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Romania

Les éléments orientaux en roumain (suite)


Lazare Sainéan

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Sainéan Lazare. Les éléments orientaux en roumain (suite). In: Romania, tome 31 n°121, 1902. pp. 82-99;

doi : https://doi.org/10.3406/roma.1902.5229

https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1902_num_31_121_5229

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LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX

EN ROUMAIN

3 . Considérations morphologiques .

Nous allons commencer par examiner les suffixes turcs,


assez importants, à cause de leur expansion en dehors des
emprunts osmanlis; une fois familiers à l'oreille roumaine, ils
furent, par analogie, ajoutés à des mots d'autre origine. Et ce
procédé est commun à tous les idiomes balkaniques.
Ces suffixes sont : -dji ou -te hi (-djy, -dju, -djou), -i,
-li (-ly, -lu, -lou) et -lyk (-lik, -luk, -louk), qui, en roumain,
sont devenus : -giü ou -ciü, -iü, -liü, et - lie ; ils forment des
noms d'agent ou d'action, et des noms abstraits.
a) Le suffixe -giü, -ciü forme des substantifs et des adjectiis
indiquant la profession (' abagiü , boiangiü, cafegiü , etc.); l'occu¬
pation (bocceagiü, ciubucciü, sojragiü, etc.); des habitudes, sur¬
tout mauvaises ( haramgiü , xprbagiu).
Par analogie, le même suffixe, appliqué d'abord aux
emprunts turcs eux-mêmes : rahagiû (cf. halvagiu), sacagiü (cf.
surugiïi), etc., le fut ensuite à des mots complètement étrangers
à l'osmanli,
assez considérable.
et le nombre de ces dérivations analogiques est

Ce suffixe s'ajoute ainsi à des mots romans et même à des


néologismes : barcagiü (cf. caicciu), laptagiü (cf. cafegiü), con-
tracciü (en bulgare : kontrakciya), duelgiü (cf. zorbagiii),
reclamagiü (cf. ter tipeiu), scandalag iü (e n serbe : larmagiya);
— à des mots slaves : bragagiü (cf. bozagiu), pomanagiü (cf.
chilipirgiu), xavergiü, (cf. zorbagiu), etc.
Le suffixe -giü alterne quelquefois avec son synonyme rou¬
main -ar ou -as : bidinar (en turc : badanadji) ; ciapraar, ou
gàilànar (en turc: kaïtandji); ciubucar, à côté de ciubucciü,
LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX EN ROUMAIN 83
qui a un sens différent, comme chirias , à côté de chirigiü, etc.
b) Le suffixe -i (en roumain : -iu) forme des adjectifs indi¬
quant une ressemblance de couleur : cârmîiû, conabiü, fistichiü,
etc., etc.
chiü, ont produit analogiquement : cafeniü, chihlibariü, lilia-

c) Le suffixe -li (en roumain \-liu) forme des adjectifs expri¬


mant l'origine (cârjaliu , caacliu) ; la possession Çchefiiû, nurliu) ;
la manière d'être (belaliü, ogurliu), ou de s'habiller (binisliü , caf-
íanliü).
Citons quelques dérivations analogiques : giubeliü (cf. binis¬
liü ), ha%liü (cf. nurliu), etc.
Ce suffixe s'ajoute encore, quoique très rarement, à d'autres
mots de la langue, comme au terme magyar durduliü, et au
terme roman corajliü (forme populaire répondant au néolo¬
gisme curagios ), formé sous l'action de chefliü.
Enfin, en roumain, on a déduit du même suffixe une forme
secondaire -lie, qui engendre des substantifs de sens similaire :
caaclie, sorte de bonnet (kazakli, propre aux Cosaques),
sarailie, espèce de galette (saraïli, litt, friandise du sérail),
xpralie, sorte de danse paysanne (zorli, violent).
d) Le suffixe -lyk(en roumain : -lîc et -lie) ou -louk(le pre¬
mier figurant en roumain, en albanais et en bulgare, le second
exclusivement en serbe), forme surtout des noms abstraits aux
acceptions les plus diverses, dont nous relevons les suivantes :
Une qualité (généralement mauvaise) : cabazlîc , caraghioçlîc ,
ciraclîc, etc.
Un collectif : calabalîc, giamlîc, parmaclîc; puis des noms de
monnaie, comme beslic, irmilic;
Un état ou métier (aussi le bénéfice qu'on en retire) : boian-
gilîc, hamalîc, samsarlîc ;
Une dignité (et un certain territoire) : caimacamlîc, pasalîc,
apcilîc ;
Enfin, un rapport, ou une relation : bairamlîc, berbelîc, cior-
balîc, etc.
Les formes suivantes sont analogiques : berbantlîc et crailîc
(cf. zampar alle), deputatlîc et senator lîc (plutôt ironiquement).
Le suffixe -lîc alterne avec son synonyme roumain -ie : hainie
et hainlîc, murdärie et murdarlîc, surghiunie et surghiunlîc ; ou
bien il revient seul, comme dans cälfie, chelie, pehlivânie, etc.
Aux suffixes déjà mentionnés, il faut joindre encore -man,
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abstrait des emprunts turcs comme : dusman, talasman, ter gi¬
man, etc. En osmanli, ce suffixe sert à former des adjectifs (diz-
man, gros; kodjaman, énorme), ou des collectifs (cf. mu¬
sulman, turkman, etc.). En roumain, il remplit la fonction
d'augmentatif et s'ajoute surtout aux mots indigènes comme
gogoman , « benêt » (litt, grand sot), hotoman, « larron » (litt.
grand voleur), etc.
Le mot turc bach « tête », ou « premier », est une sorte
de suffixe, constituant généralement le premier élément d'une
composition, et se joint aux mots turcs ( bas-ciaus et cafegi-basa ),
ou aux mots roumains ([bas-boier et portar-basa), donnant à ces
derniers, comme adjectifs, une nuance défavorable (comme en
français : archifou) : bas-bâtàus, bas-neghiob, etc.
Les suffixes roumains qui reviennent le plus souvent dans
la dérivation des emprunts osmanlis sont :
a) Des suffixes diminutifs, très nombreux (22) : -ac (budu-
lac : cf. prostänac), -ache (ngr. -áxi : agache, fudulache), -as
(ciobânaç : cf. copilas), -câ (babacä : cf. taicä), -cior (fescior :
cf. oscior), -eicä (giubeicä : cf. scurteicá), -el (beniçel : cf. cojo-
cel), -es (sumâeç : cf. scaueç), -icâ (bostänicä : cf. pasëricâ),
-iciü (mäscäriciü : cf. tremuriciù), -inâ (arapiná), -ior (dulä-
pior : cf. cáprior), -ioarâ (abäioarä : cf. päioarä), -iscä (cadiçca :
cf. moriçcà), -itâ (odâiçà : cf. peniçâ), -uc (härämuc : cf.
sátuc), -ue (dudue : cf. ferestrue), -us (aguç : cf. ineluç), -usa
(perdelusä : cf. cureluçâ), -uscà (arâpuçca : cf. femeiuçca), -ut
(cerdecuç : cf. bänu), -utä (abäluä : cf. mäntäluä).
b) Des suffixes augmentatifs, ceux-là, au contraire, en très
petit nombre (6) : -aie (dänänaie : cf. fläcäraie), -andrà (mic-
sandrá, en rapport avec « micçunea »), -äü (teläläü : cf. mân-
cäü), -ilà (chiorilä : cf. ochilä), -oiü (surloiú : cf. pietroiú),
-oanâ (mascaroanä).
c) Des suffixes de motion, également de source diminutive,
(au nombre de 5) : -cä (dumancä : cf. jaranea), -easâ (bäcä-
neasá : cf. preoteasä), -ilä (rachieriä: cf. morariçâ), -oaie(agoúé),
-oaicä
d) Des
(aräpoaicä
suffixes : nominaux,
cf. nemçoaicâ).
à savoir :
a) Concrets (désignant un nom d'agent) : -ar (ciaprazar :
cf. argintar), -as (chiriaç : cf. arendaç), -er (abäger : cf. pälä-
i'ier), -ist (ngr.-iuTYjç : zeflemist), -it (ngr. íty¡c : divanit, à côté
de « divanist » ), -us (ghiduç : cf. jucâuç) ;
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ß) Abstraits (désignant des noms collectifs ou d'action) : -à
(bostanä), -ärie (bostänärie : cf. stufârie), -ärit (tutunärit :
cf. väcärit), -ciune (mäscäriciune : cf. uriciune), -ealà ou -ialä
(boialä, sulemenealä : cf. albästrealä, spoialä), -elnitä (chibri-
telniçâ : cf. cadelniça), -enk (çiretenie : cf. vedenie), -erie (boian-
gerie), -ete (stubete, à côté de « stubeciù »), -icá (ngr. -aá :
giuvaerica), -ie (bäcänie, duçmânie), -ime (aräpime : cf. cälä-
rime), -it (cäntärit : cf. cälärit), -urä (zapciiturä : cf. loviturä).
e ) Des suffixes d'adjectifs : -as (boclucas : cf. pätimas), -at
(perciunat : cf. buzat), -dos (mâscâricios : cf. urîcios), -esc
(aräpesc : cf. románese), -eascà (nom de danses : arnauçeasca),
-it (cängiuit : cf. ciuruit), -log (moftolog : cf. fomfolog),
-os (dusmänos : cf. fricos), -riü (tuciuriú : cf. plumburiù).
/) Des suffixes adverbiaux peu nombreux : -este (ciobäneste :
cf. frâçeste), -îs (chioriç : cf. orbiç).
Nous nous sommes un peu attardés à l'examen des suffixes,
à cause de leur grande importance dans les emprunts du
lexique.
Il résulte des faits étudiés, que le nombre des suffixes rou¬
mains qu'on trouve joints à des radicaux osmanlis, dépasse de
beaucoup celui des suffixes directement dérivés du turc; d'autre
part, que l'annexion des suffixes turcs (les cas sont moins fré¬
quents, il est vrai) aux radicaux roumains de diverses origines,
n'est pas sans importance linguistique, vu le caractère plutôt
externe de l'influence turque. Ces deux faits, d'ordre presque
intellectuel,
ment turc dans
témoignent
le roumain.de la profonde infiltration de l'élé¬

Passant au nom, nous remarquons que le pluriel des


emprunts turcs se forme, analogiquement, d'après les normes
déjà adoptées par la langue, à savoir :
Les noms masculins (hommes, animaux, arbres et arbustes)
font leur pluriel en -ï : doban, catîr, saleâm; et par analogie :
dorapï (cf. coltunï), papud (cf. pantofï ), salvan (jz f. nàdragï ), etc.
Les quelques noms masculins en -à, comme agä, calfä pasä,
font également leur pluriel en -ï (par analogie avec popa).
Les noms neutres forment leur pluriel par -e (caice, cabane,
dubuce), ou par -urï (bacsisurï, caturï, chefurï), ou enfin par -e
et -urï à la fois (amanete et amaneturï, arsice et arsicun, etc.).
Les noms, féminins font leur pluriel en -e (fote ), en -ï (odäi),
ou à la fois en -e et -ï ( náframe et nâframï).
86 L. SAINÉAN
La plupart des noms féminins finissant par -a ou -ea accen¬
tué, font leur pluriel analogiquement en -ele-ou en -ale (cajea,
pl. cafele ;basma, pl. basmale).
Les mots curmale, naurï et nurl ne sont usités qu'au pluriel.
Un double pluriel est affecté par les mots leafà (pl. left et
lefurï ) et oca (pl. ocí etocalé), tandis que les mots dulap, tavan et
uluc changent de sens, selon que leur pluriel est en -/ou en un.
Enfin, les mots agâ et pasà peuvent affecter un triple pluriel :
agí (de ága), agale (de agâ ) et même la forme osmanlie agalarï
(< agalar), forme qu'on rencontre dans les chroniques, puis
en bulgare, en serbe et en albanais.
Dans la flexion, tous les mots populaires ont subi les modi¬
fications phonétiques, selon les normes familières à la langue :
un mot comme arman fait au pluriel armene (d'où la forme
analogique du singulier armean);-geantâ et gavanos suivent la
règle des noms à désinences semblables (cf. geanà, au pl. gene,
et os, au pl. oase) : ils font donc au pluriel gente et gavanoase; de
même, ciomag fait ciomege (d'après toiag), mais baltag garde la
voyelle finale (pl. baltagé), à cause de son caractère moins
populaire.
Nous remarquons enfin, en ce qui touche la dérivation, que
les emprunts turcs populaires ont produit en roumain des
formes secondaires originales à côté de celles directement
importées. C'est ainsi que aba, outre la forme osmanlie abagiü,
a donné naissance à toute une famille de dérivés spécialement
roumains : abager, abageresc, abagerie,abäioarä, abälutä; de même
tabac a produit à son tour : täbäcar, täbäcäresc, täbäcärie; puis
täbäcealä, täbäcesc à côté de tärbäcealä, tärbäcesc (tirés d'une
forme différenciée tàrbaca).
Quelques mots maintenant sur la formation des verbes.
Le roumain n'a reçu directement aucun verbe de l'osmanli,
fait remarquable qui trouve peut-être son explication dans la
finale de l'infinitif turc (-mak ou -mek) impossible à rou-
maniser.

D'ailleurs, une constatation semblable se dégage de l'influence


maure en Espagne; l'espagnol n'a hérité directement d'aucun
verbe de l'arabe, mais avec les noms qu'il lui avait empruntés,
il en a créé de nouveaux, conformes au génie de la langue.
De même, en roumain, la plupart des verbes de cette caté¬
gorie sont de simples dérivations des noms turcs : bàcànesc,
LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX EN ROUMAIN 87
càlâuçesc, cântàresc, etc., sont directement tirés des substantifs
bäcan, cäläu, cântar, etc. En tout, une trentaine de formes
verbales, appartenant à la conjugaison en -esc (excepté l'unique
amanetex).
Les verbes dénominatifs sont également susceptibles de rece¬
voir des préfixes : des-toiesc, în-chirie:{, etc.
D'autres verbes sont formés analogiquement d'après les verbes
néo-grecs (exemple : meremet-isesc ); quelques-uns suivent
l'analogie des verbes magyars ( chef-ä-lu-esc et chef-ui-esc), dans
lesquels les syllabes lu et ui sont de cette origine.
D'autres enfin, peu nombreux, et presque tous hors d'usage,
ont passé dans le roumain par l'intermédiaire du bulgare.
Cette dernière langue, avec le serbe et l'albanais, a adopté
pour infinitif la forme aoriste (de même le roumain pour les
verbes néo-grecs : ex. ajur-is-esc) . Ce suffixe aoristique -is des
verbes dérivés du néo-grec s'ajoute, en bulgare, tantôt à l'in¬
finitif (-sam) et tantôt à l'aoriste du verbe turc (-disam).
Ainsi les verbes roumains atîrdisesc et cortorosesc (le dernier seul
est encore usité) correspondent aux verbes bulgares atardi sam
et kourtoulisam, dérivés directement des verbes turcs artyr-
mak (aoriste
formations contiennent
: artyrdy)
donc
et souvent
kourtalmak.
à l'infinitif
De unsemblables
double
suffixe aoristique; de là leur longueur habituelle, contenant
un minimum de quatre syllabes.
Nous passons aux mots invariables.
Très intéressantes sont les nombreuses particules (adverbes,
conjonctions, et surtout interjections), encore aujourd'hui fort
usitées et dont quelques-unes sont empreintes d'un cachet par¬
ticulier : aferim! ama ! aman ! bre ! carnaxi! haide! halal! haram !
helbet ! puis : abitir , afif, amandè, barem , basca , doldura, giaba,
hicï, sanche, taman, tiptil ; et des formes composées : ciat-pat,
get-beget, ghiojçhioare, gojgogea, techer-mecher ; enfin, des locu¬
tions adverbiales : buluc, eu duiumul, eu ghiotura, eu toptanul.
Pour faire apprécier à sa juste valeur l'importance séman¬
tique de ces particules d'un usage si répandu, telles que : barem,
basca, giaba, haide, etc., nous ajouterons que, parmi les
emprunts magyares, il n'en est aucun dont la circulation soit
plus générale; que les seules particules slaves: ba, da, iar...
ont une importance syntaxique (à côté des adverbes aevea,
aidoma, toemaï, etc., le dernier, synonyme de l'adverbe osmanli
88 L. SAINÊAN
taman, tout aussi usité) ; et enfin, que l'élément grec moderne
rivalise, à cet égard, avec l'osmanli, ayant fourni au roumain
une série de particules caractéristiques : agale (àyàXt), araba-
bura (JùChu\k-à.\xKO'j\y., pêle-mêle, du vénitien alababalà ), alandala
(¿'XX' et
allées âvrtvenues),
cOChoc), etc.
anapoda (áváTroo a), serta-ferta (aúp ira <pápxa,

faite
fluence
caractère
Cette
à l'occasion
osmanlie,
constatation,
superficiel
des
dans
et
suffixes,
entransitoire
l'ensemble
dehors
nousdeque
de
autorise
celle
son
l'on
que
action,
àa répéter
nous
affirmé
n'aavons
pas
que
tanteul'in¬
déjà
de
le

fois, et que, si beaucoup d'emprunts turcs sont exposés à dis¬


paraître du roumain, il n'en est pas de même des particules
et des suffixes;
populaire, et, par
ceux-ci
cette raison,
ont pénétré
résisteront
jusqu'au
certainement
cœur du langage
à cette
disparition graduelle dans révolution historique de la langue.

4. Considérations sémantiques.

Sous le rapport du sens, beaucoup d'emprunts osmanlis ont


acquis en roumain une acception figurée, complètement étran¬
gère à l'idiome oriental, efflorescence idéale du sol roumain
sur les vocables turcs qu'on y avait transplantés, et témoignage
du degré de popularité atteint par ces expressions métapho¬
riques.
Comme nous avons accordé une large place à l'élément
sémantique dans le traitement lexical des emprunts osmanlis,
nous nous bornerons ici à un petit nombre d'exemples :
abras a enrichi son sens originaire, « tacheté sous la queue »
(en parlant des chevaux), de l'acception métaphorique de
« malchanceux, de mauvais augure », née de la superstition
populaire, qui regarde les chevaux gris pommelé comme
vicieux et portant malheur à leurs cavaliers;
benghiu, mouches de couleurs diverses (pour le visage), est
entré également dans le domaine de la superstition pour dési¬
gner un préservatif contre le mauvais œil : la tache qu'on met
sur le front d'un enfant, avec la boue ou la suie d'une semelle
de soulier, afin de le garantir des influences néfastes;
balarna, litt. « gond », appliqué aujourd'hui aux articulations
du corps, et spécialement à celles des pieds;
catran, primitivement terme de marine, « goudron »,
LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX EN ROUMAIN 89
employé maintenant comme l'expression d'un état de surexci¬
tation psychique : a se càtràni, « entrer en fureur » (litt, se
goudronner);
coltuc « aisselle » est riche de significations acquises : « tra¬
versin, crouton, geste de refys », toutes dérivations métapho¬
riques du sens primitif;
mesî, espèce de bottines en maroquin qu'on portait sous les
babouches et qui jouaient un rôle assez important dans l'an¬
cienne étiquette sociale : les boyars, à l'instar des Turcs, lors¬
qu'ils rendaient une visite, quittaient leurs babouches à la porte,
et se présentaient en mesî. Cette coutume, depuis longtemps
abandonnée, a laissé sa trace dans la locution populaire : a nu da
mesiî cuiva, ne pas convenir à quelqu'un, c'est-à-dire n'avoir
pas les moyens de se procurer ces fines chaussures.
Nous mentionnons ici en passant quelques idiotismes rou¬
mains tels que :
a bea tutun, fumer (litt, boire) du tabac, locution qui revient
en néo-grec (tcîvscv xaxvov), en bulgare (pi y a coubouk), en alba¬
nais (pi douhan), et qui est littéralement traduite du turc
tutun itchmek : la manière de fumer en Orient, étant plutôt
une absorption qu'une aspiration, a donné naissance à cet idio¬
tisme ;
a mânca bätaie , recevoir (litt, manger) des coups, reproduit
simplement l'idiotisme turc agadj yemek, de même que
a mânca o palma répond àtapandja yemek, recevoir (litt.
manger) un soufflet;
unde sade ? où loge-t-il ? (litt, où est-il assis ?) — comme le
néo-grec tïou
traduction littérale
xàôs-rai;
du et
turc
le nerede
bulgare gde
otourior.
sêdi? — La n'est
vie séden¬
que la

taire de l'osmanli
locution. explique très bien l'origine de cette

Certaines comparaisons empruntées à la faune, comme bur-


suc, blaireau, au figuré « trapu »; et balaban, anciennement
espèce de faucon, a produit d'un côté le verbe bäläbänesc, faire
de grands efforts (litt, résister comme un faucon), et de l'autre
l'adj . bäläbänos, en parlant des yeux grands et sombres (comme
ceux du faucon lorsqu'il s'élance sur la proie); mais surtout à la
flore, comme bostan et dovleac, signifiant tous deux « citrouille »,
nom que, dans le style familier et vulgaire, on donne à la
tête; fistic, pistache, a produit fistichiü , au figuré « baroque »
\
90 L. SAINÉAN
(litt, de couleur de pistache), et fîstîcesc, se déconcerter
(litt, devenir vert comme une pistache).
Puis des métaphores empruntées à divers métiers :
Aux cordonniers, la notion de « tromper » (calupciü, papugiü,
pingelesc, litt, mettre des demi-semelles; cf. a însela , tromper,
litt. : mettre la selle et couvrir le cheval) ;
Aux tailleurs, l'idée de « blâme » (a trage cuiva un tighel,
litt, coudre un arrière-point), métaphore empruntée aussi aux
coiffeurs (a trage cuiva un perdaf, litt, donner un dernier coup
de rasoir) ;
Aux charpentiers, l'idée de ligne droite Ça merge ca pe ciripie,
aller tout droit, litt, comme le cordeau de la charpente);
Aux jeux de cartes, le termes, atout (au figuré frumoasä co%,
extrêmement belle); et aux jeux d'osselets, la locution a da
puiü de giol, dérober, chiper (litt, accaparer l'enjeu, s'em¬
parer de tous les osselets).
Enfin, les spectacles populaires ont fourni leur part dans cette
catégorie des métaphores populaires :
cabax « bouffon », signifie au sens propre : joueur de gobelets,
et mäscäriciü, avec le même sens, est tout simplement « pail¬
lasse » ; un troisième synonyme, mucalit , signifiait primitive¬
ment « acteur», comme pehlivan, « athlète »; le terme encore
plus populaire de caraghio, « bouffon, burlesque », était le
nom de l'arlequin, dans une farce turque très en vogue, le K a ra¬
gú euz, qu'on représentait avec plus ou moins de retenue
(d'où le sens figuré du mot perdea « pudeur », mot à mot « le
rideau » dans le théâtre des marionnettes).
L'ironie joue un rôle important sur le terrain des emprunts
osmanlis : marafet, proprement, « science, talent », signifie
aujourd'hui familièrement: « manières, façons »; de même
tertip, primitivement « plan, projet », a pris dans la langue
moderne le sens de « ruse, truc ».
Des mots comme : aferim , agiamiü, babalîc, berechet, cirac , ha¬
bar , hal , hatîr, ha etc., portent tous l'empreinte de cette ironie
optimiste et particulière, qu'on appelle en roumain du nom turc
de zeflemea , ou « blague ». Le terme pour « bouffon » est le
plus riche
mucalit et soitariü.
en synonymes : caba caraghio ghidus, mäscäriciü,

L'humour trouve sa plus complète expression dans l'exubé¬


rance sémantique acquise, en roumain, par le terme populaire
les éléments orientaux en roumain 91
moft, tandis qu'en osmanli, où ce mot signifie simplement
« gratuit », sa sphère est extrêmement restreinte.
L'ironie du peuple roumain, qui n'épargna pas une bonne
partie de l'élément slavo-grec et poursuivit de ses parodies bur¬
lesques même la terminologie religieuse, trouva dans le con¬
tingent des mots turcs, surtout dans les emprunts de l'époque
phanariote, une mine très riche à exploiter, et la littérature
sources.
humoristique bénéficie en permanence de ses inépuisables res¬

Delà métaphore, nous passons à la généralisation.


L'élément militaire a joué un rôle important dans l'ensemble
des emprunts osmanlis, et la soldatesque a été un des premiers
facteurs de leur propagation. De là, le phénomène remarquable
de la généralisation dans la langue roumaine de termes appar¬
tenant en propre à l'état militaire 1 :
besleagâ , jadis capitaine des besli (ancienne cavalerie d'élite),
a acquis dans le langage familier et ironique moderne le sens
exclusif de « vieux bonhomme » (cf. son synonyme bàtrâri,
« vieux », primitivement soldat vétéran);
signifie
buluc, aujourd'hui
autrefois « :compagnie
« masse, de
bande
soldats
» (on
», s'est
l'emploie
généralisé,
surtout
et
adverbialement); et son composé bulubasa, anciennement
« capitaine d'une compagnie », désigne actuellement le chef
d'une bande de bohémiens;
budugan, jadis un insigne princier, « la massue », fut acca¬
paré par les contes populaires et y devint le nom de l'arme
favorite des héros; son ancien synonyme, topu fut recueilli
par un jeu d'enfants;
dandana signifiait autrefois la pompe militaire et n'exprime
plus aujourd'hui que le tumulte qui l'accompagnait ; de même,
sonsynonyme alaiü, primitivement « régiment » et « parade offi¬
cielle », a fini par signifier (en turc et en roumain) foule, agglo¬
mération, avec une nuance plutôt défavorable;

i. Un procès identique, et sur une plus large échelle, s'était déjà produit
en roumain, pour le latin des légionnaires. Rappelons, en passant, que les
termes propres à la soldatesque romaine, tels : ambulare, barbatus, certare,
sarcina, veteranus, etc., n'ont gardé en roumain aucune trace de leur emploi
primitif, spécial et technique.
92 L. SATNÉAN
deliü, soldat du corps des deli (cavalerie légère), désigne, de
nos jours, un homme grand et fort, svelte et bien bâti;
levent, soldat volontaire des troupes levantines, signifie main¬
tenant un vaillant, un gaillard ; de même, en turc, un jeune
homme de mine chevaleresque; d'où le mot macédo-roumain
levendu « héros », et le mot néo-grec Xsßevn;;, brave garçon; le
mot slave-roumain voinic, primitivement « guerrier », a subi
une évolution parfaitement analogue et signifie actuellement :
vaillant, fort, vigoureux;
iamâ, jadis incursion de pillards, et iures, assaut des soldats
ennemis, survivent dans les locutions populaires : a da iamâ,
mettre sens dessus dessous, et a da iures, attaquer en général,
sans aucun rapport avec le sens militaire du mot;
leafâ, primitivement « solde », spécialement la solde men¬
suelle des janissaires — d'où le dérivé lefegiü, « soldat merce¬
naire » -— s'est généralisé aujourd'hui dans le sens de
« salaire, appointements » tout comme le mot latin Stipendium ,
qui désigna d'abord la solde des légions.
Enfin, certains noms propres furent aussi généralisés (tel
arnâut, espèce de blé, litt, albanais). Le plus souvent cette
généralisation conserve le souvenir des plus fameux meneurs de
la rébellion contre les Turcs, qui eut lieu au commencement du
xixe siècle. C'est ainsi que pazyângiu et cârjaliû , noms des sol¬
dats du pacha Pazvandoglou, servent encore à désigner un
homme cruel uniquement préoccupé de meurtre et de butin.
Le seul héros de la révolution de 1821, du temps de la
Zavera, dont le nom survive dans la langue roumaine est le
célèbre Bimbasa Sava, chef des Albanais, dans l'armée d'Ypsi-
lanti; sa vie de pacha voluptueux resta proverbiale : « vivre
comme
main uneBimbacha
vie de luxe
(ouet lede colonel)
délices. Sabba », exprime en rou¬

Ce fastueux personnage périt assassiné par les Turcs, mais la


profonde impression qu'il avait faite sa vie durant sur l'esprit
des masses ne périt pas avec lui ; la poésie populaire s'empara
de son nom, et les chansons valaques et bulgares célèbrent
encore aujourd'hui le faste du héros et sa fin tragique.
LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX EN ROUMAIN 93

5. Le lexique.

Nous avons déjà constaté, et à diverses reprises, que l'action


de l'élément osmanli sur la langue roumaine a été permanente,
et sa pénétration, jusqu'à un certain degré, profonde. Nous
avons, en traçant les traits distinctifs des deux séries d'emprunts
ottomans, les uns antérieurs, les autres postérieurs au
xvne siècle, montré leur caractère différent. Enfin nous avons
relevé l'importance spéciale des particules et des suffixes, de ces
derniers
domaine surtout,
oriental.à cause de leur grande expansion hors du

Cette influence, très réelle, de l'élément osmanli ne doit


cependant pas être exagérée. La nature des deux peuples, turc et
roumain, était, par leurs croyances et leurs aspirations respec¬
tives, trop différente, pour que l'élément osmanli pût s'infiltrer
dansla vie intime, la pensée et l'âme roumaines. Presque tousles
emprunts de cette origine sont restés confinés dans la partie
matérielle de la langue, se sont bornés, en dehors de la poli¬
tiqueminéraux,
de et de l'art d'habitation,
militaire, à des
de noms
vêtements,
de plantes,
d'aliments,
d'animaux,
de
métiers; à des termes de commerce et d'industrie. La vie reli¬
gieuse et intellectuelle est restée complètement étrangère à ce
contact séculaire des deux races; le bilan de l'élément osmanli
ne contient,
ment dit. en effet, pas un nom abstrait, pas un verbe propre¬

Et à cette occasion, une comparaison entre le caractère de


l'influence turque dans les pays roumains et balkaniques et
celui de l'influence maure en Espagne ne serait pas sans inté¬
rêt. Les conditions historiques et psychologiques s'étant trou¬
vées dans les deux
nécessairement un grand
pays presque
nombreidentiques,
d'analogies,
le parallèle
mais enoffrirait
même
temps établirait, au point de vue intellectuel, l'incontestable
supériorité de l'influence maure, supériorité due à la haute
civilisation des Arabes au moyen âge, et à l'état brillant de leurs
universités en Espagne.
C'est pourquoi l'influence arabe sur la langue espagnole ne
se borna pas aux seuls noms d'impôts, de poids et mesures,
d'étoffes, de métiers, mais imprima sa trace dans la termino¬
logie scientifique (botanique, chimie, astronomie, médecine)
94 L. SA1NÉAN
et artistique, surtout dans l'architecture. Il ne manque que
l'élément religieux pour que cette action civilisatrice des
Arabes en Espagne puisse être comparée, dans son ensemble, à
l'influence exercée par la Grèce sur l'antique Italie. Mais
si nous faisons abstraction des emprunts intellectuels, nous
trouverons que
absolument avec l'action
l'influence
de l'arabe
osmanlie
sursur
l'espagnol
le vocabulaire
se confond
rou¬
main. « Ni la grammaire ni la prononciation ne s'en sont res¬
senties. Le génie de ces deux langues était trop différent pour
que l'une exerçât sur l'autre une action tendant à la modifier.
Le vocabulaire seul a été enrichi de mots arabes. Sauf quel¬
ques rares exceptions, ce sont tous des termes concrets, que
les Espagnols
ces substantifs ont
se sont
reçusformés
avec les
deschoses
verbes,qu'ils
et dedésignaient.
ces verbes De
de
nouveaux substantifs; mais tout cela s'est fait suivant les règles
de la langue espagnole. C'est donc bien à tort qu'on a voulu
quelquefois
l'arabe 1 ». dériver des verbes espagnols directement de
Cette réserve une fois faite, il est nécessaire d'accentuer
l'importance sociale du facteur osmanli, importance qu'il par¬
tage presque avec l'élément néo-grec et qui lui accorde une cer¬
taine prépondérance sur l'influence magyare, tant sous le rap¬
port numérique que sous celui de l'étendue comme circulation.
En effet, de tous les contingents étrangers qui, durant plu¬
sieurs siècles, ont enrichi le fonds latin du roumain, l'élément
slave a exercé sans aucun doute l'action la plus intense et la plus
durable. Animés de la même foi que les Roumains, les Slaves
ont laissé des traces ineffaçables dans la vie religieuse et morale
de la nation, traces consacrées par le temps et par leur profonde
infiltration. Après le slave, vint immédiatement le grec
moderne, antérieur au règne des Phanariotes, d'une action plu¬
tôt intellectuelle, et dont la religion, l'école et la jurisprudence
ont gardé le reflet. Ce rôle de l'élément néo-grec dans rensei¬
gnement et la législation se complète, en quelque sorte, par
l'action séculaire de l'élément osmanli dans la politique et l'art
militaire.

i . Dozy et Engelmann, Glossaire des mots espagnols et portugais dérivés de


l'arabe, II éd. Leyde et Paris, 1869, Introduction.
LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX EN ROUMAIN 95
L'époque phanariote (1711-1821) est tout entière sous la
dépendance directe de la vie politique et sociale ottomane. La
manière d'être et de sentir de la cour et de la noblesse change alors
complètement, et sa façon de vivre, de s'habiller, de manger à
cette époque, formé un absolu contraste avec sa vie antérieure, et
celle du temps moderne. Ce décalque des modes orientales au
sommet de l'échelle sociale, malgré son caractère transitoire et
impopulaire, constitue un des plus curieux et des plus inté¬
ressants chapitres de l'histoire de la civilisation nationale.
Cette vie artificielle, dans laquelle l'aristocratie roumaine
végéta pendant plus d'un siècle, n'a laissé aucune trace appré¬
ciable dans la bourgeoisie, mais le paysan a conservé dans ses
habits de fête certains vestiges du fastueux costume des boyars
phanariotes.
Passant sur cet élément archaïque et éphémère du lexique
roumain, appartenant plutôt à l'histoire de la civilisation qu'à
celle du lexique proprement dit, nous allons faire la synthèse
des emprunts ottomans ayant un caractère permanent et popu¬
laire. Mais avant d'étudier les différentes catégories dans les¬
quelles on peut classer ces emprunts encore vivaces, nous
devons fixer les limites géographiques de leur circulation.
Des deux dialectes roumains, celui de la Macédoine et celui
de l'Istrie, le dernier est resté complètement étranger à l'in¬
fluence osmanlie, tandis que le premier s'en est pour ainsi dire
imprégné, et, se trouvant actuellement encore, sous l'action
directe de l'administration et de la justice ottomanes, a adopté
au
unedaco-roumain.
foule de mots spéciaux, inconnus, pour cette raison même,

La plupart de ces mots sont du ressort administratif, judiciaire


et militaire1; quelques-uns, comme imarete , hôpital, bairame,
réjouissances d'une noce, curbane, sacrifice, etc., appartiennent
au domaine religieux; d'autres enfin expriment des idées
abstraites : dunaia, monde, ihtibare, estime, nâmue, honneur,
etc. Ces derniers, les emprunts d'ordre abstrait, sont surtout
caractéristiques et particuliers, non seulement au macédo-
roumain, mais à tous les idiomes restés, comme le bulgare et

notre
i . Voir
Introduction.
la liste de ces différentes catégories aux pages lxxviii et lxxix de
96 L. SAINÉ AN
le néo-grec, sous la dépendance directe de l'influence osman-
lie.
idiomes
C'estet lale daco-roumain.
différence la plus importante à noter entre ces

En Transylvanie, excepté les villes de la frontière valaque, les


emprunts ottomans sont quasi inconnus, et remplacés par des
équivalents magyars. Voici quelques-uns de ces termes aux sens
parallèles (le premier mot est osmanli, le second magyar) :
barem-batâr (b áto r), catifea-barson (bársony), basma-chesche-
neü (keszkenö) , chibrit-ghiufä (gyufa), ciarsaf-lepedeü
(lepedö), dulap-almcir (almáriom), gialat-hoher (hóhér),
lulea-pipà (pipa), mezat-cochiveclñ (kotyavetye), peschir-chin-
deü(kQnáo),rachiü-palincá (páiinka), rlndea-gialíü (gyalu)
tain-mertic
Dans le dialecte
(merték),
roumain
tuiun-duhan
du Banat,
(dohány).
on trouve, au contraire,
un nombre assez considérable d'éléments osmanlis, qui ne
viennent pas des Turcs, mais directement des Serbes banatois.
Une telle affirmation peut surprendre tout d'abord, parce que le
Banat étant resté près de deux siècles (1526-1716) sous la
domination des Turcs, il semble qu'un laps de temps aussi
long n'a pu s'écouler sans amener de fréquents rapproche¬
ments entre le peuple dominateur et l'élément indigène.
Cependant, il suffit de jeter un coup d'œil sur le glossaire bana¬
tois de Weigand 1 pour constater entre les mots turcs qu'il ren¬
ferme et ceux des Serbes du Banat des analogies de forme et
de sens qui n'ont rien d'osmanli.
En voici quelques exemples : bàglàma (daco-roum. balama) :
etc.
en serbe baglama; dolaf (daco-roum. dulap ) : serbe dolaf,

Le sens des mots banatois : bas ( « tocmaï »), bucluc


(« gunoiú »), divânesc («vorbesc ») est parfaitement étranger au
daco-roumain, même à l'osmanli (excepté boklouk), et ne se
retrouve qu'en serbe.
Si nous soumettons à un examen analogue les quelques mots
turcs qu'on rencontre dans le plus ancien glossaire roumain
banatois % datant de la fin du xvne siècle, nous arrivons au

P-3
1898.
2.
i. 1 Ce
1-332.
Publié
glossaire
dans lea été
troisième
intégralement
Jahresbericht
reproduit
de sondans
séminaire
la Revista
roumain
Tinerimiï
(1896),
de
LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX EN ROUMAIN <)J
même résultat : à part quelques formes intermédiaires magyares
(ába, « pannus rustican us », du magyar ába; áfium, « herba
soporífera», du magyar áfium, etc.), les mots en question
sont, pour la plupart, venus par la filière serbe-banatoise.
A ces considérations purement linguistiques nous ajouterons
un argument pour ainsi dire topique : les mots turcs du glos¬
saire banatois manquent absolument dans le dialecte roumain
de la vallée de Körösch et de Márosch1, c'est-à-dire dans les
endroits où l'élément serbe est faiblement représenté.
Ces faits nous autorisent à conclure que le dialecte roumain
du Banat ne contient aucune trace directe de l'influence turque,
non plus à que
osmanlis une le
filière
slovène,
serbe-croate.
qui doit également ses éléments

Ce phénomène intéressant trouve d'ailleurs une explication


plausible dans la circonstance historique suivante. Lorsque la
domination des Turcs fut établie dans le Banat, les Roumains
abandonnèrent les plaines asservies, pour se retirer dans les
régions montagneuses d'Amlasch, tandis que les Serbes s'avan¬
cèrent et vinrent occuper les places laissées vides par la popu¬
lation indigène.
Cette constatation, l'existence d'emprunts secondaires, nous
amène aux remarques suivantes.
La dérivation orientale se fait quelquefois indirectement par
l'intermédiaire d'un autre idiome influencé par le turc : c'est
ainsi que la forme des verbes osmanlis en roumain dérive du
bulgare, tout comme les Roumains du Banat doivent leurs élé¬
ments turcs aux Serbes ou aux Magyars de cette province.
D'autres fois, lorsque les mêmes mots se retrouvent en turc
et en néo-grec, il est plus difficile de décider par quel intermé¬
diaire ils sont entrés dans le roumain (cf. angara, palavrä,
piftie, etc.).
Voici quelques-unes de ces filières :
a) Slave : cioboiâ, botte, du tatare tch abata, par l'intermé¬
diaire du russe cobotù; saga , plaisanterie, du t. chaka, par
le bulg. sagú; tâgârtâ, besace, du t. tagardjyk, en passant
par le bulgare; tälmaciü , interprète, du vieux slave tlùmac, qui

trième
i. Le
Romania
Jahresbericht
parler
XXXI
de ces
de contrées
son séminaire
a été roumain
étudié par(1897).
M. Weigand dans 7le qua¬
9§ L. S AINÉ AN
n'a rien de commun avec son synonyme tlúkü (Cihac), mais
dérive
« interprète
directement
». du djagataï tilmatch, coman telmatch,

b) Magyare : cixmà, botte, le synonyme valaque du mol¬


dave ciobotä, dérive du t. tchizmè par l'intermédiaire magyar
csizma (comme l'indique l'accent et la circulation du mot);
de même, ciuturä, seau, du t. tchotoura, par le magy.
csútora (le mot étant répandu en Moldavie et en Transyl¬
vanie); salas, demeure, t. salach, tente, chaumière, et magy.
szállás,
vam, dette.
habitation; vamâ , douane, magy. vám, id. et t.-ar.

Quelques termes primitivement turcs, tels que Beciti,


Vienne, et chepeneag, manteau à capuchon, ont été empruntés
en même temps aux Turcs et aux Hongrois : leur existence
simultanée en Dobroudja et en Transylvanie indique cette
double provenance parallèle.
c ) Grecque moderne : màcar, au moins, ngr. ¡m xapt, ou
¡xxyápi, du t. magar (d'où les formes albanaise, bulgare et
serbe); taifas, réunion, ngr. Ta'tœaç, du t.-ar. t aï fa ; %ar-
%ar, abricot, ngr. ÇépçaXov, du t.-pers. zerdalou, etc. La même
filière a servi d'intermédiaire pour une série de mots turcs,
dans lesquels les palatales primitives sont représentées en rou¬
main par les sifflantes correspondantes : s et c par ts.
Un mot encore sur les emprunts denature purement littéraire
que le roumain a reçus, directement ou indirectement, de
TOrient, et qui lui ont été transmis par trois canaux différents :
i. Les néologismes orientaux dus au contact récent avec la
civilisation française, et dont quelques-uns ont été mentionnés
dans la partie lexicale de notre travail, à l'occasion de leurs
doublets, populaires ou historiques : tels alcov, amiral, arsenal ,
etc., cités aux mots cubea , emir, tersana, etc. Le total de ces
emprunts néologiques ne dépasse pas cinquante.
2. Les néologismes poétiques empruntés directement à
l'Orient. Les deux poètes roumains Alexandri et Bolintinéano,
en retrempant leur fantaisie aux sources de l'Orient, le premier
par ses Légendes historiques et le second par ses Fleurs du
Bosphore, ont enrichi leur vocabulaire poétique d'un certain
nombre de termes relatifs au monde oriental. Cependant, la
plupart de ces vocables se retrouvent parmi les mots historiques
de vieux chroniqueurs roumains.
LES ÉLÉMENTS ORIENTAUX EN ROUMAIN 99
3 . Enfin, les néologismes récents de la même origine, et qui
ne sont pas encore devenus populaires : tels hamam, bectemis,
imam-baildi, etc.
Ces trois séries d'emprunts orientaux sont de nature pure¬
ment artificielle, et dénués par conséquent de tout intérêt lin¬
guistique. En leur qualité d'importations littéraires récentes,
elles n'ont rien de commun avec le fonds populaire et histo¬
rique des emprunts osmanlis proprement dits.
(A suivre .) Lazare Sainé an.

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