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DIVERSITÉ

DES
EXPRESSIONS
OUTILS
STRATÉGIQUES

10
LA PÉDAGOGIE DES
OPPRIMÉS DE FREIRE, UN
PROJET RADICAL POUR
L’ÉDUCATION PERMANENTE
Comment les acteurs de l’éducation permanente,
désireux de promouvoir l’émancipation sociale,
peuvent-ils faire face aux multiples oppressions
auxquelles sont confrontés les publics de leurs
activités ? Cette analyse défend que la pédago-
gie des opprimés de Paulo Freire, aujourd’hui peu
Analyse connue dans l’espace francophone, propose une
conception pertinente de l’émancipation et une
2019 méthode de conscientisation utile pour la lutte
contre toute forme d’oppression.
CÉCILE
PIRET

UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES ASBL


LA PÉDAGOGIE DES OPPRIMÉS DE FREIRE, UN PROJET RADICAL POUR L’ÉDUCATION PERMANENTE

2
LA PÉDAGOGIE DES OPPRIMÉS DE FREIRE, UN PROJET RADICAL POUR L’ÉDUCATION PERMANENTE

INTRODUCTION lien Paulo Freire est aujourd’hui glo-


balement peu connue en Belgique
francophone2. Plus exactement, si
Dans le cadre de leurs activités
Freire est souvent cité comme une
visant l’émancipation sociale, les
« référence » pour l’éducation popu-
acteurs de l’éducation permanente
laire, la réception de ses travaux est
sont souvent confrontés à deux
assez partielle : on connait de lui
écueils opposés mais corrélés : la
sa critique de la pédagogie ban-
tendance à se limiter à créer des
caire ou sa méthode d’alphabéti-
espaces de participation pour leurs
sation, desquelles sont emprun-
publics et la tendance à apprendre
tées des pratiques éducatives plus
à ces publics ce qu’ils doivent faire
« horizontales » entre l’enseignant
pour s’émanciper. La première ten-
et l’enseigné. La dimension émi-
dance fait de la participation le
nemment radicale de cette péda-
moyen et le but de l’éducation per-
gogie se trouve alors souvent diluée
manente, sans s’interroger néces-
dans des injonctions éducatives va-
sairement sur la portée transforma-
gues (comme celle de la participa-
trice du processus ; tandis que dans
tion du public), de telle sorte que la
la deuxième tendance – qu’on peut
notion même d’émancipation, dans
identifier comme celle du « lea-
ces usages, peut s’éloigner assez
der révolutionnaire » classique – la
fortement de la manière dont Freire
conscience est apportée aux oppri-
l’envisageait : le développement
més de l’extérieur sans qu’il y ait de
d’une théorie de l’action dialogique
réflexion sur les enjeux de capacita-
en vue du dépassement de toutes
tion du public.
formes d’oppression.
Souhaitant contribuer à la consti-
Il est d’abord nécessaire de dire
tution d’un savoir stratégique à
quelques mots sur le contexte social
même de surmonter ces deux
du travail de Freire. C’est à la suite
écueils, cette analyse défend l’in-
d’une longue expérience de cours
térêt du processus de conscientisa-
d’alphabétisation dans les favelas
tion tel que théorisé par Paulo Freire
de Recife, dans le Nord du Brésil,
dans son livre Pédagogie des oppri-
que Freire consolide sa méthode
més1. Force est de constater que la
éducative dans les années 1960.
pédagogie des opprimés du brési-
Cette région extrêmement pauvre,
1. La première publication du livre date de 1970, il sort quatre ans plus tard en français. Freire, P., La
pédagogie des opprimés, Editions Maspero, Paris, 1974.

2. Il semblerait que Freire ait subi une forme d’omerta après le succès qui a suivi la parution de La
pédagogie des opprimés en français. Il n’est d’ailleurs pas facile de se procurer ses publications,
soit parce que leur édition est ancienne et difficile à trouver, soit parce qu’elles n’ont pas fait l’ob-
jet d’une traduction. Pour voir la bibliographie francophone de Freire : https://www.questionsde-
classes.org/Bibliographie-francaise-de-Paulo-Freire-mise-a-jour. Mais il existe aujourd’hui un
regain d’intérêt pour son œuvre. Le CIEP lui a notamment consacré un dossier dans le n°98 de
L’esperluette (2018) consultable ici : http://ciep.be/images/publications/esperluette/2018/Es-
per98.pdf.

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où l’insécurité alimentaire – que Selon Freire, une pédagogie cri-


Freire connaîtra d’ailleurs lui-même tique pour les opprimés se défi-
–domine, compte plus de 15 millions nit donc en opposition au principe
d’analphabètes sur une population d’adaptation qui signifie fondamen-
de 25 millions3. Alors que le sys- talement s’adapter à une société in-
tème scolaire est presque inexistant, juste et s’en accommoder. Pour cette
Freire contribue à la mise en place raison, la visée émancipatrice de sa
de plusieurs mouvements d’éduca- pédagogie n’est ni une démocratisa-
tion populaire et fonde une méthode tion de l’accès à la culture légitime,
d’alphabétisation qui sera adoptée ni une vénération de l’autonomie des
officiellement par le gouvernement classes populaires, ni même une pé-
travailliste de Joao Goulart. Suite au dagogie « alternative » ou « active »
coup d’État de 1964, Freire, consi- qui, comme l’ont notamment remar-
déré comme un dangereux péda- qué Bourdieu et Passeron, tend à
gogue, est détenu en prison puis occulter les rapports de classes qui
exilé au Chili. C’est durant son exil, traversent le champ de l’éducation5.
en 1968, qu’il écrit Pédagogie des Dans les deux premiers cas, l’éman-
opprimés et qu’il y perfectionne sa cipation consiste à lutter pour une
méthode de conscientisation. meilleure inclusion dans une société
divisée en classes, alors que dans le
C’est dans ce contexte que les
dernier, l’émancipation se centre sur
réflexions de Freire émergent de l’ar-
le développement personnel des in-
ticulation entre pédagogie et théorie
dividus tout en maintenant intactes,
de l’oppression. Freire analyse l’édu-
voire en dissimulant, les inégalités.
cation traditionnelle (ce qu’il appelle
l’éducation bancaire) comme étant Pour développer sa pédagogie
un instrument d’oppression. Comme critique, nous présenterons d’abord
le résume bien Burawoy, « ce mo- ce que signifie pour Freire être op-
dèle pédagogique, selon lequel primé ; ensuite, le rôle des éduca-
le savoir est déversé dans l’esprit teurs et la relation dialogique ; et
des élèves considérés comme des enfin le processus de conscienti-
objets, unit enseignants et élèves sation. Précisons également que si
dans une relation unidirectionnelle Freire utilise le terme d’éducateur,
d’autorité, ce qui inhibe toute créa- s’adressant surtout à des ensei-
tivité, promeut l’adaptation, isole la gnants en alphabétisation, il est tout
conscience, supprime tout contexte, à fait généralisable à quiconque est
nourrit le fatalisme, mythifie et natu- engagé dans une pratique d’anima-
ralise la domination »4. tion, de formation ou de recherche.
Cette analyse vise donc à proposer
3. « Présentation », In Freire, P., op. cit.
4. Burawoy, M., « La pédagogie des opprimés : Freire rencontre Bourdieu » In Conversations avec
Bourdieu, pp. 159-160, Editions Amsterdam, Paris, 2019.

5. Ces types de pédagogie, selon Bourdieu et Passeron, ignorent leur contribution à la repro-
duction de la domination de classe, car elles nient simplement le rôle de l’éducation dans cette
domination. Voir Burawoy, M., Op cit.

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une meilleure compréhension de Cela ne veut pas dire, insiste Freire,


sa pensée comme un préalable à que les opprimés ne peuvent pas
un questionnement de l’utilisation comprendre qu’ils sont opprimés,
de sa pédagogie dans un régime mais que leur immersion dans la ré-
du capitalisme avancé comme en alité oppressive, plus ou moins forte
Belgique, au sein duquel l’éducation selon le contexte social, est un obs-
permanente constitue un pan insti- tacle à leur libération : ils ne peuvent
tutionnalisé de la société civile. se penser en tant qu’êtres humains
indépendamment de ce que les op-
1. Le caractère dual de presseurs ont fait d’eux. La relation
l’être opprimé et ses de dépendance matérielle entre
implications l’oppresseur et l’opprimé dans le
monde s’incarne également dans
une dépendance subjective qui en-
Pour s’engager dans une action gendre le « tragique dilemme » des
libératrice, il faut avant tout com- opprimés :
prendre comment l’oppression agit
sur les individus. Selon Freire, les [Les opprimés] sont eux-mêmes
et en même temps ils sont l’autre,
opprimés sont caractérisés par une projeté en eux comme conscience
« dualité existentielle »6 : ils sont à opprimante. Leur lutte devient un
la fois eux-mêmes – en tant qu’op- dilemme entre être eux-mêmes
primé – et l’oppresseur. L’oppression ou être divisés ; entre expulser ou
accueillir l’oppresseur à « l’intérieur »
existe à « l’intérieur » de l’individu
d’eux-mêmes ; entre se désaliéner
par un processus d’intériorisation ou rester aliénés (…)7
des structures oppressives. Autre-
ment dit, les opprimés ont à la fois Freire constate au moins deux
conscience d’être opprimés et ils types d’attitudes qui résultent de
« accueillent » en eux l’oppresseur cette immersion des consciences
et sa réalité aliénante. De cette dans la réalité oppressive. Premiè-
structure duale de la domination rement, pour les opprimés, sor-
résulte une contradiction majeure tir de la situation d’oppression va
pour le projet d’émancipation so- spontanément signifier devenir soi-
ciale : les opprimés, tant qu’ils n’ont même un oppresseur. Alors que
pas développé une conscience cri- Freire prend l’exemple des paysans
tique de leur situation, vont adop- qui promeuvent la réforme agraire
ter des attitudes d’adhésion et de non pour une libération collective
connivence avec le monde des op- mais pour devenir eux-mêmes pro-
presseurs. priétaires et patrons de nouveaux
employés, il suffit de regarder les
formes d’oppressions actuelles
pour saisir toute la force de l’obser-
6. Freire, P., Op. Cit., p.40.
7. Ibid,. p.26

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vation de Freire : pour ne plus être permet à certaines femmes d’exter-


un pauvre opprimé, devenir riche (et naliser les oppressions de genre sur
donc adhérer – même passivement d’autres femmes opprimées. Freire
– à la structure inégalitaire) ; pour ne constate que ce type d’attitude est
plus être un noir opprimé, devenir alimenté par une forme d’attirance,
un noir oppresseur (et donc adhé- presque « magique », pour le mode
rer aux logiques de promotion dans de vie des oppresseurs :
une société raciste) ; pour ne plus Il y a par ailleurs, à un certain mo-
être une femme opprimée, devenir ment de l’expérience existentielle
une femme oppresseur-e (et donc des opprimés, une irrésistible at-
agir en mimétisme de la domina- tirance à l’égard de l’oppresseur,
de son genre de vie. Accéder à ce
tion masculine). Des auteures ont
genre de vie constitue une puissante
dénoncé pour les mêmes raisons la aspiration. Dans leur aliénation les
vision du monde que propose le fé- opprimés veulent à tout prix être
minisme libéral en tant qu’ « égalité semblables à l’oppresseur, l’imiter,
des chances de dominer »8 : le suivre. Cela s’observe surtout
chez les opprimés de la « classe
Les gens, au nom du féminisme, de- moyenne », dont le désir est de
vraient être reconnaissants que ce s’égaler aux « Messieurs » de la
soit une femme, et non un homme, classe dite « supérieure »10.
qui démantèle leur syndicat, or-
donne à un drone de tuer leur parent De la même manière, tant que
ou enferme leur enfant dans une l’oppresseur n’est pas distinctement
cage à la frontière (…) identifié, les opprimés vont avoir
S’employant à permettre à une poi- tendance à s’attaquer à l’oppresseur
gnée de femmes privilégiées de qui est « installé » chez les autres
gravir les échelons au sein de l’en- opprimés. L’ordre social au service
treprise et les grades au sein de l’ar-
mée, [le féminisme libéral] propose de l’oppression provoque brutalité
une vision de l’égalité indexée sur les et frustration qui vont s’extérioriser à
lois du marché (…) Plutôt que d’aspi- travers une violence horizontale des
rer à abolir la hiérarchie sociale, il vise opprimés vis-à-vis de leurs « com-
à la « diversifier », en « permettant » pagnons d’infortune ». Par consé-
à des femmes « talentueuses » d’at-
teindre le sommet9. quence, à nouveau, ils deviennent
eux aussi des oppresseurs. C’est un
Ainsi, c’est une vision individua- constat partagé avec Fanon, que
liste et méritocratique de la libéra- Freire cite : « L’opprimé ne cesse
tion des femmes qui est promue de se libérer entre neuf heures du
dans ce type de féminisme, dans soir et six heures du matin. Cette
laquelle la situation d’oppression agressivité accumulée dans ses
reste inchangée. Tout au mieux, elle muscles, l’opprimé la manifestera

8. Arruzza, C., Bhattacharya T., Fraser, N., Féminisme pour les 99%. Un manifeste, p.13, La Décou-
verte, Paris, 2019.

9. Ibid., p.25-26
10. Freire, P., Op. cit., p.41

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d’abord contre les siens… »11. des oppresseurs, des citoyens de


« seconde zone ». Ils respectent la
Deuxièmement, en l’absence de
hiérarchie car ils n’ont pas confiance
perspective libératrice ou de pro-
dans leur capacité à se libérer.
jet alternatif, les opprimés baignent
dans le fatalisme et la peur : Mais prendre conscience de l’op-
l’oppression peut être assez bien pression n’est pas suffisant. Pire,
objectivée, mais les opprimés ne sans plan d’attaque, la réalité op-
parviennent pas à s’y opposer. L’op- pressive objectivée a pour consé-
pression est alors naturalisée, vue quence de créer des individus né-
comme une loi du destin ou l’ex- vrosés. À l’opposé de toutes formes
pression d’une volonté divine. Pour de délivrance individuelle libérales
autant, il faut se garder de voir ces plus que libératrices, Freire invite à
attitudes de défection et de pas- se lancer dans la constitution d’une
sivité comme une caractéristique praxis, une action politique qui se
immuable du rapport qu’ont les op- bâtit sur le savoir émergeant des
primés au monde et à leur capacité consciences opprimées. Elle vise,
d’agir : contre l’immersion des consciences
(…) tant qu’ils ne parviennent pas à dans la réalité de l’oppresseur, l’in-
localiser concrètement l’oppresseur sertion critique des individus, une
et tant qu’ils n’acquièrent pas leur objectivation critique de la situation
propre « conscience », ils adoptent qui permet, simultanément, d’agir
des attitudes fatalistes devant la si-
sur elle.
tuation concrète d’oppression dans
laquelle ils sont plongés. Parfois ce
fatalisme donne l’impression, en 2. Les éducateurs et la
première analyse, que la docilité est
un trait naturel de leur caractère, ce
relation dialogique
qui est une erreur. Le fatalisme, qui
se traduit par la docilité, est le fruit Selon Freire, c’est le rôle des
d’une situation historique et socio- éducateurs, dotés d’une pédago-
logique et non une caractéristique
gie révolutionnaire, de « sortir »
essentielle du peuple12.
l’oppresseur de la conscience des
En outre, la peur du changement, opprimés. Comment construire
résultat de la situation concrète cette praxis libératrice ? Les édu-
d’oppression et de la dépendance cateurs ne peuvent utiliser des
mutuelle, est d’autant plus forte que méthodes pédagogiques et des
les opprimés ont tendance à s’au- préconceptions issues du monde
to-dévaluer : ils se regardent comme de l’oppresseur, celles-là mêmes
les oppresseurs les voient, c’est- que l’oppresseur utilise au service
à-dire comme des êtres de moins de l’ordre établi. Ces méthodes sont
grande valeur, indignes, au-dessous issues d’une conception méprisante

11. Idem.
12. Ibid., p.40-41

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des opprimés : ils sont réduits à des elle-même et au désir de la trans-


objets qui doivent être « remplis » former13.
de la conscience vraie de leur si- S’ils n’ont pas acquis leur
tuation, conscience qu’ils ne pos- conscience révolutionnaire d’un
sèdent pas. Freire prend l’exemple maître mais de leur insertion cri-
des « leaders révolutionnaires », tique dans le monde, alors ils n’ont
un type particulier d’éducateur qui pas à affirmer ce que les opprimés
a tendance à utiliser des méthodes devraient penser de leur situation
comme le dirigisme, la propagande d’oppression, mais doivent rentrer
ou la manipulation. Parce qu’ils ont en dialogue avec eux. Le concept
tendance à considérer le peuple de dialogue est central dans la pé-
comme l’objet de leur combat, ils dagogie politique de Freire. L’action
utilisent des « slogans » qu’il faut dialogique est une exigence indis-
faire rentrer dans la tête des gens, pensable du savoir émancipateur et
de sorte que le raisonnement de- d’une pédagogie de l’humanisation.
vient automatique et le monologue À l’inverse de la conception ban-
autoritaire. caire de l’éducation, dans laquelle
De plus, les leaders révolution- les individus sont des « récipients »
naires ne peuvent agir pour la libé- du savoir préparé à l’avance par
ration des opprimés s’ils se consi- l’éducateur, la conception dialo-
dèrent comme des êtres supérieurs. gique repose sur le pouvoir créa-
Ils ne sont pas des détenteurs du teur de ces derniers. Autrement dit,
savoir révolutionnaire face à un alors que l’éducation bancaire ne
peuple ignorant. Pour sortir de cette tient pas compte des conceptions
posture de détenteur du savoir qui du monde que les individus déve-
imprègne la conscience du peuple, loppent par le fait même d’en faire
il faut qu’ils se demandent d’où vient partie, la pratique dialogique consi-
leur connaissance critique, à la fa- dère ces conceptions comme étant
çon d’une socioanalyse : au cœur de l’apprentissage mutuel.
D’où cette phrase de Freire, assez
Il est nécessaire que les leaders
connue : « Personne n’éduque au-
révolutionnaires découvrent cette
vérité : que leur conviction de la trui, personne ne s’éduque seul,
nécessité de la lutte, qui constitue les hommes s’éduquent ensemble,
une dimension indispensable du par l’intermédiaire du monde »14.
savoir révolutionnaire, ne leur a été L’éducateur, devenu « éducateur-
inculquée par personne. Ils l’ont ac-
quise par un mouvement global de
élève », dialogue avec l’élève, de-
réflexion et d’action. C’est une inser- venu « élève-éducateur », et la
tion lucide dans la réalité, dans le connaissance émerge de ce pro-
contexte historique, qui les a ame- cessus pour les deux parties. Ce
nés à la critique de cette situation n’est pas que Freire supprime toute
13. Ibid., p.46
14. Ibid., p.62

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LA PÉDAGOGIE DES OPPRIMÉS DE FREIRE, UN PROJET RADICAL POUR L’ÉDUCATION PERMANENTE

distinction entre l’éducateur et choisis, et que la présence des masses


l’élève. Au contraire, Freire consi- dans l’histoire est le signe d’une dété-
dère que les intellectuels, au sens rioration que je dois éviter15?
large, ont un rôle spécifique à jouer
De plus, seule la communication
dans la transformation du monde,
véritablement dialogique permet
à commencer par celui de créer
d’éviter les deux écueils fréquents
des espaces cognitifs permettant
chez les leaders révolutionnaires :
le développement d’une praxis. Il
l’activisme et l’intellectualisme. D’un
faut plutôt comprendre cette notion
côté, l’action devient pur activisme
« d’éducateur-élève » comme une
lorsque le savoir qu’elle produit ne
posture dans laquelle l’éducateur,
fait pas l’objet d’une réflexion cri-
prenant au sérieux les conceptions
tique et n'est pas articulé aux ni-
des élèves, reconsidère continuel-
veaux de la conscience opprimée.
lement ses propres conceptions
De l’autre côté, l’effort de réflexion
durant le moment d’apprentissage.
n’est pas un jeu divertissant pour les
En outre, ce processus communi-
intellectuels. La réflexion doit naître
cationnel rompt avec la « culture du
de la pratique et conduire à la pra-
silence » qui caractérise également
tique: « Il faut éviter de tomber soit
les instruments de l’oppression. Ré-
dans l’action pour l’action, soit dans
duits au silence, car habitués à se
un dilettantisme de paroles vides –
soumettre, les opprimés doivent
jeu intellectuel – qui, n’étant pas une
retrouver confiance, grâce au dia-
réflexion véritable, ne conduit pas à
logue, dans leur capacité à penser
l’action. Les deux pôles, action et ré-
et à parler.
flexion, doivent former un ensemble
La pédagogie de Freire est fonda- dont il ne faut pas séparer les élé-
mentalement humaniste : entrer en ments16 ». N’oublions pas que pour
dialogue suppose l’égalité entre les Freire, ces considérations théoriques
éducateurs et les opprimés et une sont directement liées à la praxis :
relation fondée sur l’humilité et le pour sortir de l’oppression, les op-
partage mutuel de la connaissance : primés doivent être convaincus de
Comment puis-je dialoguer si je la nécessité de leur libération. Mais
fais partie d’un « ghetto » de purs, pour qu’ils en soient convaincus, il
maîtres de la vérité et du savoir, pour faut que la démarche pédagogique
qui tous ceux qui sont en dehors les place comme sujet de l’histoire
sont « ces gens-là » ou des « infé-
et que les éducateurs partent de
rieurs de la connaissance » ?
leur conscience réelle pour déve-
Comment puis-je dialoguer si je lopper une action émancipatrice qui
pars du principe que dire le monde fait sens.
est une tâche réservée à des hommes

15. Ibid., p.74


16. Ibid., p.45

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LA PÉDAGOGIE DES OPPRIMÉS DE FREIRE, UN PROJET RADICAL POUR L’ÉDUCATION PERMANENTE

3. Le processus de des petits groupes de personnes


animés par un « éducateur-élève ».
conscientisation Dans la première étape, l’éducateur
et le peuple travaillent ensemble à
L’objectif de la conscientisation définir le contenu du programme de
est d’amener les individus à voir leur l’éducation :
situation d’oppression comme un
problème à résoudre. Pour cela, ils Nous croyons que c’est à partir de
la situation présente, existentielle,
doivent en venir à percevoir le monde concrète, reflétant l’ensemble des
non comme une réalité statique aspirations du peuple que nous
mais comme une réalité en transfor- pourrons organiser un programme
mation constante, contingente. Dès d’éducation ou d’action politique.
lors, l’effort de connaissance critique Ce que nous devons faire, à la vérité,
des obstacles à la libération et la c’est proposer au peuple, par le biais
prise de conscience des rapports de certaines contradictions essen-
tielles, sa situation présente comme
sociaux d’oppression, aboutissent à
un problème qui le met au défi et
une action émancipatrice. C’est ce donc exige de lui une réponse non
qui différencie la conscientisation de seulement au niveau intellectuel,
formes de sensibilisation comme on mais à celui de l’action.
peut habituellement les envisager. Nous ne devons jamais disserter
sur la situation ni déposer en lui ce
Pour rappel, si Freire a développé
qui n’a rien à voir avec ses désirs,
la démarche de conscientisation à ses doutes, ses espérances, ses
partir de son travail dans les cours craintes. De tels « dépôts », souvent,
d’alphabétisation, nous la considé- augmentent en fait ses craintes qui
rons comme transposable à toute sont des craintes de conscience op-
primée17.
situation problématique de vie et à
toute situation de formation et d’ac- Pour cela, on travaille à partir de
tion pédagogique au sens large, l’univers thématique du peuple. Les
comme celles que promeut l’édu- thèmes des individus correspondent
cation permanente. Au-delà de la à leur représentation concrète des
relation éducateur/élève, qui est idées, des valeurs, des conceptions,
généralisable, donc, à toute relation des espérances et des obstacles
entre formateur/chercheur/anima- qui caractérisent une société et une
teur et le public de l’activité, chaque époque donnée. La recherche de
individu est amené à développer ces thèmes dits générateurs, car
une attitude de chercheur critique susceptibles d’ouvrir sur d’autres
dans les trois étapes principales du thèmes, se fait en relation dialec-
processus de conscientisation. Elles tique avec des thèmes contraires,
prennent place dans ce que Freire a antagonistes, afin qu’aucun thème
nommé les « cercles de culture », ne paraisse isolé ou figé mais

17. Ibid., p.81

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LA PÉDAGOGIE DES OPPRIMÉS DE FREIRE, UN PROJET RADICAL POUR L’ÉDUCATION PERMANENTE

comme intégré dans une réali- l’abstrait et le concret, des parties au


té historique. À partir de cela, il est tout et du tout aux parties, de telle
possible d’identifier les « situations sorte que progressivement la réali-
limites » qui sont les forces contrai- té totale ne paraisse plus obscure ni
gnantes. Il s’agit donc d’une pre- abstraite.
mière phase de définition de la réali-
Enfin, dans la troisième étape,
té oppressive : quel est le problème
la situation objective devient un
auquel nous sommes confrontés ?
« défi auquel les hommes doivent
Dans la deuxième étape, on se répondre »19. On se demande : que
demande : pourquoi sommes-nous faire ? Quelles sont les possibili-
confrontés à ce problème ? Com- tés d’intervention ? Il existe à pré-
ment expliquer cette situation ? On sent une connaissance nouvelle,
rentre cette fois dans une réflexion approfondie, non seulement des
plus approfondie sur les thèmes-gé- thèmes-générateurs mais égale-
nérateurs et les « situations limites ». ment de la conscience que les op-
À ce stade, ce qu’il manque aux primés ont de leur position dans le
opprimés, après avoir identifié les monde. Ils parviennent à saisir les
forces contraignantes, c’est une raisons de leurs besoins ainsi que
compréhension critique de la « tota- les raisons d’être des obstacles. Ils
lité » de leur situation. Ils perçoivent s’interrogent sur leur rapport aux
la réalité par petits morceaux, par ce situations-limites et leur puissance
qu’ils peuvent saisir de leur immer- d’agir :
sion immédiate dans le monde, mais (…) ce ne sont pas les « situations
ils n’ont pas encore réussi à articu- limites » en elles-mêmes qui en-
ler ces différentes expériences de la gendrent un climat de désespoir,
détermination d’ensemble, c’est-à- mais la perception que les hommes
en ont, à un moment historique
dire comme étant toutes liées à une
donné, comme un frein, comme
réalité totalisante. Ce travail néces- quelque chose qu’ils ne peuvent dé-
site de dépasser ce qui peut paraître passer. Au moment où la perception
à première vue comme un monde critique apparaît, au cœur de l’ac-
brumeux, difficilement discernable. tion, se développe un climat d’espé-
rance et de confiance qui incite les
Pour cela, il faut mettre continument
hommes à s’employer au dépasse-
en relation ces deux échelles de ré- ment des « situations limites ».
alité que sont le concret immédiat
et l’abstrait de la totalité du monde. Il est donc essentiel de s’assurer
Dans un procédé de « «décodage» que les opprimés aient pris confiance
de la situation »18, l’éducateur en- dans leur capacité à affronter des
clenche un mouvement itératif entre problèmes. Ils doivent être certains
que l’histoire est inachevée, et qu’ils

18. Ibid., p.92


19. Ibid., p.93

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LA PÉDAGOGIE DES OPPRIMÉS DE FREIRE, UN PROJET RADICAL POUR L’ÉDUCATION PERMANENTE

sont capables de transformer la ma- CONCLUSION


nière dont la société capitaliste se
transforme en vue de l’infléchir. Le
Freire a lui-même insisté pour
programme d’action politico-péda-
que sa pédagogie soit réinventée
gogique peut alors s’élaborer avec
et augmentée selon ses contextes
pour but ultime le plus-être et la so-
d’usage. Il lui a par exemple été re-
lidarité des existences. Chez Freire,
proché de ne pas tenir compte de
l’oppression agit comme un acte de
différents types d’oppression, de
déshumanisation (moins-être), non
race ou de genre notamment, en
seulement en raison de la domina-
réduisant son analyse à l’oppression
tion qu’elle exerce sur les conditions
de classe. Il faut se souvenir que sa
de vie, mais aussi en ce qu’elle fait
théorie doit beaucoup au contexte
des opprimés des objets inertes de
écrite : l’état de privation et de
l’histoire. Dans la lutte pour la ré-hu-
grande pauvreté des populations
manisation, pour le plus-être, à l’in-
brésiliennes résultait d’une oppres-
verse, les hommes luttent contre les
sion totalisante, qui englobait la si-
formes d’oppression et s’approprient
tuation de vie de l’opprimé. Parler de
en même temps la dynamique de
l’oppression, au singulier, avait donc
l’histoire : « l’éducation conscienti-
un sens21 . Il ne tient qu’à nous d’en-
sante part précisément du caractère
richir le concept d’oppression/d’op-
historique des hommes et les re-
primé selon la consubstantialité des
connaît comme des êtres en deve-
rapports de pouvoir contemporain.
nir, comme des êtres inachevés, non
Car nous pensons que ses travaux
accomplis, dans et avec une réalité
sont une sérieuse contribution à
qui, étant également historique, est
tout projet d’émancipation sociale
également inachevée »20. De plus,
et qu’ils méritent davantage d’être
être solidaire de cette lutte sup-
connus. Pour ne reprendre qu’un
pose une « attitude radicale » : il ne
seul exemple, le concept et la dé-
s’agit pas de se considérer comme
marche de conscientisation nous
libérateur des opprimés, ni de faire
semble ainsi d’une grande actua-
preuve d’assistance ou de paterna-
lité. Alors que l’idéologie néolibé-
lisme, mais de s’engager avec eux,
rale semble s’immiscer de plus en
de se rapprocher de leur situation
plus dans les divers aspects de la
sociale et de maintenir les condi-
vie quotidienne, la conscientisation
tions du dialogue contre tout écueil
peut être considérée comme une
d’endoctrinement.
pièce essentielle de la construc-
tion permanente d’une hégémonie

20. Ibid., p. 66
21 Il est à ce titre intéressant de noter à la suite de Scocuglia et Régnier que dans le titre
original du livre Pedagogia do oprimido, il s’agit de l’opprimé, au singulier, mais que dans la tra-
duction française il devient la pédagogie des opprimés. Scocuglia A. et Régnier, J.-C., « Origines
et évolutions de la pensée politico-pédagogique de Paulo Freire », Eres, n°26, pp. 103-108,
2007

12
LA PÉDAGOGIE DES OPPRIMÉS DE FREIRE, UN PROJET RADICAL POUR L’ÉDUCATION PERMANENTE

populaire. En considérant que


la parole des opprimés est le
point de départ radical de la li-
bération, et que les éducateurs
doivent s’imprégner de la réali-
té de leur quotidien, la méthode
de conscientisation permet une
compréhension poussée des
modes de domination et de la
violence structurelle à partir des
préoccupations directes des op-
primés. Aujourd’hui, la pédagogie
de Freire subit de nombreuses
attaques par le gouvernement
brésilien d’extrême-droite de Jair
Bolsonaro, révélant ce que Freire
disait déjà à son époque : « Au-
cun « ordre » oppressif ne sup-
porterait que tous les opprimés
se mettent à dire « pourquoi ? » 22.
L’optimisme de Freire sur la re-
cherche d’humanisation des op-
primés est une arme réjouissante
contre le marasme ambiant.

22 Voir à ce sujet « Endoctrinement et neutralité en éducation », Les cahiers de pédagogie radi-


cale, dossier thématique n°2, juin 2019. Disponible en ligne : https://pedaradicale.hypotheses.
org/2542

UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES 13


14
Analyse

2019
L’ARC – Action et Recherche Culturelles asbl – s’est donné pour mis-
sion de contribuer à la lutte contre les inégalités et d’oeuvrer à la pro-
motion et à la défense des droits culturels.

À travers notre travail d’éducation permanente, nous entendons par-


ticiper à la construction d’une société plus humaine, démocratique,
solidaire et conviviale. Offrir à notre public les outils de son éman-
cipation, permettre à chacun de gagner en autonomie et en esprit
critique, inviter tout un chacun à prendre une part active à la société
sont autant de défis que nous tentons, avec d’autres, de relever.

Ce travail passe par des projets et animations développés sur le ter-


rain, mais aussi par des publications qui proposent une analyse des
enjeux, une sensibilisation à certains facteurs d’exclusion, un encou-
ragement à l’engagement citoyen, des clés de compréhension.

Vous souhaitez contribuer à nos débats et enrichir nos réflexions ?


Contactez-nous par mail : recherche@arc-culture.be

Editeur responsable : Jean-Michel DEFAWE | ARC asbl - rue de l’Association 20 à 1000 Bruxelles

Toutes nos analyses sont diponibles en ligne sur www.arc-culture.be/analyses


10
Analyse

2019

« Ce que nous devons faire, à la vérité, c’est proposer au peuple,


par le biais de certaines contradictions essentielles, sa situation
présente comme un problème qui le met au défi et donc exige de
lui une réponse non seulement au niveau intellectuel, mais à celui
de l’action. » (Paulo Freire)

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