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Ratti Stéphane. À propos de quelques difficultés gromatiques : sur la datation d'Hygin le Gromatique, d'Hygin et sur les mots
decuria et pittacium (Hygin 73 Th.). In: Dialogues d'histoire ancienne, vol. 24, n°1, 1998. pp. 125-138;
doi : https://doi.org/10.3406/dha.1998.2382
https://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_1998_num_24_1_2382
Abstract
This paper tries to settle a relative chronology between the "Gromatici Veteres", as written by the three
following authors :
- Hyginus Gromaticus, who wrote before 86 A. D., probably betwen 75 and 77 A. D.
- Hyginus, whose treaty does not date back later than 102 A. D.
- Frontinus, whose Second Book was written under Domitianus, after 82 A. D. Parts II and III of the
paper examine the meaning of two technical words, essential to the understanding of Hyginus 73 Th. :
decuria, not a military term although it refers to a gathering of ten men ; and "pittacium", a word which
appears in Hyginus's description of the way in wich those men are organized into a hierarchy by
drawing lots. Their names are then recorded in "pittaciis" and put into archives, so as to avoid any
grounds for contention.
Dialogues d'Histoire Ancienne 24/1, 1998, 125-138
"V
A propos de quelques difficultés gromatiques :
sur la datation d'Hygin le Gromatique, d'Hygin
et sur les mots decuria etpittacium (Hygin 73 Th.)*
Résumés
• Le présent article tente de préciser la chronologie relative de trois auteurs du corpus
gromatique :
- Hygin le Gromatique écrit avant 86 après J.-C. et sans doute entre 75 et 77 après J.-C.
- Hygin écrit sous Trajan, avant 102
- le livre II de Frontin est écrit du vivant de Domitien, mais après 82.
Les deuxième et troisième parties de l'article sont consacrées à l'examen de la signification de deux
termes techniques qui sont décisifs pour la compréhension d'un passage d'Hygin (73 Th.) sur le
tirage au sort des lots de terres. Cette procédure a lieu dans le cadre des decuriae, regroupement de
dix hommes, qui ne correspond en rien à une structure militaire. Les noms des dix hommes formant
une décurie sont ensuite hiérarchisés par tirage au sort et la trace écrite de ce classement est
enregistrée sur des pittack, puis archivée afin d'éviter toute contestation.
• This paper tries to settle a relative chronology between the Gromatici Vcteres, as written by
the three following authors :
- Hyginus Gromaticus, who wrote before 86 A. D., probably betwen 75 and 77 A. D.
- Hyginus, whose treaty does not date back later than 102 A. D.
- Frontinus, whose Second Book was written under Domitianus, after 82 A. D.
Parts II and III of the paper examine the meaning of two technical words, essential to the
understanding of Hyginus 73 Th. : decuria, not a military term although it refers to a gathering of ten
men ; and pittacium, a word which appears in Hyginus's description of the way in wich those men
are organized into a hierarchy by drawing lots. Their names are then recorded in pittaciis and put
into archives, so as to avoid any grounds for contention.
vant le tirage au sort qui organise la distribution des lots de terre aux vétérans.
Ce texte n'a dans la littérature gromatique qu'un seul parallèle, chez Hygin le
Gromatique. Mais la description de ce dernier offre des différences notables
avec la méthode utilisée par son homonyme Hygin. La confrontation des deux
textes et une tentative lumineuse de reconstitution des étapes du tirage au sort
selon les deux auteurs sont proposées ici même par Jean-Yves Guillaumin1,
auquel on se reportera. Tout en acceptant les conclusions d'ensemble de ce
dernier, je m'écarte cependant de son interprétation du sens du mot pittaciwn,
capital pour comprendre les conclusions ď Hygin et je propose un certains
nombre de compléments que voici.
1. "Le tirage au sort dans l'attribution des lots de terre", Dialogues d'Histoire Ancienne 24/1, 1998,
p. 102-126. Ce texte et le mien ont fait l'objet de discussions collectives au sein de l'équipe bisontine
de l'ISTA ; ma réflexion personnelle s'est ainsi enrichie des suggestions et remarques faites par mes
collègues, Monique Clavel-Lévêque, Daniele Conso, Antonio Gonzalès, et naturellement Jean-Yves
Guillaumin : à tous je sais gré de leur apport.
2. Hyg. Grom. 163 Th. Je renvoie, pour le texte latin, à Corpus Agrimensorutn Romanorum, C. Thulin,
Leipzig, 1913, rééd. 1971, dont je donne les pages puis les lignes. "Par exemple s'il en a été convenu
ainsi entre Lucius Titius fils de Lucius, Seius fils de Titus, Agerius fils d'Aulus, vétérans
de la cinquième légion Alaudae, nous inscrirons un seul de leur nom sur la tablette et nous
marquerons avec quel numéro elle sera sortie" (trad. M. Clavel-Lévêque, D. Conso, A. Gonzalès,
J.-Y. Guillaumin, Ph. Robin, Naples, 1996).
3. Cf. Suétone, Caes. 24, 2 : ad legiones quas a republica acceperat alias priuato sumptu addidit, unam etiam
ex Transalpinis conscriptam, uocabulo quoque Gallico (Alauda enim appellabatur), quant disciplina cultuque
Romano institutam et ornatam postea uninersam ciuitate donauit. On trouve mention de cette légion sur
plusieurs inscriptions : cf. CIL 3, 6824 ; 6825 et 6828.
4. Cf. CIL 9, 1460.
5. Cf. 141-142 Th.
6. Velleius Paterculus 2, 97, 1.
7. Aug. 23, 1 : sed Lollianam maioris infamiae quam detrimenti.
8. Hist. 2, 43, 3 ; 2, 68, 5 ; 2, 100, 2 ; 3, 14, 1 ; 3, 22, 2.
9. Cf. Orose 7, 10, 4 : Domitianus tamen, prauissima elatus iactantia, sub nomine superatorum hostium de
extinctis legionibus triumphauit ; Jordanès, Get. 13, 78 : Fuscoque duce extincto diuitks de castris militum
spoliant.
10. Suétone, Dom. 6, 1 ; Dion Cassius 68, 9, 3 ; Eutrope 7, 23, 4.
11. Dion Cassius 55, 24, référence avancée par Y. Le Bohec, L'armée romaine, Paris, 1989, p. 27, ne
donne aucun renseignement sur la legio V ; cf. en revanche RE 12, 2, sub verb, legio, col. 1564-1572,
surtout col. 1569 (Ritterling, 1925) ; cf. aussi RE 4, sub verb. Cornelius n°158 (Cornelius Fuscus), col.
1341 (Stein, 1901).
légion, car la qualité de son information sur la vie des armées (aucun autre
auteur du corpus gromatique ne donne de nom de légion12) interdit de penser
qu'il ait pu citer une formation qui aurait disparu depuis peu. Si le Gromatique
écrivait sous Domitien, le rappel d'un événement aussi funeste que la défaite
de Fuscus, à travers le nom de sa légion, serait très maladroit. Hygin le
Gromatique écrit donc avant 86. Cet élément confirme la datation que j'ai
proposée ailleurs13 pour le traité d'Hygin le Gromatique, à savoir sous
Vespasien, plus précisément entre 75 et 77.
J'ajouterai encore une remarque sur la datation de l'autre Hygin. Ce
dernier écrit, on le sait, sous Trajan14. Il faut, d'une part, prendre désormais en
compte la remarque judicieuse de J.-Y. Guillaumin15, sur l'absence dans la
titulature de Trajan, donnée dans ce passage, du titre Dacicus et placer en
conséquence le traité d'Hygin avant 102. Il convient, d'autre part, de remarquer
que Hygin désapprouve assez clairement la décision prise par Domitien de
concéder aux possesseurs des terres les subsécives, parcelles qui relevaient
auparavant du droit public et qui dépendaient donc de l'empereur. La
condamnation par Hygin de l'édit de Domitien, pris autour de l'année 82, transparaît
clairement dans le verbe profitait : "il gaspilla ", " dilapida ", un bien public : quae
cum uelut communis iuris aut publia essent, possessionibus uicinis tune Domitianus
imp. profudit, [hoc est] ut eis lineis arcifinalem uel occupatoriam licentiam tribueret16.
Hygin, s'il est bien l'auteur de ce passage, n'aurait pu se permettre pareille
critique du vivant de Domitien, ce qui confirme la datation proposée plus haut,
à savoir après 96. La différence de tonalité est effectivement très nette par
rapport à la manière enthousiaste dont le livre II de Frontin rend compte de la
12. Cf. aussi supra, Hyg. Grom. 141 Th., ce que le Gromatique dit de César.
13. Cf. St. Ratti, "Le substrat augustéen dans la Constitutio limitům d'Hygin le Gromatique et la
datation du traité", Dialogues d'Histoire Ancienne 22/2, 1996, p. 220-238. Mes conclusions ont été
acceptées par l'équipe bisontine, ainsi que par Jean Peyras, qui a bien voulu me le faire savoir. Il
faut donc désormais renoncer à toute datation tardive, par exemple celle que défend encore
J.B. Campbell, "Sharing out the Land : two Passages in the Corpus Agrimensorum Romanorum",
Classical Quarterly 45 (2), 1995, p. 540-546, qui place, très vaguement et à tort, Hygin le Gromatique
"not later than third century A. D." (p. 540, n. 5).
14. Cf. Hygin p. 121 La. (je renvoie à F. Blume, К. Lachmann, A. Rudorff, Die Schriften der Rômischen
Feldmesser, Berlin, 1848, rééd. Hildesheim, 1967) : allusion aux assignations décidées ex uoluntate et
liberalitate Imperatoris Traiani Augusti Germania.
15. "Le tirage au sort..." (n. 1), p. 000 n. 3. Cf. La 121, 1. 7, cité à la note précédente.
16. Hygin 78Th. Mais K. Lachmann édite ce texte à part, sous le titre Agrorum quae sit inspectio, sans
référence à Hygin, p. 281-284, ici p. 284, 1. 4-7.
Ce serait une erreur de croire que la decuria renvoie ici à une subdivision
de la légion. On ne saurait, par exemple, s'appuyer sur Végèce qui n'emploie
jamais decuria, mais qui a decanus : erant etiam centuriones qui singulas centurias
curabant ; qui nunc centenarii nominantur. Erant decani, dénis militibus praepositi,
qui nunc caput contubernii uocantur25. Le decanus, aux dires de Végèce, ne
commande pas une décurie, mais un contubernium : rursus ipsae centuriae in
contubernia diuisae sunt, ut decem militibus sub uno papilione ("une tente")
degentibus unus quasi praeesset decanus, qui caput contubernii nominatur. Le
contubernium lui-même ne s'appelle pas une décurie, mais un manipule :
contubernium autem manipulus uocabatur ab eo quod coniunctis manïbus pariter
dimicabant26.
L'époque à laquelle renvoie Végèce par nunc est la fin du quatrième
siècle, plus précisément le règne de Théodose, et la rédaction de son traité peut
être placée entre 383 et 395, plus sûrement entre 388 et 39127. Il n'empêche que la
situation militaire d'ensemble décrite par Végèce n'est pas celle de son époque,
mais renvoie à l'époque des sources utilisées. L'auteur de YEpitoma rei militaris
se montre en effet extrêmement servile (fidelissime) à l'égard de ses sources, ainsi
qu'il l'avoue lui-même : haec nécessitas conpulit euolutis auctoribus ea me in hoc
opusculo fidelissime dicere quae Cato ille Censorinus de disciplina militari scripsit, quae
Cornelius Celsus, quae Frontinus perstringenda duxerunt, quae Paternus diligentis —
simus iuris militaris adsertor in libros redegit, quae Augusti et Traiani Hadrianique
constitutionibus cauta sunt. Nihil enim mihi auctoritatis adsumo sed horum, quos
supra rettuli, quae dispersa sunt, uelut in ordinem epitomata conscribo28.
J'ajouterai d'ailleurs Varron aux sources avouées par Végèce. Cet auteur
est cité une fois par l'épitomateur, à propos d'un livre technique perdu (Libri
nauales : "Sur la marine" ?) : aliquanta ab auibus, aliquanta significantur a piscibus,
quae Virgilius in Georgicis diuino paene conprehendit ingenio et Varro in libris
naualibus diligenter excoluit29. Je relève, en outre, l'emprunt qui suit. En 2, 7,
Végèce écrit que les optiones tirent leur nom du verbe adoptare : optiones ab
adoptando appellati, ce qui est manifestement tiré d'un fragment de Varron :
referentibus centurionibus et decurionibus adoptati in cohortes subibant ut semper
plenae essent legiones. Л quo optiones in turmis decurionum et in cohortibus
centurionům appellati30. Autrement dit, les définitions sémantiques données par
Végèce, sauf peut-être lorsqu'il précise l'époque par nunc, renvoient à un état
ancien des choses et qui peut remonter jusqu'à la République.
À cette époque précisément, les décurions commandent dix cavaliers et
trente cavaliers forment un escadron (turma). Cela est vrai à l'époque de César31
et de Varron : Turma terima (e in и abiit) quod ter déni équités ex tribus tribubus
Titiensium, Ramnium, Lucerum fiebant. Itaque primi singulárům decuriarum decurio-
nes dicti : qui ab eo in singulis turmis sunt etiam nunc terni32. Encore une fois, c'est
cet état de fait que décrit bien plus tard, fidèlement, Végèce : quemadmodum inter
pedites centuria uel manipulus appellatur, ita inter équités turma dicitur ; et habet
turma équités XXXII. Ник qui praeest decurio nominatur. Centum enim decem pedites
ab uno centurione sub uno uexillo gubernantur ; similiter XXXII équités ab uno
decurione sub uno uexillo reguntur33. La définition de Végèce renvoie à la
description du fragment de Varron cité plus haut : les decuriones sont des
officiers de cavalerie. C'est ce que confirme encore le De munitionibus Castrorum
du pseudo-Hygin (sous Trajan ?), 27 : habet itaque cohors equitata miliaria centurias
X peditum, équités CCXL, turmas, decuriones <VI> ; tendunt papilionibus CXXXVI,
ex eo centuriones et decuriones singulis papilionibus utuntur. En revanche, pas de
mention de décurions dans l'anonyme De rebus bellicis (sous Théodose).
Bref, aucun des textes militaires ou techniques cités ne parle de decuria.
Les décurions étant bien attestés, mais uniquement dans la cavalerie34, le
groupement de dix hommes en decuriae évoqué par Hygin ne peut renvoyer à une
subdivision de l'armée, mais plutôt à une habitude et à une organisation civiles.
30. Varron, frg. 214 H. Funaioli, Grammaticae Romanae Fragmenta, Leipzig, 1907, p. 257.
31. Bellům Gallicum 1, 23, 2.
32. De Lingua latina 5, 91.
33. Epitoma rex militaris 2, 14.
34. Cf. Suétone, Tib. 41 : postea non decurias equitum umquam supplerit.
Le texte de Columelle, cité par J.-Y. Guillaumin35, est à cet égard très
probant : l'appellation de decuriae pour désigner des équipes de dix hommes est
ancienne {quas decurias appellauerunt antiqui) et déjà utilisée par Plaute, pour
désigner un regroupement civil de citoyens36. Non seulement cette appellation
est ancienne, mais encore elle se maintient tardivement, jusqu'au quatrième
siècle, ainsi que nous l'apprend une lettre de Jérôme, décrivant l'organisation
des cénobites : dinisi sunt per decurias atque centurias ila ut nouem hominibus
decimus praesit et rursus decem praepositos sub se centesimus habeat37. Dans l'Histoire
Auguste le mot decuriae signifie "dix" : pellium tentoriarum decurias triginta, "trente
dizaines de toiles de tentes en cuir"38. Chez Ammien Marcellin, un décurion du
sacré palais est le chef d'une décurie de dix silentarii, fonctionnaires chargés du
service d'ordre interne au palais : aliqui palatii decurio qui ordo est dignitatis39. On
est donc loin, dans l'utilisation du mot à l'époque de Végèce, du sens de decuria
comme subdivision de l'armée.
Après que les lots de terres ont été découpés sur la forma, on prépare des
tablettes (sortes) sur lesquels on porte les noms de toutes les décuries : similiter
omnium decuriarum nomina in sortibus inscrita esse40. Avant de procéder au tirage
des lots qui seront attribués à chaque décurie, il faut procéder à un tirage
supplémentaire, interne à chaque décurie, de manière à établir un ordre
préférentiel entre les dix hommes qui la composent : deinde ex decuriis, antequam
sortes tollant, singulorum nomina in pittaciis et in sorticulis*1. Les noms de chacun
des dix hommes seront portés sur des sorticulae, qui sont des tablettes plus
petites que celles désignées par Hygin du nom de sortes, et qui correspondent
35. Columelle 1, 9, 7-8 ("Le tirage au sort...", [n. 1]) : classes etiam non maiores quant denum hominum
faciundae, quas decurias appellauerunt antiqui et maxime probauerunt quod is numeri modus in opere
commodissime custodiretur пес praeeuntis monitoris diligentiam multitudo confunderet.
36. Persa 143-144 : Atque nisi gnatam tecum hue iam, quantum potest / Adducis, exigam hercle ego te ex
hac decuria.
37. Ep. 22, 35 (datée de 384).
38. Claud. 14, 3.
39. Ammien 20, 4, 20 ; cf. aussi RE 4, 2, sub uerb. decurio, col. 2353 (Seeck, 1901).
40. Hyg. 73, 13-14 Th.
41. Hyg. 73, 16-17 Th. : "ensuite, avant le tirage au sort des lots, il faut inscire sur des listes et sur
des tablettes le nom de chacun des hommes composant les décuries".
42. A. Forcellini, Totius Latinitatis Lexicon, Prati, 1858-1860, sub uerb. Les lettres pi ne sont pas
disponibles dans le ThLl et le Forcellini demeure dès lors le seul outil sur papier disponible. J'ai
complété les références très lacunaires du Forcellini grâce au Thesaurus Linguae Latinae disponible
sur CD-Rom.
43. H. Frish, Griechisches etymologisches Wôrterbuch, Heidelberg, 1961, vol. 2, sub uerb., p. 545.
44. Cf. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, 1968, sub uerb., p. 907.
45. Vulg., Iosh. 9, 3-5 : "Les habitants de Gabaôn, en apprenant ce que Josué avait fait à Jéricho et à
Aï, eurent, eux aussi, recours à la ruse. Ils allèrent faire des provisions et prirent sur leurs ânes des
sacs usés, des outres à vin usées, crevées et raccomodées ; à leurs pieds, des sandales usées et
rapiécées, sur eux des vêtements usés ; tout leur pain de provision était sec, en miettes" (La Bible,
trad. É. Osty, Paris, 1973).
46. De medicína 3, 10, 1.
est et coeperit rubicundior manare uel purior, statim iumentutn toiles a cibo et imposita
fibula uenae uulnus adstringes. Sur la plaie, on disposera un pansement
(pittacium), ou même un emplâtre d'argile (creta) : in plaga uero pittacium pones, ut
diligentius claudat, licet quidam utantur et cretai7.
Aulu-Gelle, au chapitre 7 du livre 8 des Nuits Attiques, reproche au mime
Laberius (première moitié du premier siècle avant J.-C.) d'avoir créé des mots
avec beaucoup de liberté : uerba finxit praelicenter. Parmi eux, pittacium, dans
le fragment de vers suivant : induis capitium tunicae pittacium48. La
traduction proposée dans la Collection des Auteurs Latins, dirigée par D. Nisard, qui
écrit fautivement pictacium, est aberrante : "tu revêts le capuchon peint de la
tunique" (?). Il faut en effet comprendre : "tu revêts un capuchon qui est une
pièce de la tunique".
Mais pittacium désigne surtout un support destiné à recevoir une trace
écrite. C'est le cas dans le texte grec le plus ancien à utiliser ce mot, chez Polybe.
Pour prévenir Démétrius de ne pas sombrer dans l'ivresse et de se défier de son
hôte, Polybe lui envoie un esclave porteur d'un message crypté, sous la forme
de deux vers d'Euripide et de quatre vers d'Épicharme. L'ensemble est écrit sur
un pittacium .ypatyaç Ppaxù niTiáxiov49.
Pétrone a deux emplois de pittacium dans le sens de support d'écriture.
Au cours du festin de Trimalcion, on apporte des bouteilles de vieux Falerne
dans des amphores de verre aux goulots desquels sont attachées des étiquettes
portant le nom et l'année du vin : statim allatae sunt amphorae uitreae diligenter
gypsatae quarum in ceruicibus pittacia erant affixa cum hoc titulo : "Falernum
Opimianum annorum centum"50. Le second emploi de pittacium chez Pétrone
paraît très proche de celui qu'en fait Hygin. Un esclave est en effet chargé de lire
la nature des lots ou présents offerts aux convives et qui se trouvent inscrits
sur des pittacia, eux-mêmes placés dans une corbeille : cum pittacia in scypho
circumferri coeperunt, puerque super hoc positus officium apophoreta recitauit51.
47. Végèce, De mulomedicina 1, 22, 6, éd. E. Lommatzsch, Leipzig, 1903. Cette dernière référence ne
figure pas dans le Thesaurus latin disponible sur CD-Rom.
48. Aulu-Gelle 16, 7, 9 (éd. Hosius, Leipzig), emprunté au mime de Laberius qui porte le titre
Natalicius.
49. Polybe 31, 13, 9 (deux occurrences du mot).
50. Sat. 34, 6.
51. Sat. 56, 7.
52. "Les tablettes à écrire conservées au Musée archéologique de Saintes", dans Les tablettes à écrire de
l'Antiquité à l'Époque Moderne ("Bibliologia 12"), éd. É. Lalou, 1992, p. 211-220: fig. 4, p. 217.
G. Vienne ne donne pas à cette étiquette le nom de pittacium, et le rapprochement est de ma
responsabilité. Il est d'ailleurs notable qu'aucune des communications de ce colloque CNRS (Paris, octobre
1990) ne mentionne le terme pittacium. On relèvera cependant les photographies d'étiquettes
de jarres égyptiennes en bois (datées du Moyen Empire) publiées dans ce même volume par
J.-L. De Cenival, "Les tablettes à écrire dans l'Egypte pharaonique", p. 35-40, ici p. 38-39, fig. 2 et 5.
53. Alex. 21, 6.
54. Alex. 21, 8.
vocabulaire des archives55, au même titre que les "listes", breues56, ou que le
verbe recensere par exemple. Adnotare et perlegere confirment cette appartenance
de pittacium au champ sémantique de l'archivage des écritures. Hygin est
parfaitement conscient que le tirage au sort interne aux décuries évitera
désormais tout litige. Sa manière de procéder améliore donc sensiblement celle
que proposait, avant lui, Hygin le Gromatique. La contestation, en effet, pourra
d'autant moins se développer que les archives auront conservé la trace écrite
des résultats du tirage au sort57.
La minutie avec laquelle les armées romaines enregistraient leurs
archives, notamment celles qui relèvent de la comptabilité, est attestée au moins
par l'existence de trois cornicularii (secrétaires attachés à un officier) veillant à
trois types de tabularia : celui du camp ; celui du centurion princeps, celui des
stratores (écuyers)58. Y. Le Bohec cite également l'exemple â'ostraca trouvés en
Libye, à Bu-Njem, et qui servaient à noter les événements quotidiens du fort59. Il
n'y a donc rien de surprenant à ce que Hygin mentionne le dépôt aux archives
de l'ensemble du sors60, mais aussi la trace de l'étape intermédiaire du tirage au
sort, à savoir les noms des dix hommes de la décurie portés sur un pittacium,
mot que l'on doit définitivement comprendre comme "pièce d'archivé".
J.-Y. Guillaumin retient à juste titre la proposition que j'avais faite de
comprendre ponere, en Hygin 73 Th., non pas comme "placer" dans l'urne
(traduction fautive de J.B. Campbell61), mais comme "déposer" aux archives.
55. R. Moes, Les héllénismes de l'époque théodosienne. Essai sur le vocabulaire des auteurs latins païens,
Thèse inédite dactylographiée, Strasbourg, 1980, p. 283, propose de comprendre pittacium comme
"annuaire militaire" ; A. Chastagnol, éd. de l'Histoire Auguste, Paris, 1994, p. 585, traduit par
"dossier" ; je proposerais de dire "listes".
56. Cf., e. g., Jérôme, ep. 5, 1 : et ex hoc quaeso ut eos libres quos non habere me breuis subditus edocebit,
librarii manu in charta scribi iubeas. Ce breuis est une liste d'ouvrage, une bibliographie, peut-être
même un catalogue simplifié. Cf. aussi l'emploi de breuis dans le Code Théodosien 1, 32, 1 ; 6, 30, 7 (1).
Cf. aussi le fameux breuiarium totius imperii (Suétone, Aug. 101, 6) joint par Auguste à son testament
et qui donnait le nombre de soldats de l'armée romaine et l'état des finances publiques. Sur breuis
cf. RE III, col. 832 (Seeck, 1897) et ThlL II, col. 2179, 1. 14-73 (Munscher, 1906).
57. Cf. Hyg., 73, 20-24 : Haec sortitio ideo necessaria est nequis queri possit se ante debuisse sortem tollere et
meliorem fortasse potuisse incidere agri modům, aut sit disceptatio, quis ante sortem tollere debeat, cum
omnes in aequo sint.
58. Y. Le Bohec, L'armée romaine (n. 11), p. 56.
59. Cf. R. Marichal, Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 1979, p. 436-452.
60. Hyg. 73, 19-20 Th. : Igitur отпет sortem ponere debent in qua totius perticae modus adsciptus erit.
61. "Therefore they should place all the lots in the draw", "Sharing out the Land..." (n. 13), p. 543.
Nous sommes donc bien dans un contexte d'archivage62 et, avec les pittacia, en
présence de la plus modeste trace écrite du complexe processus de l'assignation,
de la première étape de ce processus63. Que cette étape, si minime soit-elle, ait
été mise par écrit et conservée en un endroit donné montre la complexité et le
développement de l'archivage à l'époque de Trajan.
On me permettra ici un détour : les deux seules attestations du mot
pittacium — mais elles sont désormais sûres — comme pièce d'archivé
apparaissent dans Hygin et l'Histoire Auguste. On a déjà relevé la culture
livresque du grammaticus anonyme auteur de YHistoire Auguste et sa curiosité
pour les textes techniques et les mots rares64. Avait-il lu Hygin, comme il avait
très probablement eu connaissance de Pétrone ? L'indice fourni par pittacium est
bien ténu, et s'il ne suffit pas à prouver la dette de l'auteur de YHistoire Auguste,
il confirme cependant l'étendue de son vocabulaire et son goût pour les raretés
lexicales.
À ce recensement exhaustif opéré grâce au Thesaurus Linguae Latinae
disponible sur CD-Rom, il faut ajouter les emplois suivants qui excèdent la
période couverte par le ThlL. Au sixième siècle, le mot pittacium apparaît une
fois chez Cassiodore, où il désigne très clairement un reçu. Le pape Aga pitu s
avait laissé aux inspecteurs du fisc des vases appartenant à l'église, en échange
d'un reçu : retinetis mecum, fidelissimi uiri, sanctum Agapitum, urbis Romae papam,
cum ad Orientis principem legationis gratia mitteretur, iussione regia datis pignoribus,
a uobis tot libras auri facto pittacio solemniter accepisse65. C'est dans un sens
approchant que le mot avait été à plusieurs reprises utilisé dans le Code
Théodosien, où il désigne un bon écrit, fourni par les actuarii, les intendants aux
armées chargés de payer la solde. Muni de ce bon, le soldat se rend auprès du
payeur (susceptor), qui a interdiction de payer la solde sil n'y a pas eu
auparavant présentation du bon en règle : susceptor antequam diurnum pittacium
62. Cf. Hyg. Grom. 163 : auod in aeris libris sic inscribemus.
63. Ce doit être la modestie de cette étape qui explique que C. Moatti, Archives et partage de la terre
dans le monde romain (IIe siècle avant - F siècle après J.-C), Rome, 1993, p. 28-30, n'en dise mot. Pour
cette dernière, le processus de l'archivage commence avec les documents rédigés ultérieurement
dans le processus : "d'autres listes, d'autres documents seront rédigés jusqu'à la fin du processus
d'assignation : ce sont eux que nous allons étudier" (p. 30).
64. F. Paschoud, "Quelques mots rares dans l'Histoire Auguste", Historia testis, Mélanges d'épigraphie,
d'histoire ancienne et de philologie offerts à Tadeusz Zawadski, éd. par M. Piérart et O. Curty, Fribourg,
1989, p. 217-228.
65. Variae 12, 20.
authenticum ab actuariis susceperit, non eroget : auod si absque pittacio fuerit erogatio
(...) damnis eius potius deputetur66. Sur présentation des pittacia, les greniers de
l'État paieront une partie de la solde en vivres (annonaé) et fourrage (capita) :
actuarii per singulos, uel, ut multum, binos dies authentica pittacia prorogent ut hoc
modo immissis pittaciis species capitum, annonarumue ex horreis proferantur67.
De simple pièce destinée à rapiécer un vêtement, le mot pittacium finit
par désigner un document d'archivé, puis un document officiel en vigueur dans
les armées. Cette rapide description d'une évolution sémantique est sans doute
trop superficielle pour permettre d'affirmer que le sens du mot accompagne la
bureaucratisation croissante de l'administration civile et militaire romaine. Elle
s'appuie en tout cas sur toutes les occurrences recensées du mot pittacium dans
la littérature de langue latine jusqu'à l'époque de Cassiodore.