Vous êtes sur la page 1sur 10

Publications de l'École française

de Rome

Civitas Dei, civitas terrena, num tertium quid?


Henri-Irénée Marrou

Citer ce document / Cite this document :

Marrou Henri-Irénée.Marrou Henri-Irénée. Civitas Dei, civitas terrena, num tertium quid?. In: Christiana tempora. Mélanges
d'histoire, d'archéologie, d'épigraphie et de patristique. Rome : École Française de Rome, 1978. pp. 415-423. (Publications de
l'École française de Rome, 35);

https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1978_ant_35_1_1164

Fichier pdf généré le 28/03/2018


Civitas Dei, civitas terrena : num tertium quid? *
H. I. Marrou, Paris

On voudrait reprendre une question, déjà posée au Congrès


International Augustinien l'an dernier {Augustinus Magister,
III, p. 201 — 204), mais que la discussion n'a pas eu le temps
d'aborder; question qui a rebondi depuis dans la controverse
entre Mgr. Journet (L'Eglise du Verbe incarné, t. II, p. 26 — 34),
Et. Gilson («Eglise et Cité de Dieu chez saint Augustin», ap.
Arch. d'Hist. doctr. et litt, du moyen âge, XX, 1953, p. 5 — 23)
et moi-même (cf. Ch. Journet, C. R. de ma Connaissance
Historique ap. Nova et Vetera, XXX, 1955, p. 149 — 154).
La question est précise: y a-t-il place, dans la perspective
augustinienne, à côté des deux notions antithétiques civitas
Dei et civitas terrena (ou diaboli) pour un troisième élément,
tertium quid ? Son importance, son intérêt apparaissent bientôt :
de la solution dépend le jugement porté, au nom de la doctrine
augustinienne, sur la valeur de l'activité terrestre de l'homme,
sur l'état, la société, la civilisation, la technique, la culture.
Sujet peut-être bien vaste pour une brève communication:
ce qui est en jeu est l'interprétation de textes à la portée depuis
longtemps controversée. Il ne faut pas se lasser de rappeler
les principes fondamentaux qui doivent guider cette
interprétation: ne jamais oublier le genre littéraire et le mode
d'expression utilisés par saint Augustin, qu'il s'agisse de son œuvre
oratoire (Enarr. in Psalmos) ou polémique (de Civ. Dei). Saint
Augustin n'élabore pas des concepts, définis more geometrico
une fois pour toutes et qu'il utiliserait ensuite pour construire
un système synthétique définitif; il se sert de mots qui,
enrobés dans un contexte littéraire et dialectique déterminé,
doivent faire naître telle conviction dans l'esprit du lecteur,
hic et nunc, — et peu lui importe si ailleurs, dans un autre con-

* Paru dans Texte und Untersuchungen zur Geschichte der cdtcliristlichen Literatur 64,
Studia patristica 2, Berlin, 1957.

[415]
Civitas Dei, Civitas terrena, Saeculum 343

texte, les mêmes mots devront être pris dans un autre sens.
Sa logique n'est pas celle du mathématicien mais celle du rhéteur:
les difficultés au milieu desquelles se débat Gilson dans l'article
cité s'éclaircissent dès qu'on veut bien se souvenir que dans
l'arsenal de la rhétorique classique figure un trope bien connu
appelé catachrèse.
Enfin n'oublions jamais que saint Augustin pense dans une
atmosphère platonicienne. Comme je le rappelais l'an dernier,
les notions de civitas Dei, civitas terrena sont des notions d'ordre
idéal ou mieux idéel, — ne disons plus, comme on l'a fait
souvent «mystique»; l'ab. Ratzinger (Aug. Mag. t. II, p. 971, n. 1)
a utilement insisté sur le contresens habituellement commis
sur la formule fameuse, de Giv. Dei, XV, 1, « quas etiam mystice
appellamus civitates duas»: pour comprendre que mystice
évoque simplement le sens spirituel de l'Ecriture, il suffit de
mettre en parallèle la formule qu'on lit, dans un contexte
absolument équivalent, en XIV, 1 : « quas civitates duas secun-
dum Scripturas nostras merito appellare possimus».
Ce sont des Idées, « qu'on ne saurait identifier sans plus avec
tel ou tel fragment de la réalité empirique», — encore que, bien
entendu, cette réalité même, son degré d'être, s'explique en
dernière analyse par une participation plus ou moins grande
(elle n'est jamais parfaite) à la Réalité supérieure de l'Idée.
La «cité de Dieu» c'est tout ce qui dans l'histoire, dans les
hommes et dans l'homme est secundum Deum, ou comme l'écrit
très justement Mgr. Journet {L'Eglise ..., t. II, p. 26): «le
camp des valeurs relevant du Christ» opposé au « camp des
valeurs relevant du Prince de ce monde», «le camp de ce qui
est bon» opposé «au camp de ce qui est mal». Elle est identique
à l'Eglise sine macula nec ruga telle que la foi et l'espérance nous
permettent de la contempler dans ce que sera son
accomplissement eschatologique (il est essentiel d'intégrer à la notion tout
ce qui a été bien observé à ce sujet par W. Kamiah, Christentum
und Geschichtlichkeit2, p. 136 — 147), ce qui n'empêche pas que,
par catachrèse, nous puissions aussi, mais naturellement à
l'intérieur de certaines limites (dont saint Augustin plus prudent
que certains de ses commentateurs a toujours tenu compte)

[416]
344 H. I. Makrou

identifier aussi avec l'Eglise hiérarchique et sacramentaire


(comme jadis avec l'état théocratique d'Israël: de civ. Dei,
XV, 2.) : il ne faut pas être dupe de certaines affirmations en
apparence abruptes et se souvenir en combien d'occasions saint
Augustin a souligné que la communio sacramentorum rassemblait
provisoirement des élus et des réprouvés, et que tous les élus
n'étaient pas rassemblés dès maintenant intra parietes ecclesiae
(je ne prétends pas ouvrir aujourd'hui ce dossier si fourni:
de civ. Dei, 1,35, etc.; cf. Kamlah, p. 146, n. 49). La même
logique de la participation explique que, suivant le contexte,
la notion antithétique de civitas terrena (ou diaboli) puisse
apparaître momentanément et «practically speaking» comme
assimilable à telle société historique empiriquement observée,
— hier Babylone, l'empire assyrien, Rome aujourd'hui — , voire
à toute société historique empiriquement observable, étant
donné que l'expérience prouve que les forces du mal, hélas, ne
manquent jamais d'y être abondamment représentées . . .
Mais venons-en au tertium quid: l'hypothèse la plus ferme
a été proposée par Mgr. Journet; je cite son dernier article (cf.
déjà L'Eglise ..., II, p. 28 — 30): «Au-dessous de la théologie
des deux ,cités mystiques', saint Augustin lui-même a signalé
la place d'une troisième cité, qu'il ne confond pas toujours
avec la cité du diable ; c'est la cité de l'homme, avec ses grandeurs
infra-valentes (philosophie grecque, valeur romaine, paix
terrestre, etc.)» {Nova et Vetera, 1955, p. 152b): à la «théologie de
l'histoire du salut» qui éclaire le développement de l'histoire
humaine «par rapport aux fins dernières supra valentes, suprêmes» ,
théologie qui s'exprime par la doctrine des deux cités, civitas
Dei, civitas diaboli, il faudrait joindre une «philosophie de
l'histoire» qui jugerait celle-ci «immédiatement par rapport
aux fins infravalentes temporelles et culturelles de toute la
caravane humaine» (ibid., p. 151a), étudiant «toutes les activités
de civilisation ordonnées directement à la fin intermédiaire du
bien temporel, du bien culturel, du bien humain» (L 'Eglise . . .,
II, p. 29).
Je suis bien d'accord, nous le sommes tous aujourd'hui, sur
le fait que saint Augustin n'a pas nié « la spécificité irréductible»

[417]
Civitas Dei, Civitas terrena, Saeculum 345

de «l'ordre temporel, de sa paix», — et en particulier de la vie


politique. Encore une fois, pour saisir sa pensée, il faut rassembler
dans une intuition unique toutes les formulations particulières
qu'il a été amené à en proposer et ne pas confondre, à propos
d'expressions isolées, théologie et rhétorique, antithèse et
manichéisme. Précisément parce que les souvenirs de sa période
manichéenne ne se sont jamais oblitérés, nous le trouvons très
préoccupé, là même où il critique les perspectives «humaines,
trop humaines» de la civitas terrena, de bien préciser que les
biens qu'elle recherche (la paix par exemple et κατ εξοχήν)
sont vraiment, authentiquement, des biens: vous avez tous en
mémoire les belles formules, de civ. Dei, XV, 4: «non autem
recte dicuntur ea bona non esse quae concupiscit haec civitas»:
la paix, la victoire d'une juste cause : « haec bona sunt, et sine
dubio Dei dona sunt» ... Ou encore, au livre XIX, dans les
admirables chapitres consacrés à la pax temporalis: saint
Augustin n'a pas de peine à souligner le caractère positif, la
bonté intrinsèque de tous ces biens essentiels, ces prima naturae
dont lui parlait Varron, à l'école d'Antiochus d'Ascalon (XIX,
1, 2, etc.): c'est Dieu, ce Créateur Sage et Bon qui a donné
aux hommes ces quaedam bona huic vitae congrua qui définissent
la pax temporalis (XIX, 13, 2) et lorsque la cité terrestre
poursuit cette paix, cette paix ne doit être réprouvée, pacem non
improbandam (XIX, 26). Et il n'ôte jamais rien à ces éloges,
même si les nécessités de la polémique, — car tout ce livre est
alimenté par une polémique contre l'humanisme hellénistique
dont le de philosophia de Varron lui fournissait une expression
synthétique — , l'amènent surtout à insister sur le caractère
relatif, limité, insuffisant de ces «nourritures terrestres», sur
le fait que cette pax temporalis n'est pas la pax finalis (au double
sens, comme déjà fines chez Cicéron, d'extrême, suprême et de
final, eschatologique), que comparé à celle-ci le bonheur terrestre
n'est que misère (XIX, 10; 20) ... Le cas majeur de cette
zone mineure des réalisations humaines étant bien entendu
représenté par l'état romain avec ses magnifiques conquêtes
dues à des vertus, relatives peut-être, réelles pourtant malgré
toute leur insuffisance (c'est la valeur des derniers chapitres

[418]
346 H. I. Maubou

du livre XIX, 21 sq. et surtout 24, reprenant la discussion du


livre II, 21, sur le fait que tout de même l'état romain a été
vraiment une respublica . . .).
Mais peut-on admettre que l'ensemble de ces réalisations
humaines, groupées dans la notion de pax temporalis autour des
prima naturae, constitue une «cité» d'un troisième ordre, une
«cité de l'homme». J'hésite en premier lieu à accepter cette
désignation car trop souvent sous la plume d'Augustin «humain»
a le sens de «trop humain» et secundum hominem, équivalent
à secundum carnem (comparer les deux formules : de civ. Dei
XV, 1 et XIV, 1 ; XV, 5), sert d'antithèse à secundum Deum
ou Spiritum. Mais peut-on même parler de cité (cf. déjà les
objections de Gilson, Archives . . ., 1953, p. 18, n. 2)? Il
faudrait que la «spécificité» reconnue à ces «fins intermédiaires,
infra-valentes» en «rapport immédiat au bien humain temporel»
(Journet, L'Eglise . . ., II, p. 28) soit telle qu'on puisse les
saisir de façon autonome, les distinguer, autrement que de façon
formelle, si bien que leur domaine apparaisse comme distinct
de l'une et de l'autre des deux «cités» proprement augustiniennes.
Or il n'en est rien. Il faut ici souligner le caractère très
profondément humaniste (au sens où le mot peut s'opposer à une
vision cosmique) de la pensée augustinienne. Il ne définit pas
dans l'abstrait un monde de «valeurs» ; ces valeurs, ces biens
terrestres, il les saisit impliqués dans des actions humaines,
dans des destinées concrètes, des vies d'hommes. Dans la
mesure où ces biens sont réels, — ces biens relatifs à la paix du
corps (XIX, 13, 1), à la paix de l'âme irrationnelle puis de
l'âme rationnelle (XIX, 14), etc., — il est trop évident qu'ils
relèvent comme tout ce qui est bon de la cité de Dieu: qui
niera que celle-ci absorbe les efforts, les réalisations que sur le
plan politique par exemple les hommes dépensent ou obtiennent
en matière de paix ou de justice? Si temporels que soient ces
biens, ils sont directement relatifs à l'amour du prochain.
Mais, et c'est là l'essentiel, ces biens terrestres ne sont tout à
fait revêtus de leur valeur positive, ne sont des biens qu'à la
condition d'être associés, de la part des hommes, à un bon
usage: la doctrine augustinienne de la paix est inséparable de

[419]
Civitas Dei, Civitas terrena, Saeculum 347

celle de Vordinata dilectio, la paix c'est tranquïllitas ordinis


(XIX, 13, 1) et l'ordre est celui de la hiérarchie des êtres, qui
entraine la hiérarchie des amours, des appétitions, des usages
(XIX, 14; 17). Les biens ne sont pas définis comme biens en
dehors de l'usage que les hommes en feront. L'homme d'autre
part est un: c'est le même homme qui use de l'air, de l'eau, de
tout ce qui est adapté à la nourriture, à la protection et au
soin de son corps (XIX, 13, 2) et qui est d'autre part l'objet
d'une vocation surnaturelle au bonheur éternel ou à la
damnation ; et c'est l'usage qu'il aura fait de ces mêmes biens
terrestres qui déterminera sa récompense ou sa condamnation (ibid.).
Il suffit d'oublier ces perspectives, d'oublier ces biens
supérieurs, de rechercher trop ou trop uniquement ces biens terrestres
pour que ceux-ci, quelle que soit leur bonté abstraitement
intrinsèque deviennent des maux (cf. XV, 4) : il suffit quiescere,
de s'arrêter sur eux (XV, 17). Il me semble que le propre de
saint Augustin est de se refuser l'abstraction, il veut toujours
considérer les choses de l'homme non pas in se mais in ordine
exercitii: un verre d'eau n'est pas en soi un bien pour l'homme;
d'abord c'est un bien très différent bu en automne à Oxford
ou en été en plein Sahara ; donné à un assoiffé par le bon
Samaritain c'est un très grand bien; dans certain cas il peut, mieux
que le plus subtil cocktail, être l'instrument d'une conçu-,
piscence effrénée. . . Ou pour prendre un exemple plus complexe;
la fission de l'atome n'est pas un Kulturgut d'une bonté
intrinsèque; oui, dira-t-on, en tant que connaissance, que vérité; mais
on ne peut isoler la science dans l'esprit du savant: celui-ci
reste toujours un homme et en lui tout dépend de Y usus: il
y a l'atome d'Hiroshima et celui de Genève, — et même en
tant que science pure, il y a l'action de grâce qu'elle fera naître
dans l'âme croyante et Yhybris luciférienne du savant athée . . .
Il faut méditer sur cette notion d'usus; ce n'est qu'en apparence
que croyant et incroyant, disons de façon plus conforme au
mystère, le Bon et le Mauvais useront du même bien : communis
est usus, sed finis utendi cuique suus projprius, muUumque diversus
(XIX, 17): c'est en ce sens que la cité de Dieu, comme il dit,
doit nécessairement user elle aussi de la paix terrestre (XIX, 17),

[420]
348 H. I. Maeeou

de la paix de Babylone (XIX, 26); mais mêlés les uns aux


autres, les citoyens des deux cités idéales se serviront du même
bien les uns comme d'une fin et ce sera pour leur perdition,
tandis que les autres le mettent en rapport, et un rapport
qui n'est pas extrinsèque, avec la paix éternelle, eamque terrenam
pacem refert ad coelestem pacem (XIX, 17). Il n'y a rien qui soit
neutre : ou cela est rapporté à Dieu, et ce bien si humble soit-il relève
de la cité de Dieu, ou on en fait un mauvais usage, et si noble
soit-il ce Kulturgut est prostitué au service de la cité du mal.
Je ne vois donc pas la possibilité d'admettre, dans la
perspective augustinienne, l'autonomie d'une troisième cité de
l'homme. N'y a-t-il donc pas de tertium quid ? Oui, il y a quelque
chose d'autre, bien entendu d'un ordre tout différent, c'est ce
que je proposais d'appeler «le donné empirique de l'histoire»,
ce donné mystérieux où bien et mal, cité de Dieu et cité du
diable sont inextricablement mêlés. Si l'on veut un terme
augustinien pour le désigner, je proposerai celui de saeculum,
— un des sens que le mot saeculum, traduisant un des sens du
grec αιών dans le N. T. revêt sous la plume d'Augustin. On sera
sans doute tenté de traduire saeculum en pareil cas par le «temps
de l'histoire», ainsi de civ.Dei, XV, 1: «hoc enim Universum
tempus, sive saeculum, in quo cedunt morientes, succeduntque
nascentes, istarum duarum civitatum . . . excursus est». Mais on
le sait, saint Augustin répugne à la notion abstraite : je ne crois
pas qu'on puisse séparer chez lui le temps de l'histoire, comme
un cadre vide, un milieu neutre, de son contenu, de cette histoire
même: voyez de Gen. ad litt. XI, 15 (20), PL 34, 437: «quarum
etiam (il s'agit déjà des duarum civitatum) quadam temporali
conjunctione peragitur saeculum».
Ce saeculum, ce donné empirique de l'histoire, est bien un
tertium quid (et de l'avoir reconnu aurait empêché bien des
lecteurs pressés d'assimiler trop tôt chez saint Augustin cité
de Dieu et «die empirische katholische Kirche», ou cité terrestre
et l'état politique, soit romain soit moderne); en effet ce qui
caractérise ce donné, c'est le caractère provisoirement
inextricable du mélange des deux éléments idéels:«perplexae quippe
sunt istae duae civitates, invicemque permixtae» (de civ. Dei,

[421]
Civitas Dei, Civitas terrena, Saeculum 349

I, 35; le mot permixtae, la notion de commixtio reviennent sans


cesse: ib. XIX, 26 et déjà de cat. rud. 19 (31), de Gen. ad litt.,
passage cité, comme dans les Enarr. contemporaines de la
rédaction de la Cité de Dieu: in Ps. 61, 8; 64, 2; 136, 1 . . .).
Et cela va très loin : nul ici n'a mieux aperçu l'intuition centrale
d'Augustin que Mgr. Journet lui-même, ainsi {UEglise, t. II,
p. 26): «l'Eglise s'oppose ici-bas à la cité du mal non pas comme
le camp des bons au camp des méchants mais —par une
disjonction plus subtile, plus acérée, toujours vivante et séparant l'âme
de l'esprit, — ... comme le camp de ce qui est bon (dans les
bons et les méchants) au camp de ce qui est mal (dans les
méchants et les bons). Ses frontières partagent en deux l'être de
ses enfants, . . . prenant en deçà la partie pure, laissant au delà
la partie impure; et même elles s'efforcent de partager en deux
l'être de ceux qui ne se disent pas ses enfants, cherchant en
eux la part du ciel pour l'inclure à l'intérieur d'elles-mêmes».
Je crois que cette analyse est fidèle à ce qu'il y a de plus
profond dans la pensée augustinienne ; sans doute l'idée n'est
pas toujours très nettement apparente, mais il ne faut pas se
laisser prendre aux procédés en quelque sorte classificatoires
qu'utilise Augustin (les bons, les mauvais, — les provisoirement
bons et en réalité ultimement mauvais ou réciproquement, les
Judas-apôtres et les Saul-persécuteurs), ni se laisser obséder
par le seul principe ultime de la prédestination individuelle.
Saint Augustin était mal équipé par l'héritage de la philosophie
antique, par cette philosophie de l'être, pour exprimer des notions
comme celles de progrès, de développement, de donné inchoatif ;
encore que, plus ou moins maladroitement se fasse jour l'idée
que ce qui est empiriquement donné, même chez un prédestiné,
ce n'est pas une perfection déjà réalisée mais quelque chose qui
se cherche, qui devient, qui croît, ou du moins doit croître,
étant perpétuellement menacée de se flétrir en bouton; je
pourrais multiplier les textes qui donnent à penser en ce sens:
ainsi dans les Enarrationes, in Ps. 136, 1, où nous voyons «par-
ticulam civitatis Jerusalem captivam teneri in Babylonia pro
peccato incidere autem inde exire», et cela dans le temps de
l'histoire, puisqu'on marque bien que l'achèvement du pro-

[422]
350 H. I. Marrou

cessus doit attendre la fin du saeculum et le jugement ou la


résurrection; ou encore in Ps. 64, 2 (un des grands textes
parallèles à la CitédeDieu, « duas civitates faciunt duo amores . . .»)
où au contraire on voit des «cives sanctae matois Jerusalem
cupiditatibus Babyloniae corrupti» et cela au point de «tanquam
cives inde factierant»; mais d'eux aussi, on pouvait dire avec
le psalmiste qu' «inciperent exire». Mais le texte le plus net
qui mérite d'être relu se trouve dans le de civ. Dei, XV, 5, où
il s'agit des luttes qui déchirent l'humanité depuis CaïnetAbel:
«Pugnant inter se mali et mali (St. Augustin s'est souvent
expliqué sur ces divisions intérieures à la cité du mal); item
pugnant inter se boni et mali. Boni vero et boni, si perfecti
sunt, inter se pugnare non possunt; proficientes nondumque
perfecti ita possunt, ut bonus quisque ex ea parte pugnet contra
alterum qua etiam contra semetipsum. Et in uno quippe nomine
(comme dit saint Paul) caro concupiscit adversus spiritum et
spiritus adversus carnem ...»
Et c'est là le dernier mot de la doctrine augustinienne, qui
fonde ce que nous pouvons appeler le mystère de l'histoire:
aussi longtemps que le saeculum n'a pas clos son or do temporum,
aussi longtemps que nous contemplons l'histoire d'ici-bas avec
nos yeux de chair, elle apparaît comme ce mélange inextricable
de bon grain et d'ivraie, — et comme aime à le dire Mgr. Journet,
la frontière entre la cité du bien et la cité du mal passe, pour
chacun d'entre nous, à l'intérieur de son propre cœur.

[423]

Vous aimerez peut-être aussi