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Alberto Prunetti, Odyssée Lumpen, trad. Anne Echenoz, Lux Éditeur, 2024.

Odyssée Lumpen1 d’Alberto Prunetti plonge dans les méandres de l’Angleterre thatchérienne, entre
boulots alimentaires, management répressif, sabotage et débrouille, on suit le parcours de cet
immigré italien pur produit de la working class toscane. Fils d’un métallo toscan doublé d’un
syndicaliste acharné, il est le premier de sa famille à faire des études supérieurs. Ainsi se trouve-t-il
dans un monde dont il ignore les codes, le diplôme obtenu ne lui permet pas de trouver un
quelconque travail. Ainsi Odyssée Lumpen loin d’être simplement un récit centré autour de la
question du travail, de l’exploitation induite par le capitalisme — et plus particulièrement dans sa
modalité néo-libérale — questionne également le passage d’une classe sociale à une autre. Portant
le récit d’une épopée aux accents internationalistes de la classe ouvrière. Et tout ça porté par une
écriture et une langue vive retranscrite avec brio par Anne Echenoz, la traductrice.

A great italian family, mais oui, bien sûr ! Des cerveaux en fuite qui pétrissaient l’eau et la farine
comme si leur vie en dépendait. Nous, expatriés technologiques rien à voir avec les immigrants
désespérées. Nous on est en quête d’opportunités, eux, ils fuient la misère. Ceux qui restent, c’est
des irresponsables. C’est le refrain qu’on nous chantait sur tous les tons tandis qu’on nous jetait
hors de la Botte. Alberto Prunetti, Odyssée Lumpen, p.98.

Immigration, néolibéralisme et travail

Sous son tons humoristique et ses tournures orales, Odyssée Lumpen explore les différentes
modalités de l’exploitation capitaliste. Et ce au travers de la succession d’emploi occupés par notre
prolétaire odysséen. Et ça commence du côté Bristol, dans l’arrière cuisine d’une pizzeria miteuse
appartenant à des immigrés italien. Des patrons qui figurent un capitalisme à l’ancienne, tout
empreint de religiosité, employant au noir des italiens et des latino-américains (« catégorie
rattachée aux pigs méditerranéens » [p.30]) dans les cuisines. Puis c’est dans un Centre commercial
qu’il est embauché comme agent polyvalent, faisant dès lors son « entrée dans le glorieux
prolétariat britannique » aux côté des « anglais issus de l’immigration postcoloniale » [p.99].
Nettoyage, service dans le fast-food, débouchage des toilettes et autres joyeusetés ; le tout sous la
répression managériale. Notre faisant dès lors la rencontre du culte néo-libéral.

On parlait d’un culte obscène pratiqué par les lords et les rupins. Des rumeurs de rituels cannibales
circulaient. La chair immolée des employés, des autels construits dans des containers qui
1 Publié en 2018 en Italie sous le titre 108 metri. The new working class hero, aux éditions Laterza.
transportaient des marchandises depuis la Chine jusqu’aux docs de Bristol. (…) Pourquoi le taux de
rotation des employés était-il aussi élevé ? Que leur arrivait-il ? Alberto Prunetti, Odyssée Lumpen,
p.126.

Autant de pratiques destinées à asservir le travailleur, qu’il ne lutte plus, qu’il accepte n’importe
quelle proposition. Ainsi, il s’emploie dans les travaux agricoles saisonniers, soumis malgré au
travail journalier, le contremaître décidant au jour le jour « qui quittera le champ, qui conservera les
grâces du seigneur féodal, qui a le droit de revenir se tacher les mains. » [p.174]

En plus de la valise, c’était toute une série d’échecs qui pesaient sur la balance du comptoir
d’enregistrement. (…) J’étais un provincial qui ne connaissait rien au monde. Un tespoir déchu du
football de seconde catégoie et de la classe ouvrière de la Maremme livournaise. (…) Un enfant des
usines qui avait endossé des ails d’intellectuel faites de cire,d’une cire qui fondait à proximité du
soleil qui caresse les riches. Alberto Prunetti, Odyssée lumpen, p.54.

De l’anti-transfuge de classe

L’un des traits les plus marquants d’Odyssée Lumpen est sa manière dont il prend tout à fait à
rebours la mtyhologie, bien ancrée aujourd’hui, du tranfuge de classe 2. Contrairement aux postures
d’un Édouard Louis, le récit d’Alberto Prunetti ne verse jamais dans le mépris de classe, sans pour
autant se priver d’en critiquer les dérives racistes, homophobes, mysogines ou masculinistes. Car
Alberto Prunetti se saisit de manière exmeplaire de la tranformation de l’université, «assiégée par la
logique marchande, une forteresse qui prend l’eau par la moindre brèche. » Ne se privant pas railler
« certains professeurs qui parlaient autrefois des ouvriers enseignent désormais la sémiotique du
luxe. » [p.88] Peut-être est-ce pour cela qu’il n’a pas su ou pu s’adapter à la « felxibilité d’un
monde nouveau rempli d’opportunités » [p.92], peut-être a-t-il compris, mieux que quiconque, la
proximité d’un certain savoier avec le pouvoir.

Désormais les enfants d’ouvriers vont au lycée et à l’université, on est dans les années quatre-vingt.
Parce qu’on le sait bien, avec quelques efforts supplémentaires on peut avoir un fils médecin, celui
qui accrochera un bout de papier au mur. C’est tout de mêm pas juste de devoir se casser le dos
comme ça pendant des générations, non ? Un pas en avant. Les destinées progressives. Le grand-
père maçon payé à la pièce. Le père ouvrier itinérant. Le fils sera un médecin éclairé. (…) On
enlèvera aux riches l’hégémonie de la connaissance. Et la vie sera plus facile, non ? Non, tout sauf
idyllique. Même au lycée on finit par se diviser selon nos quartiers d’origine. Alberto Prunetti,
Odyssée Lumpen, pp.84-85

S’esquisse tout au long d’Odyssée Lumpen, une contre-culture, un contre-savoir. Un savoir


émancipateur, qui ne se veut pas outil de domination, et que cristallise le rapport du narrateur à la

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littérature et à la lecture, développant dès son adolesence une praxis des plus salutaires : e suis un
insecte xylphage. Moi je croque les livres avec mon cerveau, je les métabolise et je les transforme
en choses, en instruments, en métaphores, dans un atelier d’idées comme celui, composé d’outils
matériels, que mon père a installé dans le garage. [p.59] Et c’est peut-être bien cette pratique qui
préside et qui est à l’œuvre dans l’écriture d’Odyssée Lumpen, empruntant aussi bien aux romans
d’aventure, qu’aux romans picraesques, l’écriture d’Alberto Prunetti se faisant fantasques,
emperintes d’accents Reblaisiens, ça penser, il y a de la pensée et du politique dans cette écriture.

Moi, en revanche, j’ai cru que le papier mangeait les ciseaux, j’ai tout misé sur les pages imprimées
et sur l’encre. Alberto Prunetti, Odyssée Lumpen, p.55

Internationalisme prolétarien

C’est également par un traitement de la langue que se distingue Odyssée Lumpen, une langue
directe, reproduisant l’oralité par le biais de l’écrit. Ainsi assise-t-on, tout au long du récit à un
mélange imporbable (et jouissif) entre l’anglais, l’espagnol, le latin, l’italien, mais également des
dialectes tels que le toscan ou le napolitain. Manière de contrecarrer l’hégémonie de la langue
anglaise, mais également en vue de créer une épopée de la classe ouvrière qui puisse embrasser un
« nous » vaste, pluriel et international. Ce traitement de la langue recoupe l’ambition d’Alberto
Prunetti de conter les aventures d'une nouvelle classe ouvrière internationale, voyageant au gré d’un
capitalisme mondialisé.

On regrettera seulement qu’Odyssée Lumpen se situe plutôt dans une perspective travailliste, à
savoir que si Alberto Prunetti dénonce les conditions de travail, l’exploitation, il n’opère à aucune
momoent une critique catégorielle du travail, se situant plutôt dans une culture du sabotage, plutôt
de l’anti-travail. Pour autant, Odyssée Lumpen brille par son exubérance, ne cédant à aucun
mooment à une rhétorique défaitiste, celle du renoncement, portant haut les couleurs de la lutte
internationaliste.

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