuse l’auteur d’avoir plagié certains de ses écrits.
7. Dans cet ouvrage, l’auteur s’appuie sur un fait divers qui touche une petite commune
bretonne. Le village est en effet le théâtre de nombreux vols et dégradations. La rumeur
incrimine tour à tour plusieurs personnes dont l’accusatrice.
8. Dans le cadre de l’article, je choisis de ne pas mentionner les noms des accusateurs pour
respecter leur vie privée, et utilise par conséquent le terme demandeur(s) pour les désigner.
9. « Mon histoire avec X » (Le Nouvel Observateur, n°2520, 2013).
10. Constitué de trois parties, l’ouvrage est surtout attaqué pour la teneur de la troisième partie.
Elle met en scène un personnage historique en lui prêtant des pensées et des actions qui ne
correspondent pas, selon les commentateurs, à la vérité de l’Histoire.
11. L’ouvrage retrace le parcours du commandant du camp d’Auschwitz pendant la Seconde
Guerre mondiale.
12. L’ouvrage met en scène un narrateur pédophile qui raconte ses désirs et ses actions criminels
envers de très jeunes filles.
13. Le narrateur est un pédophile serial killer qui massacre des femmes et des petites filles.
14. Après L’inceste, paru en 1999, l’auteure traite à nouveau de cette thématique dans un récit
centré autour de deux personnages : une petite fille et celui qu’on suppose être son père.
15. L’auteur a été accusé de plagiat sur des fiches de l’encyclopédie participative Wikipédia et sur
des sites institutionnels sans faire l’objet de mise en cause juridique.
16. Pour une étude précise sur la spécificité de cette polémique autour des œuvres collectives,
voir M.-A. Paveau, (2013a : 262-263).

RÉSUMÉS
À partir de polémiques littéraires morales, cet article traite de la réception du fait littéraire
contemporain. Le discours littéraire suscite des jugements qui se transforment parfois en
controverse. À cette occasion des métadiscours à teneur morale sont produits et ils classent les
œuvres en bons et mauvais discours. Dans le champ fictionnel, ces réactions normatives
prennent une coloration tout à fait intéressante en lien avec la liberté d’expression et la
pénalisation de la parole.
Dans un premier temps, l’inajustement du discours littéraire est abordé grâce à des polémiques
liées au non-respect de la vie privée. Ce qui plus généralement interroge la relation qu’entretient
la fiction avec le vrai et le faux. C’est ensuite le lien parfois houleux entre la littérature, l’Histoire
et la vérité historique qui est analysé. Le traitement de thématiques particulièrement sensibles
comme la religion, le sexe et l’enfance forme le dernier axe de réflexion de l’acceptabilité morale

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du discours littéraire contemporain. Tout ceci dresse un tableau complexe et plastique qui
interroge la possibilité même de la création littéraire.

Stemming from moral controversies in literature, this article deals with the reception of
contemporary works. The literary discourse triggers judgments that sometimes turn into
polemic. Hence, metadiscourses with moral content are produced, and they classify these
productions into good and bad works. In the fictional field, these normative reactions take quite
an interesting stance regarding freedom of speech and the criminalization of said discourse.
First, the unconventional nature of this literary discourse is discussed through the controversies
related to its non-compliance with privacy. It broadly questions the relationship between fiction,
truth and falsehood. Next, this article tackles the often stormy relationship between literature,
history and historical truth. Finally, the treatment of particularly sensitive issues such as
religion, gender and childhood is explored to account for the moral acceptability of
contemporary literary discourse. This complex and plastic overview questions the very
possibility of creative writing.

INDEX
Keywords : acceptability of discourses, literature, moral discursive event, fiction, truth,
plagiarism, sex, religion
Mots-clés : acceptabilité des discours, littérature, événement discursif moral, fiction, vérité,
plagiat, sexe, religion

AUTEUR
GAËLLE LABARTA
Pléiade (EA 7338), Université de Paris 13/Université de Paris-Est Créteil

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Du mensonge et de sa
problématisation : illustration à
partir de l’œuvre de Bernard-Marie
Koltès
Lies and Its Problematization: Illustration from the Work of Bernard-Marie
Koltès

André Petitjean

Introduction
1 On doit aux travaux des psychologues (Castro, 2012) d’avoir cherché à comprendre le
sens et les fonctions du mensonge dans le développement de l’enfant et tenté de
montrer pourquoi le mensonge est inhérent à la vie en société. Il n’est donc pas
surprenant que le théâtre, qui peut être considéré comme un « miroir grossissant » des
interactions humaines, mette en scène, quels que soient les genres du dramatique, des
personnages qui pratiquent le mensonge sous diverses formes (feintes, fourberies,
ruses, dissimulations…). Je pense aux affabulations de Dorante dans Le Menteur de
Corneille, aux stratégies mensongères de Iago dans Othello de W. Shakespeare, aux ruses
de Scapin dans Les Fourberies de Scapin de Molière, à l’hypocrisie d’un Tartuffe dans la
pièce du même Molière, aux mensonges de Victor et à ceux de son père dans Victor ou
les enfants au pouvoir de Vitrac, etc. Ils apportent la preuve que « L’homme est avant
tout un animal mendax », comme le rappelle Guido Almansi (1975), à la suite de saint
Augustin, de M. de Montaigne ou de J.-J. Rousseau.
La dramaturgie koltésienne ne faillit pas à la règle. C’est ainsi, à titre d’exemples, que
Cal dans Combat de nègre et de chiens, essaie de maquiller son crime en prétendant qu’il
s’agit d’un accident, que Mathilde dans Le Retour au désert a été victime d’une
machination ourdie par son frère ou que Fak dans Quai ouest dissimule son intention
d’abuser de la jeune Claire.

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Il importe donc, c’est l’objet de la première partie de l’article, de s’entendre sur une
définition du mensonge et l’on verra que le mensonge, comme le rappelle J. Derrida
(2012), possède « une dimension irréductiblement éthique », ce qui justifie la présence
de mon article dans ce numéro de Pratiques. Mon approche du mensonge se voulant
linguistique, j’ai, dans une deuxième partie, cherché à définir le mensonge d’un point
de vue pragmatique. Pour ce faire, j’aurai recours principalement à la théorie des actes
de langage héritée de J. L. Austin (1970), prolongée par J. R. Searle (1972) et retravaillée
par D. Vernant (1997), d’une part, et au « Principe de Coopération » que l’on doit à H. P.
Grice (1979), d’autre part. Pour une synthèse, on lira C. Kerbrat-Orecchioni (2001). Dans
la troisième partie, j’ai essayé de décrire les diverses modalités de cette stratégie
interactionnelle qu’utilisent les personnages de Koltès afin de parvenir à leurs fins
actionnelles. En conclusion, je montrerai qu’au lieu d’assumer conventionnellement le
pouvoir de faire-semblance que procure la conjugaison de la fictionnalité avec les effets
d’illusion de représentation, Koltès s’ingénie à transgresser le pacte fictionnel ( le
« mentir-vrai » d’Aragon) et brise de ce fait l’illusion théâtrale à l’aide de procédés de
distanciation.

1. Le concept de mensonge et la pratique du mentir


2 Le mensonge fait certes partie de notre expérience commune mais il n’est pas pour
autant aisé de le définir dans la mesure où il peut se manifester sous des formes
différentes (assertion fallacieuse, promesse de mauvaise foi, rétention d’informations,
simulation physique, etc.) et correspondre à des mobiles non moins divers (intérêt
personnel, besoin de se valoriser, volonté de nuire à autrui ou, inversement, de le
protéger, etc.). M. de Montaigne le souligne quand il déclare dans le chapitre intitulé
« Des menteurs » : « Si comme la vérité, le mensonge n’avait qu’un visage, nous serions
en meilleurs termes. Car nous prendrions pour certain l’opposé de ce que dit le
menteur. Mais le revers de la vérité a cent mille figures et un champ indéfini »
(Montaigne, 1965 : 61).
3 Ce qui conduira J.-J. Rousseau, dans la « Quatrième promenade » de ses Rêveries du
promeneur solitaire, à tenter de circonscrire la notion de mensonge et de proposer une
sorte de classification des mensonges selon leur gravité :
« Mentir pour son avantage à soi-même est imposture, mentir pour l’avantage
d’autrui est fraude, mentir pour nuire est calomnie ; c’est la pire espèce de
mensonge. Mentir sans profit ni préjudice de soi ni d’autrui n’est pas mentir : ce
n’est pas mensonge, c’est fiction » (Rousseau, 2001 : 89).
4 Face à cette relative indéfinition de la notion, il est moins utile de se demander
« qu’est-ce qu’un mensonge » que de s’interroger sur le sens et la signification de l’acte
de mentir. Il apparait alors que la possibilité même de la communication humaine et
des interactions langagières repose sur un présupposé de sincérité sous la forme d’un
« pacte fiduciaire ». Il implique une promesse de véracité de la part des locuteurs et
symétriquement une confiance accordée par les allocutaires aux dire du locuteur. Ce
que précise M. de Montaigne dans le chapitre intitulé « Du démentir » :
« Notre intelligence se conduisant par la seule voie de la parole, celui qui la fausse,
trahit la société publique. C’est le seul outil par le moyen duquel se communiquent
nos volontés et nos pensées, c’est le truchement de notre âme : s’il nous faut, nous
ne nous tenons plus, nous ne nous entreconnaissons plus. S’il nous trompe, il rompt

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tout notre commerce et dissout toutes les liaisons de notre police » (Montaigne,
1965 : 329).
5 Sur la base de ce contrat social, mentir implique une volonté intentionnelle d’être
partiellement ou totalement non véridique avec le monde et non vérace entre les
personnes. C’est toute la différence entre « se tromper », c’est-à-dire n’être pas
véridique par erreur ou préjugé et « tromper » en cachant la vérité pour manipuler
autrui. Que le mensonge tienne au dire et au vouloir dire et non au dit, saint Augustin
comme M. de Montaigne l’explicitent très lucidement :
« Ce n’est pas mentir que de dire une chose fausse si on croit ou si l’on s’est fait
l’opinion qu’elle est vraie » (saint Augustin, 1948 : 237).
6 et plus loin :
« On ne ment pas en énonçant une assertion fausse qu’on croit vraie […] on ment
plutôt en énonçant une assertion vraie qu’on croit fausse. Car c’est par l’intention
qu’il faut juger la moralité des actes » (saint Augustin, 1948 : 244).
« Je sais bien que les grammairiens font différence entre dire mensonge et mentir ;
et disent que dire mensonge, c’est dire chose fausse, mais qu’on a pris pour vraie, et
que la définition du mot de mentir en latin, d’où notre français est parti, porte
autant comme aller contre sa conscience, et que par conséquent cela ne touche que
ceux qui disent contre ce qu’ils savent, desquels je parle » (Montaigne, 1965 : 60).
7 Ce qui permet à J. Derrida (2012) d’écrire :
« L’opposition véracité/mensonge est homogène à une problématique testimoniale,
nullement à une problématique épistémique du vrai-faux et de la preuve »
(Derrida, 2012 : 81).
8 et plus loin :
« Mentir voudra toujours dire, doit toujours vouloir dire tromper intentionnellement
l’autre en conscience, en sachant ce qu’on cache délibérément, donc en se mentant pas
à soi-même. Et le destinataire doit être assez autre pour être, dans le moment du
mensonge, un ennemi à tromper dans sa croyance. Le soi, si du moins ce mot a un
sens, exclut donc le mensonge à soi » (Derrida, 2012 : 96).
9 La violation du pacte de confiance entre le locuteur et l’allocutaire est d’autant plus
sanctionnée par l’opinion qu’elle est le fait d’une autorité (scientifique, religieuse,
politique) comme l’attestent dans la période récente les affaires de plagiat à l’université
ou celles touchant le grand rabbin de France ainsi qu’un ministre d’État à propos d’un
compte bancaire.
10 C’est que la tradition morale, qu’elle soit religieuse ou philosophique, condamne le
mensonge comme étant un « mal radical ». C’est ainsi que dans l’Évangile (Mathieu, 5,
37) il est écrit : « Que votre oui soit oui et que votre non soit non. Tout ce qui est rajouté
vient du démon ». Quant aux philosophes, nombre d’entre eux envisagent le mensonge
comme une faute morale, que ce soit M. de Montaigne qui parle du « péché de la
mensonge » et écrit que « c’est un vilain vice que le mentir » ; J.-J. Rousseau qui
répugne à ce « maudit vice » et surtout E. Kant qui le considère comme « le vice capital
de la nature humaine ». Les philosophes sont par contre partagés entre ceux qui
défendent la validité intemporelle de l’impératif de ne pas mentir et ceux qui
considèrent qu’il existe des situations qui autorisent, voire justifient, le recours au
mensonge. C’est ainsi que pour E. Kant (1797), mentir porte atteinte à l’universalité de
la loi morale car le devoir de véracité vaut en toute circonstance :
« C’est donc un commandement de la raison qui est sacré, inconditionnellement
impératif qui ne peut être limité par aucune circonstance : en toute déclaration, il

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faut être véridique dans toutes nos déclarations » (E. Kant in : Constant, Kant, 2003 :
49).
11 Il s’agissait, pour E. Kant de répondre à la controverse lancée par B. Constant (1796),
partisan du devoir de véracité mais sous condition. En effet, ce dernier, après avoir
examiné la notion de « principe » et les possibilités de son application pratique, prend
pour exemple le devoir de véracité dont l’application ne saurait être absolue mais
relative à certaines circonstances :
« Le principe moral, par exemple, que dire la vérité est un devoir, s’il était pris
d’une manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en avons la
preuve dans les conséquences très directes qu’a tirées de ce principe un philosophe
allemand, qui va jusqu’à prétendre qu’envers les assassins qui vous demanderaient
si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge
serait un crime » (Constant in : Constant, Kant, 2003 : 31).
12 V. Jankélévitch (1942) adoptera une position similaire affirmant que l’on peut mentir
par humanité, en particulier pour sauver la vie d’un individu :
« Mentir aux policiers allemands qui nous demandent si nous cachons chez nous un
patriote, ce n’est pas mentir, c’est dire la vérité ; répondre il n’y a personne quand il y
a quelqu’un, c’est (dans cette situation) le plus sacré des devoirs » (Jankélévitch,
1942 : 42).
13 Il ne m’appartient pas ici de débattre sur l’existence ou non de mensonges « utiles » et
je vais limiter ma réflexion au fonctionnement interactionnel du mensonge.

2. Définition linguistique du mensonge


14 Comme le constatait Catherine Kerbrat-Orecchioni (1980),
« il est souvent reconnu au langage verbal, au titre de l’une de ses propriétés les
plus spécifiques, la possibilité d’utiliser le système sémiotique pour tromper autrui
ou transmettre des informations fausses » (Kerbrat-Orecchioni, 1980 : 213).
15 Pour rendre compte de ce phénomène, les travaux relevant de la philosophie du
langage et de la pragmatique, à l’encontre de la sémantique vériconditionnelle de la
linguistique classique, ont mis en valeur l’usage performatif du langage. À savoir le fait
d’utiliser les mots de la langue et les discours pour produire une action.
On doit ainsi à J. L .Austin (1962), J. R. Searle (1972) ou D. Vanderveken (1988) d’avoir
précisé qu’un acte illocutoire implique intention et convention et d’avoir tenté de
spécifier les règles constitutives qui le caractérisent. Elles concernent le déclenchement
de l’acte de discours (conditions préparatoires et de sincérité), la réalisation de l’acte
(temps et modes d’accomplissement du but) ainsi que les résultats de l’acte (conditions
de satisfaction et de succès).
À propos de la condition de « sincérité », dans sa seconde conférence, J. L. Austin se
penchant sur ce qui rend un énoncé éventuellement « malheureux », retient l’exemple
de la promesse défectueuse. L’énonciateur fait une promesse sans avoir l’intention
d’accomplir ce à quoi il s’engage : il ment.
J. R. Searle revient sur la « condition de non sincérité » selon le type d’acte de langage
considéré. Au niveau des assertifs, le mensonge apparait quand il y a contradiction
entre le contenu du dire et la croyance du locuteur ; du point de vue des directifs, la
manipulation consiste à amener l’autre à agir selon les intérêts de l’énonciateur ; quant
aux promissifs, le mensonge consiste à dire que l’on fera sans avoir l’intention de
s’exécuter.

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D’autres linguistes ou philosophes du langage ont proposé, par la suite, des études plus
spécialement consacrées au mensonge. C’est ainsi que pour D. Vernant (1997) mentir,
par omission, dissimulation ou déformation, c’est asserter p alors que l’on croit non p et
que non p est véridique, bref, mentir, sauf pathologie, c’est être non vérace (ne pas
croire à ce que l’on asserte) et dire des choses non véridiques. Pour H. Parret (1987 :
180), il existe trois cas de non-sincérité : « le mensonge ( qui oppose intentionnellement
l’assertion et la croyance), la malhonnêteté (qui oppose la volonté déclarée et la volonté
réelle) et la simulation ( qui oppose intentionnellement encore, l’exclamation et
l’émotion sous-jacente). Toute une gamme de gradations sur cet axe de la non-sincérité
est possible : il suffit de penser à la continuité entre la suggestion, la manipulation, la
séduction qui sont en fait toutes des positions de non sincérité. »
Quant au psychologue, P. Ekman (2010), spécialiste du langage non verbal, il définit le
mensonge comme
« une décision délibérée de tromper une cible sans mise en garde préalable de cette
intention. Il existe deux formes principales de mensonge : – la dissimulation, qui
laisse de côté des informations vraies, et – la feinte, qui présente des informations
fausses comme étant vraies. Les autres manières de mentir comprennent – la
diversion, qui consiste à reconnaître une émotion en mentant sur sa cause réelle ; –
énoncer une vérité faussement, ou avouer la vérité avec une telle exagération ou un tel
humour que la cible demeure sous-informée ou trompée ; – la semi-dissimulation, qui
consiste à avouer seulement une partie de la vérité, afin de détourner l’intérêt de la
cible sur ce qui reste dissimulé ; et enfin, l’esquive par inférence incorrecte, qui
consiste à formuler la vérité d’une manière signifiant l’opposé de ce qui est dit »
(Ekman, 2010 : 42).
16 P. Ekman insiste aussi sur le fait que ce n’est pas seulement le menteur qui doit être
pris en compte dans la définition du mensonge mais également la dupe qui accorde foi
à p sans se douter de sa non-véracité, voire qui sent confusément qu’elle n’a rien à
gagner à connaitre la vérité.
P. Ekman signale encore que certains mensonges ont une portée diplomatique au sens
où, comme l’ont montré les théories de la politesse verbale (Brown & Levinson, 1987), il
importe, au cours d’un échange, de ménager la « face » de l’autre à l’aide de procédés
de figuration divers comme le compliment, l’excuse, le remerciement… qui sont autant
d’actes « flatteurs » pour la face d’autrui.
Avec H. P. Grice, la notion de « sincérité » n’est plus constitutive de tel ou tel acte de
langage mais devient une condition générale pour la production de tout acte de
discours. On passe ainsi d’une perspective sociojuridique qui était celle de J. L. Austin et
Searle à une dimension éthico- anthropologique et communicationnelle en fonction de
laquelle « tout énoncé présuppose, en dehors de contre-indications du type « c’est pour
rire », « je galège » (sic), etc., que L adhère aux contenus assertés ; et le récepteur
accorde corrélativement à L, en dehors de toute contre-indication toujours, un crédit
de sincérité » (C. Kerbrat-Orrecchioni,1980).
En fonction de ce « Principe de coopération », H. P. Grice postule que chaque
participant à une interaction doit contribuer à la conversation de façon rationnelle et
coopérative. Ce dont rend compte une série de maximes conversationnelles que H. P.
Grice hiérarchise en classant en priorité la maxime de qualité (ou loi de « sincérité »
dans la terminologie d’O. Ducrot, 1972) et qu’il formule comme suit : « – N’affirmez pas
ce que vous croyez être faux. – N’affirmez pas ce pourquoi vous manquez de preuves. »
Ces règles peuvent faire l’objet de transgressions qui ne remettent pas en cause leur

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validité ni le principe de la coopération. Bien au contraire, comme l’écrit F. Flahaut


(1979) :
« Pour qu’un échange de paroles soit possible il ne semble nullement nécessaire de
vouloir éviter le mensonge ; bien plutôt il est indispensable de pouvoir dissimuler et
mentir. […] La relation bien tempérée où peuvent s’épandre des nappes de
conversations combine la douceur de se sentir sincère et la sécurité d’un “je ne dis
que ce que je veux bien dire” […] oscillation de toute interlocution entre ruse et
véracité ; bizarre mélange, pourtant inévitable » (Flahault, 1979 : 73-79).
17 Muni de ce viatique théorique, je voudrais maintenant analyser et décrire les
différentes formes de mensonge qui caractérisent la poétique koltésienne.

3. Koltès et la dramaturgie du mensonge


18 Au sein de la dialogie interne des différentes pièces de B.-M. Koltès, il est indéniable
que les mensonges sont omniprésents selon une échelle de gravité qui dépend de leur
forme, de leur contenu et de leurs conséquences.
Au bas de l’échelle on trouve la flatterie qui, politesse verbale oblige, consiste à
ménager la face de l’autre au cours des échanges. Dans Combat de nègre et de chiens, lors
de la première rencontre entre Horn (le chef de chantier blanc) et Alboury (le noir qui
vient réclamer le corps de son frère), les deux protagonistes font assaut de civilité :
utilisation réciproque du vouvoiement et de termes d’adresse instaurant une relation
d’égalité :
« ALBOURY. — Je suis Alboury, monsieur, je viens chercher le corps […]
HORN. — C’est la police, monsieur, ou le village qui vous envoie ? »
19 ou recourent à des compliments :
« ALBOURY. — Depuis que le chantier a commencé, le village parle beaucoup de
vous. Alors, j’ai dit : voilà l’occasion de voir le Blanc de près. J’ai encore , monsieur,
beaucoup de choses à apprendre et j’ai dit à mon âme : “cours jusqu’à mes oreilles
et écoute […]” / HORN. — Vous vous exprimez bien en français […] vous avez un don
admirable pour les langues […] Comme vous êtes intelligent ! […] » (Koltès,
1983-1989 : 10-11).
20 Si, pour Alboury, il s’agit d’atténuer l’aspect contraignant de sa requête, pour Horn,
l’excès de courtoisie ne saurait masquer longtemps son intention de manipuler le noir.
Ce dernier ne sera pas dupe de cette stratégie et en viendra à décrier les procédés
mensongers de Horn : « La seule chose que j’ai apprise de vous, malgré vous, c’est qu’il
n’y a pas assez de place dans votre tête et dans toutes vos poches pour ranger tous vos
mensonges ; on finit par les voir » (Koltès, 1983-1989 : 83).
21 Les scènes de « séduction » entre Cal et Léone dans Combat de nègre et de chiens ou entre
Monique et Charles dans Quai ouest sont elles aussi gouvernées par une rhétorique de la
flatterie de la part des « séducteurs ». C’est ainsi que Monique, désireuse d’obtenir
l’aide de Charles dans ce milieu hostile qu’elle appréhende, le complimente pour sa
courtoisie, minaude et simule l’intimidation :
« MONIQUE. — […] Si seulement les gens faisaient toutes leurs affaires dans la
courtoisie, sans familiarité et sans élever la voix, les choses seraient quand même
moins fatigantes. […].Comme vous avez l’air timide, comme la lumière rend tout
cela, Seigneur ! gentil et intimidant. Je préfère ne pas me regarder, mes cheveux
sont si secs, ils doivent se dresser dans tous les sens. Votre espèce de timidité me
contamine, je le sens, dans cinq minutes je vais courir me cacher là-bas derrière en
rougissant » (Koltès, 1985 : 47).

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22 La flatterie étant souvent assimilée à un mensonge, on comprend que Cal fasse précéder
d’une dénégation les propos flagorneurs qu’il tient à l’adresse de son chef au moment
où il recherche son aide :
« CAL. — Ne crois pas que je veux te flatter ; mais toi, d’abord, tu as le
commandement dans la peau ; tu es le genre de chef auquel on s’attache, il faut le
reconnaître ; tu es le chef auquel on s’habitue ; c’est ça le bon chef » (Koltès,
1983-1989 : 56).
23 Un degré supérieur dans le mensonge est atteint quand le personnage pêche par
omission. C’est ainsi que Léone, dans Combat de nègre et de chiens, déroge à la maxime de
qualité en ne signalant pas, à Cal qui l’interroge, la présence cachée d’Alboury.
« CAL. (un doigt sur la bouche). — Ne parle pas trop fort, bébé ; il ne serait pas
content.
LEONE. — Qui ? Il n’y a que nous, ici.
CAL. — Justement, bébé, justement, il n’y a que nous. (Il rit) C’est un jaloux, Horn.
(Aboiements proches.). Toubab ? Qu’est-ce qu’il fait là, tout près ? (Prenant Léone par le
bras : ) Il y avait quelqu’un, là ?
LEONE. — Qui est Toubab ?
CAL. — Mon chien. Il aboie quand il voit un boubou. Tu as vu quelqu’un ?
LEONE. — Vous l’avez donc dressé ?
CAL. — Dressé ? Je n’ai jamais dressé mon chien. C’est l’instinct et rien besoin
d’autre. Mais toi si tu vois quelque chose ; laisse les bêtes régler leurs comptes entre
elles ; cours et viens te réfugier.
LEONE. — Quoi ? Si je vois quoi ? »
(Koltès, 1983-1989 : 44-45).
24 Croyant qu’ils sont seuls, Cal s’adresse à Léone en faisant explicitement référence à
Horn. En fonction de quoi la question de cette dernière risque fort d’apparaitre comme
l’aveu involontaire du fait qu’elle est au courant de la présence d’une tierce personne
sur le chantier. Léone s’empresse de réparer sa bévue en avançant un naïf « Il n’y a que
nous ici ». Le mensonge, manifeste pour le spectateur, va progressivement gagner en
évidence au fur et à mesure que l’échange évolue. D’une part, la présence d’Alboury est
révélée par les aboiements du chien, d’autre part, Léone manifeste son embarras en
violant à plusieurs reprises la maxime de relation (« Parlez à propos ») dans la mesure
où elle thématise sur le chien ses réponses aux questions de Cal concernant la présence
d’Alboury.
25 Le degré maximum de dérogation à la loi de sincérité prend la forme de l’invention
fallacieuse. Dans Quai ouest, Cécile, désireuse de dépouiller Koch de tout ce qu’il
possède, s’assume comme non vérace et tente par un récit non véridique d’amener
l’homme d’affaires à croire que c’est Charles, son fils, qui l’aurait sauvé de la noyade.
« CECILE. — […] Nous vivons ici comme de pauvres chiens oubliés dans le noir, cet
homme à demi détruit par la guerre, mon fils qui vous a soutenu dans votre chute,
et toute une famille, attendant un dossier de visa [...] je suis si heureuse que mon
fils ait été là au moment où vous aviez besoin d’aide, et que vous puissiez nous
apprécier à notre vraie valeur » (Koltès, 1985 : 68).
26 La ficelle est grossière et Koch finalement n’est pas dupe des mensonges de Cécile.
KOCH . — Qu’est-ce que vous racontez ? Ce n’est pas lui qui m’a sorti de l’eau.
CECILE. — Si c’est lui, bien sûr que c’est lui.
KOCH. — Il n’est même pas mouillé.
CECILE. — Il a séché, voilà tout. (A Charles : ) Ouvre ta gueule, larve, dis-lui que ta
sœur t’a apporté des serviettes ; bouge-toi, bon à rien ; pourquoi n’es-tu même pas
mouillé ?

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KOCH. — Je veux ma montre.


CECILE (à Charles).— Cherche la montre de monsieur, trouve la montre. Aide
monsieur à marcher, tu vois bien qu’il a le pied cassé. Bouge-toi, bon à rien. (Bas :)
Tâche de ne pas la trouver, larve [...].
KOCH. — Je l’avais posé par là.
CECILE.— Je vous dis qu’il a séché ; cela n’a rien d’extraordinaire. Il ne prend pas
l’eau, voilà tout ; c’est un bon à rien. Mais j’ai quand même tout vu de ma fenêtre.
(Bas :) Ce salaud ne veut pas payer ; il payera quand même.
(Koltès, 1985 : 77-78).
27 Les didascalies et les jeux d’adresse révèlent, du moins pour le lecteur et le spectateur,
la fourberie de Cécile. Koch, lui aussi, résiste à cette version des faits et oppose à Cécile
des arguments de bon sens (« Il n’est même pas mouillé »). B.-M. Koltès s’amuse alors à
prêter à Cécile une contre-argumentation fondée sur la mauvaise foi et la contradiction
puisqu’au « il a séché » succède « Il ne prend pas l’eau ». Alors que Cécile bafoue la
maxime de qualité, Koch, lui, fait un sort à celle de relation en changeant brutalement
de thème ( allusion à la montre). Ce qui n’empêche pas Cécile de revenir sur son thème
à elle : l’affaire de la noyade et l’identité du sauveteur.
Arrive ensuite Abad dans lequel Koch reconnait celui qui l’a sorti de l’eau. Prise en
flagrant délit de mensonge, Cécile devrait se sentir disqualifiée. Bien au contraire,
nullement embarrassée par la révélation de sa tromperie, elle poursuit son projet
manipulateur en cherchant à susciter chez Koch de la méfiance envers Abad, son réel
bienfaiteur.
« Abad apparaît, le fusil-mitrailleur à la main.
KOCH (désignant Abad). — C’est lui, regardez Monique ; il est trempé comme moi.
CECILE (à Koch). — N’approchez pas de celui-là, il mord [...] N’approchez pas,
monsieur, il n’est pas de notre race, monsieur, il n’est pas d’une race qui accepte les
remerciements »
(Koltès, 1985 : 83-84).
28 Les types de mensonge sont aussi à évaluer en fonction de la gravité de leurs
conséquences. Il n’y a pas de commune mesure entre la malhonnêteté frauduleuse
d’une Cécile et le complot ourdi par Adrien pour obliger sa sœur Mathilde à l’exil en
Algérie dans Le Retour au désert ou l’affabulation de Cal qui cherche à masquer son crime
sous couvert d’un accident.
Transgresser la loi de sincérité et aboutir à un mensonge réussi demande une certaine
habileté à maquiller les faits et un minimum de vraisemblance dans la construction de
l’affabulation. Ce qui n’est pas le cas dans le récit de Cal si on en juge par la réaction
sceptique de Horn à son écoute :
« CAL. — [...] le camion arrivait et je demande encore : mais qui conduit le camion ?
mais à quelle vitesse il fonce ? Il n’a pas vu le nègre ? Et alors, hop.
HORN. — Tout le monde t’a vu tirer. Imbécile, tu ne supportes même pas ta foutue
colère.
CAL. — C’est comme je te le dis : ce n’est pas moi ; c’est une chute.
HORN. — Un coup de feu. Et tout le monde t’a vu monter dans le camion.
CAL. — Le coup de feu c’est l’orage ; et le camion c’est la pluie qui aveuglait tout.
HORN. — Je n’ai peut-être pas été à l’école, mais toutes les conneries que tu diras, je
les connais d’avance. Tu verras ce qu’elles valent ; pour moi, salut, tu es un imbécile
et ce n’est pas mon affaire. [...] Pourquoi tu y as touché, bon Dieu ? Celui qui touche
à un cadavre tombé à terre est responsable du crime, c’est comme cela dans ce
foutu pays. Si personne n’y avait touché, il n’y aurait pas eu de responsable, un
crime femelle, un accident. L’affaire était simple. Mais les femmes sont venues pour
chercher le corps et elles n’ont rien trouvé, rien. Imbécile. Elles n’ont rien trouvé.

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(Il tape sur la table.) Débrouille-toi »


(Koltès, 1983-1989 : 24-25).
29 Tout aussi grossier et comiquement malhabile, le fallacieux prétexte de Borny dans Le
Retour au désert (aller à sa voiture pour récupérer son sac), qui cache difficilement sa
décision de ne plus être complice du complot qui se prépare. Plantières, multipliant les
sous-entendus, lui laisse entendre qu’il n’a pas confiance. Ce qui se justifie d’autant plus
que les propos embarrassés que tient Plantières sont autant de preuves de la non-
sincérité de ses dires. Jouer l’offusqué est l’une des stratégies bien connue des
menteurs :
« PLANTIÈRES. — Vous partez, vous fuyez, Borny.
BORNY. — Je ne pars pas, Plantières, je ne pars pas. J’ai oublié quelque chose dans ma
voiture.
PLANTIÈRES. — Quoi ? Quelle chose ? Qu’avez-vous besoin de quelque chose qui soit
dans votre voiture ?
BORNY. — Ma sacoche ; ma serviette. J’ai oublié ma serviette dans la voiture.
PLANTIÈRES. — Et c’est pour chercher votre serviette dans votre voiture que vous
avez profité d’un moment d’inattention de nous tous pour filer à l’anglaise ?
BORNY. — À l’anglaise ? Comment cela, à l’anglaise ? Il ne s’agit pas de cela.
D’habitude, j’attache mes lunettes à un cordon autour du cou et, cette fois-ci, j’ai
perdu le cordon. Je n’entends rien quand je n’ai pas mes lunettes, et cette discussion
est très importante. Permettez, Plantières, que j’aille chercher mes lunettes.
PLANTIÈRES. — Parce que ce sont vos lunettes, maintenant, que vous allez chercher ?
Savez-vous bien ce que vous allez chercher ?
BORNY. — Mes lunettes qui sont dans ma serviette qui est dans ma voiture, oui.
Plantières, vous m’insultez »
(Koltès, 1988 : 49).
30 Les figures mensongères sont nombreuses sur la scène koltésienne : le frère dans
Roberto Zucco, Cal, Horn, Léone dans Combat de nègre et de chiens, le dealer et le client de
Dans la solitude des champs de coton, Adrien dans Le Retour au désert. Mathilde, dans cette
dernière pièce, s’assume comme telle, non sans tenir un discours paradoxal, à l’instar
du célèbre paradoxe d’Épiménide le Crétois : « Un homme disait qu’il était en train de
mentir. Ce que l’homme disait est-il vrai ou faux ? » :
« MATHILDE (au public). — Je ne parle jamais le soir, pour la bonne raison que le soir
est un menteur ; l’agitation extérieure n’est que la marque de la tranquillité de
l’âme, le calme des maisons est traître et dissimule la violence des esprits. C’est
pourquoi je ne parle pas le soir, pour la bonne raison que je suis une menteuse moi-
même, je l’ai toujours été et j’ai bien l’intention de continuer à l’être : il y a, n’est-ce
pas, autant de lettres dans un oui que dans un non, on peut indifféremment
employer l’un ou l’autre. Alors, entre le soir et moi, cela va mal, car deux menteurs
s’annulent et, mensonge contre mensonge, la vérité commence à montrer l’affreux
bout de son oreille ; j’ai horreur de la vérité. C’est pourquoi je ne parle pas le soir ;
j’essaie, en tous les cas, car il est vrai aussi que je suis un peu bavarde » (Koltès,
1988 : 67).
31 On comprend donc que les personnages koltésiens entretiennent des rapports de
défiance permanents. Pour reprendre l’exemple de Borny et Plantières :
« BORNY. — Et pourquoi m’accompagnerez-vous ?
PLANTIÈRES. — Pour être sûr que vous ne vous perdrez pas en chemin.
BORNY. — Vous doutez de moi, Plantières, et j’en suis blessé. Je viens de dire que
votre idée est excellente et que je l’approuvais »
(Koltès, 1988 : 49).

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32 Les protagonistes koltèsiens n’hésitent pas à s’accuser mutuellement de « menteur »


comme dans le cas dans ces deux échanges extraits de Quai ouest et de Le Retour au désert
:
« MONIQUE (à Koch). — Vous ne comprenez pas Maurice, à quel point je pourrais
tout comprendre, tout pardonner ? à quel point Maurice, je vous aime, assez, assez
pour vous aider, si seulement, Seigneur ! vous ne mentiez pas.
KOCH. — Je ne veux pas de votre aide, je n’ai rien à me faire pardonner par vous,
vous ne compreniez rien du tout et je ne mens jamais.
MONIQUE. — Si vous mentez, vous mentez, et je comprends tout.
(Koltès, 1985 : 66).
« De la porte sortent Adrien, Sablon, puis quelques hommes
ADRIEN. — Quel bruit, quel vacarme, quel bordel ! [...]
PLANTIÈRES. — Borny s’enfuit.
BORNY. — Il ment.
PLANTIÈRES. — Il se dégonfle.
SABLON. — Allons, messieurs, allons. Je ne veux pas entendre parler de discorde dans
notre organisation.
PLANTIÈRES. — À l’heure de la décision, Monsieur le préfet, Borny a soudain oublié ses
lunettes dans sa voiture.
ADRIEN. — Ses lunettes ? Vous portez des lunettes, Borny ? »
(Koltè, 1988 : 50).
33 Pour clore cette partie, je rappellerai que B.-M. Koltès propose une dramaturgie de
l’indirect fondée sur des procédés de voilement (métaphore, prétérition, allusion,
ellipse…). Il s’en suit que ses personnages n’ont de cesse de se dissimuler : identité
multiple de Roberto Zucco, motivation énigmatique du suicide de Koch dans Quai ouest,
mort mystérieuse de la première femme d’Adrien dans Le Retour au désert… Au cours de
leurs échanges , ils transgressent régulièrement les maximes conversationnelles. C’est
ainsi que dans l’exemple suivant Alboury bafoue et la maxime de quantité et celle de
manière (« Evitez de vous exprimer avec obscurité ») en se refusant de préciser
l’identité de son frère malgré la demande réitérée de Horn :
« ALBOURY. — Vous m’avez promis le corps de Nouofia.
HORN. — Le corps, oui, ce sacré corps. On ne va pas en reparler, non ? Nouofia, c’est
cela. Et il avait un nom secret, m’aviez-vous dit ? quel était ce nom encore ?
ALBOURY. — C’est le même pour nous tous.
HORN. — Me voilà bien avancé. Quel était-il ?
ALBOURY. — Je vous le dis : le même pour nous tous. Il ne se prononce pas
autrement ; il est secret.
HORN. — Vous êtes trop obscur pour moi ; j’aime les choses claires »
(Koltès, 1983-1989 : 88).
34 Cette pratique de la dissimulation fait système avec le motif du « secret » qui est
récurrent dans les pièces de Koltès. Il correspond à une sorte de phobie panoptique,
chacun se sentant surveillé ou menacé par une force cachée et aux aguets : « le petit
clan des salauds techniques » dans La nuit juste avant les forêts ; Alboury et les gardiens
dans Combat de nègre et de chiens ; Abad silencieux mais omniprésent dans Quai ouest ;
Adrien et les comploteurs dans Le Retour au désert ; la présence fantomatique du
Rouquin dans Sallinger ou de Marie dans Le Retour au désert … Cette présence/absence
possible ou mystérieuse de récepteurs additionnels hostiles contribue à créer un climat
d’inquiétude et de peur caractéristique des univers koltésiens.
« LA GAMINE. — Comment tu t’appelles ? Dis-moi ton nom.
ZUCCO. — Jamais je ne dirai mon nom.
LA GAMINE. — Pourquoi ? Je veux savoir ton nom.

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ZUCCO. — C’est un secret.


LA GAMINE. — Je sais garder les secrets. Dis-moi ton nom.
ZUCCO. — Je l’ai oublié.
LA GAMINE. — Menteur »
(Koltès, 1990, 25).
« MATHILDE. — Quelle tête fais-tu, Fatima ? Dis-le ton secret, dis-le, il te gonfle la
figure, il te sort par les yeux ; dis-le moi, ou tu vas exploser.
FATIMA. — Un secret ne doit pas être dit.
MATHILDE. — Je t’ordonne de me le dire. Je les connais, ces secrets [...] Parle-moi :
qui est cet homme ? Que t’a-t-il fait ? Parle, je t’ordonne de me le dire ; car si ce
n’est pas à moi que tu le dis, qui te soulagera de ton secret ?
(Koltès, 1988 : 29).
35 Au total, les violations des maximes conversationnelles, en particulier de qualité et de
quantité, qu’opèrent les personnages ont plusieurs fonctions. Elles permettent à ceux
qui détiennent les informations d’user de ce pouvoir pour manipuler leurs
protagonistes. Elles sont aussi emblématiques de la conception koltésienne des
relations humaines, partagées qu’elles sont entre le besoin de s’ouvrir à l’Autre et
l’enfermement dans la solitude communicationnelle.
Elles ont enfin l’intérêt de provoquer, de la part tant des personnages que du lecteur/
spectateur, souvent sous-informés par rapport au déroulement de la diégèse, une
dynamique herméneutique. Cela est vrai pour les mensonges que l’on peut qualifier de
mimétiques (le spectateur assiste en direct à la tromperie) et plus encore pour ceux qui
sont d’ordre diégétique (ils ont eu lieu dans le passé et le spectateur n’en prend
connaissance qu’à travers les propos des personnages). Pour ne prendre qu’un exemple,
extrait de Combat de nègre et de chiens, il est difficile de savoir si Horn, dans son premier
échange avec Alboury, est au courant que le frère de ce dernier a été assassiné par Cal.
Si tel est le cas, il donne une version mensongère des faits, comme on le découvrira par
la suite, et fait une promesse qu’il entend bien ne pas tenir.

Conclusion
36 On sait que la spécificité des fictions dramatiques par rapport aux romanesques n’est
pas à rechercher au niveau de l’intentionnalité puisqu’il s’agit dans les deux cas, en
termes d’acte de langage, d’une « feintise ludique partagée » (Schaeffer, 1999) ou d’une
« assertion non sérieuse » (Genette, 1991) qui se double d’une intentionnalité
esthétique. Le lecteur ou le spectateur est invité à « exercer son imagination » c’est-à-
dire à accepter l’existence d’un monde fictif dans le cadre duquel les personnages
accomplissent « sérieusement » des actes de discours mutuellement déterminés. Pour
dire les choses autrement, il s’agit d’un « mentir vrai » (Aragon), d’un « comme si
c’était vrai » (Claudel) qui doit se lire ou se voir comme tel, en vertu d’un pacte de
croyance soumis à des variations historiques. J. R. Searle le souligne :
« Ce qui distingue la fiction du mensonge c’est l’existence d’un ensemble distinct de
conventions qui permet à l’auteur de faire mine de faire des assertions qu’il sait ne
pas être vraies sans pour autant avoir l’intention de tromper » (Searle, 1982 : 111).
37 Or, il est remarquable de ce point de vue que B.-M. Koltès multiplie les procédés de
distanciation qui ont pour effet de briser l’illusion fictionnelle en exhibant la présence
du destinataire additionnel qu’est le spectateur. En mettant en scène des figures de
« menteur », il rompt le contrat de confiance présupposé entre les personnages et le

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lecteur ou le spectateur et, par extension, le pacte fictionnel qui gouverne la réception
des œuvres dramatiques.
Dans Le retour au désert, la présence du fantôme de Marie participe de l’ambigüité
générique de la pièce, dans la mesure où, après avoir admis la possibilité du
phénomène, Mathilde revient ensuite sur sa croyance initiale.
« MATHILDE. — Arrête tes sottises, Fatima. Ne crois pas que j’y ai cru un seul instant.
Sottises, conneries, bondieuseries. Est-ce que les gens apparaissent encore, à notre
époque ? C’était bon pour les petits paysans hystériques de la campagne, jadis. Mais
aujourd’hui, c’est grotesque. Même la sainte Vierge n’oserait pas. Et tu crois que j’y
ai cru ? » (Koltès, 1988 : 74-75).
38 Or, au moment même où le lecteur/spectateur serait enclin à admettre que Fatima
affabule, la didascalie « Apparaît Marie », forte de son autorité auctorielle, renforce la
véracité des propos de Fatima. Et cela d’autant plus que le spectre, tradition
shakespearienne oblige, révèle le côté crapuleux de la famille Serpenoise. Confronté à
ce genre de situation, le lecteur/spectateur ne peut manquer de s’interroger sur le
statut même de la fiction.
« Apparaît Marie.
ADRIEN. — Regardez donc la folle, regardez donc la folle.
FATIMA. — Marie, Marie. Montrez-vous aux autres aussi, car ils ne me croient pas.
MARIE. — Et pourquoi me montrerais-je aussi aux autres, petite sotte ? [...] Tais-toi.
Je les connais trop bien ; Borny, Plantières, ces demi-notables, ces fils de pécores,
cette bande de larbins déguisés en bourgeois. Ne crois-tu pas que j’en ai eu ma dose,
de ces parvenus ? […]
ADRIEN. — La fille, regardez la fille, comme elle s’agite. […]
MATHILDE (à Fatima). — Arrête de faire semblant. Arrête de simuler l’extase. Quel
livre lis-tu, en ce moment, pour être aussi dérangée ?
(Koltès, 1988 : 75-76).
39 Il s’agit là d’un effet explicitement assumé par B.-M. Koltès qui déclare dans ses
entretiens vouloir être volontairement elliptique (mensonge par omission) quant à
l’explicitation de l’identité de ses personnages et de leurs raisons d’agir, livrant ainsi le
lecteur et le spectateur à la conjecture des interprétations.

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Dans la solitude des champs de coton, Éd. de Minuit, 1986.

La nuit juste avant les forêts, Éd. de Minuit, 1988.

Le Retour au désert, Éd. de Minuit, 1988.

Combat de nègre et de chiens, Éd. de Minuit, 1983-1989.

Roberto Zucco, Éd. de Minuit, 1990.

Sallinger, Éd. de Minuit, 1995.

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RÉSUMÉS
En guise d’introduction, nous rappelons que le théâtre, véritable « miroir grossissant » des
interactions humaines, met en scène, quelques soient les genres du dramatique, des personnages
qui pratiquent le mensonge sous diverses formes (feintes, fourberies, ruses, dissimulations …).
Il importe donc, c’est l’objet de la première partie de l’article, de s’entendre sur une définition du
mensonge et de préciser que le mensonge possède « une dimension irréductiblement éthique ».
Notre approche du mensonge se voulant linguistique, nous cherchons, dans une deuxième partie,
à définir le mensonge d’un point de vue pragmatique.
Pour ce faire, nous avons recours principalement à la théorie des actes de langage, d’une part, et
au « principe de coopération », d’autre part. Dans la troisième partie, nous essayons de décrire
les différentes stratégies interactionnelles mensongères qu’utilisent les personnages de B.-M.
Koltès afin de parvenir à leurs fins actionnelles.
En conclusion, nous montrons que B.-M. Koltès s’ingénie à transgresser le pacte fictionnel (le
« mentir-vrai » d’Aragon) et brise de ce fait l’illusion théâtrale à l’aide de procédés de
distanciation.

As an introduction, we recall the theater as a true “magnifying mirror” of human interactions


which sets, regardless of dramatic genres, characters who practice lying in various forms (fakes,
frauds, tricks, cover-ups...).
It is important since it is the subject of the first part of the article to agree on the definition of
lies and falsehood as "an irreducibly ethical dimension". Since we consider an approach of the
notion of lies from a linguistic perspective, we try, in the second part, to define the lie from a
pragmatic point of view.
To do so, on the one hand we mainly use the theory of speeches’ acts, and on the other hand we
use the “Principle of Cooperation”. In the third part, we try to describe the different
interactional lying strategies used by characters of Koltès to achieve their actional purposes.
In conclusion, we show that Koltès tries to disobey the fictional agreement (the “lie-truth” of
Aragon) and thus stops the theatrical illusion using methods of distance.

INDEX
Mots-clés : théâtre, interactions mensongères, mensonge et actes de langage, mensonges et
dramaturgie de Koltès.
Keywords : theatre, deceptive interactions, lies and acts of language, lies and dramaturgy of
Koltès.

AUTEUR
ANDRÉ PETITJEAN
Crem (EA 3476), Université de Lorraine

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Responsabilité, référenciation,
nomination

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Trois notions à l’épreuve de la


dimension morale du discours
Three Notions Confronted with Moral Dimensions of Discourse

Sophie Moirand

1 Je tenterai ici de discuter de la dimension morale de la responsabilité énonciative à


travers trois catégories qui posent la question de « l’ajustement du discours au monde »
(dans un sens quelque peu différent de M.-A. Paveau, 2012 : 205-232) et permettent
ainsi de débattre des configurations discursives qui en rendent compte :
• il s’agit en premier lieu de la référenciation, en tant que relation du discours au monde, et
dans la mesure où intervient la part non linguistique des pratiques langagières où il est
produit et interprété, pratiques « relevant des processus d’énonciation » mais aussi
« d’activités cognitives non nécessairement verbalisées, pratiques du sujet ou interactions »,
dans lesquelles « les locuteurs négocient une version provisoire […] du monde » (Mondada &
Dubois 1995 : 84) ;
• or penser la référenciation dans son fonctionnement discursif et historique, c’est-à-dire à
travers des catégories qui « ne sont ni évidentes ni données une fois pour toutes » (ibid. : 83),
c’est l’aborder en termes de construction des objets de discours, ce qui, au-delà des
opérations de désignation/nomination des objets du monde, donc des interactions des
locuteurs avec leur environnement, pose, entre autres, la question de la généralisation,
« phénomène à la jonction de l’énonciation et de l’argumentation » (Ali Bouacha, 1994 :
281) ;
• cela relève alors pour une part de « la problématique du sujet » (ibid.), voire de la
responsabilité énonciative (Moirand, 2006), pour une autre des relations entre les co-
énonciateurs et leur rapport au monde, donc de l’activité de schématisation qui participe à
l’orientation argumentative/pragmatique du discours, telle que l’a conceptualisée J.-B. Grize
(1978, 1996, 1998, 2004, 2005 – voir également Miéville, 2010), avec ses notions associées d’
éclairage, d’image, de micro-univers et de représentation).
2 Les quelques exemples qui seront ici évoqués au fil du texte ont été saisis pour la
plupart « au vol » de propos entendus dans l’environnement, à l’écoute de propos tenus
par des locuteurs ordinaires et captés à leur insu, ou à l’écoute et à la lecture de

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l’actualité immédiate mise en forme dans les médias, y compris dans des commentaires
enregistrés et/ou postés sur le web.
Ce corpus au vol, complété parfois de propos extraits de corpus constitués
antérieurement, me permet d’inscrire cette réflexion sur l’éthique langagière dans un
travail récent qui traite plus largement des catégories de l’analyse du discours
(Moirand, 2013, 2014 ; Moirand 2015a, 2015b, à paraître).

1. Référenciation, catégorisation et nomination


3 Si on pense la référenciation en termes de construction des objets de discours, on remet
forcément en cause l’illusion encore très répandue que le langage décrit ou représente
le monde tel qu’il est ou tel qu’on le perçoit. On s’interroge alors sur la façon dont le
discours catégorise les objets du monde en les « nommant », catégorisations qui « sont
plutôt le résultat de réifications pratiques et historiques de processus complexes,
comprenant des discussions, des controverses, des désaccords… » (Mondada & Dubois,
1994 : 283). Or les jugements que l’on peut porter sur la dimension morale du discours,
sur certaines désignations ou caractérisations qui surgissent dans l’espace social, et
davantage encore dans la mise en discours de l’actualité par le monde
politicomédiatique ainsi qu’à travers les tweets et les réseaux sociaux, sont justement
induits par cette instabilité, cette légèreté de la parole sociale, en perpétuelle
reconstruction.
4 Dans un texte écrit à deux voix en 2004 (Moirand & Porquier, 2011), nous avions abordé
une première réflexion sur l’éthique langagière à travers l’usage des mots, l’acte de
nommer en situation, et en particulier l’emploi du mot otage par des locuteurs divers
agacés par des grèves ou autres choses du genre, mot qui perdait alors une partie du
sens répertorié par les dictionnaires, alors qu’il le conservait bel et bien lorsqu’on
désignait des journalistes pris en otages dans l’intention d’obtenir une rançon, ce que
montrent les extraits suivants (archives de la presse en ligne, extraits cités, ibid. :
145-148), usage qu’un journaliste qualifiait d’ailleurs de « traquenard rhétorique » (2) :
1. « Otages en Irak. Margaret Hassan lance un appel désespéré aux Britanniques et à
Tony Blair »
« Les malades pris en otage »
« Les députés UMP veulent établir un service garanti, pour ne pas prendre les
salariés en otage »
2. « Ça me fait penser aux grèves dans les transports, où on entendait cent fois par
jour “on est pris en otage”. Pas une seule interview sans une grosse femme
colérique ou un homme pressé qui ne nous serine sa phrase toute faite, pas un
discours politique sans un pro de la communication qui nous l’assène… »
5 Mais quelque dix ans plus tard, on entend moins les politiques, les médias et les usagers
des transports publics dire « nous sommes pris en otage » : les faits survenus depuis
(des otages ont été exécutés) ont-ils fini par provoquer un sursaut « moral », qui
empêche de recourir à ce coup de force pragmatique qui consistait à employer le mot à
d’autres fins1 ?
6 Cette interrogation sur l’éthique de la nomination rejoignait alors d’autres questions
issues d’autres travaux et sur d’autres corpus : certains professionnels du langage
(journalistes, enseignants et tout locuteur détenant une parole d’autorité, qui fait que
les citoyens ordinaires se reposent sur leurs nominations/désignations, au sens où
l’entend L. Kaufmann à travers la notion de déférence), ne devraient-ils pas s’interroger

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sur l’usage qu’ils font des mots ? L’acte de nommer relève-t-il seulement de leur
responsabilité énonciative ? En tant qu’« énonciateurs dotés d’une parole autorisée »,
cela ne relève-t-il pas aussi de leur responsabilité sociale ? On sait que les mots sont
faits pour circuler, avec toute « l’instabilité lexico-sémantique » (Paveau, 2013 : 31) que
cela engendre, mais peut-on reprendre la désignation que l’on vient d’entendre ou de
lire sans s’interroger sur les conséquences de ses actes de langage ? À moins qu’il ne
s’agisse de l’acte délibéré d’un discours politicomédiatique préparé 2…
Par la suite, et à la suite de travaux portant sur des polémiques à propos des
organismes génétiquement modifiés (OGM), du nucléaire ou du gaz de schiste, ainsi que
sur la crise des banlieues de 2005, et plus largement, sur les violences urbaines
(Moirand, 2007, 2009, 2014), j’en suis arrivée à la conclusion que, faute de pouvoir
intervenir sur l’éthique de la nomination (la recherche du mot propre, c’est-à-dire
approprié à ce qu’on sait, ce qu’on voit, ce qu’on sent et ce qu’on veut dire à l’autre),
c’est une éthique de l’interprétation des catégorisations opérées par la référenciation
qu’il faudrait « penser » dans une perspective de formation citoyenne à la
compréhension critique des médias et des discours sociaux, quels qu’ils soient.
7 Or, comme c’est le dire du locuteur qui oriente au moins partiellement l’interprétation,
c’est là qu’on en revient à l’énonciation, au choix du locuteur qu’il en soit ou non
conscient, pas seulement dans celui des catégories nominales de la référenciation des
objets de discours mais également dans celui des cotextes grammaticaux-syntaxiques (à
travers des marques de comparaison, de quantification, de coordination, de négation,
etc.) qui contribuent à leur éclairage et par suite à l’orientation pragmatique, voire
argumentative du discours (au sens de Grize, 2005)3 :
3. « Plus de 1000 hectares de maïs transgénique exploités en France »
« OGM : déjà un millier d’hectares en France »
« L’OGM ou la faim ? »
[titres]
4. « Le département le plus génétiquement modifié de France… »
« Plus de 20 millions d’hectares d’OGM sont exploités par 8,5 millions
d’agriculteurs »
« […] près de la moitié du maïs et 85 % du soja produits et consommés tous les
jours par des millions d’Américains sont des OGM et ne présentent aucun
danger »
[éditorial]
8 Dans le même ordre d’idées, ce sont bien les cotextes des énoncés rapportés insérés
dans des textes monologaux, ainsi que les cotextes des catégorisations qui stigmatisent
par exemple les acteurs de la crise des banlieues, qui contribuent ainsi à l’éclairage
qu’on leur donne (Moirand, 2009). Ils illustrent alors parfaitement ce que dit P. Siblot
de l’acte de nommer, à savoir que « ce n’est pas seulement se situer à l’égard de l’objet,
c’est aussi prendre position à l’égard d’autres dénominations, à travers lesquelles des
locuteurs prennent également position » (Siblot, 1997 : 55), et que « la dialogisation
interdiscursive est inhérente à la catégorisation, et à l’expression d’un point de vue
qu’implique toute actualisation lexicale », comme le montrent ces propos rapportés
dans Le Parisien/Aujourd’hui en France de jeunes « émeutiers » de banlieues :
5. « Rachid et ses compères ont une “tchatche” incroyable.
“Il n’existe pas de brûleurs de voitures heureux”
“Etre casseur n’est pas vraiment une profession. Celui qui met le feu à une voiture
est d’abord une victime”, renchérit Willy

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“A force d’être traité de racaille , on le devient et on le montre […]. Sarkozy a


fabriqué des incendiaires. Il crée des emplois à sa façon”, plaisante Rachid ».
9 Il y a cependant une limite à la « dialogisation interdiscursive » du point de vue d’une
éthique langagière, lorsqu’il s’agit de donner des équivalents entre langues et cultures
différentes, ou tout au moins des garde-fous dans l’usage que l’on fait d’une mémoire
discursive collective non partagée. La question s’est posée à propos de reportages des
médias français sur les émeutes urbaines :
• il s’agissait pour la première d’émeutes urbaines en Australie rapportées, photos à l’appui,
dans l’hebdomadaire Marianne (24/12/05 : 42) : outre le titre qui met en parallèle la Seine-
Saint-Denis et Sydney et le sous-titre qui assimile les « émeutes raciales » de Sydney aux
« soulèvements de nos banlieues », les correspondants de Marianne à Sydney parlent de
« scènes de ratonnades anti-bougnoules » (sans expliquer l’origine et le sens des deux
désignations), ce qui relève bien d’une mémoire collective qui date de la guerre d’Algérie
pour les Français, mais qui n’a rien de comparable, ni historiquement, ni socialement avec
les événements de Sydney – événements et vocabulaire par ailleurs peu « mémorisés » par
les générations postérieures aux années 1950-1960 ;
• de même, la presse quotidienne nationale française relatant les manifestations de rue à
Athènes en décembre 2008 use des mêmes désignations que celles relatant la crise des
banlieues de 2005 et les violences urbaines des manifestations étudiantes de 2006 en France :
casseurs, activistes , anarchistes , usant de plus d’un dérivé typiquement français comme
smicards pour désigner une catégorie de protestataires proche de celle désignée par la presse
grecque comme la génération des 700 euros (traduction du grec), et proposant de même le
slogan français datant de Mai 68 (CRS SS) comme équivalent de la traduction du slogan
adressé à la police grecque : flics, porcs, assassins. Il ne s’agit plus d’un « ajustement à la
réalité » mais bien d’un ajustement à « la culture », et donc à la référenciation qu’on imagine
être celle des destinataires… Ce qui est un pari risqué, et cela pose une interrogation éthique
aux auteurs de ces « équivalences » dans toute opération de traduction. On ne peut
s’empêcher de s’interroger sur la compréhension des éclairages donnés par certaines
catégorisations qui, bien entendu, ciblent des destinataires que le locuteur imagine, et non
les différentes classes de destinataires que les médias désormais en ligne sont susceptibles
d’atteindre. Mais, ce qui me frappe depuis quelques temps, c’est que l’emploi de telles
catégorisations n’est pas « expliqué », d’autant qu’elles surgissent souvent dans les titres de
presse et les bandeaux qui défilent en bas de l’écran des télévisions, ou dans les formes
brèves de l’information sur l’internet et dans les réactions suscitées des publics. Or, ce type
de catégorisation, si elle n’est pas suivie d’explication ad hoc, tend à favoriser des
généralisations de la part des locuteurs qui les font et surtout par ceux qui les re-prennent,
comme on le verra infra (voir supra à propos de voyoucratie).
10 L’importance du cotexte dans l’orientation pragmatique des énoncés est
remarquablement montrée par M. Doury et A. Tseronis (2014, à paraître) à propos de la
façon dont les politiques sont portés à commenter les résultats lors des débats
organisés à la télévision les soirs de résultats électoraux. L’enjeu pour les politiques
étant de mettre des mots sur les scores réalisés par les candidats, les auteurs observent,
outre le rôle joué par les axiologiques (un score exceptionnel, une sanction sévère, un
désaveu incroyable du président sortant), le rôle des « modificateurs quantitatifs » ainsi
que celui de configurations discursives particulières : c’est ainsi qu’un score n’est pas
« bon » ou « mauvais » en soi ; il est construit discursivement comme tel à travers la

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mise en contexte (l’éclairage donné par le cotexte) des données chiffrées, en


pourcentage ou en nombre de votants :
6. « X qui ne recueille que 25 % des voix » [en fait à ce moment de la soirée : 25,5]
« Vous avez fait moins de 12 % » [en fait 11,7 % à ce moment-là]
« X fait un score proche de 20 % »
« Trois millions : ça fait trois millions de Français qui ont voté pour nous » [en fait
2 %]
« Trois français sur quatre ont voté contre le président sortant » [ils ont voté
pour d’autres]
11 On voit bien que, dans ce genre particulier de débat à la télévision, ce n’est pas une
question d’éthique qui intervient mais une question de survie politique (on est ici au
soir du premier tour des présidentielles de 2012). On voit également comment, dans ces
opérations de référenciation à des données chiffrées, interviennent les relations des
locuteurs au monde et à l’histoire antérieure, et que « l’instabilité des catégories est
liée à leurs occurrence dès lors qu’elles sont dans des pratiques » (Mondada & Dubois,
1995 : 84), ici les pratiques sociales du monde politicomédiatique. C’est donc aux
téléspectateurs d’interpréter cette mise en discours des résultats : font-ils appel à une
certaine éthique de l’interprétation, qui fait qu’ils ne sont pas dupes de ces
présentations, ou ne s’intéressent-ils qu’aux résultats qui confortent leur propre vote
ou leur abstention ? Faut-il, comme le suggère souvent Dominique Wolton, faire
confiance aux publics, qui ne seraient pas dupes des professionnels de la parole,
médiateurs ou hommes politiques ? Ou bien l’éthique de l’interprétation devrait-elle
faire partie d’une formation à l’écoute des discours sociaux ? C’est cette réflexion que
l’on voudrait poursuivre ici à travers la notion de généralisation, qui accompagne
souvent l’acte de nommer.

2. De la catégorisation à la généralisation : une


tentation humaine ?
12 Je partirai d’un exemple de généralisation sans « nomination » que j’ai relevée
récemment. Attendant un bus qui tardait à venir sous un abribus lors de mon retour à
Paris fin juillet, je sentis assez vite une tension monter parmi certains usagers qui
comme moi attendaient. Je remarquais alors qu’un homme d’une trentaine d’années
sifflait assez fort l’air d’une chanson, un air un peu étrange peut-être pour ne pas dire
étranger. Il sifflait assez fort mais, avec le bruit des voitures et motos, ce n’était pas
assourdissant. C’est alors qu’une dame dit d’un ton agacé et à haute voix : « I(l)s
s’croient tout permis maint’nant », englobant le siffleur dans un groupe qu’elle pensait
inutile de nommer. C’est alors que je m’aperçus que nous avions tous l’air d’européens
à peau blanche, sauf le siffleur, sans doute un travailleur pakistanais ou sri-lankais qui,
dans ce quartier, sont nombreux à travailler dans les restaurants (à la cuisine
généralement). Le siffleur n’est pas monté dans le bus. Interrogeant alors les usagers du
bus sur l’interprétation de la dame qui était allée s’asseoir au fond, ils me dirent que le
« ils » désignaient forcément les migrants, les immigrants…, voire les réfugiés, les
clandestins, voire les roms, sans s’interroger plus avant, certains approuvant par
ailleurs la remarque. Le « ils » devenant une indication d’altérité par rapport à « nous »,
« ils » désignant « les autres » et là plus précisément une catégorie précise, on était en
présence d’une généralisation sans nomination, sans catégorisation explicite…

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De fait, la généralisation peut s’actualiser à travers la catégorie de la personne : « eux »,


« ils » « les autres » versus « nous » (voir supra « on est pris en otage »…), et c’est d’ailleurs
sur ce type de catégorisation que la Critical discourse analysis s’appuie (entre autres)
pour traquer certaines traces de discours idéologique (Dijk, 2006) ; elle peut aussi
s’actualiser à travers des indicateurs de lieu ou de temps : « partout », « toujours »
(« En Grèce, la nourriture c’est pas terrible, on mange toujours la même chose, je
commençais à en avoir assez », disait un Français dans un ferry qui remontait vers
Athènes fin juillet), etc. Car si la généralisation peut se définir « comme ce qui permet
de dé-construire la singularité d’un événement ou d’une propriété » (Ali Bouacha,
1993a : 50), il s’agit d’examiner « toutes les formes de modulations énonciatives qui
pourront affecter l’énoncé sans remettre en cause sa valeur généralisante » soit le rôle
des prédéterminants quantifiants, des marques personnelles, des formes aspectuelles
du révolu et de l’avenir, des indicateurs spatiotemporels, des opérateurs modaux, etc.
(ibid. : 51 sq)… Travaillant actuellement sur les formes brèves des médias, je me suis
arrêtée sur deux formes qui me paraissent représentatives de la conception de la
généralisation à la frontière de l’énonciation et de l’argumentation, conception que
A. Ali Bouacha avait développée dans sa thèse d’État : la question rhétorique, très
présente dans les médias (par ex. « Peut-on aimer la guerre ? », titre de une de
Libération en août 2014), qu’il a lui-même pris comme exemple de question générique
(Ali Bouacha, 1993b), et le fonctionnement actuel des « éléments » pro- et anti- (venus
du grec et/ou du latin, dit Le Petit Robert) que je prendrai ici pour exemple.
13 Regardant les nouvelles sur le site de la chaîne France 24 le samedi 2 août 2014, je
trouve l’indication d’une vidéo du jour :
7. « En images : des milliers de pro-Palestiniens défilent à Paris » 4.
14 Or le fonctionnement des éléments pro et anti dans le discours des médias m’intrigue
dans la mesure où il génère une catégorisation en deux camps, qui s’affrontent, au
même titre que les questions posées de plus en plus souvent par les médias à leurs
lecteurs ou auditeurs internautes (êtes-vous « pour » ou « contre »… – voir Moirand,
2014, 2015b), inscrivant ainsi d’emblée la polémique.
Donc la nomination « pro-palestinien » m’interroge… Est-ce que toutes les personnes
qui protestent contre l’offensive à Gaza sont des « pro » Palestiniens ? Si l’on prend soin
d’écouter la vidéo et/ou d’écouter le reportage qui accompagne la vidéo ou de lire les
légendes des photos, on relève une certain nombre de modulations qui relativise ce
titre : les caractérisations « mouvement assez hétéroclite », « slogans différents »,
« différentes sensibilités », ainsi que le cadrage donné à la présentation de la vidéo et
au texte du reportage :
8. « Selon la police, 11 500 personnes ont défilé dans le Centre de Paris, samedi 2
août, pour protester contre l’offensive israélienne à Gaza, lors d’une
manifestation autorisée par la Préfecture de police.
Les manifestants appellent à la fin de l’occupation des territoires palestiniens. »
15 ne semblent pas correspondre à la manière de dire de l’accroche d’ouverture de France
24, qui englobe l’ensemble des manifestants dans la catégorie « pro-palestiniens ».
16 Une recherche sur les sites des journaux ainsi que sur la presse imprimée au fil des
manifestations suivantes confirment cette impression, si toutefois on prend la peine de
lire les textes des brèves ou des articles qui s’y réfèrent : on met cette étiquette sur des
partis, des mouvements, des personnalités qui sont contre les bombardements sur Gaza

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et/ou pour la paix et/ou pour la création de deux États, mais l’appel de titre, les titres,
les bandeaux, voire les mots-clés, généralisent en pro et en pour :
9. « Des manifestations pour Gaza sans incidents majeurs » (Le Parisien, 03/08/14).
« À Paris, premier rassemblement pro-gaza après la trève (Le Parisien, 21/08/14).
17 et il faut lire plus avant pour découvrir qu’il s’agit de manifester « contre le conflit
israélo-palestinien » ou « pour exiger l’arrêt des opérations militaires dans la
bande de Gaza ».
18 On voit bien que cette tendance à l’utilisation de l’élément pro- (« qui est pour, partisan
de » dit Le Petit Robert, qui cite « pro-français, pro-communiste, pro-gouvernemental »
et mentionne « par opposition à “anti” »), permet une généralisation qui repose sur « le
vague » de la composition : que veut dire être pro-gaza ? Or cette interrogation se
renforce au fil des sites consultés : que veut dire une librairie pro-palestinienne dans «
une librairie pro-palestinienne saccagée » ? Que veut dire un chantage pro-palestinien,
attribuée à une chanteuse colombienne à propos de la cérémonie d’ouverture de la
Coupe du monde de football : « Coupe du monde 2014 : chantage pro-palestinien de Shakira ?
»?
Une des dernières consultations que j’ai faite pour ce corpus sur google.fr (le
30/08/2014) permet de vérifier l’étendue des emplois de pro-palestinien et pro-gaza (avec
ou sans tirets) dès la première page de références, notamment dans les titres des sites
web des journaux français (et à travers les rubriques « Actualités correspondant à pro
gaza », « Plus d’actualités pour “pro gaza” », « Images correspondant à pro gaza »…).
Mais les forums où l’on s’interroge sur la définition de cette caractérisation ne rendent
pas ces usages moins vagues, et sont assez éloignés de l’article de Wikipedia (à laquelle
renvoie le site du dictionnaire collaboratif : dictionnaire.sansagent.com) :
« Cet article est une ébauche concernant la politique :
Pro-palestinien désigne une organisation ou une personne œuvrant à la diffusion
et à la culture du peuple palestinien. L’utilisation de ce terme porte une critique
intrinsèque selon laquelle le pro-palestinien pondère davantage le bien-être
palestinien que israélien. Le langage oppose les pro-israéliens aux pro-
palestiniens. »
19 D’autant que, à la différence de anti-, qui entre dans la formation de composés attestés
en entrée dans le dictionnaire (Le Petit Robert, 2012 : 104 sq : anti-américaine,
antibourgeois, anticommuniste, anticonstitutionnel, antiféministe, antijeune,
antimondialisation, etc.), et glosés par des expressions comme « opposé à l’influence de »,
« hostile/hostilité à l’égard de », « qui s’oppose aux modes de vie et de pensée de »,
« contraire à », « adversaire du mouvement qui », « mouvement qui s’oppose à », etc.,
on ne trouve pas de composés en pro- attestés en entrée.
20 Cependant taper « pro palestinien » sur Google le 30 août 2014 permet d’engranger
495 000 résultats en 0,19 secondes et une « Actualité correspondant à propalestinien »
(c’est moi qui souligne en gras) :
10. « Le député pro-palestinien George Galloway victime d’une… »
« Actumag Info il y a une heure
Le député britannique George Galloway a été attaqué par un homme visiblement
pro-israélien dans la partie Ouest de la ville. »
21 Ce qui incite à consulter Actumag.info sur ce fait divers ainsi raconté :
11. « Le député britannique George Gallloway victime d’une agression sioniste à
Londres [titre].
Le député britannique pro-palestinien a été attaqué par un homme visiblement

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pro-israélien dans la partie ouest de la ville, vendredi 29 août 2014.


George Galloway posait pour une photo avec des fans sur Golborne Road, dans le
quartier de Notting Hill, quand un homme a bondi sur lui et a commencé à le
frappé. Le député a été immédiatement admis à l’hôpital […] il serait dans un état
relativement mauvais.
Le porte parole du député a déclaré que l’attaque semblait être “en relation avec
ses propos au sujet d’Israël”, en effet l’agresseur hurlait des références sur
l’Holocauste.
Le suspect quant à lui a été repéré peu de temps après l’agression et arrêté.
Pour mémoire, George Galloway avait déjà dans le passé été victime d’une agression
alors qu’il faisait campagne dans un bus à ciel ouvert à Londres. »
22 On mesure la distance énonciative qu’il y a entre l’accroche (sur google.fr) et le texte
posté sur Actumag.info., et on perçoit le surgissement de l’énonciateur à travers
visiblement, sembler, en effet, déjà, etc. Mais si cela n’apporte pas réellement de précision
sur le sens de pro- ou d’anti- en contexte (on l’avait déjà remarqué dans
d’autres travaux : pro-OGM versus anti-OGM, pro-gaz de schiste versus anti-gaz de schiste,
étudiants anti CPE, étudiants anti-blocages versus étudiants pro-), cela conduit à
s’interroger, outre le rôle de ce type de généralisation catégorielle, sur une troisième
catégorie strictement discursive, la schématisation, qui nous renvoie cette fois à l’ordre
du discours (voir en 3 ci-dessous), et non plus à l’acte de nommer et/ou de caractériser.
23 Ainsi des formes de référenciation généralisante divisent le monde en deux camps (et
notamment les Français tels que les présentent souvent les médias mais aussi tels qu’ils
se présentent eux-mêmes sur certains forums, certains blogs et sur Twitter), à travers
des éléments comme pro- ou anti-, des questions ou des énoncés en pour ou contre ou des
dénominations rappelant des affrontements historiques (la Fronde des maires s’amplifie
[contre les rythmes scolaires], Les transporteurs contre l’écotaxe, Les Français en colère
contre leur équipe de foot, Croisade anti-OGM, la résistance s’amplifie [contre le gaz de
schiste ou contre le mariage pour tous])5. C’est sans doute efficace du point de vue de la
communication, d’autant qu’ils sont particulièrement fréquents dans les éléments
paratextuels (légende de photos ou de vidéos, titres, sous titres et intertitres, énoncés
détachés, etc.).
La simplification sémantique qui fait qu’on considère, par exemple et pour rester dans
le même type d’événement, que les résistants des uns sont les terroristes des autres et vice
versa (c’est, parait-il, d’après des étudiants, un exemple fréquent des cours de
sémantique discursive… ; mais c’est surtout extrêmement présent, implicitement ou
non, dans les énoncés brefs, dans les tweets, voire sur les pancartes des manifestants 6)
constitue une autre forme de généralisation qui pose une question éthique au même
titre que les oppositions en pro- et anti-, et que la philosophie politique, à défaut des
sciences du langage, « ne peut éviter », comme le montre le philosophe et sociologue
Gérard Rabinovich, dans son ouvrage Terrorisme/Résistance : d’une confusion lexicale à
l’époque des sociétés de masse, ainsi que dans une interview récente accordée à Libération
(30 août 2014, propos recueillis par Édouard Launet, p. 30-31), et que je résume ici
brièvement, parce que l’étude des généralisations catégorisantes en pro- et anti- me
semble relever d’un même type de dé-réalisation du langage (au sens d’activité
langagière non située, non historicisée).
Revenant à l’usage et à l’histoire, G. Rabinovich montre comment « terrorisme » et
« résistance » sont entrés dans la sémantique politique moderne à la même période,
mais à deux moments distincts de la Révolution avant de revenir sur leurs différences
historiques et sémantiques et leur évolution. Pour lui « la confusion lexicale » actuelle

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(« le terrorisme pour les uns est la résistance pour les autres ») « confond deux
modalités de guerre, deux mentalités de combat. Il y a dans le terrorisme une
“héroïsation de la violence pour elle-même”, voire de la mort en fonction d’idéaux,
dont il tire gloire. Tandis que dans la résistance, il y a un “consentement” à la violence
si elle est inéluctable. » Et comme, pour lui, « le langage comme ordre propre de
l’humain s’inscrit dans le réel et le transforme », et que « la pensée n’est pas seulement
exprimée par les mots, elle vient à l’existence à travers les mots », il dénonce
vigoureusement cette confusion dans les propos rapportés dans Libération : « Ne pas
distinguer entre terrorisme et résistance participe d’une anomie lexicale générale,
destructrice des aptitudes à penser, conditions de l’autonomie et de la liberté. Une telle
anomie est conséquence et vecteur d’une “carence éthique”, comme on dit “carence
affective” ».
24 Sans aller forcément dans le sens de ses conclusions, les interrogations qu’il pose
relèvent bien d’une éthique du discours, qui s’inscrit dans une réflexion sur « son
ajustement au réel », mais également dans le temps de l’histoire et dans la verticalité de
la mémoire, et pour nous, linguistes à travers les co-textes des mots, les constructions
syntaxiques et les paroles représentées. Dans ses propos recueillis par Libération, G.
Rabinovich réagit aux discours circulants, donc aux schématisations qu’il interprète en
philosophe, mais cela fait partie de la pensée humaine – y compris en situation
d’interaction – de dénoncer l’amalgame (ce qu’il dit aussi à propos de la paire
terroriste/résistant), ou de réfuter le statut d’argument à l’énoncé de l’autre 7, et cela se
manifeste autant dans les interactions en face à face que sur les forums sur l’internet.
En ce sens, si s’interroger sur l’éthique langagière revient à interpréter les
métadiscours des citoyens ordinaires (Paveau, 2013) autant que les paroles des
locuteurs qui font « autorité », cela me conduit à réfléchir davantage à ce que pourrait
être une éthique de l’interprétation et aux conséquences formatives d’une telle position.

3. Référenciation et schématisation : vers une éthique


de l’interprétation ?
25 Je rappellerai à titre d’entrée dans la notion de schématisation, qui me permet de
revenir à l’ordre du discours, l’exemple, que j’ai déjà utilisé à d’autres fins, d’un début
d’éditorial du Figaro lors des manifestations étudiantes (et enseignantes) du printemps
2006 :
T 1 : « La rue contre les réformes
Cette semaine, les conservateurs sont dans la rue, contre le CPE. Car il ne faut pas
se fier aux apparences. Ce sont les porteurs de banderoles qui ne veulent rien
changer, défendent le statut quo et s’agrippent à un modèle social remarquable par
l’exclusion qu’il engendre aux deux bouts de la vie active – jeunes et seniors. Au
point que l’on se demande : pour qui roulent-ils au juste, ces militants de
l’immobilisme, sinon pour le maintien de la fracture qui caractérise notre marché
du travail entre salariés surprotégés et main d’œuvre surprécarisée ? »
26 Ce début d’éditorial construit une « représentation » des manifestants à travers « les
images » véhiculées par la chaine coréférentielle qui les désignent : conservateurs (par
ironie, car ce n’est pas l’image qu’on a des manifestants contre le pouvoir en place),
porteurs de banderoles (l’objet emblématique des manifestants, la banderole, contribue à
donner un caractère dérisoire à leurs actions – ils sont porteurs de banderoles… et non
porteurs des revendications qui y sont inscrites, qu’on ne rappelle pas, et ils sont « la

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rue », comme le montrent par ailleurs les journaux télévisés du soir, et contre les
réformes), donc bien des militants de l’immobilisme, représentation qui concourt au «
micro-univers » construit par l’éditorialiste. Cela lui permet d’introduire une assertion
imposant au lecteur la représentation que l’auteur généralise à l’ensemble des
manifestants sous forme d’une question, que la suite de l’éditorial consiste à justifier.
27 La schématisation, concept-clé de la logique naturelle proposée par J. B. Grize, permet
de revenir à l’ordre du texte et de ne pas s’enfermer dans des catégories qui risquent de
le déconstruire (la désignation, l’anaphore, les marques de généralisation, etc.). Elle
permet également, comme le suggère J.-M. Adam (Adam, Grize & Ali Bouacha, 2004 :
introduction), de concilier la réflexion sur le tout de l’énoncé et celle sur
l’interdiscursivité, qu’on voit ici surgir à travers l’image du « modèle social » construite
par l’auteur, et censée être celle des manifestants : maintien de la « fracture sociale »
(image introduite par le président de la République de l’époque, de droite, lors de sa
réélection), opposition entre « les salariés » assimilés aux manifestants et opposés aux
« ouvriers » (surprotégé versus surprécarisé), alors que les étudiants manifestent
justement contre un contrat précaire qu’on veut leur imposer…
Ainsi lorsqu’un sujet A produit un énoncé, il propose à son interlocuteur B une sorte de
reconstruction d’un monde « réel » ou fictif, qui reflète la façon dont lui se représente
la situation. La schématisation repose sur la finalité de A mais également sur les
représentations que A se fait de B, sur celles qu’il a ou qu’il veut donner de lui-même, et
de l’objet dont il parle, le thème T. La schématisation, qui est à la fois le processus
logicocognitif mis en œuvre par A et le résultat qui est « donné à voir » à B, permet de
retrouver les traces de l’activité des sujets. Concrètement elle s’actualise dans le micro-
univers que le locuteur construit à travers les traces de l’objet de discours, entité
discursive repérable à travers des catégories linguistiques comme la thématisation, la
recatégorisation, la coréférentialité…, ainsi que les opérations de cadrage (voir
Moirand, 2015a).
28 Comment la schématisation permet-elle d’interroger l’éthique langagière ? Quelle rôle
à côté de la référenciation et de la généralisation ? C’est ce qu’on voudrait discuter ici, à
partir d’une définition proposée par H. P. Grize lors du colloque de Dijon, Texte et
discours : catégories pour l’analyse (Adam, Grize & Ali Bouacha, 2004). Définissant la
logique naturelle comme l’étude des opérations que la pensée met en œuvre lorsqu’elle
se manifeste à travers des discours, il définit alors l’argumentation non pas comme une
suite d’arguments mais « comme une organisation raisonnée de contenus de pensée qui
vise à modifier de quelques façons les représentations et les jugements de son
destinataire » (Grize, 2004 : 23-24).
29 Si l’on conçoit ainsi la schématisation, on verra dans l’information récupérée sur
Actumag.info (voir supra, exemple 11) les traces de cette organisation raisonnée (pas
forcément consciente) qui intervient dans l’usage qui est fait de pro-X (on a pris à
dessein un fait-divers) :
• la représentation de « la victime » est construite à travers plusieurs images, plusieurs
catégorisations nominales et des prédicats qui restent assez vagues (tenir des propos au sujet
de, déjà victime d’une agression) : il est député, il est britannique, il est pro-palestinien ;
• la représentation de l’agresseur est construite à travers plusieurs images issues pour la
plupart de prédicats : un homme visiblement pro-israélien, un homme a bondi et a commencé à
frapper, l’agresseur hurlait des références sur l’Holocauste… ;

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• apparemment le raisonnement qui sous-tend la schématisation ici construite laisse penser


que si l’on « hurle des références sur l’Holocauste », on est « visiblement » pro-israélien (on
remarquera le raccourci entre l’audition et la vision, la liaison étant assuré par « en effet ») et
« déjà » laisse entendre dans la chute du texte « pour mémoire », que la raison de l’agression
précédente (il a été déjà agressé) pourrait être de même nature… Mais on voit également
comment le titre, qui « annonce » sur Google une « actualité correspondant à pro-palestinien »,
repose sur une autre schématisation, qui efface certaines représentations du député (pro-
palestinien) et transforme des suppositions ou intuitions d’un tiers (semblait être…, dit le
porte parole du député selon les propos rapportés), à travers des éclairages introduits par
des modificateurs comme visiblement, en effet, déjà, en « agression sioniste » (Le député
britannique George Galloway victime d’une agression sioniste).
30 Si, comme le dit H. P. Grize, la schématisation « donne à voir », elle donne également
l’occasion de percevoir des images, images évidemment du thème traité, mais aussi de
A et de B, en particulier sous forme de désignation de l’autre et de soi-même. À cela on
pourrait ajouter qu’elle donne aussi des images de A même si A ne se « montre » pas, et
en particulier dans la construction discursive qui est proposée à B. Elle permet enfin de
mettre en parallèle différentes mises en forme de l’actualité, comme un retour sur
Google et sur l’agression du député britannique le montre, par exemple le récit proposé
par le site Al Huffington Post Algérie, le 30 aout 20148 :
12. « George Gallaway, député britannique pro-palestinien agressé brutalement à
Londres » [Titre].
31 La schématisation est ici construite à travers des images identiques et des images
différentes de celle du texte analysé supra :
• la représentation de l’agresseur : une violente agression commise apparemment par un
pro-israélien, un britannique de 39 ans, « il a bondi sur lui et a commencé à le frapper »,
l’individu a lancé des cris sur l’Holocauste ;
• la représentation de la victime : député britannique, pro-palestinien, âgé de 60 ans, connu
pour son engagement pour les Palestiniens ;
• les « raisons » : l’attaque semble liée aux propos du député sur Israël.
13. « Le député a été interrogé la semaine dernière par la police sur les accusations
d’incitation à la haine raciale pour avoir déclaré le 2 août dernier sa circonscription
de Bradford de [sic] “zone libérée d’Israël” (“Israël-free zone”).
Dans son discours prononcée à Leeds, dans un meeting de soutien à Gaza, Galloway
a indiqué qu’à Bradford, “nous ne voulons pas de produits israéliens, nous ne
voulons pas de services israéliens, nous ne voulons pas que des universitaires
israéliens viennent à l’université ou au collège. Nous ne voulons pas que les
touristes israéliens viennent à Bradford même si aucun n’a songé à le faire.” »
32 On voit donc ici une schématisation qui ne construit pas seulement une représentation
de la victime et de l’agresseur mais tente d’« expliquer », en tout cas de « suggérer », les
raisons éventuelles de l’agression. Et c’est à travers les premiers commentaires des
internautes qu’on perçoit des interprétations différentes de la schématisation
proposée, par exemple à titre d’illustration de réactions de francophones :
14. « Discussion
— il est chez lui, libre, indépendant et décide pour le bienfait de son pays et si Israel
est pour lui un « danger » à Bradfort, son devoir de citoyen est tout simplement de
dénoncer ce mal…
— Sur tous les grands medias que compte la France aucune information à ce
sujet ! ! ! !
quelques sites considérés comme dissidents genre allain jules ou egalite et

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reconciliation
c’est tout pas de monde figaro et consort
il y a en fait l’info pour les europeens, info pour les africains
— quelle est la réaction de la justice anglaise… ? ? ? on attend
— Quelle qu’en soit la victime, une agression reste un acte plus que réprehensible
— Soutient total. Etonnant au pays de la démocratie ».
33 Mais si la notion de schématisation9 permet de récupérer l’ordre du texte à partir des
choix opérés par l’énonciateur dans les formes de référenciation aux objets du monde
et aux relations qui les unissent, elle reste cependant prisonnière d’une conception de
l’argumentation qui viserait à « modifier… les représentations et les jugements » des
destinataires (Grize, 2004 : 23-24). Or, dans le cas présent, et lorsqu’on analyse certains
des propos de locuteurs « ordinaires » ou « autorisés », la définition proposée par
M. Doury (à qui j’emprunte par ailleurs la notion de « modificateur ») me parait
davantage correspondre à ce que je perçois dans les contextes d’apparition des
composés avec pro- et anti-, à savoir que « l’argumentation est un mode de construction du
discours visant à le rendre plus résistant à la contestation » (Doury, 2014 : 76), à condition
toutefois que le texte ou l’interaction soit suffisamment longues pour repérer le
« micro-univers » que construit la schématisation. Ce qui n’est pas le cas des énoncés
pris « au vol » des propos de manifestants (ni des écrits sur les pancartes, ni des slogans
repris en boucle), ni des formes brèves de la presse ou des avis des internautes où il
s’agit de dire ou d’asserter sans donner les raisons, sans explication ni
justification (voir les commentaires reproduits supra – exemple 14).
34 Il s’agissait dans cette contribution de chercher à répondre à la question que l’on s’était
posée à propos du mot « otage » et de quelques autres (Moirand & Porquier, 2008), que
je posai également à la fin d’un travail d’analyse de la presse quotidienne (Moirand,
2007 : 159), et que d’autres se posent à propos des normes en argumentation (Doury,
2014) : porter une attention à l’éthique langagière ne veut pas dire adopter une attitude
normative. Il ne s’agit pas de dire comment il faut nommer les choses, si le choix de la
nomination est bon ou mauvais, si l’argumentation est bonne ou mauvaise, mais
simplement d’apprendre à interpréter les dires de l’autre avec en arrière-plan une
réflexion d’ordre philosophique sur l’éthique langagière. Or, dans l’approche des
formes du discours, trois catégories m’ont paru intéressantes pour réfléchir à
l’orientation pragmatique du discours : la référenciation, la généralisation et la
schématisation.

BIBLIOGRAPHIE
C’est alors une éthique de l’interprétation des discours que l’on voudrait « penser » (voire donner
aux autres dans une perspective formative, ou plutôt faire en sorte que les autres se donnent), et
« inscrire » dans cette réflexion à entreprendre sur le discours, dans ses rapports tant à l’histoire
qu’aux agents et objets du monde et à leurs relations… Finalement, la dimension morale pourrait
être une posture de vigilance interprétative à l’égard de toute production de parole, y compris la
sienne, en particulier lorsqu’on est en position d’autorité, non pour la censurer, mais pour

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prendre conscience des forces pragmatiques qui la sous-tendent. Cela constitue de ce fait un
objectif à ne pas négliger de l’analyse du discours et des interactions.

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RABINOVICH, G. (2014) : Terrorisme/Résistance : d’une confusion lexicale à l’époque des sociétés de masse,
Lormont, Éd. Le Bord de l’eau.

SIBLOT, (1997) : « Nomination et production de sens : le praxème », Langages, 127, p. 38-55.

NOTES
1. Voir également, à propos du mot « otage », Paveau 2006 : 113-115.
2. Sauf à le faire consciemment lorsqu’il s’agit de polémique et de discours politique… lorsque les
mots racaille ou voyou furent employés par exemple à des fins de stigmatisation de jeunes
manifestants (Moirand, 2009). Fred Hailon montre bien comment l’usage fait par un président de
la République du mot voyou et davantage encore du mot voyoucratie, installe de façon délibérée la
polémique dans le discours du président. Mais faut-il attendre des travaux de recherche pour se
rappeler ses emplois antérieurs (par exemple ceux du début du XX e siècle par la droite
maurassienne, que rappelle F. Hailon, 2013 : 258, note 7) ? Le retour sur les usages et les locuteurs
qui l’ont employé ne peut-il être au moins souligné par les éditorialistes, et pas seulement au
hasard de leurs connaissances ou de leurs points de vue, à l’heure où une recherche rapide sur
l’internet permet de recenser les emplois antérieurs ?
3. Je ne développerai pas ici, l’ayant fait suffisamment ailleurs, le rôle des rappels mémoriels qui
surgissent également de l’éclairage donné par certains mots ou certains de leurs cotextes
(Moirand, 2007, 2013, par exemple).
4. En ligne : www.france24.com/20140802-paris-France-photos-manifestations-pro-gaza-
palestininiens-israel-soutien, consulté le 02/08/14.

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5. Comme le reconnaissent parfois les médias eux-mêmes, par exemple dans l’article
« Affrontement cathodique » dans le supplément « Télévisions » du Monde du 16 mars 2014 à
propos de certaines émissions de télévision ou des débats des chaines continues d’information
6. Dans le corpus du 2 août relevé sur France 24 à propos de la manifestation « pro-gaza »
autorisée (voir supra), la légende d’une des photos du reportage reprend les paroles de « Fouad,
contrôleur de gestion », qui « rejette l’appellation de groupe terroriste utilisé pour désigner le
Hamas » : « Il s’agit d’un groupe de résistance et c’est pour ça que je suis venu avec un drapeau de
la résistance palestinienne. »
7. Sur l’amalgame, on peut consulter les articles de M. Doury (2003) et de R. Koren (2012 et ici-
même).
8. Accès : www.huffingtonpost.maghreb (consulté le 03/09/14 – apparemment une traduction
d’un texte paru sur le site www.theguardian.com.).
9. L’analyse ici proposée est une simplification de la logique naturelle dont on trouvera une
version moins édulcorée dans D. Miéville (2013).

RÉSUMÉS
Cet article discute de la dimension morale de la responsabilité énonciative à travers trois
catégories qui posent la question de l’ajustement du discours à la réalité, et qui sont ici mises à
l’épreuve de données saisies « au vol » de propos entendus dans l’environnement, ou à la lecture
de l’actualité immédiate mise en forme par les médias et la presse en ligne : la référenciation, la
généralisation et la schématisation. La réflexion menée à partir de ces trois catégories conduit
l’auteure à réfléchir à une éthique de l’interprétation, qui pourrait être une posture de vigilance
interprétative à l’égard de toute production de parole, y compris la sienne, une prise de
conscience des forces pragmatiques qui la sous-tendent, et qu’on pourrait étendre, dans une
perspective de formation citoyenne, à la compréhension critique des discours sociaux.

This paper discusses the moral dimension of enunciative responsibility across three categories
that raise the question of the adjusment of discourse to reality when we observe empirical data
(newspaper and press on line) : referenciation, generalization and schematization (when speech can
be seen as a schematized representation of reality). Starting from these categories, the author
reflects on the ethics of interpretation, which could be a posture of vigilance against any speech
production, including one’s own, and an awareness of pragmatic forces behind it. This ethics
could be extended, in a perspective of civil education, to a critical understanding of social
discourses.

INDEX
Mots-clés : éthique de l’interprétation, généralisation, référenciation, responsabilité
énonciative, schématisation
Keywords : ethic of interpretation, generalization, referenciation, enunciative responsibility,
schematization

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AUTEUR
SOPHIE MOIRAND
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3

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Genre et violence verbale :


l’exemple de « l’affaire Orelsan »
Gender and Verbal Violence: The Case of Orelsan

Anne-Charlotte Husson

1 La dénonciation du sexisme à l’œuvre dans les représentations artistiques est devenue


un lieu commun du discours féministe. En France, cette critique peut désormais se
traduire sous forme pénale, la loi sur la liberté de la presse (qui définit les notions
d’injure et de diffamation) ayant été modifiée en 2004 pour inclure la provocation « à la
haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de
leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap ». D’une critique d’ordre
moral, portant sur le contenu de discours présentés comme inacceptables, il est donc
possible de passer à ce que M.-A. Paveau nomme une « pénalisation de la parole »
(Paveau, 2013 : 107) en vertu de normes juridiques. Tous ces métadiscours peuvent être
appréhendés comme les manifestations d’une linguistique folk (Achard-Bayle & Paveau,
2008) et seront ici traités comme tels. Plus précisément, nous prenons pour objet des
métadiscours féministes et juridiques produits dans le cadre de « l’affaire Orelsan »,
que nous considérons comme un événement discursif ; il est déclenché par des
blogueuses féministes et porte sur la violence verbale à l’œuvre dans certaines
chansons du rappeur. Nous chercherons à mettre en évidence et à problématiser
l’éthique langagière féministe qui sous-tend ces métadiscours et qui conduit à
considérer le chanteur comme responsable, à la fois sur le plan moral et sur le plan
juridique. Nous reviendrons dans un premier temps sur l’« affaire Orelsan » en
présentant, d’une part, les critiques féministes et, d’autre part, des stratégies de
désamorçage de l’événement discursif. Dans un second temps, nous nous pencherons
plus précisément sur les métadiscours féministes et l’analyse qu’ils présentent de la
violence verbale à l’œuvre dans les chansons d’Orelsan, ce qui nous permettra de
mettre en place le concept d’éthique langagière féministe. Dans un dernier temps, c’est
le pouvoir reconnu aux chansons d’Orelsan dans les métadiscours féministes, présenté
comme un pouvoir de blesser mais aussi de créer et perpétuer la domination de genre,
qui nous intéressera. Nous envisagerons de manière critique cette conception de la

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performativité en questionnant la représentation du sujet et du pouvoir qui sous-tend


ces discours.

1. Un événement discursif moral


1.1 « L’affaire Orelsan »

2 Elle débute en mars 2009, quelques semaines après la sortie du premier album du
rappeur Orelsan, de son vrai nom Aurélien Cotentin. La polémique se concentre dans
un premier temps sur une chanson qui l’a fait connaitre sur internet mais ne figure pas
sur l’album et qu’Orelsan ne joue pas sur scène, « Sale pute 1 ». La polémique est lancée
par des blogueuses féministes, qui dénoncent une incitation à la violence conjugale. Elle
est bientôt relayée dans le milieu politique français, d’abord par le Front national (FN),
puis par le Parti socialiste (d’opposition). La secrétaire d’État à la solidarité (Union du
mouvement populaire, droite) reprend à son compte l’argument féministe selon lequel
la chanson inciterait à la violence sexiste et soutient le recours en justice de
l’association Ni putes Ni soumises pour « délit de provocation non suivie d’effet à la
commission d’atteintes volontaires à la vie, à l’intégrité corporelle des personnes, et
d’agressions sexuelles » (L. 29 Juilly. 1881, art. 24 2 ; Tricoire, 2012). Dans un
communiqué, l’association estime que « cette chanson est une incitation à la violence la
plus ignoble qui met en scène le désir de viol, de violence, de torture et d’assassinat et
exprime le mépris le plus profond pour toutes les femmes » (« Orelsan, procès », 2012).
Plusieurs concerts d’Orelsan sont déprogrammés. Le rappeur est relaxé en juin 2012.
3 Il est à nouveau poursuivi pour huit chansons qui, cette fois, ont été interprétées lors
d’un concert en 2009, aux motifs d’« injure publique » et de « provocation à la
discrimination et à la violence envers les femmes » (L. 29 juillet 1881, art. 32-3 et 33-4).
Plusieurs associations féministes se constituent partie civile. Orelsan est d’abord (mai
2013) reconnu coupable des faits qui lui sont reprochés3, mais il est relaxé en appel en
mai 2014, l’action des associations étant alors jugée prescrite (« L’action d’associations
féministes jugée prescrite en appel », 2014).
4 Au-delà de sa dimension juridique, « l’affaire Orelsan » déclenche un événement
discursif moral (Paveau, 2013 : 17). Nous nous attacherons aux métadiscours produits
dans ce cadre, ainsi qu’au jugement rendu en mai 2013 par la 17 e chambre du tribunal
de grande instance (TGI) de Paris, qu’on traitera comme un métadiscours juridique.
Nous privilégierons ce que, par commodité, nous désignons comme des métadiscours
féministes, c’est-à-dire les réactions et commentaires négatifs suscités par les chansons
d’Orelsan dans des discours adoptant ouvertement un point de vue féministe 4. Il sera
également question du positionnement discursif des soutiens d’Orelsan et des
tentatives de désamorçage de l’événement discursif moral (Paveau, 2013 : 248-255).

1.2. Critiques féministes : dénonciation de la violence verbale


genrée
1.2.1. De l’événement discursif moral à l’événement juridique

5 La blogueuse qui lance la polémique au sujet de « Sale pute » refuse de citer la chanson
et présente une justification de son refus fortement marquée du point de vue

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axiologique : « Il m’est insoutenable de mettre sur ce blog les paroles de cette chanson »
(K15). Les billets de blog qui s’emparent ensuite de la polémique citent, eux, plusieurs
énoncés tirés de la chanson : « “On verra comment tu suces quand j’te déboiterais la
mâchoire”6, “J’rêve de la pénétrer pour lui déchirer l’abdomen”, “J’vais te mettre en
cloque, sale pute, et t’avorter à l’opinel”... le refrain c’est “sale pute...” répété x fois ! »
(Em.). Valérie CG cite quant à elle les paroles d’autres chansons :
• « Les mecs fashion sont plus pédés qu’la moyenne des phoques »
(« Changement »).
• « Les mecs s’habillent comme des meufs et les meufs comme des chiennes / Elles
kiffent les mecs efféminés comme si elles étaient lesbiennes » (« Changement »).
• « (Mais ferme ta gueule) ou tu vas t’faire marie-trintigner » (« Saint-Valentin »).
6 Parmi les chansons interprétées lors d’un concert et faisant l’objet du deuxième procès,
figurent « Pour le pire », « Courez courez » et « Saint-Valentin » ; l’événement discursif
juridique se concentre sur les énoncés suivants :
• « Une chienne avec un meilleur pedigree ».
• « Les féministes me persécutent, comme si c’était dma faute si les meufs c’est des
putes ».
• « Renseigne-toi sur les pansements et les poussettes, j’peux t’faire un enfant et
t’casser le nez sur un coup de tête ».
• « Si t’es gourmande, je te fais la rondelle à la margarine ».
• « Ferme ta gueule ou tu vas te faire “marie-trintigner” ».
7 Tous les commentaires des blogueuses féministes s’appuient sur une analyse de ce que
font les chansons d’Orelsan. Pour Emelire comme pour Isabelle Alonso, les paroles de
« Sale pute » décrivent des violences : la première évoque « une description d’actes de
torture et de barbarie » et la seconde « les paroles hyper violentes proférées par un
rappeur de vingt trois ans [qui] décrivent avec complaisance et une certaine
imagination dans l’horreur les différentes tortures qu’un homme trompé rêve d’infliger
à la traîtresse qui l’a cocufié ». Mais pour chacune des blogueuses, la description est
déjà action. Si Olympe soutient que « l’auteur de cette chanson [...] contribue à
perpétuer l’idée qu’un homme trompé peut avoir envie de torturer et tuer sa femme »,
on lit aussi que le texte de « Sale pute » incite « à la violence conjugale » (K1), constitue
« une incitation à la haine » (Al.) et que le clip « insulte les femmes » (Al.). Dans le billet
d’Emelire, on passe de la « description d’actes de torture et de barbarie » à « Orelsan
fait l’apologie de la torture et de la barbarie ». Enfin, « le texte [de la chanson] choque,
blesse » (K2).
8 La condamnation morale repose donc sur l’idée de transitivité entre le langage et le
monde, entre la « description », l’« apologie » et l’« incitation » à perpétrer des actes
violents, voire la capacité du langage à « blesser ». Les blogueuses rappellent sans cesse,
chiffres à l’appui, la réalité des violences conjugales, réalité que les chansons d’Orelsan
contribueraient à perpétuer mais à laquelle elles participeraient aussi directement. Le
TGI retient les arguments féministes, notamment celui de la « banalisation » : il
souligne que le néologisme marie-trintigner marque le point culminant de la
« banalisation des violences faites aux femmes ». Le jugement repose également sur une
analyse de la péjoration manifestée par des dénominations comme pute, chienne, bitch
ou truie, ayant pour effet de reléguer les femmes « à un rang inférieur » et de les
assimiler « soit à un animal, soit à un objet de consommation pour l’homme ». Le
tribunal prend également en compte, nous y reviendrons, l’environnement des énoncés
incriminés, à savoir leur interprétation lors d’un concert, créant une situation

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émotionnellement propice à « susciter chez certains spectateurs la reproduction des


comportements décrits faites [sic] aux femmes ».

1.2.2 Métadiscours et marques d’éthicité

9 Les métadiscours féministes font largement appel à des adjectifs à portée axiologique,
qui peuvent être considérés comme constituant, en discours, des marqueurs d’éthicité.
Ces adjectifs visent à décrire l’effet produit sur l’agent moral par les chansons d’Orelsan
(« insoutenable » [K1], « choquant » [Ol.], « révulsant »[K2]) ; il est également question
de l’« écœurement », de la « colère » et de l’« indignation » des féministes (CdG). Les
adjectifs à portée axiologique visent aussi à caractériser les chansons d’Orelsan du
point de vue de la responsabilité de l’agent-locuteur : les paroles de « Sale pute » sont
ainsi décrites comme « hyper violentes » (Al.), « intolérables » et « irresponsables »
(CdG).
10 Les chansons d’Orelsan ne fournissent pas en elles-mêmes d’appui à l’analyse de la
dimension morale des discours. C’est dans les métadiscours et la formulation des effets
produits par les chansons que l’on pourra discerner une telle dimension. Le néologisme
marie-trintigner, par exemple, n’offre pas d’appui pour une analyse morale du discours
et ne constitue pas, en soi, un marqueur d’éthicité ; on trouvera ce dernier dans les
réactions suscitées par l’emploi de ce néologisme (Paveau, 2013 : 167). De manière
générale, c’est l’événement discursif qui charge les chansons concernées d’une
dimension morale. M.-A. Paveau évoque cependant un effet retour « naturalisant », sur
les discours, des métadiscours à portée morale. Le jugement éthique se fixe ainsi sur les
termes, qui le transportent désormais avec eux ; cela, malgré les nombreuses tentatives
de désamorçage de l’événement discursif (Paveau, 2013 : 248-255).

1.3. Tentatives de désamorçage

11 Les réactions de soutien à Orelsan et de critique des métadiscours féministes font


paradoxalement partie de l’événement discursif moral, même si leur but est de nier la
dimension morale des énoncés incriminés. Pour désamorcer l’événement, ces discours
cherchent à débarrasser les énoncés polémiques du jugement éthique qu’ils
transportent désormais avec eux. Il s’agit pour cela de nier la pertinence d’un tel
jugement, mais aussi, plus fondamentalement, de contrer l’analyse féministe de la
violence verbale à l’œuvre dans ces chansons et donc de « décharger » les discours
concernés de leur « lestage humiliant » (Paveau, 2013 : 244). Ce type d’intervention
pose des questions fondamentales pour l’étude de l’affaire Orelsan : y a-t-il ou non
volonté d’humilier, et cette volonté se traduit-elle de manière efficace, ce qui
justifierait le chef d’accusation d’« injure publique » retenu lors du deuxième procès ?
Peut-on discerner, dans les énoncés incriminés, l’expression d’une « provocation à la
discrimination et à la violence envers les femmes » ? Enfin, peut-on tenir Orelsan pour
responsable d’une telle « provocation » ? Les personnes qui prennent la défense
d’Orelsan répondent par la négative, en mettant en avant notamment deux arguments :
le caractère fictif de la situation décrite dans « Sale pute » (chanson qui concentre les
critiques) et la non-pertinence du genre comme critère d’analyse des chansons
concernées.

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1.3.1. Une fiction

12 Dès le début de la polémique, les conseillers en communication d’Orelsan choisissent


une ligne de défense qui ne variera pas : la chanson « Sale pute » serait une fiction
destinée à illustrer une expérience humaine universelle, à savoir « comment une
pulsion peut transformer quelqu’un en monstre » (Davet, 2009). Un communiqué
détaille :
« Ce texte met en scène un jeune homme qui, apprenant que sa petite amie l’a
trompé, décide de noyer son chagrin et sa colère dans l’alcool. Sous influence, il se
met alors derrière son ordinateur et écrit cette lettre en forme d’exutoire de la
passion qui le dévore. Nous sommes alors exclusivement dans l’expression d’une
pulsion que toute personne à qui ce type de mésaventure serait arrivé aurait pu
être amené à ressentir dans ce genre de situation. En aucun cas ce texte n’est une
lettre de menaces, une promesse de violence ou une apologie du passage à l’acte.
Comme toute création artistique, aussi violente soit-elle, cette narration ne peut et
ne doit pas être sortie de son contexte » (« Orelsan se défend face aux critiques »,
2009).
13 Ce métadiscours procède à une requalification de la chanson d’Orelsan qui, de
« description » ou « apologie de la torture et de la barbarie » (Em.), devient une
« création artistique » et un « exutoire de la passion qui […] dévore » le personnage. La
requalification passe par l’utilisation d’un registre littéraire (« noyer son chagrin et sa
colère dans l’alcool », « exutoire de la passion qui le dévore ») pour décrire les effets de
la jalousie. L’effet de reconnaissance poursuivi est double : tout le monde doit pouvoir
se reconnaitre dans l’expérience de la jalousie amoureuse, mais il s’agit également
d’inscrire la chanson dans la lignée des expressions artistiques de sentiments violents.
On note, dans les réactions de soutien à Orelsan et dans les métadiscours de ce dernier,
des comparaisons avec Gainsbourg, Flaubert, Rimbaud, Vian, Kubrick, Picasso... Ces
comparaisons ont pour but de produire de l’intelligibilité face à des textes
extrêmement violents et face à un genre musical largement considéré comme
illégitime, dont les codes restent mal connus du grand public.
14 À nouveau, il faut noter que l’événement discursif donne lieu à des analyses folk, cette
fois de l’énonciation : le communiqué se termine ainsi par un plaidoyer pour la prise en
compte du « contexte » de la « narration » pour l’interprétation de la chanson. Ce que
le « contexte » recouvre ici n’est pas tout à fait clair ; il peut s’agir soit du contexte
narratif (mise en scène d’un jaloux), soit du contexte fictionnel lui-même. Dans tous les
cas, sa prise en compte doit permettre de considérer la chanson comme une « création
artistique » et donc, selon ce communiqué, de neutraliser l’événement discursif moral.

1.3.2. Le genre, non pertinent ?

15 Le deuxième élément clé de désamorçage est la question de savoir si le genre constitue


un critère pertinent dans l’analyse de « Sale pute ». L’analyse féministe repose
entièrement sur une réponse affirmative à cette question. Isabelle Alonso et Valérie CG
développent une comparaison des énoncés problématiques avec des énoncés racistes,
antisémites ou homophobes. La première propose une opération linguistique pour
mettre en valeur le caractère situé de l’insulte, à savoir substituer les dénominations
nègre, juif ou pédé à pute :
« Si on écrit “sale juif, j’veux que tu crèves lentement, tu mérites ta place à
l’abattoir” c’est la levée de boucliers assurée. Orelsan chante : “sale pute... j’veux
que tu crèves lentement, tu mérites ta place à l’abattoir” c’est de la licence

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poétique.
Si on chante “sale pédé, t’es juste bon à t’faire péter le rectum” c’est un scandale.
Orelsan chante : “sale pute... t’es juste bonne à t’faire péter le rectum”, c’est du
second degré.
Si on chante : “sale nègre, tu mériterais d’attraper le dass... on verra comment tu
suces quand je te déboîterai la mâchoire” c’est de l’incitation à la haine. Orelsan
chante : “sale pute... tu mériterais d’attraper le dass... on verra comment tu suces
quand je te déboîterai la mâchoire” c’est de la liberté d’expression » (Al.).
16 Au contraire, pour les soutiens d’Orelsan, le genre n’est pas un critère pertinent de la
situation des agents-locuteurs telle qu’elle apparait dans les chansons du rappeur. La
chanteuse Anaïs dénonce les attaques contre Orelsan en établissant un parallèle avec sa
propre chanson, « Christina », également un monologue à la première personne, mais
d’une femme trompée par son amant. On y entend par exemple : « J’verrais bien une
ablation / sans tes couilles tu s’ras p’têtre moins con ». Le journaliste Paul Ackermann
insiste sur la symétrie entre les deux chansons : « [« Christina »] aurait effectivement
pu se présenter comme le pendant féminin de l’histoire de jalousie ultraviolente
racontée par Orelsan » (Ackermann, 2009). L’écrivaine féministe Virginie Despentes
prend aussi la défense du chanteur et précise : « Moi la première je peux être très casse-
couilles quand je ne suis pas contente de ce qui m’arrive amoureusement ». Elle évacue
totalement le genre des relations intimes : « Si tu viens au travail et que t’essaies
d’attraper tes collaboratrices, là en effet il y a un rapport de genre. Alors que dans le
texte d’Orelsan, il n’y a aucun rapport de genre, c’est vraiment amoureux » (Sarratia &
Siankowski, 2011).
17 On voit donc que la possibilité même d’une condamnation morale de « Sale pute » et
des autres chansons d’Orelsan dépend de la prise en compte du genre comme élément
de l’identité des agents-locuteurs. L’argument de la symétrisation est un classique de la
réfutation des arguments féministes (« Noyer les responsabilités des hommes », 2010) :
il consiste à nier l’existence même de rapports de genre, c’est-à-dire à la fois d’une
asymétrie et d’une hiérarchie entre les classes de sexe. C’est ce qui permet à Anaïs de
présenter comme semblables deux chansons où les protagonistes/énonciateurs sont
d’un côté une femme, de l’autre un homme ; cette symétrisation suggère que les
chansons sont produites dans une société dépourvue de rapports de genre.
L’argumentation de Virginie Despentes va à rebours du célèbre slogan de la deuxième
vague féministe, « le privé est politique », pour mettre en avant une relation
amoureuse dénuée de rapports de pouvoir, et donc, là aussi, un environnement
(l’énonciation n’en formant qu’une partie) où le genre n’existe pas.

2. Métadiscours féministes et violence verbale


18 Notre réflexion trouve son origine dans un constat : la morale, entendue comme
ensemble de règles de conduite concernant les actions permises ou défendues dans une
société donnée, est largement en perte de vitesse dans le discours féministe
contemporain. Elle a longtemps constitué un point de référence des courants féministes
essentialistes, qui mobilisent de façon plus ou moins explicite l’idée d’une nature
morale supérieure des femmes, en particulier en ce qui concerne le rapport à la
sexualité (Chaperon, 2004). Mais dans le paradigme obstructionniste actuellement
dominant, la morale ne peut plus fonctionner comme telle, d’autant que la critique
féministe l’associe au système de domination patriarcale qu’il s’agit justement de

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combattre. Ce silenciement ou effacement de la morale est en outre une tendance


générale et non réservée au discours féministe : comme l’écrit M.-A. Paveau, « en
France, le terme de morale fleure bon les préaux et les blouses grises, voire les autels et
les soutanes » (Paveau, 2013 : 21). Il n’en existe pas moins une philosophie morale
féministe très active, qui s’appuie sur les épistémologies du point de vue (et donc de la
situation) pour mettre en évidence l’androcentrisme implicite de la philosophie morale
traditionnelle et prôner la prise en compte de l’expérience morale des femmes (Jagger,
1992). On trouve quelques travaux permettant d’établir des ponts entre philosophie
morale, théorie féministe et philosophie du langage ou linguistique (Ayim, 1997 ;
Robinson, 2011), mais à notre connaissance, aucun ne permet de saisir, dans une
perspective linguistique, la dimension morale des pratiques langagières telle qu’elle est
envisagée dans les discours féministes. C’est ce que nous tentons de faire ici.

2.1. Une éthique langagière féministe

19 Une fréquentation un peu assidue des milieux militants féministes conduit rapidement,
pour qui s’intéresse aux questions linguistiques, à un autre constat : il existe une
« morale langagière » (Gardin, 2008) propre au féminisme et qu’on retrouve à l’œuvre
dans un grand nombre de pratiques militantes. Nous la désignons sous le nom d’éthique
langagière féministe7 (désormais ELF).
20 On trouve sur l’encyclopédie collaborative en ligne Geek Feminism Wiki de nombreuses
pages consacrées à des concepts, problèmes ou stratégies liés au langage. Il est question
par exemple des problèmes que peuvent rencontrer les femmes dans leurs interactions
quotidiennes, en milieu « geek » ou ailleurs (« Silencing tactics », « sexist humor ») ;
certaines pages décrivent précisément ces situations d’interaction et donnent des
conseils, notamment aux hommes apprentis féministes. Il s’agit de mettre en place un
certain nombre de stratégies visant à une représentation linguistique juste de la réalité
genrée (« non-sexist language ») mais aussi à l’établissement de ce que les milieux
militants en ligne appellent un « safe space », c’est-à-dire un espace virtuel de dialogue
et d’échange tendant vers l’absence totale des agressions, plus ou moins grandes,
auxquelles sont soumises les femmes dans leurs interactions quotidiennes, virtuelles ou
non. La question de l’insulte est notamment abordée dans le « guide for foul-mouthed
feminists », qui propose une liste de jurons et d’insultes non sexistes, non racistes et non
LGBTphobes, qui peuvent donc réaliser leur potentiel injurieux sans que l’injure ne
s’appuie sur la dévalorisation d’un groupe social entier.
21 Toutes ces pratiques ont au moins deux points en commun. Elles se fondent d’abord sur
une analyse folk des multiples manifestations de la violence verbale genrée. Celles-ci
peuvent être envisagées selon un continuum, allant des microagressions quotidiennes
(comme le « mansplaining », Husson, 2013) aux menaces de violences physiques et aux
insultes animées par une volonté d’humiliation en raison de l’appartenance sexuée (le
titre de la chanson d’Orelsan, « Sale pute », en étant un exemple particulièrement
courant). L’analyse de la violence verbale à l’œuvre dans ces interactions repose sur
l’idée que le genre est un élément fondamental de la situation des agents-locuteurs et
s’oppose, de fait, à l’argument de la symétrisation évoqué plus haut. Anaïs peut chanter
« sans tes couilles tu s’ras p’têtre moins con » sans que l’adresse soit considérée comme
problématique, ce qui n’est pas le cas (dans la perspective de l’ELF) d’un homme
rappant « J’vais t’avorter à l’opinel ». Les métadiscours féministes contiennent, en

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creux, un plaidoyer pour la prise en compte du genre comme système social régissant
tous types d’interactions entre individus, alors que les soutiens d’Orelsan visent à
exclure toute création artistique de l’influence de ce système.
22 Ces pratiques militantes sont également déterminées par des croyances partagées sur
ce qu’on peut et ne peut pas dire, sur ce qui constitue une parole acceptable et non
humiliante. S’intéresser à ces pratiques pourrait permettre de réaliser le programme
esquissé par B. Gardin, à savoir
« étudier la manière dont les sujets se constituent en sujets langagier normés,
individuellement, c’est-à-dire […] quelle part du langage ils problématisent et
constituent en substance sur laquelle agir, de quelle manière ils s’assujettissent aux
règles, […] quel mode d’être est visé dans l’accomplissement de l’acte linguistique
conforme aux normes » (Gardin, 2008 [1985] : 20).
23 Cette conception normative de la morale n’est pas la nôtre. Nous défendons, dans la
perspective des épistémologies féministes, l’idée d’une morale située. Nous retenons
cependant des propositions de B. Gardin la conception de la morale langagière comme
pratique constitutive d’un sujet qui, en retour, peut agir sur le langage. Nous y
rajoutons un autre élément, central dans l’ELF que nous nous efforçons de décrire : la
prise en compte de ce que l’on fait grâce au langage, c’est-à-dire des conséquences de
nos actes de langage.
24 Nous avons déjà évoqué la préoccupation, exprimée dans les métadiscours féministes,
pour les effets des chansons d’Orelsan. Ils présentent les chansons comme des discours
agissants, qui ne se contentent pas de « banaliser » les violences faites aux femmes mais
y « incitent », « insultent » les femmes, et sont susceptibles de « choquer » et
« blesser ». Il s’agit là, plus généralement, d’une préoccupation qui se trouve au cœur
de ce que nous appelons le militantisme lexical8. Ce dernier est sous-tendu par des
savoirs, des croyances et des attitudes à l’égard du langage ; l’idée que l’on exerce une
action par le langage en fait partie et se trouve au fondement des réflexions militantes
sur la violence verbale. On peut citer le projet « Backbone Zone » aux É, destiné à un
public scolaire, qui incite à « reconnaître le langage sexiste et homophobe, réaliser son
impact, encourager les élèves à choisir d’autres mots, et leur donner les moyens d’être
des spectateurs/trices actifs et actives quand ils et elles entendent des propos sexistes
et homophobes » afin de lutter contre les stéréotypes de genre mais aussi contre les
violences sexuelles.

2.2. Une éthique de la responsabilité ?

25 Le militantisme lexical, et l’ELF en particulier, reposent donc sur une analyse de


l’« impact » des mots, mais aussi sur l’idée qu’il est possible de prévoir, mesurer et
contrôler cet impact. C’est tout l’enjeu de la polémique autour des chansons d’Orelsan :
ce dernier doit-il être tenu pour responsable, moralement et juridiquement, de ses
chansons et des effets qu’elles peuvent avoir ? Il ne s’agit pas ici d’aborder le concept
juridique de responsabilité, bien qu’il prenne évidemment une place importante dans la
polémique, mais de s’interroger sur l’analyse folk d’une responsabilité linguistique.
26 La question de la responsabilité dans les linguistiques des textes et des discours a
largement été étudiée sous les angles de l’effacement versus engagement énonciatif et
de la fabrication de l’objectivité par les « instances productrices » du discours
journalistique (Rabatel & Chauvin-Vileno, 2006). S. Moirand intègre explicitement dans

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son cadre d’analyse l’idée d’un calcul éthique, c’est-à-dire d’une anticipation des effets
de son discours, idée empruntée aux éthiques de la responsabilité. L’éthique qu’elle
décrit
« se manifesterait dans la façon de nommer (désigner, caractériser) les faits et les
événements, les acteurs, leurs actions et leurs actes de langage, et dans la façon de
représenter leurs dires : une éthique de la responsabilité implique en effet qu’on n’a
pas le droit de se désintéresser des conséquences de ses actes de langage »
(Moirand, 2006 : 58).
27 La notion de responsabilité ainsi conçue est donc liée à une « éthique de la
nomination » (Moirand & Porquier, 2008). Ce n’est là qu’un aspect des problèmes
éthiques soulevés lors de l’affaire Orelsan. On peut utiliser cette notion pour rendre
compte de l’ELF telle qu’elle se manifeste dans l’événement discursif étudié ; l’analyse
folk (féministe et juridique) de la responsabilité d’Orelsan, en tant qu’agent-locuteur,
repose en effet sur une prise en compte de l’environnement des discours qui va au-delà
de leur prise en charge énonciative.
28 La problématisation linguistique de la responsabilité repose sur l’analyse d’une parole
journalistique qui est aussi une « parole d’autorité » (Moirand & Porquier, 2008 : 150).
Le statut de la parole d’Orelsan est nécessairement différent, en particulier en raison du
stigmate d’illégitimité toujours attaché au rap. Les métadiscours féministes insistent
cependant sur le fait qu’il s’agit d’une parole influente, largement entendue, appréciée
et même encensée par le public du rappeur mais aussi par les médias, par certaines
hommes et femmes politiques ainsi que par les institutions culturelles, instances de
légitimation s’il en est. Dans une lettre ouverte, les Chiennes de Garde soulignent la
jeunesse du public concerné et ajoutent :
« [Les adolescents] s’identifient au “je” qui chante “Sale pute !” : ils le voient comme
un modèle, un porte-parole. Beaucoup d’entre eux ne perçoivent pas Orelsan
comme un interprète, ni “Sale pute !” comme une fiction : ils y retrouvent la
violence machiste ambiante, sans y entendre une dénonciation de cette violence »
(CdG).
29 La jeunesse présumée du public concerné, qui semble du même coup privé
d’individualité et d’agentivité (agency9) dans la réception des discours, est donc utilisée
comme un argument en faveur de la reconnaissance d’une responsabilité du chanteur.
En outre, celle-ci est présentée comme engagée de fait par l’utilisation de la première
personne. Ce raisonnement conduit à l’action en justice contre Orelsan et on le
retrouve dans l’énoncé du jugement du TGI :
« [Le tribunal] relève en outre que les chansons, interprétées à l’occasion d’un
spectacle réunissant un public composé d’adolescents et de jeunes, dans le climat
d’excitation propre à tout concert de rap donné par un chanteur à succès auquel le
public s’identifie et dont la proximité physique ne fait que conférer un poids et un
crédit supplémentaires aux paroles qu’il prononce, étaient de nature à créer un état
d’esprit propre à susciter chez certains spectateurs la reproduction des
comportements décrits faites [sic] aux femmes. Le tribunal prend en compte
l’extrême ambiguïté caractérisant la nature des chansons en cause, à connotation
souvent autobiographique et note que dans ces conditions, le spectateur a bien du
mal à faire la part de la fiction et la part du vécu de l’auteur. »
30 L’analyse linguistique de la réception des discours que l’on voit ici à l’œuvre reconnait
qu’aucun discours n’est passible en soi d’une interprétation en termes de morale et de
responsabilité. C’est dans l’environnement qu’il faut chercher les conditions de
possibilité d’une telle interprétation. L’analyse prend donc à la fois en compte les

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acteurs de l’environnement, l’origine énonciative et les conditions de réalisation des


discours (rappelons que le deuxième procès porte sur des chansons interprétées lors
d’un spectacle), ce qui permet au tribunal de reconnaitre au chanteur une
responsabilité juridique et de le condamner.

3. Genre, pouvoir et actes de langage


31 L’événement discursif lié à certaines chansons d’Orelsan repose sur une analyse de la
violence verbale, ainsi que sur des analyses contradictoires des actes de langage qui
seraient effectués par ces chansons. De ces analyses dépendent les différentes
conceptions, développées par les acteurs, de la « responsabilité » d’Orelsan en tant
qu’auteur, énonciateur et interprète.

3.1. Des actes de langage ?

32 Les tentatives de désamorçage de l’événement discursif initial (à propos de « Sale


pute ») s’appuient sur l’aspect fictionnel de la chanson, qui serait une « narration » et
une « mise en scène » à ne pas « [sortir] de son contexte ». Le chanteur se justifie : « J’ai
tourné un clip où je porte un costume cravate et bois de l’alcool, pour montrer qu’il
s’agit d’une fiction » (Davet, 2009). Au procès, l’avocate de Ni putes Ni soumises rappelle
cependant : « Une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son compagnon,
ça, ce n’est pas de la fiction » (Jolly, 2012). La procureure retient l’argument de
l’expression artistique et commente en requérant la relaxe : « Les femmes ne sont pas
victimes de propos. Vous n’êtes pas les juges du bon goût, de l’éthique ou de
l’esthétique de ces vers, mais ceux de la liberté de l’expression artistique » (ibid.). Ce
métadiscours nie donc, à rebours de l’analyse féministe, que les chansons d’Orelsan
puissent constituer des actes de langage. En revanche, le jugement du TGI de Paris
(dont nous avons déjà montré la proximité avec l’analyse féministe) présente une
analyse linguistique très différente : le discours d’Orelsan aurait le pouvoir de reléguer
les femmes à un rang inférieur en les présentant sous un jour dévalorisant, à travers
des dénominations insultantes qui les « assimil[ent] soit à un animal, soit à un objet de
consommation pour l’homme ».
33 Le discours d’Orelsan est donc, dans certains métadiscours, crédité d’un pouvoir d’agir
et de blesser qu’il s’agit, in fine, d’interroger. Où se situe ce pouvoir ? Est-il contenu
dans la profération (d’où la mise en procès d’une performance musicale) ? Dans les
mots eux-mêmes, qui transporteraient avec eux un potentiel injurieux ? Se trouve-t-il
dans le sujet, identifié comme responsable des discours ? Enfin, pour le dire comme J.
Butler : « La puissance d’agir du langage est-elle identique à celle du sujet ? Y a-t-il un
moyen de distinguer les deux ? » (Butler, 2004 [1997] : 28).
34 Ce sont de telles questions qui guident sa réflexion dans Le pouvoir des mots. Discours de
haine et politique du performatif. Elle tente de mettre au jour la conception de la
dimension performative du langage qui sous-tend la reconnaissance du pouvoir négatif
de blesser, pouvoir reconnu au discours violent. Elle se concentre en particulier sur les
politiques langagières (institutionnelles et militantes) liées au racisme, au sexisme et à
l’homophobie. Selon elle, l’idée qu’un discours pourrait « inciter » à la violence, être
« entendu et adopté comme mobile d’une action, […] induire de façon mécanique ou par
contagion l’auditeur à agir » révèle une « conception magique du performatif » (Butler,

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2004 [1997] : 43). Cette critique peut s’appliquer aux métadiscours féministes et au
jugement du TGI : que décrit ce dernier, si ce n’est un effet de contagion créé par la
proximité physique ?
35 Selon J. Butler, les analyses (que nous appelons folk) des discours de haine prêtent à ces
derniers une puissance d’agir doublement négative ; on retrouve une analyse semblable
dans les métadiscours qui nous intéressent. D’abord, elles prêtent aux discours de haine
le pouvoir de blesser (dont J. Butler affirme la réalité). En s’appuyant sur
l’interpellation althussérienne, elle montre qu’il s’agit aussi d’un pouvoir de constituer
le sujet ainsi interpellé, et cherche donc à saisir la menace que le discours de haine
représente pour le sujet visé. Mais elle souligne aussi que certaines analyses du discours
de haine, en cherchant à saisir les rapports de domination entre individus socialement
situés qui s’opèrent à travers le langage, attribuent à ce dernier le pouvoir de
« réinvoquer » et « réinscrire » un rapport structurel de domination (Butler, 2004
[1997] : 39). Le discours ne reflète donc pas simplement une situation sociale existante,
mais
« décrète (exacts) la domination, et devient ainsi le moyen par lequel la structure
sociale est ré-établie [reinstated]. […] Le discours de haine […] ne décrit pas l’injure,
il n’a pas pour conséquence une injure ; il suffit de le prononcer pour accomplir
l’injure elle-même, celle-ci étant comprise comme une subordination sociale »
(Butler, 2004 [1997] : 39).
36 Ce serait donc par l’assignation d’une place subordonnée que le discours de haine
constituerait le sujet, idée que l’on retrouve, là aussi, dans le jugement du TGI de Paris,
qui dénonce la « relégation » des femmes à un rang inférieur.
37 L’examen mené par J. Butler la conduit en outre à mettre en évidence ce qu’elle décrit
comme une « résurrection fantasmatique » du sujet, pourtant mis à mal depuis
plusieurs décennies par la philosophie et les sciences humaines en général :
« La disparition historique de l’organisation souveraine du pouvoir semble
occasionner le fantasme de son retour – un retour dont je soutiens qu’il a lieu dans
le langage, à travers la figure du performatif. L’accent mis sur le performatif opère
la résurrection fantasmatique du pouvoir souverain dans le langage : le langage
devient ainsi le site déplacé de la politique et ce déplacement apparaît mu par le
désir de retrouver une cartographie du pouvoir plus simple et plus rassurante, dans
laquelle le postulat de la souveraineté serait préservé » (Butler, 2004 [1997] : 116).
38 Ce constat nous semble s’appliquer plus généralement à l’ELF et aux analyses qu’elle
peut produire de la violence verbale. Au-delà de notre corpus, il est possible de
discerner dans les métadiscours féministes sur cette violence 10 la survivance d’un sujet
souverain, qu’il serait possible de tenir pour responsable de ses discours, et donc de
traduire en justice. L’enjeu de la réflexion de J. Butler réside dans sa préoccupation face
à la judiciarisassions du discours de haine, qui impliquerait que le pouvoir de l’État
(manifesté à travers la justice) soit tenu pour neutre, alors que dans le même temps, les
sujets seraient désignés comme uniques responsables de leurs discours (sexistes en
l’occurrence). De tels arguments permettent de poursuivre les personnes qui tiennent
des discours de haine, de les en rendre juridiquement responsables, ce qui est, affirme-
t-elle, nécessaire ; mais cette conception du caractère performatif du langage conduit
aussi à ce que « les structures institutionnelles complexes du racisme et du sexisme
sont soudain réduites à la scène de l’énonciation » (Butler, 2004 [1997] : 117).

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3.2. Responsabilité et énonciation dans les métadiscours


féministes

39 Il nous faut justement revenir à la scène énonciative des chansons d’Orelsan.


L’événement discursif moral qu’elles suscitent repose, nous l’avons dit, sur la possibilité
de tenir le chanteur pour responsable de son discours ; cela, qu’il s’agisse ou non de
discours relevant du champ artistique. Pour analyser l’énonciation d’une chanson de
rap, il est nécessaire, si l’on suit Pecqueux (2003), d’établir une distinction entre auteur,
interprète et protagoniste, même si la correspondance entre ces trois figures constituerait
selon lui un trait stylistique du genre musical. Le je d’une chanson de rap serait à la fois
mis en avant et clairement identifiable : l’auteur, l’interprète et le protagoniste sont
une même personne, qui rappe, sous le nom d’Orelsan, « On verra comment tu suces
quand j’te déboîterai la mâchoire », « J’rêve de la pénétrer pour lui déchirer
l’abdomen » ou encore « J’vais te mettre en cloque, sale pute / Et t’avorter à l’opinel ».
40 Cette identité triple peut cependant parfois poser problème, comme dans la chanson
« Courez courez », dont certains énoncés donnent lieu, en partie, à l’événement
discursif juridique (« Les féministes me persécutent, me prennent pour Belzébuth /
Comme si c’était dma faute si les meufs c’est des putes »). Écrite après le début de la
polémique, la chanson y fait référence sur le mode de la provocation. Alors qu’Orelsan,
dans ses interventions médiatiques, revendique qu’on prenne des chansons comme
« Saint-Valentin » au second degré, il rappe : « J’suis pour de vrai de vrai, j’dis c’que
j’pense, j’pense c’que j’dis / Tout ce que j’écris c’est du premier degré, hé ! ». Et plus
loin : « Des fois j’sais plus si j’suis misogyne ou si c’est ironique / J’serai peut-être fixé
quand j’arrêterai d’écrire des textes où j’frappe ma p’tite copine ». On voit là apparaitre
un je complexe, qui joue, afin d’entretenir la confusion, sur la distinction soulignée plus
haut entre le rappeur et ses personae, entre celui qui « écrit des textes » et celui qui est
misogyne et « frappe sa p’tite copine », entre la réalité et ce qu’il appelle lui-même la
« fiction ». La revendication d’une interprétation au premier degré, qui contredit
directement les métadiscours hors chanson du rappeur, renforce cette ambigüité et
oblige à questionner le « je » qui s’exprime et est mis en procès.

Conclusion : le chœur des sexistes


41 Nous avons cherché, en nous appuyant sur l’affaire Orelsan, non seulement à mettre en
évidence les principes d’une éthique langagière féministe, mais aussi à montrer que
celle-ci tend à achopper sur la question du sujet et de la responsabilité qui lui est
reconnue. En s’attachant à la manière dont le genre se manifeste et se perpétue au
niveau des interactions langagières, cette éthique peut perdre de vue les problèmes,
pourtant largement abordés par la théorie féministe, posés par la définition du sujet et
la circonscription du pouvoir.
42 La critique butlerienne de la judiciarisation des discours de haine repose sur
l’impossibilité, pour le dispositif judiciaire, d’aller au-delà d’une interprétation de la
responsabilité des agents-locuteurs reposant sur le postulat de la souveraineté du sujet.
Elle défend une autre conception de la responsabilité, qui peut permettre d’éviter
l’impasse que nous avons identifiée. C’est selon elle en raison du caractère citationnel
de son discours, et non en tant qu’origine et centre du pouvoir, que le sujet-locuteur
peut être tenu pour responsable : « La responsabilité est donc liée au discours non en

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tant qu’origine mais en tant que répétition » (Butler, 2004 [1997] : 62). C’est en effet
l’itérabilité du discours de haine qui explique son efficacité : c’est parce que
« l’expérience nous a appris sa force » que nous cherchons à le contrer et à « résister à
ses futures invocations » (Butler, 2004 [1997] : 118). Une personne employant une
insulte raciste cite un discours qui lui préexiste et rejoint par là, dit-elle, « le chœur des
racistes » (Butler, 2004 [1997] : 118).
43 Selon la journaliste Titiou Lecoq (2009), qui dénonce l’« hallali » que subirait Orelsan, ce
dernier n’a pas, dans « Sale pute », de « message à délivrer », « il exprime juste une
violence qui lui préexiste ». Elle ajoute : « Ce n’est pas l’œuvre qui crée la violence, elle
ne fait que la mettre en scène, une nouvelle fois ». Cela revient, non pas à nier la
capacité de la chanson à blesser, mais (à l’inverse du discours féministe) à exonérer
complètement le sujet de l’énonciation de la responsabilité d’une telle blessure. Le
cadre d’analyse que propose J. Butler préserve la possibilité d’une critique féministe de
la violence verbale, sans pour autant s’appuyer ni sur le postulat de la souveraineté du
sujet parlant, ni sur une extension des pouvoirs de l’État ; ce cadre permet en outre de
mettre au jour les mécanismes institutionnels de la domination sexiste tels qu’ils se
manifestent dans la violence verbale.

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sale-pute-d-orelsan_1173779_3246.html, consulté le 25 juillet 2014).
— (2012) : « Orelsan, procès : le rappeur face aux accusations de “Ni Putes Ni Soumises” au
tribunal correctionnel de Paris », huffingtonpost.fr, 7 mai (en ligne : http://
www.huffingtonpost.fr/2012/05/07/orelsan-proces-rappeur-accusations-sale-pute-ni-
soumise_n_1494526.html, consulté le 28 juillet 2014).
— (2014) : « Orelsan : l’action d’associations féministes jugée prescrite en appel »,
culturebox.francetvinfo.fr, 14 mai (en ligne : http://culturebox.francetvinfo.fr/musique/rap/
orelsan-laction-dassociations-feministes-jugee-prescrite-en-appel-155881, consulté le 28 juillet
2014) .

ANNEXES

Annexe : corpus
1. Féministes (le code utilisé dans l’article est indiqué entre
parenthèses)

— (Al.) Alonso Isabelle, 27 mai 2009, « L’opinel d’Orelsan » (en ligne : http://
www.isabelle-.com/lopinel-dorelsan/, consulté le 25/07/14).

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148

— (Em.) Emelire, 23 mars 2009, « Ils ne sont forts que de notre faiblesse :
REAGISSONS ! » (en ligne : http://femininlemporte.canalblog.com/archives/
2009/03/23/13092437.html, consulté le 25/07/14).
— (K1) Kokolat, 18 mars 2009, « Violences conjugales (encore) » (en ligne : http://
kokolat.canalblog.com/archives/ 2009/03/18/13024832.html, consulté le 25/07/14).
— (K2) Kokolat, 05 avril 2009, « A ceux qui ont un cerveau... » (en ligne : http://
kokolat.canalblog.com/archives/ 2009/04/05/13267826.html, consulté le 25/07/14).
— (Ol.) Olympe, 23 mars 2009, « Les artistes ont un destin » (en ligne : http://
blog.plafonddeverre.fr/post/Les-artistes-ont-un-destin, consulté le 25/07/14).
— (CG) Valérie CG, 24 mars 2009, « Une sorte d’incompréhension me gagne » (en ligne :
http://www.crepegeorgette.com/2009/03/24/une-sorte-dincomprehension-me-
gagne/, consulté le 25/07/14).
— (CdG) Chiennes de garde, n.d., « Lettres ouvertes » (en ligne : http://
chiennesdegarde.com/Ore-LettrOuvertes.html, consulté le 25/07/14).

2. Défense d’Orelsan
2.1. Articles de presse

— 26 mars 2009, « Orelsan se défend face aux critiques », 20minutes.fr (en ligne : http://
www.20minutes.fr/culture/314983-orelsan-defend-face-critiques, consulté le
25/07/14).
— Jolly Patricia, 8 mai 2012, « Picasso et Nabokov convoqués au procès du rappeur
Orelsan », lemonde.fr (en ligne :
http://www.lemonde.fr/societe/article/2012/05/08/picasso-et-nabokov-convoques-
au-proces- du-rappeur-orelsan_1697669_3224.html
, consulté le 25/07/14).
2.2. Autres
— Ackermann Paul, 22 décembre 2011, « Remember Orelsan ou la liberté d’expression »,
Le Huffington Post (en ligne :
http://www.huffingtonpost.fr/paul-ackermann/rappelezvous-orelsan_b_1164694.html,
consulté le 25 juillet 2014).
— Sarratia Géraldine et Siankowski Pierre, 16 octobre 2011, « ’Baise-moi’/’Sale pute’ :
rencontre entre Orelsan et Virginie Despentes », lesinrocks.com (en ligne : http://
www.lesinrocks.com/2011/10/16/actualite/baise-moisale-pute-rencontre-entre-
orelsan- et-virginie-despentes-118355/, consulté le 25 juillet 2014).
— Titiou Lecoq, 1er janvier 2009, « Affaire “Sale pute” : plaidoyer pour Orelsan », slate.fr
(en ligne : http://www.slate.fr/story/3035/affaire-%C2%ABsale-pute%C2%BB-
plaidoirie-pour-orelsan, consulté le 25/07/14).

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NOTES
1. J’avertis les lecteurs que la violence sexiste des paroles des chansons d’Orelsan peut
être choquante et peu supportable.
2. Je remercie Anne-Sophie Pascal pour son aide en ce qui concerne les sources
juridiques.
3. Orelsan est condamné à une amende de 1 000 euros avec sursis et à verser 1 euro de
dommages et intérêts à chaque association s’étant portée partie civile.
4. Des voix divergentes s’élèvent parmi les féministes ; nous choisissons cependant de
nous concentrer sur un positionnement discursif clair et majoritaire.
5. Le code utilisé est explicité en fin d’article (« Corpus »).
6. L’orthographe et la ponctuation d’origine ont été respectées.
7. Nous ne cherchons pas à reconduire de distinction philosophique entre morale et
éthique, souvent employés comme synonymes. Nous prenons cependant acte d’une
différence d’emploi, qui réserve éthique aux « aspects plutôt concrets de la réflexion
morale » (Canto-Sperber, 2011 : VIII). C’est en effet la préoccupation féministe pour la
dimension morale des pratiques langagières que nous cherchons à mettre en évidence.
8. Nous définissons le militantisme lexical comme un ensemble de pratiques d’ordres
linguistique et métalinguistique qui visent à modifier à la fois le système de la langue et
les discours, dans une perspective de justice sociale.
9. Dans l’avertissement à J. Butler (2004, [1997]), les traducteurs s’interrogent sur ce
terme et sur l’intérêt respectif de différentes traductions : agence, agir, puissance,
autonomie, effectivité, capacité, capacité d’agir, puissance d’agir, agencéité, agentivité.
10. Nous laissons délibérément de côté les théories linguistiques féministes « savantes »
(Cameron, 1998) pour nous concentrer sur les métadiscours militants.

RÉSUMÉS
Cet article examine la question de la violence verbale et de ses implications morales à travers
l’analyse de métadiscours relevant d’une linguistique folk produits par des blogueuses féministes
lors de « l’affaire Orelsan ». Ces blogueuses dénoncent la violence verbale genrée à l’œuvre dans
certaines chansons du rappeur, qui fut également poursuivi en justice à deux reprises pour
« délit de provocation non suivie d’effet à la commission d’atteintes volontaires à la vie, à
l’intégrité corporelle des personnes, et d’agressions sexuelles » (2009) puis « injure publique » et
« provocation à la discrimination et à la violence envers les femmes » (2013, appel en 2014). Cette
analyse nous permet de mettre en place le concept d’éthique langagière féministe et d’interroger la
conception du pouvoir et de la responsabilité des agents-locuteurs qui sous-tend une telle
éthique. À la suite de J. Butler (2004 [1997]), nous tentons de préserver la possibilité d’une
critique féministe de la violence verbale qui ne soit pas pour autant appuyée sur le postulat,
depuis longtemps remis en cause (en analyse du discours notamment), de la souveraineté du
sujet parlant.

This article examines verbal violence and its moral implications with an analysis of folk
metadiscourses produced by feminist bloggers during the « affaire Orelsan ». These bloggers

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criticize the gendered verbal violence which they see in the songs of a rapper, who was twice
taken to court for slander and inciting sexual violence. These discourses allow me to theorize
what I call feminist language ethics (“éthique langagière féministe”) and to question the conceptions
of power and of the responsibility of the speaker which underlie such ethics. Following J. Butler
(2004 [1997]), I try to preserve the possibility of a feminist critique of verbal violence without
relying on the premise, which has long been challenged (especially in French discourse analysis),
of the speaking subject’s sovereignty.

INDEX
Mots-clés : stigmatisation, genre, situation, éthique langagière féministe, sujet, pouvoir,
responsabilité énonciative
Keywords : stigmatisation, gender, situation, feminist language ethics, subject, power,
enunciative responsibility

AUTEUR
ANNE-CHARLOTTE HUSSON
Pléiade (EA 7338), Université Paris 13
GenERe, ENS Lyon,

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De « classe ouvrière » à « classes


moyennes », une réfection
terminologique du champ social en
France
From “Working Class” to “Middle Classes”, a Lexical Turn in the Social Field in
France

Marc Arabyan

There’s class warfare, all right, Mr. Buffett said, but


it’s my class, the rich class, that’s making war, and
we’re winning.
Ben Stein, “In class warfare, guess which class is
winning,” New York Times, 26.11.06.

Introduction
1 Le rapport des médias à la vérité est une des formes du rapport du langage à la morale
(Paveau, 2013), et c’est dans ce champ de connaissance qu’à la demande de Marie-Anne
Paveau, qui m’a entendu m’interroger à ce sujet, je voudrais reprendre la
problématique en partant de publications récentes.
2 Le « traitement médiatique » de l’actualité est une source ininterrompue
d’informations sur le fonctionnement du langage, et pour ce qui concerne les médias
français, voire francophones, sur le fonctionnement du français et la circulation des
discours dans les pays où l’on parle cette langue. Il se prête donc particulièrement à
l’analyse des discours circulants dans le corps social et dans cette partie du flux
langagier qu’on appelle l’« opinion publique ». Cette opinion publique elle-même se
confond peu ou prou avec le contenu des « journaux » de la presse écrite, de la radio et
de la télévision (les fameux « JT » ou « 20 heures ») qui reprennent massivement le
même programme d’actualités fourni par les agences de presse.

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3 Suivant avec intérêt depuis près de 25 ans les travaux de D. Da Cunha, dont la thèse
(1992) sur la circulation de la parole dans le champ social à partir des médias a marqué
la recherche sur le sujet, j’ai longtemps réfléchi sans rien écrire sur ce que pourrait être
l’approche du discours des médias comme « discours massivement rapporté »
d’« éléments de langage » élaborés par un petit nombre d’autorités (au sens d’
auctoritates, « les auteurs ») placées en amont des agences de presse, situation qui leur
assure le contrôle de l’information.
4 L’expression « journalisme d’investigation », apparue après le scandale du Watergate
(1972-1974) qui couta son siège au président Nixon, dessine en creux l’existence d’un
« journalisme de transmission » qui n’élabore pas lui-même ce qu’il rapporte.
5 Le fait que l’information soit médiatisée – c’est-à-dire rapportée par les uns (les
journalistes) et contrôlée par les autres (les autorités) – pose deux questions :
1) L’information est-elle véridique, vérifiée (avérée au sens premier du mot) et, dans le
cas contraire, peut-elle être délibérément trompeuse, c’est-à-dire mensongère ? 2) dans
quelle mesure les médias sont-ils corrompus ?
6 On connait à ce sujet la célèbre déclaration du PDG de TF1, Patrick Le Lay, selon qui,
« il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective
“business”, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par
exemple, à vendre son produit […]. Pour qu’un message publicitaire soit perçu, il
faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour
vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le
préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de
cerveau humain disponible […]. Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette
disponibilité. C’est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en
permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les
tendances, dans un contexte où l’information s’accélère, se multiplie et se
banalise » (« Le Lay (TF1) vend “du temps de cerveau humain disponible” », in : Les
Dirigeants face au changement, Paris, Éd. du Huitième Jour, repris par une dépêche
AFP du 09/07/04, reprise par Libération, 10-11/07/04) : « Patrick Le Lay,
décerveleur » puis par Acrimed, 11/07/041).
7 Ce type de déclaration a un effet dévastateur sur le public, mais pas suffisamment pour
remettre le système médiatique en cause. Tout se passe comme si ce même public
oubliait très vite les déchirures du voile qui couvre habituellement les turpitudes des
médias, se contentant de ne pas les croire davantage que les hommes (et femmes)
politiques :
« 72 % des Français n’ont pas confiance dans l’Assemblée nationale, 73 % dans le
Sénat. Pour 88 % des personnes interrogées, les hommes et les femmes politiques ne
s’occupent pas de ce que pensent les gens. Les médias sont très vivement critiqués :
77 % des personnes interrogées ne leur font pas confiance. Pour 74 % des Français,
les journalistes ne parlent pas des vrais problèmes des Français. […] Pour 65 % des
Français, la plupart des hommes et des femmes politiques sont corrompus. 84 %
pensent que les hommes politiques agissent principalement pour leurs intérêts
personnels. La progression [par rapport à janvier 2013] la plus spectaculaire
concerne l’idée selon laquelle “le système démocratique fonctionne mal, mes idées
ne sont pas bien représentées” (+ 6 points à 78 %) » (Rapport Ipsos/Steria pour Le
Monde/France Inter/Cevipof/Fondation Jean-Jaurès, 21/01/14 2).
8 Rapportés aux tranches de revenus de la population française (voir infra, section 1), ces
pourcentages suggèrent que plus on descend dans l’échelle sociale, plus le rejet culturel
des classes dirigeantes par l’électorat est massif, mais sans se traduire autrement qu’en
abstention et en vote pour le Front national (FN). C’est du moins ce qu’on peut déduire

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du score des élections européennes de 2014 rapporté à l’ensemble du corps électoral :


46 544 712 électeurs inscrits ; 26 796 819 absentions (soit 57,57 %) ; 4 712 461 votes
FN (soit 10 %) ; total abstentions + FN : 67,57 % (source : ministère de l’Intérieur).
9 Reformulée par Pierre Bourdieu entre sociologie et science politique, la situation se
résume ainsi : « Les dominés n’ont aucune prise sur les médias. Il n’y a […] de politique
qu’au sein du champ du pouvoir, réservé aux classes dominantes, tandis que la majorité
macère à moitié hébétée dans les marécages de la soumission, manipulée par ses porte-
parole » (Burawoy, 2014).
10 Il y a en l’occurrence une contradiction flagrante entre une analyse sociologique
savante, qui voit dans l’opinion publique une masse de « dominés » trompés avec succès
par les dominants, et plus des deux tiers de l’électorat qui soit s’abstiennent, soit se
tournent vers un parti populiste qui passe son temps à dénoncer les élites et les règles
en cours du jeu politique.
11 La critique de l’idéologie comme fausse conscience, construction illusoire de la réalité
inspirée par une situation sociale, est trop complexe pour être abordée dans une
discussion sur le rapport des médias à la vérité. Il semble cependant possible de partir
de l’idée que l’articulation entre langage et morale se situe dans le fait de mentir ou
non à celui, celle ou ceux à qui l’on s’adresse – j’entends mentir en connaissance de
cause, dans l’intention de tromper (la voluntas fallendi d’A. d’Hippone dans Du mensonge,
voir Weinrich, 2014 : 32), comme on peut supposer que fait le journalisme de
transmission.

1. De la « sociologie de Chicago » à la « sociologie de


presse »
12 C’est dans cet esprit que je propose d’observer l’absorption, dans la grande presse
française, du syntagme classe ouvrière par l’expression classes moyennes. Le phénomène
date d’une quarantaine d’années. Il est contemporain du renoncement à la lutte des
classes par le XXIIIe congrès du Parti communiste français (09-13 mai 1979), de l’arrivée
au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni (04 mai 1979), suivie de celles de
Ronald Reagan aux États-Unis (20 janvier 1981) et de François Mitterrand en France (21
mai 1981). Ces évènements marquent le triomphe de l’École de Chicago 3 et le retour du
libéralisme comme principe politique, accompagné d’une sociologie désormais
dominante qui analyse les classes en termes de revenus et non plus de positions
sociales conflictuelles (Jacoby, 2014). Par commodité, faute de mieux, j’appellerai cette
sociologie la « sociologie de Chicago ».
13 Mon hypothèse est qu’il ne s’agit pas d’une coïncidence. Cette absorption a pour effet
de faire disparaitre la classe ouvrière des sciences sociales d’abord et du langage
ensuite, troublant la compréhension des rapports sociaux.
14 Dès 1968, H. Lefebvre parlait des classes moyennes comme d’une mystification
terminologique et citait la presse en mettant valeurs, culture et supérieures entre
guillemets (je les mets en italiques) :
« Une nouvelle mystification monte : les classes moyennes n’auront qu’une ombre
de pouvoir, que des miettes de richesse, mais c’est autour d’elles que s’organise le
scénario. Leurs valeurs, leur culture l’emportent ou semblent l’emporter parce que
supérieures à celles de la classe ouvrière » (Lefebvre, 1968 : 82).

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15 Parce que c’en est en grande partie l’objet, il convient, arrivé à ce point de l’exposé, de
mettre dans le texte de l’article, au lieu de le rejeter en note de bas de page, la mention
que conformément à l’usage reçu en sémantique, les emplois autonymiques ou
métalinguistiques (les signifiants et par extension les mots, syntagmes et expressions)
sont imprimés en italique tandis que les concepts (ou les signifiés, autrement dit encore
« les choses ») sont imprimés en romain entre guillemets. En effet, le but de cet article
est de mettre en œuvre un outil sémantique pour montrer comment le rapport du
langage au réel est flottant, glissant, le rapport des « mots » et des « choses » n’étant
pas arbitraire mais en l’occurrence sciemment choisi, déterminé, pour forcer les choses
à être ce que les mots en disent.
16 Un premier exemple de ce trait est donné par D. Fassin (2014, n.p.) : « On sait que tant
qu’on continuera de parler, au lieu de cotisations, de charges sociales, celles-ci vont
immanquablement peser ; elles paraîtront forcément trop lourdes, et la seule politique
raisonnable sera, inévitablement, leur allégement.
17 Le champ sémantique des droits acquis par les salariés dans le Droit du travail, où les
cotisations sociales sont définies comme une part du salaire qui rémunère un travail, ce
champ sémantique est reformulé du point de vue des intérêts opposés du patronat qui
suggère que ces cotisations sont retranchées du résultat de l’activité de l’entreprise.
Dans les termes techniques de la philologie, on dira que l’isotopie du poids (« charge : Ce
qui pèse », Grand Robert, éd. 2001, entrée charge) permet de filer la métaphore grâce à
une suite de pas rhétoriques : remplacer cotisations sociales par charges sociales permet de
dire qu’elles pèsent, qu’elles sont lourdes (synonyme), trop lourdes (superlatif), qu’il faut
les alléger (antonymie). C’est de la même façon qu’un plan de licenciement est renommé
plan social, le mot social pris dans ce contexte inversant son sens de « protection des
salariés » à « exclusion de l’emploi ».
18 Nous allons voir maintenant comment la « classe ouvrière » entre guillemets (c’est-à-
dire la chose) est toujours là, et comment classe ouvrière en italique (c’est-à-dire le mot)
a disparu, l’absence du mot permettant de ne plus parler de la chose par un effet de
censure invisible.
19 La sociologie de Chicago veut que les classes sociales soient désormais définies
quantitativement et non plus qualitativement, par exemple à partir des statistiques de
la Direction générale des Impôts. En 2011 (chiffres arrondis) :
a. 0,3 million (moins de 1 % des ménages identifiés par un taux marginal d’imposition de 41 %)
payait 15,3 Mds € (30 % de l’impôt sur le revenu des personnes physiques – IRPP), catégorie
de la population assimilable à la « bourgeoisie » au sens historique du mot ;
b. 17 millions de ménages (45 % des déclarants) payaient 37 Mds € (70 % de l’IRPP), constituant
la « classe moyenne » (au singulier) en tant que distincte de la catégorie « la plus aisée » de
la société d’un côté et des « classes populaires » de l’autre ;
c. 20 millions de ménages déclarant des revenus (54 % du total des foyers fiscaux) étaient non
imposables, constituant les « classes populaires ».

20 En dehors d’une couche sociale très déclassée dite « du quart monde » qui ne déclare
pas de revenus et dont la catégorie est difficile à cerner, le critère du revenu permet de
distinguer trois classes :
a. une classe supérieure fortunée constituée par environ 1 % des ménages payant en moyenne
50 000 € d’IRPP par an ;

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b. une classe moyenne stricto sensu (au singulier) constituée par 45 % des ménages, imposés à
hauteur de 2 200 € en moyenne ;
c. une troisième catégorie, 54 % des ménages, non imposés au titre de l’IRPP, qui constitue ce
qu’on appelait naguère « les classes laborieuses », voire « le prolétariat », salariés agricoles
et de l’industrie mais aussi employés des services4.

21 Comme on va le voir dans la section suivante, l’expression classes moyennes (au pluriel)
inclut désormais cette dernière catégorie. En fait, elle couvre comme une classe unique la
totalité du champ social à l’exception de ses extrémités qui ne comptent que quelques
pourcents de la population : personnes désocialisées d’un côté et grandes fortunes de
l’autre5.
22 Dans Les Classes moyennes – volume n° 3 982 de la collection « Que sais-je ? » paru en
2013 –, Julien Damon, spécialiste incontesté du sujet, compte moins de 5 dépêches AFP
par an titrées en « classes moyennes » avant 2000, 15 en 2006, 30 en 2009, plus de 60 en
2012 – une progression logarithmique. La consultation en ligne des quotidiens Le Monde,
Le Figaro, Libération, Les Échos ou La Tribune, celle des hebdomadaires Marianne, Le Point,
L’Express et Le Nouvel Observateur fait apparaitre un emploi quotidien de « classes
moyennes », à la fois objet d’enquête et sujet de l’Histoire.
23 Les exemples qui suivent (section 2) montrent que la confusion entre les classes
moyennes et la population en général pénètre le corps social et l’« opinion publique »
avec toute la puissance du fait accompli ou des choses comme elles sont. Pour ce qu’il
est désormais convenu d’appeler une « sociologie de presse » (Chauvel, 2014), il n’existe
plus de lutte des classes puisqu’il n’existe plus de classes, mais uniquement des
situations sociales individuelles ou catégorielles mal définies, déconstruites, et
finalement anomiques.
24 Cette situation pose au linguiste deux questions liées : 1) la première est de comprendre
comment s’est produite cette absorption improbable, sachant que dans le système
terminologique remis en cause, les notions de « classe ouvrière » et de « classe
moyenne » se définissaient par leur incompatibilité ; 2) la seconde est de comprendre
comment les mots peuvent à ce point non pas valoir pour les choses, mais tromper à leur
sujet.

2. « Classes moyennes » et « classe moyenne »


25 Les occurrences de classe moyenne et classes moyennes relevées pour illustrer le
phénomène entre le 8 juillet et le 20 août 2014 sur les sites du Monde et du Figaro
montrent bien la disparition totale, dans la presse française, du champ sémantique de
la classe ouvrière, du salariat et du prolétariat, au profit de synonymes et
parasynonymes relevant de la « sociologie de presse ».
26 Il est important de noter que toutes les occurrences relevées entre ces deux dates sont
citées ci-dessous ; seuls les doublons (dans un même quotidien ou d’un quotidien à
l’autre) n’ont pas été retenus.
27 Ces occurrences mettent à jour une opposition significative entre classe moyenne au
singulier et classes moyennes au pluriel, l’arrivée d’une « nouvelle classe moyenne » au
singulier dans les pays émergents succédant à l’expansion des « classes moyennes
traditionnelles » au pluriel dans les pays avancés.

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28 Compte tenu de la situation de crise politique, économique et sociale, l’actualité de


l’été 2014 s’est centrée en France sur la préparation de la loi de finances 2015 et sur
l’IRPP :
(1) « Le premier ministre a annoncé que la loi de finances 2015 prévoirait une baisse
d’impôt sur le revenu pour les classes moyennes » (Le Figaro, 08/07/14, « Baisse
d’impôt pour les classes moyennes en 2015 »).
(2) « La volonté de Manuel Valls de faire un geste en direction des classes moyennes
dans le cadre du budget... » (Le Figaro, 12/08/14, « Impayés fiscaux : quand trop
d’impôt tue l’impôt »).
29 Dans (1) et (2), les classes moyennes vont de soi ; elles désignent les catégories sociales
auxquelles les lecteurs du journal s’identifient, en quelque sorte « tout le monde » ;
elles sont définies comme payant l’impôt – mais excluent les plus grandes fortunes,
lesquelles ne bénéficieront pas d’une « baisse d’impôt ».
30 Le Monde – exemples (3) à (6) – utilise lui aussi classes moyennes au sens de
« contribuables » et cible son lectorat, avide d’informations sur le sort qui l’attend :
(3) « Les classes moyennes ont connu des hausses parfois considérables [de l’impôt]
que personne ne sait leur expliquer » (Le Monde, 12/08/14, « Pas de réformes sans
principes »).
(4) « Dans le prochain projet de loi de finances […], le gouvernement devrait à la fois
pérenniser ces mesures de réduction d’impôt pour le bas du barème et, même, les
amplifier pour en faire bénéficier les classes moyennes » (Le Monde, 20/08/14, « Moins
d’un foyer fiscal sur deux paiera l’impôt sur le revenu en 2014 »).
(5) « La mobilisation de 5 milliards d’euros au service de la mise en œuvre d’un
barème progressif permettrait de diminuer les prélèvements sur les moins favorisés
sans augmenter ceux qui pèsent sur les classes moyennes » (Le Monde, 15/08/14,
« Non, la décision du Conseil constitutionnel n’interdit pas la CSG progressive »).
(6) « Dans le prochain projet de loi de finances, cette enveloppe devrait être portée
à 2 milliards d’euros […] afin de faire bénéficier les ménages des classes moyennes
inférieures d’une baisse de l’impôt sur le revenu » (Le Monde, 18/08/14, « Les six
dossiers brûlants qui menacent d’empoisonner l’Élysée à l’automne »).
31 L’exemple (4) montre une stratification entre les classes moyennes et le bas du barème,
expression qui désigne les ménages d’ouvriers et d’employés qui en sont exclus (ils
finiront d’ailleurs non imposables). Dans l’exemple (5), ils sont nommés les moins
favorisés, masculin pluriel recouvrant non pas une classe ni même une catégorie, mais
un ensemble de situations individuelles. Cependant, dans l’exemple (6), les mêmes sont
réintégrés dans les classes moyennes dites inférieures.
(7) « Reste que cette fusion [prime pour l’emploi (PPE) + revenu de solidarité active
(RSA)] ferait beaucoup de “perdants”, notamment les ménages aux revenus moyens qui
touchaient la prime pour l’emploi grâce aux règles s’appliquant aux concubins et
prenant en compte le nombre de personnes à charge. Bref, des classes moyennes dont
Manuel Valls veut justement baisser la fiscalité en 2015. […] Reste que la baisse de
l’impôt sur le revenu […] devra intégrer non seulement la pérennisation de la
mesure en direction des ménages modestes votée cet été mais aussi recycler tout ou
partie des 2,5 milliards d’euros de ristourne de cotisations salariales retoqués par le
Conseil constitutionnel début août. Sans compter que le gouvernement a promis, en
plus, de baisser en 2015 les impôts des classes moyennes » (Le Figaro, 18/08/14,
« Baisses d’impôts : les trois pistes de l’exécutif »).
32 En (7), Le Figaro associe les ménages modestes aux classes moyennes après avoir
expliqué que les ménages aux revenus moyens peuvent bénéficier de la prime pour
l’emploi, alors qu’on sait que celle-ci est allouée sous des conditions de ressources qui
font de ses bénéficiaires les salariés les moins aisés 6. Tout se passe ici comme si le

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premier critère d’appartenance aux classes moyennes était d’avoir un emploi, y


compris au Smic et à temps partiel, ce qui inclut les travailleurs pauvres. D’où
l’exemple (8) où les classes moyennes descendent jusque dans le tiers de la population
française qui n’a pas les moyens d’envoyer ses enfants en vacances :
(8) « Cet été, même les classes moyennes affluent au service jeunesse, qu’elles
fréquentaient peu. Employés, fonctionnaires, cadres moyens expliquent privilégier
les activités de leurs enfants à prix raisonnables » (Le Monde, 12/08/14, « Sacrifier
ses vacances, cet autre effet de la crise »).
33 Cet exemple (8) confirme l’assimilation des catégories non imposables au même
continuum social que les cadres moyens. La paupérisation d’une partie de ces classes
moyennes nouvelle manière sous l’effet de la crise n’empêche pas l’extension
néolibérale du concept de continuer à absorber les catégories dites « de la France d’en
bas » :
(9) « [Le gouvernement vient] de prendre conscience du prix politique du
“matraquage fiscal” de classes moyennes à qui on avait juré, la main sur le cœur… »
(Le Monde, 09/08/14, « Il faut réformer la CSG pour soulager les bas revenus »).
34 C’est aussi ce qui apparait dans l’exemple (10), extrait d’une interview de J. Damon,
auteur du « Que sais-je ? » déjà cité, sociologue professeur à Sciences Po :
(10) « […] les Français, et parmi eux aux premiers rangs les classes moyennes, sont
extrêmement pessimistes. […] Certes les très très riches (disons moins de 1 % de la
population) sont de plus en plus riches. Certes le nombre de pauvres (au sens
monétaire traditionnellement utilisé en France et en Europe) est en croissance,
mais je réfute l’idée selon laquelle les pauvres sont de plus en plus pauvres. […] Les
classes moyennes ont le profond sentiment de se paupériser, ce qui est très discutable
également. Mais on peut faire simple et efficace : il est vrai que les classes moyennes
inférieures (surtout des salariés privés et des indépendants) se prennent les chocs du
chômage et donc voient leurs revenus baisser. Il y a incontestablement un
rapprochement des situations des classes moyennes inférieures de celles des plus
défavorisés. […] Les États-Unis […] voient […] la dualisation notable de leur
population entre une classe aisée et une classe défavorisée qui apporte aux mieux dotés
les services dont ils ont besoin. […] On aura toujours besoin de dirigeants et d’
exécutants, mais pas forcément des catégories intermédiaires… » (Le Figaro, 02/07/14,
« Pauvres plus pauvres et riches plus riches : où sont passées les classes
moyennes ? » à propos d’un rapport de l’Insee pointant l’aggravation des
inégalités).
35 Chercheur patenté, salué par ses pairs (voir Chauvel, 2014), J. Damon rejoint ici la
sociologie de presse, décrivant une société française où les classes ne sont pas
antagonistes mais complémentaires, comme dans l’apologue des membres et de
l’estomac7. Il commence par opposer aux classes moyennes – dont on vient de voir
qu’elle n’est pas une classe, mais plusieurs, comme le pluriel l’indique – les « très très
riches » et les pauvres en tant qu’individus. Il distingue ensuite les « classes moyennes
inférieures » (elles aussi multiples) des plus « défavorisés » (au masculin pluriel, dénote
ici encore des individus), puis deux pôles spécifiques résultant de la division critique
des « classes moyennes » entre « classe aisée » (les « mieux dotés ») et « classe
défavorisée », ou encore entre « dirigeants » et « exécutants » tandis que les
« catégories intermédiaires » sont appelées à disparaitre. Cette division des classes
moyennes redualise la société sur des bases nouvelles où la classe laborieuse n’est plus
paysanne ou ouvrière, mais de services (à la personne) (Gorz, 1983).
36 Du côté des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) et autres pays en
développement, on voit apparaitre un autre implicite significatif : une classe moyenne au

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singulier émerge comme par génération spontanée de classes laborieuses qui restent
innommées :
(11) « [Afrique] … la Chine notamment, cherche depuis plusieurs années à s’y placer
en première ligne, pour répondre à la demande d’une classe moyenne qui
représentera dans les prochaines années entre 300 et 500 millions de
consommateurs, a souligné le ministre français des Finances Michel Sapin… » (Le
Figaro, 15/07/14, « Création d’une fondation franco-africaine »).
(12) « [Chine] D’autre part, faire émerger une classe moyenne permettant d’accroître
la demande intérieure. En Chine, la consommation domestique a compté pour plus
de la moitié du PIB au cours du premier semestre… » (Le Monde, 06/08/14, « La
Chine relève le salaire minimum pour dynamiser la consommation »).
(13) « [Iran] Cette dernière opération militaire israélienne a suscité une vague
inédite de solidarité avec les Palestiniens parmi des Iraniens issus majoritairement
de la classe moyenne, éduqués et connectés à Internet… » (Le Monde, 11/08/14, « Les
opposants iraniens affichent désormais leur solidarité avec les Palestiniens »).
(14) « [Turquie] Une politique forte du service public a élargi le terrain d’action de
la classe moyenne du secteur de la santé au secteur des transports et de la
technologie, tout en augmentant la qualité de vie et le climat de confiance » (Le
Monde, 11/08/14, « Erdogan, une “machine” à gagner les élections »).
(15) « [Corée du Sud] Tout semblait réussir : technologies vertes, villes
intelligentes… Mais la “démocratie économique” n’était pas au rendez-vous ; la
cohésion sociale s’effritait et la classe moyenne perdait ses illusions sur les bienfaits
de l’expansion » (Le Monde, 13/08/14, « Le pape François va découvrir une Corée du
Sud en plein doute »).
(16) « [Russie] La nouvelle classe moyenne supérieure, habituée à acheter des fromages
français, des glaces italiennes, des biscuits belges ou de la viande australienne dans
de luxueux supermarchés, devra s’adapter » (Le Monde, 12/08/14, « La popularité de
Vladimir Poutine à l’épreuve de l’embargo russe »).
(17) « [Chine] … l’avènement de la classe moyenne supérieure chinoise comme force
financière sur les marchés occidentaux, boostée par un taux de change du dollar
favorable au yuan, capable de payer entièrement en cash, et particulièrement
attirée par Los Angeles, San Francisco, Las Vegas, Seattle et Manhattan… » (Le
Figaro, 30/07/14, « États-Unis : les riches Chinois dopent un marché immobilier
convalescent »).
37 L’opposition entre d’un côté les classes moyennes (au pluriel, exemples 1 à 10) des pays
avancés et de l’autre la classe moyenne (y compris supérieure, au singulier, exemples 11 à
17) des pays émergents s’explique aisément : pour la sociologie de presse, il n’existe de
classe ouvrière et de prolétariat rural que dans les pays nouvellement industrialisés :
ces pays sont en développement parce qu’ils ont des prolétariats ruraux et ouvriers. Il
n’y a donc une classe moyenne sui generis que dans les pays où existent aussi une classe
ouvrière et une paysannerie.
38 Le recentrage des économies développées sur les services dont les emplois sont
considérés comme relevant d’un statut social de type moyen (comme si tertiaire
signifiait intermédiaire) permet de définir les pays les plus avancés comme des
populations de classes moyennes. Une exception à cette opposition systématique entre
singulier et pluriel vient dans l’exemple qui suit :
(18) « ”Le pouvoir d’achat des classes moyennes n’a cessé de baisser depuis deux ans”,
a indiqué la numéro un du syndicat des cadres lors d’une conférence de presse. […]
“La CFE-CGC [Confédération française de l’encadrement-Confédération générale des
cadres] réclame plusieurs mesures en faveur de la classe moyenne, dont la baisse de
la fiscalité sur la participation et l’intéressement et le retour du forfait social à 8 %
au lieu de 20 % » (Le Figaro, 03/07/14, « Conférence sociale : CFE-CGC participe »).

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39 Pour Carole Couvert, présidente de la CFE-CGC, syndicat voué à la défense des intérêts
des cadres, ceux-ci sont les seuls à constituer « la classe moyenne » authentique, au
singulier, c’est-à-dire au sens où l’entend la sociologie historique 8.
40 Je citerai J. Lojkine (2012) pour conclure à ma place ce premier examen :
« La classe moyenne, c’est l’anticlasse, la classe qui ne s’oppose à aucune autre
parce qu’elle est censée les absorber toutes. […] En période de crise, la classe
moyenne devient synonyme de société des “inclus” opposés aux “exclus”, substitut
du clivage de classe : la classe moyenne devient alors le porte-drapeau des salariés à
statut enfermés dans leurs ghettos de “riches”, entourés par la masse anonyme des
“sans” : sans-papiers, sans-travail, sans-domicile, sans-patrie. »
41 Et plus loin :
« La crise […] a fait éclater ce faux concept en révélant les formes nouvelles des
rapports de classes. La “classe moyenne” cache en réalité un conflit majeur entre
des fractions prolétarisées du salariat intellectuel et une fraction ultraminoritaire
des cadres dirigeants […]. Chômage, précarisation, paupérisation […] dessinent des
formes nouvelles de prolétarisation [qui] pour autant [ne s’identifient pas] au
prolétariat ouvrier. »

3. Retour sur classe ouvrière


42 Les frontières entre classes ou catégories – personnes déclassées ↔ classes moyennes ↔
grandes fortunes – ne sont ni tranchées ni étanches, les classes moyennes pouvant
même se définir par des critères psychologiques tels la peur du déclassement et le désir
d’ascension.
43 Que ce soit au singulier ou au pluriel, le syntagme classe(s) moyenne(s) conserve avec le
morphème classe(s) ce qu’il faut pour recouvrir le classe de classe ouvrière ou le classes de
classes laborieuses, avant de les absorber – la classe ouvrière, quant à elle, existant en
sociologie pré-Chicago non pas en tant que classe unique, mais en tant que classe
singulière, porteuse de l’émancipation de l’humanité.
44 Désormais chargée de désigner la quasi-totalité de la société française, l’expression
classes moyennes fonctionne comme un équivalent de population. Pas plus que classe
ouvrière (pour le singulier) ou classes laborieuses, classes populaires (pour le pluriel), la
sociologie de presse n’emploie classes pauvres ou classes riches. Le mot moyen lui-même,
qui signifie en principe « entre deux choses », « intermédiaire » (Grand Robert, entrée
moyen) n’a plus cette valeur dans ce cotexte. Le morphème inférieur étant évincé des
discours « politiquement corrects » (de même que la Charente inférieure, en 1941, la
Seine inférieure, en 1955, la Loire inférieure, en 1957, et les Basses Pyrénées, en 1969,
sont devenues maritimes et atlantiques) un grand nombre de termes nouveaux comme
SDF (sans domicile fixe), RMI (revenu minimum d’insertion), RSA, quart monde, temps
partiels, demandeurs d’emploi, chômeurs en fin de droits, travailleurs précaires, travailleurs
intérimaires, CDD (contrats à durée déterminée) sont apparus pour les désigner. La
multiplication de ces termes contraste avec l’unité d’emploi de classes moyennes ; elle
apparait comme un symptôme du défaut de vérité de la sociologie de Chicago.
45 L’expression classe(s) moyenne(s) ne s’oppose plus qu’à classes supérieures, classes aisées,
assez aisées, avec les variantes moins aisées et plus aisées. Corollairement, bourgeoisie,
grande bourgeoisie et aristocratie, noblesse ne sont plus considérées comme des classes

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mais comme des situations dynastiques ou familiales, sinon individuelles. Le centre de


gravité des classes moyennes est ainsi tiré vers le bas 9.
46 La terminologie des classes moyennes (au pluriel) est d’origine anglo-saxonne et
antérieure à K. Marx. Le tout premier sens historique de classe (du latin classique classis,
« catégorie de citoyens ») est celui de « regroupement de personnes ayant en commun
une fonction, un genre de vie, une idéologie, etc. » (Grand Robert, entrée classe). Le sens
dérivé très voisin mais plus spécialisé de « communauté d’intérêts économiques et
politiques » est apparu au cours des luttes politiques de la Révolution française
(1788-1791), notamment dans l’expression classe sociale (ibid.). Mais le type de société
dans lequel la notion de « classe » s’est développée prend sa source dans la révolution
industrielle anglaise (à partir de 1750) qui a progressivement opéré la jonction de
l’aristocratie terrienne, hereditary upper class, et de la grande bourgeoisie
entrepreneuriale urbaine, upper middle class, terme opposé à middle class en général et à
lower middle class en particulier. Dépassant l’approche marxiste qui oppose
fondamentalement prolétariat et bourgeoisie par la prise en compte de facteurs
structurels, M. Weber (par exemple dans Économie et Société, posthume, 1921) a défini l’
upper middle class britannique par un critère culturel – niveau supérieur d’éducation :
façon de parler, cursus scolaire et universitaire – qu’elle partage aujourd’hui avec la
gentry traditionnelle. Tout en bas de l’échelle, on trouve les labouring classes (nos classes
laborieuses). Dans cette conjoncture, la coupure constitutive de l’ordre social se situe
entre la middle class des owners (les possédants, propriétaires et rentiers) et la working
class des workers (les travailleurs, non possédants), entre bourgeoisie d’un côté (grande
et petite confondues) et prolétariat de l’autre (dont les membres sont quant à eux
toujours susceptibles de tomber dans le sous-prolétariat). Au départ, les classes
moyennes (middle classes) ne sont pas définies comme travailleuses pour des raisons
essentiellement historiques, le Royaume-Uni ayant longtemps bénéficié de l’expansion
continue de son empire colonial.
47 Désormais sortie de ce cadre, la définition des classes moyennes suscite de nombreux
débats (Chauvel, 2014). Pour les uns, la définition est statutaire : « Le niveau
d’éducation, le statut socio-économique de l’emploi, le mode de consommation et un
ensemble particulier de valeurs concourent à caractériser le groupe. » Pour les autres,
la classe moyenne regroupe les individus dont le revenu est situé entre 75 et 125 % de la
médiane. Pour d’autres encore l’appartenance à la classe moyenne relève de l’auto-
identification des individus mais cette dernière définition pose problème dans la
mesure où 62 % des Maliens se voient comme membres des classes moyennes contre
seulement 40 % des Polonais, pourtant huit fois plus riches et dont les revenus sont
nettement plus resserrés (voir aussi Quénot-Suarez, 2013).
48 Selon S. Pressman (2007) enfin, la classe moyenne n’est pas définie par ses limites mais
par son centre, à partir duquel différents critères permettent les comparaisons dans le
temps et dans l’espace.
49 Si la notion de « prolétariat » (littéralement, « la classe qui n’a pas d’autre richesse que
les enfants »), qui renvoie à la grande misère de la classe ouvrière du XIXe siècle, peut
être considérée comme obsolète en France, la « misère du monde », comme disait P.
Bourdieu, est toujours là. Le fait que la classe ouvrière et les catégories assimilées
soient désormais recouvertes par les classes moyennes et autres catégories
intermédiaires placées entre les « laissés pour compte » et les « maîtres du monde »
constitue une tromperie délibérée, même si la division majeure semble aujourd’hui

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davantage d’ordre culturel et social qu’économique, car tous trois vont de pair et se
surdéterminent mutuellement.
50 Certes, la composition de la société, en France, a beaucoup changé depuis le début ou
même le milieu du XXe siècle, et avec elle la stratification des statuts : la paysannerie a
pratiquement disparu et le salariat industriel, victime de la redistribution mondiale du
travail, suit la même voie. Le développement des services et la féminisation du travail
ont partiellement compensé la désindustrialisation de l’activité, entrainant
l’augmentation du nombre de « travailleurs pauvres » et « précaires » dont le destin
(gagner moins qu’il n’est nécessaire pour vivre et élever dignement ses enfants) est
tout à fait comparable à celui du prolétariat d’autrefois.
51 On ne peut pas ne pas citer à ce sujet le rapport du député socialiste O. Ferrand
(président de Terra Nova, décédé le 30 juin 2012) prônant en substance l’abandon des
classes populaires par le Parti socialiste10. La synthèse de ce rapport commence par
décrire la France d’hier et d’aujourd’hui :
« La coalition historique qui a porté la gauche depuis près d’un siècle, fondée sur la
classe ouvrière, est en déclin. C’est vrai en France, comme dans le reste de l’Europe
et aux États-Unis. Depuis le Front populaire en 1936, la gauche en France (socialiste,
mais surtout communiste) a accompagné la montée en puissance du monde ouvrier.
La victoire de François Mitterrand à l’élection présidentielle de 1981 leur est
intimement liée : la classe ouvrière est à son apogée démographique (37 % de la
population active) et vote massivement à gauche […]. Autour de ce cœur ouvrier
s’est constituée une coalition de classe : les classes populaires (ouvriers, employés)
et les catégories intermédiaires (les cadres moyens). »
52 Ce discours reprend la terminologie de l’époque prétendument révolue où elle avait
cours : classe ouvrière, monde ouvrier, classe ouvrière de nouveau, cœur ouvrier, coalition de
classe, classes populaires. Puis vient l’amorce de ce qui va prendre la relève : catégories (et
non plus classes) intermédiaires et cadres moyens.
53 La suite décrit le « rétrécissement démographique de la classe ouvrière » qui tombe à
13 % dans l’industrie, accompagnant l’effondrement (moins 40 %) du « socle électoral »
de la gauche, phénomène amplifié par la dévitalisation du sentiment de classe en raison
de la recomposition du monde du travail au profit des ouvriers qualifiés et des salariés
du tertiaire « qui se reconnaissent davantage dans les classes moyennes » où le rapport
au travail est de type individualiste et gomme la conscience de classe.
54 « Comment la classe ouvrière a-t-elle pu disparaître depuis les années Mitterrand ? » se
demandent O. Ferrand et al. (ibid.). La question présuppose cette disparition, et
l’explication qu’ils en donnent est d’ordre culturel : la génération de 1968 a entrainé la
gauche vers les questions de société, la liberté sexuelle, la contraception, l’avortement,
l’émancipation des femmes, la tolérance, l’ouverture aux différences, une attitude
favorable aux immigrés, à l’islam, à l’homosexualité, la solidarité avec les démunis. Les
ouvriers ont fait le chemin inverse en adhérant aux valeurs traditionnelles « petite-
bourgeoises ». La rupture aurait été accentuée par la « tertiarisation » de l’économie
qui a entrainé le déclin de la classe ouvrière de pair avec la précarisation du travail, la
perte de l’identité collective, de la solidarité et de la fierté de classe, la relégation dans
les quartiers, créant des réactions contre les immigrés, les assistés, la perte des valeurs
morales et les désordres de la société contemporaine :
« Les déterminants économiques perdent de leur prégnance et ce sont les
déterminants culturels, renforcés par la crise économique, “hystérisés” par

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l’extrême droite, qui […] expliquent le basculement vers le Front national et la


droite »11.
55 Le rapport ne conclut pourtant pas à l’intérêt pour le Parti socialiste de s’adresser aux
« classes moyennes », jugées instables et peu fiables, ni de négliger les « classes
populaires », qui représentent encore « 23 % d’ouvriers et 30 % d’employés – plus de la
moitié de l’électorat »12. Mais il accorde la priorité à quatre segments de la société qui,
sans fonctionner en termes de « classes », ont des « valeurs culturelles progressistes » à
défendre : 1) les diplômés ; 2) les jeunes ; 3) les minorités des quartiers populaires ;
4) les femmes. Ces catégories « veulent le changement, sont tolérantes, ouvertes,
solidaires, optimistes, offensives, en lutte pour l’emploi contre les catégories installées,
conservatrices et défensives » qui de leur côté relèvent des classes moyennes et
moyennes supérieures « traditionnelles ».
56 Cependant les auteurs ne retiennent pas l’hypothèse selon laquelle les classes
populaires ont été abandonnées à elles-mêmes par la gauche pendant ces 30 dernières
années, et que l’effet de cet abandon ne peut pas sans abus en devenir la cause.
57 Ils ne repèrent pas non plus qu’en France comme dans le reste des pays les plus
avancés, les classes moyennes sont en train de s’appauvrir sous l’effet de causes
multiples et combinées (Chauvel, 2014) : 1) causes institutionnelles, en raison du
« moins d’État », avec l’affaiblissement des syndicats, le démantèlement du revenu
minimum, la flexibilisation de l’emploi, la réduction de la redistribution fiscale ;
2) causes démographiques, avec le babyboom, l’immigration, le travail des femmes,
l’« homogamie des plus qualifiés » ; 3) causes économiques et technologiques enfin,
avec le ralentissement de la croissance, la délocalisation ou la robotisation de la
production industrielle, la hausse du contenu abstrait du travail, la « winner-takes-all
society », les effets différentiels de la précarisation.
58 Ils n’ont pas vu que de nouveaux conflits sociaux sont en train d’émerger entre les
salariés travailleurs intellectuels diplômés, voire très diplômés (de bac + 2 à bac + 7,
voire plus) en situation de cadres et cependant surexploités, et les managers dont les
positions et les rémunérations très supérieures (dans un rapport allant jusque de 1
à 20) sont indexées sur la seule profitabilité financière, managers aux yeux desquels
« une société moyenne construite autour d’un État social fort est généralement vue
comme non pertinente » (Chauvel, 2014). Aux États-Unis avec Occupy Wall Street, en
Espagne avec le mouvement des Indignados, une part importante des catégories « hors
classes » identifiées comme les plus dynamiques par O. Ferrand et ses collaborateurs
refusent le destin qui leur est proposé (Graeber, 2014).
59 J. Mischi (2014), au lieu d’une disparition de la classe ouvrière, note son évolution, les
ouvriers des mines et de la métallurgie réunis sur leur lieu de travail et à forte tradition
prolétarienne ayant été remplacés depuis la fin des Trente Glorieuses (à partir de
1973-1981 donc) en nombre à peu près égal par des caristes et des camionneurs isolés
dans leur emploi, individualistes ou du moins beaucoup moins pourvus de « conscience
de classe ». Quant à l’expression classes populaires, elle se maintient selon lui dans la
mesure où elle permet de continuer à rapprocher les ouvriers et les employés, tant en
termes de revenus qu’en ce qui concerne le statut social, le chômage, l’insécurité et la
précarité de l’emploi (CDD et contrats d’intérim représentant désormais 90 % des
nouveaux contrats de travail, voir Le Figaro du 25/07/14). Il note aussi que la « classe
ouvrière » de référence était plutôt constituée de professionnels qualifiés que
d’ouvriers spécialisés immigrés.

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4. Vers des luttes sociales à base ethnique


60 Comment des mots peuvent-ils tromper sur le réel ? Comme l’écrit H. Weinrich (2014)
poursuivant la réflexion de V. Klemperer,
« il n’y a pas de doute que les mots avec lesquels on a beaucoup menti sont devenus
eux-mêmes peu fiables. Que l’on essaie seulement de prononcer des mots comme
[…] Lebensraum (espace vital) ou Endlösung (solution finale), la bouche elle-même s’y
refuse […]. Celui qui malgré tout s’en sert est soit un menteur soit une victime du
mensonge. Les mensonges pervertissent le langage. Et il n’existe aucune thérapie
pour les mots corrompus ; on est obligé de les expulser du langage. Plus c’est
rapidement et radicalement fait, mieux ça vaut ».
61 L’absorption de classe ouvrière par classes moyennes n’est pas le seul mensonge de la
sociologie de Chicago. É. Fassin (2014, cité d’après les bonnes feuilles parues dans
Mediapart le 07/05/14) note :
« Depuis les années quatre-vingt, […] les majorités républicaines des deux bords
prétendent s’attaquer, non à l’immigration […], mais au problème qu’elle
représenterait. On affirme ainsi éviter la xénophobie, voire lui répondre. En réalité,
c’est reprendre à son compte […] une construction qui constitue l’immigration en
problème, et ainsi pose les conditions de la xénophobie politique au motif de la
combattre. »
62 Et plus loin :
« Un déplacement s’est opéré à partir des années 1980. Sans doute le mot intégration
apparaît-il moins contraignant qu’assimilation. Toutefois, derrière le substantif, le
verbe a changé sans qu’on en prenne vraiment conscience : intégrer a cédé la place à
s’intégrer [et la pronominalisation] fait basculer la responsabilité de l’intégration de
la société à l’immigré […]. Ainsi, l’intégration aussi devient un problème insoluble. »
63 Plusieurs thèses et ouvrages et de nombreux articles parus dans la revue Mots et dans
Langage et société ont montré la « négativisation » progressive de la question immigrée
et comment au tournant des années 1980, on est passé, dans la presse de gauche comme
de droite, d’un cadrage sur les problèmes vécus par les immigrés (logement, droits,
alphabétisation) aux problèmes posés par les immigrés (délinquance, baisse de niveau
dans les écoles, terrorisme) (Bonnafous, 1999). S. Bonnafous, elle-même pionnière des
recherches en lexicométrie diachronique, a soutenu en 1990 une thèse d’État publiée en
1991 sur le discours sur les immigrés et sur l’immigration dans la presse française de
1974 à 1984. J. Guilhaumou (1992) en résume ainsi les conclusions :
« L’étude du temps lexical, de la variation chronologique des formes [de travailleurs
immigrés à immigrés, à immigrés clandestins, à immigrés sans papiers], souligne les
moments forts d’une telle déshérence des représentations de type classiste au sens
large : le tournant des années 1979-1980 et l’amplification des années 1983-1984 [dû
au “tournant de la rigueur”]. Si en 1974, le point de vue adopté [par la presse] est
celui des immigrés eux-mêmes, soucieux de leurs droits, en 1984, il n’est plus
question que des “Français” et de leurs privilèges à sauvegarder. Le “complexe de
l’immigration” rend compte de l’introduction progressive de la vision extrême dans
l’opinion publique. »
64 La réduction à gauche du syntagme travailleurs immigrés par la suppression de
travailleurs et son extension à droite par l’adjonction de clandestins transforme l’adjectif
en substantif ; immigré cesse de désigner une situation pour dénoter une essence. Le
glissement sémantique parti du signifiant cible le signifié, les immigrés eux-mêmes, et
leurs enfants, désormais indésirables. Un dernier glissement enclôt les « minorités

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visibles » telles que sous-représentées dans la fiction (cinéma, téléfilms, séries


télévisées), mais surreprésentées dans les actualités et les faits divers, synonymes par
collocations récurrentes de problème, complication, délinquance, menace, alerte, danger et
violence :
« La fiction française, notamment, reste singulièrement dominée par la classe
moyenne blanche (comme la fiction américaine des années cinquante) […] On
s’interroge sur la difficulté des scénaristes français à intégrer (au sens le plus
simple du mot) dans leurs récits des personnes d’origine étrangère […] en montrant
simplement leur vie quotidienne » (Bourdon, 1993, je souligne).
65 Dans les années qui ont suivi, notamment à partir des années 2000, le thème de la classe
moyenne blanche, a pris le relais, thème qui recycle la racialisation des rapports de classe
amorcée par la substitution de travailleurs par immigrés. C’est pratiquement dans le
même mouvement néologique qui voit classes moyennes absorber classe ouvrière et où la
classe ouvrière elle-même « disparait » (les guillemets sont importants) que les
mouvements sociaux les plus durs ont acquis en France des bases ethniques en
substitution des bases de classe.

Conclusion
66 Pour conclure, on ne peut qu’être frappé par l’aspect unanime des glissements
sémantiques opérés par le discours des médias. Comme si les journalistes s’étaient
« donné le mot ». Ou comme si la contrefaçon terminologique avait envahi le marché
linguistique au point de remplacer les mots justes par des copies, par des mots faux.
Comme disait Thomas Gresham, « la mauvaise monnaie chasse la bonne ». Mais qui
peut se vanter de posséder les « bons mots », les « mots justes » ? Et quelle est la
moralité, ou la morale, de cette histoire ? En fait, il n’y en a pas, du moins pas au plan
linguistique, même s’il y en a une au plan politique. Le plan linguistique – langagier ou
sémiotique – n’est pas politiquement neutre, mais divisé par les intérêts de classe. En
particulier, la terminologie du champ social est traversée par un conflit opposant les
intérêts contradictoires qui sont à la fois la cause et l’effet de mutations sociales
survenant dans la distribution et l’organisation du travail. Longtemps protégées de la
rapacité du capital par le programme du Conseil national de la Résistance, les classes
populaires et les classes moyennes françaises voient aujourd’hui leur sort aligné sur la
moyenne des situations qui leur sont faites dans les pays les plus avancés. Dans cette
conjoncture, la réalité s’appuie idéologiquement sur le langage pour, sans
considération de moralité, ni d’immoralité non plus, faire évoluer les choses dans le
sens des intérêts dominants. Comme l’a dit Warren Buffett (voir l’épigraphe de cet
article), « il y a une lutte des classes, c’est sûr, et c’est ma classe, la classe des riches, qui
fait cette guerre, et c’est nous qui sommes en train de la gagner ». C’est à voir. Demain
n’est pas écrit.

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Découverte.

WEINRICH, H. (2014 [1966]) : Linguistique du mensonge [Linguistik der Lüge], trad. de l’allemand,
Limoges, Lambert-Lucas.

NOTES
1. En ligne : http://www.acrimed.org/article1688.html, consulté le 15/08/14.
2. En ligne : http://www.ipsos.fr/decrypter-societe/2014-01-21-nouvelles-fractures-francaises-
resultats-et-analyse-l-enquete-ipsos-steria, consulté le 15/08/14.
3. L’École de Chicago est un groupe informel d’économistes libéraux généralement associés à
Milton Friedman, à la théorie néoclassique des prix, au libre marché, au monétarisme, à une
économie de l’offre opposée au fordisme et au keynésianisme (économie de la demande). Ce nom
vient du département d’économie de l’université de Chicago dont la majorité des professeurs
étaient membres de cette école. Elle rejoint l’École autrichienne de Friedrich Hayek pour qui la
meilleure garantie de maintien d’une société civilisée réside dans un « ordre spontané »
d’interaction qui seul permet « la mise en ordre de l’inconnu ». D’après Hayek, tenter d’imposer
un ordre planifié par un petit nombre ne peut que détruire la responsabilité nécessaire à la
régulation de l’ordre social. En d’autres termes, moins l’État intervient, mieux l’économie et la
société se portent.
4. Toujours en 2011, le revenu annuel moyen des 10 % des déclarants les moins favorisés était de
8 000 € (667 € par mois), tandis que celui des 10 % les plus favorisés était de 58 700 € – un rapport
de 1 à 7,34.
5. Je laisse de côté quelque 3 % d’actifs agriculteurs à la composition de classe elle aussi très
contrastée, avec les petits paysans d’un côté et les grands céréaliers de l’autre, en passant par les
éleveurs, viticulteurs, horticulteurs, maraichers, producteurs de fruits et légumes, aux situations
diverses selon l’étendue et la productivité des terres exploitées.
6. Le revenu plafond de la PPE est de 1 462 € nets par mois et par personne, supérieur au salaire
minimum interprofessionnel de croissance (Smic) qui est de 1 129 € nets par mois (juillet 2014).
7. Selon Tite-Live, Histoire romaine, fable attribuée à Ésope racontée au peuple romain par
Agrippa Menenius, en 494 avant J.-C., lors de troubles sociaux qui opposèrent plébéiens et
patriciens : « Les membres du corps humain, voyant que l’estomac restait oisif, séparèrent leur
cause de la sienne, et lui refusèrent leur office. Mais cette conspiration les fit bientôt tomber eux-
mêmes en langueur ; ils comprirent alors que l’estomac distribuait à chacun d’eux la nourriture
qu’il avait reçue, et rentrèrent en grâce avec lui. Ainsi le sénat et le peuple, qui sont comme un
seul corps, périssent par la désunion, et vivent pleins de force par la concorde ».

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8. Je relève encore ceci dans Le Point, qui confirme la spécialisation du singulier dans le sens
marxiste du terme : « Au Brésil, depuis dix ans, près de 40 millions de personnes ont rejoint la
classe moyenne, qui représente désormais 52 % de la population totale. Inexistante il y a vingt
ans, la classe moyenne chinoise est aujourd’hui estimée à 157 millions » (Delhommais, 2013).
9. Selon L. Chauvel (2014) citant J. Damon (2013), les classes moyennes françaises sont elles-
mêmes désormais « tirées vers le bas » par le déclassement scolaire, la précarité de l’emploi, la
stagnation des salaires et la crise du logement. Selon les mêmes auteurs, la classe moyenne
américaine « rétrécit » (on parle à son sujet de « shrinking middle class »), passant de 37 % des
ménages en 1974 à 30 % en 2005, 28 % en 2010 ; son revenu global est tombé de 60 % à 45 % du PIB
entre 1970 et 2010. Le renforcement des écarts de revenu et de bien-être entre les plus pauvres et
les plus riches entraine une repolarisation (dualisation) de la société.
10. Mis en ligne en 2012 sur le site de Terra Nova. Voir aussi la réponse de B. Rothé (2013a,
2013b). B. Rothé note entre autres que le mot ouvrier ne compte que 15 occurrences dans les
motions finales du dernier congrès du Parti socialiste.
11. Le Rapport Ipsos/Steria déjà cité dans mon introduction confirme cette situation : « Pour
68 % (+ 7) [en janvier 2014 par rapport à janvier 1973] des cadres, la mondialisation est une
opportunité alors qu’elle est perçue comme une menace par 74 % (+ 4) des ouvriers. De même,
pour près de trois cadres sur quatre (72 %, + 16), la France doit s’ouvrir davantage au monde
d’aujourd’hui alors que 75 % (+ 13) des ouvriers pensent qu’elle doit s’en protéger. La coupure
avec le politique est encore plus nette dans les classes populaires. 87 % des ouvriers pensent que
le système démocratique fonctionne mal et que leurs idées ne sont pas bien représentées (+ 8),
alors que cette idée est stable chez les cadres à 65 % (+ 1). La demande d’autorité est beaucoup
plus forte chez les ouvriers : 64 % sont favorables au rétablissement de la peine de mort (contre
26 % des cadres). À noter également que 74 % des ouvriers estiment qu’on ne se sent plus chez soi
comme avant (+ 7, contre 38 %, - 12 chez les cadres) et que pour 39 %, les immigrés qui s’installent
en France prennent le travail des Français (+ 7, contre 9 % - 3 chez les cadres). »
12. Les professions intermédiaires représentent 23 % de l’électorat total, contre 15 % pour les
classes moyennes supérieures.

RÉSUMÉS
Depuis les années 1980, l’École de Chicago inspire des politiques économiques qui ont discrédité
la sociologie des classes sociales et des luttes de classes au profit de la collaboration entre
catégories et groupes définis par le niveau de revenu. Le syntagme « classe ouvrière » a été
remplacé par « classes moyennes » dans le discours des médias. Parallèlement, l’assimilation de
la classe ouvrière à ce qui n’est pas « les classes moyennes blanches » ainsi que le rejet des
immigrés et des enfants d’immigrés ont déplacé les luttes sociales vers les conflits ethniques
(émeutes en banlieues, vocations djihadistes). Cette étude critique de lexicologie sociale montre
comment les médias français, propriétés de grands groupes financiers, présentent une vision
erronée des réalités sociales et contribuent à dépolitiser l’opinion publique sans égard pour
l’éthique qui devrait fonder la vie démocratique du pays.

Since 1980, the Chicago school economics is inspiring policies that discredit the social classes and
social struggles sociology for the benefit of collaboration between income-defined categories or
groups. The words “working class” have been replaced by “middle classes” in massmedia

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discourse. At the same time, the assimilation of the working class with what is not White middle
classes and the rejection of migrant workers and their sons moved social struggles into ethnic
struggles (suburbs riots, djihadist vocations). This critical study in social lexicology shows how
the French press, controlled by big bankers, is lying about social realities and contribute to
depoliticize the country with no regards for ethics on which the democratic life should be based.

INDEX
Mots-clés : classe ouvrière, prolétariat, classe sociale, catégorie sociale, classes populaires,
petite-bourgeoisie, bourgeoisie, travailleurs, travailleurs immigrés, clandestins sans-papiers,
sociologie de Chicago, sociologie de presse, luttes sociales, luttes ethniques
Keywords : working class, proletariat, social class, social category, popular classes, middle-class,
lower and upper middle class, bourgeoisie, workers, migrant workers, illegal workers, Chicago
school sociology, journalistic sociology, social struggles, ethnic struggles

AUTEUR
MARC ARABYAN
CeReS (EA 3648), Université de Limoges

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Ouverture finale

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Pérégrinations d’une analyste du


discours en territoire éthique : la
prise de position dans tous ses états
Peregrinations of a Discourse Analyst in the Field of Ethics: The Ins and Outs of
Taking a Stand

Roselyne Koren

1 Cette contribution a pour objet la reconstitution d’un parcours épistémologique


personnel. Il s’agit d’y présenter et d’y justifier les pérégrinations d’une linguiste,
analyste du discours et de l’argumentation, en territoire éthique. Je voudrais préciser
toutefois d’emblée, avec M. Doury (2013 : § 4), que la décision de prendre mon propre
parcours pour objet n’est nullement à interpréter comme « l’indice […] d’un
narcissisme surdimensionné ». Ma contribution souhaite uniquement rendre compte
des voies suivies pour tenter de réaliser un objectif épistémique semblable, en dépit de
différences épistémologiques consistantes, à celui que J.-P. Desclés (2009 : 51) définit
dans Langue française 162, numéro consacré à « la prise en charge » comme « une
linguistique qui cherche à accroître sa scientificité par une inquiétude épistémologique
continuelle pour une meilleure compréhension et critique des concepts qu’elle utilise et
construit » (je souligne).
2 Ces précautions étant prises, je m’engage dans la voie d’un questionnement éthique
ancré dans l’observation de pratiques discursives et argumentatives, mais également
dans un cadre théorique interdisciplinaire permettant de combler des manques
épistémiques. La décision de recourir à ce cadre est due au constat suivant : les théories
linguistiques et l’analyse du discours contemporaines, en France, marginalisent ou
passent sous silence un domaine pourtant socialement primordial : le champ de
l’évaluation axiologique et du jugement de valeur. Les travaux pionniers de C. Kerbrat-
Orecchioni sur la subjectivité axiologique dans le langage (1980) et la mauvaise foi
argumentative (1981, 1986) constituent une exception dans ce paysage scientifique.
3 Par questionnement éthique j’entends tout d’abord la recherche des lieux discursifs où
le sujet du discours évoque et argumente ce qui fait sens pour lui, les valeurs qui le

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stimulent, construisent son identité et guident ses actes de parole, lieux où il peut aussi
énoncer ses dilemmes existentiels et où il justifie ses choix face à l’Autre du discours. La
prise en compte de l’altérité est en effet l’un des traits intrinsèques de tout
questionnement éthique. L’allocutaire joue alors un rôle essentiel : il remplit une
fonction critique ; la rationalité des dires de l’un dépend certes tout d’abord de la
justification de ses arguments, mais aussi de l’assentiment de l’Autre, son alter ego,
mais aussi son juge.
4 Ce questionnement éthique est aussi celui du chercheur, analyste de corpus
authentiques où il peut y avoir manipulation de l’opinion d’autrui, mauvaise foi
argumentative, diabolisation, incitation à la haine ou à la discrimination de l’Autre,
argumentation idéologique mortifère, dénégation de toute forme de responsabilité. Il
s’agira alors de justifier mes réponses aux questions suivantes : le chercheur se doit-il
de rester neutre en permanence, quel que soit son corpus, ou est-il possible et même
parfois nécessaire de franchir la ligne rouge entre neutralité et prise de position
évaluative ? Bref, la neutralité absolue est-elle valide en permanence ? Garantit-elle
automatiquement l’accès à la totalité du savoir à construire ? L’éthique du chercheur a
donc ici tout d’abord la réflexivité pour condition de possibilité ; rationalité et
autocritique sont alors, comme l’affirme O. Reboul (1980 : 197), étroitement liées.
5 Le parcours épistémique que je vais tenter de reconstituer a pour origine la décision
d’explorer « les espaces discursifs » que C. Kerbrat-Orecchioni (1981 : 63) qualifie de
« marécages » du fait qu’« il est bien difficile d’opérer des tracés de frontière (entre le
normal et le déviant, le légal et le fautif, l’honnête et le malhonnête) ». Mais elle ajoute :
« Si les incertitudes du langage » et « le caractère précaire et fluctuant de la norme
argumentative » sont « responsables de ces difficultés, elles fondent en même temps la
possibilité d’exercice de la mauvaise – donc de la bonne – foi ». Ce parcours
comprendra les étapes suivantes1 : problématisation de la question de l’objectivité et
donc de la prise de position dans le langage, mise en question de l’identité du sujet du
discours puis exploration de la prise en charge du vrai référentiel et du juste ou du
bien ; proposition de réajustement de l’éthique du chercheur en sciences du langage. Ce
qui relie ces diverses questions entre elles, c’est leur successivité chronologique, mais
surtout le fait que chacune d’elles se définit par rapport à un acte commun : l’acte de
juger entendu ici comme évaluer, hiérarchiser, trancher et justifier et non pas comme
dresser un réquisitoire ; or cet acte est perçu et présenté, dans la majorité des discours
épistémiques en sciences du langage en France, comme un acte suspect, comme une
menace pour une éthique souhaitant accorder une place primordiale à un
« rationalisme égalitaire » (Perelman, 1989 : 202). Derrière la décision de se prononcer
pour ou contre, de valoriser ou de dévaloriser, bref de prendre clairement position –
décision dont la rationalité n’irait pas de soi –, se profileraient presque
automatiquement les spectres de l’esprit partisan, de la partialité, de l’idéologie
militante et de la prescription moralisatrice. Tout se passe comme si le fait même de
prendre la prise de position axiologique pour objet risquait de compromettre la
scientificité et la rationalité de la recherche. On essaiera ici au contraire de justifier la
décision de problématiser et de réduire cette défiance et de démontrer que l’acte de
juger peut être un acte rationnel aussi valide et vital que celui d’informer et de
représenter les réalités de l’environnement telles quelles. En résumé, l’enjeu épistémique
de ces pérégrinations est le parcours d’une recherche ayant tenté de revisiter la
question de la rationalité et de la légitimité du jugement de valeur et de ses

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interactions avec le jugement de fait ou de vérité dans le discours et l’argumentation


rhétorique.
6 Ce parcours est donc ancré dans les tentatives effectuées afin de comprendre et
d’éclairer les paradoxes suivants : l’évaluation, l’éloge, le blâme, l’idéalisation ou la
diabolisation, les discours polémiques récurrents occupent une place centrale dans les
espaces publics comme dans les cadres privés des interactions verbales ; la théorie des
faces nous enseigne que l’homme est un loup pour l’homme et que les difficultés de la
communication intersubjective seraient comparables à celles que rencontre le
funambule (j’emprunte cette métaphore à Kerbrat-Orecchioni, 2005). Pourtant, dans la
plupart des cas, les théories du langage problématisent uniquement en France la prise
en charge consensuelle du vrai référentiel. L’évaluation axiologique est laissée dans
l’ombre ou évoquée subrepticement et frileusement. Autre paradoxe : le locuteur peut
qualifier un « miroir » de « virulent » ou mêler lexèmes axiologiques et tournures
impersonnelles dans le même énoncé, présenter un jugement de valeur sous les
apparences irréfutables de l’évidence comme dans « c’est vrai, mal, c’est bien » ou
encore discréditer une cible politique en la qualifiant de « nazisme tropical » (J.-P.
Chrétien, Libération, 26/04/94), sans que la plupart des linguistes français n’en déduise
qu’il faille mettre en question la suprématie de la thèse de la description neutre,
objective et spéculaire d’un langage à visée essentiellement informationnelle et
vériconditionnelle.
7 C’est à la croisée interdisciplinaire de l’analyse du discours, de la nouvelle rhétorique
perelmanienne, de la philosophie et de la sociologie que j’ai trouvé des hypothèses
explicatives me permettant de tenter de résoudre ces paradoxes sans jamais perdre de
vue le système du langage et du discours. C’est à des auteurs comme C. Perelman,
philosophe du droit, logicien et rhétoricien, aux philosophes H. Arendt, R. Polin, R.
Rorty, O. Reboul, aux sociologues M. Weber et R. Boudon que je dois les hypothèses
explicatives m’ayant permis de comprendre et de surmonter les silences épistémiques
de ma discipline sur la question de la mise en mots des valeurs et de la prise de
position. Je donnerai cependant ici la primauté à la nouvelle rhétorique perelmanienne
(désormais NR) pour ne pas dépasser la place qui m’est impartie. La NR a été en effet
déterminante pour moi dans la mesure où elle ancre sa conception de l’argumentation
dans les pratiques discursives de corpus authentiques, spécifiques des espaces
discursifs de la vie politique et sociale.

« Ces pommes ne me disent rien »/« je n’aime pas ces


pommes » (Perelman, 1983 : 243)2 : de l’objectivité
dans le discours
8 C’est dans le cadre d’un cours de rhétorique figurale et argumentative destiné à de
futurs traducteurs que la centralité de la problématique de l’impartialité et de
l’objectivité m’est apparue. On m’avait en effet demandé de ne pas prendre comme
objet des textes littéraires, mais d’analyser de préférence des articles de presse écrite
en français. Il m’est vite apparu que le couple apparences/réalité – neutralité
apparente/point de vue subjectif relégué dans l’implicite – jouait un rôle central dans la
mise en mots de l’information. Les énoncés suivants de type « ça parle », énoncés par
un médiateur absent de ses propres dires, étaient omniprésents quel que soit le genre
d’article : « Mais déjà s’impose une de ces évidences qui fondent les meilleures

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ententes », « l’élection de Bordeaux ne saurait être présentée comme un test national »,


« l’élection traduit une attitude qui dément… » (Koren, 1996 : 80-81). Le devoir
d’objectivité occupait également une place centrale dans les métadiscours des
journalistes sur la déontologie de la profession. La plupart d’entre eux y affirmaient
leur désir d’être la voix-off, celle de la transmission spéculaire et « filmique » de la
parole des faits. Mais ils souhaitaient aussi simultanément – là résidait le paradoxe –
éclairer les lecteurs, les libérer de l’emprise des institutions politiques et donc
pratiquer à l’égard de ces dernières un « devoir d’irrespect » – soit proposer des
analyses critiques nécessairement évaluatives du pouvoir exécutif (Koren, 1996 :
143-170).
9 La compatibilité de ces deux enjeux contraires ne pouvait pas être pensée dans le cadre
de théories du langage informationnelles et vériconditionnelles : d’où venait donc ce
puissant désir d’effacement énonciatif ? Pourquoi l’énonciation de « virulent » devait-
elle être « rachetée » (Rastier, 1994 cité in : Koren, 1997a : 163) par celle de « miroir » et
la dénonciation d’« une détestable mauvaise foi » par la tournure impersonnelle à la
fois prescriptive et euphémisée – « il faudrait donc être (d’une détestable mauvaise
foi) » ? Pourquoi ce désir de « dire » sans avoir l’air de dire (Ducrot, 1972) ? Quelle était
donc cette doxa qui exigeait que le locuteur relègue ses prises de position évaluatives
dans le non-dit ? Pourquoi cherchait-on à donner à l’opinion les apparences de
l’évidence ?
10 La lecture du Traité de l’argumentation de C. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca (1983) et la
NR qui y est théorisée m’ont permis d’élaborer les hypothèses explicatives nécessaires à
ces recherches et de tenter de combler le vide épistémique évoqué ci-dessus. La NR est
certes ancrée dans une réflexion philosophique, mais elle est proche des sciences du
langage puisque C. Perelman se refuse à dissocier la forme du fond : il insiste sur le fait
que sa théorie de l’argumentation, qui est aussi une « logique des jugements de
valeur », a pour objet les « moyens discursifs d’obtenir l’adhésion des esprits »
(Perelman, 1983 : 10). Son corpus privilégié se veut, comme il le précise (ibid. : 13)
constitué par les argumentaires de journalistes, de politiciens, d’avocats, de juges et de
philosophes.
11 J’ai eu le sentiment, dès les premières lignes du Traité de l’argumentation, d’avoir trouvé
une hypothèse explicative fondationnelle. On y lit effectivement :
« La publication d’un traité consacré à l’argumentation et son rattachement à une
vieille tradition, celle de la rhétorique et de la dialectique grecques, constituent une
rupture avec une conception de la raison et du raisonnement issue de Descartes, qui a
marqué de son sceau la philosophie occidentale des trois derniers siècles » (ibid. : 1).
12 Cette « rupture » a la validation et la légitimation du vraisemblable et donc de l’opinion
pour enjeu. Il s’agit de désacraliser la toute-puissance des thèses suivantes : le seul
régime de rationalité valide est celui d’un sujet pensant que sa raison rend apte à
percevoir, à contempler et à incorporer des vérités préétablies irréfutables. Le
désaccord ne peut plus être de ce fait qu’« un signe d’erreur » (ibid. : 2) ; le
raisonnement « more geometrico » constituerait le modèle unique et universel sur lequel
construire le savoir et un discours garantissant la valeur par excellence : la vérité
référentielle objective. Or, C. Perelman est convaincu que cette « limitation » est non
seulement indue, mais qu’elle prône une dichotomie inacceptable entre les facultés de
l’esprit humain, qu’il refuse de hiérarchiser3. Comme on le verra plus bas, s’opposer à la
conception de la raison théorique défendue par R. Descartes, c’est argumenter en

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faveur de la complémentarité de régimes de rationalité foncièrement différents, mais


parfaitement conciliables dans le discours, mettant en œuvre l’aptitude de l’homme à
formuler des jugements de vérité et des jugements de valeur ; c’est problématiser la
question de l’identité du locuteur. Celui-ci n’est plus perçu dans la NR comme un « sujet
pensant », mais comme une « personne », un sujet d’énonciation partiellement
autonome qui argumente des choix éthiques dont il se considère comme responsable.
La liberté de ces choix n’est pas limitée par l’obligation de s’aligner sur un modèle
logique rationaliste, mais par le regard critique de l’Autre, son alter ego qu’il doit
persuader de la légitimité de ses dires.
13 Les auteurs du Traité décrivent, d’une part, les procédures ayant pour enjeu de donner
à des jugements de valeur les apparences du jugement de fait et l’autorité de
l’évidence : ils désignent ainsi quelques observables emblématiques étroitement liés à
une conception cartésienne de la raison. Mais on verra aussi ci-dessous que la
controverse ne se limite pas à ce travail de dévoilement ; la NR revisite la définition de
l’objectivité dans le discours et l’argumentation. Il s’agit en fait dans le premier cas de
tenter de neutraliser à priori les vélléités de réfutation de l’auditoire. Le recensement
de ces procédures a joué un rôle déterminant dans les chapitres de R. Koren (1996 :
21-134) consacrés à l’objectivité de l’écriture de presse. On compte parmi ces
procédures : le mythe de la parole des faits, du « ça parle », simplement, mais très
clairement défini par les deux énoncés insérés dans le titre ci-dessus. La différence
entre ces deux énoncés (ibid. : 243) serait de l’ordre suivant : « je n’aime pas ces
pommes » est un aveu subjectif assumé explicite, « ces pommes ne me disent rien »
transforme un « jugement de valeur » en « jugement de fait ». « On reproche à l’objet,
affirment C. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca (1983), de ne pas adresser d’appel, on
considère que si l’on réagit défavorablement cela résulte d’un comportement de
l’objet », ce qui exonère le sujet d’énonciation de toute responsabilité. Un terme
« neutre » est en fait aux yeux du théoricien de la NR un terme susceptible de passer
« inaperçu » et qui créerait l’illusion d’un « langage descriptif en soi » (ibid. : 202), sur
lequel « l’aspect social du langage, instrument de communication et d’action sur
autrui » n’aurait pas prise. Il serait possible pour un tenant de l’objectivité absolue de
comprendre le sens configuré par ce type de langage sans tenir compte du « contexte
fourni par les habitudes, les façons de penser, les méthodes, les circonstances
extérieures et les traditions connues des usagers » (ibid. : 680-681). Le pronom indéfini
on suffit à transformer le sujet en médiateur anonyme au service de la collectivité ; le
locuteur tente ainsi de transformer « le subjectif » « en normal » afin de le soustraire à
la réfutation, diminuant aussi, du même coup, « la responsabilité dans le jugement »
(ibid. : 218)4. La NR démontre enfin que ce langage prétendument descriptif feint
d’ignorer le lien qui lie la description au « but » qu’elle « poursuit » et la « pensée » à
l’« action » (ibid. : 208), lien particulièrement crucial dans le domaine de l’information
et de la transmission d’un savoir permettant d’agir en connaissance de cause dans la vie
politique et sociale.
14 Les techniques recensées ci-dessus problématisaient la tentative de donner de force au
vraisemblable les apparences de l’évidence. Derrière les titres d’éditoriaux du type « Le
poids des faits » ou les énoncés « la crise exige », « la situation traduit », « l’ironie du
destin a voulu que » allaient se profiler dorénavant pour moi le refus de reconnaitre la
subjectivité inéluctable du regard individuel ou la décision de le faire passer
« inaperçu » ou de lui donner les apparences d’une vérité consensuelle. Je ne pourrai

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plus lire désormais un énoncé comme « la crise exige » ou « c’était une évidence déjà
c’est un fait établi désormais » (Koren, 2004b) sans y voir ce que la sacralisation de la
vérité référentielle fait au discours : favoriser la tentative de domination de l’Autre, la
volonté d’avoir raison de son éventuelle résistance au lieu de tenter de négocier la
distance qui les sépare.
15 La NR m’a également permis, d’autre part, de revisiter la question de la définition de la
notion de « fait » dans la vie politique et sociale ainsi que la distinction entre
« impartialité » et « objectivité ». Le « poids des faits », argument particulièrement cher
aux journalistes réalistes ou aux positivistes qui y voient un argument apte à
discréditer à priori toute velléité d’indépendance ou de contestation, y est déstabilisé
par l’argumentation suivante : les auteurs du Traité (Perelman, Olbrechts-Tyteca, 1983 :
89-90) se refusent purement et simplement à donner une définition intrinsèque de la
notion de fait. Celui-ci n’aurait pas d’existence à priori dans le champ de
l’argumentation ; il prendrait corps dans la discussion entre argumentateurs s’ils
parviennent à négocier un accord. Aucun fait ne peut être asserté de façon absolue s’il
est contesté par une partie de l’auditoire. C’est par ailleurs dans un développement
intitulé « Argumentation et engagement » (ibid. : 78-83) que C. Perelman et L.
Olbrechts-Tyteca proposent de revisiter la question de la neutralité et de distinguer
entre « impartialité » et « objectivité » afin de définir la fonction du médiateur invité à
juger les acteurs d’un conflit. La qualité majeure du tiers médiateur n’est pas à leurs
yeux l’objectivité, car cela signifierait qu’il ne partage pas les valeurs de la collectivité
qui l’a choisi et n’en est pas « solidaire ». Il se doit par contre d’être impartial lors d’un
recensement initial, heuristique et pluraliste des points de vue. Il doit y avoir alors et
seulement alors suspension de toute forme de jugement – soit « impartialité ». Ce
dernier revient cependant en force à l’étape suivante où le médiateur se doit de
trancher dans le cadre d’une éthique de responsabilité où l’action est une valeur
fondamentale. Les questions de l’objectivité et de la subjectivité ne peuvent plus être
pensées de ce fait au prisme du rationalisme cartésien et du modèle épistémique de la
démonstration scientifique ; elles doivent être « repensées » et « réinterprétées »
« pour qu’elles puissent avoir un sens dans une conception “pratique” de
l’argumentation qui « se refuse à séparer une affirmation, de la personne de celui qui la
pose » (78) et en assume la responsabilité énonciative.
16 La critique perelmanienne de la raison théorique cartésienne et de la conception de la
connaissance qui en découle m’a enfin permis de comprendre pourquoi l’objectivité
absolue est sémiotisée dans l’écriture de presse et dans tout autre discours où elle est
mise en œuvre, par un mouvement de balancier soit par l’oscillation binaire descriptive
entre deux pôles antithétiques : le pour et le contre, le noir et le blanc, l’apologie sur la
page de gauche et la dénonciation sur celle de droite (voir Koren, 2001 : 181). Il
existerait un rapport de cause à effet entre la conviction que l’accès à la vérité
référentielle dépend de la contemplation collective d’évidences existant à priori et la
délégitimation du jugement de valeur, perçu comme un obstacle entravant la
réalisation de ce type de consensus. L’oscillation « rationaliste » « égalitaire »
(Perelman 1989 : 202) entre un discours et son contrediscours constituerait de ce fait le
degré ultime de l’équité. Ce raisonnement m’a permis de comprendre pourquoi le
terroriste pouvait être présenté dans le même article, simultanément, comme un
« résistant » héroïque et un criminel (Koren, 1996 : 259-267 ; 2006a : 101-104) et donc
donner lieu à des actes de nomination antithétiques concomitants. Il m’a aussi permis
de comprendre cet extrait paradoxal du numéro spécial consacré par Libération à la

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commémoration de ses 20 ans (1) où la systématisation rhétorique de l’oscillation


atteint un paroxysme et cette analyse de J.-F. Kahn concernant l’oscillation médiatique
binaire en général (2) :
(1) « Prendre une période donnée […] et se l’approprier, ne serait-ce qu’au nom de
l’arrachement […] Manuel des civilités binaires à l’usage des jeunes générations ?
[…] On n’hésitera pas une seconde […] à transgresser sciemment cette règle de fer à
peine édictée. »
(2) « La pensée bipolaire ne secrète plus qu’un discours de défense de la bipolarité
elle-même » (Koren, 2001 : 178, 193).
17 Une autre voie était-elle possible dans le cas de la presse écrite française antérieure au
journalisme mis au net ? Il semble que oui : celle de cet oxymore, par exemple,
définissant le credo du Canard enchaîné (Koren, 1996 : 267) : l’« anarchisme cartésien ».
La figure ne réfère pas à une opposition dichotomique aporétique, mais sémiotise une
interaction féconde entre la liberté de penser et de juger, le refus de toute forme de
domination et une conception rigoureuse vériconditionnelle de l’information.

Le « sujet » au prisme d’un questionnement éthique


18 La notion de sujet est la condition de possibilité fondationnelle de tout questionnement
éthique ; celui-ci constitue avec l’Autre, son alter ego, un couple notionnel
incontournable. L’analyse du discours (désormais AD) accorde certes une place centrale
à la notion de sujet, mais semble plus intéressée par les contraintes qu’il a à subir et
celles qu’il cherche à faire peser sur l’énonciataire que par leurs libertés respectives
(Koren, 2008b, à paraître). D. Maingueneau (1999 : 79-80) le présente comme un être de
langage, essentiellement garant et responsable de la vérité référentielle de ses dires,
construisant sa « manière d’être » par le biais d’une « manière de dire » ; P. Charaudeau
et lui (2002 : 224-228) soulignent la nature coercitive des rapports intersubjectifs. Mais
peut-il en être autrement lorsque la valeur par excellence, celle qui sous-tend la
réflexion sur la responsabilité du locuteur se limite à la vérité référentielle ou que
l’analyste du discours s’interroge, tout au plus, sur la responsabilité du locuteur au
prisme de la polyphonie ? Le sujet de l’argumentation et donc de l’éthique du discours
prônée par la NR est un être de langage partiellement autonome, responsable de ses
jugements de fait comme de ses jugements de valeur. Il accorde une importance égale
au vrai, au juste ou au bien. Le sujet de l’AD est certes moins désincarné que le locuteur
des théories linguistiques : son discours est indissociable de la situation d’énonciation
sociohistorique où il prend la parole, mais il est soumis aux doxas et aux contraintes
extérieures de systèmes de valeurs inhérents aux genres discursifs ou aux
scénographies auxquels il recourt. Le carcan de l’argumentaire du sujet de
l’argumentation est avant tout son auditoire : c’est à ce dernier qu’il incombe de juger
les justifications mises en œuvre afin de légitimer ce qui fait sens pour l’argumentateur,
de se prononcer sur leur cohérence et leur rectitude et de partager la responsabilité de
la rationalisation des prises de position.
19 Je dois donc à cette conception perelmanienne de l’autonomie du sujet éthique le cadre
théorique m’ayant permis de penser la responsabilité énonciative et/ou collective
qu’implique, par exemple, l’acte de nommer le terroriste ou l’attentat (Koren, 1996,
2006a, 2008a). La conception du sujet de l’argumentation défendue par la NR défend en
fait la même thèse que celle défendue par le sociologue R. Boudon (1995) dans Le juste et
le vrai : il existe un régime de rationalité des jugements de valeurs aussi « robuste »

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( j’emprunte ce qualificatif à Paveau, 2013) que celui des jugements de fait des sciences
exactes ; le sujet est parfaitement capable, à ses yeux, de justifier clairement,
consciemment et rigoureusement ses jugements de valeur ; la justification en
garantirait la rationalité et la validité.
20 Cette conception du sujet autonome et de ce fait responsable de ses mises en mots, en
dépit de multiples contraintes discursives, institutionnelles et sociales, sujet
indissociable de son alter ego comme le « je » et le « tu » de la linguistique énonciative
d’É. Benveniste, m’a permis de comprendre la révolution rhétorique effectuée dans
l’écriture de presse mise au net : le retour en force d’une subjectivité décomplexée, la
revalorisation et la déculpabilisation de l’acte de juger et de prendre position. De
longues années de sacralisation de l’objectivité, la dénégation de la responsabilité
énonciative, la passivité de l’auditoire, la posture en surplomb du journaliste, porte-
parole de l’opinion publique, plus proche des institutions que de ses lecteurs ont joué et
jouent toujours encore un rôle central dans le conflit de légitimité entre « anciens » et
« nouveaux » médias (Koren, 2013a ).

« Une conception unificatrice de la rationalité »


(Ribeiro, 2012 : 176, 183) : la prise en charge du vrai et
du juste
21 La NR n’est certes pas une théorie du langage, ni C. Perelman un linguiste, mais la thèse
de l’intrication et des interactions du jugement de fait et du jugement de valeur
constitue, à mes yeux, une contribution méconnue à l’analyse de l’hétérogénéité du
langage et du discours et des fonctions argumentatives du métadiscours. Elle ouvre la
voie à un rapport éthique aux fonctions à la fois représentationnelles et évaluatives du
langage soit à la prise en charge concomitante du faire croire vrai et du juste (entendu
comme équitable) ou du bien et de leurs contraires. Il devient possible de penser que la
raison théorique n’est pas le seul mode d’élaboration et de configuration du concept de
rationalité et que, comme le souligne R. Boudon (1995 : 541 ), serait rationnel tout
énoncé quel qu’il soit intégrant la justification du point de vue défendu : « X avait des
raisons de croire (faire) Y, car… » et « irrationnelles » les explications introduites par
un raisonnement du type : « X n’avait pas de raisons de croire (de faire) Y, mais… », soit
X affirme Y, bien qu’il soit incapable d’en justifier le bien-fondé, Y est une affirmation
gratuite, non valide. Les auteurs du Traité de l’argumentation (1983 : 681-682) affirment
ainsi : « La pratique et la théorie de l’argumentation sont, à nos yeux, corrélatives d’un
rationalisme critique, qui transcende la dualité jugements de réalité-jugements de
valeur, et rend les uns comme les autres solidaires de la personnalité du savant ou du
philosophe, responsable de ses décisions dans le domaine de la connaissance comme
dans celui de l’action. » L’unification des deux catégories de prise de position a la
conscience éthique du sujet pour condition de possibilité : celui-ci peut parfaitement
faire preuve, comme le souligne E. Eggs (1999 : 43) d’« intégrité discursive » soit d’un
rapport « neutre », « objectif » ou « stratégique » au réel référentiel et avoir alors la
véridiction pour norme et, simultanément, faire preuve d’« intégrité rhétorique » soit
d’un rapport justifié à des valeurs autres que le vrai et avoir simultanément la rectitude
éthique pour norme. C’est alors par le biais de la justification jugée et évaluée par
l’Autre du discours que l’éthique et la rationalité axiologique viennent (ou non, si
dissensus il y a) au discours. Le système du langage confirme en l’occurrence la

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pertinence des prises de position philosophiques, éthiques ou rhétoriques contestant la


thèse d’une oscillation dichotomique entre fait et valeur, mais aussi celle de la
sacralisation de la raison théorique, de « l’homme spéculaire » reflétant les réalités
extérieures telles quelles et de l’inexistence d’un régime de rationalité axiologique dans
le langage.
22 Ce qui fait donc, à mes yeux, de la NR une éthique du discours, c’est le refus de
considérer qu’il existe des normes morales indiscutables et une vérité V atemporelles à
priori, c’est aussi la conviction que dans l’univers du vraisemblable et des interactions
verbales, qui est celui de la société civile, l’objectivité absolue n’existe pas. Les faits, les
vérités et les valeurs y sont discutables et nécessairement discutés et négociés par le
sujet d’énonciation et son énonciataire. Les coénonciateurs dominés de l’AD y sont
transformés en êtres de langage dont l’autonomie n’a de sens que parce qu’ils sont à la
fois libres, responsables et dépendants du jugement d’autrui. Et par liberté, la NR
entend liberté de prendre position, de juger et de se transformer (Perleman, Olbrechts-
Tyteca, 1983 : 397), liberté de choisir et de configurer l’« auditoire universel » soit le
modèle exemplaire intérieur de la rationalité dont ils tentent de se rapprocher sans
jamais pouvoir y parvenir5. L’aspiration éthique au dépassement de soi est en effet un
trait intrinsèque du sujet de l’argumentation ; on la perçoit dans la gestion des
justifications, mais aussi dans la rhétorique figurale et argumentative de discours
épidictiques (Koren, 2010a ; 2015) où le sujet est animé comme le souligne D. Jamet
(2008 : 11) par « la force de paroles qu’anime un souffle », « il y a des mots, ajoute-t-il,
qui portent celui qui les prononce et ceux qui les entendent au-dessus et au-delà d’eux-
mêmes » (je souligne).

De la théorie à la pratique
23 Le moment est venu de mettre brièvement ce parcours à l’épreuve de l’analyse de
pratiques argumentatives et discursives6. Je me limite à l’analyse de quelques extraits
d’un exemple type publié sur le net par l’association Acrimed (Action Critique Médias)
afin de ne pas dépasser les limites de l’article. L’analyse critique, au ras des mots, de
discours médiatiques au service des institutions politiques est l’une des activités
majeures de cette association de la société civile. Ce texte de cinq pages s’intitule « Fort
avec le faible, faible avec le fort : l’anticonformisme de la revue Médias » et
problématise la question de « la liberté de dire ». Je me limiterai au commentaire de
quelques énoncés représentatifs des lieux discursifs de l’émergence de prises de
position évaluatives et des procédures rhétoriques qui y sont observables. L’éthique du
discours perelmanienne y contribue à une compréhension approfondie de la rhétorique
argumentative et figurale mise en œuvre. Je rendrai donc compte de l’intrication
discursive de la prise en charge du vrai et du bien, intrication démentant les thèses qui
les soumettent à une dissociation dichotomique, et j’analyserai la mise en cause par
Acrimed d’oscillations binaires et de leur caractère statique incitant à l’inaction. Je
rendrai enfin également compte de l’argumentativité de l’acte de nommer,
appréhendée au prisme d’opérations de recadrage métadiscursives ayant la
justification d’un point de vue critique pour enjeu. La rationalité de l’argumentaire
d’Acrimed est construite progressivement par son caractère explicite et par une
adresse directe et constante à l’auditoire invité à juger de la pertinence d’explications,
de justifications et de jugements de valeur en interaction. La thèse de l’unification des

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deux registres de rationalité dans l’ argumentaire du sujet du discours est ainsi


confirmée et illustrée par le passage suivant :
« Dans son dernier numéro (été 2009, n° 21), la revue Médias [1] propose – en
collaboration avec HEC [2] – un “manifeste pour la liberté de dire” sous la forme de
débats entre des “personnalités de tous bords”. Un tel appel ne pouvait que retenir
notre attention. Pourtant, à la lecture, cette liberté semble se réduire à celle du
“renard libre dans le poulailler libre”, c’est-à-dire à la liberté des journalistes
dominants de s’exprimer, comme ils l’entendent, selon le principe simple : fort avec
le faible, faible avec le fort. Rien à voir, en somme, avec une critique radicale des
médias et une lutte conséquente pour une presse indépendante et pluraliste. »
24 Le verbe modalisateur « semble » dans « cette liberté semble se réduire à celle du
“renard libre dans le poulailler libre” » se situe dans le registre de la véridiction, mais
celui-ci est en interaction avec le registre du jugement de valeur péjoratif inhérent au
verbe « se réduire ». Le sens de ce verbe est explicité par son complément : la formule
polémique le « “renard libre dans le poulailler libre” ». Celle-ci fait appel à la mémoire
discursive collective (Paveau, 2013 : 171-200) et dénonceun avatar fallacieux du
libéralisme. L’intrication de ces deux types de prise en charge se manifeste sous une
autre forme dans les énoncés suivants : « Cette liberté semble se réduire à celle du
“renard libre dans le poulailler libre”, c’est-à-dire à la liberté des journalistes
dominants de s’exprimer, comme ils l’entendent, selon le principe simple : fort avec le
faible, faible avec le fort ». La paraphrase explicative annoncée par « c’est-à-dire » se
situe dans le registre du parler vrai démasquant une conception, jugée fallacieuse de la
liberté d’expression. Cette paraphrase comprend, comme dans l’énoncé précédent,
l’intrication d’un jugement de vérité et de valeur disqualifiant sa cible (« fort avec le
faible, faible avec le fort »). Ce type d’hétérogénéité discursive et argumentative est
activé de façon claire et naturelle par l’auteur de l’analyse. Une théorie du langage qui
ne prendrait en compte que la prise en charge du vrai référentiel se condamnerait à
priori à proposer une description incomplète de ces énoncés.
25 Le chiasme qui agence l’antithèse entre « fort » et « faible » est l’une des parties visibles
de l’iceberg – soit d’une oscillation binaire à visages multiples à la fois décrite
(jugement de fait) et stigmatisée (jugement de valeur) dans l’ensemble de l’article. Il
s’agit pour l’auteur, U. Palheta, d’explorer les avatars d’un couple notionnel
philosophique essentiel : le couple apparence/réalité soit, en l’occurrence : défense de
« la liberté de dire » soit de l’acte de briser les tabous versus injonction coercitive à
s’aligner sur le point de vue des hommes de pouvoir et des médias qui les soutiennent
et incitent ainsi au maintien du statu quo (Koren, 1996, 2001) tout en arborant des
apparences contestataires. U. Palheta dénonce une série de mensonges et prend donc
un avatar fallacieux du faire croire vrai comme objet ; sa prise de parole poursuit
néanmoins simultanément un but à la fois aléthique et axiologique. Les autres versions
de cette oscillation binaire pseudo-impartiale sont mises en mots par les énoncés
suivants : « il leur plaît d’alterner l’appel à “briser les tabous” et le rappel au “bon sens”,
la critique de l’“idéologie dominante” (bien entendu de gauche) et l’affirmation du cela-
va-de-soi (évidemment de droite). Il serait pourtant peu judicieux d’y voir une
contradiction, car ce n’est là qu’un va-et-vient entre deux usages différents d’une même
force, de deux formes que prend la vulgate médiatique » (je souligne). Ce mouvement de
balancier valorise essentiellement l’aptitude à « cultiver son ambiguïté » (Koren, 2001)
au détriment de celle qualifiée de « savoir dire non », respectivement représentatives
de la sacralisation de la suspension du jugement et de son contraire : la prise de

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position éthique. La « vraie » « liberté de dire » ne saurait donc être confondue avec
la « stratégie rhétorique » fallacieuse à laquelle recourt la revue critiquée : inverser la
réalité et les apparences, « faire apparaître les rapports de domination la tête en bas ».
Cette stratégie présenterait les « pauvres », les « femmes », les « noirs », les « Arabes »,
les « Juifs », les « homosexuels », les « handicapés » soient les « dominés » d’hier
comme les nouveaux « dominants » faisant subir leurs « foudres » aux « riches »,
aux» hommes », aux « blancs », aux « hétérosexuels », aux « bien-portants ». Bref, le
travail critique de recadrage de l’acte de nommer « l’anticonformisme de la revue
Médias » a pour but de justifier et de faire partager une procédure d’évaluation et de
réfutation réellement émancipatrice, à la croisée du jugement de vérité et du jugement
de valeur. « La critique du “politiquement correct” », qui se donne dans la revue Médias
pour un « manifeste » défendant « la liberté de dire », aurait en fait pour enjeu à
contrario de « disqualifier préventivement les mobilisations » visant à déstabiliser et à
compromettre la domination du pouvoir exécutif et des discours institutionnels. Ce que
la NR permet d’ explorer en l’occurrence, c’est le cas de l’intrication de deux types de
jugements soit de l’unification de deux régimes de rationalité différents, certes, mais
tout aussi nécessaires et valides l’un que l’autre. Elle permet également de discerner
sous les apparences de la défense de la liberté de pensée, les réalités idéologiques
masquées de l’acte de donner à des opinions inéluctablement discutables, les
apparences de l’évidence irréfutable (Koren, 2011a).

De l’engagement éthique du chercheur…


26 La majorité des chercheurs en sciences du langage s’oppose radicalement en France à
toute forme d’engagement et sacralise le devoir de neutralité. Il fallait donc que je tente
de résoudre le dilemme suivant : aller à rebours de la doxa dominante, mais sans
risquer de compromettre les chances de légitimation d’un droit à la différence. Mon
intention n’a jamais été de nier, ce faisant, la légitimité ni l’efficacité de la distance
critique impartiale, distance heuristique sans laquelle la recherche perdrait l’une de ses
raisons d’être. Il s’agit uniquement pour moi de tenter de démontrer que la neutralité
n’a pas le monopole de la scientificité et qu’il est possible et parfois même nécessaire
d’envisager d’autres options (Koren, 2002a, 2013b et 2013c). Renoncer dans certaines
circonstances à la neutralité, ce n’est pas à mes yeux basculer automatiquement dans le
militantisme ou le moralisme prescriptif, mais prôner un engagement éthique aux
enjeux épistémiques. Celui-ci ouvre la voie à l’analyse et l’évaluation de la rectitude des
discours et de leurs acteurs dans le cas d’argumentaires incitant à la haine, à la
discrimination ou au discrédit public de l’adversaire. Il existe des corpus où le
renoncement à prendre position quant à la question de l’intégrité discursive et/ou
rhétorique des locuteurs conduit, à mes yeux, à renoncer à une partie du savoir les
concernant.
27 C’est le cas de l’amalgame dont j’ai tenté à plusieurs reprises de démonter les
mécanismes en dépit de points de vue scientifiques adverses qui situaient ce genre de
recherche hors du domaine des sciences du langage. La justification de ce
positionnement est la suivante : l’analyse de l’amalgame implique que l’on recoure à la
notion normative de fallacy (Koren, 1995, 1996, 2012 ; Amossy, Koren, 2010b) et donc à l’
évaluation axiologique du corpus analysé. Un scientifique digne de ce nom n’aurait pas
le droit de confondre les rôles d’observateur et d’acteur. La seule solution épistémique

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valide aux yeux d’un chercheur tenant à rester neutre consiste, dans le cas de
l’amalgame, à renoncer à démontrer, par exemple, comment l’analogie, type
d’argument heuristique soulignant un rapport similaire de type A est à B ce que C est à
D, se transforme, du fait d’une assimilation fallacieuse AB = CD, en assimilation totale
présentée comme une évidence irréfutable. Le chercheur observateur se contentera, en
l’occurrence, de décrire un échange polémique entre deux adversaires, où le recours à
l’« amalgame » permet à l’un des actants de disqualifier son interlocuteur, suscitant de
ce fait la révolte de sa cible. Ce type de protestation profane constitue alors
l’attestation de la nature fallacieuse de l’amalgame, sans que le chercheur ait eu à se
prononcer. La mauvaise foi argumentative n’est pas, à mes yeux, un mirage ni une
simple question de gout ou de réception ; les conséquences de l’ énonciation d’un
amalgame risquent, par exemple, dans le cas du terrorisme et des conflits armés, de
légitimer à priori la destruction physique de la cible. L’amalgame avec l’un des
parangons actuels du mal – soit l’acte de nomination consistant par exemple à qualifier
un adversaire politique de fasciste, de populiste ou de nazi – peut masquer une
incitation mortifère à la détestation. Il est donc nécessaire et légitime, dans ce cas, à
mes yeux, de problématiser la question de la responsabilité énonciative (Koren, 1996,
2006a) et des conséquences des qualifications énoncées dans les espaces publics. Il me
semble nécessaire, pour des raisons épistémiques et éthiques, que le chercheur
remplisse ici les fonctions d’analyste et d’acteur.
28 L’engagement éthique du chercheur, tel que mes pérégrinations m’ont conduite à
l’élaborer, doit à la conception perelmanienne de la justification les deux convictions
suivantes : 1) un jugement de valeur justifié explicitement et soumis à l’évaluation
critique de l’auditoire ne peut pas être prescriptif puisque ce dernier est libre, dans le
champ du vraisemblable, du raisonnable et du préférable, de ne pas s’aligner sur le
point de vue du proposant ; 2) la rationalité discursive axiologique existe, elle a ce type
de justification, de réflexivité et d’interdépendance pour condition de possibilité. Cette
conception de l’engagement éthique implique cependant que le chercheur veille à dire
explicitement quand il passe de la description à l’acte d’évaluer la rectitude de son
objet et quels sont les savoirs linguistiques, discursifs et argumentatifs avérés qu’il
active à cette fin.
29 Il pourra ainsi construire un savoir qui rende compte et de la prise en charge du vrai et
de celle du juste, de l’intégrité discursive comme de l’intégrité rhétorique sans porter
atteinte à la liberté de juger de ses pairs et de son auditoire. Si le vrai est une évidence à
accepter telle quelle, le faire croire vrai et le juste ou le bien en interaction dans le
système argumentatif du langage et du discours exigent un travail sysiphique
intersubjectif dont les fruits ne sont jamais définitifs ni ne peuvent être imposés à qui
que ce soit.

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Questions de communication, 13, p. 25-45.
— (2008b) : « L’analyse du discours au prisme d’un questionnement éthique », Filologia e
Lingüística Portuguesa, 9, p. 251-278.
— (2008c) : « Pour une éthique du discours : prise de position et rationalité axiologique »,
Argumentation et Analyse du discours, 1 (en ligne : http://aad.revues.org/263).
— (2008d) : « Prises de position “normatives” et risques », in : B. Fleury & J. Walter (éds), Les
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Paul Verlaine-Metz, p. 83-95.
— (2009a) : « Can Perelman’s NR be viewed as an ethics of discourse ? », Argumentation, vol. 23,
p. 421-431.
— (2009b [2007]) : « Le récit de chiffres : enjeux argumentatifs de la “narrativisation” des chiffres
dans un corpus de presse contemporain », A contrario, 12, vol. 2, p. 66-84.
— 2010a. « “Littérature d’aveu” et prise en charge des valeurs dans Ennemis publics de Michel
Houellebecq et Bernard-Henri Lévy », Argumentation et Analyse du discours, 5 (en ligne : http://
aad.revues.org/1002).
— (2010b) : « Quand l’interdisciplinarité est “état d’esprit” critique et heuristique », Questions de
communication, 18, p. 159-170.
— (2011a) : « De la rationalité et\ou de l’irrationalité des polémiqueurs : certitudes et
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— (2011b) : « On axiological rationality », in : J. T. Gage (ed.), The Promise of Reason Studies in The
New Rhetoric, Carbondale, Southern Illinois University Press, p. 134-144.
— (2011c) : « La logique des valeurs selon Perelman et sa contribution à l’analyse du discours », in
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— (2012) : « Langage et justification implicite de la violence : le cas de l’ “amalgame” », in : L.
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184

— (2013a) : « La critique des “anciens médias” “mise au Net” : un nouveau type d’argumentation
politique ? », Argumentation et Analyse du discours, 10 (en ligne : http://aad.revues.org/1463).
— (2013b) : « Introduction », Argumentation et Analyse du discours, 11, (en ligne : http://
aad.revues.org/1571).
— (2013c) : « Ni normatif ni militant : le cas de l’engagement éthique du chercheur »,
Argumentation et Analyse du discours, 11 (en ligne : http://aad.revues.org/1572).
— (2013d) : « Pour une éthique du discours : la prise en charge du vrai et du juste », in : C. Guérin,
G. Siouffi & S. Sorlin (éds), Le rapport éthique au discours, Berne, P. Lang, p. 39-63.
— (2015) : « Une instance à la croisée du discours et de l’éthique : le “surdestinataire” », in : J.
Angermuller & G. Philippe (éds), Analyse du discours et dispositifs d’énonciation. Autour des travaux de
Dominique Maingueneau, Limoges, Lambert-Lucas, p. 137-145.
— (à paraître) : « Contraintes et autonomie : de l’identité des sujets du discours et de
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MAINGUENEAU, D. (1999) : « Ethos, scénographie, incorporation », in : R. Amossy (dir.), Images de soi


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PALHETA, U. (2009) : « Fort avec le faible, faible avec le fort : l’anticonformisme de la revue Médias
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PAVEAU, M.-A. (2013) : Langage et Morale. Une éthique des vertus discursives, Limoges, Lambert-Lucas.

PERELMAN, C. & OLBRECHTS-TYTECA, L. (1983 [1970]), Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique,


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PERELMAN, C. (1989) : Rhétoriques, Bruxelles, Éd. de l’université de Bruxelles.

POLIN, R. (1977) La création des valeurs, 3e éd., Paris, Vrin.

REBOUL, O. (1980) : Langage et idéologie, Paris, Presses universitaires de France.

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RORTY, R. (1990 [1979]) : L’Homme spéculaire, trad. de l’anglais, Paris, Éd. Le Seuil.

WEBER, M. (1963 [1919]) : Le savant et le politique, trad. de l’allemand par J. Freund, Paris, Plon.

NOTES
1. Contrairement à ce qui me semble essentiel : passer systématiquement de la théorie à la
pratique, j’ai donné ici la primauté à la présentation et à la justification d’un parcours
épistémique théorique. Le lecteur trouvera cependant tout au long de l’article des références à
des travaux où sont analysés de nombreux exemples, mais aussi l’analyse plus détaillée d’un
exemple type.
2. Voir également R. Rorty (1990 : 181) : « connaître la vérité d’une proposition n’est rien d’autre
qu’être déterminé causalement par un objet à faire quelque chose. L’objet auquel se rapporte la
proposition impose la vérité de la proposition » ; on y « croirait parce que son objet nous “tient” ;
« des vérités nécessaires aussi paradigmatiques que le sont les axiomes de la géométrie sont
censées pouvoir se passer de justifications, arguments, ou de discussions ».

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3. Il existe une convergence frappante entre la description que G. Lakoff et M. Johnson (1985 :
197-199) donnent du « mythe de l’objectivisme » et l’analyse perelmanienne d’une rhétorique
pseudo-objective.
4. Voir également au sujet de deux autres effets d’objectivité notoires auxquels l’écriture de
presse recourt fréquemment – la citation et la syntaxe paratactique – C. Perelman & L. Olbrechts-
Tyteca (ibid. : 427, 213).
5. Voir C. Perelman (1989 : 466) : L’argumentation « se lie aussi à une éthique » ; « dans une
argumentation, il tient à nous de peser avec la plus entière bonne foi les raisons pour et les
raisons contre, et, surtout, de nous faire de l’auditoire universel une idée aussi claire, aussi riche,
aussi nuancée que le permet le moment où nous vivons ».
6. Le lecteur désireux d’explorer ce passage de la théorie à la pratique dans une quantité de
travaux plus importante pourra les consulter dans les six catégories suivantes : 1) tenants et
aboutissants de la « prise en charge du vrai et du juste ou du bien » et donc de la responsabilité
énonciative du sujet qui prend position (Koren, 1997b, 2006a, 2008a, 2010a, 2011a, 2013d) ; 2) la
question de l’objectivité discursive (Koren, 1993,1996, 1997a, 1998, 2001, 2002a, 2003b, 2004b,
2009) ; 3) la négociation de valeurs dans les discours journalistiques ou politiques (Koren, 1991,
2005, 2004a, 2013a ; Amossy, Koren, 2010a) ; 4) violence verbale et argumentation (Koren, 1991,
1995, 1996, 2012 ; Amossy, Koren, 2010b) ; 5) lecture critique de la NR perelmanienne (Koren,
2002c, 2002a, 2011c, 2011a, 2009a, 2010b) ; 6) l’engagement éthique du chercheur (Koren, 2002a,
2003a, 2008d, 2013c).

RÉSUMÉS
Cette contribution a pour objet la reconstitution d’un parcours épistémologique personnel. Il
s’agit d’y présenter et d’y justifier les pérégrinations d’une linguiste, analyste du discours et de
l’argumentation, en territoire éthique. Et par territoire éthique on entendra espace de
délibération interactif où le sujet et son interlocuteur s’interrogent sur des questions
existentielles, sur ce qui fait sens pour eux, et tentent de vérifier la rationalité et la légitimité de
leurs dires respectifs au prisme du regard critique de l’Autre. Ce parcours a pour origine un
sentiment de manque dû au silence de la plupart des chercheurs en sciences du langage, en
France, sur la dimension axiologique des discours sociaux et sur une fonction fondamentale de
nos prises de parole : évaluer, juger, justifier nos prises de position et nos décisions. Ce silence a
suscité un désir personnel de contestation ayant pour fin de revaloriser le jugement de valeur. Il
s’agit de montrer que l’argumentation de valeurs autres que la vérité référentielle peut remplir
une fonction tout aussi fondamentale et rationnelle que le raisonnement more geometrico. Le
langage ne médiatise-t-il que des informations établissant des évidences ? Ne sert-il qu’à gérer
des rapports de domination et d’influence ? Seul compterait, éventuellement, dans une
perspective pragmatique, le « commitment to truth », ce qui ne résout pas la question de la
responsabilité énonciative du sujet énonçant explicitement ou implicitement des jugements sans
rapport avec le couple notionnel vrai/faux. Les étapes successives des pérégrinations analysées
dans cette contribution seront donc les suivantes : évocation de rencontres disciplinaires ou
interdisciplinaires avec des travaux de recherche, à rebours des doxas objectivistes (travaux de C.
Kerbrat-Orecchionni, de Ch. Perelman, d’O. Reboul, de R. Boudon, etc.). Ces travaux m’ont permis
de penser la dimension axiologique du langage et de formuler des hypothèses explicatives sur la
sacralisation du vrai et la méfiance frileuse à l’égard de tout ce qui touche de près ou de loin à la

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mise en mots de valeurs autres que le vrai ; je problématiserai ensuite la question de l’objectivité,
mais aussi de la responsabilité dans le langage et j’explorerai l’intrication de la prise en charge du
vrai et du juste ou du bien dans le discours et donc de l’unification de deux régimes de rationalité
parfaitement compatibles dans le système du langage. Je passerai ensuite de la théorie à la
pratique afin de prouver l’existence de cette intrication dans la trame d’un texte publié sur le
net. Ce parcours s’achèvera néanmoins par la brève évocation d’une dernière pérégrination
consacrée à l’éthique du chercheur en sciences du langage et à la mise en question du dogme de
la neutralité : si le chercheur est inéluctablement comme tout locuteur un sujet d’énonciation,
peut-il et doit-il renoncer à toute forme de prise de position quel que soit son objet ? Un
engagement éthique épistémique est-il impossible ?

The object of this contribution is the reconstitution of a personal epistemological journey: it


deals with the peregrinations of a Discourse and Argumentation Analyst in the field of ethics. By
ethics, I mean an interactive space of deliberation where speakers discuss existential questions
and try to define what makes sense for them while attempting to verify the rationality and the
legitimacy of their respective points of view through the other’s critical approach. This scientific
research is grounded in the perception of an epistemic gap in the publications of most French
linguistic theories concerning the axiological dimension of social discourses. They do not inquire
into a fundamental function of our speech acts: evaluation, judgment and justification of our
stances and decisions. Thus the desire and necessity to revisit value judgments and demonstrate
that they can be as essential and rational as the more geometrico reasoning. Does language only
pass on information establishing self-evidences? Is it only a means of domination and influence?
The pragmatic rule of “commitment to truth” does not solve the case of the subject’s
accountability for value judgments which have nothing to do with the notions of true or false.
The presentation and justification of these peregrinations will follow the following steps:
evocation of the interdisciplinary frame in which I have grounded the epistemic answers to my
questions about the axiologization of discourse, the objectivist sacralization of truth and the
distrust towards the act of taking a stance (C. Kerbrat-Orecchioni (linguist), C. Perelman
(philosopher of law and rhetorician), Olivier Reboul (philosopher and rhetorician), R. Boudon
(sociologist), etc.); problematization of the questions of objectivity, responsibility in language,
exploration of the discursive entanglement of judgments of fact and value judgments and
therefore of the unification of two regimes of rationality perfectly compatible in the system of
language; illustration of the later by a case study (discursive and argumentative analysis of a text
published on the Net). The ethics of the discourse analyst will be the last step of this epistemic
itinerary which intends to briefly question the duty of neutrality: if the researcher is, as each
speaker, a subject communicating with his audiences through language, then how can he totally
neutralize his subjectivity? Does he have to remain neutral in front of any text whatsoever? Is an
epistemic ethical commitment impossible?

INDEX
Mots-clés : éthique, prise en charge, sciences du langage en France, logique des valeurs,
jugement de valeur, rationalité, engagement
Keywords : ethics, accountability, sciences of language in France, logic of values, value
judgment, rationality, commitment

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AUTEUR
ROSELYNE KOREN
ADARR, Université Bar-Ilan

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Varia

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Guide pratique de l’orthographe


rectifiée
The 1990 French Spelling Reform: A Practical Guide

Danielle Béchennec et Liliane Sprenger-Charolles

NOTE DE L'AUTEUR
NDLA : Cet article est une reprise partielle d’un texte initialement publié en ligne sur le
site des Cahiers Pédagogiques (en ligne : http://www.cahiers-pedagogiques.com/Des-
traditions-a-bousculer).

Avant-propos
Pourquoi réformer l’orthographe du français

1 Les études récentes indiquent que la transparence de l’orthographe facilite


l’apprentissage de la lecture (voir Dehaene et al., 2011 ; Sprenger-Charolles & Colé,
2013). Ainsi, alors qu’apprendre à lire en anglais nécessite plusieurs années, ce n’est pas
le cas en espagnol, en italien, en finnois, en allemand et même en français, langues qui
ont des orthographes moins complexes que l’anglais1. De même, les difficultés
d’apprentissage de la lecture sont plus sévères quand l’orthographe est plus complexe.
La non-transparence de l’orthographe a donc un cout social important.
2 Ce sont des arguments nouveaux en faveur d’une simplification de notre écriture qui
devrait – autant que faire se peut – être « la peinture de la voix » comme l’a écrit un
écrivain et académicien célèbre, Voltaire. Or la langue orale évolue. Pour rendre l’écrit
proche de l’oral, il faudrait donc modifier régulièrement notre orthographe et écrire,
par exemple, sonner comme sonore, les deux ‘nn’ n’étant que la trace du fait que, jusqu’à
la fin du XVIe siècle2, le ‘on’ de sonner s’est prononcé comme le ‘on’ de mouton. Des

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simplifications de ce type ont été proposées dès les premières éditions de l’Académie au
XVIIe siècle, la plupart ayant été acceptées, par exemple :
• Suppression des lettres muettes : le ‘d’, le ‘b’ ou le ‘p’ dans adjouster, adveu, debvoir et
escripture…3, le ‘h’ dans autheur ou authorité…
• Simplification des lettres grecques : ‘ch’ (dans scolarité…), ‘ph’ (dans flegme…), ‘th’ (dans
détrôner…), et ‘y’ (dans ceci, ici, voici, asile, abîme, analise, paroxisme…).
• Remplacement de ‘oi’ par ‘ai’ (je chantai en français et non je chantoi en françois).
• Remplacement de la graphie ‘ign’ par ‘gn’, comme dans montagne (mais il restait oignon… au
moins officiellement jusqu’en 1990 !).
• Suppression des consonnes doubles, soit parce qu’elles signalaient une ancienne voyelle
nasale, soit parce qu’elles servaient à indiquer, quand elles suivaient un ‘e’, que cette voyelle
se prononce ‘é’ ou ‘è’ (ce ‘e’ pouvant maintenant4 être marqué par un accent).
• Remplacement des ‘es’ et ‘ez’ utilisés pour signaler que le ‘e’ se prononce ‘é’ ou ‘è’ (cf. estre et
amitiez qui deviennent être et amitié) mais il reste des traces de l’ancienne orthographe dans
chez et nez…
• Le son ‘an’, qui aurait dû systématiquement être noté ‘an’, l’alternance ‘an’/‘en’ s’expliquant
en partie par des différences de prononciation qui ont disparu, et non par l’étymologie.
Ainsi, Madame de Sévigné, probablement sous l’égide de son précepteur, Ménage (qui a
établi le premier dictionnaire étymologique de la langue française) écrivait assamblée,
tandresse… De même on trouve panchans… dans les écrits de Voltaire (Candide, éd. 1759).
3 Il y a eu de grands changements dans l’édition de 1740 : en effet, suivant les principes
énoncés ci-dessus, l’abbé d’Olivet a fait corriger plus de 5 000 des 18 000 mots du
Dictionnaire de l’Académie. Malheureusement, l’édition de 1835 a rétabli d’anciennes
orthographes (par exemple analyse, paroxysme) certaines ayant rapidement disparu
(comme rythme écrit rhythme, aphte écrit aphthe, phtisie écrit phthisie, et diphtongue écrit
diphthongue). Depuis cette époque, jusqu’en 1990, le Dictionnaire de l’Académie n’a
enregistré que peu de modifications. Il est à noter que les deux propositions de
modifications de l’orthographe qui ont été faites au début du XX e siècle, celles de 1901
et de 1935, n’ont jamais été appliquées. Par contre, les rectifications proposées en 1990
par un groupe d’experts, et acceptées à l’unanimité par l’Académie Française, sont
progressivement prises en compte par les éditeurs de dictionnaires et dans l’éducation.

Comment expliquer les résistances qui bloquent les réformes


actuelles ?

4 D’où viennent les résistances qui bloquent les réformes actuelles ? Quelques extraits
d’un texte5 adressé par F. Brunot au ministre de l’Instruction publique au début du XX e
siècle peuvent permettre de le comprendre. Ainsi, comme il le signalait au début d’une
lettre ouverte adressée il y a plus de 100 ans au ministre de l’Instruction Publique
« J’avais écrit dans mon Histoire de la langue Française une phrase que depuis quelques
années, on s’est plu à citer. Je disais il est possible que le hasard de la politique amène un jour
au ministère un homme assez instruit pour savoir que le préjugé orthographique ne se justifie ni
par la logique, ni par l’histoire mais qu’il se fonde sur une tradition relativement récente, formée
surtout d’ignorance… »
5 Dans cette lettre ouverte, Ferdinand Brunot précisait :
« Quand on se décida à adopter une orthographe, le lundi 8 mai 1673, sous
l’influence de Bossuet, et malgré Corneille, on voulut que cette orthographe

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distinguât les gens de lettres d’avec les ignorants et les simples femmes… On la fit donc si
étymologique et si pédante qu’elle eût suffi, à elle seule, à discréditer le
Dictionnaire (charactère, phase, prez, advocat, advis, toy, sçavoir…) ; ses contradictions
(abbattre et aborder, eschancrer et énerver) la rendaient inapplicable ; on inaugurait
magnifiquement le système d’exceptions aux exceptions qui dure toujours »…
« Au milieu du 18ème siècle l’Académie eut une heureuse idée. Pour se remettre au
point, elle convint… de confier la révision de l’orthographe à un plénipotentiaire,
d’Olivet. Il fit une révolution. Plus de 5,000 mots sur environ 18,000 furent atteints.
En 1762, nouveaux sacrifices, quoique moins importants. Enfin on vit distinguer i de
j, u de v6, comme Ramus le demandait déjà au XVIe siècle »...
« Il y a aux réformes une objection… Si désormais l’orthographe est changée, la
lecture des livres imprimés avant la réforme sera rendue un peu plus difficile…
Pareille illusion se comprend chez ceux qui n’ont jamais ouvert que des éditions
scolaires, ou qui oublient que le texte de la Collection des Grands Écrivains est
publié dans une orthographe uniformisée, rajeunie, truquée, où on a juste laissé oi
en souvenir du passé. Mais cette orthographe est celle de la maison Hachette et Cie.
Elle n’est ni celle de Corneille, ni celle de Molière, ni celle de Pascal, ni celle de
Bossuet…. Qu’on se reporte aux manuscrits, quand ils existent, ou aux éditions, soit
originales, soit faites d’après les éditions originales ».
6 Par exemple, dans les écrits du filosofe Voltaire, on trouve phisionomie, panchans
(Candide, éd. 1759) ou encore afaire, horible, il n’ariva, arêter (Voyage de Scarmentado, éd.
1778) et, dans les registres de l’Académie Française de 1771, Clédat a relevé fames,
chapèle, laquèle, éxécuter, oficiers, abé (voir aussi Catach, 1995).

Modifications introduites en 1990

7 Si ces modifications n’ont pas l’ampleur de celles mises en place par d’Olivet (environ
400 mots contre 5 000 !), elles permettent toutefois de rectifier quelques incohérences
de notre orthographe. En conséquence, elles peuvent faciliter l’apprentissage de la
lecture et de l’écriture pour tous les enfants, surtout pour ceux qui sont les plus en
difficultés. Il faudrait donc qu’elles soient utilisées par les enseignants. La présentation
simplifiée qui est faite ici vise à faciliter la compréhension de ces modifications et à
permettre leur diffusion à grande échelle dans le monde de l’éducation.
8 Le travail des experts a porté sur cinq points, présentés comme suit : le trait d’union ; le
pluriel des noms composés ; l’accent circonflexe ; diverses anomalies. Les différents
ouvrages sur le sujet ont, dans l’ensemble, respecté cette présentation. Cependant elle
ne semble pas la plus appropriée pour être retenue et appliquée facilement. En effet,
certaines règles sont générales et comportent très peu d’exceptions, pas d’autres. C’est
la raison pour laquelle nous ne suivons pas le plan initial. De plus, dans la mesure où
cette réforme a fait l’objet de plusieurs publications (par exemple, Contant, 2009), nous
apportons simplement certaines précisions sur les principes généraux et leurs
applications aux mots les plus fréquents. Chaque règle est accompagnée d’exemples et
suivie de la liste des mots concernés les plus fréquents.
9 Dans la suite, après un rapide historique, les principales modifications sont présentées
dans l’ordre suivant : A. Accent circonflexe ; B. Tréma ; C. Simplification des consonnes
doubles ; D. Mots étrangers ; E. Trait d’union ; F. Pluriel des mots composés… L’article se
termine par la liste des principaux mots modifiés, présentés par ordre alphabétique.

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Les aménagements orthographiques de 1990


Introduction
Rapide historique

10 Le 2 juin 1989, Michel Rocard (alors Premier ministre) fonde le Conseil supérieur de la
langue française (CSLF), avec des ressortissants français, québécois, belges, suisses et
marocains. Le CSLF est mandaté pour dresser un rapport « d’aménagements
orthographiques » pour tenter de mettre fin à un certain nombre « d’anomalies et
d’absurdités ». Le rapport final contient, après discussion avec l’Académie Française,
400 propositions. Il a reçu l’avis favorable de l’Académie Française (à l’unanimité), du
Conseil supérieur de la langue française du Québec et de Belgique. En France, il a été
publié dans les documents administratifs du Journal Officiel de la République française
(1990).

Situation actuelle

Les derniers textes officiels

11 Alors qu’il est précisé dans le rapport que « ces propositions sont destinées à être
enseignées aux enfants – les graphies rectifiées devenant la règle, les anciennes
demeurant naturellement tolérées ; elles sont recommandées aux adultes, et en
particulier à tous ceux qui pratiquent avec autorité, avec éclat, la langue écrite, la
codifient et la commentent », jusqu’à il y a peu, les règles nouvelles cohabitaient avec
les anciennes. Toutefois, depuis juin 2008, la nouvelle orthographe est devenue la
référence dans l’Éducation nationale. Ainsi la page 2 du Bulletin Officiel hors-série n° 3
(19 juin 2008) pose comme principe que « l’orthographe révisée est la référence ». De
même, pour l’enseignement au Collège, on trouve le passage suivant à la page 2 (section
« Orthographe ») du Bulletin Officiel spécial n° 6, 2008 (28 aout, avec l’accent
circonflexe!) : « Pour l’enseignement de la langue française, le professeur tient compte
des rectifications de l’orthographe proposées par le Rapport du Conseil supérieur de la
langue française, approuvées par l’Académie française (JO, 6 décembre 1990). »

Les dictionnaires

12 Au fil du temps, la plupart des dictionnaires ont adopté la nouvelle orthographe. Par
exemple :
• Le Dictionnaire de l’Académie Française, Le Littré (Nouveau Littré et Petit Littré), les dictionnaires
Hachette (Hachette scolaire, Hachette Collège, Dictionnaire de poche…) et quelques autres
utilisent toutes les graphies rectifiées, en vedette ou en variantes.
• Le Nouveau Petit Robert 2010 atteste 61 % des graphies rectifiées (refonte partielle en 2009).
• Les dictionnaires Larousse : seulement 39 % des graphies rectifiées dans Le Petit Larousse 2010
qui donne toutefois 11 pages d’information sur le sujet. En outre, le Larousse Junior et le
Larousse des noms communs ont intégré en 2008 des remarques orthographiques pour chaque
mot rectifié pour répondre aux nouveaux programmes scolaires. Enfin, pour son édition
2012, Le Petit Larousse illustré intègre l’orthographe rectifiée.

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193

Les correcteurs orthographiques

13 Les dictionnaires des principaux correcteurs informatiques reconnaissent la nouvelle


orthographe et permettent donc de l’appliquer, sauf erreurs ou omissions… qui sont
nombreuses !

Les principales rectifications et modifications


A. Accent circonflexe

14 Il est supprimé sur ‘i ’ et ‘u’ : ile, boite, paraitre (apparaitre et les verbes en -aitre),
maitre (et dérivés), bruler (et dérivés), une flute (et dérivés), piqure… sauf dans deux cas.
D’une part, quand il permet d’éviter des confusions : dû (mais dus, due…)/du ; sûr (mais
sureté)/sur ; mûr/mur ; je croîs (et sa conjugaison ambigüe)/je crois ; jeûne (mais déjeuner
)/jeune... D’autre part, dans les terminaisons de conjugaisons : passé simple et imparfait
du subjonctif (et subjonctif plus-que-parfait ainsi que conditionnel passé deuxième
forme) : nous finîmes, qu’il eût…
15 Liste non exhaustive : abime(r), accroitre, ainé, aout, boite, buche/bucheron, bruler/
brulure, chaine (et dérivés), comparaitre, connaitre/méconnaitre, couter (et dérivés), croitre
(et dérivés), croute/crouton, crument, diner, entrainer, fraiche (et dérivés), gout, huitre, ile
(et dérivés), indument, maitre (et dérivés), murir, naitre, paraitre (et dérivés), piqure/
surpiqure, s’il vous plait, sure/sureté/surement, traine (et dérivés), traitre (et dérivés)…

B. Tréma

16 Est déplacé sur le ‘u’ prononcé dans ‘-güe’, ‘-güi-’ : aigüe, ambigüité…
Liste quasi exhaustive : aigüe/suraigüe, contigüe, exigüe, ambigüe, contigüité,
exigüité, cigüe…
17 Est ajouté sur argüer (parce que ce mot rime avec tuer, et non avec blaguer) et gageüre…

C. Simplification des consonnes doubles

1. Les verbes en ‘-eler’ et ‘-eter’ et leurs dérivés en ‘- ement’ s’écrivent, quand c’est
nécessaire, avec un accent grave et une consonne simple, comme geler/je gèle ou acheter/
j’achète (ex. : on nivèle, le ruissèlement…), sauf pour les verbes très fréquents : appeler, jeter…
Liste non exhaustive : cacheter, amonceler , bosseler/débosseler , canneler , carreler , cliqueter ,
craqueler/craquèlement, décacheter , déchiqueter , denteler (mais dentelle ), dételer , écheveler ,
empaqueter, ensorceler (et dérivés), épeler (mais épellation), étinceler, feuilleter, ficeler/déficeler,
fureter, grommeler , haleter , hoqueter , lacérer , marteler/martèlement , morceler , museler , niveler/
déniveler/nivèlement, renouveler, ressemeler, ruisseler, voleter…
2. Consonne simple après ‘e’ muet (ex : prunelier/prunelle, dentelière /dentelle comme
chandelier/chandelle, nous interpelons/j’interpelle). S’il y a deux prononciations possibles, les
deux orthographes coexistent (lunetier/lunettier)…
3. On écrit avec une consonne simple les mots en ‘-ole’ et leurs dérivés : barcarole, corole,
fumerole, girole, guibole, mariole, rousserole…) sauf colle, folle et molle et leurs composés (encoller,
mollement)…
4. Pour les verbes en ‘-oter’/‘-otter’ et leurs composés (mais pas pour les féminins en ‘ot’), on
respecte le suffixe diminutif ‘-oter’ ( mangeoter...) et la base de départ ( grelot/greloter,
ballot/balloter, flotte/flotter...).

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Liste non exhaustive : mots en ‘ot’ comme bouloter, cachoterie, cocoter (ce mot n’ayant pas
de rapport établi avec cocotte), fayoter/fayotage, frisoter, gnognote, parloter/parlote… ; et mots
en ‘ott’ (crotte/décrotter, carotte/carotter, menotte/menotter…).
À noter : un enfant culoté a du culot, un enfant bien culotté porte une jolie culotte !

D. Mots étrangers

18 Règle générale : Quelle que soit leur origine, les mots étrangers se coulent le plus
possible dans l’orthographe française et, lorsque deux orthographes coexistent, on
choisit la plus francisée (cacahouète, dorade, iglou, squatteur, supporteur…). Ainsi :
1. On ajoute un accent quand nécessaire : accent aigu dans diésel, artéfact, pizzéria, véto,
vadémécum… ; accent grave dans à capella, à priori, à minima, faciès, condottière…
2. Les pluriels suivent les règles françaises habituelles (un/des stimulus ; un minimum/des
minimums), sauf quand ils ont valeur de citation : dans ce cas, il est recommandé de les
écrire en italique (éventuellement avec une majuscule). Ex : chanter des requiem/Requiem…
À noter : on utilise comme singulier la forme la plus fréquente : macaroni(s), paparazzi(s)…
3. On francise l’orthographe pour respecter la prononciation
On francise en “-eur” les terminaisons étrangères qui se prononcent comme celle de
chaleur : un rockeur, un squatteur (différent du verbe squatter), babyboumeur, cutteur, mais
scooter ou scooteur suivant la prononciation…
On francise l’orthographe d’autres mots, par exemple : acuponcture, gourou, goulache, le
ponch versus punch (pour avoir du punch)…
Mais, on ne francise pas l’orthographe de mots étrangers fréquents, comme foot.

E. Trait d’union

1. Les numéraux sont systématiquement écrits avec un tiret : trois-cent-cinq… Permet de


distinguer quarante-et-un tiers (41/3) de quarante et un tiers (40 + 1/3)…
2. On écrit en un seul mot les mots précédemment unis par un trait d’union quand ils
correspondent aux cas ci-dessous énumérés.

a. Dans les mots composés à partir d’onomatopées ou similaires : blabla, bouiboui,


coincoin, grigri, coupecoupe, cricri, fricfrac, kifkif, froufrou, mélimélo, pêlemêle, piquenique, tamtam,
tictac, traintrain, tohubohu, tsétsé…

b. Dans les mots étrangers devenus courants (baseball, cowboy, statuquo…) sauf si la
soudure entraine une prononciation défectueuse comme dans music-hall…
À noter : les locutions adverbiales étrangères en plusieurs mots ne sont pas concernées
(mais on tente de franciser en lien avec la prononciation) et il est d’usage de les écrire en
italique : in extrémis, à priori, aléa jacta est…

c. Les composés avec un préfixe qui se termine par ‘o’ ou ‘a’ (agroalimentaire,
otorhinolaryngologiste)… sauf dans deux cas. D’une part, si cela entraine une prononciation
défectueuse de type ‘ai’ pour ‘a-i’, ‘au’ pour ‘a-u’, ‘oi’ pour ‘o-i’ (extra-institutionnel, bio-
industrie, hospitalo-universitaire…). D’autre part, pour marquer une relation entre deux termes
géographiques (mythes gréco-latins…).
Liste non exhaustive des préfixes concernés (par ordre alphabétique) : ‘anti-’, ‘archi-’,
‘audio-’, ‘auto-’ (sauf auto-immune, auto-induction…) ; ‘co-’, ‘contre-’; ‘éco-’, ‘électro-’, ‘extra-’
(sauf extra-institutionnel…); ‘fibro-’; ‘gastro-’; ‘hémi-’, ‘homéo-’, ‘hydro-’, ‘immuno-’, ‘inter-’,
‘intra-’; ‘macro-’/‘micro-’ (sauf macro-/micro-informatique), ‘médico-’, ‘mini-’, ‘mille-’,
‘mono-’, ‘multi-’ ; ‘néo-’, ‘neuro-’ (sauf neuro-imagerie) ; ‘para-’, ‘photo-’, ‘pluri-’, ‘post-’, ‘

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pseudo-’, ‘psycho-’ ;‘radio-’, ‘rétro-’; ‘semi-’, ‘socio-’, ‘super-’, ‘supra-’, ‘sur-’, ‘sus’ ; ‘télé-’, ‘
turbo-’; ‘ultra-’; ‘vidéo-’…
Non concernés : ‘anglo-’/‘franco-’, ‘ex-’ (ex-femme, ex-mari…), ‘demi-’ (demi-heure)…

d. Les mots composés de deux mots et commençant par ‘contre’ et ‘entre’ : contreplaqué,
contrejour, entredeux…
Attention : le ‘e’ du préfixe disparait devant une voyelle (contrattaque, entrouvrir) sauf contre-
amiral, contre-la-montre, entre-deux-mers (contre et entre ne sont pas des préfixes dans ces
contextes).

e. Dans les composés formés d’un verbe et de ‘tout’ : fourretout, mangetout…

f. Dans plusieurs composés avec “bas(se)-’, ‘bien-’, ‘haut(e)-’, ‘mal-’ , ‘mille-’… afin de
régulariser des séries de mots semblables (portemonnaie et porteclé, comme portefeuille) ou de
figer une graphie lorsque deux cohabitaient : arcboutant, branlebas , entête , fairepart,
hautparleur, lieudit, millefeuille , platebande , plateforme, potpourri, prudhomme , quotepart ,
rondpoint, sagefemme, saufconduit, terreplein, tirebouchon…

g. Cas particulier du préfixe ‘néo-’ suivi d’un nom ou adjectif de nationalité. S’il s’agit d’un
nom, on garde le trait d’union devant la majuscule : un néo-Canadien est une personne qui
vient de s’établir au Canada (et un néo-Ecossais en Ecosse)… S’il s’agit d’un adjectif, on soude
suivant la règle commune (immigrants néocanadiens). À noter : cette règle ne concerne pas
nord ou sud (un Sud-Vietnamien…).

h. Les verbes, noms, adjectifs, adverbes ou prépositions servant de préfixe ne sont pas
concernés (voir cependant ci-dessous le point « G »), par exemple (par ordre alphabétique) :
‘abat-’, ‘appui-’/‘appuie-’, ‘arrache-’, ‘attrape-’ ; ‘bas-’ (sauf basfond, bassecontre, bassecour…),
‘brise-’ ; ‘cache-’, ‘casse-’, ‘chasse-’, ‘chauffe-’, ‘compte-’, ‘coupe-’, ‘couvre-’ ; ‘essuie-’ ; ‘fixe-’ ;
‘garde-’, ‘gratte-’, ‘grille-’ ; ‘hache-’, ‘haut-’ (mais hautparleur), ‘hors-’ ; ‘lance-’, ‘lave-’,
‘lève-’ ; ‘maitre-’, ‘monte-’ ; ‘nord-’ ; ‘pare-’ (sauf parebrise, parechoc…) ; ‘passe-’ (sauf
passepartout, passeport, passetemps), ‘perce-’, ‘pèse-’, ‘porte-’ (sauf porteclé, portecrayon,
portemanteau, portemonnaie, porteplume…), ‘pousse-’, ‘presse-’, ‘protège-’ ; ‘ramasse-’,
‘repose-’ ; ‘sans-’, ‘serre-’, ‘sous-’, ‘sud-’ ; ‘taille-’, ‘tire-’ (sauf tirebouchon, à tirelarigot),
‘tourne-’, ‘traine-’ ; ‘vice-’, ‘vide-’…

F. Pluriel des mots composés

1. Rappel : Les mots nouvellement soudés suivent la règle des pluriels y compris ceux dont la
première partie pouvait être soit un nom soit un verbe : contreplaqué(s), contrejour(s). Ils ont
un singulier conforme aux règles du français (un millepatte)...
2. Les mots unis par un trait d’union dont le deuxième mot est un nom commun. Ce nom ne
prend jamais la marque du pluriel au singulier mais prend seul et toujours la marque du
pluriel : un/des pèse-lettre(s), un/des casse-noisette(s), un/des garde-côte(s), un/des garde-
barrière(s), un/des garde-fou(s), un/des abat-jour(s)… Idem pour les noms précédés par une
préposition : un/des sans-abri(s)… La règle ne s’applique pas si le deuxième mot est un nom
propre ou s’il est précédé d’un article: des prie-Dieu, des trompe-la-mort…

G. Modifications plus ciblées

1. Devant une syllabe écrite comportant un ‘e’ dit muet, on écrit ‘è’ et non ‘é’ dans les cas
suivants : les mots comme évènement, cèleri, crèmerie, règlementaire… ; les formes du futur et

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du conditionnel des verbes du type céder : il cèdera, ils règleront… ; la forme inversée dans les
interrogations à la première personne : aimè-je ?...
2. Les anomalies

a. Certaines familles de mots sont harmonisées (par ordre alphabétique) : bonhommie


(homme) ; boursouffler (souffler) ; cahutte (hutte) ; charriot (famille de charrette) ;
combattivité (combattre) ; déciller (cil) ; imbécilité (imbécile) ; persiffler, persiffleur,
persifflage (siffler) ; ventail (vent)…

b. Autres anomalies supprimées (par ordre alphabétique) : assoir et ses composés (au lieu
de asseoir) ; douçâtre (au lieu de douceâtre) ; levreau, cuisseau (qu’il s’agisse du cuisseau de
veau ou d’une viande sauvage) ; ognon (comme grognon), nénufar (pour corriger une fausse
étymologie) ; pagaille (au lieu de pagaïe ou pagaye) ; relai (comme balai, essai) ; saccarine (au
lieu de saccharine…), saccarose…

c. Un accent est ajouté sur quelques mots où il avait été oublié ou dont la
prononciation a changé : asséner, gélinotte, québécois, réfréner, féérique…
Lorsque deux prononciations coexistent, l’orthographe en tient compte : papeterie ou
papèterie, gangreneux ou gangréneux, receleur ou recéleur…

d. Les finales ‘-illier’ et ‘-illière’ sont remplacées par ‘-iller’ ou ‘-illère’ lorsque le deuxième
‘i’ ne s’entend pas (joailler/joaillère, serpillère, quincaillère)…
Sauf en botanique par analogie (groseillier, vanillier, sapotillier…)
À noter, millier n’est pas touché puisque l’on entend le ‘i’.

H. Pour les lexicographes et créateurs de mots

19 Pour les néologismes dérivés d’un mot en ‘-an-’ créer la graphie comportant un seul
‘n’ (ex : gitanologie et non gitannologie…) tout comme pour ceux en ‘-on-’ (mots avec des
suffixes de type ‘-onaire’, ‘-onite’, ‘-onologie’…).

BIBLIOGRAPHIE
BRUNOT, F. (1905) : La réforme de l’orthographe. Lettre ouverte à M. le ministre de l’Instruction publique,
Paris, A. Colin (en ligne : https://archive.org/stream/larformedelorth00brungoog#page/n7/
mode/2up, consulté le 13/03/2015).

CATACH, N. (dir.) (1995) : Dictionnaire historique de l’orthographe française, Paris, Larousse.

CONTANT, C. (2009) : Grand Vadémécum de l’orthographe moderne recommandée, Montréal, De


Champlain S.F.

Conseil supérieur de la langue française (1990) : Rectifications de l’orthographe, Documents


administratifs, Journal Officiel de la République française,100, 6 déc.

DEHAENE, S. (dir.) (2011) : Apprendre à lire. Des sciences cognitives à la salle de classe, Paris, O. Jacob.

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PEEREMAN, R., LÉTÉ, B., & SPRENGER-CHAROLLES, L. (2007) : « Manulex-Infra: Distributional


characteristics of infra-lexical and lexical units in child-directed written material », Behavior
Research Methods, 39 (3), p. 593-603.

PEEREMAN, R., SPRENGER-CHAROLLES, L. & MESSAOUD-GALUSI, S. (2013) : « The contribution of


morphology to the consistency of spelling-to-sound relations : A quantitative analysis based on
French elementary school readers », L’Année psychologique. Topics in Cognitive Psychology, 1, p. 3-33.

SPRENGER-CHAROLLES, L. & COLÉ, P. (2013) : Lecture et Dyslexie, 2e éd., Paris, Dunod.

ANNEXES

Annexe : liste des mots modifiés par ordre


alphabétique

A-B C

à capella (au lieu de a capella) cacahouète (au lieu de cacahuète)

un à-côté/des à-côtés (pluriel francisé) cacheter/cachète (au lieu de il cachette)

à minima (au lieu de a minima) cachoterie (au lieu de cachotterie, vient de cachot)

à priori (au lieu de a priori) cahutte (au lieu de cahute, vient de hutte)

calotter (inchangé parce que vient de calot ou


à tirelarigot (suppression du tiret)
calotte)

abime, abimer (suppression de l’accent sur ‘i’) canneler/cannèle (au lieu de il cannelle)

absout (au lieu de absous) carotter (inchangé, vient de carotte)

accroitre (suppression de l’accent sur ‘i’) carreler/carrèle (au lieu de il carrelle)

acuponcture (au lieu de acupuncture) casse-croute (suppression de l’accent sur ‘u’)

agroalimentaire (suppression du tiret) casse-noisette, (un)/des casse-noisettes

aigüe (déplacement du tréma) céder/cèdera (au lieu de cédera)

ainé (suppression de l’accent sur ‘i’) cèleri (au lieu de céleri)

allo (choix de la graphie la plus simple) chaine (suppression de l’accent sur ‘i’)

ambigüe, ambigüité (déplacement du tréma) charriot (famille de charrette)

amonceler/amoncèle (au lieu de il amoncelle) chauffe-eaux (des – pluriel régulier)

anneler/annèle (au lieu de il annelle) chauvesouris (suppression du tiret)

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aout (suppression de l’accent sur ‘u’) cigüe (déplacement du tréma)

apparaitre (suppression de l’accent sur ‘i’) cinéroman (suppression du tiret)

appeler/appellent (exception pour les verbes en ‘- cliqueter, cliquètement/cliquète (au lieu de il


eler’) cliquette)

cocoter (au lieu de cocotter, pas de lien avec


arcboutant (suppression du tiret)
cocotte)

argüer (déplacement du tréma) coincoin (suppression du tiret)

artéfact (accent sur ‘é’) colle (inchangé, à la différence de girole, corole…)

asséner (au lieu de assener, prononciation combattivité (au lieu de combativité, famille de
modifiée) battre)

assidument (suppression de l’accent sur ‘u’) comparaitre (suppression de l’accent sur ‘i’)

assoir et ses composés (au lieu de asseoir) condottière (accent ajouté pour franciser)

auto-immune (trait d’union maintenu pour éviter


connaitre (suppression de l’accent sur ‘i’)
‘oi’)

auto-induction (trait d’union maintenu pour


contigüe, contigüité (déplacement du tréma)
éviter ‘oi’)

babyboumeur (suppression du tiret) continument (suppression de l’accent sur ‘u’)

ballotage (au lieu de ballottage, formé sur ballot) contrattaque (suppression du tiret)

balloter (au lieu de balloter, formé sur ballot) contre-amiral (exception à la règle)

barcarole (au lieu de barcarolle) contrejour (suppression du tiret)

baseball (suppression du tiret) contre-la-montre (inchangé : plus de deux mots)

basfond (suppression du tiret) contreplaqué (suppression du tiret)

bassecour (suppression du tiret) coupecoupe (suppression du tiret)

bateler/batèle (au lieu de il batelle, mais batellerie) coutant (suppression de l’accent sur ‘u’)

couter, couteux, couteuse (suppression de l’accent


bienêtre (suppression du tiret)
sur le ‘u’)

bio-industrie (trait d’union maintenu pour éviter


cowboy (suppression du tiret)
‘oi’)

blabla (suppression du tiret) craqueler/craquèle (au lieu de il craquelle)

crèmerie (accent changé de sens pour la


boite (suppression de l’accent sur ‘i’)
prononciation)

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bonhommie (au lieu de bonhomie) croitre (je croîs versus croire : je crois)

bosseler (débosseler) croute, crouter, crouton (suppression de l’accent)

botter (non modifié, formé sur botte) crument (suppression de l’accent)

cuisseau (de veau, d’une viande sauvage ou


bouloter (au lieu de boulotter, formé sur boulot)
d’armure)

boursouffler (et non boursoufler, famille de souffler) culoter (sur culot)

branlebas (suppression du tiret) culotter (sur culotte)

brisetout (suppression du tiret) curedent (suppression du tiret)

bruler, brulure, brulant (suppression de l’accent) cutteur (au lieu de cutter)

buche, bucheron (suppression de l’accent)

D-E F-G-H

décacheter/décachète (au lieu de je décachette) faciès (au lieu de facies, francisation)

décalotter (inchangé, formé sur calot ou calotte) fairepart (suppression du tiret)

déchainer (suppression de l’accent) fayotage, fayoter (formé sur fayot)

déchiqueter/déchiquète (au lieu de je déchiquette) féérique (au lieu de féerique)

déciller (au lieu de dessiller, vient de cil) feuilleter/feuillète (au lieu de je feuillette)

décolleter/décolète (au lieu de je décollette) ficeler/ficèle (au lieu de je ficelle)

flegmatique (au lieu de phlegmatique pour


décroitre (suppression de l’accent sur le ‘i’)
franciser)

décrotter (inchangé, famille de crotte) flegmon (au lieu de phlegmon pour franciser)

déficeler (je déficèle…) fleureter (au lieu de flirter pour franciser)

déjeuner (suppression de l’accent sur le ‘u’) flotter (inchangé, formé sur flotte)

demi-heure (les mots avec ‘demi-’ restent flute, flutiste, flutiau (suppression de l’accent sur
inchangés) le ‘u’)

déniveler/dénivèle (au lieu de dénivelle) fourretout (suppression du tiret)

fraiche, fraicheur (suppression de l’accent sur le


denteler, dentelière (je dentèle, mais la dentelle)
‘i’)

franco-français (inchangé : relation de


désambigüiser (déplacement du tréma)
coordination)

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désensorceler/désensorcèle (au lieu de désensorcelle) frisoter, frisotis (diminutif : ‘-oter’)

dételer/détèle (au lieu de je dételle) froufrou (suppression du tiret)

fumerole (au lieu de fumerolle, terminaison en ‘-


diésel (au lieu de diesel )
ole’)

diner (suppression de l’accent sur le ‘i’) fureter/furète (au lieu de je furette)

disparaitre (suppression de l’accent sur le ‘i’) gageüre (tréma sur le ‘u’)

gangreneux ou gangréneux (2 prononciations/2


dissout (au lieu de dissous)
orthographes)

garde-barrière/des garde-barrières (pluriel


donia (pour éviter le tilde)
régulier)

dorade (choisi au lieu de daurade, étymologie) garde-côte/des garde-côtes (pluriel régulier)

douçâtre (au lieu de douceâtre) garde-fou (un)/des garde-fous (pluriel régulier)

dû (verbe devoir, mais dus, due…) versus du (du


garroter (au lieu de garrotter, formé sur garrot)
pain)

gélinotte (au lieu de gelinotte, prononciation


dument (suppression de l’accent sur le ‘u’)
modifiée)

écheveler/échevèle (au lieu de il échevelle) gentleman (un)/des gentlemans (pluriel régulier)

empaqueter/empaquète (au lieu de il empaquette) girole (au lieu de girolle, terminaisons en ‘‑ole’)

enchainer (suppression de l’accent sur le ‘i’) gite (suppression de l’accent sur le ‘i’)

encoller (inchangé : colle exception à la


gnognote (suppression du tiret)
terminaison ‘‑ole’)

ensorcèlement (composé en ‘-ment’ d’un verbe en


goulache (au lieu de goulash ou goulasch)
‘‑eler’)

ensorceler/ensorcèle (au lieu de il ensorcelle) gourou (au lieu de guru, francisation)

entête (suppression du tiret) gout (suppression de l’accent sur le ‘u’)

entrainer (suppression de l’accent sur le ‘i’) greloter (au lieu de grelotter, formé sur grelot)

entredeux (suppression du tiret) grigri (suppression du tiret)

entre-deux-mers (inchangé : 3 mots) grommeler/je grommèle (au lieu de je grommelle)

groseillier (non modifié parce que ‘illi’ est un


entrouvrir (suppression du tiret)
suffixe)

épeler/épèle (au lieu de il épelle, mais épellation) guibole (au lieu de guibolle, terminaison en ‘‑ole’)

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essuietout (suppression du tiret) haleter/halète (au lieu de je halette)

étinceler/étincèle (au lieu de il étincelle) harakiri (suppression du tiret)

hauteforme ou haut-de-forme (suppression du


évènement (au lieu de événement)
tiret)

ex-détenu (inchangé) hautparleur (suppression du tiret)

exéma (au lieu de eczéma, francisation) hoqueter/hoquète (au lieu de je hoquette)

huitre, huitrier(e) (suppression de l’accent sur le


ex-femme (inchangé)
‘i’)

exigüe, exigüité (tréma sur le ‘u’ au lieu du ‘i’)

ex-mari (inchangé)

extraterrestre (suppression du tiret)

I-J-K-L-M-N-O-Pa Pe-Q-R

iglou (au lieu de igloo, francisation) pêlemêle (suppression du tiret)

ile, ilet, ilien, ilot, ilotage… (suppression de


persifflage, persiffler, persiffleur (famille de siffler)
l’accent)

imbécilité (imbécile) pèse-lettre (un)/des pèse-lettres (pluriel régularisé)

indument (suppression de l’accent sur le ‘u’) piéta (au lieu de pietà, francisation)

interpeler (au lieu de interpeller) piquenique (suppression du tiret)

jeter, jetterait (il), jettes (tu) (exception) piqure (suppression de l’accent sur le ‘u’)

jeûne/jeune (inchangés) pizzéria (au lieu de pizzeria, francisation)

plait (s’il vous plait) (suppression de l’accent sur


joailler/joaillère (au lieu de joaillière)
le ‘i’)

lacérer/lacère (au lieu de il lacére) platebande (suppression du tiret)

lady (une)/des ladys (pluriel francisé) plateforme (suppression du tiret)

levreau (et non levraut, régularisation : cf. plumpouding (suppression du tiret et


lionceau…) francisation)

lieudit (suppression du tiret) porteclé (suppression du tiret)

louvèterie ou louveterie (selon la prononciation) portecrayon (suppression du tiret)

lunetier/lunettier (selon la prononciation) portemanteau (suppression du tiret)

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macaroni (un)/des macaronis (pluriel francisé) portemine (suppression du tiret)

maitre, maitresse, maitriser (suppression de


portemonnaie (suppression du tiret)
l’accent)

mangeoter (suffixe ‘‑oter’) porteplume (suppression du tiret)

mangetout (suppression du tiret) potpourri (suppression du tiret)

mariole (au lieu de mariolle, terminaison en ‘‑ole’) pouding (francisation)

martèlement (préféré à martellement) presqu’ile (suppression de l’accent sur ‘i’)

prie-Dieu (un)/des prie-Dieu (inchangé : nom


méconnaitre (suppression de l’accent sur ‘i’)
propre)

menotter (inchangé, formé sur menotte) prudhomme, prudhommie (famille de homme)

millefeuille (suppression du tiret et singulier


prunelier/prunelle (respect de la prononciation)
régulier)

millepatte (un) (suppression du tiret et singulier


québécois (au lieu de québecois)
régulier)

millier (‘illi’ non modifié parce que le ‘i’ s’entend) quincaillère (au lieu de quincaillière)

minijupe (suppression du tiret) quotepart (suppression du tiret)

minimums (des) (pluriel francisé) rafraichir (suppression de l’accent sur ‘i’)

molle, mollement (exception à terminaison ‘‑ole’) raja ou radja (au lieu de rajah ou radjah)

morceler/il morcèle (au lieu de il morcelle) réapparaitre (suppression de l’accent sur ‘i’)

receleur ou recéleur (2 prononciations/2


mu (de mouvoir)
orthographes)

mûr/mur, murir réfréner (au lieu de refréner), réfrènera

museler/musèle (au lieu de je muselle) règlementaire, règleront (au lieu de réglementaire)

music-hall (inchangé pour éviter ‘ch’) relai (au lieu de relais)

naitre (suppression de l’accent sur ‘i’) renouveler/renouvèle (au lieu de il renouvelle)

nénufar (pour corriger une fausse étymologie) repaitre suppression de l’accent sur ‘i’)

niveler, nivèlement, on nivèle (au lieu de on nivelle...) reparaitre (suppression de l’accent sur ‘i’)

ognon (régularisé, au lieu de oignon) ressemeler/ressemèle

otorhinolaryngologiste (suppression du tiret) risquetout (suppression du tiret)

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ouzbek/ousbèke (au lieu de usbek) rockeur (au lieu de rocker, francisation)

paélia (au lieu de paella ou paëlla, francisation) rondpoint (suppression du tiret)

pagaille (au lieu de pagaïe ou pagaye) ruissèlement, ruissèlera (‘elle’)

paitre (suppression de l’accent sur ‘i’)

paparazzi (un)/des paparazzis (francisé)

papeterie ou papèterie (respect des


prononciations)

paraitre (suppression de l’accent sur ‘i’)

parebrise (suppression du tiret)

parechoc (suppression du tiret)

parloter/parlote (verbe en ‘‑oter’)

passepartout (suppression du tiret)

passepasse (suppression du tiret)

passeport (suppression du tiret)

passetemps (suppression du tiret)

S-T U-V-W-Y-Z

saccarine, saccarose (au lieu de saccharine…) ultraviolet (suppression du tiret)

sagefemme (suppression du tiret) vadémécum (au lieu de vademecum, francisation)

samouraï (au lieu de samuraï, francisation) valkyrie (au lieu de walkyrie, francisation)

sans-abri (un)/des sans-abris (pluriel régulier) vanillier (exception botanique)

saufconduit (suppression du tiret) vanupied (suppression du tiret)

scooter ou scooteur (respect des prononciations) vatout (suppression du tiret)

sécher/vous sècheriez ventail (au lieu de vantail, famille de vent)

séniora, séniorita (au lieu de señora, señorita) véto (au lieu de veto, francisation)

serpillère (au lieu de serpillière, terminaison


volapuk (au lieu de volapük, francisation)
‘‑illère’)

voleter, il volète (au lieu de il volette, verbe en


shampoing, shampouiner, shampouineuse
‘‑eter’)

siroco (au lieu de sirocco, francisation) volteface (suppression du tiret)

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squatteur (francisation) voute, vouter (suppression de l’accent sur le ‘u’)

statuquo (suppression du tiret) waterpolo (suppression du tiret)

stimulus (un)/des stimulus (singulier/pluriel yaourt ou yogourt (2 prononciations/2


réguliers) orthographes)

supporteur (francisation)

sûr/sur(e), surement, sureté

suraigüe (déplacement du tréma)

surcroit (suppression de l’accent sur le ‘i’)

surpiqure (suppression de l’accent sur le ‘u’)

taliatelle (au lieu de tagliatelle, francisation)

tamtam (suppression du tiret)

tek (au lieu de teck, francisation)

téléfilm (suppression du tiret)

terreplein (suppression du tiret)

tictac (suppression du tiret)

tirebouchon (suppression du tiret)

tohubohu (suppression du tiret)

touareg/touarègue (francisation)

tourista (francisation)

traine, traineau, trainée, trainer (pas d’accent sur


le ‘i’)

traintrain (suppression du tiret)

traitre, traitresse, traitrise (suppression de


l’accent)

transparaitre (suppression de l’accent sur le ‘i’)

traveleur (-chèque, francisation)

traveling (au lieu de travelling, francisation)

trompe-la-mort (un)/des trompe-la-mort (3 mots)

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tsar, tsarine, tsariste (au lieu de tzar…,


francisation)

tsétsé (suppression du tiret)

NOTES
1. Pour une description de l’orthographe du français en comparaison avec celle de l’espagnol, de
l’allemand et de l’anglais, voir L. Sprenger-Charolles & P. Colé (2013) ; pour des statistiques sur la
consistance des correspondances graphème-phonème (CGP, utilisées pour lire) et phonème-
graphème (CPG, utilisées pour écrire) en français, voir R. Peereman et al. (2007 ; 2013 pour des
calculs tenant compte des morpho-phonogrammes).
2. C’est encore le cas dans certaines régions du Sud-ouest de la France.
3. Mais il y a eu quelques oublis, le ‘p’ de compte, de sculpteur, ou encore celui de baptême.
4. La présence d’une consonne double après ‘e’ s’explique par le fait que le signe diacritique « ’ »
a servi à noter l’accent tonique sur les mots, comme en espagnol. Quand cette notation est
devenue inutile, ce diacritique a pu être utilisé sur ‘e’ (voir Catach, 1995).
5. Cette lettre a été publiée en 1905 par A. Colin.
6. C’est pour éviter la confusion entre le ‘u’ qui désignait soit la voyelle ‘u’, soit la consonne ‘v’
qu’un ‘h’ a été mis devant la voyelle, ce qui permet de distinguer huitre de vitre.

RÉSUMÉS
De nombreuses études récentes indiquent que l’opacité de l’orthographe a un impact négatif sur
l’apprentissage de la lecture. Ainsi, alors qu’apprendre à lire en anglais nécessite plusieurs
années, ce n’est pas le cas en espagnol, en allemand, ou en français, langues qui ont une
orthographe moins opaque que l’anglais. De même, les difficultés d’apprentissage de la lecture
sont plus sévères quand l’orthographe est plus opaque. L’opacité de l’orthographe a donc un cout
social important. Ce sont des arguments nouveaux en faveur d’une simplification de notre
orthographe. L’objectif de cet article est de présenter les dernières modifications (celles de 1990)
de l’orthographe du français. Il comprend un avant-propos incluant un rapide historique des
différentes réformes (des premières éditions du dictionnaire de l’Académie au XVII e siècle, à
celles de 1740 et de 1835). Cet historique est suivi par une explication des motifs pouvant
permettre de comprendre les résistances qui bloquent les réformes actuelles (avec des extraits
d’une lettre adressée par F. Brunot au ministre de l’Instruction publique au début du XX e siècle).
Les trois autres parties de l’article concernent les modifications de 1990. La première comprend
un rapide historique de ces modifications, incluant les derniers textes officiels émanant de
l’Éducation nationale (textes de 2008, qui précisent que cette orthographe est devenue la
référence : Bulletin Officiel n° 3 du 19 juin et n° 6 du 28 aout) ainsi qu’une mise au point à propos
de l’application de ces modifications par les dictionnaires et les correcteurs orthographiques.
Cette partie est suivie par une présentation de ces modifications, dans l’ordre suivant : Accent
circonflexe ; Tréma ; Consonnes doubles ; Mots étrangers ; Trait d’union ; Pluriel des mots

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composés ; Modifications plus ciblées ; Note pour les lexicographes. Le texte se termine par la
liste des principaux mots modifiés, présentés par ordre alphabétique.

Many recent studies indicate that opaque orthography impedes reading acquisition. Thus, while
learning to read in English takes several years, this is not the case in Spanish, German, or French,
languages with less opaque orthographies. Reading difficulties are also more severe when the
orthography is more opaque. Orthographic opacity thus imposes a social cost. These are new
arguments in favor of a simplification of orthography. The goal of this paper is to present the
most recent changes in French orthography (1990). Its introduction includes a foreword with a
brief history of the various reforms (from the first editions of the dictionary of the Academy in
the seventeenth century to those of 1740 and 1835). This history is followed by an exploration of
the possible reasons for the persistent resistance to reforms (with passages from a letter sent by
Brunot to the Minister of Education in the early twentieth century). The other three parts of the
paper deal only with the 1990 changes. The first includes a brief history of these changes, with
the presentation of the last official documents from the French Ministry of Education (which
indicate that these changes are now the benchmark: Official Bulletin of the French Ministry of
Education, No. 3 of June 19, 2008, and No. 6 of August 28, 2008), as well as a brief update
concerning the implementation of these changes in dictionaries and spell checkers. This part is
followed by a presentation of these changes, in the following order: Circumflex; Diaeresis; Double
consonants; Foreign words; Hyphen; Plural of compound words; Other changes; Note for
lexicographers. The last part includes a list of the words with modified spelling, in alphabetical
order.

INDEX
Mots-clés : réforme de l’orthographe, orthographe du français, rectifications orthographiques
du français de 1990
Keywords : spelling reform, French spelling, 1990 French spelling reform

AUTEURS
DANIELLE BÉCHENNEC
Docteur en linguistique, agrégée de lettres classiques

LILIANE SPRENGER-CHAROLLES
Linguiste et psycholinguiste, directrice de recherche, émérite, LPP (UMR 8242 CNRS, AMU), CNRS

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