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1. La description du risque
Pour décrire quantitativement le risque, nous commençons par établir la liste de toutes les
issues possibles d’une action ou d’un événement particulier, et la liste des probabilités que
chaque issue se réalise1. Supposons, par exemple, que vous pensiez investir dans une société
de prospection offshore de pétrole. Si les résultats de l’exploration sont bons, l’action de la
société passera de 30 euros à 40 euros ; sinon, le prix de l’action descendra à 20 euros. Par
conséquent, il y a deux événements futurs possibles : un prix de 40 euros par action et un
prix de 20 euros par action.
1. Certaines personnes font une distinction entre incertitude et risque à partir des suggestions faites il y a
soixante ans par l’économiste Franck Knight. L’incertitude fait référence à des situations pour lesquelles
plusieurs issues sont possibles mais où la probabilité de chacune n’est pas connue. Le risque fait alors
référence aux situations pour lesquelles nous pouvons établir la liste de toutes les issues possibles et dont
nous connaissons la probabilité de chaque réalisation. Dans ce chapitre, nous nous référons à des situations
risquées, en utilisant indifféremment incertitude et risque.
1.1 Probabilité
Une probabilité est une mesure de la vraisemblance qu’un événement donné se produise.
Dans notre exemple, la probabilité que le projet d’exploration pétrolière soit fructueux est
de 1/4 et la probabilité qu’il ne le soit pas de 3/4. (Notez que la somme des probabilités de
tous les événements possibles doit être égale à 1.)
Notre interprétation des probabilités peut dépendre de la nature de l’événement incertain,
des croyances des individus concernés, ou des deux. Une interprétation objective des
probabilités dépend de la fréquence avec laquelle certains événements tendent à se réaliser.
Supposons que nous sachions que parmi les 100 dernières explorations pétrolières offshore,
25 ont été fructueuses et 75 ne l’ont pas été. Dans ce cas, la probabilité de succès de 1/4 est
objective car elle est directement basée sur la fréquence d’expériences similaires.
Mais que se passe-t-il s’il n’y a pas d’expériences passées similaires pour aider à la mesure des
probabilités ? Dans de telles situations, des mesures objectives des probabilités ne peuvent
être déduites, et des mesures plus subjectives sont nécessaires. Une probabilité subjective est
la perception qu’un événement se réalisera. Cette perception peut être basée sur un jugement
personnel ou une expérience, mais pas nécessairement sur la fréquence avec laquelle un
événement particulier s’est réellement produit dans le passé. Lorsque les probabilités sont
déterminées de manière subjective, des individus différents peuvent attribuer des proba-
bilités différentes à des événements différents et peuvent ainsi faire des choix différents.
Par exemple, si une recherche de pétrole est menée dans une zone vierge de recherches, je
peux attribuer une probabilité subjective plus forte que vous à la chance que le projet soit
fructueux : peut-être que j’en sais plus sur ce projet ou que je comprends mieux l’économie
du pétrole, je peux donc mieux utiliser notre information commune. Des informations
différentes ou des capacités différentes à analyser une même information peuvent conduire
à une forte variation des probabilités subjectives entre individus.
Quelle que soit l’interprétation des probabilités, elles sont utilisées pour calculer
deux grandeurs importantes qui nous aident à décrire et à comparer des choix risqués.
Une grandeur nous donne la valeur espérée et l’autre la variabilité des événements possibles.
Plus généralement, s’il y a deux événements possibles ayant des gains X1 et X2 et si les proba-
bilités de chaque événement sont données par Pr1 et Pr2, alors la valeur espérée est :
E(X) = Pr1X1 + Pr2 X2
Quand il y a n événements possibles, la valeur espérée devient :
E(X) = Pr1X1 + Pr2 X2 + … + PrnXn
1.3 Variabilité
La variabilité est égale à la différence qui existe entre toutes les issues possibles d’une situation
incertaine. Pour voir pourquoi la variabilité est importante, supposons que vous deviez
choisir entre deux emplois d’été de vendeur qui ont le même revenu espéré (1 500 euros).
Le premier est basé sur des commissions – le revenu gagné dépend des quantités vendues.
Il y a deux gains de probabilités égales : 2 000 euros pour un effort de vente fructueux et
1 000 euros pour un effort moins fructueux. Le second emploi est salarié. Il est très probable
(probabilité de 0,99) que vous gagniez 1 510 euros, mais il y a une probabilité de 0,01 que la
société fasse faillite, auquel cas vous ne gagneriez que 510 euros d’indemnités. Le tableau 5.1
résume ces événements possibles, leurs gains et leurs probabilités.
Emploi 1 :
0,5 2 000 0,5 1 000 1 500
Commission
Emploi 2 :
0,99 1 510 0,01 510 1 500
Salaire fixe
Notez que ces deux emplois ont le même revenu espéré. Pour l’emploi 1, le revenu espéré est :
0,5(2 000 €) + 0,5(1 000 €) = 1 500 € ; pour l’emploi 2, il est de 0,99(1 510 €) + 0,01(510 €)
= 1 500 €. Cependant, la variabilité des gains possibles est différente. Nous mesurons la
variabilité en reconnaissant qu’une forte différence entre le gain réel et le gain espéré (qu’il
soit positif ou négatif) implique un plus grand risque. Nous appelons ces différences des
écarts. Le tableau 5.2 montre les écarts entre les revenus possibles et les revenus espérés pour
chaque emploi.
En tant que tels, les écarts ne fournissent pas une mesure de la variabilité. Pourquoi ?
Parce qu’ils sont parfois positifs et parfois négatifs, et comme vous pouvez le voir dans
le tableau 5.2, la moyenne des écarts pondérés par les probabilités est toujours 02. Pour
surmonter ce problème, nous élevons chaque écart au carré, produisant ainsi des nombres
toujours positifs. Nous mesurons la variabilité en calculant l’écarttype : la racine carrée
de la moyenne pondérée des carrés des écarts entre les gains associés à chaque événement
et leur valeur espérée3.
Le tableau 5.3 montre le calcul de l’écart-type, pour notre exemple. Notez que la moyenne
des écarts au carré pour l’emploi 1 est donnée par :
0,5(250 000 €) + 0,5(250 000 €) = 250 000 €
Écart moyen
Écart Écart Au carré
État 1 État 2 Écart-type
au carré au carré pondéré
Emploi 1 2 000 250 000 1 000 250 000 250 000 500
Emploi 2 1 510 100 510 980 100 9 900 99,50
L’écart-type est par conséquent égal à la racine carrée de 250 000 euros, soit 500 euros. De
même, la moyenne pondérée par les probabilités des écarts au carré de l’emploi 2 est :
0,99(100 €) + 0,01(980 100 €) = 9 900 €
L’écart-type est la racine carrée de 9 900 euros, soit 99,50 euros. Par conséquent, le second
emploi est beaucoup moins risqué que le premier ; l’écart-type des gains est plus petit4.
Le concept d’écart-type s’applique également lorsqu’il y a plus de deux événements.
Supposons que le premier emploi d’été génère des revenus allant de 1 000 euros à 2 000 euros
par accroissements de 100 euros tous également probables. Le deuxième emploi génère
un revenu allant de 1 300 euros à 1 700 euros (par accroissements de 100 euros également
probables comme dans le cas précédent). La figure 5.1 montre graphiquement les alter-
natives. (S’il n’y avait eu que deux événements également probables, alors la figure aurait
présenté deux lignes verticales, chacune d’une hauteur de 0,5.)
Vous pouvez voir sur la figure 5.1 que le premier emploi est plus risqué que le second.
L’« étalement » des gains possibles pour le premier est plus large que l’étalement du second.
En conséquence, l’écart-type des gains associés au premier est plus grand que celui qui est
associé au second.
Probabilité
0,2
Emploi 2
0,1
Emploi 1
Revenu
Dans cet exemple, tous les gains sont équiprobables. Ainsi, les courbes décrivant les probabi-
lités pour chaque emploi sont plates. Dans beaucoup de cas, cependant, certains gains sont
plus probables que d’autres. La figure 5.2 montre qu’ici les gains extrêmes sont les moins
probables. Encore une fois, le salaire de l’emploi 1 a un écart-type plus grand. À partir de
maintenant, nous utiliserons l’écart-type des gains pour mesurer le degré de risque.
Probabilité
0,3
0,2
Emploi 2
0,1
Emploi 1
Revenu
Les amendes peuvent être plus adaptées que l’incarcération pour prévenir certaines Exemple 5.1
sortes de crimes, tels que faire des excès de vitesse, se garer en double file, se livrer à la
fraude fiscale et polluer l’air1. Un individu qui choisit de commettre ce type d’infraction
est informé et est supposé se comporter de manière rationnelle.
Toutes choses égales par ailleurs, plus l’amende est forte, plus un criminel potentiel
sera découragé de commettre un crime. Par exemple, si cela ne coûte rien d’arrêter
1. Cette discussion se base indirectement sur Gary S. Becker, “Crime and Punishment: An Economic
Approach”, Journal of Political Economy (mai/avril 1968) : 169-217. Voir également A. Mitchell Polinsky
et Steven Shavell, “The Optimal Tradeoff Between the Probability and the Magnitude of Fines”, Amer-
ican Economic Review 69 (décembre 1979) : 880-91.
La figure 5.3(a) décrit les préférences d’une femme vis-à-vis du risque. La courbe OE, qui
donne sa fonction d’utilité, nous montre le niveau d’utilité (sur l’axe vertical) qu’elle peut
obtenir pour chaque tranche de revenu (mesuré en milliers d’euros sur l’axe horizontal).
Utilité
E
18
D
16
C
14 F
13,5
A B
10
0 10 15 16 20 30
(a)
Utilité Utilité
E E
18 18
C
12
C
8
A
6
A
3
0 10 20 30 0 10 20 30
(b) (c)
Les différentes préférences vis-à-vis du risque. Les individus diffèrent dans leur façon
d’appréhender le risque. Certains sont averses au risque, d’autres ont du goût pour le risque
et d’autres encore sont neutres au risque. Un individu qui est averse au risque préfère un
revenu donné certain à un revenu risqué ayant la même valeur espérée. (Une telle personne
présente une diminution de l’utilité marginale du revenu.) L’aversion au risque est l’attitude
la plus commune. La plupart des individus ne souscrivent pas seulement une assurance vie,
une assurance santé et une assurance de voiture, mais aiment aussi les emplois stables.
La figure 5.3(a) s’applique à une femme qui est averse au risque. Supposons de façon hypothé-
tique qu’elle puisse avoir soit un revenu certain de 20 000 euros, soit un emploi assurant un
revenu de 30 000 euros avec une probabilité de 0,5 et un revenu de 10 000 euros avec une
probabilité de 0,5 (dont le revenu espéré est aussi de 20 000 euros). Comme nous le voyons,
l’utilité espérée du revenu incertain est de 14 – une moyenne de l’utilité au point A (10) et
de l’utilité en E (18) – et est représentée par le point F. Maintenant nous pouvons comparer
l’utilité espérée associée à l’emploi risqué à l’utilité générée si 20 000 euros sont gagnés sans
risque. Ce dernier niveau d’utilité, 16, est donné par D sur la figure 5.3(a). Il est supérieur à
l’utilité espérée de 14 associée au revenu risqué.
Pour un individu averse au risque, les pertes sont plus importantes (en termes de variation
d’utilité) que les gains, comme on le voit sur la figure 5.3(a). Une augmentation de
10 000 euros du revenu, de 20 000 euros à 30 000 euros, génère une augmentation de l’utilité
de deux unités ; une diminution de 10 000 euros du revenu, de 20 000 euros à 10 000 euros,
entraîne une perte d’utilité de six unités.
Un individu neutre par rapport au risque est indifférent entre un revenu certain et un
revenu incertain ayant la même valeur espérée. Dans la figure 5.3(c), l’utilité associée à
l’emploi fournissant un revenu de 10 000 euros ou de 30 000 euros avec une probabilité
égale est de 12, comme l’utilité retirée d’un revenu certain de 20 000 euros. Comme vous
pouvez le voir dans la figure, l’utilité marginale du revenu est constante pour un individu
neutre au risque5.
Enfin, un individu ayant du goût pour le risque préfère un revenu incertain à un revenu
certain, même si la valeur espérée du revenu incertain est moins importante que celle d’un
revenu certain. La figure 5.3(b) illustre cette troisième possibilité. Dans ce cas, l’utilité
espérée d’un revenu incertain, qui sera soit 10 000 euros avec une probabilité de 0,5, soit
30 000 euros avec une probabilité de 0,5, est plus importante que l’utilité associée à un revenu
certain de 20 000 euros. Numériquement :
E(u) = 0,5 u(10 000 €) + 0,5 u(30 000 €) = 0,5 (3) + 0,5 (18) = 10,5 > u(20 000 €) = 8
Bien entendu, des individus peuvent être averses à certains risques et en même temps agir
comme des gens ayant du goût pour d’autres. Par exemple, beaucoup d’individus souscrivent
à des assurances vie ou sont conservateurs vis-à-vis du choix de leur emploi, mais aiment
aussi les jeux. Certains criminologues décrivent les criminels comme des individus ayant du
goût pour le risque, notamment s’ils commettent des crimes en dépit d’une forte probabilité
d’arrestation et de condamnation. Sauf dans certains cas, cependant, peu d’individus ont
du goût pour le risque, du moins pour les achats importants ou pour des revenus très élevés.
Prime de risque. La prime de risque est le montant monétaire maximal qu’un individu
averse au risque paiera pour éviter de prendre un risque. En général, le montant de la prime
de risque dépend des alternatives risquées auxquelles les individus font face. Pour déter-
miner la prime de risque, nous avons reproduit la fonction d’utilité de la figure 5.3(a) dans
la figure 5.4 et l’avons étendue pour un revenu de 40 000 euros. Souvenez-vous qu’une
utilité espérée de 14 est obtenue par une femme qui va s’engager dans un emploi risqué
avec un revenu espéré de 20 000 euros. Cet événement est représenté en traçant une ligne
horizontale de l’axe vertical au point F, qui croise la droite AE (représentant ainsi la moyenne
de 10 000 euros et 30 000 euros). Mais l’utilité espérée de 14 peut aussi être obtenue si la
femme a un revenu certain de 16 000 euros, comme montré en traçant une droite verticale à
partir du point C. Ainsi, la prime de risque de 4 000 euros, donnée par le segment CF, est le
5. Deux événements également probables sont aussi appelés « équiprobables ». Par conséquent, lorsque les
individus sont neutres au risque, le revenu qu’ils gagnent peut être utilisé comme un indicateur du bien-être.
Une politique gouvernementale qui double les revenus devrait alors également doubler leur utilité. En même
temps, les politiques gouvernementales qui réduisent le risque auquel les individus font face, sans modifier
leurs revenus espérés, ne devraient pas affecter leur bien-être. La neutralité au risque permet aux individus
d’éviter les complications qui peuvent être associées aux effets des actions gouvernementales sur le degré
de risque des événements.
montant du revenu espéré (20 000 euros moins 16 000 euros) qu’elle est prête à céder pour
être indifférente entre l’emploi risqué et un emploi hypothétique qui procurerait un revenu
certain de 16 000 euros.
Utilité
G
20
18 E
C
14 F
Prime de risque
A
10
10 16 20 30 40
rémunérant 10 000 euros avec certitude. Par conséquent, la prime de risque dans ce cas est de
10 000 euros, parce que cet individu sera prêt à renoncer à 10 000 euros de son revenu espéré
de 20 000 euros pour éviter de prendre le risque d’un revenu incertain. Plus la variabilité du
revenu est grande, plus l’individu sera prêt à payer pour éviter une situation risquée.
Revenu Revenu
espéré U3
espéré
U2
U1
U3
U2
U1
Exemple 5.2
Est-ce que les hommes d’affaires ont plus de goût pour le risque que la plupart des
gens ? Lorsqu’ils font face à des stratégies alternatives, certaines risquées, certaines
sans risque, lesquelles choisissent-ils ? Dans une étude, 464 cadres ont répondu à un
questionnaire décrivant des situations risquées auxquelles un individu fait face en tant
que vice-président d’une entreprise1. Quatre événements risqués ont été présentés aux
sujets, chacun ayant une probabilité donnée d’une issue favorable et d’une issue défavo-
rable. Les gains et les probabilités ont été choisis de telle façon que chaque événement a
la même valeur espérée. Classés par ordre croissant de risque (mesuré par la différence
entre les issues favorables et les issues défavorables), les quatre événements étaient :
1. Un procès concernant la violation d’un brevet.
2. La menace d’un client de se tourner vers un concurrent.
3. Un conflit syndical.
4. Une fusion avec un concurrent.
Pour mesurer leur aptitude à prendre ou à éviter le risque, les chercheurs ont posé aux
sujets une série de questions concernant les stratégies d’entreprise. Dans l’une des situa-
tions, ils pouvaient adopter une stratégie risquée avec la possibilité d’un gain immédiat
important, ou reporter la prise de décision jusqu’à ce que le gain devienne plus certain
et que le risque soit réduit. Dans une autre situation, les sujets pouvaient soit opter pour
une stratégie immédiatement risquée mais potentiellement profitable qui pouvait leur
favoriser une promotion, soit déléguer la décision à quelqu’un d’autre, protégeant ainsi
leur emploi mais éliminant toute possibilité de promotion.
L’étude montre que les préférences des cadres par rapport au risque varient de manière
substantielle. Environ 20 % indiquent qu’ils sont relativement neutres au risque ; 40 %
optent pour les alternatives les plus risquées ; et 20 % sont clairement averses au risque
(20 % n’ont pas répondu). Ce qui est plus important c’est que les cadres (incluant ceux
qui ont choisi les alternatives risquées) font typiquement des efforts pour réduire ou
éliminer le risque, habituellement en reportant les décisions ou en réunissant davantage
d’éléments d’information.
Certains ont affirmé qu’une des causes de la crise financière de 2008 était la prise de
risque excessive des banques et des dirigeants de Wall Street, qui pouvaient empocher
des primes très importantes en cas de succès tandis que les pertes restaient faibles en
cas d’échec. Grâce au programme TARP (Troubled Asset Relief Program), le ministère
des Finances américain a pu renflouer certaines banques, mais il n’a jusqu’à présent
pas réussi à imposer des contraintes sur les risques superflus et excessifs pris par les
dirigeants financiers.
1. Cet exemple est basé sur Kenneth R. MacCrimmon et Donald A. Wehrung, “The Risk In-Basket”,
Journal of Business 57 (1984) : 367-87.
Nous reviendrons sur l’utilisation des courbes d’indifférence comme moyen de description
de l’aversion au risque dans la section 5.4, où nous discutons de la demande d’actifs risqués.
Pour le moment, nous allons nous pencher sur les méthodes utilisées pour réduire le risque.
3. Réduire le risque
Comme le montre le développement des jeux de hasard, les individus choisissent parfois les
alternatives risquées, suggérant ainsi des comportements de goût pour le risque plutôt que
d’aversion pour le risque. La plupart des individus, cependant, ne dépensent que de petits
montants dans les billets de loteries et dans les casinos. Face à des décisions plus impor-
tantes, ils sont généralement averses au risque. Dans cette section, nous décrivons les trois
façons par lesquelles les consommateurs et les hommes d’affaires réduisent généralement
les risques : la diversification, les assurances, et l’obtention de plus d’informations sur les choix
et les gains.
3.1 La diversification
Rappelons-nous le proverbe : « Il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier. »
Ignorer ce conseil est inutilement risqué : si votre panier se révèle un mauvais pari, tout sera
perdu. Au lieu de cela, vous pouvez réduire le risque à travers la diversification : en répar-
tissant les ressources entre une variété d’activités dont les résultats ne sont pas liés.
Supposons que vous prévoyiez de prendre un emploi de vendeur d’appareils ménagers
à mi-temps rémunéré sur la base de commissions. Vous pouvez décider soit de vendre
seulement des climatiseurs ou seulement des appareils de chauffage, soit de consacrer une
moitié de votre temps de vente à chacun. Bien entendu, vous ignorez si le temps sera chaud
ou froid dans l’année à venir. Comment allez-vous répartir votre temps afin de minimiser
le risque inhérent à cette activité ?
Le risque peut être minimisé par la diversification – en allouant votre temps de telle façon
que vous vendiez deux produits ou plus (dont les ventes ne sont pas liées entre elles) plutôt
qu’un seul produit. Supposons que la probabilité pour une température élevée durant l’année
soit de 0,5, et de 0,5 pour une température basse. Le tableau 5.5 donne les gains que vous
pouvez retirer de la vente de climatiseurs et d’appareils de chauffage.
Si vous vendez seulement des climatiseurs ou seulement des appareils de chauffage, votre
revenu réel sera soit 12 000 euros, soit 30 000 euros, mais votre revenu espéré sera de
21 000 euros (0,5[30 000 €] + 0,5[12 000 €]). Supposons que vous diversifiiez votre activité
en partageant votre temps équitablement entre les deux produits. Dans ce cas, votre revenu
© 2012 Pearson France – Microéconomie 8 – Robert Pindyck, Daniel Rubinfeld
sera de 21 000 euros avec certitude, quelle que soit la température de l’air. Si le temps est
chaud, vous gagnerez 15 000 euros avec les ventes de climatiseurs et 6 000 euros avec les
ventes d’appareils de chauffage ; s’il est froid, vous gagnerez 6 000 euros avec les ventes de
climatiseurs et 15 000 euros avec les ventes d’appareils de chauffage. Dans ce cas, la diver-
sification élimine les risques.
La diversification n’est pas toujours aussi facile. Dans notre exemple, les ventes d’appareils de
chauffage et de climatiseurs sont des variables négativement corrélées – elles ont tendance
à évoluer dans des sens opposés ; quand les ventes de l’un sont fortes, les ventes de l’autre
sont faibles. Mais le principe de la diversification est général : tant que vous pouvez allouer
vos ressources parmi une variété d’activités dont les événements ne sont pas interdépendants,
vous pouvez éliminer certains risques.
Les marchés boursiers. La diversification est spécialement importante pour les individus
qui investissent sur les marchés boursiers. Chaque jour, le montant du prix d’une valeur
individuelle peut augmenter ou diminuer fortement, mais certaines valeurs voient leur
prix augmenter alors que celui d’autres diminue. Un individu qui investit tout son argent
dans une seule valeur (c’est-à-dire, met tous ses œufs dans un seul panier) prend par consé-
quent plus de risques que nécessaire. Le risque peut être réduit – bien que non éliminé – en
investissant dans un portefeuille de dix ou vingt valeurs différentes. De même, vous pouvez
diversifier vos investissements en achetant des parts de fonds communs de placement :
collecte de fonds d’investisseurs individuels pour acheter des valeurs différentes. Il y a des
milliers de fonds communs disponibles aujourd’hui pour les actions et les obligations. Ces
fonds sont populaires car ils réduisent le risque à travers la diversification et parce que leurs
tarifs sont généralement beaucoup moins élevés que le coût de la constitution d’un porte-
feuille de valeurs en propre.
Dans le cas des marchés boursiers, tous les risques ne sont pas diversifiables. Bien que le prix
de certaines valeurs augmente lorsque celui d’autres diminue, les prix des valeurs sont en
partie des variables positivement corrélées : elles tendent à évoluer dans le même sens en
réponse aux variations des conditions économiques. Par exemple, le début d’une récession
importante, qui réduit probablement les profits de beaucoup de sociétés, peut être accom-
pagné par un déclin de tout le marché. Par conséquent, même avec un portefeuille de valeurs
diversifiées, vous faites encore face à certains risques.
3.2 L’assurance
Nous avons vu que les individus averses au risque sont prêts à payer pour éviter le risque.
En fait, si le prix de l’assurance est égal à la perte attendue (par exemple, une police avec une
perte attendue de 1 000 euros coûtera 1 000 euros), les individus averses au risque s’assu-
reront suffisamment pour couvrir toutes les pertes financières dont ils pourraient souffrir.
Pourquoi ? La réponse est implicite dans notre discussion sur l’aversion au risque. Le fait de
s’assurer conduit un individu à avoir le même revenu qu’il subisse ou non des pertes. Comme
le coût de l’assurance est égal à la perte espérée, ce revenu certain est égal au revenu espéré
d’une situation risquée. Pour un consommateur averse au risque, la garantie d’un revenu
constant quels que soient les événements est préférable à une situation où cet individu jouit
d’un revenu élevé en l’absence de pertes et un revenu faible lorsque des pertes se réalisent.
Pour clarifier ce point, supposons un propriétaire faisant face à une probabilité de 10 % que
sa maison soit cambriolée et qu’il subisse une perte de 10 000 euros. Faisons l’hypothèse
qu’il possède pour 50 000 euros de biens. Le tableau 5.6 montre sa richesse dans deux situa-
tions – avec une assurance coûtant 1 000 euros et sans assurance.
Notez que la richesse espérée est la même (49 000 euros) dans les deux situations. La varia-
bilité, cependant, est tout à fait différente. Comme le montre le tableau, sans assurance
l’écart-type de la richesse est de 3 000 euros ; avec une assurance, il est égal à 0. S’il n’y a pas
de cambriolage, le propriétaire non assuré économise 1 000 euros si on compare sa situation
à celle du propriétaire assuré. Mais avec un cambriolage, un propriétaire non assuré perd
9 000 euros par rapport au propriétaire assuré. Rappelez-vous : pour un individu averse
au risque, les pertes comptent plus (en termes de variation de l’utilité) que les gains. Un
propriétaire averse au risque, par conséquent, devrait jouir d’une plus grande utilité en
achetant une assurance.
La loi des grands nombres. Les compagnies d’assurances sont des entreprises qui
proposent des contrats d’assurances car elles savent qu’en vendant un grand nombre de
polices, elles font face à un risque relativement faible. La capacité à éviter le risque en opérant
à une grande échelle est basée sur la loi des grands nombres, qui nous dit que bien que les
événements uniques se produisent de façon aléatoire et sont largement imprévisibles, la
réalisation moyenne de nombreux événements similaires peut être prévue. Par exemple, je
ne suis pas capable de prédire si un lancer de pièce donnera pile ou face, mais je sais qu’en
recommençant souvent, approximativement la moitié des lancers tombera sur pile et l’autre
moitié sur face. De la même façon, si je vends des polices d’assurances automobile, je ne
peux pas prédire si un conducteur particulier aura un accident, mais je peux dire avec une
forte certitude, à partir de l’expérience passée, quelle fraction d’un groupe de conducteurs
aura des accidents.
Maintenant, supposons que 100 individus soient dans une situation similaire et que tous
achètent une assurance contre le vol dans la même compagnie. Dans la mesure où tous
font face à une probabilité de 10 % de perdre 10 000 euros, la compagnie d’assurances fera
payer à chacun d’eux une prime de 1 000 euros. Cette prime de 1 000 euros génère un fonds
d’assurance de 100 000 euros qui couvrira les pertes. Les compagnies d’assurances peuvent
compter sur la loi des grands nombres, qui avance que la perte attendue de l’ensemble des
100 individus est probablement très proche de 1 000 euros pour chacun. Le remboursement
total, par conséquent, sera proche de 100 000 euros, et la compagnie n’a pas à craindre des
pertes plus importantes.
Lorsque la prime d’assurances est égale au remboursement espéré, comme dans l’exemple
ci-dessus, nous disons que l’assurance est actuariellement neutre. Mais comme elles doivent
couvrir des coûts d’administration et faire un certain profit, les compagnies d’assurances
fixent le niveau des primes au-dessus des pertes attendues. S’il y a un nombre suffisant de
compagnies d’assurances pour rendre le marché concurrentiel, ces primes seront proches
de leur niveau actuariellement neutre. Dans certains pays, cependant, les primes d’assurances
sont régulées afin de protéger les consommateurs de primes à payer trop importantes. Nous
examinerons en détail la régulation des marchés par l’État dans les chapitres 9 et 10 de ce livre.
Il y a quelque temps, certaines compagnies d’assurances ont considéré que des catastrophes
telles que les tremblements de terre sont uniques et tellement imprévisibles qu’on ne peut
les considérer comme des risques diversifiables. En effet, à la suite des pertes dues aux catas-
trophes passées, ces compagnies ont estimé ne pas être en mesure de déterminer des taux
d’assurance actuariellement neutres. En Californie, par exemple, l’État lui-même doit se
substituer aux compagnies d’assurances qui refusent de vendre des assurances contre les
tremblements de terre. Le fonds d’assurance géré par l’État offre une moindre couverture
des risques, à des taux de primes plus élevés que ce qui était préalablement offert par les
assureurs privés.
Exemple 5.3
d’une maison
Imaginons que vous achetiez votre première maison aux États-Unis (en France, la
question ne se pose pas, car les transactions immobilières sont garanties par des actes
notariés). Pour conclure la vente, vous allez avoir besoin d’un titre de propriété. Tant que
vous n’avez pas vu ce document, il reste toujours un risque que le vendeur de la maison
n’en soit pas le véritable propriétaire. Il se peut que le vendeur soit un véritable escroc,
mais il se peut aussi qu’il ne connaisse tout simplement pas la nature exacte de ses droits
de propriété. Il peut par exemple s’être lourdement endetté en utilisant la maison pour
garantir son prêt. Il est également possible que la propriété fasse l’objet d’une clause
légale qui en limite l’usage.
Supposons que vous soyez prêt(e) à acheter cette maison pour 300 000 $, mais que vous
pensiez qu’il y a une chance sur vingt pour qu’en faisant des recherches approfondies,
vous appreniez que le vendeur n’est en fait pas le propriétaire. La valeur de la propriété
sera alors nulle. Si aucune assurance n’a été souscrite, une personne neutre envers le
risque fera une proposition maximale de 285 000 $ (0,95[$300 000] + 0,05[0]). Si
Exemple 5.3 (suite)
En information complète, vous pouvez commander le montant correct sans tenir compte
des ventes futures. Si vous en vendez 50 et que vous en commandiez 50, vos profits seront de
5 000 euros. Si, d’autre part, vous en vendez 100 et que vous en commandiez 100, vos profits
seront de 12 000 euros. Comme les deux événements sont également probables, votre profit
espéré en information complète sera de 8 500 euros. La valeur de l’information est calculée
ainsi :
Par conséquent, cela vaut la peine de payer 1 750 euros pour obtenir une prédiction exacte
des ventes. Bien que les prévisions soient inévitablement imparfaites, on peut investir dans
une étude marketing sur les ventes de l’année suivante.
Exemple 5.4
en ligne
Les comparateurs de prix sur Internet offrent des informations utiles aux consomma-
teurs, comme le montre l’étude menée par un des principaux acteurs de ce secteur,
Shopper.com. Les chercheurs ont étudié les informations fournies aux consommateurs
concernant le prix de plus de 1 000 produits électroniques populaires sur une période
de 8 mois. Ils ont noté que ces sites permettaient aux consommateurs de réaliser une
économie de 16 % par rapport aux achats effectués en boutique, car ils permettent de
réduire significativement le coût lié à la recherche du prix le moins élevé1.
La valeur de la comparaison des prix varie en fonction des personnes et des produits.
La concurrence compte. Cette étude a révélé que, lorsque deux entreprises seulement
apparaissent dans la liste des prix relevés par Shopper.com, les consommateurs peuvent
faire une économie de 11 %. L’économie sera en revanche plus importante si le nombre
de concurrents est plus élevé ; elle passe par exemple à 20 % pour une liste de plus de
30 entreprises. On pourrait penser qu’Internet génère tellement d’informations sur les
prix qu’à long terme seuls les produits les moins chers finissent par se vendre, ce qui
1. Michael Baye, John Morgan et Patrick Scholten, “The Value of Information in an Online Electronics
Market”, Journal of Public Policy and Marketing, vol. 22 (2003): 17-25.
avec le temps ferait chuter la valeur de ce type d’information. Mais cela n’a pas été le cas
Exemple 5.4 (suite)
Peut-être pensez-vous que le fait d’avoir toujours plus d’informations est une bonne chose.
Vous verrez pourtant dans l’exemple suivant que ce n’est pas toujours le cas.
Exemple 5.5
Imaginez que vous soyez gravement malade et deviez subir une intervention chirur-
gicale. En supposant que vous préfériez bénéficier des meilleurs soins possibles, comment
choisiriez-vous votre chirurgien et l’hôpital qui s’occuperait de vous ? De nombreuses
personnes se tourneraient vers leur famille ou leur médecin généraliste pour obtenir des
conseils. Bien que cela puisse être utile, il faudrait néanmoins disposer de plus d’infor-
mations pour pouvoir prendre une décision éclairée, par exemple : quel est le taux de
réussite du chirurgien qui vous a été recommandé et quelles sont les performances
de l’hôpital qui pratique l’opération dont vous avez besoin ? Combien de patients sont
morts ou ont été victimes de graves complications suite à l’opération ? Ces chiffres
sont-ils comparables à ceux relevés pour d’autres chirurgiens ou d’autres hôpitaux ? Ce
type d’information est souvent très difficile voire impossible à obtenir pour la plupart
des patients. Serait-ce mieux pour eux s’il existait des informations détaillées sur les
performances des médecins et des hôpitaux que l’on pourrait consulter facilement ? Pas
nécessairement. Avoir plus d’informations est souvent mais pas toujours préférable. Ce
qui est intéressant dans cet exemple, c’est que le fait de pouvoir accéder aux informations
concernant les performances pourrait en fait conduire à de plus mauvais résultats sur
le plan médical. Pourquoi cela ? Parce que l’accès à ces informations aurait deux effets
différents qui modifieraient le comportement des médecins comme des patients. Cela
permettrait tout d’abord aux patients de choisir les médecins ayant obtenu les meilleures
performances, ce qui obligerait ces derniers à toujours faire de leur mieux. C’est une
bonne chose. Mais cela encouragerait ensuite les médecins à limiter leurs soins aux
patients qui sont relativement en bonne santé, étant donné que les patients très âgés
ou très malades présentent un risque de complication ou de décès plus important. Le
bilan de performance des médecins qui prendraient en charge ce type de patients serait
vraisemblablement moins bon (toutes choses égales par ailleurs). Comme les médecins
seraient jugés en fonction de leurs performances, ils auraient tout intérêt à ne pas traiter
les patients très vieux ou très malades. Il serait par conséquent très difficile voire impos-
sible pour ces patients de se faire soigner.
Pour savoir s’il est préférable de disposer de plus d’informations, il faut déterminer quel
Exemple 5.5 (suite)
1. David Dranove, Daniel Kessler, Mark McClennan et Mark Satterthwaite, “Is More Information Better?
The Effects of ’Report Cards’ on Health Care Providers”, Journal of Political Economy 3 (juin 2003):
555-558.
6. La plupart des Américains ont au moins un peu d’argent investi en valeurs boursières ou dans d’autres actifs
risqués, bien que parfois indirectement. Par exemple, beaucoup d’individus avec un emploi à plein temps
ont des parts dans des fonds de pension garantis en partie par une contribution sur leur propre salaire et
en partie par des contributions d’employeurs. Généralement, de tels fonds sont en partie investis sur les
marchés boursiers.
Comment les individus décident-ils du montant du risque qu’ils assument lorsqu’ils font
ces investissements et ces plans pour le futur ? Pour répondre à ces questions, nous devons
examiner la demande d’actifs risqués.
et faire ainsi baisser, en termes réels, les versements d’intérêts et l’éventuel remboursement
du capital, réduisant ainsi la valeur de ces titres.
Par contraste, un actif peu risqué (ou sans risque) assure un flux monétaire connu avec
certitude. Les obligations à court terme de l’État, appelés bons du Trésor, comportent
très peu de risques. Comme ils sont à terme rapproché, de quelques mois, le risque d’une
augmentation subite du taux d’inflation est très faible. Vous pouvez aussi considérer raison-
nablement que le Trésor public ne fera pas défaut sur ces bons (c’est-à-dire qu’il ne refusera
pas de rembourser le détenteur lorsque le bon arrivera à échéance). Les livrets d’épargne ou
les certificats de dépôts à court terme constituent d’autres exemples d’actifs très peu risqués.
Rendement espéré par rapport au rendement réel. Comme la plupart des actifs sont
risqués, un investisseur ne peut prévoir leur rendement au cours de l’année à venir. Par
exemple, la valeur de votre immeuble de rapport peut se déprécier plutôt que s’apprécier,
et le prix de l’action Peugeot peut connaître une hausse plutôt qu’une baisse. Cependant,
nous pouvons tout de même comparer les actifs en regardant leurs rendements espérés.
7. Le prix d’une obligation varie souvent au cours d’une année. Si l’obligation voit sa valeur s’apprécier (ou se
déprécier) au cours de l’année, son rendement sera supérieur (ou inférieur) à 10 %. De plus, la définition
du rendement donnée ici ne doit pas être confondue avec celle du « taux de rendement interne », qui est
parfois utilisé pour les flux monétaires durant une période de temps. Nous discuterons d’autres mesures de
rendement dans le chapitre 15, lorsque nous aborderons le thème des valeurs présentes escomptées.
Le rendement espéré d’un actif est la valeur espérée de ce rendement, c’est-à-dire le rendement
se réalisant en moyenne. Certaines années, le rendement réel d’un actif peut être plus
important que le rendement espéré, et certaines années il peut être moins important. Sur
une longue période, cependant, le rendement moyen sera proche du rendement espéré.
Des actifs différents ont des rendements espérés différents. Le tableau 5.8, par exemple,
montre que même si les rendements espérés corrigés de l’inflation des bons du Trésor public
sont inférieurs à 1 %, le rendement espéré corrigé de l’inflation d’un ensemble de valeurs
représentatives de la Bourse est de plus de 9 % 8. Pourquoi quelqu’un voudrait-il acheter
un bon du Trésor alors que le rendement espéré des valeurs boursières est beaucoup plus
élevé ? Parce que la demande d’un actif ne dépend pas seulement de son rendement espéré,
mais aussi de son risque : bien que les valeurs boursières aient un taux de rendement plus
élevé que les bons du Trésor, elles sont aussi beaucoup plus risquées. Une mesure du risque,
l’écart-type du rendement annuel corrigé de l’inflation, est égale à 20,2 % pour les actions
ordinaires, à 8,3 pour les obligations, et seulement à 3,2 % pour les bons du Trésor.
Les chiffres du tableau 5.8 suggèrent que plus le rendement espéré d’un investissement est
important, plus le risque qu’il induit est également important. En supposant un portefeuille
constitué de placements bien diversifiés, c’est certainement le cas9. Ainsi, un investisseur
averse au risque doit choisir entre le rendement espéré et le risque. Nous examinons cet
arbitrage plus en détail dans la section suivante.
8. Le rendement espéré peut être plus ou moins élevé selon les valeurs. Les actions de petites sociétés (par
exemple, celles qui sont échangées sur le NASDAQ) ont un taux de rendement espéré plus élevé – et un
écart-type du rendement plus élevé.
9. Ce sont les risques non diversifiables qui sont importants. Une valeur individuelle peut être très risquée mais
avoir aussi un faible rendement espéré dans la mesure où la plupart des risques peuvent être diversifiés en
détenant une grande quantité de valeurs de ce type. Le risque non diversifiable, qui provient du fait que les
prix de valeurs individuelles sont corrélés avec l’ensemble du marché boursier, est le risque qui se produit
même si le portefeuille de valeurs boursières est diversifié. Nous discutons ce point en détail dans le cadre
du modèle de fixation du prix du capital d’actifs dans le chapitre 15.
10. La manière la plus facile d’investir dans un ensemble représentatif de valeurs boursières est d’acheter une
part de fonds commun. Comme un fonds commun investit dans de nombreuses valeurs boursières, on achète
en fait un portefeuille.
11. La valeur espérée de la somme des deux variables est la somme des valeurs espérées. Ainsi :
Rp = E[brm] + E[(1 – b)Rf] = bE[rm] + (1 – b)Rf = bRm – (1 – b)Rf
12. Pour comprendre pourquoi, nous observons dans la note n° 4 que nous pouvons écrire la variance du
rendement du portefeuille comme :
s 2p = E [brm + (1 - b)R f - R p ]2
En substituant l’équation (5.1) pour le rendement espéré du portefeuille, Rp, nous obtenons :
s 2p = E [brm + (1 - b)R f - bRm - (1 - b)R f ]2 = E [b(rm - Rm )]2 = b 2s 2p
Comme l’écart-type d’une variable aléatoire est la racine carrée de sa variance, sp = bsm .
Risque et droite de budget. Cette équation est une droite de budget car elle décrit
l’arbitrage entre le risque (s p) et le rendement espéré (Rp). Notons que c’est l’équation
d’une ligne droite : comme Rm, Rf, et sm sont constants, la pente (Rm – Rf) / sm est une
constante, comme l’est l’ordonnée à l’origine, Rf . L’équation indique que le rendement
espéré du portefeuille Rp augmente lorsque l’écart-type de ce rendement sp augmente. Nous
appelons la pente de cette droite de budget, (Rm – Rf) / sm, le prix du risque, parce qu’elle
nous dit quel risque supplémentaire un investisseur est prêt à encourir pour obtenir un
rendement plus grand.
La droite de budget est représentée sur la figure 5.6. Si notre investisseur ne veut pas prendre
de risque, il peut investir tous ses fonds dans les bons du Trésor (b = 0) et recevoir un
rendement espéré de Rf . Pour recevoir un rendement espéré plus élevé, il doit encourir
un risque plus élevé. Par exemple, il peut investir tous ses fonds dans des valeurs boursières
(b = 1), rapportant un rendement espéré Rm, mais encourant un écart-type de sm. Ou il
peut investir une partie de ses fonds dans chaque type d’actif, rapportant un rendement
espéré situé entre Rf et Rm et faisant face à un écart-type inférieur à sm mais supérieur
à zéro.
Rendement U3
espéré, Rp
U2
U1
Rm
Droite de budget
R*
Rf
0
Écart-type
du rendement,
Entre les trois courbes d’indifférence, l’investisseur devrait opter pour U3. Cette position,
cependant, n’est pas réalisable, car U3 ne touche pas la droite de budget. La courbe U1 est
réalisable, mais l’investisseur peut faire mieux. Comme le consommateur choisit la quantité
de produits alimentaires et de vêtements, notre investisseur fait tout son possible pour choisir
une combinaison de risque et de rendement en un point où une courbe d’indifférence (dans
ce cas, U2) est tangente à la droite de budget. En ce point, le rendement de l’investisseur a
une valeur espérée de R* et un écart-type de σ*.
Naturellement, les individus diffèrent dans leurs comportements vis-à-vis du risque. La
figure 5.7 montre comment deux investisseurs choisissent leurs portefeuilles. L’investisseur
A est plutôt averse au risque. Comme sa courbe d’indifférence UA est tangente à la droite de
budget en un point de risque faible, il devrait investir presque tous ses revenus dans des bons
du Trésor et obtenir un rendement espéré R A à peine plus grand que le rendement sans risque
Rf. L’investisseur B est moins averse au risque. Il investit une grande partie de ses fonds dans
des valeurs boursières, et alors que le rendement de son portefeuille sera d’une plus grande
valeur espérée R B, il aura aussi un plus grand écart-type σB.
Rendement UA UB
espéré, Rp
Rm
RB Droite de budget
RA
Rf
0 Écart-type
du rendement, p
marché boursier. Acheter des valeurs boursières à la marge de cette façon est une forme de
spéculation : l’investisseur augmente son rendement espéré au-dessus de celui de l’ensemble
du marché boursier, mais au prix d’une augmentation du risque.
UB
UA
RB
Droite de budget
Rm
RA
Rf
13. Comme mentionné précédemment, ce qui est important, ce sont les risques non diversifiables, car les
investisseurs peuvent éliminer le risque diversifiable en prenant plusieurs valeurs différentes (par exemple,
via les fonds communs). Nous discutons du risque diversifiable contre le risque non diversifiable dans le
chapitre 15.
Investir en Bourse
Exemple 5.6
Exemple 5.6
Dans les années 1990, on a observé un changement dans les habitudes d’épargne des
Américains. Tout d’abord, un grand nombre d’entre eux s’est mis à investir en Bourse
pour la première fois. En 1989, environ 32 % des familles américaines avaient investi
une partie de leur richesse en Bourse, soit directement (achat d’actions individuelles),
soit indirectement (fonds communs de placement ou fonds de pension investis en
actions). En 1998, ce pourcentage était monté à 49 %. De plus, la part des richesses
investies en Bourse est passée de 26 à 54 % au cours de la même période1. La plupart
de ces changements sont dus à l’arrivée des jeunes. Le nombre des investisseurs de
moins de 35 ans est en effet passé de 22 % en 1989 à environ 41 % en 1998. Dans la
plupart des cas, le comportement d’investissement des ménages s’est stabilisé après les
années 1990. En 2007, ils étaient 51,1 % à avoir investi en Bourse. Les Américains plus
âgés sont également devenus beaucoup plus actifs. En 2007, 40 % des plus de 75 ans
détenaient des actions, contre 29 % en 1998. Pourquoi le nombre d’investisseurs a-t-il
augmenté ? Une des raisons est l’arrivée de la Bourse en ligne qui a permis de simplifier
les opérations d’investissement. Un autre élément a sans doute été l’envolée du cours
des actions survenue à la fin des années 1990, liée à l’engouement pour la « nouvelle
économie », ce que les Américains ont appelé la dot.com euphoria. Cette envolée a pu
convaincre certains investisseurs que les cours allaient continuer de grimper. Comme
l’a déclaré un analyste, « La croissance stable du marché pendant sept ans, la popularité
des fonds communs de placement, le fait que les employeurs se soient mis à privilégier
les fonds de pension autogérés, et le déferlement de publications à destination des inves-
tisseurs individuels : tout cela a contribué à l’émergence d’individus croyant tout savoir
de la finance2. »
La figure 5.9 montre quels étaient le dividend yield ratio (le rapport du dividende annuel
au prix de l’action, appelé aussi « rendement du dividende ») et le PER (price earning
ratio, le cours de l’action divisé par sa rémunération annuelle) des plus grandes entre-
prises classées dans le S&P 500 (indice boursier basé sur 500 grandes sociétés cotées sur
les Bourses américaines) entre 1970 et 2011. On voit que le dividend yield ratio a baissé
de 5 % dans les années 1980 à près de 2 % au début des années 2000. Au cours de la
même période, le ratio PER a quant à lui augmenté, passant d’environ 8 en 1980 à plus
de 40 en 2002, avant de retomber à 20 entre 2005 et 2007 puis d’augmenter de nouveau
jusqu’en 2011. A posteriori, ces évolutions du PER n’ont pu se produire que parce que les
investisseurs étaient prêts à croire que les profits des sociétés allaient continuer à croître
rapidement au cours des années suivantes. Cela laisse à penser qu’à la fin des années 1990,
de nombreux investisseurs étaient soit très peu réticents au risque, soit très optimistes,
ou les deux. Certains économistes ont également suggéré que l’envolée des cours de la
Bourse dans cette période était le résultat du comportement moutonnier des inves-
tisseurs, selon lequel des investisseurs se ruent sur le marché au vu des expériences
1. Données issues du Federal Reserve Bulletin de janvier 2000, et du Survey of Consumer Finances de 2011.
2. “We’re All Bulls Here: Strong Market Makes Everybody an Expert”, Wall Street Journal, 12 septembre
1997.
50 7
45
Dividend Yield 6
40
35 5
25
3
20
15 2
10
1
5 P/E Ratio
0 0
1970 1974 1978 1982 1986 1990 1994 1998 2002 2006 2010
Année
Figure 5.9 – Évolution du rapport dividende/cours de l’action (dividend yield ratio) et du PER pour
l’indice S&P 500
Le rapport dividende/cours de l’action pour les titres du S&P 500 a baissé de manière vertigineuse,
tandis que le PER n’a cessé d’augmenter entre 1980 et 2002 avant de baisser.
3. Voir par exemple l’ouvrage de Robert Shiller, Irrational Exuberance, Princeton University Press, 2000.
5. Les bulles
Entre 1995 et 2000, le cours des actions de nombreuses entreprises Internet a brutalement
augmenté. Pourquoi cette augmentation soudaine ? On peut dire (comme l’ont fait à
l’époque un grand nombre d’analystes boursiers, de conseillers financiers et d’investisseurs
© 2012 Pearson France – Microéconomie 8 – Robert Pindyck, Daniel Rubinfeld
lambda) que la hausse des cours était justifiée par les fondamentaux. Un grand nombre de
gens pensaient que le potentiel d’Internet était quasiment illimité, notamment lorsque le
haut débit s’est généralisé. Après tout, de plus en plus de biens et de services étaient achetés
en ligne grâce à des entreprises comme Amazon.com, Craigslist.org, Ticketmaster.com,
Fandango.com, etc. En outre, de plus en plus de gens se sont mis à lire les nouvelles en ligne
plutôt que d’acheter des journaux et des magazines, et les sources d’information en ligne
sont devenues toujours plus nombreuses avec des sites comme Google, Bing, Wikipedia
et WebMD. Les entreprises ont par conséquent choisi de faire davantage de publicité sur
Internet plutôt que dans les journaux ou à la télévision.
Internet a effectivement modifié la manière de vivre de beaucoup d’entre nous. (D’ailleurs,
certains parmi vous sont peut-être en train de lire la version électronique de ce manuel
téléchargée sur le site de Pearson, légalement espérons-le !) Cela signifie-t-il pour autant que
n’importe quelle entreprise dont le nom se finit par « .com » est sûre de faire des profits élevés
à l’avenir ? Probablement pas. Pourtant, de nombreux investisseurs (le terme « spécula-
teurs » serait peut-être plus approprié) ont acheté des actions d’entreprises Internet à des prix
très élevés, des prix qui devenaient de plus en plus difficiles à justifier au regard des fonda-
mentaux, c’est-à-dire au regard des projections rationnelles de rentabilité future. C’est ainsi
que l’on a abouti à la bulle Internet : une augmentation du cours des entreprises Internet
basée non pas sur les fondamentaux de profitabilité réelle, mais plutôt sur la croyance
que le prix de ces actions continuerait de croître. La bulle a éclaté lorsque que les gens ont
commencé à comprendre que la rentabilité de ces entreprises était loin d’être assurée et que
les prix pouvaient baisser tout aussi vite qu’ils étaient montés.
Les bulles sont souvent la conséquence d’un comportement irrationnel. Les gens cessent
de réfléchir. Ils achètent quelque chose parce que les prix grimpent, ils pensent (sans doute
encouragés par leurs amis) que cela va continuer de sorte que leurs profits sont garantis. Si
on leur demande s’il est possible que les prix se mettent à baisser, ils répondront « oui, mais
je vendrai avant ». Si on va plus loin et qu’on leur demande comment ils sauront que les prix
sont sur le point de baisser, ils répondront « je le sentirai ». Bien entendu, la plupart du temps
ils ne voient rien venir : ils vendent une fois que le prix a commencé à chuter et ils perdent
au moins une partie de leur investissement. (Si on veut voir le bon côté des choses, on dira
que cela permet au moins d’apprendre un peu en matière d’économie.)
Les bulles sont souvent inoffensives au sens où, malgré les pertes financières de certains, les
dégâts ne vont pas affecter durablement l’ensemble du système économique. Pourtant, ce
n’est pas toujours le cas.
La bulle immobilière prolongée qu’ont connu les États-Unis a éclaté en 2008, entraînant des
pertes financières pour de grandes banques qui avaient accordé des crédits à des propriétaires
incapables de rembourser leurs emprunts (mais qui pensaient que les prix de l’immobilier
allaient continuer à grimper). Le gouvernement a massivement renfloué certaines de ces
banques afin d’éviter leur faillite, mais de nombreux propriétaires moins chanceux ont été
saisis et ont donc perdu leur maison. Les États-Unis ont connu fin 2008 la pire récession
depuis la Grande Dépression des années 1930. Loin d’être inoffensive, la bulle immobilière
était en partie responsable de cette crise.
Exemple 5.7
Début 1998, les prix de l’immobilier ont commencé à grimper de manière significative
aux États-Unis. La figure 5.10 montre l’indice S&P/Case-Shiller des prix immobiliers
à l’échelle nationale1. Entre 1987 (première année de publication de l’indice) et 1998,
l’indice a augmenté d’environ 3 % par an au niveau nominal. Au niveau réel (c’est-à-dire
corrigé de l’inflation), l’indice a perdu environ 0,5 % par an. C’est un taux normal d’aug-
mentation des prix, qui reflète en gros l’augmentation de la population et des revenus
ainsi que l’inflation. Ensuite les prix se sont mis à augmenter bien plus rapidement, et
la croissance de l’indice a atteint environ 10 % par an jusqu’à atteindre un pic de 190
en 2006. Pendant cette période de 8 ans (entre 1998 et 2006), de nombreuses personnes
ont cru que l’immobilier était un investissement sûr et que les prix ne pourraient
que continuer à croître. Beaucoup de banques ont elles aussi adhéré à ce mythe, et
ont accordé des prêts à des gens dont les revenus étaient bien inférieurs au montant
requis pour payer les mensualités d’intérêts et de capital à long terme. La demande de
logements a fortement augmenté et certains ont même acheté quatre ou cinq maisons
en pensant qu’ils pourraient les revendre un an plus tard et ainsi s’enrichir rapidement.
La spéculation sur la demande a provoqué une hausse encore plus importante des prix.
Mais en 2006, il s’est produit un événement curieux : les prix ont cessé d’augmenter. En
fait, au cours de l’année 2006, ils ont même commencé à baisser légèrement (environ
2 % au niveau nominal). Puis en 2007 ils se sont mis à dégringoler rapidement, et en
2008 cela ne faisait plus aucun doute : le boom de l’immobilier n’avait été qu’une bulle
et celle-ci venait d’éclater. Entre le pic de 2006 et l’année 2011, les prix de l’immobilier
ont baissé de plus de 33 % au niveau nominal (près de 40 % au niveau réel). Ce n’est
d’ailleurs que la moyenne pour l’ensemble des États-Unis. Dans certains États comme
la Floride, l’Arizona et le Nevada, les effets de la bulle se sont avérés bien pires encore, et
les prix ont baissé de plus de 50 %.
Les États-Unis n’ont pas été le seul pays touché par la bulle immobilière. L’Europe a
également été atteinte. En Irlande par exemple, le boom économique et l’accroissement
des investissements étrangers se sont accompagnés d’une forte spéculation. Cela a fait
monter le prix de l’immobilier de 305 % entre 1995 et 2007 (641 % entre 1987 et 2007,
ces deux chiffres au niveau nominal). Après plus de dix ans d’une croissance supérieure
à la moyenne, la bulle irlandaise a éclaté. En 2010, le prix de l’immobilier avait chuté
de plus de 28 % par rapport au pic de 2007. L’Espagne et d’autres pays européens ont
traversé des situations similaires, ce qui a contribué à une crise de la dette mondiale.
D’autres bulles repérables vont finir par éclater. Le prix des logements et des terrains a
augmenté très rapidement dans plusieurs villes chinoises, parmi lesquelles Shanghai et
Pékin, et la valeur de certains appartements y aurait doublé en à peine quelques mois2.
1. L’indice S&P/Case-Shiller mesure l’évolution des prix dans l’immobilier en suivant les ventes consé-
cutives de maisons familiales dans 20 villes des États-Unis. En comparant le prix initial d’une maison
à celui des ventes suivantes, l’indice permet de contrôler d’autres variables (superficie, emplacement,
style) dont l’évolution pourrait aussi conduire à une augmentation des prix.
2. Craignant un effondrement économique, le gouvernement chinois a pris certaines mesures destinées
à freiner l’escalade des prix dans l’immobilier, à durcir la réglementation en matière d’emprunts et à
obliger les acheteurs à rembourser leur dette.
170
Indice des prix de l’immobilier
130
110
90
70
Indice des prix de l’immobilier
(niveau réel)
50
1987 1989 1991 1993 1995 1997 1999 2001 2003 2005 2007 2009 2011
Année
Notons que dans cet exemple, votre décision d’investissement repose non sur des infor-
mations sur les fondamentaux que vous auriez recueillies (c’est-à-dire relatives à un succès
potentiel d’Ajax dans le domaine de la recherche et du développement), mais davantage sur
les décisions d’investissement prises par les autres.
Notons également que vous supposez de manière implicite que : (1) les décisions d’inves-
tissement prises par les autres reposent sur des informations sur les fondamentaux qu’ils
ont réussi à obtenir ; ou (2) les décisions d’investissement prises par les autres reposent sur
les décisions d’investissement prises par d’autres encore, qui se basent eux-mêmes sur les
informations sur les fondamentaux qu’ils ont réussi à obtenir ; ou (3) les décisions d’inves-
tissement prises par les autres reposent sur les décisions d’investissement prises par d’autres
encore, qui reposent elles aussi sur les décisions d’investissement prises par d’autres, qui se
basent eux-mêmes sur les informations sur les fondamentaux qu’ils ont réussi à obtenir,
etc. Vous avez saisi l’idée. Peut-être que « les autres » qui arrivent en bout de chaîne ont pris
leur décision d’investissement en s’appuyant sur des informations peu fiables qui n’étaient
pas plus décisives que celles dont vous disposiez vous-même lorsque vous avez commencé à
vous intéresser à Ajax. En d’autres termes, vos propres décisions d’investissement peuvent
être le résultat d’une cascade d’informations : des actions basées sur des actions basées sur
des actions... justifiées par une quantité très limitée d’informations fondamentales.
Lorsqu’une bulle est la conséquence d’une cascade informationnelle, on peut dire qu’elle
est rationnelle au sens où elle repose sur le fait de croire que l’investissement générera un
retour positif. Car si les premiers investisseurs ont en effet obtenu des informations positives
qui leur ont permis de prendre leur décision d’investissement, les chances de faire du profit
sont réelles pour les investisseurs situés au bout de la chaîne14. Le risque pris est toutefois
important, et il y a des chances pour qu’au moins une partie des investisseurs l’aient sous-
estimé.
Exemple 5.8
Les cascades informationnelles peuvent aider à comprendre comment les bulles
immobilières se sont formées aux États-Unis et dans d’autres pays. Entre 1999 et 2006
par exemple, le prix des maisons a presque triplé à Miami. Aurait-il été totalement
irrationnel d’y acheter un bien immobilier en 2006 ? Au cours des années précédentes,
certains analystes avaient annoncé un accroissement important de la demande dans
le secteur immobilier à Miami et dans d’autres villes de Floride, en partie à cause du
nombre important de retraités qui veulent passer leur retraite dans une région au climat
agréable, mais aussi à cause du flux croissant d’immigrants venus retrouver des proches
à Miami. Si des investisseurs s’étaient dits que ces analystes avaient bien fait leur travail
et avaient agi en conséquence, investir dans l’immobilier aurait pu être un compor-
tement rationnel.
14. Vous trouverez un exemple relativement simple qui illustre ce point, ainsi qu’une discussion intéressante
dans S. Bikhchandani, D. Hirschleifer et I. Welch, “Learning from the Behavior of Others: Conformity, Fads,
and Informational Cascades”, Journal of Economic Perspectives 12 (été 1998): 151-170.
500
450
400
Indice des prix de l’immobilier
350
300
250
200
150
100
50
1987 1989 1991 1993 1995 1997 1999 2001 2003 2005 2007 2009 2011
Année
Figure 5.11 – Indice S&P/Case-Shiller des prix de l’immobilier pour cinq villes
L’indice montre le prix moyen de l’immobilier dans cinq villes américaines (au niveau nominal). Les
effets de la bulle immobilière ont été pires dans certaines villes. C’est à Los Angeles, Miami et Las
Vegas que les hausses de prix ont été les plus importantes, avant qu’ils ne s’effondrent à partir de 2007.
Cleveland a au contraire échappé à la bulle, le prix de l’immobilier y ayant d’abord augmenté puis baissé
de manière modérée.
6. L’économie comportementale
Rappelons que la théorie fondamentale de la demande du consommateur repose sur les trois
hypothèses suivantes : (1) les consommateurs expriment des préférences marquées pour
certains biens par rapport à d’autres ; (2) ils sont confrontés à des contraintes budgétaires ;
et (3) compte tenu de leurs préférences, de leurs revenus limités et du prix des différents
biens, les consommateurs optent pour l’achat d’une combinaison d’articles maximisant leur
satisfaction (ou utilité). Ces hypothèses, cependant, ne sont pas toujours réalistes : les préfé-
rences ne sont pas toujours claires ou peuvent varier en fonction du contexte dans lequel les
choix se font, tandis que les choix de consommation ne répondent pas systématiquement à
une maximisation de l’utilité.
Notre compréhension de la demande des consommateurs (et des décisions des entreprises)
serait peut-être améliorée si nous incorporions des hypothèses plus réalistes et détaillées en
ce qui concerne les comportements humains. C’est l’objectif du nouveau champ de l’éco-
nomie comportementale, qui élargit et enrichit l’étude de la microéconomie15. Nous décrirons
brièvement quelques exemples de comportements du consommateur qui ne peuvent pas être
facilement expliqués à l’aide des hypothèses standard de la maximisation de l’utilité sur
lesquelles nous nous sommes appuyés jusqu’à maintenant :
• Une grosse tempête de neige vient tout juste d’avoir lieu, et vous vous arrêtez dans une
quincaillerie pour acheter une pelle. Vous pensiez payer cette pelle 20 euros, le prix
habituellement affiché. Cependant, vous vous rendez compte qu’en raison de la tempête,
le magasin a augmenté le prix à 40 euros. Même si vous pouviez vous attendre à la payer
plus cher au vu des conditions climatiques, vous estimez qu’un doublement du prix n’est
pas équitable et que le magasin essaie de tirer profit de la situation. Ainsi vous n’achetez
pas la pelle, même si vous auriez accepté de la payer 40 euros, s’il s’était agi du prix
normal16.
• Fatigué de toute cette neige, vous décidez d’aller passer quelques jours à la campagne. Sur
votre chemin, vous vous arrêtez dans un restaurant pour le déjeuner. Bien que vous ayez
peu de chances de revenir dans cet établissement, vous pensez qu’il est juste et approprié
de laisser un pourboire de 15 % en récompense du bon service qui vous a été donné.
• Vous achetez le présent manuel auprès d’une boutique en ligne, qui offre un prix inférieur
à votre libraire habituel. Mais votre comparaison ne tient pas compte des frais d’expé-
dition.
Chacun de ces exemples illustre des comportements qui ne peuvent être expliqués par les
hypothèses sous-tendant le modèle standard du consommateur décrit dans les chapitres 3
et 4. Il faut se tourner vers la psychologie et la sociologie, afin de compléter les hypothèses de
15. Pour une discussion plus détaillée, voir Stefano DellaVigna, “Psychology and Economics: Evidence from
the Field”, Journal of Economic Literature (à paraître) ; Colin Camerer et George Loewenstein, “Behavioral
Economics: Past, Present, Future”, in Colin Camerer, George Loewenstein et Matthew Rabin (dir.), Advances
in Behavioral Economics, Princeton University Press, 2003.
16. Cet exemple est basé sur l’article de Daniel Kahneman, Jack L. Knetsch, et Richard Thaler, “Fairness as
a Constraint on Profit Seeking: Entitlements in the Market”, American Economic Review, vol. 76 (1986) :
728-41.
17. Cet exemple s’inspire de Uri Simonsohn et George Loewenstein, “Mistake #37: The Effects of Previously
Encountered Prices on Current Housing Demand”, The Economic Journal, nº 116 (janvier 2006) : 175-199.
mateurs affirme que ces deux prix doivent être identiques, mais de nombreuses expériences
pratiques indiquent le contraire18.
Lors d’une expérience réalisée en cours, la moitié des étudiants reçoivent, de manière
aléatoire, une tasse à café d’une valeur marchande de 5 euros, tandis que l’autre moitié ne
reçoit rien19. On demande au premier groupe le prix minimal auquel ses membres reven-
draient la tasse au professeur et au second groupe le montant minimal d’argent que ses
membres accepteraient à la place de la tasse. Les deux groupes font face à des décisions
similaires, mais possèdent chacun des points de référence différents. Pour le premier groupe,
dont le point de référence est la possession de la tasse, le prix le plus bas auquel ses membres
sont disposés à la vendre est en moyenne de 7 euros. Les membres du second groupe, dont
le point de référence est l’absence de tasse, sont prêts à accepter 3,50 euros, en moyenne, à
la place de la tasse. Cet écart de prix montre que l’abandon de la tasse est perçu comme une
« perte » plus grande pour ceux qui en possèdent une, que le « profit » lié à l’obtention d’une
tasse pour ceux qui n’en ont pas. Il s’agit d’un effet de dotation : la tasse vaut plus pour ceux
qui la possèdent déjà. Nombre d’études expérimentales ont mis en évidence le même type de
résultat, qualifié à juste titre d’aversion à la perte. C’est en effet le cas dans l’expérience de la
tasse : les individus ont tendance à préférer éviter une perte plutôt qu’acquérir un gain. Les
étudiants qui reçoivent une tasse et pensent que sa valeur est de 5 euros n’avaient pas envie
de la revendre à un prix inférieur car cela aurait créé chez eux une impression de perte. Le
fait qu’ils avaient reçu la tasse sans rien payer, et donc qu’ils auraient en réalité obtenu un
gain, ne comptait pas autant.
Autre exemple de ce phénomène, le fait que les gens hésitent souvent à vendre leurs actions
boursières à perte alors même qu’ils pourraient investir leurs bénéfices sur d’autres titres
jugés plus rentables. Pourquoi ? Parce que le prix payé à l’origine – qui s’est révélé trop élevé
au vu des réalités du marché – agit comme un point de référence, et que les gens éprouvent
une aversion aux pertes : une perte de 1 000 dollars sur un investissement leur apparaît
plus « douloureuse » que l’avantage perçu d’un gain de 1 000 dollars. Même s’il existe une
grande variété de situations dans lesquelles les effets de dotation peuvent s’exprimer, on
sait maintenant que ces effets ont tendance à disparaître à mesure que les consommateurs
acquièrent une expérience adéquate. On ne s’attend pas ainsi à ce que des courtiers ou autres
investisseurs professionnels affichent cette aversion à la perte décrite ci-dessus20.
Cadrage. Les préférences subissent aussi l’influence du cadrage, une autre manifestation
des points de référence. Le cadrage concerne la tendance à s’appuyer sur le contexte dans
lequel le choix se fait au moment de la prise de décision. Comment les choix sont-ils cadrés,
quel nom leur est donné, dans quel contexte interviennent-ils, quelles sont les apparences :
tout cela peut influencer le choix que la personne va faire. Préférerez-vous acheter une crème
parce qu’il est marqué sur l’emballage qu’elle « freine le processus du vieillissement » ou une
autre décrite comme vous permettant de « retrouver votre jeunesse » ? Peut-être que seul
18. Les travaux expérimentaux de ce type ont joué un rôle important dans le développement de l’économie
comportementale. C’est pour cette raison que Vernon Smith, pionnier de la vérification expérimentale des
théories économiques, s’est vu codécerner le prix Nobel d’économie en 2002.
19. Voir Daniel Kahneman, Jack L. Knetsch et Richard Thaler, “Experimental Tests of the Endowment Effect
and the Coase Theorem”, Journal of Political Economy, 98(6) (décembre 1990) : 1925-48.
20. Voir John A. List, “Does Market Experience Eliminate Market Anomalies?”, Quarterly Journal of Economics.
le packaging différencie ces deux produits. Pourtant, dans le monde réel où l’information
est parfois limitée et où le point de vue compte, nombreux sont ceux qui préféreront acheter
le produit qui met l’accent sur la jeunesse.
Exemple 5.9
Certains propriétaires immobiliers vendent parce qu’ils doivent déménager après avoir
trouvé un nouvel emploi, parce qu’ils veulent se rapprocher (ou s’éloigner) de la ville
où ils travaillent, ou parce qu’ils ont envie d’une maison plus grande ou plus petite. Ils
mettent donc leur bien en vente sur le marché immobilier. Mais à quel prix ? Les proprié-
taires peuvent en général se faire une idée assez précise du prix de vente de la maison
en regardant les annonces concernant des biens similaires, ou en discutant avec un
agent immobilier. Ils fixeront toutefois très souvent un prix de vente bien supérieur aux
estimations réalistes. Il arrive par conséquent que certains biens restent plusieurs mois
sur le marché avant que les propriétaires n’acceptent à contrecœur de baisser leur prix.
Pendant cet intervalle, ils ont dû maintenir la propriété en état et payer les diverses taxes,
les factures et l’assurance. Cela semble irrationnel. Pourquoi ne pas se rapprocher tout de
suite des prix du marché ? Il s’agit d’un effet de dotation. Les vendeurs considèrent que
leur bien est différent des autres. Le fait d’en être propriétaire leur donne l’impression
de mieux estimer sa valeur, qui peut se situer bien au-delà des prix du marché.
Si les prix de l’immobilier sont en baisse, l’aversion à la perte peut également entrer
en jeu. Comme nous l’avons vu dans les exemples 5.7 et 5.8, les prix de l’immobilier
aux États-Unis et en Europe ont commencé à chuter aux alentours de 2008, lorsque la
bulle immobilière a éclaté. Certains propriétaires ont par conséquent été influencés
par l’aversion à la perte au moment de déterminer le prix de vente de leur maison, tout
spécialement s’ils l’avaient achetée au moment du pic immobilier. La vente de la maison
transforme une perte sur le papier (qui n’a pas vraiment de réalité) en une perte réelle. Le
refus d’accepter cette réalité peut sans doute expliquer pourquoi certains propriétaires
rechignent à franchir l’étape finale que représente la vente de leur maison. Il n’est donc
pas très surprenant que certains biens immobiliers restent sur le marché plus longtemps
en période de crise qu’en période de croissance économique.
Équité. Les gens font parfois simplement ce qu’ils jugent bon ou équitable de faire, en dehors
de tout gain financier ou matériel. Les dons aux œuvres caritatives, le temps consacré à
une activité bénévole ou les pourboires laissés au restaurant en offrent quelques exemples.
Comme l’a montré plus haut l’exemple de l’achat d’une pelle à neige, il arrive donc aussi que
les considérations d’équité affectent le comportement des consommateurs.
Notre théorie de base ne semble pas en rendre compte, du moins à première vue.
Pourtant, il est souvent possible de modifier nos modèles de demande pour rendre compte
des effets de l’équité sur le comportement des consommateurs. Pour voir cela, reprenons
l’exemple de la pelle. Le prix du marché des pelles était de 20 euros, mais suite à une tempête
de neige (qui a modifié la courbe de demande), les magasins ont fait passer le prix à 40 euros.
Certains clients ont eu le sentiment de se faire avoir et ont par conséquent refusé d’acheter
une pelle.
Tout cela est illustré dans la figure 5.12. La courbe de demande D1 est celle que l’on observe
lors de conditions météorologiques normales. Les magasins vendent les pelles à 20 euros
et Q1 représente la quantité de pelles vendues chaque mois (quelques clients achètent des
pelles en prévision des tempêtes de neige). Certaines personnes auraient en fait été prêtes à
payer leur pelle plus cher (zone supérieure de la courbe de demande), mais cela n’a pas été
nécessaire puisque le prix du marché était de 20 euros. Une fois la tempête de neige arrivée,
la courbe de demande s’est déplacée vers la droite. Si le prix était resté à 20 euros, la quantité
demandée aurait augmenté jusqu’à atteindre Q2. Notons toutefois que la nouvelle courbe
de demande (D2) ne s’étend pas aussi loin que l’ancienne. Pour de nombreux clients, une
augmentation du prix à 25 euros serait encore équitable, mais au-delà ce serait une arnaque.
40 $
25 $
20 $
D2
D1
Q1 Q2 Q
C’est pourquoi la nouvelle courbe de demande devient très élastique dès que les prix
dépassent 25 euros, et plus aucune pelle ne se vend dès que l’on dépasse le seuil des 30 euros.
Notons de quelle manière l’équité entre en jeu dans cet exemple. Dans un contexte météoro-
logique normal, certains clients auraient accepté de payer une pelle 30 euros, voire 40 euros.
Ils savent toutefois que le prix a toujours été de 20 euros et ils ont le sentiment que l’augmen-
tation importante qui suit la tempête de neige est déloyale. C’est pourquoi ils refusent de
payer. Notons également qu’il est possible de modifier les courbes de demande habituelles
pour comprendre l’attitude des consommateurs vis-à-vis de l’équité.
Le jeu de l’ultimatum est un autre exemple d’équité. Supposons que l’on vous offre l’occasion
de partager 100 billets d’un dollar avec un inconnu que vous ne reverrez jamais, selon la
règle suivante : vous proposez d’abord une répartition donnée de l’argent. L’autre personne
accepte ou refuse votre proposition. Si elle accepte, vous obtenez chacun la part proposée.
Si elle refuse, aucun de vous deux n’obtient quoi que ce soit. Comme s’y prendre ?
Parce que tout supplément d’argent induit un supplément d’utilité, notre théorie de base
fournit une réponse claire : proposer de conserver 99 dollars et ne laisser qu’un seul dollar à
l’autre personne. Cette dernière devrait en outre s’estimer satisfaite, puisque avec un dollar
de plus, elle se retrouve avec davantage d’argent qu’elle n’en avait au départ, et davantage
qu’elle n’en aurait si elle rejetait votre proposition (zéro, dans les deux cas). Le marché se
révèle mutuellement avantageux.
Face à un tel choix, la plupart des gens hésitent cependant à faire ce type d’offre, qu’ils jugent
inéquitable et que l’« inconnu » risque fort à leurs yeux de refuser. Celui-ci peut estimer, en
effet, que l’opportunité de diviser les 100 dollars vous est tombée du ciel à tous les deux, et
qu’une répartition à parts égales, ou à peu près, serait donc la plus simple et la plus honnête.
Peut-être aussi l’inconnu rejettera-t-il votre proposition pour vous enseigner que la cupidité
n’est pas un comportement approprié. Au reste, si vous redoutez que cette personne réagisse
de la sorte, il sera en effet plus rationnel de lui offrir une somme supérieure. Lorsqu’on
pratique ce jeu dans un cadre expérimental, les répartitions proposées s’étendent en fait
entre 67/33 et 50/50, et ces offres-là sont normalement acceptées.
Le jeu de l’ultimatum montre comment l’équité peut affecter les décisions économiques.
On ne s’étonnera pas qu’elle puisse aussi influer sur les négociations entre les entreprises et
leurs salariés. Une entreprise pourra ainsi offrir un meilleur salaire à ses employés, si ses
dirigeants estiment par exemple qu’ils méritent un niveau de vie confortable, ou s’ils visent
à créer un environnement de travail agréable. En outre, les travailleurs payés en deçà de ce
qu’ils jugent équitable risquent également de fournir moins d’efforts21. (Dans la section 17.6,
nous verrons que payer les employés au-dessus du salaire de marché peut aussi s’expliquer
par l’utilisation de la « théorie du salaire d’efficience » sur le marché du travail, où les consi-
dérations d’équité n’interviennent pas.) L’équité influe sur les méthodes de fixation des
prix par les entreprises et peut expliquer pourquoi il leur est plus facile de les augmenter en
réponse à une hausse des coûts qu’à un accroissement de la demande22.
21. Pour une discussion générale de l’économie comportementale et de la théorie des salaires et des emplois,
voir George A. Akerlof, “Behavioral Macroeconomics and Macroeconomic Behavior”, American Economic
Review, nº 92 (juin 2002) : 411-433.
22. Voir par exemple Julio J. Rotemberg, “Fair Pricing”, NBER Working Paper, n˚ W10915 (2004).
Les considérations d’équité peuvent heureusement être prises en compte dans le modèle
fondamental du comportement des consommateurs. Si les individus qui déménagent à Paris
jugent inéquitables les loyers élevés des appartements, leur volonté maximale à payer la
location d’un logement s’en trouvera réduite. Si un nombre suffisant d’entre eux partage ce
sentiment, la réduction de la demande qui en résulte entraînera une baisse des loyers. De
la même manière, si un nombre suffisant de travailleurs a l’impression de ne pas recevoir
une rémunération équitable, il en résultera une réduction de l’offre de travail, et les salaires
augmenteront.
23. Voir Amos Tversky et Daniel Kahneman, “Judgement under Uncertainty: Heuritics and Biaises”, Science,
185 (1974) : 1124-1131.
prendre en compte, lorsqu’ils optent pour un achat en ligne. Leur décision se trouve biaisée
par la vision d’un prix plus bas qu’il ne l’est réellement24.
Si le recours aux règles simplificatrices risque de biaiser la prise de décision, il faut néanmoins
comprendre qu’elles jouent également un rôle utile. Elles permettent souvent de gagner du
temps et de s’épargner des efforts, en n’introduisant finalement qu’un biais minime. Il
convient donc de ne pas les condamner d’office.
Les consommateurs font souvent face à l’incertitude lorsqu’ils prennent leurs décisions,
et leur manque de compréhension des probabilités les empêche de prendre ces décisions
de manière optimale. (Pensez aux difficultés que pose par exemple le calcul de l’utilité
espérée.) Ils ont donc souvent recours à des règles simplificatrices pour les aider à prendre
des décisions, même si ces règles peuvent impliquer des distorsions importantes.
La loi des petits nombres. Les individus se laissent parfois influencer par ce qu’on appelle
« la loi des petits nombres ». Face à une information récente et relativement limitée, ils
surestiment la probabilité de certains événements. Ils tendent par exemple à surestimer
la probabilité qu’eux-mêmes ou une de leurs relations périsse dans un accident d’avion ou
gagne à la loterie. Rappelez-vous le joueur de roulette qui mise sur le noir après avoir vu le
rouge sortir trois fois de suite : il ne tient pas compte des lois de la probabilité.
Les recherches ont montré que ce biais des petits nombres touche fréquemment les inves-
tisseurs boursiers, persuadés que les rendements élevés obtenus depuis quelques années
ont toutes les chances de croître encore dans les années à venir – et contribuant de la sorte
au type de comportement « moutonnier » évoqué dans la section précédente. Ils évaluent
en l’occurrence le rapport probable de leurs investissements en observant l’évolution du
marché sur une période restreinte. Mais pour estimer précisément les gains envisageables,
il faudrait en réalité étudier la progression des cours sur plusieurs décennies. De la même
manière, quand les gens évaluent la probabilité d’une augmentation des prix de l’immobilier
sur la base des données recueillies depuis plusieurs années, les perceptions erronées qui en
découlent risquent d’entraîner l’apparition d’une bulle financière25.
Même si l’on est capable d’appréhender correctement certaines probabilités évidentes
(comme lorsqu’on tire à pile ou face), les choses se compliquent dès l’instant où les proba-
bilités sont inconnues. Peu de gens se font ainsi une idée exacte de leur probabilité d’être
victime d’un accident de voiture ou d’avion. Pour ce genre d’événement, ils forment une
évaluation subjective de la probabilité, qui peut se révéler proche de la probabilité réelle,
mais s’en trouve souvent très éloignée.
La formation de probabilités subjectives n’est pas toujours une mince affaire, et le processus
subit généralement l’influence de différents biais. Lorsqu’on évalue la probabilité d’un
événement, le contexte dans lequel s’opère l’évaluation peut ainsi revêtir une énorme impor-
tance. Si un avion s’est écrasé récemment, de nombreuses personnes auront tendance à
24. Tankim Hossain et John Morgan, “… Plus Shipping and Handling: Revenue (Non) Equivalence in Field
Experiments on eBay”, Advances in Economic Analysis & Policy, vol. 6, nº 2 (2006).
25. Voir Charles Himmelberg, Christopher Mayer et Todd Sinai, “Assessing High House Prices: Bubbles, Funda-
mentals and Misperceptions”, Journal of Economic Perspectives, nº 19 (automne 2005).
surestimer la probabilité qu’une telle tragédie puisse leur arriver. De même, quand la proba-
bilité d’un événement donné est extrêmement faible, beaucoup de personnes se contentent
d’ignorer cette possibilité dans leur prise de décision.
Pour résumer. Où tout cela nous mène-t-il ? Pouvons-nous nous dispenser de la théorie
traditionnelle du consommateur discutée dans les chapitres 3 et 4 ? Pas du tout. La
théorie standard que nous avons suivie jusqu’ici fonctionne en réalité parfaitement bien
dans un grand nombre de situations. Elle nous aide à comprendre et à évaluer les carac-
téristiques de la demande des consommateurs, et à prédire l’impact de cette demande sur
l’évolution des prix ou des revenus. Même si elle n’explique pas toutes les décisions des
consommateurs, elle éclaire quantité d’entre elles. Le domaine de l’économie comporte-
mentale, en plein développement, s’efforce d’expliquer et d’explorer ces situations dont le
modèle standard du consommateur a du mal à rendre compte.
Si vous poursuivez vos études en économie, vous remarquerez que dans de nombreux cas,
les modèles économiques ne reflètent pas exactement la réalité. Les économistes doivent
choisir soigneusement, et au cas par cas, quelles sont les caractéristiques du monde réel
dont il faut tenir compte et quelles sont les suppositions que l’on peut faire pour simplifier
les choses afin que les modèles ne soient ni trop complexes à étudier, ni trop simples pour
pouvoir être utilisés.
Exemple 5.10
La majorité des chauffeurs de taxi louent leur voiture pour un montant quotidien fixe
auprès d’une société qui possède une flotte de voitures. Ils peuvent donc choisir de
conduire le taxi plus ou moins longtemps au cours de la période de 12 heures. Comme
pour de nombreux services, les affaires sont très variables d’un jour à l’autre, dépendant
du temps, d’une panne de métro, des vacances, et ainsi de suite. Comment les chauffeurs
de taxi réagissent-ils face à ces variations, dont la plupart sont largement imprévisibles ?
Dans de nombreuses villes, le tarif des taxis est fixé de manière réglementaire et ne
change pas d’un jour à l’autre. Cependant, les jours d’affluence, les chauffeurs gagnent
un salaire horaire plus élevé car ils ne passent pas beaucoup de temps à chercher des
clients. La théorie économique traditionnelle prédit que les chauffeurs travailleront
plus longtemps les jours d’affluence que les jours calmes ; une heure supplémentaire un
jour d’affluence rapporte 20 euros, alors qu’une heure supplémentaire un jour calme
rapporte seulement 10 euros. Est-ce que la théorie traditionnelle explique le compor-
tement réel des chauffeurs de taxis ?
Une étude récente a analysé les enregistrements réels des courses de taxi obtenus de
la Commission new-yorkaise des taxis et limousines pour le printemps 19941. Le coût
quotidien de la location d’un taxi était alors de 76 dollars et le carburant coûtait environ
15 dollars par jour. De manière surprenante, les chercheurs ont trouvé que la majorité
1. Colin Camerer, Linda Babcock, George Lowenstein et Richard Thaler, “Labor Supply of New York City
Cabdrivers: One Day at a Time”, Quarterly Journal of Economics (mai 1997) : 404-41.
des chauffeurs conduit pendant plus d’heures les jours calmes et moins d’heures les
Exemple 5.10 (suite)
2. Henry S. Farber, “Is Tomorrow Another Day? The Labor Supply of New York City Cabdrivers”, Journal
of Political Economy 113 (2005): 46-82.
3. Pour en savoir plus sur le secteur des taxis, voir les exemples des chapitres 8, 9 et 15.
Résumé
1. Les consommateurs et les chefs d’entreprise prennent fréquemment des décisions entachées d’incer-
titude vis-à-vis du futur. Cette incertitude est caractérisée en termes de risque, qui s’applique lorsque
chacun des événements possibles et la probabilité de leur réalisation sont connus.
2. Les consommateurs et les investisseurs se préoccupent des valeurs espérées et de la variabilité des résultats
incertains. La valeur espérée est une mesure de la tendance centrale de la valeur des résultats risqués. La
variabilité est fréquemment mesurée par l’écart-type du résultat égal à la racine carrée de la moyenne
pondérée du carré des écarts entre les gains associés à chaque résultat et leur valeur espérée.
3. Faisant face à des choix incertains, les consommateurs maximisent leur utilité espérée – la moyenne
des utilités associées à chaque événement –, les probabilités associées servant de pondération.
4. Un individu préférant un rendement certain d’un montant donné à un investissement risqué avec le
même rendement espéré est averse au risque. Le montant maximal qu’un individu averse au risque
est prêt à payer pour ne pas prendre de risque, est appelé la prime de risque. Un individu indifférent
entre un investissement risqué et la certitude de recevoir le rendement espéré de cet investissement
est neutre au risque. Un consommateur ayant du goût pour le risque préfère un investissement risqué
avec un rendement espéré donné à un gain certain ayant le même rendement espéré.
5. Le risque peut être réduit par (a) la diversification, (b) les assurances, et (c) les informations complé-
mentaires.
6. La loi des grands nombres permet aux compagnies d’assurances de proposer des assurances pour
lesquelles les primes payées sont égales à la valeur espérée des pertes contre lesquelles elles assurent.
De telles assurances sont dites actuariellement neutres.
7. La théorie du consommateur peut être appliquée aux décisions de placement dans des actifs risqués.
La droite de budget reflète le prix du risque, et les courbes d’indifférence du consommateur reflètent
son attitude vis-à-vis du risque.
8. Les comportements individuels apparaissent parfois comme imprévisibles, voire irrationnels, et
contraires aux hypothèses sous-tendant le modèle standard des choix du consommateur. L’étude de
l’économie comportementale enrichit la théorie du consommateur en tenant compte des points de
référence, des effets de dotation, de l’ancrage, des considérations d’équité, et des déviations par rapport
aux lois de probabilités.
substituts sans graisses et sans choles- b. Supposez que Natacha gagne actuel-
térol de la mayonnaise pour l’industrie lement un revenu de 40 000 euros
des sandwichs et des condiments. (I = 40) et puisse gagner ce revenu
L’industrie des sandwichs offrira de l’année suivante avec certitude. Elle
grosses sommes au premier inventeur se voit offrir la possibilité d’avoir un
du brevet d’un tel substitut à la mayon- nouvel emploi qui offre une proba-
naise. La SCAM de Sam vous semble être bilité de 0,6 de gagner 44 000 euros
une option très risquée pour vous. Vous et une probabilité de 0,4 de gagner
avez calculé son tableau de rendements, 33 000 euros. Va-t-elle prendre ce
présenté ci-dessous : nouvel emploi ?
c. Dans (b), Natacha sera-t-elle prête
Probabilité Résultat Événement à souscrire à une assurance pour se
0,999 –1 000 000 € (il échoue) protéger contre la variation de revenu
0,001 1 000 000 000 € (il réussit et vend
associée au nouvel emploi ? Si oui,
sa formule) combien sera-t-elle prête à payer pour
cette assurance ? (Suggestion : quelle
a. Quel est le rendement espéré du projet est la prime d’assurances ?)
de Sam ? Quelle est sa variance ? 7. Supposez que deux investissements
b. Quelle est la somme maximale que aient les mêmes trois résultats, mais
Sam sera prêt à payer pour une des probabilités associées à chaque
assurance ? Faites l’hypothèse que gain différentes, comme illustré dans le
Sam est neutre au risque. tableau ci-dessous :
soit ne rien faire cette saison et investir • Avec deux contrôleurs, la probabilité
les gains de l’an dernier (200 000 euros) qu’un conducteur prenne un ticket
sur un fonds d’épargne rapportant 5 %, est de 0,5 ; avec trois contrôleurs, la
soit semer du maïs d’été. Le semis coûte probabilité est de 0,75 ; et avec quatre,
200 000 euros, et met six mois à pousser elle est égale à 1.
avant la moisson. S’il pleut, le semis de • Avec deux contrôleurs employés,
maïs d’été rapportera 500 000 euros de l’amende en cours pour un dépas-
revenu à la moisson. S’il y a une séche- sement de temps de parking est de
resse, le semis rapportera 50 000 euros de 20 euros.
revenu. En troisième choix, vous pouvez
acheter du maïs d’été AgriCorp résistant a. Supposez tout d’abord que tous les
à la sécheresse au prix de 250 000 euros conducteurs soient averses au risque.
qui fournit un revenu de 500 000 euros Quelle amende de parking allez-vous
à la moisson s’il pleut, et un revenu de prélever, et combien de contrôleurs de
350 000 euros s’il y a une sécheresse. parcmètres allez-vous employer (1, 2,
Vous êtes averse au risque, et votre préfé- 3 ou 4) pour obtenir le niveau actuel
rence pour la richesse familiale (W) est de lutte contre le stationnement illégal
spécifiée par la relation U (W ) = W . La pour un coût minimal ?
probabilité d’une sécheresse d’été est de b. Maintenant, supposez que les conduc-
0,30, alors que la probabilité d’une pluie teurs soient fortement averses au
d’été est de 0,70. risque. De quelle façon votre réponse
à (a) va-t-elle changer ?
Laquelle de ces trois options allez-vous
choisir ? Expliquez. c. (Pour la discussion) Que se passera-t-
il si les conducteurs peuvent s’assurer
9. Représentez une fonction d’utilité du eux-mêmes contre le risque d’amende
revenu u(I) correspondant à un homme pour stationnement ? Serait-il bon
qui a le goût du risque lorsque ses revenus qu’une politique publique permette
sont faibles et une aversion pour le risque une telle assurance ?
lorsque ses revenus sont élevés. Pouvez-
vous expliquer pourquoi cette fonction 11. Un investisseur modérément averse au
d’utilité permet de décrire de manière risque investit 50 % de son portefeuille
relativement fiable les préférences d’une dans des valeurs boursières et 50 % dans
personne ? des bons du Trésor non risqués. Montrez
comment chacun des événements
10. Une ville se demande quel montant suivants affectera la droite de budget de
dépenser pour l’emploi de personnes l’investisseur et la proportion de valeurs
pour contrôler ses parcmètres. Les infor- boursières dans son portefeuille :
mations suivantes sont disponibles pour a. L’écart-type du rendement sur le
les autorités municipales : marché boursier augmente, mais
• L’emploi de ces services coûte le rendement espéré sur ce marché
10 000 euros par an pour chaque boursier reste le même.
parcmètre. b. Le rendement espéré augmente sur le
• Lorsqu’un contrôleur est employé, la marché boursier, mais l’écart-type sur
probabilité qu’un conducteur prenne ce marché boursier reste le même.
un ticket chaque fois qu’il se gare c. Le rendement des bons du Trésor non
illégalement est égale à 0,25. risqués augmente.
© 2012 Pearson France – Microéconomie 8 – Robert Pindyck, Daniel Rubinfeld