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Cyrano de Bergerac

Préface de l’édition Honoré Champion


Par Jeanyves Guérin
Ioana Alexandru 5/5/21 13:52
Cyrano est une pièce qui divise les commentateurs, certains la considèrent comme un chef d’œuvre Commentaire [1]: Oui, tout attaché, des
fois que vous voudriez le citer ;)
impérissable, d’autres comme « l’apothéose du toc ».
Un an avant la création de Cyrano, est crée Ubu roi qui est un événement majeur dans l’histoire du
théâtre mais ce sentiment n’a pas été partagé par les contemporains et la pièce de Jarry fut assez vite oubliée.
Le Cyrano d’ER est éloigné de l’auteur du XVIIe siècle, Rostand a occulté l’œuvre par l’homme, et a
transformé le personnage en mythe en procurant une deuxième vie à cet auteur généralement peu connu. Ioana Alexandru 5/5/21 13:56
Commentaire [2]: C’est son petit
surnom.
La comédie héroïque d’ER est à la fois très et mal connue. On en occulte souvent sa dimension
théâtrale au profit de l’intrigue alors que le texte a été fait pour la scène, qu’il appartient à un moment de
l’histoire française, marqué par la culture historique et littéraire d’une époque.

Cyrano : un personnage.

Sur l’auteur, Cyrano, on connaît peu de choses. L’essentiel réside dans la préface écrite par Henry Le
Bret aux États et Empires de la lune. Boileau mentionne la « burlesque audace » de Cyrano dans son Art
poétique.
Ioana Alexandru 5/5/21 14:04
Commentaire [3]: « J'aime mieux
Savinien de Cyrano naît en 1619 à Paris (et non à Bergerac) et va rompre avec le milieu familial
Bergerac, et sa burlesque audace // Que
(bourgeoisie de robe en voie d’anoblissement) dont le conformisme lui pèse. Il s’engage dans la compagnie ces vers où Motin se morfond et nous
des gardes royales du commandant Alexandre de Carbon de Castelgeloux mais sa carrière militaire sera brève glace. »

puisque, blessé au siège d’Arras « Il quittera Mars pour se donner à Minerve. » (Le Bret) Suite à cela, il suivra
les cours de Pierre Gassenti, prêtre philosophe épicurien chrétien. Puis s’insère dans le milieu libertin dont il
se détournera sous l’influence de Mme de Neuvillette. Ioana Alexandru 5/5/21 14:07
Commentaire [4]: tout ça, oui.

Cyrano est un polygraphe (comme la plupart des auteurs de son époque) mais n’excellera véritablement
dans aucun genre. Si Cyrano défie les autorités et prend ses aises avec le dogme, il n’est pas un dépravé pour
autant, il est d’abord non-conformisme plutôt que libertin convaincu.

Edmond Rostand.

Il est né à Marseille en 1868 dans une famille de tradition bonapartiste. Va à Paris en 84 pour compléter
ses études. Il sera marqué par un surveillant, poète à ses heures, dont il évoque la mémoire dans un poème :
« Souvent ton nez flambait dans ta face blafarde. / […] On t’avait surnommé Pif Luisant. Les élèves /
Charbonnaient ton profil grotesque sur le mur […] / Grand poète incompris, ivrogne de génie. » => ce
surveillant préfigure Cyrano.
ER obtient une licence de droit mais ne veut pas travailler dans ce milieu, sa vocation est la littérature.
En 87, il remporte le prix de l’Académie de Marseille pour une dissertation comparant Honoré d’Urfé et
Emile Zola. Cette œuvre va l’amener à s’intéresser à l’époque de Louis XIII et à la préciosité.
Etudiant, il parfait sa culture classique à la Comédie-Française et à l’Odéon. En 1888, il compose avec
le demi-frère de sa fiancée un vaudeville, Le Gant rouge, qui n’aura que 17 représentations. Deux ans plus
tard, il publie Les Musardises (inspiré par Musset et Banville) et épouse Rosemonde Gérard, poétesse qui a
ses entrées dans le monde.
Rostand est contemporain de Claudel, Mauras, Gide, Valery ou Proust mais « Il est un des rares
écrivains qui semble n’avoir littérairement subi l’influence d’aucun de ses contemporains. » Il donne la
priorité à l’écriture théâtrale, alors qu’elle rebute de nombreux écrivains, et plus particulièrement au théâtre en
vers ce qui inscrit œuvre dans la littérature.

1
Sa pièce, Les Deux Pierrots est refusée par la Comédie-Fr car jugée trop osée mais en 1894 il y fait
jouer Les Romanesqus, pièce où deux adolescentes rejouent l’histoire de Roméo et Juliette. Petit à petit, il se
fait des relations dans le milieu ce qui lui permet de rencontrer Sarah Bernardt pour laquelle il écrira La
Princesse lointaine. Cette pièce se déroule à l’époque des croisades. Le troubadour Joffroy Rudel, atteint
d’une grave maladie, se sait condamné et demande à son compagnon, Bertrand d’Allamon, de lui amener une
princesse orientale dont il est épris mais qu’il n’a jamais rencontré. Durant le voyage, Bertran et Mélissine
tombent amoureux mais dominent leur amour. Mélissine arrive au chevet de Joffroy et lui déclare son amour. Ioana Alexandru 5/5/21 14:22
Commentaire [5]: La princesse en
Joffroy meurt apaisé, Bertrand part en croisade et Mélissine se cloître. La pièce ne connaît que 30
question si vous suivez bien.
représentations mais préfigure déjà le triangle de Cyrano. Jules Renard écrira à ER « Ce qui me plaît chez
vous, c’est un mélange de sensibilité et d’ironie et votre adresse à le composer. »
Sarah B. poursuit tout de même sa collaboration avec ER et joue La Samaritaine qui a eu un certain
succès dans qu’elle y a tenu le rôle titre. C’est grâce à elle (Sarah B.) qu’ER rencontre Constant Coquelin,
ancien sociétaire de la Com.Fr. excellent acteur notamment dans les rôles de personnages truculents. C’est en
pensant à lui qu’il écrira son Cyrano. ER a le sujet en tête depuis longtemps ; il déclarera à un journaliste
avoir composé la pièce « dans la joie. » Le 28 décembre 1897 a lieu la première représentation. Les journaux
en reprennent aussitôt des extraits (la ballade du duel, la tirade des « non merci », la dernière scène de l’acte
V…) ou en publient des pastiches. Contrairement à Ubu roi l’année précédente, Cyrano ne suscite aucune
controverse. La générale et la première sont des triomphes (40 rappels, 20 min d’applaudissements, public
encore dans la salle à 2h du matin). Ioana Alexandru 5/5/21 14:31
Commentaire [6]: Ça doit faire mal aux
Dès le 7 janvier, on annonce que le président, Félix Faure, était venu remettre la Légion d’honneur à
mains…
ER. Jusqu’en été, la pièce est jouée 206 fois (en un peu plus de six mois donc), et est reprise en tournée dans
toute l’Europe et sur le pourtour méditerranéen. Entre le moment de sa publication (janvier 1898) et
septembre de la même année, l’éditeur d’ER vend 150 000 exemplaires. Cyrano et Coquelin se retrouvent sur
les cartes postales, le premier est élu « héros littéraire préféré des Français » par un journal. Une véritable
« Cyranomania » s’empare de Paris (on parle, moins familièrement de « l’année de Cyrano »).
ER va écrire L’Aiglon qui sera joué en 1900 parce qu’il ne veut être l’auteur d’une même pièce. Sarah
B. jouera le rôle principal en se travestissant « C’est écrasant de beauté et un peu, aussi, d’ennui » écrira Jules
Renard. En 1901, L’Académie française ouvre ses portes à ER qui plaide pour un théâtre poétique en vers. En
1910, création de Chantecler féerie post-symboliste qui ne renouvelle pas le triomphe de Cyrano mais qui est Ioana Alexandru 5/5/21 14:36
Commentaire [7]: JR à partir de
tout de même bien accueillie par le public. Rostant devient l’illustrateur du récit national.
maintenant (c’est un peu la commère
Il meurt à Paris en 1918 de la grippe espagnole. littéraire de l’époque, il va être beaucoup
cité dans la préface).
Une période.
Les années 1880 voient arrive la première crise de ce qu’on appelle l’idée républicaine : l’Affaire
Dreyfus. Avant elle, une succession d’affaires éclaboussent le personnel politique. Les opportunistes au
pouvoir depuis 1875 sont attaqués à droite par les partisans des anciennes dynasties, et à gauche par les
socialistes. La question sociale est catalysée par les attentats anarchistes (tuerie des Fourmis) et d’importants
mouvements de grève. La République de Félix Faure s’appuie sur les campagnes et n’attaque pas les
privilèges de la fortune. L’enjeu idéologique est supérieur à l’enjeu socio-économique. La poussée
nationaliste fait basculer la capitale : livres, revues, une certaine presse, dénoncent l’invasion de la France par
les étrangers, les conservateurs s’extrémisent. L’Affaire D. est l’aboutissement de cette « onde de fanatisme »
(Michel Wincock). Fin 1897, elle occupe de plus en plus de place dans les journaux, le verdict du conseil de Ioana Alexandru 5/5/21 14:56
Commentaire [8]: Ne pas faire de
guerre y est remis en cause car jugé inique, et les journaux réclament la révision du procès. La ligne de
commentaire politique, ne pas faire de
partage entre les clans étant idéologique et non sociale, il est naturel que les professions de la culture se commentaire politique, ne pas faire de
lancent dans la bataille. Zola publie deux brochures avant son « J’accuse » (13 janvier 1898 pour ceux qui, commentaire politique.
comme moi, auraient oublié la date) et prend la tête de ceux qu’on appelle « les intellectuels ». Les avant-
gardes se mobilisent avec leurs revues. ER ne prend pas vraiment parti mais soutient Zola (plus que Dreyfus
lui-même). Coquelin et Sarah B. restent également neutres ayant des amis dans les deux camps. Ioana Alexandru 5/5/21 15:01
Commentaire [9]: Comme beaucoup
d’autres auteurs de l’époque, ne jetons pas
la pierre à ce cher Edmond.

2
Le théâtre des années 1890.
Le théâtre est la première des distractions collectives pour une large fraction de la société. Paris est une
(sinon la) capitale culturelle et les auteurs (reconnus) de théâtre gagnent entre 150 000 et 300 000 francs par
ans de droits d’auteurs. Cyrano aurait rapporté 600 000 francs à ER entre sa création et 1900 (soit en deux
ans).
Mais le théâtre est une industrie de la distraction, les théâtres sont nombreux et les pièces plus
nombreuses encore. Mais 1880-1890 = crise du théâtre. Le genre est sur le déclin, le roman va le remplacer
petit à petit. Le milieu littéraire est très critique envers le spectacle vivant : « Le théâtre est toujours en retard
sur le reste de la littérature. » (Zola).
2 pôles s’opposent dans le champ théâtral : Ioana Alexandru 5/5/21 15:05
Commentaire [10]: Zola semble l’avoir
• Un public peu exigeant qui veut simplement être diverti vraiment mauvaise de ne pas avoir su
• Un public moins vaste mais qui se soucie de l’esthétique. adapter le naturalisme au théâtre, il passe
son temps à lancer ce genre de piques.
À cette période, le théâtre de consommation > au théâtre de création. Le premier utilise des recettes
éprouvées alors que les romanciers ne cessent de renouveler les thèmes et la poétique de leur art.
Zola appelle les auteurs de théâtre qui ne se renouvellent pas « les fabricants » et critique le triomphe,
sur scène, du bon sens et de l’ordre et non de la passion et de la révolte.
Ce n’est que dans les années 80 que s’enclenche l’aggiornamento (= adaptation au monde
contemporain) ; les rénovateurs viennent des lettres et des professions de la scène. La scène parisienne s’ouvre
à l’extérieur, on y joue Shakespeare mais aussi le théâtre allemand et scandinave (Ibsen), et s’offre de
nouveaux modèles. Mais cette nouvelle scène reste marginale et le gros du public ne suit pas.
Certains auteurs de romans portent leurs textes à la scène (Zola-le-Jaloux, Goncourt, Daudet). Si
L’Assommoir est un succès, Germinal fait un four et les autres ne s’en sortent pas mieux. Le naturalisme
échoue au théâtre mais laisse place à un théâtre de mœurs, social et réaliste qui va glisser vers le Boulevard.
Le metteur en scène devient de plus en plus important. L’écriture scénique > écriture textuelle. En
réaction au naturalisme, le symbolisme s’essaie à son tour au théâtre. Les personnages sont dépouillés
d’attributs sociaux et psychologiques, l’intrigue st simplifiée, la primauté va à l’écriture textuelle. « La parole
crée le décor, comme le reste ». (Pierre Quillard, « De l’inutilité absolue de la mise en scène exacte. ») La
scène doit être autonome par rapport au monde, le verbe y est autosuffisant.
Pour résumer :
o Le théâtre naturaliste montre et fait du bruit.
o Le théâtre symboliste suggère et jour sur la lumière. Ce qui compte ce n’est pas la fidélité au
réel mais la production de formes abstraites, colorées, lumineuses.
Symbolistes et naturalistes ont chacun leur salle mais le conflit entre les deux écoles vient davantage de leur
synchronie : toutes deux mènent une interrogation sur la théâtralité. Les projets apparaissent concurrents alors
qu’on remarque aujourd’hui qu’ils étaient complémentaires => ils font « front commun contre le théâtre
officiel, celui de la pièce bien faite » (Michel Autrand, Le Théâtre en France, de 1870 à 1914).
Ubu roi en 1896 apporte l’humour qui manquait au théâtre symboliste mais la pièce ne prend pas.
Dans les années 1890, les deux courants s’essoufflent et sont contestés. Le siècle a fait son tri dans la
production : Ubu roi est un échec alors qu’il est l’une des sources majeures du théâtre contemporain et
Cyrano, pièce d’arrière-garde, triomphe.

« Cette pièce se passe dans le Lagarde et Michard. » (Pierre Citti).


ER s’est peu exprimé sur ses œuvres, ses pièces se suffisent à elles-mêmes. Le peritexte auctorial de
Cyrano est pauvre. L’intrigue serait tirée d’une anecdote autobiographique d’ER : un sien ami était amoureux
d’une jeune fille mais, troublé, il ne savait lui parler. ER le conseilla, lui dit ce qu’il devait lui dire, etc. Un
peu plus tard, le père de la jeune fille en question déclara à ER « votre ami… vous savez bien qu’il n’est pas
bête du tout » ce qui flatta particulièrement ER. Il garda en tête cette idée de « celui qui parle pour un autre. »
Le schéma de l’intrigue est rebattu dans la littérature et au théâtre en particulier mais Rostand va
renouveler le schéma classique. Cyrano fait écho aux romans et pièces lues par les spectateurs, il y a une
connivence qui se crée avec le public. La culture d’ER est celle dispensée par l’enseignement secondaire,

3
classico-centrée sur les auteurs du XVIIe notamment. Le patrimoine classique est important dans un temps ou
la rhétorique fait la loi des études littéraires.
Pourquoi Cyrano ? Certains pensent que cela vint à ER d’un professeur, d’autres qu’il l’aurait connu
grâce à René Doumic (professeur à Stanislas, collège que fréquenta ER) mais sans doute est-ce dans un article
de Charles Nodier ou dans Les Grotesques de Th. Gautier qu’il découvrit le personnage. Dans ce dernier
recueil, Gautier exhume les marginaux des siècles anciens, ceux du XVIIe en particulier que Boileau critiqua.
Importance de Gautier car son Capitaine Fracasse donne de nombreux traits à Cyrano. Dans ses
Grotesques, Gautier commence son étude de Cyrano par des considérations de « nasologie » : « Ce nez
invraisemblable se prélasse dans une figure de trois quarts dont il couvre entièrement le petit côté. » Gautier y
reprend des éléments évoqués par Nodier et Le Bret (escarmouche de la porte de Nesle, algarade avec
Montfleury, siège d’Arras, blessure, accident qui mit fin à sa vie).
L’étude de Gautier fixe l’image de l’auteur : un écrivain fantasque sans être subversif, ni vraiment
athée, ni libertin, mais incontestablement un personnage romanesque, ce que retiendra ER. De même, la
préface du Bibliophile Jacob (= Paul Lacroix) aux œuvres de Cyrano inspirera ER au point qu’il reprendra
pour sa pièce certaines citations de Cyrano données par l’érudit.
Le drame, selon Zola, exige un travail préparatoire dont l’objectif est la résurrection d’une société (in
Le Naturalisme au théâtre). ER a effectué ses recherches, ou les a fait effectuer par sa femme) et a complété
ses recherches avec des ouvrages historiques (la « gazette de Cyrano » puise à La Muse historique de Jean Ioana Alexandru 5/5/21 15:52
Commentaire [11]: Eh bien bravo Eddy
Loret, le premier acte doit beaucoup au Théâtre français de Samuel Chappuzeau, la préciosité au Dictionnaire
(oui, c’est son autre petit surnom).
des précieuses de Somaize.
La plupart des personnages de la pièce ont existé. ER invente Lise, Valvert, Sœur Marthe et Sœur
Claire.
Le succès de Cyrano a valu à ER d’être étrillé par spécialiste du XVIIe. Certaines entorses sont
évidentes :
o Richelieu n’aurait jamais assisté à une reprise d’une pastorale de Baro,
o Il n’aurait également pas laissé deux gentilshommes se battre en duel puisqu’il promulgua un
édit les interdisant,
o Les épées étaient interdites dans les salles de spectacle,
o La Clorise de Baro est jouée en 1631 à l’Hôtel de Bourgogne et non en 1640 (qui représentait
Clarimonde, du même auteur, cette année-là).
o Rageneau meurt en 1654 et n’a pas été l’ami de Cyrano,
o Scapin est joué en 1671 pour la première fois.
Emile Magne, le spécialiste en question, reproche surtout à Rostand d’avoir tué l’image du vrai Cyrano qui ne
sera plus vu qu’à travers ce « Cyrano de convention. » ER lui répond par une lettre disant connaître chaque
anachronisme et qu’un « poète ne met jamais rien au hasard et n’est inexact que lorsqu’il le veut. » ER ne
cherche pas à écrire un ouvrage d’histoire, il prend des libertés avec elle. Le matériau historique est malléable.

Le Cyrano « hétéroclite » de Rostand.


Qualificatif employé par Lignère au v.102 => « Et quel aspect hétéroclite que le sien. »
Cyrano ≠ une pièce autobiographique mais plutôt un enchaînement de scènes de vie. ER privilégie les
anecdotes. Les spectateurs (et les lecteurs) oublient que Cyrano n’a qu’une vingtaine d’années aux quatre
premiers actes alors qu’ER l’a doté d’une culture qu’il ne pouvait avoir. C’était alors un soldat et rien
n’indique qu’il fût lettré. En 1640, Cyrano n’a rien écrit mais le spectateur s’en soucie peu.
Le Cyrano de la pièce n’est pas un intellectuel sur scène, on ne le voit qu’une fois avec une plume à la
main et beaucoup plus avec son épée, il est économe de grands mots comme liberté, vérité ou justice.
Rostand multiplie les allusions à L’Autre monde dans III et IV alors qu’il se passionne pour les écrits
de Verne. Dans sa pièce, le voyage interstellaire n’est pas tant une aventure intellectuelle qu’un périple dans
l’espace.
L’apparition de Cyrano en I le rapproche d’un Matamore mais ses actes confirment ses paroles. Il se
bat au lieu de se défiler (contre Valvert, contre l’embuscade, contre les Espagnols). Ces faits ont beaucoup

4
contribué à la réputation nationale et internationale de la pièce (dans la même lignée que Les Trois
Mousquetaires). Mais, malgré cela, le Cyrano d’ER est avant tout un poète. Poète qui est souvent représenté
comme un personnage grotesque au théâtre. C’est Le Métromanie de Piron qui réhabilite cette figure. Dans le
premier XIXe siècle, le poète remplace le philosophe comme figure charismatique du créateur. Mais le
Cyrano d’ER n’est pas un mage, c’est un poète précieux, auteur de théâtre et romancier en devenir. Au Ve
acte, il est pauvre et porte l’habit noir, uniforme topique des rapins (= peintre apprenti) et des poètes dans les
fictions du XIXe. On peut y voir un // avec les poètes maudits, grands créateurs incompris. Au Ve acte,
Cyrano est un vieil écrivain qui dissimule sa pauvreté par dignité (elle n’est pas une marque d’élection).
// avec le Gringoire de Banville aurait pu marquer ER, le poète éponyme s’y sent « laid et pauvre » et
a peur que les femmes rient de lui. Il n’est qu’un bouffon, un comédien. Gringoire aime une belle jeune fille
qu’il a seulement entrevue mais elle est filleule du roi. La pièce étant une comédie, le héros connaît une fin
heureuse.
// aussi avec « Le vieux saltimbanque » de Baudelaire « vieil homme de lettres qui a survécu à la
génération dont il fut le brillant amuseur. »
Pour beaucoup de critiques, Cyrano est un « raté sublime » (Lucien Dubech). L’obsession de l’échec
court dans la littérature fin-de-siècle. Dans le poème liminaire des Musardises, ER écrit : « Je vous aime et je
veux qu’on le sache, / Ô raillés, ô déshérités, / Vous qu’insulte le public lâche, / Vous qu’on appelle les
ratés. » Le thème va prendre de plus en plus d’importance dans son théâtre. Dans cette littérature de la
seconde moitié du siècle, la figure du déshérité est fort présente : Vallès dans Les Réfractaires élargit la
Bohême à : « Une race de gens qui ont juré d’être libres, qui, au lieu d’occuper la place que leur offrait le
monde, ont voulu s’en faire une tout seul, à coup d’audace ou de talent […]. » Vallès y raconte les malheurs
de plusieurs figures isolées auxquelles Cyrano n’appartient pas. L’écrivain raté est comme un danger de
l’ordre public. ER n’entre cependant pas dans le débat ; son Cyrano n’est pas un grand esprit persécuté, il
aime être honni. Ses écrits lui valent des ennemis mais il ne cherche pas à convaincre. C’est un individualiste
tourné contre l’autorité mais pas un anarchiste pour autant. Sa rébellion n’est pas dangereuse socialement.
Dans sa tirade des « Non merci », Cyrano se situe en dehors des milieux littéraires, voire en
opposition. Les stratégies de la réussite et du succès y sont critiquées, la première car l’écrivain doit se plier
aux normes esthétiques, la seconde car elle passe par la conquête d’un public aristocrate ou populaire. Cyrano
même estime qu’avoir un patron c’est aliéner sa liberté de création. Flatter les créanciers et ministres = se
déshonorer. Mais être en dehors de ces ronds, de ces salons = s’exclure des lieux où se fabriquent les
réputations. Cyrano est un homme seul, insoucieux de tout magistère : « Ne pas monter bien haut, peut-être,
mais tout seul. » Ce vers qui conclut la tirade se réalise : Cyrano est un auteur de second ordre qui meurt au
dernier acte. On peut y voir un parallèle avec Chantecler « Je pense à la lumière et non pas à la gloire. /
Chanter, c’est ma façon de me battre et de croire. » ER donne ici une satire de son époque mais une satire peu
originale, d’autres se sont montrés plus virulents.
Le personnage de Cyrano se montre également cyclothymique et maniaco-dépressif, change
brutalement d’humeur (I : grande gueule, cogneur, chahuteur au théâtre mais montre sa fragilité lorsqu’il se
retrouve seul). Sa laideur annule son charisme mais sa disgrâce physique est bien relative si on la compare à
d’autres héros disgraciés : Quasimodo, Triboulet, Gwymplaine ou la Bête. La fixation sur son nez est
fantasmatique.
Dans la pièce, le jeu d’opposition est tranché, ER joue sur les contrastes : laideur / beauté, esprit /
sottise.
L’amour de Cyrano pour Roxane est une invention d’ER, cela rajoute un ingrédient romanesque à sa
pièce en suivant le schéma racinien A (Cyrano) aime B (Roxane) qui aime C (Christian), schéma classique
que l’on retrouve également dans Hernani. Le rendez-vous espéré de l’acte II est une déception. Alors qu’il
dispose de sérieux atouts (gloire de bretteur, intelligence, talent de poète), Cyrano s’efface devant ses rivaux Ioana Alexandru 6/5/21 22:13
Commentaire [12]: Ouais, il faudrait
(Ch. et De Guiche) qui sont moins bien dotés. Il sacrifie son amour à un devoir qu’il s’impose seul. Mais
relire Hernani, je ne sais pas vous, mais moi
l’originalité d’ER repose dans le pacte des deux rivaux (II). Cyrano dit l’impossibilité de l’amour heureux, la je confonds toujours Hernani et Ruy Blas.
seule scène d’amour revient à Christian.

5
Drame ou comédie héroïque ?
La jeune génération de 1880 est mélancolique et blasée. Le fantasme nobiliaire court dans la
littérature. Mais la noblesse pour Villiers de L’Isle-Adam, pour Mallarmé ou Claudel est une noblesse
d’esprit, voire d’âme. Rostand aristocratise Cyrano mais, pour Cyrano, le mérite prévaut sur la naissance, les
valeurs sont > au capital ; c’est cette conception qu’il défendra face à De Guiche ou Valvert.
Cyrano est la seule pièce d’ER en 5 actes et en vers. Elle se place dans le sillage des grandes pièces.
Sa culture scolaire et ses relations ont empêché ER d’être novateur.
Pourquoi parler, pour Cyrano, de « comédie héroïque » et non de « drame » comme il le fera pour
L’Aiglon ? Tout d’abord, le drame est mal reçu s’il n’est pas signé Hugo ou Dumas père et joué à la Comédie-
Fr ou à l’Odéon. Zola, farouche détracteur du drame lui reproche le culte du moi, la valorisation des passions
et l’attrait pour la mort. « Je désigne par drame romantique toute pièce qui se moque de la vérité des faits, qui Ioana Alexandru 6/5/21 22:13
Commentaire [13]: Bon, il serait peut-
promène sur les planches des pantins au ventre bourré de sn, qui, sous le prétexte de je ne sais quel idéal,
être temps de dresser une petite liste des
patauge dans le pastiche de Shakespeare et de Hugo » (Le Naturalisme au théâtre). choses qu’aimait bien Émile, ça ira plus vite
Mais Zola voit mal l’avenir, les naturalistes ont perdu la bataille du drame. Cyrano créé au théâtre de que d’énumérer ce qu’il critiquait.
la Porte Saint-Martin, salle inaugurée en 1781 et citadelle du drame romantique, fédère le public bourgeois et Ioana Alexandru 6/5/21 22:13
Commentaire [14]: Je me réponds. Liste
populaire. Comme Hugo, ER destine ses pièces à de grands acteurs de son temps (Coquelin, Sarah B., Lucien
des choses qu’aimait Zola : Le
Guitry. On écrit les rôles sur mesure pour ces acteurs. ER connaît la préface de Cromwell, il est attaché à NATURALISME (et le docteur Pascal)(et
l’alexandrin et à l’alliance du grotesque et du sublime. Mais contrairement au théâtre de Hugo, celui d’ER encore, on peut remettre cela en doute).
n’est pas politique. Ioana Alexandru 6/5/21 22:13
Commentaire [15]: Bim ! Dans les dents.
Cyrano ≠ une pièce historique mais une pièce qui s’inscrit dans l’histoire. Il n’y a pas de grands (Ne vous méprenez pas, j’adore Zola).
personnages, le peuple ne s’y trouve pas (à peine l’image de la foule). Au-delà du drame romantique, il ne faut
pas oublier la culture scolaire d’ER qui réconcilie l’esprit gaulois et l’esprit précieux.
La caractérisation générique est peu évidente car la notion de genre théâtrale arrive à son épuisement.
Elle cesse d’être cardinale. Les journaux et critiques ne reprennent pas la désignation auctoriale mais parlent
de « tragi-comédie » ; en Allemagne, au Danemark, en Autriche, la pièce est jouée comme une « comédie
romantique ».

Un spectacle.
Le Spectacle de la porte Saint-Martin a laissé des traces iconographiques qui montrent que Coquelin
et ER étaient les maîtres d’œuvre de la pièce. Chaque acte de Cyrano est un tableau formant un tout. Les
décors sont riches et les ornements exubérants => il faut donner au spectateur bcp à voir. ER a fabriqué son
spectacle, il est plus ‘écrivain scénique’ que littérateur dramatique. Mais un écrivain scénique à l’ancienne,
formé au contact des auteurs du XIXe en rupture avec les symbolistes et la nouvelle scène pour qui le verbe
nécessite de l’épuration pour se déployer.
ER se mêle aux comédiens (joue un figurant dans la foule de l’acte I de Cyrano), dessine les costumes
et décors, exige que les volailles de l’acte II soient véritables. Ses didascalies sont lapidaires et précises,
descriptives et prescriptives à la fois. Les didascalies liminaires font penser à des tableaux, le moindre détail
signifie. Ioana Alexandru 6/5/21 22:13
Commentaire [16]: Petite pensée pour le
Genet d’Espagne.
« Lemaitre se délecte et Sarcey exulte » (Jules Renard) (Je vous avais prévenus).
Le succès d’ER est également dû à la création de la pièce à un moment propice et à ses contacts
auprès de la presse qui avait beaucoup de pouvoir. Les comptes rendus rivalisent de dithyrambe. Les critiques
inscrivent la pièce dans la lignée des grandes pièces classiques et romantiques. Elle rompt avec la production
contemporaine (symboliste ou naturaliste ou les pièces scandinaves qui ont fini par lasser) : le « joyeux soleil
de la vieille Gaule qui, après une longue nuit, remonte à l’horizon ! » écrira François Sarcey.
Après coup, ER avoue avoir écrit Cyrano contre les tendances du temps qui l’agaçaient : « Les maîtres
de l’heure étaient Ibsen et Zola. C’était le temps du réalisme, du naturalisme et du scepticisme. »
Le critique Fernand Weyl s’amuse de ces oppositions et voit en ER celui qui arrêta « l’invasion barbare
du Nord » => époque où il était de bon ton d’être chauvin (on rappelait les origines italiennes de Zola,
l’influence belge des symbolistes, l’omniprésence des auteurs scandinaves et de leur pessimisme). ER = en

6
littérature « l’éternel conservateur » (F. Weyl). Mais les critiques politiques instrumentalisent davantage
l’auteur que la pièce elle-même ; au contraire, cette dernière réconcilie un public que la politique divise. ER se
rapproche de Gautier qui, dans sa préface du Capitaine Fracasse écrit « On n’y trouvera aucune thèse
politique, morale ou religieuse. »

Cyrano, l’âme française.


La notion d’âme française interroge en cette fin de siècle. Pour les critiques, Cyrano est la quintessence
d’une identité idéale : la francité. Là où l’Affaire Dreyfus divise la presse parisienne, Cyrano la réunit. =>
Acte IV est une image d’Epinal : les cadets et Christian se sacrifient pour le roi mais on peut y voir l’image du
sacrifice pour la patrie. Cependant, les mots « France » et « patrie » sont absents de la pièce. L’opposition
entre De Guiche et les Gascons pourrait être une critique des élégants Parisiens face aux provinciaux frustes
mais De Guiche décide de rester combattre et finit par s’amender à l’acte V.
Sur le plan religieux aussi, la pièce veut rassembler plus que diviser. La critique contre l’Église y est
bonne enfant (le capucin est un peu crédule).
Cyrano n’est donc pas une pièce politique. ER se contente de se moquer des petits marquis, il critique
la hiérarchie nobiliaire mais non l’ordre féodal.

« Le théâtre en vers n’est pas la poésie. » (Paul Léautaud).


Jules Lemaitre (critique) écrit que la pièce « prolonge en elle et fond en elle trois siècles de fantaisie
comique et de grâce morale. » Cela remet en cause l’originalité de Cyrano : ER renouvelle mais n’innove pas,
et Lemaitre d’ajouter « Tout, dans Cyrano, est rétrospectif. »
Les critiques soulignent aussi que l’enchantement se perd à la lecture, que les vers sont médiocres et
leur lecture pénible. C’est une pièce pour le théâtre qui ne vaut que par ce que les comédiens ont en fait
« Rostand à du talent et Coquelin, lui, a du génie. » (Jules Renard). Le même écrira que Cyrano n’inquiète pas
les vrais poètes. Dans une époque qui privilégie les ruptures et les innovations, ER appartient à l’arrière-garde.
Le vers est, certes, un signe de littérarité mais il apparaît également factice à une époque où la poésie connaît
une révolution. Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Corbière, changent les règles de la poésie, la question
essentielle n’est plus celle du nombre (de syllabes) mais de la langue.
Les pièces en vers d’ER déçoivent une attente poétique mais en satisfont une autre, celle de la tradition.
Aucune autre pièce en vers n’égalera par la suite le succès de Cyrano.
Ce succès va horripiler les symbolistes (Maeterlinck en tête) et certains critiques descendront en flèche
la plume d’ER à cause de la médiocrité de ses vers : rimes plates ou tarabiscotées, purement phonétiques par
moment, césures irrégulières, abus de chevilles, il ose même mettre des interjections à la rime. Dans son
journal, Claudel écrira « La Muse de M. Rostand a de belles chevilles. » Ioana Alexandru 7/5/21 11:13
Commentaire [17]: Qu’on lui coupe la
tête !
« La dernière fusée du feu d’artifice romantique » (Gustave Lanson). Ioana Alexandru 7/5/21 11:13
Cyrano est vu comme le dernier éclat du drame romantique. Il est plébiscité par le public car moins Commentaire [18]: Citation peu utile
sérieux que le théâtre naturaliste et symboliste, mais ce succès public est à double tranchant. « Quand le public mais que je trouve très drôle.
applaudit outre mesure, c’est que l’œuvre est médiocre et peu viable. » (Zola). Cependant, Zola a tort, Cyrano
a connu / connaît une très grande longévité et les critiques qui portent sur la versification bancale n’expliquent Ioana Alexandru 7/5/21 11:15
Commentaire [19]: Tient, comme c’est
cependant pas le succès mondial de la pièce (en moins d’un an de création). Selon René Doumic, cette pièce
étrange.
doit son succès car elle réunit ce qui plait et ce qui plait à tous : la gaité et l’émotion.

Une pièce pour acteurs.


Cyrano est un rôle a effet, joué par de grands comédiens, d’où son succès (en France mais aussi dans le
monde). Les performances des différents acteurs ont souvent été récompensées par de prestigieux prix. Ces
acteurs ont donné diverses vies au personnage, c’est pourquoi la pièce est considérée comme une pièce pour
acteur et non pour metteur en scène.
La pièce est traduite en 47 langues, jouée et réinterprétée à travers le monde sous les formes les plus
diverses (film, série, comédie musicale). Pour Jeanyves Guérin, « Ce ne sont pas ses alexandrins, c’est la

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théâtralité de sa comédie héroïque qui en fait un monument inscrit au patrimoine mondial. Ce n’est plus le
logos, c’est l’opsis qui a assuré la fortune inoxydable de Cyrano de Bergerac.

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