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COURT-TRAITÉ DE PHILOSOPHIE

André VERGEZ Denis HUISMAN


Ancien élève de l'E. N. S. Ancien attaché de Recherches au C. N. R.S.
Professeur agrégé de Philosophie Directeur de l'Institut d'Études Supérieures

LOGIQUE
Préface de Ch. BRUNOLD
Directeur général de l'Enseignement du Second Degré

FERNAND NATHAN, ÉDITEUR


DANS LA MÊME COLLECTION

Court-Traité de Métaphysique.
Court-Traité de Morale.
Court-Traité de Psychologie.
Court-Traité de Philosophie (Sciences expérimentales) en préparation.
OUVRAGES DES MÊMES AUTEURS
Les grands courants de l'Esthétique contemporaine, CRITIQUE 117, Ed. de
Minuit.
De la phénoménologie de l'œuvre à l'œuvre de la phénoménologie, Et. Philo-
sophiques n° 3, 1957.
OUVRAGES D'ANDRÉ VERGEZ
Marx et Freud ou les Frères ennemis, l'Année propédeutique, 5, place de la
Sorbonne, novembre-décembre 1954.
Hume, lecteur de Pascal, Annales littéraires de l'Université de Besançon, 1955.
Technique et morale chez Platon, Revue philosophique 1956, P. U. F.
Réflexions sur les Techniques de séparation et d'union de l'âme et du corps,
S. E. T., 2, rue Mabillon, Paris (VI mars-juillet 1956.
OUVRAGES DE DENIS HUISMAN
L'Art de la Dissertation philosophique, S. E. D. E. S., 5, place de la Sorbonne,
Paris ( V
Le Guide de l'Étudiant en philosophie, P. U. F.
L'Esthétique, «Que sais-je? » n° 635, P. U. F.
Tableau de la philosophie contemporaine (Fischbacher).
Pour une Esthétique de laboratoire (Revue générale des sciences) t. LXI.
Revues, congrès et colloques (l'Encyclopédie française t. XIX), Larousse.
Anos maîtres

JEAN HYPPOLITE
Professeur à la Sorbonne
Directeur de l'École Normale Supérieure

RENÉ POIRIER
Membre de l'Institut
Professeur de Logique à la Sorbonne

et
PIERRE-MAXIME SCHUHL
Directeur de la Revue Philosophique
Professeur à la Sorbonne

Hommage de notre respectueuse gratitude.


PRÉFACE

Ayant déjà pris connaissance avec beaucoup d'intérêt des trois premiers fascicules
de ce Cours, respectivement consacrés à la Métaphysique, à la Morale et à la Psychologie,
j'attendais avec une curiosité sympathique de pouvoir lire la dernière partie de ce
travail qui se rapporte à la Logique. Je ne m'attendais certes pas à écrire la préface
de ce dernier volume. Bien des philosophes et des savants de ce pays eussent certaine-
ment répondu avec plus de compétence à une offre de cette nature. Si je ne l'ai pas
déclinée, c'est pour des raisons que je vais dire et qui tiennent à l'état actuel de l'ensei-
gnement de la Philosophie dans nos Lycées et Collèges.
Si la pensée philosophique manifeste en France une grande vitalité, l'enseignement
philosophique au niveau des études secondaires a connu une crise récente qu'il serait
vain de méconnaître et qui touche peut-être à sa fin. Le grand mouvement d'opinion
qui s'est développé récemment en faveur de la formation d'ingénieurs et de techniciens
dont notre pays a besoin, et qui a donné lieu à la fois à un grand débat au Parlement et
à des manifestations de toutes natures, a provoqué dans les classes terminales de nos
Lycées et Collèges un appel vers la classe de Mathématiques au détriment des effectifs
de celle de Philosophie, à laquelle nos Professeurs de cette discipline sont très attachés
parce qu'ils disposent, dans l'horaire de cette classe, d'un nombre d'heures assez élevé
qui leur permet un enseignement en profondeur.
Effectivement, plus de la moitié des élèves des classes terminales de nos établisse-
ments masculins préparent aujourd'hui le baccalauréat de mathématiques. Cette
désertion de la classe de Philosophie a pu provoquer chez ceux qui sont le plus attachés
à cette formation une inquiétude, peut-être un découragement. C'est à eux que je
m'adresse, sachant que les préfaces des livres classiques sont plus écrites pour les
maîtres que pour les élèves, et je voudrais leur dire que personne ne pense à réduire
la place éminente qu'occupe l'enseignement philosophique au sommet de notre culture
secondaire. C'est lui en effet qui contribue pour une large part à définir l'esprit de
cette culture et ce n'est pas à l'heure où elle suscite de la part de pays très industrialisés
la plus vive curiosité que les dirigeants de notre Université songent à abandonner
ce qui, dans le passé, a fait la valeur de la formation de nos élites.
Pour rester sur le seul terrain de l'enseignement scientifique, on doit constater que
le progrès très rapide de notre connaissance de l'univers implique une adaptation
toujours plus grande, parfois des modifications profondes des méthodes théoriques et
expérimentales, qui jusqu'à présent ont assuré le succès prodigieux de l'effort accompli
par les savants de toutes disciplines : mathématiques, physique, chimie ou biologie.
Il n'est pas douteux que l'état des connaissances actuelles nous apparaît plus que
jamais comme une étape, qui sera vite franchie, dans une évolution dont la rapidité
se révèle de manière plus évidente si nous nous reportons à ce qu'était l'état de ces
connaissances dans un passé peu éloigné. Force est donc, pour ceux qui veulent se
donner une solide formation scientifique et contribuer par leurs recherches ou leurs
travaux au développement de notre savoir, de réfléchir sur la méthode et l'esprit scien-
tifique, afin d'acquérir les qualités d'imagination et d'invention requises par cette
évolution. Ce qui rend si attachante la pensée d'un savant tel que Louis de Broglie,
ce n'est pas seulement la grandeur de l'effort théorique représenté par la création de
la «mécanique ondulatoire » et la fécondité d'une pensée qui a abouti en particulier
à la réalisation du microscope électronique, c'est aussi le souci qu'a ce savant de
soumettre à un effort critique permanent la méthode à laquelle il fait appel et les
concepts fondamentaux comme ceux d'ondes et de particules qui servent de base à la
théorie.
Ce souci méthodologique qu'on trouve chez les plus grands de nos physiciens
comme Paul Langevin ou Jean Perrin, montre assez la place qu'occupe dans la création
scientifique une formation d'esprit proprement philosophique. Pour tout dire, l'ensei-
gnement scientifique donné dans nos Lycées et Collèges ne pourra prétendre à ses fins
culturelles les plus hautes que s'il donne à la méthode, sous toutes ses formes, la place
qui lui revient, qu'il s'agisse des Mathématiques, des Sciences physiques ou des
Sciences biologiques.
Les instructions officielles qui préconisent l'appel, dans cet enseignement, tant
que cela est possible, à la méthode historique ou à une méthode de redécouverte,
doivent avoir pour effet de reporter l'intérêt de chaque étude, des résultats auxquels
l'effort scientifique a abouti, sur cet effort lui-même, c'est-à-dire, en définitive, sur le
savant et sur l'homme.
La définition d'un humanisme moderne requis par les besoins de notre société
implique que l'on doit faire, dans notre système secondaire, une place de plus.en plus
grande à l'enseignement scientifique, sans toutefois abandonner les traditions de notre
humanisme qui donne à la formation française, grâce à un enseignement secondaire
de longue durée, une qualité que bien d'autres systèmes universitaires étrangers lui
envient.
Si l'enseignement scientifique répond à ce souci de replacer l'homme devant l'univers,
la place légitime qu'il prendra dans l'humanisme nouveau permettra de concilier cette
double exigence de maintenir dans la formation de nos élèves la qualité que lui apportait
l'esprit de l'humanisme traditionnel, et de s'ouvrir très largement sur la vie moderne
si fortement marquée par le progrès scientifique et technique.
L'enseignement philosophique doit contribuer par son esprit et son contenu à la
conciliation de ces deux exigences. Il ne pourra le faire que si nos professeurs scienti-
fiques témoignent à l'égard des méthodes des disciplines qu'ils enseignent de la même
curiosité qu'on est en droit d'attendre de nos professeurs de Philosophie pour tout ce
qui concerne les bases mêmes de la Science.
Au surplus, l'heure est déjà venue où les problèmes posés par la condition de l'homme
dans la société actuelle revêtent une importance d'autant plus grande que le progrès
scientifique va en s'accélérant. Ce progrès ne saurait avoir d'autre fin que l'améliora-
tion de la condition humaine, but suprême de la culture, et l'enseignement de la
Philosophie, plus que tout autre, doit s'inspirer de ce souci. Il en trouvera naturellement
les moyens en se reliant au domaine entier de la connaissance, c'est-à-dire en adoptant
une forme concrète et vivante, surtout lorsqu'il s'agit d'une initiation offerte à de
jeunes esprits qui doivent recevoir, dans leur formation secondaire, des germes féconds
qui se développeront au cours de leurs études supérieures et tout au long de leur vie.
L'effort pédagogique qui se couronne aujourd'hui par la publication de cet ouvrage
semble répondre à ces exigences. Il peut constituer un excellent apport dans l'examen
critique, qui va prochainement se poursuivre, des fins et des méthodes de l'enseignement
de la Philosophie dans nos Lycées et Collèges. C'est la raison pour laquelle nous remer-
cions les auteurs d'avoir accompli cet effort auquel nous souhaitons un plein succès.
Ch. BRUNOLD
Directeur Général de l'Enseignement du Second Degré.
AVANT-PROPOS DU COURS DE PHILOSOPHIE
Rationaliste(s) ? Nous nous
efforcerons de le devenir...
Gaston BACHELARD.

Il existe de nombreux manuels de philosophie : il en est d'estimables (I);


mais nous n'avons pas cru que le succès de nos devanciers nous interdisait de
présenter à notre tour notre formule. L'abondance actuelle des manuels de philo-
sophie révèle d'ailleurs la vitalité des préoccupations pédagogiques en philosophie
et à ce titre ne peut que réjouir les professeurs des lycées et des collèges, surtout à
une époque où l'enseignement de la philosophie dans les établissements secondaires
subit tant d'injustes et dangereuses critiques.
D'aucuns souhaitent un enseignement purement pratique et technique et en
classe même de philosophie amputeraient volontiers nos neuf heures hebdomadaires
pour y substituer une initiation juridique, économique, ou des cours de langue
vivante. D'autres sacrifieraient l'enseignement de la philosophie par amour de la
philosophie, estimant qu'on ne peut que trahir les exigences de cette discipline
sévère en les adaptant, par une simplification périlleuse, aux besoins modestes de
l'enseignement secondaire. De tels censeurs sont impitoyables pour les manuels :
selon eux, ce serait une gageure irréalisable et une malhonnête entreprise de pré-
tendre proposer en quelques centaines de pages l'essentiel de la philosophie
universelle.
En fait, le problème des manuels est le problème même de la classe de philo-
sophie. Est-il possible et souhaitable d'entreprendre l'initiation philosophique
élémentaire d'élèves de dix-sept à dix-huit ans, dont la plupart consacreront leurs
études supérieures et leur existence à de tout autres préoccupations ? Sans doute
la philosophie ne peut-elle se donner pour une somme de connaissances ; on a
souvent répété depuis Kant qu'il n'y a nulle part de philosophie que l'on puisse
enseigner et que c'est à chacun d'apprendre à philosopher. Toutefois, il existe une
matière d'enseignement philosophique : les réflexions et les doctrines des grands
philosophes. Et un cours de philosophie élémentaire peut valablement se proposer
de préparer le contact des élèves avec les œuvres des grands philosophes. Le résumé
d'une grande théorie philosophique peut avoir une valeur de culture pour l'élève
à condition que certaines précautions soient prises. D'abord, il faut savoir se
limiter et ne pas prétendre donner une idée de toutes les doctrines. Par exemple, à
propos de l'idéalisme, plutôt que de caractériser par quelques lignes les doctrines
de Fichte, de Hegel, de Schopenhauer, de Hamelin, de Brunschvicg et de
quelques autres, nous avons préféré une analyse détaillée de la seule doctrine de

(I) Il en est même d'excellents, comme celui de M. Alquié.


Berkeley. L'étude exclusive mais un peu précise d'une doctrine vaut beaucoup
mieux qu'une dizaine d'allusions accompagnées de résumés schématiques.
Ensuite, il faut que l'exposé d'une théorie fasse une large place aux citations et
laisse parler l'auteur le plus souvent possible. Nous avons donc multiplié — à
l'intérieur de notre développement — les textes des grands philosophes. Quiconque
a fait en classe l'effort de lire et d'expliquer aux élèves non seulement des dialogues
socratiques mais encore des textes tels que l'admirable Appendice du Livre Premier
de l'Éthique spinoziste ou les analyses consacrées par Hume au problème de la
causalité ou même certains passages de la Dialectique transcendantale kantienne,
sait tout le profit qu'on retire d'une présentation directe des auteurs aux élèves.
Ce traité de philosophie, qui s'adresse exclusivement aux candidats au bacca-
lauréat, est né de notre confiance dans l'avenir de l'enseignement philosophique
élémentaire. La classe de Philosophie, si décriée, est en fait une des réussites et
une des originalités les plus précieuses de l'enseignement secondaire français.
Elle couronne les « humanités » par une année de réflexion. L'élève est invité à
faire la synthèse de ce qu'il a pu acquérir jusque-là. Il découvre des perspectives
nouvelles sur ce qu'il a appris en histoire, en sciences, en littérature. En outre,
il acquiert les éléments d'une information psychologique et sociologique qui lui
manquait. La classe de philosophie ne lui propose rien moins, au terme de ses
études secondaires et au seuil de la vie, qu'un inventaire critique de sa jeune expé-
rience et de sa culture élémentaire avec l'aide des grands philosophes. Si on pensait
vraiment, comme on le répète sans cesse, que toute vraie culture doit préserver
le contact avec la vie, former le jugement et non garnir la mémoire, on reconnaîtrait
que c'est la classe de philosophie de notre enseignement secondaire qui est, à bien
des égards, la moins éloignée de cet idéal. Son rôle propre demeure d'initier l'élève
à la réflexion critique, de l'exercer à penser autrement que par images, clichés
répétés en associations coutumières, bref de l'entraîner à ce « sévère travail du
concept » qu'évoquait Hegel, mais (les choses, depuis Socrate, ont peu changé)
n'est-ce pas précisément cette éducation systématique de l'esprit critique qui
inquiète les adversaires de la philosophie ? Car il ne semble pas qu'ait aujourd'hui
diminué le nombre de ceux qu'Alain nommait les « marchands de sommeil ».
Pour défendre efficacement l'enseignement de la philosophie, nous avons
tenté d'être le plus fidèle possible à quelques exigences essentielles. D'abord, à
l'exemple de l'ouvrage de Challaye, publié avant guerre aux Éditions Nathan,
nous avons voulu écrire un manuel simple et vivant. Nous nous sommes efforcés
de montrer aux élèves que les questions philosophiques jaillissaient de leur expé-
rience réelle. Le cours de Logique prendra ses exemples dans le programme
scientifique des élèves de mathématiques élémentaires et de philosophie, les invitant
ainsi à réfléchir d'abord sur leur propre travail. Le cours de Morale posera ses
problèmes à partir des réalités du temps présent. Le cours de Métaphysique lui-
même s'efforcera de présenter les questions les plus abstraites à partir de la condi-
tion humaine telle qu'elle est réellement vécue. Par exemple, un cours sur l'Espace
et le Temps est beaucoup plus assimilable par les élèves s'il prend pour perspective
essentielle la situation de l'homme par rapport à l'espace et au temps. Des expé-
riences comme celles du remords, de l'attente, par exemple, révèlent très bien ce
qu'est l'irréversibilité du temps. Ce qui ne veut aucunement dire que la méta-
physique se réduit à une « psychologie essentielle », mais qu'on peut poser les
problèmes métaphysiques à partir des expériences concrètes. Bien entendu, dans
tous les chapitres, le travail pratique de l'élève sera guidé par des indications
bibliographiques précises, des exemples de sujets d'exposés, de dissertations.
Mais nous n'entendons pas que la simplicité dispense de l'exactitude et de
l'honnêteté dans l'information. Pour présenter aux élèves une information précise
et suffisante, notre équipe s'est réparti la tâche au mieux de sa compétence. Par
exemple, M Madaule traitera les questions de morale générale. M. Feinberg
s'occupera des questions de morale qui nécessitent des connaissances juridiques.
M. Huisman a traité en psychologie certains problèmes méthodologiques et les
questions qui concernent la vie affective. M. Vergez s'est attaché aux chapitres
du cours de psychologie qui exigent une information expérimentale et psycho-
pathologique.
Sans doute un manuel qui a voulu recueillir des informations précises dans
des domaines différents — et qui est rédigé par plusieurs auteurs —pourrait
manquer d'unité. Mais nous pensons avoir évité ce défaut, car tous les chapitres
auront été relus et révisés par chacun des co-auteurs de ce manuel, dont les points
de vue se rejoignent dans une orientation résolument rationaliste. Cette perspec-
tive se veut d'ailleurs aussi large et aussi ouverte que possible. Le rationalisme
dont pourraient se réclamer également Descartes, Spinoza, Malebranche, Kant,
Marx, Brunschvicg n'est pas le monopole d'une famille spirituelle. Il caractérise
avant tout une méthode de pensée qui met au premier plan l'esprit critique et
l'analyse. LorsqueDescartes nous dit queson premier précepte «était de ne recevoir
jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle »,
on ne peut qu'être frappé par la forme négative de son expression : il ne s'agit
pas de recueillir une manne d'évidence, de s'ouvrir naïvement aux significations
familières
refus de l'expérience
des fausses évidences.immédiate
L'évidence;rationnelle
la règle dite de « l'évidence
se conquiert contre »laest celle du
prévention
et la précipitation; c'est un produit de l'esprit critique. Comme l'a très justement
dit un épistémologue contemporain : «Il n'y a pas de vérités premières, il n'y a
que des erreurs premières. »Pour nous, la connaissance n'est jamais une co-nais-
sance, elle exige au contraire le recul de la réflexion et les patients détours des
démarches discursives. Nous avons voulu proposer à nos élèves l'exemple de
réflexions probes et rigoureuses à partir d'informations claires et précises.
Notre fidélité à la tradition rationaliste exigeait donc que nous fissions appel aux
découvertes essentielles de la pensée moderne. Si celle-ci, bien souvent, a bouleversé
nos concepts, ce n'est pas là un échec mais bien au contraire une victoire de la
raison dont le dynamisme n'est nullement assujetti à un code d'affirmations
dogmatiques fixé d'avance. Les découvertes de la pensée moderne, en révélant
l'importance des instincts, de l'infrastructure économique, des mécanismes
psychosociologiques inconscients dans notre esprit n'accréditent nullement un
irrationalisme, bien au contraire : le rationalisme n'affirme pas que la conduite
humaine est spontanément raisonnable mais qu'elle est susceptible d'être ration-
nellement expliquée : « C'est le propre de la raison, a dit Spinoza, de considérer
les choses non comme contingentes mais comme nécessaires. »C'est assez dire que
pour nous la démarche philosophique doit se rapprocher, autant qu'il est possible,
de celle dela science. Le rationalisme n'est à certains égards quel'esprit scientifique
se réfléchissant lui-même et prenant conscience de sa puissance et de ses limites.
Car ce n'est pas du dehors qu'on pourrait imposer à la raison un «inconnais-
sable »qui fixerait a priori des bornes à ses libres recherches. Telles sont du moins
les perspectives d'une philosophie rationaliste et critique dont les principes n'ont
cessé de diriger notre travail.
N.-B.—Pourleslecturesquenousconseillonsenclassedephilosophie, cf.notreCourt-Traité
de Métaphysique pp. 13-15.
(Document Presses Universitaires de France)

Jean PIAGET. — Le grand psychologue suisse contemporain a enseigné à l'Université de


Genève et, en France, à la Sorbonne. Il est l'auteur de très nombreux ouvrages, en particulier
d'un traité d' Épistémologie génétique en trois volumes. M. Piaget s'est efforcé de réfuter une
conception platonisante de la Logique qui tendrait à isoler le monde des idées pures de l'exercice
de l'intelligence vivante. Pour lui, la pensée logique ne tombe pas du ciel mais se constitue
progressivement à partir des premières démarches de l'intelligence enfantine. Les beaux travaux
de M. Piaget sur la psychologie de l'enfant lui ont permis de fixer les étapes du développement
de l'intelligence, de la genèse de la pensée logique. M. Piaget a très justement insisté sur le
côté opératoire de la pensée logique qui apparaît comme le prolongement et l'intériorisation
d'actions d'abord concrètes et matérielles. Cette perspective renouvelle de façon très féconde
la philosophie des sciences.
CHAPITRE PREMIER

Qu'est-ce que la logique ?

1° LOGIQUE et PSYCHOLOGIE
a) La logique, science normative
D'après le Vocabulaire de Lalande, la logique est «la science ayant pour
objet de déterminer parmi les opérations intellectuelles tendant à la connais-
sance du vrai lesquelles sont valides et lesquelles ne le sont pas ». Qu'on pré-
sente la logique comme une science théorique qui cherche à quelles conditions
un jugement est vrai, ou comme une technique qui nous instruit des moyens
d'atteindre la vérité (la logique est un art de penser, «l'art de bien conduire
sa raison », dit la première phrase de la Logique de Port-Royal), dans tous
les cas la logique repose sur la distinction du vrai et du faux. Le vrai est une
valeur qui se distingue du faux comme le bien se distingue du mal, comme
le beau se distingue du laid. Le vrai est une norme, une règle et un idéal
pour nos jugements comme le bien est une norme, un idéal pour notre conduite.
C'est pourquoi on considère souvent la logique comme une science normative.
b) Opposition de la logique à la psychologie
Par là le point de vue logique se distingue radicalement du point de vue
psychologique. Le logicien étudie comme le psychologue les opérations de
notre esprit, mais pas de la même façon. Le logicien analyse un jugement
afin d'en apprécier la valeur, par rapport à une norme qui est le vrai. Ce qui
intéresse le logicien ce sont les raisons d'un jugement. Le psychologue n'a
pas à s'occuper directement de la vérité ou de la fausseté d'un jugement.
Il ne se demande pas si le jugement est vrai ou faux, mais pourquoi ce juge-
ment a été porté par telle personne en telle circonstance. On pourrait dire
que le logicien cherche un fondement et le psychologue une origine. Le psy-
chologue ne s'intéresse pas aux raisons qui justifient mais aux causes qui
expliquent. L'homme qui vient de porter un jugement est un individu concret
qui est nerveux ou flegmatique, autoritaire ou docile, qui souffre de tel ou
tel complexe, qui entretient tels ou tels rapports avec les membres de sa
famille, etc. Le psychologue ne se souciera pas de savoir si nos croyances
sont vraies ou fausses, mais il en cherchera les mobiles dans le contexte de
nos tendances personnelles, de l'éducation que nous avons reçue.
On pourrait même ajouter que pour le psychologue les jugements
faux sont beaucoup plus intéressants que les jugements vrais; l'homme
qui porte un jugement vrai montre par là qu'il a pu se délivrer pour un
moment des complexes, des passions, des habitudes, de tous ces facteurs
proprement psychologiques susceptibles de fausser l'exercice de la pensée
logique. L'homme qui porte un jugement vrai est parvenu, en termes carté-
siens, à «ajuster sa pensée au niveau de la raison »; il s'identifie à la raison
universelle et dans cette mesure échappe précisément à l'investigation psycho-
logique. Il n'y a qu'une manière de penser vrai sur un problème et cette
vérité vient non pas de nous-mêmes, de notre personnalité singulière, mais
de la structure objective de notre affirmation. En revanche, il y a mille
façons de se tromper (l'erreur est plurivoque, to pollakôs amartanein, disait
Aristote) dont chacune est caractéristique de notre psychologie. Nous sommes
tout entiers dans nos erreurs alors que la vérité est impersonnelle. C'est
pourquoi expliquer psychologiquement un jugement c'est tendre à nier ce
jugement en tant qu'il prétendait à la vérité. Ala limite, on pourrait risquer
cette formule que la logique est la science qui fonde les idées vraies, la psycho-
logie la science qui explique les idées fausses.
c) La psychologie peut rendre des services à la logique
Dans cette perspective la psychologie apparaît d'ailleurs fort utile à la
logique, précisément parce que la psychologie se montre capable d'analyser
les mécanismes qui perturbent la pensée logique. La Logique de Port-Royal
par exemple fait une place à la psychologie, lorsqu'elle analyse les sophismes (1)
«d'amour-propre, d'intérêt et de passion ». La recherche de la vérité suppose
une ascèse, un effort pour éviter les pièges de l'imagination, de l'intérêt,
des passions. Pour les cartésiens, une pensée vraie est avant tout une vraie
pensée, c'est-à-dire une pensée pure qui ne doit rien aux préjugés, aux pas-
sions, à cet ordre du corps que les romantiques nomment l'ordre du cœur.
La psychologie, en éclairant les causes profondes de nos erreurs et de nos
illusions, est un excellent auxiliaire de la logique. Nous aurons l'occasion
d'y insister : l'erreur n'est pas un simple vide, une absence de vérité, quelque
chose de purement négatif. Il y a toute une épaisseur psychologique de
l'erreur qu'il est nécessaire d'explorer sous peine d'en être victime. C'est
ce dont le logicien et l'homme de science ne voient pas toujours assez l'im-
portance. Le professeur de science, dit M. Bachelard, «ne comprend pas
qu'on ne comprenne pas ».
d) Exposé et réfutation du psychologisme
Mais si la psychologie peut nous faire comprendre tout ce qui perturbe
l'exercice de la pensée logique, elle ne saurait rendre compte de la vérité
et de la logique elles-mêmes. La vérité est une valeur qui paraît transcender
toute réduction psychologique. Et il convient de dénoncer, à la suite de
Husserl (2) et de tous les philosophes rationalistes, l'attitude qu'on nomme
psychologisme, qui refuse l'autonomie de la logique et prétend expliquer
même la pensée vraie par des causes purement psychologiques. Le pragma-
(1) Un sophisme est un raisonnement faux qui n'a que les apparences de la correction
logique.
(2) HUSSERL, Logische Untersuchungen.
tisme de W. James, par exemple, est une forme très caractéristique de psycho-
logisme. W. J ames ose définir la vérité par un facteur psychologique, c'est-à-
dire par l'utilité et par l'intérêt de celui qui la pose. Ce qui est vrai, dit-il,
«c'est ce qui est avantageux de n'importe quelle manière ». Ainsi une loi
physique ou chimique sera vraie si elle a des applications industrielles fécondes,
une religion sera vraie si elle est consolante, une philosophie sera vraie si
elle me rend heureux, si elle me justifie à mes propres yeux. Il est facile de
montrer qu'une telle attitude est aberrante. Une pensée n'est pas vraie
parce qu'elle est utile; il arrive qu'elle soit utile parce qu'elle est vraie (une
théorie scientifique et ses applications pratiques). Mais l'erreur elle-même
peut être «utile » d'une certaine manière. Il est des «vérités qui blessent »,
des mensonges qui consolent. Une croyance consolante est précisément sus-
pecte parce que nous pouvons toujours craindre qu'elle tire sa puissance de
mobiles passionnels (« Les vérités consolantes, dit M. Jean Rostand, doivent,
être démontrées deux fois »). En fait le psychologisme aboutit à un scep-
ticisme radical : il n'y a plus de jugements vrais et de jugements faux, il y a
seulement, comme le pensait le sophiste Protagoras à l'époque de Platon,
des opinions différentes, relatives à la psychologie de chacun. Si le vrai est
ce qui m'épanouit, ce qui satisfait mes tendances, il y aura autant de vérités
que d'individus : il n'y aura plus de vérité.
L'analyse psychologique du jugement ignore le problème de la valeur
du jugement sous le rapport de la vérité et équivaut pratiquement à refuser
toute valeur de vérité au jugement qu'elle explique. L'erreur du psycholo-
gisme est de prétendre expliquer tous les jugements sans exception par la,
psychologie alors que le jugement vrai échappe à toute réduction psycholo-
gique. Écoutez ce psychanalyste qui s'efforce d'expliquer à sa manière une
opinion soutenue par un de ses amis : Vous parlez ainsi, lui dira-t-il, parce
que vous avez un complexe d'infériorité, parce que vous vous êtes mal libéré
des interdits qui vous ont été imposés pendant l'enfance, etc. Il se peut que
le psychanalyste ait raison; en ce cas l'opinion de son ami, entièrement expli-
cable par les complexes dont il est victime, est une opinion fausse. Aurebours,
il est impossible de «psychanalyser » un jugement vrai. Le psychanalyste
lui-même posera implicitement que ses propres jugements échappent à
l'explication psychologique. Si nous lui disons : vos interprétations s'expli-
quent par le mécanisme psychologique de la déformation professionnelle,
il est probable qu'il nous répondra : «Pas du tout, je juge ainsi parce que
c'est vrai ». Pour défendre la vérité de ses assertions, il est bien obligé de les
soustraire à la réduction psychologique qu'il impose aux jugements portés
par les autres. Les jugements du psychologue lui-même ne peuvent prétendre
à la vérité qu'en proclamant leur transcendance par rapport à toute tenta-
tive de, les expliquer psychologiquement. La vérité de la psychologie exclut
qu'il puisse y avoir une psychologie de la vérité. Le psychologisme poussé
jusqu'à ses limites extrêmes se détruit lui-même; il aboutit à nier la valeur
de la psychologie (en tant qu'elle-même prétend à la vérité).
La vérité est indépendante du caractère, du sentiment, des passions;
les conditions de la vérité se trouvent dans les idées elles-mêmes et non
dans la nature psychologique du sujet qui pense et juge : de telles conclusions
nous conduiraient à affirmer l'existence d'un monde d'idées extérieur à la
pensée humaine. L'autonomie de la logique exigerait alors une métaphysique
de style platonicien. Le vrai existerait en soi et par soi et tout le savoir humain
serait la conquête progressive"des parcelles de la Vérité idéale et infinie.
e) Le point de vue de Goblot
Une telle conclusion, cependant, est rejetée par des logiciens éminents.
Goblot, il y a quarante ans, M. Piaget aujourd'hui, estiment qu'on peut
maintenir l'autonomie de la logique sans être contraint de situer le principe
de la Vérité à l'extérieur de la pensée humaine. Pour Goblot, la logique
transcende le domaine des tendances, des passions, de l'affectivité, mais
se confond avec la psychologie de l'intelligence. «Les lois logiques ne sont
que les lois naturelles d'une intelligence pure. C'est parce qu'une intelligence
pure est une abstraction que ses lois semblent autre chose que des lois natu-
relles et que la logique paraît s'opposer à la psychologie comme une science
de l'idéal à une science du réel » (1). La logique demeure normative par
rapport à l'homme concret qui juge (et qui ne se réduit pas à une pensée pure)
mais elle n'est plus normative par rapport à la raison elle-même : les lois de
la logique ne sont que les lois de la raison elle-même, telle qu'elle fonctionne
naturellement. La logique n'est qu'une «psychologie de l'intelligence consi-
dérée dans l'exercice normal de sa fonction essentielle ».
Goblot pense que le fonctionnement de l'intelligence se distingue par
lui-même, sur le plan des faits et sans qu'il soit nécessaire d'introduire une
métaphysique normative, des autres fonctionnements psychologiques. En
effet, tandis que les goûts et les passions diffèrent d'un individu à un autre,
les pensées rationnelles sont communes à tous les hommes. «L'idée de vérité
ne se conçoit que par la vie sociale; sans elle la pensée ne dépasserait jamais
les fins de l'individu. »C'est par son caractère social que la pensée se distingue
du psychisme individuel. Mais cette solution nous paraît ambiguë. Certes
l'avènement de la pensée logique est lié à l'existence de la société : démons-
tration, réfutation, discussion, objection, tous ces processus d'une pensée
à la recherche du vrai ont une origine sociale. Robinson dans son île n'ayant
personne à convaincre pourrait se passer de logique. Il est incontestable
que les contacts entre des groupes sociaux qui diffèrent par les croyances
et les coutumes éveillent l'esprit critique des membres de ces groupes, les
poussent à confronter leurs opinions, à essayer de se convaincre mutuellement,
à élaborer des règles de pensée vraie. La vie sociale et les conflits qu'elle
engendre imposent aux hommes la recherche de vérités universelles. Ainsi
Socrate s'efforçait-il de faire jaillir la vérité de la discussion : «Ce qu'admet
Gorgias, Polus le conteste, ce que Polus a accordé, Calliclès le refuse. Le raison-
nement solide est celui auquel ni Gorgias, ni Polus, ni Calliclès, ni aucun
autre ne saurait opposer d'objection » (2).
Le raisonnement logique est un raisonnement convaincant et personne,
comme dit La Rochefoucauld, «ne saurait être sage tout seul ».
Toutefois, pas plus que nous n'acceptons le psychologisme des pragma-
tistes, nous ne saurions accepter un sociologisme qui définirait la vérité par
l'accord social. Les erreurs aussi sont bien souvent collectives et les illusions
collectives sont les plus difficiles à déraciner, précisément parce qu'elles sont
pour l'individu qui les partage un moyen de s'intégrer au groupe social, tandis
que celui qui se délivre de l'erreur sera rejeté par le groupe et subira les
conséquences douloureuses de son anti-conformisme. Qu'on songe à Lavoisier,

(1) GOBLOT, Traité de Logique, p. 23.


(2) GOBLOT, op. cit. p. 38.
à Pasteur rencontrant l'hostilité des savants officiels, au mathématicien
Galois incompris de ses maîtres parce qu'il dépassait la pensée de son temps.
Assurément le penseur incompris cherche à imposer la vérité qu'il a décou-
verte, à réfuter les arguments qu'on lui objecte. Mais s'il finit par convaincre
tous ses adversaires, encore faut-il préciser que sa pensée devient universelle
parce qu'elle est vraie; ce n'est pas parce qu'elle est universelle qu'elle est
vraie; ou, si l'on veut, l'universalité logique est une universalité de droit
qui transcende l'accord des membres d'une collectivité nécessairement finie,
si vaste soit-elle. En reconnaissant que la logique est une « extension indé-
finie du rapport social que la dialectique réduisait aux seuls interlocuteurs
présents », Goblot dépasse lui-même le positivisme sociologique où il parais-
sait enfermer sa conception de la logique et reconnaît implicitement la trans-
cendance des normes.

f) Le point de vue de M. Piaget


Nous ferons les mêmes objections à la conception de M. Piaget tout en
reconnaissant son importance et sa fécondité. M. Piaget reproche à une
logique antipsychologique, d'inspiration platonicienne, de faire de la vérité
une entité métaphysique qu'on saluerait avec respect sans pouvoir rien dire
des processus par lesquels elle se réalise. Tout au contraire, M. Piaget réduit
la logique à une psychologie de l'intelligence, ce qui lui permet d'entreprendre
une explication génétique de la pensée logique, une « embryologie de la
raison» (1). La logique n'est rien d'autre que l'axiomatique, entendons : que
la schématisation abstraite, des « états d'équilibre de la pensée ». L'intelli-
gence logique ne surgit pas d'ailleurs spontanément dans l'être humain,
elle se forme par étapes successives au cours de l'enfance. L'intelligence
elle-même n'est pas isolable de l'ensemble des processus par lesquels l'homme,
être vivant, s'adapte au monde extérieur. Cette adaptation se réalise par
une double série de processus : d'une part, l'individu assimile par sa struc-
ture propre, par ses schèmes les données de l'expérience. D'autre part,
il s'accommode à ce qu'il découvre dans l'expérience. C'est donc par un jeu
d'assimilations, et d'accommodations, d'adaptations réciproques de l'individu
au milieu et du milieu à l'individu que se façonne petit à petit la structure
de la raison. C'est ainsi que le principe de réversibilité dans les relations
réciproques se constitue par étapes. L'enfant de cinq ans, par exemple, n'a
pas encore la connaissance de la réversibilité des situations. Si on lui demande :
« As-tu un frère? » il répond de façon exacte qu'il a bien un frère, Jean, mais
si on lui pose la question : « Et Jean a-t-il un frère, lui? » l'enfant répond que
Jean n'en a point! C'est progressivement que l'enfant acquiert la notion
de la réversibilité des opérations et se dégage de l'« égocentrisme » primitif.
La pensée logique se constitue par une intériorisation d'opérations d'abord
concrètes et matérielles. L'action précède la pensée et les opérations pro-
prement logiques ne font que « prolonger les actions en les intériorisant » (2).
Les normes de vérité « expriment d'abord l'efficacité des actions, indivi-
duelles et socialisées, pour traduire ensuite celle des opérations et enfin seu-
lement la cohérence de la pensée formelle ». Le grand mérite de la thèse de
Piaget est de souligner le caractère opératoire des concepts scientifiques
et logiques. Nous aurons l'occasion de montrer par exemple que les notions

(1) PIAGET, Introduction à l'épistémologie génétique, t. I, p. 17.


(2) op. cit. p. 34.
mathématiques ont u n caractère opératoire. Des notions aujourd'hui aussi
familières et élémentaires que celle de nombre négatif sont incompréhen-
sibles si on oublie leur caractère purement opératoire, mais s'éclairent plei-
nement si on voit en elles l'intériorisation et le prolongement d'opérations
d'abord matérielles (on pense ici aux opérations économiques (dettes) ou
géométriques (inversion de direction) qui justifient l'emploi des nombres
négatifs).
Mais si la pensée logique est issue, dans ses lointaines origines, des hum-
bles fonctions d'adaptation de l'être vivant, il faut s'empresser d'ajouter
qu'elle les transcende tout en les prolongeant. M. Piaget a mis mieux en lumière
la genèse de la pensée logique que sa transcendance. Toutefois, il reconnaît
que le règne de la logique pure ou des mathématiques supérieures « constitue
un monde de transformations opératoires débordant de toute p a r t les fron-
tières de l'expérience réelle ou effectivement réalisables ». De même que
Goblot accordait que l'universalité logique dépassait de plein droit t o u t
accord collectif effectivement réalisé, de même M. Piaget semble reconnaître
que les normes logiques transcendent les opérations dans lesquelles elles
s'incarnent — même si, chronologiquement, les normes de la pensée ne se
sont explicitées qu'à partir des opérations concrètes.

LA LOGIQUE FORMELLE

a) La logique d'Aristote
La logique formelle se présente comme l'instrument d'une pensée cohé-
rente. C'est ce que signifiait Aristote en donnant le titre général d
(outil) à son traité de logique. La logique d'Aristote (IV siècle avant J.-C.)
a connu u n immense succès au moyen âge, a régné sur toute la scolastique.
Il s'agit d'une logique formelle qui prétend régler a priori la f o r m e du raison-
nement, quelle que soit la m a t i è r e à laquelle ce raisonnement puisse être
appliqué.
La logique se présente ici comme une technique du discours correct. Le mot grec logos
signifie à la fois la pensée et la parole (en latin on peut rapprocher ratio et oratio). On a souvent
remarqué qu'il n'est pas étonnant que la logique soit née en Grèce, pays de bavards où l'im-
portance des échanges commerciaux et les mœurs politiques « démocratiques » exigaient une
technique du discours convaincant.
E n dehors même du problème de l'accord de mes paroles avec la réalité,
avec les faits qu'elles expriment, on peut exiger d'elles une condition de
validité purement formelle : Je suis tenu de ne pas m e contredire, d'assurer
à mon discours une cohérence interne.
La logique d'Aristote ne se réduit pas d'ailleurs à un tel formalisme.
E n effet les mots veulent dire quelque chose, ils signifient l'être. La l o g i q u e
d ' A r i s t o t e d é b o u c h e s u r u n e ontologie, s u r u n e science d u c o n c e p t
et de la classification. La grammaire distingue des sujets et des attributs
ou prédicats qui correspondent à des substances et à des attributs réels.
Par exemple j'affirme que les hommes sont mortels; l'attribut « mortels »
appartient réellement au sujet « hommes » (1) (le verbe être qui les relie

(1) Aristote distingue les attributs essentiels (Cet homme est mortel, c'est lié à son essence)
et les attributs accidentels (cet homme est laid).
est la copule). Ces mots «hommes », «mortels » sont des concepts, c'est-à-
dire des idées générales. Par exemple Minet et Mistigri sont classés dans
le concept de chat qui est leur espèce. A leur tour les chats, les tigres, les
panthères, etc. sont classés dans le concept de félins qui est leur famille.
Les concepts se caractérisent par leur compréhension et par leur extension.
La compréhension, c'est l'ensemble des caractères que le concept comprend
(le concept de chat a pour compréhension tous les caractères des félins et
ceux qui différencient le chat parmi les félins). L'extension, c'est l'ensemble
des individus auxquels s'étend le concept. La compréhension et l'extension
varient en sens inverse. Le concept de chat a une compréhension plus riche
que celui de félin (puisqu'il comprend plus de caractères) et une extension
plus pauvre (puisqu'il y a moins de chats que de félins). Ala limite le concept
d'être a une extension infinie et une compréhension très pauvre (un seul
caractère : l'existence). Un individu particulier a une extension nulle (il n'y a
que Socrate qui soit Socrate) et une compréhension infiniment riche.
Sur la classification des concepts se fonde une machine démons-
trative très célèbre : le syllogisme.
Considérons deux propositions :
Tous les chats sont des félins
Minet est un chat
A partir de ces prémisses je peux poser une conclusion : Minet est
un félin. Il est clair en effet, en me plaçant par exemple au point de vue
de l'extension, que si le concept de félin s'étend à tous les chats (si les chats
sont tous dans la classe des félins) et si d'autre part Minet rentre dans la

classe des chats, je puis affirmer sans me contredire que Minet est un
félin : en posant Minet est un félin, je ne me contredis pas, je dis la même
chose qu'en affirmant : Tous les chats sont des félins et Minet est un chat.
Mon raisonnement est correct, c'est-à-dire tautologique (en grec to auto
legein signifie dire la même chose).
LECTURES

Goblot Traité de logique, Chapitre XVIII.


Albert Bayet La morale de la science (Éditions rationalistes).
Poincaré La valeur de la science (Flammarion).
Blanché La science physique et la réalité (P. U. F.).
Meyerson Identité et réalité.
Bachelard Le nouvel esprit scientifique.

Sujets de dissertation
Commentez la formule de Boutroux : «La science n'est pas seulement une connaissance,
c'est une éducation ».
Qu'est-ce que le savant entend par «vérité »?
En quel sens a-t-on pu dire : «L'esprit scientifique se confond avec le rationalisme»?
La science n'est-elle qu'une langue bien faite?
La science et la réalité.
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