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La galopade de la trottinette

C'est en 1993 que Sieghart Straka, un ingénieur berlinois de 39 ans, eut l'idée de fixer
des roues de skateboard sur une planche en aluminium et d'y ajouter un tube de
direction pliant. La trottinette moderne était née. Tous les matins, Sieghart Straka
utilisait cet engin pour se rendre de son domicile à la gare, ce qui lui permettait de se
lever un peu plus tard. Au milieu des passants moqueurs, il fut remarqué par un
investisseur qui lui proposa de financer la fabrication de quelques prototypes.
Malheureusement, tous les distributeurs contactés refusèrent le produit et l'investisseur
se retira. Quelques mois plus tard, l'entreprise qui employait Sieghart Straka fut
restructurée. Il conserva son emploi, mais plusieurs de ses collègues qui avaient été
licenciés virent dans sa trottinette une possibilité de reconversion.Ils décidèrent de
l'aider à la perfectionner. Le fruit de leurs efforts, la Ciro à trois roues, fut présenté au
salon des inventeurs de Nuremberg en 1995, où elle décrocha une médaille d'argent.
Cependant, à plus de 700 euros l'unité, les quelques exemplaires produits
artisanalement ne trouvèrent pas acheteur. Un nouvel espoir vint de Pro-Idee, une
entreprise allemande de vente par correspondance, qui commanda 250 Ciro pour son
catalogue 1997. Incapable d'assurer une telle production, Sieghart Straka contacta
MVG, une petite entreprise de métallurgie implantée près de la frontière tchèque, et
réussit à ramener le prix de vente de la Ciro à 280 euros en remplaçant la planche en
aluminium par du bois.
C'est en 1996, soit un an après la première apparition officielle de la Ciro, que Wim
Ouboter, un ingénieur suisse âgé de 36 ans, employé dans une grande banque de Zurich
mais formé au marketing à Boston, mit lui aussi au point une trottinette. La légende
veut que Wim Ouboter, passablement paresseux, rechignait à sortir son vélo de la cave
pour aller faire les courses. Il eut donc l'idée de fixer deux roues de rollers et un guidon
coulissant sur une planche en aluminium brossé. Devant le succès remporté par l'engin
auprès des enfants du voisinage, Madame Ouboter poussa son mari à s'investir
pleinement dans le projet. Celui-ci fonda donc sa société, Micro Mobility System (MMS),
et prit rapidement contact avec Sieghart Straka. Ils déciderent tout d'abord de
collaborer, mais alors que l'Allemand voulait avant tout produire un véhicule urbain
pratique, le Suisse souhaitait fabriquer un modèle plus sportif. Finalement, ils se
séparèrent fin 1997, après que Ouboter eut acquis auprès de Straka, pour une somme
restée inconnue, une licence de fabrication de la Ciro.

Quelques mois plus tard, après avoir fait réaliser une étude de marché
sur les adeptes des sports de glisse, Wim Ouboter proposa l'idée de la
Ciro à K2, un géant américain du matériel de sport implanté à Los
Angeles.

Avec 647 millions de dollars de chiffre d'affaires en 1997, K2 occupait


des positions de leader sur les marchés du roller, du VTT et du
snowboard. Rebaptisée K2 Kickboard et légèrement modifiée, la
trottinette à trois roues permit à Wim Ouboter de remporter un prix du
centre de design de Stuttgart. Elle fut distribuée par K2 d'abord au Japon
et en Europe, puis aux États-Unis.
Très satisfait de ce succès, Wim Ouboter réalisa dès 1998 que le marché
pouvait aussi accueillir une trottinette plus légère et plus maniable,
directement dérivée du modèle qu'il avait personnellement fabriqué
en1996.
Après quelques modifications mineures, la Micro-Skate Scooter fut donc
lancée en 1999.

Un phénomène de société
Alors que la vieille patinette des années 1950 était lourde et
encombrante, sa petite cousine de l'an 2000 était légère (2,7 kg), pliable,
facile à manœuvrer grâce à un guidon pivotant, et équipée d'un frein
arrière. Munie d'une sangle ou pouvant être rangée dans un sac à dos,
elle trouvait aisément sa place dans les transports urbains. En outre, la
Micro était bien plus facile à utiliser que des rollers et surtout moins
risquée : il était toujours possible de mettre un pied à terre quand la
vitesse devenait inquiétante (rarement plus de 30 km/h). De fait, les
adeptes de la Micro se mêlèrent bientôt aux randonnées rollers qui
pouvaient rassembler plusieurs dizaines de milliers de participants le
vendredi soir à Paris. Si certains considéraient la trottinette comme un «
objet à la mode, un peu frime » qui dès les premières gelées serait remisé
à la cave, d'autres prédisaient des « ventes record lors des fêtes de fin
d'année ».

Vendue au départ à plus de 150 euros, adoptée par les branchés


européens en 1999, puis par les enfants en 2000, la Micro rencontra un
succès encore plus fulgurant au Japon, peut-être du fait de l'engorgement
du trafic automobile local. La trottinette, pliable et légère, qu'on pouvait
prendre avec soi dans le train pour continuer à l'utiliser en centre-ville,
offrait donc un grand avantage, et de jeunes adultes l'adoptèrent pour se
déplacer. La plupart disaient qu'elle leur permettait de réduire leur temps
de trajet tout en leur donnant l'occasion de faire de l'exercice. Près de
1,5 million de trottinettes furent vendues entre mai et décembre 1999 au
Japon. En Europe, tous les distributeurs connurent des ruptures de
stock : le contingent de trottinettes distribué par Carrefour en France en
août 2000, censé approvisionner les magasins pendant un mois, fut ainsi
vendu en seulement quatre jours.

Alors que la Ciro était utilisée par les infirmières de l'hôpital de Wuppertal
en Allemagne pour se déplacer plus vite d'un service à l'autre, des
députés du Bundestag en faisaient de même au parlement de Berlin avec
la Micro, tout comme le personnel de l'aéroport de Stansted, les
employés de la chaîne d'hypermarchés ASDA au Royaume-Uni ou encore
les agents du ministère des Transports de la région de Bruxelles. Wim
Ouboter negociait avec la Deutsche Bahn afin que les usagers du métro
berlinois aient des Micro à leur disposition : avec une simple carte
magnétique, il leur serait possible d'emprunter une trottinette et de la
déposer à la bouche de métro de leur choix. Un système analogue était
envisagé pour les visiteurs de l'Exposition universelle de Hanovre.
La trottinette était même devenue un authentique accessoire de mode :
le magazine Elle l'avait proclamée « nouveau kit de survie en ville » et la
boutique parisienne Colette proposait un sac de transport spécialement
conçu par un designer de renom.
Cependant, cette mode n'était pas sans poser quelques problèmes,
notamment en termes d'accidents de la circulation. Aucune
réglementation spécifique aux trottinettes n'était prévue. Du point de vue
de la police, les trottineurs étaient -assimilés à des piétons, donc
parfaitement autorisés à rouler sur les trottoirs et à ne porter aucun
casque ni protection. De fait, on déplorait fin 2000 de très nombreuses
admissions aux urgences des hopitaux, essentiellement pour des bras,
poignets, chevilles ou jambes cassés. Dans 90 % des cas, les victimes
des accidents étaient âgées de moins de 15 ans. Quelques rares décès
furent même constatés. Plusieurs responsables politiques, notamment
aux États-Unis, réclamèrent la mise en place rapide d'une réglementation
restrictive, incluant des amendes allant jusqu'à 50 dollars pour défaut de
port du casque.

Une organisation virtuelle


Pour assurer le succès rapide de sa Micro, Wim Ouboter avait utilisé la
même structuration de la chaîne de valeur que Nike ou Benetton. Ne
possédant aucun capital de départ, il s'était appuyé sur des partenaires,
tant pour la production que pour la distribution. En utilisant comme effet
de levier les ressources de puissants prestataires externes, MMS avait pu
construire en quelques mois une présence mondiale tout en conservant
sa structure quasi artisanale. Cette configuration de la chaîne de valeur,
dont les différents maillons étaient constitués par des entreprises
partenaires mais capitalistiquement indépendantes, était appelée une «
entreprise virtuelle ». Ses principaux avantages étaient une flexibilité
élevée et une mise de fonds limitée. Cependant, comme la suite des
événements allait le confirmer, la structure virtuelle présentait aussi un
inconvénient majeur : la grande difficulté de coordination et de contrôle
des partenaires indépendants.

Financièrement et techniquement incapable d'assurer lui-même la


production de la Micro, Wim Ouboter prit contact courant 1998 avec le
sous-traitant taïwanais qui assurait déjà la fabrication de la Kickboard
pour K2, JD Corp. À cette époque, JD Corp. n'était encore qu'un modeste
fabricant de pièces de bicyclettes, notamment pour la gamme américaine
de K2. Pour des -raisons de coût de main-d’œuvre, JD Corp. décida de
délocaliser la production des trottinettes à Shenzhen en Chine. Toutes
les trottinettes vendues sous la marque Micro étaient fabriquées dans
cette usine. Le contrat passé avec MMS prévoyait que JD Corp. pouvait
éventuellement vendre des trottinettes identiques à la Micro, mais
exclusivement en Asie et en dehors du marché japonais.
Réciproquement, il était convenu que MMS toucherait environ 8 % du prix
de chaque Micro vendue dans le monde. Grâce à ce système, MMS réalisa
en 2000 un chiffre d'affaires de plus de 100 millions d'euros, alors que ce
n'était qu'une entreprise de six personnes, implantée à Küsnacht dans le
canton de Zurich.

Cependant, Gino Tsai, le dynamique président de JD Corp., décida


rapidement qu'il était en position de force pour rompre cet accord. Il
commença par s'attribuer la paternité de la trottinette pliable en
aluminium : selon lui, il l'aurait fait fabriquer à son usage personnel et en
modèle unique dès 1996 (c'est-à-dire avant sa mise au point par Wim
Ouboter) afin de se déplacer plus vite dans son usine de bicyclettes. Au
printemps 1999, alors que la Micro commençait tout juste sa carrière au
Japon, JD Corp. en présenta une version identique,

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