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Introduction:
l’imaginaire, nous nous proposons d’étudier les formes et les fonctions du jeu dans
Les Bonnes de Jean Genet (1968).
Dans Les Bonnes qui s’inspire de l’affaire criminelle des sœurs Papin 1, on a deux
sœurs, Claire et Solange, qui aiment et haïssent à la fois Madame, leur patronne.
Elles ont dénoncé l’amant de cette dernière par des lettres anonymes. Apprenant que
Monsieur (l’amant de Madame) va être relâché faute de preuves, elles tentent
d’assassiner Madame par peur d’être découvertes. Elles échouent et veulent
s’entretuer et finalement Claire boit le tilleul empoisonné qu’elles avaient préparé pour
Madame.
Les contresens n’ont pas manqué à propos de cette pièce de Jean Genet.
Certains critiques ont vu en elle une dénonciation des abus de la classe dominante et
une prise de position en faveur de la classe opprimée. Genet, qui s’est beaucoup
intéressé à la façon dont on pouvait lire et jouer ses pièces, a tout mis en œuvre pour
couper court à toutes les lectures réductrices : « il ne s’agit pas d’un plaidoyer sur le
sort des domestiques. Je suppose qu’il existe un syndicat des gens de maison – cela
ne nous regarde pas », dit-il dans Comment jouer Les Bonnes (1968:269). Et dans
ses Lettres à Roger Blin, il réaffirme sa position quant au contenu de ses pièces dont il
dit qu’elles sont « la célébration de rien » (1966:15). Il ne s’agit que d’un acte théâtral ;
tout « se passe dans un domaine où la morale est remplacée par l’esthétique de la
scène » (1966:22). L’erreur du théâtre classique, dit-il, est de vouloir enseigner,
« chaque pièce était bourrée de préoccupations relevant de la politique, de la religion,
de la morale, de n’importe quoi, transformant l’action dramatique en moyen
didactique » (1968:11-12). Le théâtre doit tourner le dos à tout système politique ou
moral, à la cohérence, à la recherche des valeurs et revenir à sa pureté. Et pour que
le théâtre puisse retrouver sa vocation originelle, il faut d’abord commencer par
séparer la scène du réalisme qui l’entache et qui « reflète trop exactement le monde
visible » (1972:3) et l’obliger à n’être que du théâtre. Car, le théâtre, c'est-à-dire le
bâtiment où les pièces écrites pour lui se jouent, fait croire par sa matérialité même à
un monde clos, différent du monde réel. D’une façon générale, on peut dire que Genet
revendique la dimension ludique du théâtre, car qu’est-ce qui s’oppose à la réalité si
ce n’est pas le jeu ? Selon Freud « le contraire du jeu n’est pas le sérieux mais la
réalité » (1971:70).
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Formes et fonctions du jeu dans Les Bonnes de Jean Genet
qu’il en résulte une situation nouvelle » (1957:201). Le ressort dramatique est donc ce
qui procède essentiellement et directement du macrocosme théâtral et agit
indirectement sur les faits et gestes des personnages.
Les Bonnes est une pièce sans découpage en actes, donc sans rupture de
mouvement ; elle est faite d’une succession de cinq séquences. Le ressort dramatique
y réside dans le jeu que les deux bonnes organisent chaque fois qu’elles sont seules
et que Madame est sortie, lequel jeu consiste à jouer chaque soir, et à tour de rôle, le
meurtre de Madame. Cette activité de l’imaginaire constitue le moteur de l’action, car
elle conditionne la succession des situations et agit sur le comportement des
personnages.
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prendre leur décision : dix cachets de Gardénal dans son tilleul. Claire sort pour
préparer la boisson mortelle.
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Formes et fonctions du jeu dans Les Bonnes de Jean Genet
l’emprisonnement de Monsieur n’a qu’un seul but, celui de permettre aux bonnes
d’ajouter un autre élément à leur jeu, de l’enrichir.
L’autre rôle que joue le jeu dans Les Bonnes, est de faire rebondir l’action. En
effet, après le départ de Madame, tout semble être terminé ; les bonnes ont perdu ; et
il ne reste qu’à baisser le rideau. C’est alors que l’activité de l’imaginaire intervient et
fait durer le drame. L’assassinat, que les deux sœurs n’ont pas pu accomplir dans la
réalité, va l’être, mais sur le plan de l’imaginaire.
2.1. L’espace
Par ailleurs, si l’on se réfère aux caractéristiques communes à tous les jeux,
telles qu’elles ont été soulignées par Roger Caillois, il apparaît que l’une de ces
caractéristiques concerne l’espace. Le jeu a un espace expressément circonscrit, isolé
du reste de l’existence. Or, dès l’ouverture de la pièce, l’attention est attirée sur lui ;
« il s’agit, simplement, de la chambre à coucher d’une dame un peu cocotte et un peu
bourgeoise » (1968:269), avec des meubles style Louis XV. Le décor mis en place se
présente ainsi : « Au fond, une fenêtre ouverte sur la façade de l’immeuble en face. A
droite, le lit. A gauche, une porte et une commode. Des fleurs à profusion ». A quoi
peut renvoyer un tel décor ? S’agit-il de la copie d’une chambre bourgeoise? Si on se
réfère aux paroles de l’auteur qui affirme que « jamais je n’ai copié la vie » (1968:64),
on sera tenté de répondre aussitôt par la négative, d’autant plus que Genet avait
pensé faire jouer sa pièce dans un escalier pour saper toute référence au réel.
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Les meubles Louis XV, le lit capitonné, les dentelles peuvent être des objets
naturalistes puisqu’ils appartiennent à la convention du théâtre bourgeois. Cependant,
ce fond naturaliste, qui peut passer pour être vraisemblable, disparaît sous la
profusion des fleurs. Cette profusion des fleurs irréalise le décor et fait de l’espace
scénique un espace fictif qui ne renvoie qu’à lui-même1. Par ailleurs, la juxtaposition
dans un même lieu d’objets contradictoires, tels que les meubles de style, la robe de
la bonne, le réveil de la cuisine et les gants de caoutchouc, fait de l’espace scénique
un lieu clos qui ne veut être qu’une aire de jeu. Un tel espace n’est pas le référent du
monde. Cette irréalisation est encore soulignée par le rôle que jouent certains
éléments du décor ou certains accessoires. La penderie de Madame, objet vénéré par
les deux bonnes, a, en plus de sa fonction utilitaire, une fonction métaphorique : elle
fait penser aux vieilles valises qu’on trouve dans les greniers et qui renferment des
vieux chiffons qui font la joie des enfants, puisqu’ils leur permettent de se déguiser.
L’autre objet qui irréalise l’espace est constitué par les robes ; ce sont des robes qui
ne renvoient pas à des robes réelles. Genet insiste sur la dimension fictive de ces
robes : « les robes, pourtant, seront extravagantes, ne relevant d’aucune mode,
d’aucune époque. Il est possible que les deux bonnes déforment, monstrueusement,
pour leur jeu, les robes de Madame, en ajoutant de fausses traînes, de faux jabots… »
(1968:269). Ces robes, comme les bijoux dont se parent les deux bonnes, donnent
l’action de la pièce : le jeu des habillages et des déshabillages marque les différentes
étapes du jeu.
2. 2. Le langage
Comme il dispose d’un espace propre, le jeu dispose d’un langage propre, d’un mode
d’expression autre que celui de l’usage quotidien. L’expression verbale du jeu, c’est la
poésie. On a deux bonnes qui ne parlent pas le langage des bonnes ; Solange et
Claire n’usent pas de la parole « autorisée », mais s’expriment dans une langue
poétique. Ce qui sort de leur bouche, c’est un flot de mots qui déferlent par vagues
successives, c’est « une partouze de mots », « une orgie verbale » (1968:17), où
s’accouplent les mots nobles et les mots triviaux. De cet accouplement naît l’étrange
pouvoir du langage employé dans Les Bonnes. Sous l’effet de la poésie, même les
mots prosaïques revêtent une beauté et deviennent étincelants. Ecoutons ces paroles
qui sortent de la bouche de Solange : « Pour vous servir, encore, madame ! Je
retourne à ma cuisine. J’y retrouve mes gants et l’odeur de mes dents » (p. 145). Si on
regarde la deuxième phrase, on remarque que c’est un vers blanc, un alexandrin, plus
précisément avec une rime intérieure en plus (gants rime avec dents). Ce langage
« vivace, qui prend son bien où il le trouve : dans le fumier comme sur les hauts lieux
du lyrisme mystique » (Bataille, 1957:37), progresse grâce aux jeux de mots. Tantôt
ce sont des jeux phoniques et tantôt des jeux linguistiques. Parmi les jeux phoniques,
on relève la récurrence des allitérations qui unissent des mots ayant les mêmes sons.
Ces mots qui allitèrent figurent parfois dans la même réplique (ex : « Disposez la
traîne, traînée ! » (p. 143) et parfois appartiennent à deux répliques successives :
Claire : Ecartez-vous, frôleuse !
Solange : Voleuse, moi ? (p.143)
1
C’est cette profusion des fleurs qui a poussé le metteur en scène Monod à faire ressembler la
chambre de Madame à une église.
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Formes et fonctions du jeu dans Les Bonnes de Jean Genet
A ceux qui s’étonnent d’entendre les bonnes parler le langage des poètes,
Genet réplique :
1
D’après Le Petit Robert, l’un des sens étymologiques du mot penderie est pendaison.
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« Le poète, dit Freud, fait comme l’enfant qui joue » (1971:70). Il laisse parler son
inconscient : l’expression poétique, en effet, qui est, comme le jeu ou le rêve nocturne,
déguisement, est aussi révélatrice : elle exprime, sous une forme voilée, des désirs
refoulés.
Les trois personnages, Solange, Claire, Madame, sont réduits par leur auteur à
n’être que des comédiens. Jamais ces personnages n’apparaissent vrais, « ils vivent
avec des masques qu’ils se façonnent au fur et à mesure » (Mignon, 1978:150).
Quand les deux sœurs sont seules, elles jouent à être Madame, à tour de rôle, et en
face de Madame, elles jouent les servantes fidèles. Madame aussi n’est pas plus vraie
que ses bonnes. Elle joue la maîtresse charitable ; elle joue la comédie de l’amante
déplorée qui se sacrifie pour son amant: « Madame n’est pas plus vraie en Claire
qu’en Madame elle-même: Madame est un geste » (Sartre, 1952:568). Ces
personnages se savent jouer et usent de ressources qui leur laissent leur liberté
d’invention. Ainsi, lorsque Solange a commencé à parler des malheurs de Monsieur,
sa sœur la traite de sotte et lui dit que « ce n’est pas l’instant de le rappeler » et qu’elle
va « tirer de cette indication un parti magnifique » (p. 141). De même quand Claire,
jouant Madame, a accusé les deux bonnes d’avoir commis un crime, Solange réplique
qu’il n’y a pas de crime. A quoi lui répond Claire : « Nous l’inventerons donc » (p.
170).
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3. Fonctions du jeu
Cependant, le jeu, malgré son danger, est essentiel pour les deux bonnes. Il leur
permet de se libérer de leur haine pour Madame : « Et, moi si je n’ai pas à cracher sur
quelqu’un qui s’appelle Claire, mes crachats vont m’étouffer » (p. 149), dit Solange à
sa sœur. Le jeu leur est aussi une compensation à leur infériorité sociale. Il leur
permet, pour un temps, de briser la hiérarchie sociale et d’accéder au monde de
Madame : en portant les robes de Madame, ses bijoux, ses souliers vernis qu’elles
convoitent depuis des années, et en s’accaparant de son amant, les deux bonnes
oublient leur « crasse » (p. 149) et accèdent à ce monde qui leur est interdit :
Si le jeu est l’extériorisation des fantasmes qu’on porte en soi, il est également
une révélation. En jouant, les deux bonnes révèlent le fond de leurs pensées. Ainsi, si
leur désir avoué est d’assassiner Madame, leur véritable mobile est l’anéantissement
de la bonne en elles-mêmes :
Solange : elle prend Claire aux épaules : Claire… Nous sommes nerveuses.
Madame n’arrive pas. Moi aussi je n’en peux plus. Je n’en peux plus de notre
ressemblance, je n’en peux plus de mes mains, de mes bas noirs, de mes
cheveux… (p. 155)
Le jeu permet ainsi de saisir la part d’animalité qui couve en elles. Il est le moyen
le plus sûr et le moins cher qui permet de surprendre la parole rebelle dans son
jaillissement, cette « part maudite » qu’a chacun de nous et que les conventions
sociales et les interdits refoulent. « Sacrées ou non, écrit Genet, ces bonnes sont des
monstres, comme nous-mêmes quand nous rêvons ceci ou cela » (1968:269). Pour
reprendre une comparaison chère à Antonin Artaud, on peut dire que le jeu « comme
la peste est la révélation, la mise en avant, la poussée vers l’extérieur d’un fond de
cruauté latente » (1964:44).
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On sait que le ressort fondamental du théâtre classique est ce que l’on appelle
« l’effet d’illusion du réel », qui consiste à amener le spectateur à s’identifier avec un
ou des personnages de la pièce et à fuir sa réalité au profit de l’imaginaire.
Paradoxalement, cet effet de détournement est obtenu par une esthétique réaliste qui
donne à l’imaginaire les apparences du vrai : c’est la loi esthétique de la
vraisemblance. Par le jeu, Genet détruit ce ressort fondamental ; il rappelle
constamment au spectateur que c’est une pièce qui se joue, que tout est truqué,
simulé, postiche. Les personnages se costument devant nous ; ils sont présentés non
comme des individus ou des personnes qui peuvent exister, mais comme des acteurs.
Et pour saper le réel et souligner la présence du théâtre, Solange et Claire se
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Ainsi, c’est le jeu qui fonde la valeur du théâtre de Genet et son pouvoir fascinant.
La pièce comme dit son auteur « n’est pas la satire de ceci ou de cela » ; elle est
avant tout jeux de mots, jeux scéniques, jeux de miroirs qui renvoient aux spectateurs
leurs images, jeux qui mêlent le réel et l’apparence au point où l’on ne sait plus où
sont les limites de l’un et les bornes de l’autre. Ce jeu au pouvoir étrange nous révèle
que ce qu’on prétend être vrai n’est qu’un faux-semblant, et, devant une telle
révélation, le public ne peut rester inactif, il se remet en question, et c’est cette remise
en question qui va peut-être l’aider à sortir de l’enlisement quotidien et à retrouver,
derrières les vérités fausses du jeu, sa profonde vérité.
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BIBLIOGRAPHIE
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