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21/10/2023 17:29 Julia Cagé et Thomas Piketty ou la science politique à l’estomac - Telos

Julia Cagé et Thomas Piketty ou la


science politique à l’estomac
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Alain Bergounioux, Gérard (/#facebook)
Grunberg / 20 octobre 2023 (/#twitter) (/#linkedin) (/#email)

Une histoire du conflit politique, le livre de Julia Cagé et de


Thomas Piketty paru en septembre[1], a été présenté dans
les médias comme un travail majeur susceptible d’aider à
refonder la gauche. Il est vrai que l’ouvrage est intimidant :
860 pages, des dizaines et des dizaines de cartes, de
tableaux et graphiques, un site dédié pour se reporter aux
sources et documents... Il a une ambition évidente : tirer de
plus de deux siècles de résultats électoraux des conclusions
pour l’avenir de la gauche, en France et même en Europe. Une ambition, donc, à la fois
scientifique et idéologique. Ces deux dimensions fortement intriquées font le problème du
livre. Toutes deux appellent une discussion qui, jusqu’ici, n’a été que peu menée[2].

Les historiens et les politologues ont déjà, dans de nombreux travaux, explicité la nature des
votes et leur rôle politique, mais ils l’ont fait période par période. Là, le travail mené, dans la
longue durée, repose sur un effort important de numérisation des procès-verbaux électoraux
– pour l’essentiel, à partir de 1848 –, qui sont consultables sur le site, de manière exhaustive.
Cela n’a pas peu contribué à la révérence qui a entouré la sortie du livre. Les deux auteurs,
toutefois, indiquent dans leur conclusion qu’ils offrent leurs analyses et leurs jugements à la
réflexion des « lecteurs-citoyens » pour que le débat puisse se poursuivre. Or rien n’est plus
important que de formuler un diagnostic exact, capable de faire la part entre ce qui peut être
scientifiquement démontré et ce qui est exposé politiquement. Car, comme l’écrivait
Hegel : « Ce n’est pas parce qu’une situation est confuse, que les concepts doivent l’être. »

Une sociologie électorale régressive


« Qui vote pour qui et pourquoi ? » Telle est la première question à laquelle les auteurs de
l’ouvrage entendent répondre. Ils précisent : « Comment les multiples dimensions
caractérisant la classe sociale et les inégalités socio-spatiales (taille d’agglomération et de
commune, secteur d’activité et profession, niveau de propriété et de revenu, âge et genre,
éducation et diplôme, religion et origine, etc.) déterminent-t-elles le choix du vote des uns et
des autres – ainsi que le fait de participer ou non aux élections ? » Huit cent vingt pages plus
loin, ils donnent leur réponse : « le principal résultat de notre recherche est sans doute le
suivant : la classe sociale n’a jamais été aussi importante qu’aujourd’hui pour comprendre
les comportements de vote ». Pourtant, tout au long de leur copieux ouvrage, ils ne se
donneront jamais les moyens de répondre scientifiquement à cette question. À son terme on
ne sait toujours pas « qui vote pour qui et pourquoi ».

Qu’est-ce qu’une classe sociale ?

Dans la théorie marxiste, la catégorisation en classes repose sur une représentation


discontinue du champ social. Une classe possède une identité à la fois objective et subjective
qui la différencie fondamentalement des autres classes. C’est probablement cette vision que
partagent les auteurs. Eux-mêmes remarquent cependant que du point de vue de l’analyse
empirique, « la classe sociale est elle-même multidimensionnelle ». Dès lors il faut utiliser
plusieurs indicateurs pour construire un groupe social. Mais, comme le rappellent Bruno
Cautrès et Cyril Jayet dans un ouvrage paru récemment, il ne s’agit plus alors de fonder les
typologies sur l’idée de la discontinuité des classes, mais au contraire sur celle « d’un
continuum le long desquels les individus peuvent être rangés en fonction des positions
occupées sur une pluralité d’indicateurs socio-économique, d’une manière

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“stratificationniste”[3] ». Or les auteurs ne tranchent pas entre ces deux conceptions. D’un
côté, ils parlent de classes sociales sans que l’on sache exactement ce que cette notion
recouvre, et de l’autre, ils utilisent certains des indicateurs qu’ils listent, mais
indépendamment les uns des autres et sans qu’ils servent à construire empiriquement une
catégorie qui correspondrait à ce qu’ils nomment classe sociale.

Le second problème est que, voulant analyser le vote de classe, les auteurs refusent d’utiliser
la méthode la plus féconde pour ce faire, c’est-à-dire l’utilisation des nombreuses enquêtes
par sondage réalisées et exploitées depuis plusieurs décennies, notamment par les chercheurs
du CEVIPOF et du laboratoire PACTE de Grenoble, qui permettent de savoir qui vote pour
qui et pourquoi. Ils estiment que ce matériau présente deux inconvénients rédhibitoires.
D’une part, leur étude partant de 1789, ils objectent que nous ne disposons pas d’enquêtes de
ce type avant la seconde guerre mondiale. Remarquons que ce type de données existe donc
depuis plus d’une soixantaine d’années ce qui n’est déjà pas si mal, d’autant qu’ils
s’intéressent particulièrement à la période actuelle. D’autre part, ils estiment que cette
méthode est peu fiable du fait du caractère limité des échantillons qui « fragilise les
comparaisons fines d’une élection à l’autre, et, en particulier empêche de croiser de façon
statistiquement fiable les différents critères nécessaires à l’analyse ». Les chercheurs qui ont
travaillé de longue date sur ce type de données ont pourtant montré que cette raison ne tient
pas. De nombreuses analyses statistiques multivariées et plus sophistiquées encore ont
produit au cours des années de nombreux et riches résultats qui ont permis de réelles
avancées de la recherche dans le domaine de la sociologie électorale. Ce refus d’utiliser les
enquêtes d’opinion comme matériau indispensable – enquêtes que, bizarrement, ils
reconnaissent par ailleurs avoir produit des recherches « passionnantes et novatrices » – ne
leur permettra pas de disposer dans leur recherche des données nécessaires pour confirmer
ou infirmer leur conclusion majeure, selon laquelle la classe sociale n’a jamais été aussi
importante qu’aujourd’hui pour comprendre les comportements de vote.

La « classe géo-sociale »

Délaissant les comportements individuels, ils vont alors privilégier la dimension spatiale du
vote (p. 34). « La classe sociale existe et n’a jamais cessé de jouer un rôle déterminant dans
la confrontation politique mais, pour être féconde, elle doit être envisagée dans une
perspective multidimensionnelle et spatiale. La notion pertinente de classe sociale
correspond en réalité à une classe géo-sociale. » Ils envisagent ainsi la construction d’une
typologie à quatre classes géo-sociales (ruraux pauvres, ruraux riches, urbains pauvres,
urbains riches), « sans compter les classes intermédiaires ce qui multiplie d’autant les
coalitions possibles et les différentes formes de bipartition et de tripartition », ajoutent-ils.
Pourtant, ils ne construiront jamais ces géo-classes. La méthode qu’ils vont utiliser pour
analyser le vote consiste à mener leur étude au niveau spatial, celui de la commune. La
population française est divisée en dix déciles (en abscisse sur les graphiques) sur chacun des
indicateurs des déterminants du vote utilisés, par exemple le revenu communal par habitant.
En ordonnée figurent les votes. La présentation de ce type de graphiques pose cependant
problème.

Prenons par exemple le graphique 10.5 (p. 483) qui utilise cet indicateur du revenu
communal par habitant pour mesurer la relation entre richesse et vote de gauche. Les auteurs
commentent ainsi ce graphique : « À l’intérieur de chaque type de territoire, ce sont bien les
communes les plus pauvres qui ont tendance à voter davantage à gauche et les plus riches
plus fortement à droite. » Pourtant, la lecture de ce graphique ne permet pas de tirer une
conclusion aussi tranchante. En effet, dans les neuf premiers déciles (90% de la population),
on n’observe pas de relation nette entre les deux variables. Une telle relation n’apparaît
véritablement que dans le dixième décile. En outre, ce graphique présente une anomalie que
l’on retrouve dans les autres graphiques, comme une petite entourloupe. Sur l’abscisse, à côté
des dix déciles figurent le « top 5 » (5%) des communes les plus riches et le « top 1 » (1%) des
communes encore plus riches alors que ces deux groupes sont déjà compris dans le dernier
décile. Ceci permet de donner à la courbe du vote une pente très nette à son extrémité car

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c’est dans ces 5 % de communes et plus encore dans ce 1 % que la relation entre les deux
variables est très nette. Ces données ne permettent donc pas d’affirmer que de manière
générale il existe une forte relation entre le niveau de richesse de la commune et le vote.

Ensuite, en admettant même qu’une telle relation existe, elle ne nous permettrait pas pour
autant d’en déduire l’existence d’une relation forte entre ces deux variables au niveau des
individus, à moins de faire l’hypothèse, peut-être sous-entendue par les auteurs, que l’on peut
déduire de cette relation que ce sont les habitants les plus riches qui votent le plus à droite
dans les communes les plus riches. Or une telle hypothèse ne peut être vérifiée avec cette
méthode. Il s’agit en effet d’une simple extrapolation. On retrouve ici un phénomène bien
connu des statisticiens et des géographes, appelé l’erreur écologique
(https://fr.wikipedia.org/wiki/Erreur_%C3%A9cologique) (ecological fallacy
(https://www.scribbr.com/fallacies/ecological-
fallacy/#:~:text=Revised%20on%20April%206%2C%202023,individual%20members%20of%2
Il s’agit d’une erreur de raisonnement dans l’interprétation de résultats statistiques
consistant à établir des inférences abusives à l’échelle individuelle à partir de données
agrégées. William S. Robinson, dans un article de 1950 sur la comparaison des taux
d’illettrisme et les proportions de population immigrée entre les États fédérés des États-Unis
à partir des données du recensement de 1930, s’interrogeait sur la corrélation négative entre
ces deux valeurs : plus les immigrés étaient nombreux dans un État, plus le taux d’illettrisme
de cet État était faible[4]. Pourtant, à l’échelle individuelle, les immigrés étaient en moyenne
plus souvent illettrés que les autochtones. Le paradoxe tenait au fait que les immigrants,
quoique plus souvent illettrés eux-mêmes, tendaient à s’installer davantage dans les États aux
plus faibles taux d’illettrisme. On peut certes faire des hypothèses à partir de ce type de
données sur la relation entre les variables. Mais on ne peut affirmer ni prouver que dans les
communes les plus pauvres ce sont les individus les plus pauvres qui ont voté à gauche. Les
auteurs auraient dû attirer l’attention du lecteur sur les limites de cette méthode.

Enfin, petit détail, ce graphique est intitulé « Vote de gauche et niveau de revenus en 1981 ».
On pourrait ainsi croire au premier abord qu’il s’agit du vote de gauche des individus selon
leurs revenus. Il aurait fallu intituler ce graphique « Vote à gauche selon le revenu communal
par habitant dans la commune ». Certes, ceci est rappelé en petits caractères sous le
graphique mais ce titre traduit sans doute la tentation, bien compréhensible, chez les auteurs
de donner à cette extrapolation le caractère d’une démonstration et non pas d’une simple
hypothèse.

Le vote ouvrier

En suivant d’élections législatives en élections législatives, entre 1910 et 1993, la relation


entre la proportion d’ouvriers dans la commune et le vote à gauche, les auteurs remarquent
d’une manière intéressante que (graphique 10.7) cette relation, très nette entre 1910 et 1962,
« est un phénomène encore bien présent lors des scrutins de 1981 et de 1993 mais avec une
courbe néanmoins moins pentue » qu’auparavant. S’agissant de la période 1993-2022, ils
constatent également que « le vote pour la gauche croît faiblement avec la proportion
d’ouvriers dans la commune, avec toutefois une pente de moins en moins forte au fil du
temps, voire une pente légèrement négative en fin de période au sein des communes
comptant le plus d’ouvriers ». En effet, en 2022, ces communes (dernier décile) votent en
majorité à droite (graphique 11.2). Mais ils ne poussent pas l’analyse des raisons de cette
évolution. Ils vont se limiter à voir dans l’insuffisance des programmes sociaux de la gauche
une possible explication à cette évolution. En réalité, ils ne peuvent rien nous dire sur ce
phénomène majeur déjà observé jadis par Nonna Mayer, qui avait montré que le Front
national s’était développé surtout dans les communes ouvrières qui votaient auparavant en
faveur du parti communiste. À l’élection présidentielle de 2022 les ouvriers ont voté de
préférence pour Marine le Pen. Or nous savons grâce aux enquêtes portant sur les individus
que leur éloignement de la gauche est d’abord dû à leurs attitudes à l’égard de l’immigration
et des immigrés. L’édition 2023 de l’enquête Fractures françaises réalisée par IPSOS montre

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que la catégorie « ouvriers » est la catégorie sociale qui répond le plus qu’il y a trop
d’étrangers en France et que 96% des proches du Rassemblement national choisissent cette
réponse. L’ouvrage ne nous dit pas grand-chose sur ce phénomène majeur.

Les auteurs, reconnaissant malgé tout qu’avec le temps le vote à gauche dans les communes
les plus ouvrières a eu tendance à décroître, remarquent, en guise de consolation, que « si le
vote ouvrier a fini par s’éloigner graduellement de la gauche il existe une régularité qui,
elle, n’a pratiquement pas changé sur la longue durée à savoir le vote des salariés
considérés dans leur ensemble qui votent à gauche et les indépendants à droite ». Les
auteurs, déçus par l’évolution constatée, abandonnent-ils ainsi la « classe ouvrière » pour se
replier sur la « classe » des salariés ? Mais alors il s’agit de l’immense majorité de la
population active. Que devient dans ces conditions la notion de classe sociale ? Il demeure
bien pourtant aujourd’hui un vote spécifique de la catégorie « ouvrier », comme le montrent
les enquêtes par sondage, mais cette spécificité réside dans l’importante proportion de son
vote en faveur de l’extrême-droite.

Un autre exemple, celui du vote en faveur d’Emmanuel Macron, montre la difficulté des
auteurs pour expliquer les évolutions électorales. Ils qualifient ce vote de « vote bourgeois »,
puisque c’est dans les communes les plus riches qu’il est le plus élevé (en réalité cette relation
n’est nette que dans le dixième décile). Mais quelle est la signification de ce terme de
bourgeois ? Est-il bourgeois parce qu’il est le plus élevé dans les communes les plus riches ou
parce qu’il est considéré, de ce fait, comme un vote de droite ? Dans le premier cas cette
remarque est tautologique. Dans le second cas, il faudrait préciser ce qu’est un vote de droite.
Examinons donc les données de l’enquête électorale française (CEVIPOF/IPSOS, 1er juin
2017) à partir desquelles il est possible de caractériser les systèmes de valeurs de l’électorat
macroniste et de comprendre comment s’est opéré en 2017 le passage de la bipartition à la
tripartition, l’une des questions principales auxquelles l’ouvrage est censé répondre (tableau
1).

Tableau 1. Valeurs selon l’intention de vote aux élections législatives de 2017 (%)
(Ipsos)

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En réalité, l’électorat macroniste s’est constitué à partir de différents électorats préexistants.


L’enquête IFOP, effectuée le jour du vote présidentiel de 2022, montre que les électeurs du
premier tour de l’élection présidentielle de 2012 ont voté Macron dans les proportions
suivantes : 39% des électeurs de François Hollande, 48% des électeurs de François Bayrou et
47% des électeurs de Nicolas Sarkozy. Certes, cet électorat est le plus aisé socialement des
grands électorats de 2022. Mais comment le caractériser du point de vue des systèmes de
valeurs au vu des données de ce tableau ? Une réponse de la part des auteurs serait ici du plus
grand intérêt.

En refusant de s’appuyer sur les enquêtes par sondage, les auteurs opèrent une régression de
l’analyse du comportement électoral et nous ramènent aux problématiques anciennes dont le
but principal était de démontrer l’existence d’un lien étroit entre la classe ouvrière et le vote à
gauche. Dès les années 1960, Guy Michelat et Michel Simon avaient pourtant montré que
l’effet de la variable religieuse sur le vote était nettement plus fort que celui de la profession
(tableau 2)[5]. Le rapide mouvement de sécularisation de nos sociétés au cours des dernières
décennies a changé la donne mais les effets politiques de cette variable demeurent
importants.

Tableau 2. Intentions de vote législatif pour la gauche selon la profession du


chef de ménage et de la pratique religieuse. (%) (Sondage IFOP réalisé en 1966)

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Pour faire progresser la recherche sur les relations entre la position sociale et le vote il aurait
fallu que les deux auteurs se débarrassent de leurs œillères idéologiques. C’est ce qu’ils
semblaient vouloir faire dans leur introduction (p. 34) : « les diverses classes ont toujours
des raisons d’adopter tel ou tel comportement politique et il importe avant tout de
commencer par comprendre ces raisons, en 1789 comme en 2022, plutôt que de chercher
d’emblée à les stigmatiser ou les essentialiser ». Mais à son terme, cette belle posture s’est
ainsi transformée (p. 844) : « la tripartition peut se lire comme une forme de rente
permettant à un bloc opportuniste de se maintenir au pouvoir à moindre risque tout en
arrêtant le mouvement vers l’égalité sociale au point où son égoïsme s’est fixé ». L’idéologie,
mauvaise conseillère pour une recherche scientifique, a malheureusement pris finalement le
dessus. De ce fait, la question « qui vote pour qui et pourquoi ? » demeure sans réponse.

Le marxisme sans la dialectique


La construction historique du livre amène à distinguer trois périodes : deux, les années 1848-
1890 en gros (en très gros) et les années contemporaines, 1990-2022, dominées par une
« tripartition » politique, entre une gauche, un centre et une droite, et une troisième période
qui aurait vécu sous le régime d’une « bipartition », des années 1890 aux années 1990, entre
une gauche et une droite.

Selon les auteurs les périodes de tripartition sont plutôt défavorables au progrès social, le
centre utilisant les oppositions pour préserver un statu quo. La bipartition gauche-droite, au
contraire, serait plus favorable à l’acquisition d’avantages sociaux. Ce découpage hardi repose
de fait sur la notion de « bloc politique », la gauche constituant le « bloc socialiste-radical »
avant 1910 et le « bloc social-écologique » aujourd’hui, le centre constituant le « bloc
républicain opportuniste » avant 1910 et le « bloc libéral-progressiste » aujourd’hui, la droite
enfin constituant le « bloc de la droite réactionnaire » avant 1910 et le « bloc social-patriote »
aujourd’hui. Les auteurs ne nient pas la fragilité de ces configurations. Mais, tout au long du
livre, ils utilisent la notion de « bloc », de manière rigide, comme si les électorats étaient,
mécaniquement, alignés avec les partis. Ne sont pas ainsi distingués les forces sociales, les
regroupements partisans, les coalitions gouvernementales. C’est une faiblesse importante du
raisonnement qui fausse à plusieurs reprises la compréhension de moments historiques. Il
est étonnant qu’à aucun moment ne soit faite mention d’Antonio Gramsci, qui a élaboré cette

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notion de « bloc », reprise ensuite par nombre de théoriciens de la gauche et plus récemment,
par ceux de l’extrême-droite. Car le « bloc historique » gramscien n’est pas le décalque d’une
réalité sociale. Il est un tout organique qui dépasse les alliances de classe pour réunir les
conditions économiques et les conditions idéologiques par une visée stratégique[6].
L’utilisation de la notion de « bloc », chez Thomas Piketty et Julia Cagé, en reste à une
juxtaposition d’appellations politiques supposées correspondre à des réalités sociales,
laissant de la sorte échapper une part plus ou moins importante des situations historiques.

Quelques exemples suffisent pour le souligner. Parler d’un « bloc socialiste-radical », dans les
années 1880-1890, n’a de sens que par opposition aux droites monarchistes, cléricales et, à la
fin du siècle seulement, nationalistes. Or les grandes lois républicaines des années 1880 sont
le fait des républicains opportunistes et radicaux. La défense du régime républicain a pu unir
les radicaux et les socialistes, comme au moment de l’Affaire Dreyfus. Mais, pour le reste, ils
sont opposés sur l’essentiel de la politique économique et sociale. On ne devrait pas avoir à
rappeler que le grand opposant de Jean Jaurès est Georges Clémenceau. Et c’est, en outre
faire peu de cas de l’opposition des socialistes les plus marxistes à toute alliance avec les
radicaux. La création de la SFIO, en 1905, se fait sur cette base. C’est oublier, aussi,
l’influence de l’anarcho-syndicalisme, dans la jeune CGT, qui rejetait le parlementarisme. Les
mêmes difficultés apparaissent après 1920. Cela n’a pas de sens de parler d’un « bloc socialo-
communiste », alors que les socialistes et les communistes sont dans une opposition frontale
jusqu’à l’été 1934, où ils nouent une alliance défensive contre la menace fasciste, alliance qui
n’aurait pas eu lieu sans la décision de l’Internationale Communiste, donc de Staline – un fait
éminemment politique. Les radicaux socialistes ont rejoint le Front Populaire, mais ils ne
cessent d’osciller entre la gauche et la droite. Ce sont les radicaux, au Sénat, qui mettent un
terme au gouvernement de Léon Blum. C’est Édouard Daladier qui enterre le Front populaire
en 1938. Les choses sont encore plus nettes sous la Quatrième République où, avec la Guerre
Froide, on ne peut absolument pas parler d’un « bloc socialiste-communiste », et pas
seulement pour les partis, mais aussi pour les électorats. Vouloir faire entrer la réalité dans
un schéma abstrait – comme le lecteur ne peut que le constater au fil des pages – conduit
ainsi à écrire une histoire défaillante, partielle et, parfois, partiale.

Dire, par exemple, que les communistes apportent leur soutien aux socialistes et aux
radicaux, lors de la constitution du Cartel des gauches, en 1924, est, tout simplement une
erreur dans ces années de « classe contre classe ». Autre exemple, écrire qu’au printemps
1947, « les socialistes préfèrent s’allier avec les démocrates-chrétiens plutôt qu’avec leurs
coreligionnaires marxistes » (p. 515), sans rappeler que ce sont les communistes qui ont voté
contre le gouvernement, auquel ils participaient, et que ces mêmes « coreligionnaires »
étaient en train de faire disparaitre les partis socialistes dans les pays de l’Europe de l’Est
sous domination soviétique, est une drôle de manière de rendre compte des situations
historiques. Il y a aussi tout ce qui n’est pas dit. Sont ainsi passés sous silence l’épisode du
boulangisme, qui met à mal le « bloc » des années 1880, et les influences considérables du
nationalisme ou du pacifisme dans l’entre-deux guerres. Ce sont, alors, les appellations
mêmes de tripartition et de bipartition qui perdent beaucoup de leur capacité explicative.
Réserver les progrès sociaux à la période de bipartition, qui n’en est pas une la plupart du
temps, en devient arbitraire.

Julia Cagé et Thomas Piketty accordent plus de soin à la Cinquième République, vers laquelle
le livre est tourné. Et il y a bien des notations intéressantes, par exemple l’influence de la
propriété immobilière dans les différenciations au sein des catégories populaires. Mais
l’essentiel du propos, là encore, tient dans le passage de la « bipartition » entre la gauche et
la droite au tournant des années 1990, avec le référendum sur le traité de Maastricht en 1992
et l’élection présidentielle de 1995, à une nouvelle « tripartition », qui nous amène, avec les
élections présidentielles et législatives de 2017 et de 2022, à un « bloc social-écologique », un
« bloc libéral-progressiste », et un « bloc social-patriote ». Mais il faut noter qu’il a fallu
du temps, de 1958 à 1974, pour arriver à une « bipartition » réelle. Une force centriste
notable est présente en 1965, avec Jean Lecanuet, et le second tour de l’élection présidentielle

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de 1969 se joue entre Georges Pompidou et Alain Poher. Il faut attendre 1974 pour que le
centre soit laminé. Et, dès 1988, deux nouvelles forces, différentes de la gauche et de la droite
traditionnels, apparaissent avec le Front National et les écologistes.

Il manque dans les analyses des deux auteurs une véritable réflexion sur l’évolution du
système politique et l’effet des institutions, avec l’élection du Président de La République au
suffrage universel et l’application d’un scrutin majoritaire pour les élections législatives
(hors celle de 1986 au scrutin proportionnel). Les stratégies politiques en ont largement
dépendu ; elles ont conduit aux alliances de partis opposés, à gauche et à droite. Mais la
« bipartition » était déjà plus qu’imparfaite. C’est une gauche divisée qui a emporté les
élections présidentielles de 1981. De 1981 à 1995, la droite n’a pas cessé de se déchirer. Force
est de constater que les outils que les deux auteurs nous proposent ne permettent que de
comprendre très partiellement les dimensions du conflit politique dans notre pays. Cela vient
beaucoup de ce que dans leur notion de bloc, ils n’intègrent pas les réalités parlementaires et
gouvernementales, pas plus que les idéologies. C’est, au fond, du marxisme sans la
dialectique !

Un présupposé et une carence


Les dernières pages du livre laissent de plus en plus place à l’exposé d’un programme
politique d’ampleur. Les auteurs-citoyens prennent explicitement la parole. Ils appellent de
leurs vœux l’émergence d’une nouvelle « bipartition » entre la gauche et la droite, qui serait
permise par la constitution d’un « bloc social-écologique élargi », réunissant les catégories
(les « géo-classes ») populaires aujourd’hui divisées entre la gauche et la droite (à vrai dire
l’extrême droite, mais les auteurs n’aiment pas utiliser cette notion, qui, évidemment,
affaiblit la notion de « bloc »...).

Ils proposent d’agir dans quatre directions. Pour ressouder le peuple des métropoles et des
banlieues et celui des bourgs et des villages, il faudrait un vaste plan pour conforter et
rénover les services publics (l’éducation, la santé, les transports etc.) et un effort important
pour réindustrialiser les régions. Cela implique une ample réforme fiscale pour dégager les
ressources nécessaires. La transition climatique devrait être payée par ceux qui émettent le
plus de carbone, compte-tenu des niveaux de vie respectifs. On retrouve l’idée d’un « ISF
vert » et d’une « taxe carbone progressive ». Les auteurs rejettent « le souverainisme
national » pour prôner une refonte du système fiscal mondial, permettant une redistribution
pays par pays, et une Union Européenne beaucoup plus ferme pour protéger ses frontières
extérieures contre les produits qui ne respectent pas les normes sociales et
environnementales. Thomas Piketty reprend son idée, déjà exprimée, d’une « Assemblée
Européenne », distincte du Parlement Européen, composée de députés nationaux, pour
permettre l’adoption d’un « mieux disant social » et la limitation du dumping fiscal. Tout
cela ne pourrait prendre corps que dans des institutions profondément, démocratisées. On
retrouve là, cette fois, les travaux antérieurs de Julia Cagé : une refonte du financement de la
vie politique, l’instauration de référendums délibératifs, une « parité sociale » dans les
assemblées, en constituent les mesures phares.

Ces idées peuvent susciter une discussion utile point par point. Mais ce qui frappe est la
manière dont elles sont exposées. C’est à la fois un présupposé et une carence. Le présupposé
d’abord. Ce vaste programme devrait être suffisamment attractif pour séduire les catégories
populaires, actuellement divisées, pour les réunir dans le « bloc social-écologique ». C’est
faire le pari – c’est celui de tout le livre – que dans leurs choix actuels celles-ci n’ont pas
conscience de leurs véritables intérêts. Nous retrouvons là la thèse de la « fausse conscience »
que le marxisme a amplement développée. Mais Marx lui-même et les théoriciens marxistes
savaient que pour en arriver là, il fallait l’appui d’un acteur politique, le parti révolutionnaire
pour eux (le « Prince » disait Antonio Gramsci). Autrement dit, l’offre politique est décisive.
Et c’est ici que se situe la carence du livre.

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Thomas Piketty et Julia Cagé en ont bien le sentiment. Mais ils se contentent d’une pétition
de principe. Leur souhait d’une nouvelle bipartition dépend de la capacité du « bloc social-
écologique » à s’unir, à délibérer, à traiter démocratiquement les différents en son sein, tant
sur les programmes que sur les personnes (p. 846). Le moins que l’on puisse dire, c’est que la
situation actuelle de la NUPES ne va pas dans ce sens ! Cela dit, les intellectuels peuvent se
contenter de proposer des idées, et c’est aux acteurs politiques et aux citoyens de s’en saisir.
Mais dans ce livre les auteurs affichent une réelle ambition politique. Et là, le paradoxe vient
de ce que les outils d’analyse et d’intervention qu’ils proposent – une notion de classe
appauvrie et une notion de bloc réductrice – ne permettent pas de penser, dans ses réelles
dimensions, le conflit politique. Ils ont voulu, en quelque sorte, jeter un pavé dans la mare
dans les débats de la gauche. Et, il faut le reconnaître, ils le font à un niveau différent des
controverses journalières. Mais tout leur travail, pour imposant qu’il soit, ne nous donne pas
les clefs susceptibles de faire comprendre notre modernité politique. Tout ça pour ça ! aurait-
on envie de dire.

Cet article sera publié également, en décembre, dans la revue de l’Ours, recherche socialiste.

[1] Julia Cagé Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique, Seuil, 2023.

[2] Voir les articles de Nicolas Roussellier dans L’Observateur et de Michel Offerlé dans La
Vie des Idées.

[3] Pierre Bréchon (ed.) Les Européens et leurs valeurs, PUG, 2023.

[4] W. S. Robinson, « Ecological Correlations and the Behavior of Individuals », American


Sociological Review, vol. 15, no 3,‎1950, p. 351–357.

[5] Classe, religion et comportement politique, Presses de la FNSP, 1977

[6] Voir le cahier 8 des Cahiers de prison d’Antonio Gramsci, Gallimard, 1978-1984.

https://www.telos-eu.com/fr/politique-francaise-et-internationale/julia-cage-et-thomas-piketty-ou-la-science-politiq.html 9/9

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