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Ella Maillart

Ella Maillart (1903-1997) a été l’une des voyageuses les Lorsqu’il entra dans le salon, il vint droit

Ella Maillart Cette réalité que j’ai pourchassée


ELLA MAILLART

AUX ÉDITIONS ZOÉ plus audacieuses de la première moitié du XX siècle. e à moi en disant : « Alors, vous arrivez
Choisie parmi presque 400 lettres, cette correspondance d’Allemagne ? Qu’est-ce que vous y

Cette réalité
Envoyée spéciale en Mandchourie avec ses parents tient lieu d’une biographie d’Ella dans avez observé ? »
Trapu, fort, il mordille sans cesse un
ses années de grands voyages, de 1925 à 1941.
Entretiens avec Ella Maillart : cigare, seul point sombre dans le pay-
Les lettres sont accompagnées de photographies et,
Le monde — Mon héritage sage blond et rose de sa tête au cheveu

que j’ai
dans cette nouvelle édition, elles sont complétées par des
(CD ET DVD) rare. Un sillon vertical au milieu du front
reportages écrits pour divers journaux et magazines, qui
— trace d’un accident d’automobile —
ELLA MAILLART, NICOLAS BOUVIER ,
illustrent ses activités : voile sur le Léman, fouilles archéo- lui donne un air soucieux que démen-
logiques en Crète, entraînement sportif et pérégrinations

pourchassée
Témoins d’un monde disparu tent les deux yeux brillants, bien écartés
(MINIZOÉ) dans les montagnes d’U.R.S.S., récit d’un conflit sur la et sûrs d’eux-mêmes… ces yeux bleu
frontière Inde-Afghanistan en 1937. Et par un texte jamais foncé qui lancent des éclairs, lorsque
ELLA MAILLART, ANNEMARIE SCHWARZENBACH , paru noté « confidentiel » dans ses archives : une visite entraîné par sa fougue il tempête contre
NICOLAS BOUVIER , intrépide à Winston Churchill en 1936. Cette rencontre Hitler et le poison continu que sa propa-
Bleu immortel. dévoile l’importance des contacts qu’Ella entretenait en gande déverse sur le peuple allemand.
Voyages en Afghanistan Angleterre et la clairvoyance de l’homme d’Etat, déployée
avec fougue devant son interlocutrice attentive.

Ce livre est un témoignage irremplaçable des élans d’ELLA


MAILLART vers l’ailleurs, de ses voyages au jour le jour, de
ses reportages éclairés et de son cheminement intérieur.

ISBN 978-2-881-2-885-0

9 782881 828850

EDITIONS ZOE
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CETTE RÉALITÉ
QUE J’AI POURCHASSÉE
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DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Payot & Rivages

Parmi la jeunesse russe : De Moscou au Caucase (1932)


Des Monts célestes aux sables rouges (1934)
Oasis interdites – De Pékin au Cachemire (1937)
Gypsy Afloat – La Vagabonde des mers (1942)
Croisières et caravanes (1951)
Ti-Puss ou l’Inde avec ma chatte (1951)
La Voie cruelle (1952)

Aux Éditions Actes Sud

Ella Maillart au Népal (recueil de photographies), 1999


Ella Maillart – Sur les routes de l’Orient
(recueil de photographies), 2003

Aux Éditions Zoé

Ella Maillart, Nicolas Bouvier,


Témoins d’un monde disparu, MiniZoé, 2002
Ella Maillart, Annemarie Schwarzenbach, Nicolas Bouvier,
Bleu immortel.Voyages en Afghanistan, 2003
Envoyée spéciale en Mandchourie, 2009
Entretiens avec Ella Maillart : Le monde – Mon héritage,
(CD et DVD), 2009
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ELLA MAILLART

CETTE RÉALITÉ
QUE J’AI POURCHASSÉE

Nouvelle édition revue et augmentée


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Les Éditions Zoé sont au bénéfice d’une convention


de subventionnement avec la Ville de Genève,
département de la culture.

Nous remercions le Fonds de soutien à l’édition de la République


et Canton de Genève de son aide à la publication
ainsi que le Pour-cent culturel Migros.

Toutes les photographies proviennent du fonds


Ella Maillart déposé au Musée de l’Élysée à Lausanne.

Nous remercions de son aimable aide la


Bibliothèque de Genève, où sont conservées
les Archives Ella Maillart.

Textes et photos sélectionnés par


Anneliese Hollmann

© Éditions Zoé, 11 rue des Moraines


CH-1227 Carouge-Genève, 2013
www.editionszoe.ch
Maquette de couverture : Silvia Francia
Photo : Ella Maillart, Genève vers 1926
© Musée de l’Élysée, Lausanne
ISBN 978-2-88182-885-0
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Note éditoriale

Les lettres d’Ella Maillart à ses parents permettent de


suivre son parcours depuis les premiers voyages et les premiers
écrits jusqu’aux années de retrait en Inde auprès du sage Sri
Ramana Maharishi, pendant la Seconde Guerre mondiale.
Sa mère a été pour la voyageuse et écrivain une aide perma-
nente pendant toutes ces années. Elle a joué auprès d’elle
le rôle de confidente, mais aussi de secrétaire et d’imprésario,
tandis qu’Ella se lançait dans ses apprentissages du sport,
des langues, du voyage, en Méditerranée, à Berlin, en Russie
puis à travers l’Asie. Les lettres offrent au lecteur un contact
direct avec les détails pratiques de sa vie et les étapes de sa
quête spirituelle de 1925 à 1940.
Afin de compléter la première édition publiée pour le cen-
tenaire de la naissance d’Ella Maillart en 2003, nous avons
choisi, pour cette nouvelle édition, d’ajouter aux lettres des
reportages écrits pour la presse et un inédit, un entretien avec
Winston Churchill en 1936 qu’elle avait pris soin d’annoter
confidentiel dans ses archives. Les autres textes, « Voiles et
brises », « Pérégrinations sur une île curieuse et pittoresque »,
« Enquête au pays des Soviets », et « Pourquoi on se bat aux
Indes » sont parus dans la presse française et suisse. Placés
chronologiquement dans la série de lettres, ils illustrent le
travail d’Ella Maillart et forment, avec les anecdotes et
questions du jour qui jalonnent les lettres, une riche matière
biographique de ses années de voyage.

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Note éditoriale

Les reportages sont accompagnés de photographies qui,


comme celles qui sont insérées dans chaque lettre, provien-
nent du fonds Ella Maillart déposé au Musée de l’Élysée à
Lausanne.

Anneliese Hollmann

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Avant-propos

« Où êtes-vous ? »
Dédicace faite par Blaise Cendrars
à Ella Maillart dans l’exemplaire
qu’elle possédait d’Histoires vraies.

Que connaît-on d’Ella Maillart ? Voyageuse suisse


née en 1903, décédée en 1997, ayant parcouru
le monde, ou tout du moins sa très grande partie
orientale, et décrit des régions géographiques dont
personne ne soupçonnait l’existence. Le désert de
Kyzylkoum, le col de Djoukka, la ville de Frounzé, la
Svanétie, la Balkarie et la République autonome de
Karakalpakie sont autant de noms et de lieux qui
semblent tout droit sortis d’une carte enchantée et
irréelle. Une féerie qui fut pourtant le quotidien de
cette improbable aventurière depuis les années vingt
jusqu’aux années cinquante. Ella Maillart traverse des
frontières dont elle ne connaît rien, vers les plus
téméraires voyages de son temps. Auteur de nom-
breux livres, elle a laissé aux futurs lecteurs des témoi-
gnages bruts d’une réalité qui, pour beaucoup, semble
aujourd’hui disparue.
La publication d’une partie de la correspondance
qu’Ella Maillart entretenait avec sa mère permet
d’appréhender une autre facette des pérégrinations de
l’écrivain. Progression chronologique et personnelle
d’une jeune femme qui, entre doutes et enthousiasme,

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Avant-propos

part découvrir le monde. On la voit tour à tour marin


sur un voilier en Méditerranée, apprentie archéologue
sur l’île de Crète, figurante sur des plateaux de cinéma
berlinois, exploratrice dans des Républiques sovié-
tiques reculées, correspondante de presse au Mand-
choukouo, infirmière malgré elle dans le Turkestan
chinois, conférencière à la prestigieuse Royal Geogra-
phical Society à Londres, et enfin méditative dans le
Sud indien. Ces trente lettres écrites entre juillet 1925
et février 1941 parcourent seize années de pérégrina-
tion, entre les premiers bords tirés en mer et le long
séjour effectué auprès du Sage Ramana : le plus impor-
tant de tous ces voyages. Celui qui l’a mené à elle-
même.

Ella Maillart a donc voyagé durant de nombreuses


années en entretenant une relation très forte avec ses
parents, et particulièrement sa mère, Marie Dagmar.
Quelle que soit la région du monde où la jeune voya-
geuse se trouvait, elle lui écrivait aussi régulièrement
que possible. À cela, plusieurs raisons : le rapport très
affectueux et stimulant qui liait les deux femmes ; la
volonté affirmée de rester au contact de ce qui se pas-
sait à Genève ; la possibilité de se servir de ses lettres
pour nourrir des publications à venir. Le rôle d’inten-
dant tenu par Marie Dagmar était d’une importance
capitale pour Ella : elle lui servait d’interface néces-
saire avec ses commanditaires, journaux et éditeurs,
et organisait envois postaux de négatifs, rencontres et
conférences. Le coût prohibitif ajouté à l’impossibi-
lité de joindre le correspondant à l’étranger ne per-

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Avant-propos

mettait pas les liaisons téléphoniques ; les télégraphes


étaient, eux, fréquents dans les villes mais rares dans
les régions reculées.
Lorsqu’elle note à Porquerolles en juillet 1925
« Ne vous en faites pas si je n’écris pas », la jeune fille
n’est âgée que de vingt-deux ans. Indépendante et
déterminée, elle a déjà fondé, à seize ans, le premier
club de hockey féminin sur gazon de Suisse romande,
sympathisé avec Alain Gerbault, le futur navigateur en
solitaire, et participé aux régates des Jeux Olympiques
de Paris où elle est l’unique femme inscrite en voile.
Ella Maillart est volontaire, a soif de rencontres et de
découvertes. Individualiste qui n’est jamais autant
à l’aise qu’en communauté, elle rêve de traverser
l’Atlantique en voilier en compagnie de sa grande
amie, Miette de Saussure, pour rejoindre les îles du
Pacifique. Leurs expéditions en Méditerranée doivent
servir de préparation à ce projet. Déjà, Ella com-
mence à rédiger des lettres détaillées dans lesquelles
elle évoque son quotidien. « [Mes lettres] sont tou-
jours écrites en grande hâte pendant les minutes où
je ne suis ni trop fatiguée ni trop occupée, et consé-
quemment elles sont toujours gribouillées ; mais
comme mes lettres vous font quand même plaisir,
j’écris comme je pense » consigne-t-elle le 3 août 1925
depuis Palerme.
Les lettres sont indifféremment écrites en français
ou en anglais, occasionnellement dans les deux
langues. L’épisode de l’arrestation des jeunes naviga-
trices et de leur rencontre avec l’escadre britannique
en Sardaigne reste l’un de leurs hauts faits d’armes ;

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Avant-propos

leur innocence face à l’inconnu se révèle souvent


comme une qualité, voire une force. « Aussi avons-nous
commencé à pratiquer le sextant, mais cela est diabo-
lique sitôt la moindre houle ou vague sur la mer : l’ho-
rizon se met à danser, on perd son soleil, on attrape la
crampe au bras, on se fatigue l’œil, tout en perdant l’é-
quilibre, et puis si l’on prend une méridienne, midi est
vite passé. » À travers la lecture des courriers, c’est la
découverte du monde réel à laquelle on assiste. La dis-
tanciation que permet l’écriture d’un livre est ici abolie
au profit d’un regard immédiat non réfléchi. Pas un
brouillon mais un instantané qui servira d’aide-
mémoire. Ces lettres sont autant d’images polaroïd sor-
ties d’un carton enluminé. De ses voyages, Ella Maillart
tire les récits d’une réalité, non une œuvre.
Pour beaucoup, elle est d’ailleurs bien plus « péré-
grine » qu’écrivain. Et pourtant, en lisant attentivement
ses missives, on se rend compte du travail élaboré
d’écriture. « J’ai soigneusement évité de m’adresser
à “Intourist”, l’agence qui s’occupe des étrangers, car
je veux être avec la jeunesse russe et pas avec les
6 000 Américains qui envahissent Moscou, écrit-elle le
25 août 1930, dans une lettre rédigée en route vers le
Caucase. Aussi j’ai appris à “Sovtourist” l’existence de
2 expéditions […]. J’aurais beaucoup voulu partir le
1er août, mais il n’y avait plus de place pour moi, aussi
j’ai attendu jusqu’à maintenant. » Le lecteur retrouve
cet épisode dans la deuxième partie de Parmi la jeunesse
russe, publié aux éditions Fasquelle en 1932 : « Je me
console ; ce contretemps est probablement très couleur
locale. Comme tel il doit me plaire puisque j’ai fui

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Avant-propos

Intourist, organisation ruineuse réservée aux étrangers,


afin de vivre avec des Russes. Grâce à la Société de tou-
risme prolétarien, ce désir s’est réalisé… »1

Certaines lettres composent la base même de


quelques-uns des récits écrits par Ella Maillart. Soi-
gneusement gardés par Marie Dagmar, les courriers
attendent le retour de la voyageuse. Avec les notes qui
garnissent quelques carnets et les nombreuses photos
prises en cours de route, les lettres permettent de
« réimprimer » les événements passés. Parfois même,
comme le 26 septembre 1930 à Kiev, elles se substi-
tuent au reste : « (Garde ma lettre car je n’ai pas le
temps de copier ceci dans mes notes.) Il y a 2 ans un
moine a tué et coupé en morceaux la femme avec
laquelle il vivait. Fut jugé et condamné à 10 ans. Il y a
une photo du jugement et les croyants baiseraient la
photo et prieraient ce moine quoiqu’on leur expli-
quât ce qu’il avait fait. Ils répondaient “Il a beaucoup
souffert et nous aidera en paradis.” Si seulement on
pouvait écraser la religion partout. » Quelques mois
plus tard, les mots jetés sur la feuille avant le départ
du courrier auront pris forme à l’intérieur même du
récit : « Dans un coin de la plus grande chapelle, les
communistes ont accroché une photographie : on y
voit un moine accusé par le juge d’un tribunal. La
paysanne prie également devant cette image.
Le guide lui demande :
— Pourquoi vénères-tu cet homme ? Tu sais qu’il a
tué et coupé en morceaux la femme avec laquelle il
vivait ?

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Avant-propos

— Justement, réplique-t-elle, il a beaucoup souf-


fert, il doit être près de Dieu. »2

Chronique d’une réalité passée, si l’écriture est


une véritable épreuve pour Ella Maillart, elle n’en
constitue pas moins un moyen d’existence essentiel.
La publication de son premier livre lui rapporte ainsi
6 000 francs. Une somme qui lui permet de repartir…
La jeune femme ne se décline pas dans les mots, mais
dans les rencontres et le mouvement.
Son regard sur les sociétés qu’elle traverse n’est ni
ethnologique, ni anthropologique, ni sociologique, il
est tout cela à la fois. Ella se promène à travers les
différentes strates de la société. Sans a priori, avec
l’humilité de celle qui souhaite vivre aux côtés de. Ce
qu’elle en rapporte est précis, chiffré, et parfois
cocasse comme cette scène où, figurante dans un film
tourné dans les studios berlinois, elle évoque ses par-
tenaires du jour : « La reine dans la version anglaise
n’est pas une cinéaste, c’est une femme de lettres
anglaise habitant Berlin et que l’on a engagée parce
qu’elle parlait bien anglais. Nombre de ces messieurs
appartiennent au meilleur monde […]. L’un est
comédien, l’autre écrivain, l’autre ancien secrétaire
d’ambassade, un tel Autrichien, un tel immuable-
ment silencieux est un grand-duc russe et pour finir
on les mélange tous et on ne sait plus lequel chassait
le chamois ou lequel revenait de Java. » Ella fait
l’observation d’un quotidien dont elle tend à se rap-
procher. Elle note, s’amuse des détails, jamais elle ne
prend position ni ne critique. À Moscou, dans la capi-

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Avant-propos

tale soviétique, elle fréquente les sociétés de sport et


d’aviron. Une intégration marginale et réussie. Le
séjour moscovite et les expéditions dans les Répu-
bliques reculées du Caucase et de l’Asie centrale ren-
dent la jeune femme toujours plus insatiable. On la
retrouve alors au sein de l’équipe nationale suisse de
ski et capitaine de l’équipe féminine de hockey sur
terre, mais avant tout elle rêve de « … rejoindre ces
fiers nomades admirés dans le film de la Croisière
Jaune. » « Je vis de plus en plus clairement quel était
mon besoin : trouver une tribu ou un lieu moins
dénué de sens que notre pauvre Europe. » « Cette
sorte d’évasion ne pourrait-elle pas me mener vers
une vie authentique ? »3
Au fil des lettres, le lecteur découvre des paysages
et des rencontres formatrices. Ainsi, cette missive
adressée depuis le Mandchoukouo le 13 novembre
1934. Ella y évoque son futur compagnon de voyage
(dont elle avait fait la connaissance quelques mois
auparavant dans une boîte de nuit4) : « Aperçu Fle-
ming* du Times l’autre jour à Harbin. Il revient du
Caucase où il a chassé et je lui ai dit que s’il voulait
mon premier livre, il t’écrive quand il sera de retour à
Londres. » Les lettres précèdent l’Histoire. Nul besoin
ici de raconter l’épopée vécue ensemble par Ella
Maillart et Peter Fleming : sept mois de voyage entre
Pékin et Srinagar relatés pour l’un dans Courrier de
Tartarie (1936), pour l’autre dans Oasis interdites
(1937). Ces deux récits sont tellement différents l’un
de l’autre qu’ils ne semblent faire qu’un ! La compli-
cité, l’humour et la rivalité des deux voyageurs leur

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Avant-propos

ont probablement permis de mener à bien leur


impossible traversée. Ainsi, dans sa lettre envoyée de
Sining, datée du 17 mars 1935, Ella dessine un por-
trait succinct de son compagnon : « Je m’entends bien
avec Fleming […]. Il tue le temps depuis six jours ici
en faisant des patiences tandis que je vais me prome-
ner et faire des photos dans la ville intéressante avec
ces sauvages types tibétains ou mongols venus vendre
leur laine ou leurs peaux. » Le même Fleming qui,
dans son récit à succès, passe pour l’organisateur
d’une expédition dont Ella Maillart a eu l’initiative,
reléguant son amie suisse à l’arrière-plan du voyage !
Les six lettres publiées dans cet ouvrage, envoyées
entre Lanchow et Kashgar sur une période de cinq
mois, permettent de se faire une idée plus juste – et
peut-être moins romancée – du rôle que chacun a
joué au sein de cette aventure.

Après avoir rédigé Oasis interdites au Liban, Ella


reprend son travail de reporter pour Le Petit Parisien.
Elle se rend en Turquie, en Iran, en Afghanistan et,
alternativement, donne des conférences aux côtés des
Paul Émile Victor, Théodore Monod et Alexandra
David-Neel dans de célèbres instituts à travers l’Eu-
rope. Ce dont elle témoigne dans sa lettre écrite à
Londres, en novembre 1938 : « Je dois donner une
conférence sur Mosques in Central Asia le 29 nov. pour
la India Society dans la salle de la Royal Geographical
Society. C’est probablement ce que j’ai de plus diffi-
cile sur la planche depuis longtemps. » Son activité de
conférencière lui permet de gagner un peu d’argent,

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Avant-propos

et de rencontrer scientifiques, historiens et autres


archéologues. Si la vie en société ne lui déplaît pas,
tout du moins pendant une courte période, Ella sent
pourtant les prémices d’un prochain conflit en
Europe. L’acquisition d’une Ford par son amie Anne-
marie Schwarzenbach* est un nouveau signal de
départ. Les deux femmes « font la route » entre
Genève et Kaboul pour échapper à l’histoire qui est
en train de s’écrire et, pour celle qui sera cachée sous
le nom de « Christina » dans La Voie cruelle, à l’emprise
de la drogue. Toutes deux cherchent une réalité qui
pour l’instant se dérobe à elles.

C’est à la fin de l’année 1950, dans l’épilogue de


Croisières et Caravanes, qu’Ella Maillart écrit : « Je crois
que je suis détachée de mon sort… » Elle a quarante-
sept ans, une vie de nomadisme derrière elle, et a cer-
tainement trouvé réponse à la question qui la hante
depuis toujours : « Quelle est donc la réalité du
moment présent ? » Car voyager, naviguer, s’aventurer
est avant tout une occupation dans la vie d’Ella. Une
simple – ou plutôt difficile – manière de remplir son
existence en attendant… La jeune femme s’interro-
geait sans cesse sur le pourquoi de sa présence au
monde, elle avait l’intuition « qu’il y avait quelque
chose d’important ». « Je voyageais en attendant de
connaître la raison de notre présence. Qu’est-ce que
la réalité ? Qu’est-ce qui est important ? Sans pouvoir
trouver de réponse. » La solution ne se trouvait pas en
Europe, foudroyée une nouvelle fois par la haine. Le
nazisme avait étendu sa violence sur l’ensemble du

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Avant-propos

continent, Ella était encore terriblement marquée par


la tragédie de la Première Guerre mondiale. Elle
part : « La dernière guerre m’expédia sur les mers, à
jamais débarrassée de mes illusions sur notre civilisa-
tion, écrit-elle dans La Voie cruelle. Cette guerre-ci me
force à chercher quelle est la signification de ce
monde, quel est le commun dénominateur de chacun
de nous, la base sur laquelle on peut recommencer à
vivre. »5 Beaucoup d’observateurs ont été étonnés de
cette attitude individualiste. Comment une personne
aussi éveillée et frondeuse pouvait-elle tourner le dos
à une Europe qui avait tant besoin de résistant(e)s ?
Ella Maillart avait le sentiment que pour comprendre,
et encore plus, pour aider les autres, elle avait besoin
de se connaître elle-même.

Dans la dernière lettre de cet ouvrage, datée du


28 février – 2 mars 1941, Ella évoque ses doutes sur le
bon acheminement des courriers des semaines précé-
dentes et évoque ses doutes : « D’autre part tu sais que
je ne suis pas écrivain dans l’âme ; et avant de conti-
nuer à écrire des livres imparfaits autant qu’inutiles,
cela vaut la peine de réfléchir. L’endroit ici n’est pas
mal choisi pour cette activité ; et puis voilà que j’ai
38 ans, une vingtaine d’années derrière moi – et peut-
être autant devant moi pour trouver cette Réalité que
j’ai pourchassée jusqu’ici sur terre et sur mer. » Elle
restera près de cinq années en Inde où elle accède
finalement à sa propre conscience, à « l’Unité du
monde ». À cet univers où les différences sont dépas-
sées par les similarités. Nicolas Bouvier, pour qui les

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Avant-propos

textes védiques restaient énigmatiques, écrivit dans


La Vie immédiate : « Grâce à lui [Sri Ramana Maha-
rishi], il semble qu’Ella Maillart apprenne à retrouver
en elle-même cette unité du monde que le voyage
suggère ou impose quand il est venu à bout de toutes
nos défenses. »
Dans l’enveloppe qui contient l’ultime lettre
publiée, Ella glisse une boucle de cheveux blancs
pour sa mère. Comme si la vie s’achevait ici pour
mieux recommencer. Ni le temps ni la distance n’ont
plus prise sur elle. Au bout de ses périples, à l’aide de
l’enseignement de ses maîtres et de la lecture des
Védas, la grande exploratrice arrive à la conclusion
que « c’est en nous-mêmes que se trouve la vérité
suprême. » Le vrai voyage est celui de l’introspection :
un voyage au centre d’elle-même.

Olivier Bauer6
Chandolin, Paris, 2002

1
In Parmi la jeunesse russe.
2
Ibid.
3
« Pourquoi voyager ? » Texte écrit par Ella Maillart pour une
émission à la BBC (1948).
4
Peter Fleming écrit dans Courrier de Tartarie : « Kini [Ella
Maillart] me quitta en éprouvant à mon égard une très nette
antipathie. Je la trouvais gentille, et la soupçonnais d’être un
caractère. »
5
Tiré du film Les Itinéraires d’Ella Maillart, Les Films Plans-fixes,
entretiens avec Bertil Galland.
6
Journaliste, voyageur, auteur du film consacré à Nicolas Bou-
vier Le Vent des mots, dans la série « Un siècle d’écrivains »
(FR3/TSR).

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Voiles et brises

— C’est paré ? Largue le corps-mort !


La chaîne plonge avec un gloussement. Un coup
de barre brusque fait pointer la coque polie vers le
large. La voile, jusqu’ici verticale, cesse de pendre,
inutile ; elle s’incline, durcit, et se cale rondement
dans l’air bleu du Léman.
— Rentre dans le cockpit ! Plus vite ! Hisse le foc, je
prendrai l’écoute !
Elle cherche parmi les drisses souples pendues aux
taquets. Bien sûr elle prend la mauvaise.
— Non, la seconde à gauche ! Ça c’est la balancine.
— La balle en quoi ?
— Obéis et ne pose pas de questions ! A-t-on jamais
vu quelque chose de pareil !
Agnès1 est pour la seconde fois à bord, désireuse de
devenir un bon matelot. Elle aimerait partir bientôt à
l’aventure pour une croisière de plusieurs jours autour
du lac, explorer les golfes qui s’ouvrent à la curiosité
du navigateur, dormir chaque nuit dans un port diffé-
rent, jeter l’ancre près d’une côte inconnue…
— Maintenant prends l’éponge et nettoie les traces
de pas !

1 Agnès Lambert, membre du Champel Hockey Club, qu’elle


dirigeait en l’absence d’Ella.

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Reportages

La brise est légère ; le voilier roule à peine mainte-


nant qu’il est sorti du golfe.
— Tu en fais des « chichis » pour ta vieille caisse de
bateau !
— Chaque chose a sa raison d’être dans la disci-
pline du bord, caisse ou pas caisse, apprends-le. Si tu
changes de foc et que le pont est sale, après tu as des
taches dans la voilure. Quand celle-ci est une Ratsey
en simili soie, faut avoir des égards !
L’atmosphère bleue colore les montagnes lointaines.
Fidèles à leur poste elles offrent chaque jour le même
panorama. Comme si elles savaient qu’elles ont atteint
une harmonie de lignes que nul titan ne saurait amélio-
rer. Seule la couleur de l’air altère leur apparence.
— Je me demande bien pourquoi l’on dit que le
métier de marin est pénible ! remarque Agnès. Le
plus grand effort depuis trois heures de temps a été
de remonter à bord après le bain !
La toile du pont brûle la peau ; la brise est morte.
Agnès se livre à un jeu de miroirs de poche pour voir
si sa nuque écarlate nécessite une protection contre
le soleil.
— Pourquoi est-ce que tu ne gagnes pas de prix en
régate ? me demande-t-elle.
— Parce que c’est en général les nouveaux bateaux
qui gagnent. Ceux qui réunissent toutes les améliora-
tions que l’on a pu faire à leurs dimensions, tout en
restant dans les formules de jauge. Les coques sont
plus lisses, les voiles plus neuves.
— Pourquoi cela t’arrive-t-il de lancer de l’eau
dans ta voile ?

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La voile, sa première passion.

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Reportages

— Je m’imagine que cela resserre le vieux tissu et


fait mieux « plaquer » la toile.
— Comment se fait-il que la voile soit un sport
dangereux et qu’il y ait ici des accidents mortels ?
— Il y a des petits voiliers bon marché qui n’ont
pas de quille mais seulement une dérive ; ils sont déli-
cats à manier, et très utiles à qui veut apprendre les
finesses de la navigation. Mais ils chavirent facilement
dans une saute de vent ; on court le risque de rester
pris sous la voile ou dans un cordage.
— Oh ! regarde derrière toi ! Comment fait-il celui-
là, pour nous rattraper ?
En silence, une coque lisse et brillante comme de
l’acier avance sans un remous dans l’eau glissante. À
l’avant, sa forme aiguë évoque une arme acérée et
dangereuse ; mais on oublie cette impression mena-
çante en voyant les rondeurs élégantes de la coque.
La voilure étroite, aiguë elle aussi, s’élève en un
triangle pur, comme un défi, à une hauteur invrai-
semblable. La souplesse de cet équilibre en crée l’élé-
gance.
— Un pur-sang, s’exclame Agnès, enthousiasmée
par ce spectacle.
Il semble qu’une parfaite réalisation technique ait
créé cette beauté élancée et puissante.
— C’est un 6 m. dont la haute voilure accroche un
« grain » que nous n’avons pas.
— Mais que dis-tu, nous sommes à bord d’un
6 m. 50 et nous sommes plus petits que notre voisin ?
— Nous faisons partie d’une vieille série qui a eu
ses jours de gloire alors qu’on mesurait seulement la

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Reportages

longueur du pont et voulait des bateaux pratiques.


Maintenant c’est plus subtil : le chiffre 6 est le résultat
d’une formule de jauge, alors que la coque « fait »
dans les 13 mètres.
— Et y en a-t-il beaucoup sur le lac, de ces bêtes de
race ?
— Oui, c’est justement un mystère que je ne m’ex-
plique pas. Neuf ce bateau vaut 18 000,00 F ; d’occa-
sion, au moins 10 000,00 F. On dit que les affaires
vont mal et cette année il y a au moins une quinzaine
de 6 mètres armés ! C’est certainement à cause de la
navigation de course si passionnante et qui a lieu
régulièrement.
— Et des bateaux viennent-ils parfois de l’étranger
pour concourir ?
— Autrefois, les Zurichois envoyaient toujours des
bateaux à nos semaines de régates. Mais maintenant
ils ont adopté les séries des pays du Nord, les Scheren-
kreuzer qui sont aux voiliers ce qu’un lévrier est aux
chiens. Le 6 mètres nous vient principalement de
France où, depuis quelques années, il est en honneur
dans les régates internationales.
Au sud les montagnes sont devenues nettes et som-
bres. Sur l’eau, une barre noire vient à nous : le coup
de vent du Sud. Il faudra louvoyer pour rentrer au
port.
— Agnès, tu vas avoir du travail plein les bras.
Amène le foc, on va prendre deux ris…

L’Illustré, 29 juillet 1930

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Lettres
À bord de Bonita
Île de Porquerolles
(sud de la France)
le mercredi, juillet 1925

Mes chers parents,

Est-il vrai que nous soyons de nouveau ici ? Et que


2 ans se sont passés depuis la dernière fois ? Tout est si
semblable que Miette* et moi en sommes très émues.
Nous ne comptions pas venir ici mais aller directe-
ment à Ajaccio depuis Marseille que nous avons quit-
tée mardi à 4 h l’après-midi par vent d’ouest. Nous
avons été mises en retard de quelques jours par le voi-
lier de Bordeaux qui n’a pas livré les voiles à temps.
Puis nous avons fait le plein d’eau douce (car il y a un
réservoir à eau, c’est tout à fait sérieux) et de pain.
Nous avons attrapé une assez grosse mer tandis que le
vent tombait complètement de minuit à midi. Notre
équipage étant plutôt éprouvé par ce temps exaspé-
rant, nous sommes ici en relâche et en ce moment il
pleut ! et il y a de la brume et pas de vent.
Hier après-midi nous avons rattrapé notre sommeil
dans un de nos rochers favoris, après nous être bai-
gnées sur la plage.

* Cf. l’index en fin de volume (pp. 201-203).

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Le Bonita, yawl de 15 tonnes sans moteur, encalminé à Corinthe.


1925

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Lettres

Le Bonita est vraiment très sympathique et semble


un palace comparé à Perlette ; dans la grande cabine
les couchettes sont presque aussi larges que des lits
et nous avons une grande table pliante ; puis deux
grandes armoires où mettre nos effets et une partie
des provisions. Puis, en venant sur l’arrière et en
montant 2 marches on se trouve dans une anti-
chambre dont le toit peut se rabattre latéralement,
faisant une sorte de cabine à ciel ouvert sur laquelle
donnent les couchettes de Miette et moi, chacune
d’un bord ; celles-ci peuvent se fermer par des volets à
coulisses et nous appelons ça nos « clapiers » ; nous y
avons une lampe électrique de poche. Puis c’est la
montée de 6 marches qui mènent sur le pont. À l’ar-
rière il n’y a plus que la soute à voiles, où nous met-
tons nos valises aussi, et le mât d’artimon. À l’avant
dans le poste il y a le grand mât, la caisse à eau qui
fait dans les 130 litres, une armoire pour la vaisselle et
les casseroles, puis les outils, cordages, chaînes, voiles
de rechange etc. Il y a un très long beaupré au bout
duquel c’est très amusant de se balancer ; je n’ai pas
encore été en haut du mât.
À Marseille nous avons repeint l’intérieur en par-
tie, fait des housses pour les 4 matelas, des rideaux
sur les étagères, fait remastiquer le pont au-dessus de
nos couchettes, fait installer une pompe, il y a
2 lampes à pétrole dans la cabine et le Primus1 est
installé sur une petite table juste sous le robinet d’eau
douce ; on a commandé une bôme à rouleau, une
nouvelle barre, une tringle pour fermer le toit si nous
quittons le bateau quelque temps (en ce moment

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Lettres

Yvonne* et Miette s’arrachent l’Or tandis que le riz


cuit : c’est 12 h 1/2) – Les Mouret ont été charmants
pour nous ; nous avons mangé une bouillabaisse chez
eux (laquelle n’a pas très bien convenu à Pa-tchoum*)
et ils ont aussi soupé à bord un soir.
Vendredi. Il y a un brick goélette en rade sur
lequel nous avons été et avons grimpé en haut du
grand mât dans le cacatois (27 m). Nous retrouvons
des tas d’amis d’il y a deux ans aussi en relâche et
nous sommes en train de montrer à Yvonne et Pa-
tchoum ce que c’est qu’une vraie bouillabaisse bien
poivrée et au son de notre gramophone. Nous avons
aussi retrouvé Monod de Morges qui est depuis un
mois à la pension Ste-Anne (où nous étions autrefois)
et nous souperons là ce soir. Il y a toujours grosse mer
mais fait de nouveau beau. C’est le grand bonheur à
bord quoique nous soyons un peu anxieuses de repar-
tir. Je ferme pour que le bateau prenne ce mot. Ne
vous en faites pas si je n’écris pas.
Bons baisers à tout le monde. Votre Kini2

Écrivez poste restante à Ajaccio.

1 Primus : petit réchaud à essence.


2
Surnom donné à Ella Maillart par sa famille.

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À bord de Bonita
Baie d’Aranci
Golfe de Terranova (Sardaigne)
23 juillet (1925)

Mes chers parents,

Que de choses à vous raconter ! Tout d’abord je ne


me rappelle pas si, dans ma carte de Bonifacio, je
vous ai remerciés pour votre lettre du 13 juillet. Nous
avons quitté cet endroit le 18, poussées par une
bonne brise d’ouest et voulant longer la côte est de la
Sardaigne. Au lieu d’aller jusqu’au bout du détroit de
Bonifacio où il n’y a guère d’îles, nous avons traversé
un splendide archipel nommé Maddalena. Seule-
ment, il n’était pas permis de passer là parce que c’est
une zone fortifiée, réservée aux autorités de la marine
italienne. Nous nous sommes dit : Allons-y, nous ver-
rons bien ce qui arrivera. Au coucher du soleil nous
sommes passées près d’un sémaphore qui a levé deux
drapeaux accompagnés de deux coups de canon.
Cela voulait dire « stoppez immédiatement » (M N),
ce que nous avons fait, un dinghy nous a accostées,
nous signifiant en italien que nous ne pouvions pas
passer et un remorqueur de marine nous a prises jus-
qu’à Maddalena, petite ville de 8 000 habitants, sur
l’une des îles, où nous avons jeté l’ancre et passé la
nuit. Durant notre remorquage entre les îles nous
avons vu toutes les installations, usine à gaz, station de

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Lettres

radio, fortifications, etc. Ensuite la police et la marine


ont contrôlé nos papiers et inspecté le bateau. Ils
étaient certains que notre gramophone était un émet-
teur et ont fouillé partout à bord, cherchant caméras
et radios. Finalement ils ont pris nos appareils photo,
pour en développer les films ! Nous leur avons expli-
qué que les pêcheurs de Bonifacio nous avaient dit
que l’on pouvait passer par là, et que nous ne faisions
qu’une croisière de plaisance. Puis il y a eu un conflit
entre les militaires et la police parce que cette der-
nière nous avait fait débarquer avec nos passeports
tandis que le commodore nous avait interdit de met-
tre pied à terre !
De toute façon, nous sommes reparties le lende-
main avec un vent du sud-est et avons tiré des bords
toute la journée. À Maddalena, nous avions appris
qu’une escadre anglaise était à l’ancre dans la baie
d’Aranci. Comme c’est le dernier port avant un très
très long trajet le long d’une côte ennuyeuse, nous
avons décidé d’y aller. Vers 9 h du soir, nous étions
très près du but lorsque soudainement, alors que
nous arrivions sous un haut cap rappelant le rocher
de Gibraltar, le vent est tombé. Nous avons été obli-
gées de repartir vers le large (après avoir ramé dans
le youyou !) et sommes revenues dans la baie aux
alentours de 3 heures du matin le 20. Là, les lumiè-
res des grands vaisseaux de guerre nous aveuglaient
et nous sommes presque entrées en collision avec de
petits contre-torpilleurs qui ne se distinguaient pas
de la côte et se trouvaient là à l’ancre avec de petites
lampes à pétrole pour tout éclairage. Nous avons

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Sir Roger Keyes, commandant en chef des forces britanniques en


Méditerranée, à bord du Bonita. 1925

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CETTE REALITE 5.qxp:livre maillart.qxp 03.12.12 18:15 Page33

Lettres

ramené la grand-voile et sommes soudain passées à


côté de quelque chose que je reconnus comme étant
la pointe de la jetée que nous cherchions. Trente
secondes plus tard l’ancre était à l’eau et le lende-
main nous avons dormi toute la journée. Cette jetée
est l’extrêmité d’une ligne de chemin de fer qui tra-
verse la Sardaigne et un paquebot vient ici quotidien-
nement d’Italie. Quelques cabanes de pêcheurs et
c’est tout.
Le soir, nous avons signalé, avec le drapeau du
code international : « Manquons de lard », mais per-
sonne ne nous a répondu. Alors le lendemain nous
avons navigué parmi les bateaux de la flotte et fait
signe à un grand dreadnought : B K M – G P V ce qui
veut dire « Pouvons-nous venir à bord ? » La réponse
était « Oui, certainement ». Nous avons alors hissé
X O R ce qui veut dire « Merci ». Nous étions malades
de rire de voir ce navire de 25 000 tonnes répondre
promptement à nos signaux. Le vent était frais et
nous avons été obligées de hisser le foc no 3. Puis
nous nous sommes approchées du Marlborough, avons
rentré les voiles, amarré le bateau à l’arrière et som-
mes montées à bord où nous fûmes reçues mer-
veilleusement, d’abord par le capitaine avec des
cocktails, puis pour le déjeuner dans le mess. Puis
nous avons visité chaque recoin du navire, au grand
étonnement des 1 200 marins. Ensuite le capitaine
nous a fait savoir que des salles de bains étaient à
notre disposition !! Après le bain, nous avons pris le
thé avec le capitaine et avons été invitées à dîner avec
les officiers, ce que nous avons fait après avoir

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Lettres

ramené Bonita à l’ancre. Un orchestre jouait pendant


le dîner et nous avons dansé un peu sur le pont avant
d’être raccompagnées. Le lendemain la mer était très
agitée et le sirocco soufflait violemment, ce qui nous
a décidées à rester un peu plus longtemps. Des offi-
ciers nous ont aidées à peindre et nous avons pique-
niqué.
Entre-temps, les officiers du petit destroyer Mont-
rose s’étaient présentés et nous avaient invitées à un
dîner qui a eu lieu hier. Ils ont été évidemment très
chics et sympathiques. Lorsqu’ils ont appris que le
Marlborough nous avait offert 4 livres de lard, et des
gâteaux et des sardines, ils étaient prêts à nous faire
cadeau de tout – en fait ce matin ils sont venus avec
20 livres de peinture émail blanche et ont poursuivi le
travail de peinture, tandis que nous peignions le pont
ou naviguions avec le dinghy de 14 pieds du comman-
dant du Vampire. – Ils nous ont apporté du mastic, du
blanc de plomb, une ligne de loch, du coton pour les
lampes, 5 boîtes de cigarettes, etc. Vous pouvez imagi-
ner notre joie ! L’autre jour l’aumônier du Marlbo-
rough a nettoyé nos cuivres !! Aujourd’hui nous avons
déjeuné sur le Montrose, juste avant son départ pour
Malte. Ce soir nous sommes les invitées d’honneur du
capitaine Dutton (Marlborough).
Nous avons trouvé à bord une lettre des officiers
du sous-marin Lucia (qui est parti ce matin), disant
qu’ils étaient prêts à nous fournir du lard pendant les
3 prochains mois !! Voilà, le vent a heureusement
tourné, à présent c’est la tramontane, et nous met-
trons les voiles ce soir.

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Lettres

Le prochain port où nous irons certainement est


Cagliari que nous devrions atteindre dans les 2 jours,
j’espère. Mais après cela nous ne sommes pas sûres de
notre itinéraire et si vous envoyez quelque chose à
Palerme, merci de l’adresser c/o Consulat de France.
En hâte,
Votre Kini

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Palerme (Sicile)
3 août (1925)

Nous avons trouvé ici la nouvelle du père de


Miette au milieu de notre joie et ce fut de pénibles
journées. Yvonne est partie de suite, quant à Miette
elle partira peut-être ce soir au cas où on la demande
expressément.
Arrivées samedi, banque fermée, n’ayant que
300 lires à nous toutes, Yvonne a heureusement trouvé
les 800 lires nécessaires à son voyage chez le consul de
France. Tout semble très compliqué, les communica-
tions, les banques, même le port où nous sommes obli-
gées d’avoir un gardien spécial pour le bateau car on
vole tout et nous ne pouvons pas veiller jour et nuit ; et
nous sommes pourtant devant la Société d’aviron, à
100 m du bureau du port et il y a en plus la police du
port qui fait constamment la ronde !!
Nous venons de visiter la Capella Palatina et le
Palazzo Reale ; c’est un mélange extraordinaire de
tous les arts et époques, colonnes grecques, mosaïques
arabes, voûtes romanes, Aragon, Bourbons, etc. ont
laissé leurs traces. Nous avons aussi été aux Éremiti où
il y a une mosquée avec coupoles roses et un petit cloî-
tre plein de jasmin et basilic. En sortant nous avons
mangé des aubergines frites à l’huile dans une petite
chambre au bord de la rue.
Nous partons demain matin pour une expédition à
l’intérieur du pays. Car sachez que la Sicile contient

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Miette apprend à se servir du sextant. 1925

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Lettres

plus de ruines et mieux conservées que toute la Grèce


mise ensemble. Aussi allons-nous à Ségeste, Sélinonte
et Girgenti, nous réservant Syracuse, Catane et Taor-
mina pour plus tard lorsque Bonita continuera sa
route. Nous ne savons pas du tout combien de temps
nous resterons par ici, ni si Ben* viendra quand
même remplacer Yvonne. Je vous enverrai des cartes
de là où nous serons.
Nous avons longé toute la Sardaigne tranquille-
ment avec peu de brise et de la houle du S. E., nous
avons appareillé d’Aranci à 3 heures du matin et à
7 heures l’escadre nous rattrapait au large de Tavo-
lara pour nous semer bien vite. La veille au soir le
second du Marlborough en nous reconduisant à bord
m’a donné son vieux sextant ainsi que des cartes de la
Méditerranée qu’il avait en double ; aussi avons-nous
commencé à pratiquer le sextant, mais cela est diaboli-
que sitôt la moindre houle ou vague sur la mer : l’hori-
zon se met à danser, on perd son soleil, on attrape la
crampe au bras, on se fatigue l’œil, tout en perdant
l’équilibre, et puis si l’on prend une méridienne, midi
est vite passé. N’empêche que ce que nous avons
relevé cadrait à 30 milles près, ce que nous considé-
rons un succès vu notre peu d’entraînement.
Nous avons juste fait le plein d’eau et de pain à
Cagliari d’où nous sommes parties à 23 h le 28 juillet
en même temps que 4 autres tartanes. Faible brise
– nous restons en vue de la Sardaigne une trentaine
d’heures, puis de fil en aiguille, avec un bon coup de
suroît durant une nuit, nous avons aperçu l’île Maret-
timo dans nos haubans le 31 juillet après-midi, loch

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Lettres

160 milles, et malgré nos louvoyages nous sommes


arrivées très exactement où nous voulions. Dans la
nuit nous passons d’une île à l’autre, et au matin
nous sommes sous le cap San Vito, énorme falaise fan-
tastique dont la brise nous envoie de cap en cap jus-
qu’au mont Pellegrino et Palerme où nous sommes
au milieu du jour.
Quatre août. Miette n’est pas partie et Ben nous
rejoint dimanche. Cela me gêne beaucoup de savoir
que mes lettres sont communiquées à Paris etc. car
elles sont toujours écrites en grande hâte pendant les
minutes où je ne suis ni trop fatiguée ni trop occupée,
et conséquemment elles sont toujours gribouillées ;
mais comme mes lettres vous font quand même plaisir,
j’écris comme je pense.
Je suis absolument honteuse de n’avoir pas écrit à
mes parents pour leur fête, absolument navrée et je
me demande s’ils m’en veulent ; à vrai dire c’est avec
étonnement qu’arrivées à Palerme nous avons réalisé
qu’il était le 1er août, et ensuite avec cette bousculade
et ces mauvaises nouvelles nous ne savions plus guère
où nous en étions.
Cinq août. Midi. À l’intérieur de la Sicile, sirocco
violent, sommes dans la salle d’attente de Ségeste.
Nous revenons du Temple et du Théâtre à dos de
mule et d’âne et le chef de gare nous nourrit de rai-
sin pas mûr que nous engouffrons. – Nous avons
monté les 8 km hier soir à pied et au clair de lune et
nous avons couché chez le gardien du Temple. Avec
nos rucksack et nos couvertures sur les dalles. Cela
évoquait des souvenirs de cabanes de montagne

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Lettres

– pain, vin, eau, fromages furent nos nourritures. Le


pays est riche en blé, vigne, oliviers, citronniers et il
n’y a guère que le sommet des montagnes de 500 m
qui soit tout pelé.
Huit août, de retour à Palerme après Sélinonte et
Girgenti. Vu des paysages et des temples magnifiques.
Tout n’est que champ de blé. Nous appareillons tout
à l’heure pour Cefalù, Messine, Taormina, mais si
tout va bien tu n’as pas le temps de m’écrire à aucun
de ces endroits. Le bateau se montrant à la hauteur il
est possible que nous traversions sur les îles ioniennes
si le temps est favorable. Tu pourrais m’envoyer des
nouvelles de la famille à tout hasard poste restante
Argostoli, île de Céphalonie, Grèce.
En hâte. Bons baisers, Kini

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Mallia, (Crète) le 15 oct. 25


Fouilles françaises

Mes chers parents,

Impossible de retrouver une lettre que j’ai com-


mencée et dans laquelle je raconte que nous avons
fouillé avec succès dans une petite île à 3/4 d’heure
de notre maison. C’était une coutume minoenne de
se servir des îles comme nécropoles et nous avons
retrouvé à 6 m 50 de profondeur les grandes jarres de
terre cuite qui renferment encore les ossements
humains ; mais les tombes devaient être pauvres car il
n’y a pas de bijoux mais seulement des poteries et de
la céramique assez bien conservée. Nous y passions la
journée très heureusement, quoique ce ne fut guère
qu’un rocher aride et Maria venait nous y cuire en
plein air les tomates ou haricots que nous mangions à
midi ; lorsqu’il n’y avait pas trop à faire on piquait
une tête dans la mer et cela nous était un très grand
plaisir que de nous trouver à nouveau dans le petit
bateau qui nous traversait les quelque 50 mètres de
chenal… Puis nous avons repris les fouilles près du
palais, continuant à mettre au jour des murs et des
chambres. Puis il a fallu dessiner toutes les cruches
etc. quelquefois en double, à l’encre de Chine et
colorié ! Puis il a fallu lever le plan des maisons et le
raccorder avec les fouilles de l’année dernière et pour
quelqu’un qui n’est pas architecte c’est très compliqué

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Lettres

surtout manquant des instruments les plus élémen-


taires. Là-dessus la saison des pluies a commencé
10 jours trop tôt et nous avons dû faire un contrat
onéreux pour que les fouilles soient refermées après
notre départ (car on ne peut travailler quand il pleut).
Il faut rendre les champs à la culture et c’est navrant
de combler tout cela ; la subvention est épuisée car les
paies étaient plus chères que l’année passée et somme
toute nous avons eu beaucoup à faire. – En plus du
dessin et du grec que j’ai cultivé, j’ai appris à appré-
cier la valeur des tessons et autres restes amassés dans
les musées et ce fut ma principale réflexion pendant
les longues heures passées à laver à l’acide des débris
innombrables dans l’espoir de mettre au jour un
décor !
Deux dimanches de suite nous avons fait des
courses dans les montagnes de l’intérieur visitant
une fois un village perché où Pa-tchoum connaît des
Crétois qui travaillaient l’année dernière aux fouilles
et qui sont obligés de travailler maintenant à l’élabo-
ration de la nouvelle route. L’autre fois nous avons
exploré une grotte célèbre près de la montagne Dik-
tée à 1400 m d’altitude. Nous y avons été en 2 jours,
couchant une nuit au monastère de Kera. Paysages
épatants mais j’ai malheureusement égaré le film et je
pourrais me battre, quoique l’instituteur de Mallia ait
écrit à l’auberge où il est tombé. Il y a évidemment
ces plaques de Marielle* mais elle reste en Crète avec
Pa-tchoum plus longtemps que moi et jusqu’à ce
qu’elle soit à Paris et ait fait tirer des exemplaires
pour moi j’ai le temps d’attendre. Elles vont aller

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Lettres

faire un tour dans l’Ouest qui est extrêmement


sauvage et explorer une caverne préhistorique où
Boissonnas a repéré des crânes. Quant à moi je m’a-
chemine sur le retour : j’ai quitté Pa-tchoum et Miette
ce matin disant adieu à jamais au Mallia encore sau-
vage aujourd’hui où les femmes cueillent les olives
avec leurs robes retroussées comme celles des paysan-
nes du moyen-âge.
Malheureusement l’auto n’arrive pas et comme
elle est très économique il faut bien en passer par
elle ; aussi, hébergée dans l’école, sur un pupitre
minuscule j’en profite pour finir cette lettre. Marielle
est déjà à Candie faisant des photos au Musée et je la
rejoins pour que nous allions visiter ensemble une
plaine immense, la Messara, qui est dans le sud ; c’est
paraît-il le plus beau coin de Crète et il y a là les ruines
imposantes de la célèbre Phaestos (Cnossos n’est rien
en comparaison). Je n’ai pu résister au désir de faire
cette excursion, d’autant plus que j’en avais le temps
avant le départ du Pierre Loti choisi pour notre retour
de Miette et moi car il appartient aux Messageries
Maritimes qui sont le 1/3 du prix des bateaux anglais
passant par l’Adriatique. Nous quittons le Pirée le 24
(Miette me rejoint à Candie, ayant déjà vu la Messara)
et nous devons être le 29 à Marseille. Nous faisons
escale à Malte et Naples et le prix est de 450 frs fran-
çais, nourriture comprise.
Miette revient en Suisse s’occuper des manuscrits
de son père tandis que Pa-tchoum et Marielle culti-
vent leur bouquin et articles sur la Crète en la visitant
plus à fond. Il me faut chercher des débouchés en

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Ella et Miette participent à des fouilles archéologiques en Crète.


1925

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Lettres

Suisse pour les articles que je crois pouvoir écrire ; je


vais aussi essayer dans un autre ordre d’idée, avec les
journaux anglais de yachting ; qui ne risque rien n’a
rien…
Miette et moi avons aussi exploré une grotte tout
près de chez nous qui est à peine connue ; elle est
fantastique par le nombre de ses dédales et malgré
2 bougies et 2 lampes électriques nous sommes restées
égarées dans une chambre de 4 m de long pendant
25 minutes !…
Voilà qu’hier soir nous avons reçu de Jaffa une
lettre de Sir Roger Keyes* qui relâche à la Canée avec
l’escadre et annonce sa venue à Mallia pour samedi
prochain !!! Ce fut une émotion indescriptible ! Nous
aurions été enchantées de lui faire les honneurs de
notre bled et de notre palais (nous avions nos lits de
camp avec nous) mais c’est exactement le jour du
dernier départ de Miette et Pa-tchoum. Il nous invi-
tait également à bord du Queen Elizabeth pour le lunch
de dimanche sans trop se douter je pense, que la moi-
tié de la Crète nous sépare et que nous ne pouvons
comme lui fréter une aftokinete (auto) ; enfin nous lui
avons écrit et je me demande ce qui va en sortir et s’il
est possible une fois encore d’être les hôtes de cette
merveilleuse escadre anglaise.
Ces quelques jours de grand vent et pluie m’ont
fait penser à l’Europe plus que quoi que ce soit
d’autre et j’ai réalisé que vraiment il devait faire froid
au nord, vers chez vous et que par conséquent nous
étions en pleine saison au magasin et qu’octobre
s’écoulait rapidement. J’aimerais pouvoir vous raconter

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Lettres

toutes les belles choses que je vois dès maintenant


mais je pense que le temps n’est pas loin où vous me
prêterez une oreille attentive car je ne doute pas que
vous soyez contents de savoir tout ce que je fais.
Miette ne sait pas encore si elle restera de suite à
Genève ou partira de suite pour Château-d’Œx. Elle
se décidera d’ici son arrivée et je pense qu’il n’y a pas
d’inconvénient à lui préparer un lit. Dieu ! dormir
dans un lit ! ça ne m’est pas arrivé souvent depuis
Pâques ! quelle chance j’ai ! Bons baisers à tous, Kini

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Pérégrinations sur une île curieuse


et pittoresque

Nous sommes venues en Crète pour étudier l’an-


tique civilisation de l’île et nos fouilles ressuscitent
des vestiges vieux de quarante siècles ; mais malgré le
charme de 1’archéologie, c’est bien le temps présent
qui m’intéresse particulièrement et me captive par ses
contrastes chaque jour renouvelés.
Notre village moyenâgeux, Mallia, vit des heures
uniques ; pour la première fois une auto y apparaît,
ayant réussi à suivre le sentier proche de la mer, et
pour la première fois de leur vie les gosses voient des
roues dans ce pays pierreux où les mulets étaient le
seul moyen de transport.
Sous les caroubiers, les habitants du vieux village
se rassemblent : les femmes pieds nus, en fichu noir,
laissent leur amphore près du puits ; les hommes
bottés, en vraka bouffante, coiffés du petit turban
noir, quittent leur verre de raki… Chacun pressent
nettement le début d’une ère nouvelle.

Sacs au dos

Le samedi, sitôt les ouvriers payés, nous partons en


course, nos sacs de montagne sur le dos. Nous quit-
tons la mer et les oliviers pour suivre la route turque
pavée ; elle monte dans une vallée étroite après avoir

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Reportages

enjambé une gorge sur le Pont du Diable. La chapelle


Saint-Georges domine la vallée et lors des pèlerinages
les campements nombreux couvrent les pentes
rocheuses ; je me souviens alors avec émotion d’un
paysage du « chez nous » lointain : la chapelle de la
Garde et le val d’Hérens.
Tandis que nous arrivons au village de Vrachasi
dont les maisons de pierre sont tassées parmi les cul-
tures en gradins, j’évoque toujours davantage le
Haut-Valais. De même que chez nous, les troupeaux
descendent au village l’hiver ; les hommes sculptent
le bois et font du fromage et du beurre de chèvre.
Si Dzanakis nous offre des morceaux d’agneau cuits
à la broche comme les aimait Ulysse, par contre sa
sœur Heleni tisse et brode avec goût comme les
Valaisannes.
Nous rendons aussi visite à Maria ; tous les voisins
réunis l’aident à casser les amandes de sa récolte et,
quant à moi, je mange surtout des amandes en buvant
le raki traditionnel !
Puis Dianinas nous offre des cafés turcs sur la place
du village tandis que près de nous un vieux paysan
distille le raki, chauffe son alambic de terre cuite et
surveille une cuve semblable en tous points aux pithos
mis à jour par nos fouilles.

Hospitalité monastique

Pendant six heures, nous avons gravi les sentiers


pierreux des vallées, nous enfonçant à l’intérieur de
l’île ; au soir, quoique très intimidées par les regards

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En Crète, la route vers Mallia, entre Candie et Khersonissos. 1925

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Reportages

sauvages des moines, nous demandons l’hospitalité


au monastère de Kera. Parmi ses jardins et ses cyprès
le blanc monastère domine une vallée fermée au loin-
tain horizon.
Le saint higoumène nous parle de l’hiver si rude
dans la montagne ; la neige atteint parfois 1 m. 50 et
coupe toute communication. Je me demande alors
en moi-même si un homme viendra un jour leur
apprendre à se chausser de skis rapides ?
Le repas du soir réunit quatre moines aux chi-
gnons serrés et quatre jeunes filles aux cheveux cou-
pés ! La chose est si cocasse que nous en rions aux
éclats ; je pense même proposer la scène à tel revuiste
de boulevards.
Le lendemain, nous atteignons un col aride où le
vent règne toujours, faisant tourner les ailes de vingt-
six moulins. Nul arbre ne pousse ici et les montagnes
sont un éboulis de roches noires. Nous nous rappro-
chons du majestueux mont Dikté, et, après quelques
heures de marche, nous visitons, à l’aide d’un cierge
acheté au village de Psychro, l’antre célèbre où il y
eut autrefois un culte de Zeus ; ouverte au flanc de la
montagne, impressionnante par ses hautes roches lui-
santes, la caverne livra aux archéologues de nom-
breux objets de culte.
Au retour, l’une de nous, épuisée par ces ascen-
sions, reste au monastère. Dans le brouillard, nous
dévalons vers Mallia, en vain retenues par un garde
champêtre qui s’oppose à notre retour de nuit ; nous
obligeons notre guide à continuer, car demain matin
nous devons être sur le chantier.

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Reportages

Au monastère, à peine notre camarade s’est-elle


enfermée par mesure de prudence qu’un moine
frappe à la porte en répétant deux fois le mot « afga »
d’une voix caverneuse. Terrifiée, ne comprenant pas,
notre amie ne fait que répondre : « Bien, bien. » Mais
le moine frappe avec tant d’autorité que la porte lui
est enfin ouverte ; il dépose alors timidement des
œufs sur la table…
Inutile de dire que notre camarade riait encore de
sa méprise vingt-quatre heures plus tard.

Paysans et citadins

À l’extrémité de la plaine fertile de la Massera, dans


l’ouest, près de la mer, existe un pays désertique ; une
fabrique d’huile se construit parmi quelques masures
et chacun travaille avec ardeur à installer un magasin,
un toit, un entrepôt, une route. Bientôt paraît-il, Kok-
kino Pyrgo sera un village modèle avec terrains de ten-
nis et de football. Souvent le Crétois que l’on rencon-
tre revient d’Alaska ou de New York, et, tout heureux
de parler anglais, il raconte ses souvenirs avec plaisir.
Le Crétois est excellent tireur ; de même que celle
de nos anciens mercenaires, sa réputation s’étendait
au loin et l’Iliade parle des archets crétois qui étaient
très recherchés. Ils fabriquaient leur arc avec les deux
cornes de l’agrimi , chèvre sauvage spéciale à la Crète
et dont la chèvre domestique serait issue. Actuelle-
ment, cette bête doit avoir disparu des pentes abruptes
de l’Ida, mais notre bouquetin ressemble étonnam-
ment à l’agrimi du musée d’Athènes.

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Reportages

À l’auberge tout le monde est jovial : on se traite


mutuellement de combari (parrain) ; citadins et pay-
sans se tutoient d’ailleurs dans cette île démocra-
tique. Je remarque également qu’il faut laisser libre
passage à de sonores renvois à la fin du repas, car
c’est très bien porté.
Mais mes observations sont interrompues par un
coup de feu tiré dans le voisinage ; peu après un
patron de voilier arrive, l’arme à la main ; dans la
nuit, sur la plage battue par la mer de Libye, il vient
d’avoir une explication avec son armateur qui ne le
payait pas ; il lui a tiré dessus pour en finir…
Les recherches de nuit furent infructueuses ; le
lendemain nous partions pour Candie et nous ne
sûmes jamais le sort de l’infortuné armateur.

Tribune de Genève, 18 juin 1926

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bei Frau Mallowan


Küstriner Str. 16
Berlin Charlottenburg
samedi matin
(octobre 1929)

(papier à lettre du yacht Volunteer)

Chers amis,

Je retrouve cette vieille feuille qui m’inspire pour


vous écrire.

Je ne suis restée qu’une nuit à la pension Stein-


platz, car le lendemain j’ai déjà trouvé ce qu’il me fal-
lait : une chambre pour 53 M. par mois, avec bains à
volonté et téléphone. Je suis à Charlottenbourg près
du Kurfürstendamm, avec de bonnes communica-
tions. Mlle Mallowan doit avoir dans les 45 ans et vit
avec sa vieille mère ; elle est prof de diction et adore
les chats, en conséquence de quoi il y en a 4 dans l’ap-
partement, mais malgré mon amour pour ces bêtes je
me vois obligée de les exclure de ma chambre car ils
ont dû avoir la séculaire habitude de transformer mon
sofa en chalet de nécessité. J’arrose ce dernier d’eau
de Cologne et avec la fenêtre ouverte jour et nuit, l’ha-
bitude aidant, je pense que dans quelques jours ça ira
mieux. Le lavabo est mutilé : il lui manque un pied ! il
paraît que c’est le locataire de l’hiver dernier qui a fait

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Lettres

du feu avec. Je pense que le papier du cabinet a dû


suivre le même sort car il brille par son absence. J’ai
dû acheter une poire électrique pour ma lampe de
table, car ce n’était pas fourni. – N’importe où on
peut avoir un repas complet (soupe, viande garnie,
dessert) pour 1 M. 50 ; le matin mon Primus fonc-
tionne à merveille, mais le beurre est cher. –
J’ai aussi trouvé un club de hockey qui fait partie
d’un stade tout près d’ici, c’est-à-dire à une heure 1/2
(Berlin est immense). Pour 9 M. je suis membre,
jeunes filles charmantes parmi lesquelles il faut que je
trouve des élèves d’anglais. (Le français n’a pas cours ni
d’intérêt.) Entraînement aujourd’hui et match demain.
À part cela, je me familiarise avec Berlin et l’alle-
mand, courant d’une agence à l’autre, répondant à
des annonces et essayant d’atteindre les gens pour les-
quels j’ai des introductions. Les communications sont
épatantes : avec 0,20 on a droit à une distance illimitée
ainsi qu’à une correspondance autobus, tram, métro
ou train, comprenant un arrêt d’une heure 1/2 si on
le désire. Des rues très larges avec herbe et arbres par-
tout, des maisons modernes en quantité ; d’immenses
quartiers de villas, font une belle ville. Les cafés sont
splendides et luxueux. Mais il faut dire Fernsprecher et
Fahrstuhl pour téléphone et lift !! La lecture de À
l’ouest rien de nouveau est interdite dans les cercles
monarchiques.
[…]
Les lits sont curieux, même dans la luxueuse pen-
sion Steinplatz, ça consiste en un matelas en 3 mor-
ceaux, un drap et le duvet ! Dans la rue chaque journal

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À Berlin en 1929, Ella Maillart (à gauche) fait partie d’une équipe


de hockey sur terre au Sport Club Charlottenburg.

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Lettres

a son vendeur alors ça fait une rangée de 4 ou 5 à qui


tu demandes naturellement le journal qu’ils ne ven-
dent pas ! Aux coins des rues on rencontre souvent
une dame à côté d’une balance ambulante pour
peser les personnes ! Ma Wirtin est viennoise, depuis
14 ans ici, ayant perdu son argent dans les emprunts
de guerre. Elle parle un très joli allemand. Baisers,
Kini

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Berlin
Postlagernd
Halensee
11 novembre 1929

Ma chère maman,

J’écris cette lettre avec un peu de retard et tu dois


commencer à te demander ce que je deviens. Dans
ma dernière lettre d’il y a environ 10 jours, j’avais
commencé à parler de l’UFA1, mais je ne me souviens
pas de ce que j’en avais dit. Bref le fait est que par
Miss Norman Wright j’y ai eu un engagement de
2 jours comme figurante anglaise dans un ton-film2.
C’était l’occasion ou jamais de me documenter et
d’avoir un pied dans la place, ce qui est extrêmement
difficile aux étrangers.
Donc à 8 heures du matin il faut se présenter à
l’entrée principale des Studios de Neubabelsberg (on
y arrive en une demi-heure de train électrique depuis
chez moi et la gare d’arrivée se trouve au milieu
d’une splendide forêt de pins que l’on traverse avant
de trouver le studio. Inutile de dire que déjà dans le
train on voit des têtes et des costumes étranges en
masse). Là on signe un formulaire sur lequel on
inscrit votre paie, soit 40 M. pour moi dont il faut
déduire 4 % pour les impôts.
Nous appartenons au film Thiele-Kikebusch, du
nom des 2 metteurs en scène, et nous sommes dirigés

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Lettres

vers les vestiaires. Dans le mien nous sommes bien une


quarantaine de dames de tous âges à nous grimer et
nous préparer à figurer dans une réception de cour.
(Il s’est trouvé que ma robe en velours chiffon faisait
l’affaire.) La plupart de ces dames passent entre les
mains du maquilleur et du friseur tandis que je dé-
couvre que la vieille dame ma voisine est une Russe
de la meilleure société, depuis 10 ans à Berlin, ayant
été dame d’honneur à la cour, parlant le français à la
perfection, ayant longtemps vécu au Montreux Palace !
Et pendant le mois d’octobre c’est la première fois
qu’elle travaillait. Plus loin une jeune Russe de Kiev,
depuis 8 mois ici, cheveux blonds frisés genre Peggy
Bonyss, yeux bleus splendides avec des cils qui n’en
finissent pas, malheureusement menton en galoche,
qui croyait pouvoir gagner plus facilement ici qu’en
Russie et qui maintenant regrette d’avoir tout quitté.
Puis un assistant vient nous chercher, nous traver-
sons 2 ou 3 ruelles et studios où l’on brosse des
décors et nous arrivons dans le bâtiment du ton-film
qui comprend 4 studios. Avant d’entrer dans le studio
sud, le directeur historique nous passe en revue, tan-
dis que l’accessoiriste nous distribue bracelets, colliers
et gants longs. Nous entrons dans une salle de récep-
tion avec trône et tous les figurants sont artistement
parsemés dans la salle ; les uniformes les plus variés
recouvrent ces messieurs car nous faisons partie
d’une petite cour de fantaisie de nos jours. Nous
attendons avec impatience un jeune archiduc qui doit
venir épouser la princesse de la maison, et ce jeune
homme a déjà une heure de retard, aussi la reine sur

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Lettres

son trône s’impatiente. Répétitions nombreuses, de


chaque groupe puis de l’ensemble, puis répétitions
pour les microphones qui apportent les sons là-haut
dans la chambre vitrée et étanche, chambre d’écoute
où le Tonmeister règle l’intensité des sons et leur enre-
gistrement sur plaques ou sur film. Les appareils de
prise de vues marchent tous automatiquement et pour
que leur bruit ne soit pas enregistré par les micro-
phones, ils sont enfermés dans des grandes caisses her-
métiques avec une vitre sur un côté (celle-ci inclinée
afin que les projecteurs innombrables ne viennent pas
y faire de la réflexion).
Naturellement aucune fenêtre dans ce grand isola-
teur de 20 m sur 30, tout le plafond rempli de drape-
ries rapport au son, aussi lorsque les réflecteurs et pro-
jecteurs donnent tous ensemble, la chaleur devient
étouffante et l’on voit les coiffeurs et coiffeuses courir
en tout sens pour tamponner avec du buvard les visa-
ges ruisselants ou luisants : c’est le règne de la houp-
pette !
Vers 3 heures on nous donne une demi-heure de
congé pour aller manger, et sous la pluie, les vieilles
duchesses et les colonels etc. courent vers la cantine
pour y avoir une place assise. (Beaucoup de ces
dames se contenteront d’un café pris au vestiaire avec
des tartines sorties de leur valise.)
Puis l’assistant vient nous rechercher et on
recommence cette fois la version anglaise : alors les
murmures d’impatience sont formulés par les figu-
rants anglais (ce qui revient exactement au même
que les murmures allemands !) mais le chambellan

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lettres

prononce : « His Imperial Highness The Archduke


Peter Ferdinand ! » et à la place de l’entrée comique
de Willy Fritsch (très apprécié de Mme Gressly), c’est
le jeune Américain qui entre en disant : « Good eve-
ning, folks ! » À ce moment-là arrive sur pneus com-
fort un microphone qui s’arrête à 2 mètres du
prince. De même un moment plus tard ce sera une
caméra qui arrivera aussi à roulette pour prendre un
gros plan ; à ce sujet, le directeur américain me dit
qu’à Hollywood ce même appareil est beaucoup plus
perfectionné et monté sur une espèce de gyroscope.
Enfin bref les scènes progressent avec lenteur tan-
dis que les figurants lient connaissance. La reine dans
la version anglaise n’est pas une cinéaste, c’est une
femme de lettres anglaise habitant Berlin et que l’on
a engagée parce qu’elle parlait bien anglais. Nombre
de ces messieurs appartiennent au meilleur monde,
parlent français couramment et la conversation roule
sur Saint-Tropez, Brioni, ou la place Pigalle. L’un est
comédien, l’autre écrivain, l’autre ancien secrétaire
d’ambassade, un tel Autrichien, un tel immuable-
ment silencieux est un grand-duc russe et pour finir
on les mélange tous et on ne sait plus lequel chassait
le chamois ou lequel revenait de Java.
Vers 20 h 1/2 on peut enfin partir, absolument
fourbus et bons à recommencer le lendemain.
La jeune princesse est personnifiée par Lilian Har-
vey qui est très mignonne et le film s’appelle Liebes-
walzer.
Le jour suivant j’ai été me promener à Staaken, où
dans les grands halls à dirigeables plusieurs compagnies

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Ella Maillart (à gauche) actrice dans le film de ski Winter, tourné à


Mürren (Suisse) en 1929.

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lettres

de cinéma ont leur studio, entre autres la Aafa, la


firme où Miss Wright travaille comme secrétaire. Très
intéressant naturellement et bien différent de l’orga-
nisation de la UFA, mais il n’y avait pas de travail pour
moi ! en effet ça ne me ferait rien de ramasser 35 M.
tous les jours en voyant des choses nouvelles et
instructives.
Le jour suivant les journaux annoncent le séjour à
Berlin de Mrs. Jack London ; aussitôt je me précipite à
son hôtel et nous tombons dans les bras l’une de
l’autre, car depuis 4 ou 5 ans nous essayons de nous
rejoindre, depuis que Gerbault lui a parlé de nous et
que nous nous croisions en Méditerranée sans le
savoir. Elle est tout à fait gentille, moins sportive d’ap-
parence que je ne le pensais et nous avons passé
l’après-midi au zoo ensemble. C’est la première fois
qu’elle vient en Allemagne, avant de se rendre au
Danemark où elle a de fidèles autant que vieux amis.
Elle m’a donné une photo de Jack London, vous pen-
sez si je suis fière ! et j’ai été contente de pouvoir lui
en donner 3 de Gerbault. Si tu pouvais trouver rapi-
dement chez Kundig, soit The Cruise of the Snark de
J. L., soit quelque chose comme The Log Book of the
Snark in the South Seas by Mrs L., ça me ferait bien plai-
sir de le lui faire dédicacer. L’autre jour nous avons
encore déjeuné ensemble et voulions aller au musée
ensemble mais c’était déjà fermé quand nous sommes
arrivées (elle m’a donné un chapeau dont elle ne se
sert plus !!!)
J’aimerais aussi que tu m’envoie Lone Reef de De
Vere Stackpole ; il doit se trouver dans la bibliothèque

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Lettres

de mon armoire dans la rangée des livres de la mer ; il


n’est pas relié et la couverture sur le dos est quasi-
ment inexistante de sorte qu’il est facile à repérer.
Au hockey on m’a refait ma petite ceinture brune
en imitation peau de daim (sorte de flanelle) qui
allait si bien avec ma robe de kasha et que j’avais
achetée pour 0,90 à la rue du Commerce (au Soleil ?)
et avant que je me mette en chasse ici, dis-moi si tu
peux peut-être m’en envoyer une facilement.
Mes leçons vont bien maintenant et je me fais envi-
ron 45 M. par semaine ce qui me couvre tout juste
mes frais en me laissant assez de temps de libre. C’est
curieux, au bureau du jeune Knote, l’ami d’Antoi-
nette Julliard, se trouve le fils Solium ; et je donne des
leçons de conversation aux trois enfants du directeur
chez qui je reste parfois à souper.
Au sujet de Mrs. London je voulais aussi dire que
Martin Johnson qui a fait le film Simba qui était si
chic, était engagé comme cuisinier sur le Snark et
qu’il ne savait pas cuire du tout étant mécanicien ;
mais lors de son retour il s’est fait du battage avec le
nom de J. L. et a commencé avec des tout petits
films de rien du tout et il paraît que sa femme, que
l’on voyait un peu trop à mon idée, est absolument
épatante. Mais je plains J. L. d’avoir eu à faire la cui-
sine.
[…]
J’ai été voir Die Andere Seite (Journey’s End) que j’ai
trouvé très bien, mais je suis un peu gênée par le son
littéraire des phrases les plus banales en allemand ;
peut-être aussi que ne comprenant pas tout je suis

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Lettres

moins accrochée par l’intérêt des répliques et ai plus


de temps pour critiquer.
Mais par contre je suis absolument emballée par
une pièce, Stempelbrüder de Douchinsky, en espèce
d’argot berlinois, au sujet des 300 000 sans travail de
Berlin. Là j’ai trouvé cet accent de vérité direct que je
n’avais pas encore expérimenté en Allemagne.
Également enchantée du Kaiser von Amerika de
Shaw (The Apple Cart) où j’ai été avec Vetterli. Werner
Kraus et compagnie sous la direction de Max Rein-
hardt sont des acteurs de toute première force.
Cette fois il faut que je m’arrête, car je suis déjà en
retard pour mes leçons et je vous embrasse bien tous.
Kini

1
UFA : Universum-Film AG, société de production de films fondé
en 1917.
2
Film sonore.

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chez Mme Tolstoïa


3 Pomerantchev per
appart. 8
Moscou
U.R.S.S.
8 juin 1930

Ma chère maman,

Me voici enfin sûre de mon adresse et je m’em-


presse de te la communiquer. Selon les rumeurs de
Berlin il était soi-disant impossible de trouver des
chambres ici à des prix abordables, mais je viens de
trouver à 90 roubles pour un mois ; étant donné 7 rou-
bles (14 marks) le prix minima dans les hôtels, c’est
donc raisonnable. Et ce qui est beaucoup plus intéres-
sant c’est d’être chez les Tolstoï ; j’en suis enchantée.
Quoique même la toute jeune génération parle cou-
ramment anglais ou français, ceci basé sur les 8 jeunes
filles ou jeunes femmes de mon âge que j’ai rencon-
trées jusqu’ici et dont la culture ne date pas d’avant-
guerre. Et ce qu’il y a de plus curieux c’est que Jessie
Lloyd a occupé ma chambre pendant 3 ans ; c’était une
jeune Américaine de 20 ans qui faisant partie de mon
équipe de hockey il y a 5 ans et nous apprenions le
russe ensemble ; tandis qu’elle partait pour Moscou je
lui assurais que j’allais la suivre !! Mais j’ai du retard.
Le voyage s’est très bien effectué (40 heures) et j’ai
débarqué un beau matin dans une ville qui donne

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Sur les rives de la Moskova, un des nombreux clubs d’aviron.


Moscou, 1930

66
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Lettres

l’impression d’être en totale reconstruction : tous les


vieux pavés ronds-pointus sont extraits telles de
vieilles dents et feront place à du macadam et tous les
hôtels subissent des transformations. Je me suis tout
de suite rendue au bureau Voks, chargé de faciliter
aux étrangers l’étude de branches spéciales et je vais
pouvoir visiter les unions sportives ainsi que les stu-
dios et cinémas. Ai déjà assisté à une présentation de
film sur le Turkestan, La terre a soif et ce soir j’abrège
ma lettre pour aller sur le conseil de Mme Tolstoïa voir
une troupe géorgienne donner une légende cauca-
sienne dans le 2nd théâtre de Moscou. J’ai passé la
journée d’hier chez Mrs. Deuss, très bien installée et y
ai fait connaissance de 2 ou 3 journalistes.
À la hâte, baisers, Kini

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3 Pomerantzev Per. Kb. 8


Moscou
25 août (1930)
en route

Ma chère maman,

[…] Je réussis enfin à quitter Moscou et me réjouis


énormément de voir quelque chose de la Russie.
J’avais toujours l’intention de passer l’été sur l’eau à
descendre une rivière en canoë, mais cela me serait
revenu trop cher, car j’aurais dû amener un faltboot
avec moi d’Allemagne. (Ce que 3 Allemands ont fait
d’ailleurs et ils sont enchantés de leur voyage
immense.) Aussi j’ai pensé à ce Caucase dont les
montagnes et les peuples curieux ont toujours éveillé
ma curiosité.
J’ai soigneusement évité de m’adresser à « Intou-
rist », l’agence qui s’occupe des étrangers, car je veux
être avec la jeunesse russe et pas avec les 6 000 Améri-
cains qui envahissent Moscou. Aussi j’ai appris à
« Sovtourist » l’existence de 2 expéditions à l’Elbrouz,
Svanétie, Batoumi, Soukhoumi et Sotchi (mer Noire).
J’aurais beaucoup voulu partir le 1er août, mais il n’y
avait plus de place pour moi, aussi j’ai attendu jusqu’à
maintenant. Les prix sont formidablement avanta-
geux : 11 roubles pour voyager 50 heures jusqu’au
pied des Alpes caucasiennes. Puis à pied nous mon-
tons jusqu’à 4 000 m environ, couchons sous la tente,

68
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À Mestia, capitale de la Svanétie (URSS), la roue est inconnue en


1930. Au fond, les tours-forteresses caractéristiques des villages
svanes.

69
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lettres

puis passons par un col quasiment inexploré qui nous


conduira en Svanétie sur le versant sud du Caucase.
C’est la province du Caucase qui fut toujours indé-
pendante et qui a conservé des coutumes moyen-
âgeuses. Ensuite traversons la Géorgie (180 km à
pied, le reste en autobus) et gagnons la région tropi-
cale du Caucase. Retour fin septembre à Moscou.
Nous sommes 10 dont 2 jeunes filles en plus de
moi. Je n’ai pas encore découvert quelles sont les
occupations de chacun (l’un qui parle allemand est
ingénieur-technicien pour avions).
Hier rendez-vous et départ à la gare. Ces gares rus-
ses déjà à elles seules sont un poème. Nous sommes
donc dans le train pour une 50e d’heures. Naturelle-
ment compartiments durs (de 8 places) qui fournit 7
couchettes de bois. De suite, organisé en « com-
mune » toutes les provisions réunies et un seul pain
pour tous. De cuisine, chacun son tour ; tout va à mer-
veille. – Le train traverse un océan d’uniformes
champs. Le train s’arrête quelques minutes auprès de
l’île que forme une gare. Là, les paysannes vendent
des pommes, des tomates, des œufs ; on va vite cher-
cher l’eau bouillante au buffet et on fait du thé.
26 août. Deuxième nuit passée à merveille à la
dure. – Hier soir pendant que je dormais à moitié sur
mon étage supérieur, les autres chantaient en chœur,
au-dessous de moi, tandis que les grands champs glis-
saient dehors comme des vagues. – La sirène de la
locomotive est comme celle d’un paquebot. – Ce
matin arrêt prolongé dans une gare ; nous sommes à
300 km de Rostov et il y a un encombrement sur la

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Lettres

voie. Tout le monde se retrouve à la fontaine en


costume de bain procédant à des ablutions matinales.
– Je suis de cuisine et comme le buffet ne fournit pas
d’eau bouillante (tout le monde se promène avec une
bouilloire vide) j’arme mon Primus et voilà le thé
fait ! Il est vrai que la « chéfesse de gare » m’a menacée
de 50 R. d’amende car on n’ose pas faire le feu sur le
quai. – Mais comme dans le train non plus on ne peut
pas se servir du Primus et que le thé devait être fait, je
n’ai pas bougé.
C’est un peu la Stimmung de nos départs du Ski Club
pour le Dauphiné ou pour le Tessin, seulement c’est
plus grand et plus immense tout ce qu’on fait ici. –
Je pense faire beaucoup de photos pour des confé-
rences avec clichés. –
Je ne sais pas quelle adresse donner à part Moscou.
Je vous écrirai des cartes souvent. Baisers, Kini

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Enquête au pays des Soviets

Vivre avec les jeunes, ceux de vingt ans, ceux pour


qui le nouvel Etat semble être construit ; jouer, rire
avec eux, voir de quoi est faite leur assurance, de quel
nouveau monde ils portent les germes en eux ; tou-
cher des êtres vivants et me moquer des statistiques :
voilà ce que je voulais avant tout.
S’il est vrai que des impressions glanées au cours
de six mois de séjour peuvent jouer le rôle d’un
témoignage, encore dois-je dire qu’avant de partir
pour Moscou je ne savais rien du problème russe ; à
peine en me creusant la tête aurais-je pu trouver la
signification des initiales U.R.S.S. : j’étais la première
venue anonyme, se demandant si la vie était vraiment
tragique là-bas.
On m’avait dit :
— La vie est chère là-bas, il faut avoir de l’argent
pour y séjourner.
— Il est impossible de trouver des chambres à
louer par suite de la crise du logement.
— Vous ne pourrez jamais parler avec des Russes,
ceux-ci n’aiment pas être vus en compagnie d’étran-
gers : cela les rend suspects.
— Surtout vous ne pourrez rien voir par vous-
même, vous dépendrez étroitement de vos recom-
mandations et de vos interprètes.
Néanmoins, à Berlin, je gagnai petit à petit l’ar-
gent de mon voyage, soit environ 200 dollars.

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Reportages

Vie de Moscou

En trois jours, après être arrivée, j’avais trouvé une


chambre, relativement bon marché, dont la proprié-
taire était en vacances pour un mois. Lorsqu’elle
revint, je partageai la salle à manger avec une fillette
de douze ans, chacune de nous dormant sur un
canapé.
À partir de ce moment-là et durant tout mon séjour,
je ne vécus qu’avec des Russes, mangeant comme eux,
dans les cuisines populaires ou dans les cantines des
bureaux où je me trouvais, recevant la carte de rations
allouées aux étrangers et semblable à celle d’un
ouvrier manuel. J’avais, entre autres allocations,
750 grammes (7 kop.) de pain par jour pour mon
déjeuner et mon souper, puisque, de même que le
reste de la population, je mangeais au restaurant à
midi, où point n’est besoin de cartes. Les travailleurs
intellectuels, comme les gens chez qui j’habitais,
n’avaient que 500 gr. de pain par jour.
Je vécus à peu de frais : l’habitude que j’ai de me
nourrir en mer et en montagne, de riz et de porridge,
me fut très utile. Je fis la queue pour acheter mes
provisions, observant les types qui m’entouraient et
leurs réactions. Je remarquai que parmi les « ména-
gères », il y avait surtout des gens âgés, les jeunes et les
ouvrières étant tous au travail.
Rapidement, je pus me débrouiller avec la langue
russe, me documenter sur les films soviétiques. Je
retrouvai chaque jour de jeunes camarades au stade.

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Reportages

Dynamo

Je n’eus aucun désir de faire partie du stade


Dynamo. Ce stade se trouve dans le parc Petrovski,
une immense arène en ciment pouvant contenir qua-
rante à cinquante mille personnes, entourée de ten-
nis, abritant salles, cinémas, restaurants. Nommé d’a-
près l’usine dont il doit être le terrain de sport, ce
stade me semble surtout servir aux employés de la
Guépéou et aux membres du Parti communiste. Les
fonctionnaires des ambassades et les membres de la
presse étrangère en font également partie. Le peu
d’élégances qui subsistent à Moscou se réfugie là,
ainsi qu’au Dynamic Nautique sur la rivière. On y
voit, chose rare à Moscou, des personnalités se recon-
naître, ou s’observer de table à table. Cela ne me
convient pas.
Les grands matchs qui s’y jouent, ou les réunions
d’athlétisme, se déroulent comme chez nous ; mais
aux frontons des tribunes, de grandes banderoles
exhortent les citoyens au socialisme. La femme est
partout active, que ce soit dans le jury à l’arrivée des
courses, parmi les opérateurs de cinéma ou parmi les
monitrices de sport.
Je cherche un stade modeste et vais me renseigner
à la rédaction du journal Sport et Culture physique. J’y
obtiens plusieurs adresses et m’enquiers des questions
qui m’intéressent : l’usage des canoës pliants pour
descendre les rivières n’est pas encore répandu.
Quant au hockey sur terre, il n’est pas connu.

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Reportages

Vie du stade

Le stade des pichtchivikis (travailleurs de l’alimenta-


tion) veut bien m’admettre parmi ses 2 400 membres.
Le secrétaire du club m’accueille d’une poignée de
main confortable. Les membres du club paient 1 r. 50
de cotisation par an, mais j’en suis dispensée. C’est le
syndicat professionnel qui pourvoit aux frais et paie
tout, jusqu’aux raquettes de tennis. Exception faite
du Lénine de bronze placé à l’entrée du stade, on
pourrait se croire chez nous, lorsqu’on visite soit le
grand terrain de football, entouré d’une piste cen-
drée et bordé par quelques tribunes de bois, soit les
petits terrains d’entraînement. Mais, fait à noter, en
U.R.S.S., la visite médicale est obligatoire pour les
sportifs et je dois y passer comme les autres ; il existe
des médecins uniquement attachés au service des
stades. J’y fais connaissance d’Anna. C’est une toute
jeune fille, ronde de partout, toujours souriante ; elle
m’explique que la vie sportive se concentre sur la
rivière où tout le monde s’entraîne pour les cham-
pionnats à l’aviron.
La pointe de l’île, qui se trouve en pleine ville au
milieu de la rivière, divise le courant. Là, près d’un
bouquet d’arbres s’élève le garage de notre station
nautique. Fédor, l’instructeur des pichtchivikis, me fait
passer un examen sévère avant de me confier un
skiff . Par la suite, je suis prise dans l’équipe d’une
yole de mer à huit rameuses où on tire ferme, je vous
assure.

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Reportages

Mes camarades

Je me lie surtout avec Fédor, Serge, Maroussia,


Schoura et Anna, m’informant de leur vie, de leurs
idées. J’ai à répondre aux innombrables questions
qu’ils me posent sur moi-même et sur le reste du
monde qu’ils brûlent de connaître.
Ils ne mettent pas en doute que je ne me plaise
« chez eux », tandis que les vieilles personnes me
demandent : « Que diable venez-vous faire ici ?» Pour
les jeunes, il est évident que le reste du monde a les
yeux fixés sur la Russie. « Et combien gagnes-tu ? Et
que coûte ceci chez toi ?»
Pour leur parler de prix, je ne traduis pas les
marks ou les francs selon le taux imposé par l’État,
mais je me base sur le volume de nourriture (le
volume, pas la qualité, car on se nourrit si différem-
ment d’un pays à l’autre) qui m’est nécessaire « à
faire le plein » pour 6 à 7 heures. À Berlin, dans les
quartiers ouvriers du côté de la Warschauer Brücke
par exemple, pour 70 pfennigs je mange autant que
pour 70 kopecks dans n’importe quelle stolovaya mos-
covite. Donc 1 rouble égale 5 à 6 francs.
À midi, comme en Allemagne, on ne quitte pas
son travail : on fait une pause en mangeant un mor-
ceau. Le repas a lieu à 5 heure et demie. Les jeunes
vont dans les cuisines populaires ou collectives, de
mieux en mieux organisées ; l’État en facilite l’exploi-
tation. L’on y mange à très bon marché, ce qui hâte la
propagation des nouvelles mœurs. Mais ceux qui

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Reportages

tournent le dos à la vie actuelle et se cramponnent à


d’anciennes coutumes pour lesquelles rien n’est orga-
nisé, continuent à fricoter leurs petits plats, selon leur
recette, entassés chacun dans leur petit coin de cui-
sine, ponctuant leurs disputes à coup de « primus » et
de poubelles.
Au contraire, l’ouvrière accepte sans peine les nou-
velles méthodes qui abolissent le « ménage » et lui
viennent en aide dans sa vie fatigante.
C’est par l’observation de nombreux faits de ce
genre que j’en viens à réaliser le gouffre qui sépare
peu à peu deux générations.

La jeunesse

Les jeunes sont libérés de tout ce qui entravait et


entrave « les autres ». Libérés, libres, ils sont indépen-
dants du passé – ils l’ignorent et ne peuvent perdre
leur temps à le regretter ; indépendants de la famille
et de ses devoirs (ont-ils demandé à naître ?) ; indé-
pendants de la religion et des restrictions qu’elle
comporte – aptes enfin à comprendre eux-mêmes et
la vie, d’une manière directe, prêts à sentir ce qu’il y a
d’essentiel en eux, c’est-à-dire d’humain.
La jeunesse russe a senti qu’elle faisait partie d’un
tout en formation, que la vie était du côté où l’on
aidait à cette formation : la jeunesse vit, elle aide de
toutes ses forces…
L’étranger curieux qui arrive à Moscou, désireux
de poser aux Russes des questions qui leur soient
intelligibles, doit laisser tous ses points de vue à la

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Reportages

gare-frontière ; ayant fait le vide en lui, il pourra


mesurer l’angle différent d’où l’on envisage toute
chose ici. Libre à lui, plus tard, de reprendre son
paquet d’idées à la sortie, s’il le juge encore utilisable.

Sport

Avec Fédor l’instructeur, je parle souvent de la


question du sport. Si chez nous il est considéré
comme un amusement ou trop souvent comme un
métier nécessitant records et matchs gagnés, en
U.R.S.S., il signifie avant tout : éducation, discipline ;
il doit apprendre à vivre aux enfants dans les écoles,
aux ouvriers à l’usine, aux troupes dans l’armée, aux
malades dans les hôpitaux. Le sport fait partie de la
grande organisation sociale qu’est la culture phy-
sique. Il contribue à la reconstruction de l’État, à
la lutte pour la vie nouvelle. Le tourisme, envisagé
d’un même point de vue, dépend de la même organi-
sation.
Sous l’ancien régime, il y avait onze terrains de
sports à Moscou ; il y en a aujourd’hui quatre cent cin-
quante. Il a fallu créer de toutes pièces des écoles de
moniteurs. Si ces moniteurs sont parfois moins bien
peignés que leurs confrères allemands, je remarque
que des préoccupations différentes occupent leurs
pensées. Il s’agit en effet, pour eux, de prévenir chez
leurs élèves cette conception stérile de l’effort person-
nel (si ascétique soit-il), cette course au record, ce
besoin de faire triompher les couleurs d’une équipe,
d’un club, d’une nation.

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Entraînement au stade des travailleurs de l’alimentation.


Moscou, 1930

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Reportages

Ceci ne doit venir qu’en second lieu, comme amu-


sement, mais ne doit pas être l’esprit moteur du
sport. Il faut faire comprendre avant tout la nécessité
de l’effort collectif ; il vaut mieux que dans un club de
dix mille membres, chacun développe son thorax de
quelques centimètres cubes plutôt que d’y faire
éclore un champion de saut ou de course. À la fin du
plan quinquennal, il doit y avoir trente millions d’in-
dividus adonnés à la culture physique, il y en a sept
millions actuellement inscrits.
Je visite à Moscou l’Institut de Culture physique
où, en trois ans de cours, plus de cinq cents élèves
sont transformés en instructeurs supérieurs. Chez eux
aussi, selon un principe immuable en U.R.S.S., l’en-
seignement théorique est mêlé de pratique : pendant
leur dernière année de cours, ils font, par exemple,
un stage de trois mois dans une fabrique, afin de
comprendre plus tard les besoins auxquels ils auront
à répondre. Dans le beau film de Possielsky sur L’Hy-
giène de la Femme, on préconise deux minutes
d’exercice par heure, à côté de leur banc, pour celles
que le travail immobilise devant l’établi de l’usine.
Cela découle d’un principe fondamental, à savoir
que la culture physique soviétique est un moyen, pour
la lutte de classes, d’augmenter les capacités de travail
de citoyens actifs et de fortifier la puissance économi-
que, politique et militaire du pays dont ils sont eux-
mêmes les maîtres.

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Reportages

Tourisme

En cherchant à me renseigner sur la navigabilité des


rivières, je me trouvai un jour par hasard dans les
bureaux de la Société de Tourisme Prolétarien réunie
depuis peu au Sovtourist. C’est une organisation qui
provoque en moi l’enthousiasme le plus sincère.
Pour des prix dérisoires, on peut employer son mois
de vacances à visiter le Kamtchatka ou le Turkestan, on
peut descendre la Volga en canot, on peut prendre
part à une croisière en mer sur de petits yachts à voile.
On me donne ainsi un catalogue contenant plus de
deux cents itinéraires au choix. Le voyage de quinze
jours revient en moyenne à soixante roubles tout com-
pris : voyage, logement, nourriture et guides.
Je choisis l’itinéraire 61 qui mène au massif central
du Caucase, et parcours une vallée perdue à 2000 mètres
d’altitude, non loin de l’Elbrouz aux 5633 mètres, par-
delà de hauts glaciers. Je me joins à onze alpinistes
russes ayant choisi le même voyage ; avant de revenir à
Moscou, nous naviguerons sur la mer Noire. Les trois
semaines de route coûteront environ cent roubles.
Le rôle du Sovtourist est important : il oriente les
vacances de chaque citoyen qui le désire, soit vers le
repos, soit vers le voyage. Il discerne ceux qui sont
dignes d’encouragement, il leur apprend à voyager, à
tirer parti de ce qu’ils verront, mettant à leur disposi-
tion les livres de sa bibliothèque. Le touriste doit élar-
gir son horizon politique, compléter ses connaissances
culturelles et se rendre compte de la vie nouvelle qui

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Reportages

s’élabore partout. Qu’il soit citadin ou paysan, le voya-


geur est un trait d’union entre la ville et les cam-
pagnes ; on l’aidera, répondra à toutes ses questions ; il
trouvera toutes portes ouvertes, quels que soient les
sujets qui l’intéressent.
Il faut hâter la compréhension mutuelle dans tous
les domaines.
Nous louons notre équipement au magasin du Sov-
tourist. Cette institution fabrique elle-même tout ce
qui est nécessaire aux voyages: habillement, conserves,
équipement sportif, tentes, rucksacks, piolets, cram-
pons, cordes, skis, cuisines, etc. Les alpinistes reçoi-
vent des rations spéciales de sucre et de chocolat, car
ils auront de grands efforts à fournir. Nous achetons
aussi du biscuit, car nous ne sommes pas sûrs de trou-
ver du pain partout où nous irons.
Nous partons pour le Sud ; jusqu’au pied du
Caucase, il y a deux mille kilomètres, soit environ la
distance Rome – Berlin ; avec notre billet collectif
(50 %) cela nous revient à 11 roubles 90. Tant que
nous serons dans des endroits civilisés nous serons
hébergés aux « bases » du Sovtourist ; ce sont des mai-
sons que l’Etat prête à la Société en attendant qu’elle
ait pu faire construire ce qui lui convient. La nuit
coûte 40 kopecks – lit de camp dans des dortoirs ou
sous la tente ; le repas, 1 rouble s’il se trouve une cui-
sine attenante. Là-haut dans les vallées seulement
accessibles en été, la maison d’école sert d’asile puis-
que les écoliers sont en vacances.
Dans ces conditions les voyages sont à la portée de
tous et l’on compte que cette année plus de deux

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Reportages

millions et demi de personnes ont eu recours au Sov-


tourist. Quant à l’alpinisme dans le Caucase, autrefois
réservé aux riches explorateurs, chasseurs ou savants,
il est aujourd’hui accessible à tous grâce aux « bases »
existantes.
La Société compte plus d’un million de membres
qui paient chacun 2 roubles de cotisation par an ; ils
ont droit de priorité dans les bases et paient leur cou-
chette quelques kopecks de moins. Peut s’inscrire
comme membre soit un individu, soit un groupe.
Si en Svanéthie, cette vallée étrange que nous visi-
tons, il n’y a guère qu’un millier de touristes par an,
la base de Batoum en héberge plus de 40 000 et celle
de Moscou plus 60 000.
À Sotchi, sur la mer Noire, je vais dans une maison
de repos du Sovtourist où, quelque peu empilés il est
vrai, les pensionnaires paient 4 roubles de pension
par jour. Puis je voyage seule, toujours au moyen
du Sovtourist. Le vapeur jusqu’à Odessa me coûte
4 roubles 50 en troisième. À Kiev, où je m’arrête une
semaine, les touristes sont hébergés dans un vieux
monastère, le Lavra, l’un des plus beaux endroits de
la terre, au sommet d’une colline qui domine le
Dniepr majestueux, au milieu de la plaine immense
d’Ukraine.
De retour à Moscou, j’appris que le Sovtourist
jouait un rôle de pionnier chaque fois qu’il le pou-
vait : il organisait des cours de ski dans les vallées per-
dues du Caucase où ce moyen de locomotion était
inconnu, ainsi que des cours de guides.
Une croisière était organisée autour de l’Europe,

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Reportages

d’Odessa à Léningrad, sur le vapeur Abkhasie coûtant


la somme modique de 200 roubles par personne.
La Société édite un journal consignant tout ce qui
a trait au tourisme : 60 000 exemplaires paraissent
tous les dix jours.
Avec ses installations nombreuses, le Sovtourist
représente un capital de 50 millions. La Société est
subventionnée par les syndicats professionnels, mais
lorsqu’elle sera complètement organisée, elle se suf-
fira à elle-même.
Avant de quitter la Russie, j’allai encore une
semaine à Léningrad. J’y débarquai, sac au dos, à la
base du Sovtourist. Une dernière fois, je me mêlai à
cette splendide jeunesse ; je coudoyai l’ouvrier arrivé
d’Arkhangelsk ou l’étudiante venue d’Irkoutsk, quel-
que 6000 kilomètres plus à l’Est.
Je les quittai, admirant l’intelligence avec laquelle
on s’occupe d’eux, enviant leur sort, leur décision,
leur assurance.
On m’avait dit, naguère à Paris : « La jeunesse russe
est intéressante. » Je reviens en disant : elle est digne
d’être aidée…

Magazine VU, n° 192


novembre 1931

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Kiev (Ukraine, URSS)


26 sept. 1930

Cette fois je nage dans le bonheur complet ; depuis


5 jours je me déplace seule et vais le nez au vent où et
quand il me plaît. À Sotchi j’étais bien aussi seule,
mais en retrouvant les mêmes personnes aux repas
3 fois par jour.
Seule habitante de mon dortoir à 5 lits, pour la pre-
mière fois j’ai une table dans ma chambre (depuis
1 mois, départ de Moscou) ; et je m’empresse de faire
usage de l’enveloppe emportée pour vous écrire, enve-
loppe qui fidèlement redescendue de 3 500 m à 0 m,
me suit sur mon dos jour pour jour. – J’habite un bâti-
ment d’un monastère vieux de 9 siècles, situé sur les
hauteurs qui dominent le Dniepr et tout le pays envi-
ronnant. J’ai probablement une ancienne cellule, bar-
reaux de fer et légère odeur de moisi – (Je ne sais pas
en quel honneur, mais le bureau de Kiev m’octroie un
lit gratuitement, au lieu des 45 kopecks traditionnels ;
car je suis naturellement loin de comprendre tout ce
qu’on dit en russe, mais les gens commencent à me
demander où j’ai appris la langue !)
Aujourd’hui jour de congé de « Wufku Film Fa-
brik », motif de ma venue à Kiev, j’en profite pour visi-
ter mon monastère qui comprend plusieurs églises et
bâtiments transformés en musées. C’est très beau ces
coupoles et bulbes dorés, murs blancs, parmi les
vergers et le panorama grandiose. Avant la révolution

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Lettres

vivaient ici 1 400 moines environ ; et l’année dernière


encore il y avait 30 qui vivaient dans les caves des tom-
bes, mais alors on leur a « demandé d’aller dans des
maisons », paroles de la femme en châle tricoté blanc
qui explique ces souterrains. Il y a là les niches et cer-
cueils où les moines, une fois sanctifiés et pomponnés
étaient exposés aux croyants. Terrain sablonneux je
suppose, les voûtes de briques sont tout à fait sèches
et les vieux se dessèchent proprement tandis que
tableaux, icônes et petits autels se conservent intacts.
Comme on ressort de là, arrive une vieille campa-
gnarde alerte, fichu, chaussée de paille et pattes ; elle
demande si c’est juste « pour la chapelle souter-
raine », on lui répond que c’est fermé, qu’il n’y a plus
de chapelle ; qu’est-ce que cela me fait, dit-elle,
pourvu que je puisse y aller. Bien sûr qu’elle peut
aller voir comme les autres, mais elle baisera et priera
devant toutes les icônes. Dans un reliquaire, crâne de
saint sur lequel suinte une huile merveilleuse, souve-
raine contre toutes infirmités de la tête (il va sans dire
que le crâne est soigneusement huilé par les moines).
Dans une cassette encore scellée, mais au dire des
moines, se trouvent les os d’un des enfants tués par
Hérode, le jour où tous les enfants juifs mâles
devaient être exterminés, afin de tuer Jésus ; souve-
rain pour femmes stériles.
Là-bas je n’ai pas vu d’enfants, mais au Musée his-
torique des religions et au Musée des livres religieux,
les écoles se succèdent bruyamment.
De la ville je n’ai encore vu que le marché et la rue
principale où dans un cinéma on donne Die Weisse

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Taillé dans les remparts, le grand escalier d’Odessa, rendu


célèbre par le film Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein. Ukraine,
1930

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Lettres

Hölle vom Piz Palü, juste de quoi me donner parmi


d’autres impressions, cette sorte de douleur lanci-
nante qui me fait gémir, et que j’éprouve chaque fois
que je m’imagine descendant à ski, joie extrême.
Odessa fut intéressant ; la base était dans une vieille
belle maison sur le rempart – colline qui domine le
port. Un matin à 6 h j’y ai vu rentrer le 4-mâts Tava-
rich toutes voiles dehors, autrefois rencontré à Sou-
thampton. – Je fus 2 jours aux studios de Wufku me
mettre au courant de leur activités. – À Yalta je n’ai pu
que m’y promener 2 heures pendant la nuit durant
l’escale. Sébastopol vu au petit matin et soleil levant ;
je m’imaginais des collines et il n’y en a pas.
Dans l’histoire du monastère, j’oublie ce qui suit
(garde ma lettre car je n’ai pas le temps de copier
ceci dans mes notes). Il y a 2 ans un moine a tué et
coupé en morceaux la femme avec laquelle il vivait.
Fut jugé et condamné à 10 ans. Il y a une photo du
jugement et les croyants baiseraient la photo et prie-
raient ce moine quoiqu’on leur expliquât ce qu’il
avait fait. Ils répondaient « Il a beaucoup souffert et
nous aidera en paradis ». – Si seulement on pouvait
écraser la religion partout. Je vous quitte et vous
embrasse, Kini

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Tcholpan-Ata
au bord de l’Issik-Koul
(Kirghizie, URSS)
10 août 32

Aujourd’hui je télégraphie à Moscou en russe,


qu’on veuille bien te télégraphier en français que je
vais bien ; car la poste devient de plus en plus impro-
bable, sinon impossible.
Nous avons mis 6 jours de train depuis Moscou,
qui doublent pour le courrier de retour, et depuis
Frounzé, point terminus du train, on devrait en prin-
cipe atteindre Tcholpan-Ata en une journée d’auto
(270 km). Mais il a fallu attendre 2 jours que la route
redevienne praticable après les dernières pluies – en
croyant toujours partir d’une heure à l’autre. – Enfin
partis, la route n’est qu’une piste qui provoque des
avaries à notre camion. Nous changeons de voiture :
couchons une fois dans une maison commune au
bord de la route, deux fois à la belle étoile et arrivons
enfin ici le quatrième jour après 8 crevaisons ; les
4 derniers km dans une charrette. Nous campons ici
dans une chambre, au Sovkhoze de chevaux où nous
pensions acheter les bêtes dont nous avons besoin
pour la suite du voyage. Il y a plus de 1 500 bêtes, mais
toutes trop chères et je ne sais pas encore comment le
problème va se résoudre.
Le lac est à 1700 m d’altitude, très beau et de
150 km de long environ. Jusqu’à présent il rappelle

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Lettres

beaucoup le lac de Genève en plus grand, et nous


sommes à ce qui rappellerait Nyon comme emplace-
ment. Il y a donc comme un Jura mais qui atteint les
4 500 m ; seulement ici la région entre l’eau et la
montagne n’est qu’une plaine déserte et immense,
sauf deux villages et quelques champs de luzerne, blé
et pavots à opium. À la place de Genève, un village de
pêcheurs et entrepôt de caravanes. À un apponte-
ment il y a même un cargo et un trois-mâts goélette. Il
y a également un Salève auquel manque les raies
claires, puis la chaîne du mont Blanc est ici beaucoup
plus longue, pour la vue, et borde toute la rive sud
d’une manière majestueuse. Toute cette chaîne cul-
mine à l’est par le Khan Tengri à 7 000 m, invisible
d’ici. Ci-joints des edelweiss cueillis hier dont il y a
des champs entiers.
À Kara-Kol où nous serons demain peut-être, grâce
au vapeur, les Russes demanderont l’autorisation d’ex-
cursionner dans les Tianshan. Cette permission est
nécessaire parce qu’il s’agit de la frontière chinoise. Je
ne sais pas encore si, comme étrangère, j’obtiendrai
cette permission. Kara-Kol est comme Villeneuve au
bout du lac, mais je ne sais pas si les montagnes tom-
bent dans l’eau comme chez nous. Kara-Kol sert de
base aux expéditions dans les Tianshan.
J’ai donc voyagé avec 2 couples russes qui chaque
année vont dans les montagnes (Caucase, Pamir).
[…]
Dans tous les cas, plus nous allons de l’avant,
moins les lettres et cartes ont de chance de joindre un
train quelconque ; aussi il faut s’attendre à ce que

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Sur le haut plateau kirghize, une femme nomade à son métier à


tisser. 1932

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Lettres

vous soyez longtemps sans nouvelles. Quant au télé-


graphe si par hasard il y en a un, il prend un message
en caractères russes et cela n’avance à rien.
Hier nous étions dans la montagne à cheval pen-
dant 3 heures jusqu’à 2 900, vers un pâturage de che-
vaux. Les Kirghizes y vivent dans leurs yourtes et nous
avons bu leur koumiss, le lait fermenté de jument ;
cela ressemble plutôt à un vin fort qu’à toute autre
chose.
La nuit est fraîche ; quand le soleil sort il est chaud
mais malheureusement il pleut tous les jours, et si
nous allons plus haut dans les montagnes ce ne sera
pas drôle.
Peut-être serai-je plus vite que je ne pense à Alma-
Ata, après avoir été à une grande foire asiatique, de
Karkara.
Enfin je continue à mettre un mot à la poste de
semaine en semaine, espérant que vous les recevrez.
La fin de juillet a passé pendant que j’étais dans le
train, le moment de vos anniversaires à papa et à toi.
J’ai pensé à vous et ai regretté de ne vous avoir pas
écrit un mot 10 jours plus tôt à cette occasion. Bons
baisers, Kini

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Kara-Kol
(Kirghizie, URSS)
14 août 1932

Nous sommes ici dans le dernier endroit où existe


une poste et j’en profite pour écrire encore un mot,
doutant qu’il vous parvienne avant un mois ou deux.
[…]
Nous espérons avoir demain des chevaux loués qui
pourront transporter nos provisions et sacs de cou-
chage pendant les 20 jours que nous voulons explorer
les Tianshan. Nous laisserons les chevaux à eux-
mêmes pendant 6 jours là où nous voulons remonter
un grand glacier. Cela fera en tout cas plus de 20 jours
où je ne mettrai rien à la poste.
Kara-Kol est à 10 km du lac Issik-Koul ; c’est une
assez grande agglomération, toutes en avenues très
larges, bordées de verdure et rangées de peupliers ;
l’eau coule partout en petits canaux venant de la
haute chaîne de montagnes toute proche aux som-
mets de 4 et 5 000 m. Quoique la population soit sur-
tout russe il y a beaucoup de Kirghizes de tout poil
pour la couleur locale et c’est intéressant que ces der-
niers étaient encore tous nomades il y a 10 ans.
Quant au grand lac il finit comme il a commencé,
bordé par une plaine partiellement inculte, avec des
chaînes de montagne des deux côtés, à l’arrière-plan.
Le temps semble s’arranger, mais le fond de l’air
est très frais. Aussi comme nous camperons dans des

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Aux Monts célestes (Tianshan), la descente du col de Djengart à


la frontière chinoise. Kirghizie, 1932

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Lettres

hautes altitudes, j’ai été au bazar ce matin et j’ai


acheté une peau de bique pour rembourrer le sac de
couchage acheté à Berlin. J’avais déjà acheté de la
laine de chameau à Aralskoïe More mais c’est insuffi-
sant.
Les deux couples russes sont bien gentils de me
prendre avec eux, car je crois que nous allons parcou-
rir un pays merveilleux quoique presque inhabité.
J’espère seulement que je « tiendrai le coup », car cela
promet d’être fatigant : 20 jours loin de toute habita-
tion. Mais je pense que ce que d’autres femmes font je
peux aussi le faire. Nous sommes maintenant à la
chasse aux selles. Il se trouve que 3 expéditions scienti-
fiques ont tout raflé avant nous ; les prix ont monté et
nous commençons à douter de pouvoir vendre notre
harnachement sans perte. Nous sommes à 5 jours de
la Chine seulement et il paraît que les grandes carava-
nes traversent fréquemment les hauts cols.
Ici nous dormons à « la base de tourisme », cette
société dont je parle dans mon livre, mais à Frounzé il
n’y avait rien de pareil et nous étions au Tchaikane,
c’est-à-dire la Maison du thé.
Deux de mes nouveaux amis viennent de Kazan :
c’est le professeur Engelhardt et sa femme, 37 et
32 ans ; tous deux docteurs, mais dès longtemps spé-
cialisés en biochimie. Il dirige un institut de 300 étu-
diants. Il s’appelle Volodia (Vladimir) et elle Mila,
sachant tous deux assez bien français et allemand.
Auguste Letaviet ne sait qu’un peu d’allemand et sa
femme Lina seulement le russe ; heureusement pour
moi ; cela me donne un peu de pratique. C’est une

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Lettres

petite femme très énergique qui est en train de


livrer un combat héroïque avec ses intestins depuis
3 jours !!
J’ai fait leur connaissance ainsi : Il y a deux ans
j’avais appris qu’un docteur Sotchevanoff dévelop-
pait très bien des films chez lui. Je lui avais apporté
deux films-pack et selon la demande lui avais promis
mon Primus. En le lui apportant je me plaignais
d’avoir manqué toutes les expéditions et il me dit
alors que son ami Letaviet était sur le point de par-
tir… et voilà.

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Tachkent
(Ouzbékistan, URSS)
6 oct. 32

Retour à la civilisation, c’est-à-dire une table, de


l’encre, des tramways bondés de gens jurant – et un
service postal qui, peut-être ira plus vite vous donner
de mes nouvelles.
Je fais un voyage bien intéressant et quoique j’aie
des quantités de choses à raconter, je repousse cons-
tamment le moment de m’attabler pour écrire.
La base de tourisme étant pleine de monde, je suis
venue camper pour deux jours dans la maison d’un
architecte allemand ici depuis 15 ans. J’ai aussi ren-
contré une dame de Morges, mariée ici depuis 20 ans.
Il y a plus de 600 000 habitants ici partagés entre nou-
velle et vieille ville où je suis la plupart du temps, tout
étonnée qu’il y ait encore autant de couleur locale,
alors que je craignais une modernisation plus com-
plète. Et tout le monde dit que ce n’est rien en com-
paraison de Samarkand où je serais déjà si je n’avais
pas rencontré ces « Européens » comme on appelle ici
tout ce qui n’est pas asiatique. Je m’y rendrai peut-
être par avion et quoique le trajet ne soit que de trois
heures je me réjouis beaucoup.
À vrai dire j’aimerais aussi profiter de la proximité
relative pour faire un saut dans la direction opposée,
en Tadjikistan, mais je crois que je vais devoir y
renoncer.

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Récolte de coton près de Tachkent, Ouzbékistan. 1932

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Lettres

Visité des champs de coton mûr, interviewé le chef


d’État, visité des maisons ouzbeks archiprimitives, étu-
dié l’institut d’irrigation. Demain je vais à l’institut de
coton voir des nègres américains… rendre visite à des
Russes que nous avions vus à Tcholpan-Ata, photogra-
phier des Kazaks et des Ouzbeks sous tous les angles.
J’engraisse à vue d’œil tellement je mange de pain –
voilà l’emploi de mon temps.
[…] La saison chaude est passée. Je me porte bien
et aimerais savoir qu’il en est de même à la maison.
Je rentrerai à Moscou par la mer Caspienne. J’ai
assez d’argent pour cela, la vente des chevaux à Alma-
Ata a mieux réussi que nous n’osions espérer. En effet,
mon cheval ayant reçu un coup de sabot, et notre che-
val de charge ayant eu le dos infecté, nous avions été
forcés d’échanger les deux bêtes contre une seule
mais valide, afin de pouvoir continuer notre route par-
dessus les deux cols avant Alma-Ata… d’où perte d’ar-
gent relative. Les deux dernières étapes furent intéres-
santes, malgré le froid sérieux la nuit et l’obligation de
garder les chevaux à tour de rôle, la nuit, la région
étant peu sûre. Mes 4 compagnons russes sont rentrés
à Moscou et je suis seule maintenant. Peut-être que je
me répète un peu, mais je crains que vous ne receviez
pas tout ce que je vous envoie, puisque c’était en
dehors des grandes lignes. À partir de maintenant
vous devriez recevoir une carte par semaine.

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Tourt-Koul, République Kara Kalpak1


(Turkestan russe, URSS)
7 nov. 32

Mes chers,

Me voilà de bien mauvaise humeur et quoique


cela n’y changera rien, je viens vous en faire part : je
viens d’abîmer un film contenant 36 photos illus-
trant mon ascension en ski du Sari-Tor, dont j’étais si
fière. La montagne était grandiose, le panorama
photogénique, et je faisais une « première » dans les
Tianshan, environ 5 000 m d’altitude et seule (je ne
me rappelle pas si je vous avais parlé de ce haut fait
d’armes).
Voilà qu’en débarquant dans cette oasis, après
4 jours sur l’Amou-Daria, je cherchais un endroit où
habiter ; j’ai rencontré un autre propriétaire de
« Leica », un ingénieur qui possède tout le matériel
pour le développement spécial des films comme les
miens. Il m’a conseillé de ne pas attendre davantage
pour les développer, si je ne voulais pas courir le ris-
que de les voir s’abîmer d’eux-mêmes.
Aussi je décidai de rester ici 3 ou 4 jours de plus
que prévu, pour faire ce travail. Tout allait à mer-
veille, mais aujourd’hui j’ai mis un film à l’envers
dans le bain et il est tout à fait perdu ! Il n’y a naturel-
lement rien à faire, mais je ne peux pas penser à
autre chose. J’ai quitté la famille de l’ingénieur pour

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CETTE REALITE 5.qxp:livre maillart.qxp 03.12.12 18:15 Page101

Le marchand de tchougourma à Tourt-Koul, République Kara


Kalpak. 1932

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Lettres

ne pas leur imposer ma mauvaise humeur ; rentrée


chez moi, et étant seule, j’en profite pour écrire.
La base de tourisme s’organise ici depuis un mois
seulement et ne possède pas encore de chambre ;
pour finir, le comptable d’une association m’a emme-
née chez lui – femme, fillette et un fils qui étudie à
Tachkent – et ils sont justement sortis ce soir car c’est
fête, la veille du 15e anniversaire de la révolution. –
La foire (le bazar) ici, une fois par semaine, est
passionnante : une armée de chameaux arrive avec
leurs propriétaires pittoresques ; c’est encore loin de
la civilisation ici, pas de train, et les types sont pure-
ment orientaux. – Les bouchers en plein vent, les fri-
tures de poissons, les chachliks, les galettes de pain, et
la foule, tout est dans la rue. La ville elle-même est
russe et il faut sortir des murs crénelés pour trouver
les yourtes des Kazaks et des Karakalpaks au grand
bonnet en mongolie noire.
Jusqu’ici l’Amou-Daria était bien intéressant, pas
très large, mais beaucoup de « cayouks », les grandes
barques du pays, avec une seule voile carrée énorme
quand il y a du vent ; sans vent, les 15 ou 18 hommes
d’équipage remorquent depuis la berge, contre le
courant qui est très fort – 7 à 8 km heure. Lorsqu’ils
ne peuvent pas haler, ils poussent avec de longs
pieux, car il y a peu de fond. (Nous-mêmes nous nous
sommes échoués 3 fois, mais pas longtemps.) Pour
tout poste d’équipage, il y a à l’avant un grand four
en terre, où chaque marin fait cuire sa théière. Ils
transportent tous du coton, la principale production
du pays. L’Amou-Daria ronge la rive très rapidement,

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Lettres

et Tourt-Koul, quoique à 2 km de la rivière, est appelé


à disparaître. Aussi la République karakalpak com-
mence-t-elle à construire une nouvelle capitale plus
près du delta, à un endroit où il n’y a rien du tout en
ce moment. C’est un travail énorme que de tout faire
venir de Russie pour les matériaux de construction,
puisqu’il n’y a pas de chemin de fer.
Il fait encore assez beau quoique froid la nuit ou
sans soleil.
Je commence à être pressée de rentrer, pour avoir
encore le temps d’organiser mes tournées de conféren-
ces pendant la 2e partie de l’hiver; c’est seulement jus-
qu’à Pâques que c’est possible. Tu me rendrais service
en ouvrant toutes les lettres qui viennent de Suisse et
qui semblent provenir d’un comité d’organisation quel-
conque. Il y a en tout cas plusieurs villes vaudoises qui
devaient m’écrire. Réponds que je suis à leur disposi-
tion dès fin janvier, avec 2 conférences au choix: «Chez
les Kirghizes des Tianshan» (les hautes montagnes
depuis l’Issik-Koul jusqu’à la frontière chinoise – un
mois à cheval, à pied et en ski) ; deuxièmement, «À tra-
vers le Turkestan» – Tachkent, Samarkand, Boukhara,
Amou-Daria et Khiva. Toute la correspondance passée
au sujet conférences est dans ton vieux classeur alpha-
bétique noir. Question argent il faut accepter pas moins
que l’année dernière; en cas de nouvelles propositions,
les conditions habituelles. Bons baisers de Kini

1
Le territoire des Karakalpaks a été déclaré République soviéti-
que indépendante en 1932 et réintégré à l’Ouzbékistan en
1936.

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Takhta Koupir
(Ouzbékistan, URSS)
29.11.32

Mes chers,

J’envoie aujourd’hui un télégramme car ce mot


mettra sans doute bien longtemps à vous parvenir : je
suis à 12 jours du train le plus proche.
Après Tourt-Koul j’ai donc été à Khiva comme je
voulais, et c’était bien intéressant, encore plus ville-
dédale que Boukhara et à moitié inhabitée. Il y a dans
les environs une colonie allemande établie là depuis
50 ans et j’y ai passé une journée. Puis j’ai rapidement
parcouru à nouveau les 45 km jusqu’à l’Amou-Daria,
pour ne pas manquer un bateau pour la mer d’Aral.
Il s’agissait d’arriver là-bas avant les grands gels. Ce
malheureux bateau a eu deux jours de retard et pour
comble, remorquait son frère ce qui est néfaste dans
les passages difficiles. Résultat : perdu encore 2 jours
échoués au milieu de la rivière avec -15° la nuit.
Conclusion : manqué d’un jour le dernier vapeur de
l’année sur la mer, j’ai continué au nord de Khodjeili
en carriole environ 100 km, et maintenant c’est le
désert avec 8 jours en chameau jusqu’à Kazalinsk. Je
suis furieuse parce qu’un chamelier qui me prenait
pour 120 roubles n’est plus venu, et suis obligée de
perdre encore 3 jours. – Bons baisers. Kini

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CETTE REALITE 5.qxp:livre maillart.qxp 03.12.12 18:15 Page105

Socle en pierre sculpté dans l’ancien harem des Khans à Khiva.


Ouzbékistan, 1932

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À bord du Porthos (Au large de Ceylan)


24 sept. (1934)

Mes chers,

Le voyage s’allonge et par moment il semble qu’il


ne prendra fin qu’avec la vie ; on se sent une chose
passive emportée sans pouvoir.
À Port-Saïd j’ai donc été me baigner seule sur la
plage durant toute la matinée de l’escale pendant que
mes deux compagnes de cabine partaient pour Le
Caire et Suez où elles rejoignaient le bateau : je me
suis promenée longtemps sur la plage où il y avait des
indigènes qui calfataient leurs bateaux de pêche et
réparaient leurs filets ; à l’abri d’une coque à sec j’ai
vu une femme dans ses voiles noirs qui se laissait faire
la cour par un jeune homme et elle avait la curieuse
bobine1 sur le nez.
Avant de revenir à bord j’ai acheté des fruits frais,
miel et orange marmelade, parce qu’il n’y a rien de ce
genre à mettre sur le pain à déjeuner ou à 4 heures.
Le manger est de moins en moins tentant avec des
viandes à sauces riches et fades, et je me trouve bien
de mon régime végétarien.
On a passé la mer Rouge dans d’assez bonnes
conditions, quoique beaucoup de monde se soit
plaint de l’humidité accompagnant les 35° qu’il fai-
sait. Mais j’ai tout le temps à la machine pour faire les
légendes qui accompagnent les meilleurs de mes

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Lettres

1400 négatifs du Turkestan que j’envoie à l’agence


Hug Block dont j’espère avoir une lettre dans le pro-
chain courrier. Avec le ventilateur qui marche tout le
temps il y a moyen de respirer d’autant plus que la
cabine donne sur un hublot.
Mes deux compagnes ont payé 500 frs pour aller
voir les pyramides et ont juste manqué d’une heure
l’incomparable musée du Caire qui venait de fermer ;
ainsi j’ai moins regretté de n’avoir pas été avec elles.
Ce qui est le plus agréable à bord, c’est l’esprit qui
règne, où l’on fait tout ce qu’on peut pour contenter
tout le monde dans la mesure des possibilités. Je ne
sais pas si j’ai dit qu’à Marseille Mouret m’avait pré-
sentée au commandant qui est un très brave type : Il a
compris que la navigation m’intéressait et depuis ce
moment-là je suis sur la passerelle comme chez moi,
avec chacun des quatre officiers de quart à ma dispo-
sition pour m’expliquer tous les petits trucs de naviga-
tion qui peuvent m’être utiles à la voile. J’en suis
contente plus que je ne saurais dire, moi qui appré-
hendais tellement de ne pouvoir échapper à tous ces
passagers que je déteste. On m’appelle même le
5e lieutenant, à quoi je réponds que je suis la 5e roue
d’un char.
Mes deux voisines Paule et Roberte sont les
meilleures compagnes que j’eusse pu avoir à bord :
Ce sont deux amies qui se sont connues je pense à
l’École des langues orientales à Paris, l’une faisant
son diplôme de chinois, Roberte, et allant à Pékin
faire un stage d’un an dans une bibliothèque, l’autre
d’annamite et rentrant chez elle près de Hanoi sur

107
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Lettres

la baie de Halong où son père est armateur. Et il


faut vraiment bien s’entendre vu l’exiguïté de la
cabine.
Djibouti est une ville plate, à moitié sauvage au
bout d’une presqu’île dénudée sans prétention et
nous y sommes restés 3 heures juste le temps d’aller à
terre et de voir que ça avait beaucoup de gueule
grâce aux indigènes et que l’idée qu’on peut s’en
faire d’après les bouquins de Monfreid n’est pas
déçue. Il y avait là un jeune homme qui travaille aux
Salines et que Paule avait connu à Hanoi. Nous avons
mangé chez lui un plat assaisonné à l’Abyssine, du
poulet au goût d’une force formidable à tel point
que son serviteur Mahmoud vous apporte ensuite
une boîte d’allumettes : pour vous emporter le feu de
la bouche il n’y a rien de tel que de brûler une allu-
mette sous son palais. Quant aux galettes de doura, le
millet, il a le même goût que les lipiochka du Turkes-
tan, faites de la même manière. Malgré le soleil qui
tape dur à 2 heures – je n’ai pas voulu courir de ris-
que et avais emprunté un casque colonial à l’un des
officiers – nous sommes allés faire un tour en auto. À
part une petite oasis, c’est tout de suite le désert,
sable et cailloux noirs, avec des dromadaires ou des
troupeaux de chèvres décoratifs : Les indi-gènes ont
une allure splendide, même s’ils portent un para-
pluie ou une tignasse décolorée. Ils ont quelque
chose de noble et méprisant qui est fort curieux lors-
qu’ils vous demandent sans trop insister un bakchich
en échange de la photo qu’on vient de prendre
d’eux. Ils sont bien noirs de peau avec des dents

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En route pour Shanghai, le Porthos fait escale à Saigon : Femmes


coolies portant du charbon. 1934

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Lettres

éclatantes et des yeux tristes, et pour moi ma pre-


mière impression de vraie Afrique, aussi j’en étais
fort excitée et désolée de passer partout en trombe :
Seulement entre les cases du quartier réservé la Ford
s’est arrêtée. Nous étions entourés de femmes aux
belles poitrines et cheveux crépus. J’ai photographié
à bout portant et suis anxieuse de voir les résultats de
mes premiers travaux sur peaux noires… mais avec la
chaleur de l’eau à bord j’ai peur de développer et
que l’émulsion fonde.
Sitôt après le cap Guardafui et quitté l’abri de
l’Afrique, le bateau a commencé à déraper dans la
mer de la mousson du sud-ouest et il y a eu pas mal
de défections à table. Je n’ai pas été malade une
seule fois, le bateau étant doux, mais je n’ai guère eu
envie de manger pendant deux jours quoique la tem-
pérature soit enfin redescendue à 25°. Et surtout on
est mort de fatigue, sans avoir rien fait, et en dor-
mant presque tout le temps. Même lire devient une
chose impossible, et il me semble que ce mois de
repos est somme toute assez fatigant même si on
n’est pas moite constamment. Il y a une caisse pleine
d’eau nommée piscine, mais cela ne semble pas du
tout être rafraîchissant et je l’ai abandonnée. Je
pense que maintenant les lettres prendront long-
temps pour arriver à Genève dès qu’elles n’attrape-
ront plus d’avion. C’est pourquoi je n’ai rien envoyé
de Djibouti où ne touchent qu’assez rarement des
bateaux français. Je prépare ce mot qui doit être mis
à la poste à Colombo demain matin et que vous
devez avoir vers le 6 octobre.

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Lettres

Tant que je pourrai, j’écrirai par avion, et je pense


que quand je serai plus au nord, en passant par la
Sibérie cela ira plus vite.
Temps lourd et chaud, tête vide – voilà le bilan au
sud des Indes. Et dire que vous commencez à avoir
froid peut-être.
Bons baisers de Kini

1 Masque partiel porté par les femmes, dissimulant certaines


parties du visage.

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(Mandchourie, Chine)1
13 nov. 1934

Mes chers,

Je me trouve dans une ligne de train qui n’est pas


encore sur les cartes ou les horaires parce qu’elle
n’est pas encore terminée et inaugurée. Le dernier
bout je le ferai avec les ouvriers avant de rejoindre
par autobus à Hailin la grande ligne sino-soviétique
qui va de Vladivostok à Harbin, et au sujet de laquelle
il y a continuellement des communiqués dans les
journaux. Le wagon de 3e (il n’y en a que deux accro-
chés après les fourgons) est plein de Coréens avec
leurs familles ; on avance très lentement avec au
moins 1/4 d’heure à chaque station. Il y a plein de
faisans dans les champs, et les collines qui ferment la
vallée sont couvertes de neige peu épaisse. Et je ne
sais pas où diable je dormirai cette nuit, dans un des
villages primitifs où le train s’arrêtera, parce qu’il ne
circule pas de nuit.
Je reviens de 4 jours passés en Corée du Nord pour
aller y voir la construction du tout nouveau port de
Rachine. C’est assez rigolo parce que je ne sais pas un
mot de japonais ou coréen bien entendu, et ne peux
descendre qu’à l’hôtel japonais puisqu’il n’y en a pas
d’autre. Je sais dire dombury et on m’apporte un grand
bol de riz avec des oignons et œufs brouillés renversés
par-dessus ; et c’est tout ce que je mange faute de pou-

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Lettres

voir commander autre chose. À Yuki il y avait même


un lit européen à l’hôtel. Le matin devant prendre un
autobus à 8 h, je n’ai pas su dire qu’on m’apporte rapi-
dement du thé et j’ai dû partir avant qu’il soit là ; alors
deux des petites Japonaises, naturellement en kimo-
nos, m’ont couru après pour m’apporter des toasts et
des pommes ; c’est curieux de les voir courir avec ce
qu’elles ont aux pieds pour la rue : des planchettes
avec 2 traverses dessous. Elles sont charmantes, mais
leur sourire de commande est vite fatigant. J’avais
retrouvé le train à Seishin, un autre port, et revenais
hier vers Tumen par où j’étais arrivée, bouclant ainsi la
boucle. Tumen est sorti de terre en un an, c’est un vrai
Far West, mais les Japonais à lunettes sont moins pitto-
resques que les cow-boys. Tout nouveau petit hôtel
japonais et hier soir je me préparais à vous écrire,
assise par terre comme il se doit sur les talons, quand
un voisin qui savait un peu de russe est venu me
demander si je voulais un bain japonais. Je me suis pré-
cipitée, prête à emmagasiner une nouvelle expérience,
mais ce n’était pas le bain en commun classique. On
m’a laissée seule dans une sorte de buanderie avec une
grande caisse pleine d’eau très chaude. Drame : je sors
de là toute fumante (et l’air était froid) et je ne trouve
pas d’essuie-mains. Quelques cris ont fait venir heureu-
sement une petite vieille. On vous apporte le manger
sur un plateau dans votre chambre. Puis mon voisin a
voulu me montrer le dancing de l’endroit, chez Nari-
chin, avec des petites en kimono comme girls. D’après
le succès de curiosité que je remporte, il ne doit pas y
avoir beaucoup de Blancs.

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Vue de Hsinking en Mandchourie. En hiver la rivière est à sec,


aucun besoin de chercher un pont. 1934

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Lettres

Tumen
Aperçu Fleming du Times l’autre jour à Harbin. Il
revient du Caucase où il a chassé et je lui ai dit que
s’il voulait mon premier livre, il t’écrive quand il sera
de retour à Londres.
Ces sacrés Coréens m’ont fait rater mon train
l’autre jour ; à chaque instant ils demandent votre
passeport et ne savent pas le lire. (Je dois dire qu’il est
très peu clairement fait pour des illettrés en français.)
Alors il faut descendre à la station, faire chercher un
baragouineur d’anglais qui règle tout en 3 minutes
mais après le train est loin. J’ai fait un beau raffut qui
m’a valu de plates excuses… ça ne mène pas loin.
À Tumen, après avoir commandé mon dombury qui
me rassasie suffisamment, est-ce qu’on ne m’apporte
pas des œufs au lard et des toasts anglais qui répon-
dent au nom de paing… on doit penser que nous ne
pouvons pas vivre sans cela !

Ninguta
En trois jours nous avons fait les 240 km de la nou-
velle ligne ! Et maintenant je n’ai pas de train russe
pour Harbin avant après-demain. C’est charmant !
Jour faste ! il y a plusieurs mariages qui font un boucan
de tonnerre de Brest dans la rue devant l’hôtel ;
vieilles chaises à porteurs rouges, cymbales, gongs,
trompettes, mirliton. Avec l’aide du maître de poste,
qui sait l’anglais, passé 5 heures chez les autorités
parce que j’ai pris 2 instantanés sur la ligne ; interdit.
Je l’avais oublié en voyant les pauvres Coréennes avec
leurs bébés, rester assises des heures sur leur fourgon

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Lettres

ouvert avec le joli froid qu’il faisait près du col et dans


la neige. Discussions horripilantes ! Enfin avec de la
patience on arrive à tout.
Ici dans la plaine il fait de nouveau moins froid.
Après Harbin je pense aller assez loin vers la frontière
occidentale du Manchoukouo.
Meilleurs baisers, Kini

1
La Mandchourie fut occupée par le Japon en 1931. Entre
1932 et 1945, cet État vassal portait le nom de Mandchou-
kouo, avec Hsinking comme capitale.

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Moukden (Mandchourie, Chine)


12.12.1934

Mes chers,

Je ne sais plus si j’accrocherai un Transsibérien


assez tôt pour que cette lettre vous parvienne à temps
pour vous souhaiter à tous les trois une bonne et heu-
reuse année, meilleure que la dernière à tous points
de vue. Je pense être à Pékin autour de nouvel an, et
probablement avec des gens civilisés, en bonne com-
pagnie, de sorte que quand vous penserez à moi vous
vous direz que je ne suis pas à plaindre. Cela va sans
dire que je me réjouis beaucoup d’arriver là-bas, et
c’est ce qui est merveilleux en voyageant ainsi, c’est
qu’il y a toujours du nouveau à venir et de quoi se
réjouir.
J’ai quitté Harbin un peu précipitamment sans
avoir inspecté la ville comme je pensais, parce que
j’avais une angine qui traînait et que la meilleure
chose était de partir vers le sud où le froid est un peu
moins mordant ; j’ai eu raison et me suis trouvée
mieux tout de suite. Harbin est une drôle de ville
avec un mélange de races très prononcé dans un
cadre de rues européennes ; il y a même des rickshaws
au milieu des isvochtiks russes. L’impression domi-
nante est celle de la suspicion générale entre les
différentes cliques juxtaposées, telles que Russes
émigrés, Russes soviétiques, Japonais essayant de

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Lettres

supplanter les Européens en tout, Chinois obligés de


se tenir tranquilles et de surveiller leurs paroles, ban-
ques et Européens toujours gardés plus ou moins par
leurs détectives privés, les enlèvements étant fré-
quents. Toute la ville est en émoi parce que la justice
mandchoue acquitte plus ou moins une bande de
sales gangsters russes qui ont tué leur prisonnier et
qui donnent comme excuse qu’avec l’argent de la
rançon ils voulaient financer un mouvement anti-
communiste en Russie ; ils sont maintenant traités de
héros et patriotes ! On parle aussi beaucoup de la
possible vente du chemin de fer russe aux Japonais,
ce qui changera grandement la vie de 50 à 60 000
Russes vivant ici et qui n’auront plus rien à y faire.
De Hsinking – je pense qu’on met un « H » devant
pour que le nom de la nouvelle capitale n’ait pas l’air
de couler à pic ! – je suis allée vers l’ouest pour voir un
nouveau chemin de fer en construction ; et c’était de
nouveau une plongée dans la vie primitive. Après le
train, on se hisse sur un camion qui file à travers
champs et pâturages souvent, pendant 4 ou 5 heures,
avant d’arriver à Solun, un village sans électricité bien
sûr ; la nuit chacun se promène avec un lampion au
bout d’un bâton. Auberge chinoise, 1 yen (1 fr.) pour
la nuit dans un espace séparé du grand dortoir. Les
auberges japonaises, toutes nouvellement construites,
une dans chaque village, sont beaucoup plus chères,
4 ou 5 yens la nuit, évidemment plus propre, avec cou-
vertures et paillasse pour la nuit. Pour discuter avec
les autorités japonaises, le moyen le plus simple était
de s’expliquer en russe avec un Mongol sachant

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Peter Fleming, compagnon de route d’Ella Maillart. 1934

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Lettres

russe et chinois, passant ensuite à travers un Chinois


sachant le japonais ! Suivant sur qui on tombe, les
Japonais sont plus ou moins serviables, même jusqu’à
offrir l’hospitalité, une auto et des chevaux pour aider
à visiter les endroits intéressants. En hiver la construc-
tion du chemin de fer s’arrête dans la montagne de
Hsinggan, et tous les ouvriers chinois sont en train de
rentrer vers le sud à pied.
Visite aux pères d’une mission canadienne à Tao-
nan, qui sont charmants et parlent français d’une
drôle de façon. Il fait très chaud encore et tout le
monde en est étonné et dit que c’est malsain. Déjeu-
ner se passera chez le consul de France ce matin, il
est très gentil.
On vient me chercher pour aller voir un bureau de
l’opium et je vous quitte précipitamment en vous
embrassant bien fort. Votre vieille Kini

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Pékin
25 déc. 1934

Mes chers,

J’apprends que dans 30 minutes il y a un courrier


qui part pour la frontière du Mandchoukouo, par la
Légation de France, seul moyen d’envoyer les lettres
« via Siberia », puisque la poste ne fonctionne pas
encore entre la Chine et le Mandchoukouo. Alors je
vais écrire autant que possible, mais ce ne sera pas
très complet. Je suis ici descendue à l’hôtel du Nord,
maison allemande où je paie 120 dollars par mois
avec la nourriture (environ 140 frs je crois) et peut-
être accepterai-je l’hospitalité d’un Cowe, le petit atta-
ché de l’air Fieschi qui a de la place dans une
immense maison, et va s’absenter en Indochine. Très
bien reçue chez le chargé d’Affaires qui remplace
Wilden le ministre de France absent, et qui est l’ami
intime de Seyrig*, le mari de Miette ; aussi je me sens
en pays de connaissance. Trop même, peut-être, car
Pékin me semble une succursale d’Auteuil, et je ne
sais comment faire pour nager en eaux un peu plus
chinoises. J’essaie de voir les gens intéressants qui
sont ici, comme Owen Lattimore* et sa femme qui
ont tant écrit sur le Turkestan et dont tu aimerais The
Desert Road to Turkestan. Il y a aussi le Suisse Walter
Bosshard*, qui fait de si belles photos pour Ullstein et
qui est très cordial, carré et bien installé ici. On

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Lettres

attend le retour de Sven Hedin*, un de ces jours et


j’espère le voir pour obtenir des renseignements pré-
cis. (J’ai lu le livre de Heim dont tu me parles dans ta
lettre trouvée ici et envie le beau voyage qu’il a fait.
Pour le moment je crois que j’ai assez de photos pour
Putnam New York avec moi ici.) Il y a aussi un Améri-
cain, Roch, alpiniste intéressant que je viens de man-
quer ainsi que Filchner* dont j’ai à Contamines le
bouquin Om Mani Padme Hum. – Orlandini est un Ita-
lien retour d’Urumtchi, que j’essaie aussi de voir : les
Russes ne lui auraient pas permis de continuer vers
Kashgar comme il le voulait.
À Pékin je n’ai encore vu que le Temple du Ciel qui
n’est pas aussi extraordinaire, je pense. J’ai retrouvé
Roberte Dolléans qui est encore à l’hôtel et m’atten-
dait pour louer une petite maison chinoise puisque je
pense rester 2 ou 3 mois ici. Mais je pense que ce ne
serait pas très pratique pour moi.
Après Mukden j’étais donc au Jéhol qui est très pit-
toresque et montagneux. C’était toujours en camion
ou en autobus primitif, sur des routes à peine inaugu-
rées, après avoir quitté le train à Chaoyan. Tandis que
j’avais envoyé valise et machine à écrire par la ligne
directe Mukden-Pékin. Le soir campement dans les
auberges chinoises dont j’adore la nourriture, ou
bien chez des Pères catholiques qui sont toujours
charmants et hospitaliers. À Chifeng ils étaient chi-
nois et nous nous comprenions le mieux en mélan-
geant français et latin qu’ils savent à la perfection. La
ville de Jéhol est fort intéressante avec de nombreux
temples tibétains semés sur les collines environnantes,

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Copie du Potala de Lhassa dans la ville de Jehol en Mandchourie.


1934

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Lettres

dont l’un est la copie soi-disant du Potala de Lhassa.


Je fais beaucoup de photos et pense déjà au travail
que les agrandissements vont me demander.
La succursale de Leitz ici m’a aussi très bien reçue,
mon passage était annoncé et je travaillerai chez eux
probablement pour agrandir ce dont j’ai besoin
immédiatement.
L’heure avance : important : Dans le tiroir noir de
mes photos, il y a une boîte bleue (autrefois des cho-
colats) qui contient mes petits clichés « Leica » sur les
Kirghizes. Il faut charger Wiegandt, représentant de
Leitz à Genève et qui a ordre de m’être utile, de faire
faire la boîte porte-cliché adéquate à l’expédition de
mes clichés. Ils doivent pouvoir l’envoyer « via Sibe-
ria » d’après ce qu’on me dit ici. Dans 3 jours il y a le
prochain courrier et je donnerai de plus amples
détails si j’en obtiens ; mais la boîte est toujours à faire
faire en attendant pour gagner du temps. Je dois pou-
voir me faire 200 $ ici avec une conférence et peut-
être autant à Shanghai par la suite ; ça vaut la peine
de faire les frais d’expédition soignée, « by parcel
post » as far as I understand.
I must stop now, and hope to read soon all about
how the old year was enterrée.
Bons baisers à tout le monde, et expliquer aux
familles proches et lointaines, Rond-Point, Runge,
Klim*, Alfred* etc. qu’au moment du courrier du
nouvel an, j’étais schreibunfähig. Baisers, Kini

P.-S. : Écrire c/o Légation de France, Pékin

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Lanchow, (Province de) Kansu


(Chine)
Chinese Inland Mission
2 mars 1935

Mes chers,

Nous avons pris huit jours pour venir ici en camion


depuis Sian, terminus du chemin de fer. Il y a juste-
ment un avion postal qui doit partir demain matin
pour la côte et j’en profite pour écrire quelques mots
qui arriveront peut-être en même temps que ma lettre
de Sian. Mais mes prochaines nouvelles se feront long-
temps attendre puisqu’elles devront prendre le che-
min ordinaire, c’est-à-dire les mulets de la poste
depuis Sining, notre prochain objectif.
Pour 25 dollars, environ 30 frs, nous avions le droit
de nous percher au sommet des marchandises encom-
brant un camion où se trouvaient déjà une vingtaine
de Chinois perchés de toutes les manières. La région
est quasiment montagneuse, avec d’énormes collines
de lœss en gradins que l’on passe à environ 3 000 m
d’altitude. Il n’y a pas encore de ponts pour traverser
les rivières, la route est en construction encore à plu-
sieurs endroits, et en y ajoutant la neige que l’on ren-
contre aussi, cela donne pas mal d’obstacles à sur-
monter. Et au milieu de la journée quand la terre
grasse dégèle, les roues arrière malgré les chaînes
patinent tout le temps…

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À Lanchow, homme portant son radeau d’outres gonflées. 1935

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Lettres

Comme au Jehol, on part à trois voitures afin


qu’on puisse s’aider en cas de panne ou d’attaques de
bandits qui sont encore dans la région. Mais tout est
assez calme depuis que les troupes de Nankin sont ici
en grand nombre pour attaquer les communistes qui
cherchent à s’échapper du Setchouan au sud. L’en-
nui consiste surtout en ce que deux voitures atten-
dent toujours la troisième et on ne sait jamais quand
on arrivera. Le soir on s’arrête à la meilleure auberge
d’un pauvre village, où la chambre-abri pour nous
quatre coûte généralement 80 cents, et consiste en la
plate-forme surélevée ou k’ang en terre battue recou-
verte d’une natte grossière, qui sert de lit. Comme la
nuit il fait un petit froid de canard, on se fait apporter
quelques braises rougeoyantes dans une caisse, tandis
que l’éclairage consiste en une bougie ou encore en
petit godet plein d’huile dans laquelle trempe une
mèche qui fume.
On mange au bistrot du coin, toujours en plein air,
la cuisine chinoise que je trouve délicieuse mais
grasse, et pour un dollar 20 ou 40, nous mangeons
tous les quatre à notre faim. En général dans un
village un peu important il y a des pères catholiques
et des missionnaires protestants de la Chinese Inland
Mission. Nous leur rendons visite ; ils sont souvent
charmants et parfois pittoresques comme la douzaine
de pères espagnols bons vivants vus à Pingliang ; dans
cette petite ville nous avons aussi interviewé le géné-
ral de la place. C’est dans cet endroit que nous avons
décidé de prendre place à bord d’un camion qui
nous semblait plus robuste et mieux mené que le

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Lettres

nôtre. Et nous avons bien fait car nos dernières étapes


étaient beaucoup plus longues.
D’ici jusqu’à Sining il y a aussi une nouvelle route
qui en deux jours permettrait de couvrir la distance,
mais il paraît qu’elle est en ce moment noyée sous la
boue et que même des attelages de bœufs y perdent
leur latin. Aussi nous avons décidé d’utiliser les mules
qui font le service d’une auberge à l’autre pour qui le
désire : soit ainsi six jours pour être à Sining, à la fron-
tière du Tibet septentrional, appelé maintenant pro-
vince de Qinghai ou Koukou Nor, depuis le nouveau
régime. Il y a là tout près une grande lamaserie à
Kumbum où Mme David-Neel est je crois restée trois
ans avant de partir pour Lhassa. C’est alors que notre
couple russe va être utile pour essayer de voir quelque
chose d’intéressant : ils ont vécu pendant neuf ans
parmi les Mongols à l’ouest du Koukou Nor. Ils
avaient dû s’enfuir au moment de rébellions dues aux
musulmans et maintenant veulent retourner pour
voir ce que sont devenus leurs troupeaux. Ils sont
gentils, ne savent que le russe et nous parlons entre
nous uniquement des événements de la route, ce qui
est assez vite épuisé.
Lanchow est pittoresque et bien chinoise je pense,
malgré ses nombreux musulmans ; elle est construite
au bord du Hoang Ho dont les rives sont encore cou-
vertes de glace et de neige, et pour toute embarcation
je n’ai encore vu que de petits radeaux faits d’outres
gonflées. Ici apparemment le gouverneur n’a pas
envie de nous voir et nous allons partir sitôt que les
papiers de nos deux Russes seront visés pour la pro-

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Lettres

vince suivante. À partir d’ici l’argent papier n’a plus


cours et il faut se promener avec des dollars en argent
qui sont d’un poids inquiétant.
Il faut que je termine parce que cette lettre doit
partir. Je pense bien souvent à vous et suis ennuyée à
l’idée que notre correspondance va devenir si pré-
caire.
Bons baisers de
Kini

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Sining, (Province de) Qinghai


(Chine)
17 mars 35

Mes chers

Si j’ai de la chance cette lettre arrivera à Lanchow


assez tôt pour prendre le courrier aérien hebdoma-
daire, ce qui raccourcira de 15 jours le voyage de
cette lettre écrite à la lueur d’une bougie, dans ce qui
est appelé la chambre d’un caravansérail.
À Lanchow nous avons dû abandonner nos deux
Russes sur qui nous basions toute notre expédition
puisqu’ils connaissent si bien la région où ils avaient
vécu neuf ans. Mais à cause des troubles politiques
dans l’intérieur de la Chine, on ne veut plus de Rus-
ses d’aucune sorte par ici et leur passeport ayant été
refusé ils ont dû faire demi-tour. Fleming et moi
avons décidé de continuer en nous fiant à notre
chance, et heureusement qu’il sait davantage de chi-
nois que moi, de sorte que nous arrivons à nous
débrouiller. En cinq jours à dos de mule nous som-
mes arrivés ici en suivant la grand-route ; les auto-
camions peuvent y passer paraît-il, mais en ce
moment il n’y en avait point qui partait, soit parce
que des brigands rendaient la route dangereuse, ou
encore qu’une dernière chute de neige ramollissait
trop la glaise sur laquelle les chaînes des roues n’ont
aucune prise.

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Plaine du fleuve Jaune à l’ouest de Lanchow. 1935

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Lettres

Le pays est pauvre et dans les auberges le long de


la route on ne trouve qu’un grossier vermicelle pres-
que noir, appelé mien, c’est le plat national dans toute
la Chine ; parfois des œufs, mais pas toujours. Pen-
dant deux jours avons remonté le Hoang Ho que
nous avons ensuite traversé en bac pour attraper un
de ses affluents, le Sining. Ici nous sommes déjà à
2 300 mètres d’altitude, le soleil brunit très vite la
peau, mais il ne fait pas aussi froid comparativement à
ce que serait le mois de mars à cette altitude en
Suisse. Le pays est un peu monotone, longues vallées
bordées par des montagnes dénudées, et ne devient
beau que lorsque cela se resserre en gorges ; là on
croise des laveurs de sable rouge parce qu’il y a de
l’or. Il y a d’immenses roues d’irrigation qui en été
lorsque les eaux sont hautes, élèveront l’eau à la hau-
teur des soi-disant champs au niveau des falaises.
En se rapprochant de Sining à moitié musulmane,
les femmes qui ont toujours les pieds terriblement
atrophiés par leurs bandages, commencent à porter
les voiles verts ou noirs à bavolets sous le menton sans
que le visage soit couvert. Il y a naturellement des
caravanes de chameaux et de mulets tout le long du
chemin.
Arrivés ici, nouveaux ennuis, les autorités préten-
dant que nos passeports visés par Pékin seulement
devaient aussi l’être par Nankin avant que nous puis-
sions continuer. Patience et longueur de temps sont
ici les seules vertus nécessaires. Par une chance qui va
peut-être devenir providentielle, nous avions de Pékin
une lettre de recommandation d’un jeune homme

132
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Lettres

pour son frère qui se trouve avoir une position offi-


cielle assez importante ici ; il semble pour l’instant
que nous sommes hors d’affaire et nous avons le droit
de partir demain matin pour la grande lamaserie de
Kumbum à 25 km d’ici et où Alexandra David-Neel
est restée deux ans je crois avant de partir pour
Lhassa. Le maire de la ville met une carriole à notre
disposition ainsi qu’un soldat qui vient de nous
apporter un demi-agneau en présent avec du sucre et
du thé. Chez le père catholique allemand nous avons
rencontré un jeune lama qui va peut-être rentrer avec
nous à Kumbum demain. Quand nous reviendrons ici
dans quelques jours nous recevrons, nous espérons, le
passeport local du jeune général Ma Bou Fang qui
nous permettra de continuer un peu plus à l’ouest
vers le Tsaïdam.
Je m’entends bien avec Fleming qui est gentil et à
vrai dire je crois que nous avons une bonne dose de
philosophie, en sorte que nous ne sommes jamais
déçus quoi qu’il arrive, ayant toujours prévu le pire.
Il tue le temps depuis six jours ici en faisant des
patiences tandis que je vais me promener et faire des
photos dans la ville intéressante avec ses sauvages
types tibétains ou mongols venus vendre leur laine
ou leurs peaux. À côté de cela je commande une
tente, des sacs de couchage en fourrure et des provi-
sions pour le cas où vraiment il soit possible de circu-
ler. Espérons pour le mieux, mais l’avenir est obscur.
Somme toute si vous ne recevez pas de nouvelles pen-
dant quelque temps cela voudra dire que nous avons
enfin réussi à nous joindre à une caravane.

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Lettres

Ma santé est excellente et je ne suis pas trop ner-


veuse malgré l’insécurité de notre futur immédiat.
C’est tout pour aujourd’hui, je pense à vous bien sou-
vent et vous embrasse,
votre Kini

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Tangar, Province de Qinghai ou Koukou Nor


(Chine)
27 mars 1935

Mes chers,

Encore une semaine de passée et nous n’avons pas


fait de grands progrès kilométriquement, mais les cho-
ses semblent s’arranger mieux que nous n’osions
l’espérer. Nous avons été accueillis ici à bras ouverts
par un charment couple de la China Inland Mission ;
lui est de Neuchâtel, Marcel Urech, elle est écossaise
avec deux petits enfants. Nous habitons avec eux et en
sortant des auberges chinoises c’est vraiment une joie
d’avoir des draps, une seille dans laquelle prendre un
bain, de la pâtisserie délicieuse avec de la crème fouet-
tée grâce à la riche crème donnée chaque jour par le
yak qui est dans la cour.
Nous sommes environ à 2 600 m et les nuits sont
froides, même de la neige ce matin ; nous sommes
venus en un jour de carriole depuis Sining et c’est ici
la dernière petite ville avant le pays des nomades
mongols et tibétains.
Depuis Sining nous avons donc été à Kumbum seu-
lement éloigné de 60 lis, environ 30 km. Un lama ren-
contré chez le père allemand nous avait donné un
mot pour pouvoir habiter dans sa maison ; mais en
arrivant là-bas, probablement à cause du soldat qui
nous accompagnait, nous avons été hébergés dans un

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Lettres

des temples qui me semble servir de bureau. Environ


300 lamas vivent dans ce village construit sur les deux
versants d’une minuscule vallée ; leurs maisons sont
cubiques ; passées à la chaux et comme les ordinaires
maisons chinoises ; mais il y a 8 ou 10 temples très
riches et entretenus constamment bien entendu.
C’est une lamaserie du style chinois et je me demande
si je verrai jamais quelque chose de plus tibétain, avec
ces grandes bâtisses carrées si impressionnantes. Deux
toitures sont dorées et font briller leurs coins relevés
dans un ciel jauni la plupart du temps par le grand
vent qui promène partout le sable imperceptible.
À 1/2 km de là se trouve le village de Loussar où
vivent les commerçants et propriétaires de caravanes
chinois ou musulmans. Smigounoff laissé à Lanchow
faute de passeport (lui qui aurait dû être notre
guide) nous avait donné le nom de Ma Chin Tai ; un
homme important à visiter et qui est aussi le beau-
frère de Ma Bou Fang, le jeune général, gouverneur
militaire de Sining que nous n’avons pas réussi à visi-
ter. Fleming baragouinant le chinois et parlant par
gestes a fait comprendre que nous cherchions à nous
joindre à une caravane partant vers l’ouest et que
nous voulions aussi louer un homme qui puisse nous
servir et s’occuper de nos chevaux. Ainsi nous avons
pu prendre rendez-vous pour huit jours plus tard
avec des chameaux qui devaient passer par Tangar.
De retour à Sining nous avons pu obtenir une
espèce de passeport pour pouvoir continuer et som-
mes donc arrivés ici. (L’une de mes aurifications
étant tombée, j’ai été chez l’une des sœurs qui a pu

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Au monastère de Kumbum. Province Koukou Nor, 1935

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Lettres

me faire un plombage argent à la place. J’en ai pro-


fité pour demander un seau plein d’eau chaude et
une chambre fermant à clé, afin de me laver de mon
mieux, car dans une auberge chinoise, premièrement
la porte ne ferme pas, deuxièmement chaque passant
passe son doigt à travers le papier de la fenêtre afin
de voir ce qui se passe, et à tout moment quelqu’un
entre, police, interview, message, patron curieux ou
boy apportant du charbon pour le brasero.)
Il y a davantage de types curieux et sauvages par ici,
ville connue pour avoir les habitants les plus voleurs et
fourbes de toute la Chine. Aperçu dans la rue un
Russe blanc qui commerce par ici depuis longtemps et
qui est le seul Blanc avec un autre couple de mission-
naires pentecôtistes ou quelque chose comme cela.
Avons acheté deux chevaux, 70 dollars chacun soit
environ 80 francs suisses, les chameaux et notre
homme sont arrivés et nous partons demain pour Tei-
jinar au centre du marécageux Tsaïdam ; nous devons
y arriver en quelque 20 jours de caravane ou 24 :
avons deux fusils et espérons aller vers les montagnes
du sud pour chasser (j’ai oublié mon revolver dans un
tiroir à Lanchow chez les Keeble* et ils n’ont pas
réussi à me le faire suivre !). J’ai fait des caisses toute
la journée, nous emportons beaucoup de thé en bri-
ques, d’étoffes de couleur et d’orge grillée (tsamba)
pour pouvoir faire des échanges avec les indigènes.
La seule chose qui me manque c’est une mousti-
quaire soi-disant indispensable en été là-haut à l’ouest
du Koukou Nor. Mme Urech nous donne de la confi-
ture, des biscuits, des pommes séchées et hier soir elle

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Lettres

a mis une pièce dans mon fond de pantalon : j’ai pris


une photo afin de te montrer ce dévouement incroya-
ble.
Je suis très en retard avec mon carnet de route et
ai encore d’autres lettres à écrire. Putnam New York
m’envoie la couverture de mon bouquin qui est à
paraître je ne sais quand : c’est une caravane minus-
cule dans un paysage de neige en haute montagne…
pas très indiqué selon mon avis, mais le reste est bien.
Toujours pas un mot du Petit Parisien et je me
demande quand mes articles paraîtront. Ceci est
peut-être la dernière lettre pour assez longtemps, cela
dépend si nous allons passer vers le sud où il y a
encore un dépôt de poste. Mais il est encore possible
que les autorités nous fassent rebrousser chemin sous
peu… Je pense bien à vous et me demande ce que
devient Albert et où il travaille ? Mais quand pourrai-
je avoir de vos nouvelles la prochaine fois ! C’est un
peu comme la dernière fois en quittant Kara-Kol pour
deux mois dans les montagnes
Bons baisers, Kini

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Dzoun, Tsaïdam
(Chine)
15 avril 35

Mes chers

Sans trop y compter, j’espère que ce mot vous par-


viendra un jour ou l’autre pour vous dire que tout va
bien. Nous avons pris 17 jours depuis Tangar pour
arriver dans ce minuscule village où s’arrête la cara-
vane du prince mongol avec qui nous sommes venus.
Environ 250 chameaux qui ne font guère que 25 km
par jour ; mais j’ai un cheval, mon cher Slalom, et
avec lui je galope où je veux : sur la rive désolée du
Koukou Nor gelé et blanc, à la poursuite des lièvres et
des antilopes que Fleming sait tuer, ce qui est fort
apprécié dans le pot-au-feu. Pour arriver ici, nous
avons passé un ou deux cols à 4 000, dans un système
de hautes collines désertes, où il y avait de rares
tentes tibétaines en dehors de la route. Maintenant
nous sommes sur un immense territoire plat, à 3 000
et quelque, tantôt désertique et sablonneux, tantôt
marécageux. Pour continuer vers l’ouest, nous for-
mons une petite caravane avec 12 chercheurs d’or,
jusqu’à Teijinar ou Hajjar ; nous attendons aussi
8 yaks, mais je ne sais pas ce que ces derniers sont des-
tinés à faire. Pas vu d’arbres ou forêt, ce qui est triste,
excepté quelques vieux aroles-cyprès (je ne sais pas ce
que c’est) dans une minuscule vallée latérale très

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Giboulée de neige dans la vallée du Boron Kol, plateau du Tsaï-


dam. 1935

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Lettres

abritée. Nous faisons bon ménage avec nos compa-


gnons, marchands chinois pour la plupart, qui s’ins-
tallent un ou deux mois dans une masure ici, le temps
de vendre le thé en briques, des étoffes, de la farine.
Chaque jour j’ouvre la pharmacie et soigne les
patients qui ont mal au ventre, des abcès, des yeux
enflammés, etc. – et je reçois en échange de la graisse
ou de la viande.
Cette contrée plate ne m’inspire pas beaucoup,
heureusement que les Mongols, seuls indigènes à par-
tir d’ici, sont gentils et pittoresques : ils vivent une
épaule nue hors de leur manteau en peau de mou-
ton, et sont bons garçons ; les femmes timides et
polies ont toute une panoplie qui leur pend dans le
dos, supportant une succession d’hémisphères en
argent ciselé du plus grand effet. On se nourrit prin-
cipalement de thé au beurre rance, qui mélangé à la
tsamba (farine d’orge grillée) donne un bon gruau.
La petite tente que nous avons fait faire à Sining nous
donne satisfaction et n’a pas encore été emportée par
les vents presque incessants ; Li, notre Chinois qui sait
le mongol, couche en travers de la porte et nos caisses
tiennent les pans en place. Li est très utile (il vient de
Loussar), mais je fais quand même la cuisine tous les
jours pour essayer de varier un peu la saveur. Un des
Chinois a tué un âne sauvage et nous en avons mangé
la viande pendant longtemps. Voici encore un Mon-
gol très sympathique que ressemble à C. avec les yeux
jaunes, mais je ne sais pas comment le soigner : il a un
tremblement épileptique des deux avant-bras… Je
m’arrête, nous devons partir d’un instant à l’autre et

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Lettres

je veux encore rendre visite au vieux lama d’ici, pour


lui donner un portrait du Panchen Lama et essayer
de lui « refaire » une peinture tibétaine… Dieu sait
par qui et quand cette lettre sera emportée vers Tan-
gar, poste la plus proche… (Il va) devenir de plus en
plus impossible d’écrire, ne vous inquiétez pas, même
d’un très long silence : toutes les routes vers l’ouest
sont longues de plusieurs mois, et nous n’avons pas la
moindre idée de laquelle nous serons obligés de
prendre. Meilleurs baisers pour vous trois, et pensées
aux familles dispersées. Kini

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Cherchen
(Sin-Kiang)
Turkestan chinois
15 juin 1935

Mes chers,

Je suis dans une chambre uniquement meublée de


tapis modernes faits à Khotan, aux murs ornés de per-
saneries en stuc, notre première chambre depuis
3 mois et demi – et plusieurs soldats chinois et chinois
musulmans, nommés Dounganes, regardent com-
ment on écrit à la machine à écrire. Ils sont la garde
d’honneur d’un petit homme qui est le commandant
militaire de Cherchen, et qui vient nous rendre visite
pour me demander un remède pour une espèce de
hernie dont il est affligé. Comme il n’y a pas de doc-
teur d’aucune sorte, je passe la journée à traiter une
moyenne de 20 à 30 malades. Il y a les pires infirmités
pour lesquelles je ne peux rien, naturellement. Tout
le monde est assis par terre à la mode sarte, et boit du
thé sucré – nous en avons fini avec le thé mongol au
beurre salé.
La machine à écrire est posée sur une table, la pre-
mière vue depuis Tangar chez les Urech, et nous som-
mes logés chez l’aksakal anglais ; c’est un Afghan qui
est un agent commercial et consulaire pour les sujets
britanniques de la région, pour la plupart hindous.
Nous sommes reçus à merveille et bien nourris ; il fait

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Lettres

très chaud, mais un grand vent souffle dans les hauts


arbres de cette oasis, également les premiers arbres
vus depuis des mois.
Peut-être aurez-vous reçu ma dernière lettre
d’Arakshatu écrite en mai, alors que nous partions
pour les montagnes avec un Russe, Borodichine,
comme guide. Tout s’est bien passé : après 12 jours
dans une vallée presque déserte nous sommes arrivés à
Mokchen, pauvre campement à 4 000 m d’altitude où
se trouve une trentaine de Sartes (la même race qu’on
trouve à Tachkent) qui n’avaient pas osé bouger de
leurs maigres pâturages durant les deux dernières
années parce qu’ils craignaient les guerres civiles qui se
succédaient en bas dans la plaine d’Asie centrale, le
long de la grand-route qui va vers Khotan à Kashgar.
Nous en décidâmes deux à servir de guides à nous
et nos animaux, parce que le Russe ne jugeait pas
prudent de continuer vers des régions où sa race le
ferait plus ou moins bien voir.
Après 15 jours de traversée nous avons rencontré
les premiers campements du Sin-Kiang, de charmants
Sartes qui nous ont bien reçus et dit qu’il n’y avait
plus de guerre civile. Cette étape fut difficile, parce
que là-haut la nouvelle herbe n’avait pas encore
poussé, les neiges plus ou moins lointaines pas encore
fondu, et nos animaux en souffrirent beaucoup. Nous
avons perdu deux bons chameaux qui ont probable-
ment bu de la mauvaise eau trop salée pendant la
nuit. Puis mon bon cheval fidèle depuis Tangar a dû
être abandonné près de la première petite herbe ren-
contrée : il se refusait alors à faire le moindre pas.

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Lettres

Kashgar, 24 juillet 1935

Nous sommes bien arrivés ici après un nouveau


mois de voyage d’oasis en oasis, après avoir vendu
pour un morceau de pain les deux chameaux qui
nous restaient et le pauvre petit cheval que Fleming
avait échangé à Mokchen contre le sien trop fatigué
pour faire les étapes sans herbe. On loue un cheval
pour aller d’un district à l’autre. Il n’y a souvent
qu’une piste, parfois effacée quand le vent souffle
dans le sable, et le premier endroit important rencon-
tré sur la route fut Keria ou Yutien en chinois, où nous
avons retrouvé des lampes à pétrole au lieu des primi-
tives brûleuses d’huile, des montres, des carrioles
comme les arbas de Tachkent, du savon, etc.
Puis à Khotan restés 4 jours et rendu visite aux offi-
ciels et général à la tête des armées dounganes qui
firent dernièrement trembler tout le Turkestan chi-
nois.
Quand il n’y a pas d’aksakal où loger nous allons à
l’auberge locale qui est souvent semblable aux auber-
ges chinoises où nous descendions lors du trajet Sian
– Lanchow – Tangar. Enfin nous voici chez nos pre-
miers Européens, au consulat anglais à Kashgar, et de
l’autre côté d’une soi-disant frontière, cette fois avec
partout des soldats chinois soi-disant fidèles à Nankin,
mais au service des Russes qui ont partout la haute
main. Pendant que j’y pense si des journalistes
demandent des détails ou précisions à mon sujet, ne
rien leur dire, ils n’ont qu’à venir eux-mêmes ici s’ils

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Lettres

veulent savoir ce qui s’y passe, et le moins ils savent, le


plus ce que j’écrirai éveillera d’intérêt ; autrement dit
ne pas distribuer cette lettre. Quoique à vrai dire je
ne vais pas avoir le temps de la faire aussi longue que
je voudrais, parce que la poste va être scellée dans
une demi-heure et comme elle ne part que toutes les
semaines je ne veux pas la manquer.
En réponse à une enquête du Foreign Office de
Londres au sujet de Fleming, on a fait savoir par les
voies spéciales que nous étions bien arrivés et j’espère
un peu que le ministre suisse aura été avisé et aura
envoyé quelque chose à Genève ; si seulement j’avais
pensé à lui rendre visite lors de mon dernier saut à
Londres, il aurait à coup sûr su qui je suis.
L’un des quatre petits ânes qui transportent nos
caisses est tombé à l’eau dans un des canaux d’irriga-
tion et l’Érika a pris un bain forcé, mais ainsi que
vous pouvez vous en rendre compte elle fonctionne à
nouveau, grâce à pas mal de gunoil glissée dans les
rouages. À part cela il ne nous est rien arrivé de parti-
culier. Excepté le même jour que les machines à
écrire à l’eau, mon cheval est tombé dans une rivière
au sol de sable mouvant, alors que nous suivions un
abruti de soldat qui nous entraînait dans un raccourci
de la route principale ; parmi mes effets sur l’arrière
de ma selle il y avait mon carnet de notes dont l’encre
est bien effacée ou lavée… Mais encore plus
ennuyeux sont la moitié des films exposés de Fleming
qui furent inondés dans sa valise quand elle plongea.
Je suis obligée de m’arrêter, le temps presse. Nous
avons donc devant nous une superbe traversée de

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Muraille de la ville ancienne de Kashgar, Sin-Kiang. 1935

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Lettres

l’Himalaya, according to all les livres sur le sujet qui


sont ici dans la bibliothèque, soit environ 4 à 5 semai-
nes jusqu’à Srinagar, puis ensuite je ne sais plus bien
quel chemin je prendrai, mais les lettres vont repren-
dre un cours normal dès que je serai au sud des mon-
tagnes. Peut-être Fleming reviendra-t-il par la Russie ?
Mille bonnes pensées à tout le monde et bons bai-
sers pour vous trois, je suis vraiment anxieuse d’avoir
des nouvelles de la maison, mais je ne peux pas
encore donner d’adresse où vous puissiez m’écrire.
J’espère que vous avez été raisonnables, m’avez fait
confiance, et ne vous vous êtes pas inquiétés à mon
sujet,
Votre Kini

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British Consulate
Kashgar (Sin-Kiang)
7 août 35

Mes chers,

Nous avons enfin obtenu nos visas chinois et avec


la permission britannique, nous partons demain pour
Gilgit – 25 jours. La route est fort accidentée et pitto-
resque paraît-il, mais relativement facile au mois
d’août. C’est par là que l’expédition Citroën a passé.
Nous avons loué 5 poneys et 3 hommes viennent
avec nous ; à mi-chemin se trouvera le poste de Misgar,
premier endroit d’où je puisse télégraphier « bonne
fête » à tous deux, souhait qui arrivera sans doute
avant ma première lettre, mais cependant bien en
retard sur les vrais événements. Une fois arrivée aux
Indes et quand munie de renseignements, je saurai
par quelle voie je reviens en Europe, je vous télégra-
phierai une adresse sûre où vous pourrez m’envoyer
de vos nouvelles et toutes mes lettres (s’il y en a) dans
une enveloppe « par avion » – j’ai vraiment hâte de
savoir ce que vous êtes devenus et comment vont les
affaires de Bébert ; je lui rapporte des timbres à sur-
charge de la province.
Quinze jours de repos dans cette inattendue mai-
son de haut luxe où je mange beaucoup trop, m’ont
donné une belle flemme et je vais avoir de la peine
à recommencer les 10 heures de cheval par jour !

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Pic et glacier du Mintaka au Karakoram (Indes). Ella Maillart et


Peter Fleming arrivent au Cachemire en septembre 1935 par le
col du même nom.

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Lettres

Heureusement que nous allons quitter les grosses


chaleurs et vite retrouver les montagnes. Les Thom-
son-Glover* sont charmants pour nous et nous ne
bougeons guère des fauteuils du salon où il y a une
bonne bibliothèque sur l’Asie centrale.
Mille bonnes pensées et baisers de
Kini

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Chez Winston Churchill,


ami de la France

« Il faut abolir le nazisme… »

Lorsqu’il entra dans le salon, il vint droit à moi en


disant : « Alors, vous arrivez d’Allemagne ? Qu’est-ce
que vous y avez observé ? »
Trapu, fort, il mordille sans cesse un cigare, seul
point sombre dans le paysage blond et rose de sa tête
au cheveu rare. Un sillon vertical au milieu du front
– trace d’un accident d’automobile – lui donne un air
soucieux que démentent les deux yeux brillants, bien
écartés et sûrs d’eux-mêmes… ces yeux bleu foncé
qui lancent des éclairs, lorsque entraîné par sa fougue
il tempête contre Hitler et le poison continu que sa
propagande déverse sur le peuple allemand.
Je lui dis la pénurie de certaines denrées alimen-
taires, le dégoût des hommes de cœur qui voient
disparaître tout ce qui fait la valeur de la vie, et que
ces hommes espèrent le salut par une mort acciden-
telle du Führer soit en auto soit en avion… Mais je
rapporte aussi l’attitude de l’homme de la rue, per-
suadé que 1’Allemagne n’a pas voulu la guerre, ne l’a
pas perdue, et se venge enfin grâce à Hitler des
affronts essuyés.
— Comment jamais trouver un terrain d’entente
aussi longtemps que régnera un tel état d’esprit ?
ajoutai-je.

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Reportages

— Avec le «nazisme» il n’y a pas d’entente possible,


il faut l’abolir… Vous connaissez mon plan, sans
doute ? D’ici l’automne prochain je veux avoir ligué
tous les pays contre l’Allemagne, afin de lui dicter le
désarmement. Autrement nous allons vers la plus
grande des catastrophes.

La responsabilité de l’Angleterre

Après avoir rallumé son cigare, il poursuit :


— Si le pire venait à se réaliser, l’Angleterre porte-
rait devant l’histoire une responsabilité écrasante…
Par son wait and see elle a tout rendu possible,
l’avance du Duce, l’avance du Führer, et tout ce qui
s’ensuivra…
— Mais comment faire comprendre cela à l’opi-
nion anglaise ? demandai-je. À deux reprises je vécus
dans vos provinces, mais je ne pus jamais y « tenir »
plus de trois mois. J’étouffais, j’étais encagée dans
une île où personne ne savait rien de ce qui fait l’im-
portance du monde actuel !
— Oui, l’Anglais moyen croit que l’Europe ne le
regarde pas. Mais je connais mon pays à fond, depuis
trente-cinq ans que je ne m’occupe que de lui : lors-
qu’il commencera à comprendre où est le danger, il
ne prendra pas longtemps à se décider…
— Mais pour en revenir à votre plan européen,
dis-je, comment enrôlerez-vous l’Italie, votre enne-
mie ?
— L’affaire d’Abyssinie, à mon avis, répondit Wins-
ton Churchill, n’est qu’un épisode secondaire dans

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Reportages

l’histoire de l’Europe. Assurément ce plan d’encercle-


ment, je ne peux pas en garantir le résultat final qui
dépend du Ciel ; par contre je me dois de faire le
maximum de ce qui est en mon possible pour le bien
de l’Europe…
— Mais de ce fait, vous l’impérialiste enragé, vous
donnez la main aux Soviets que vous devez abhorrer ?
— En ce moment j’ai besoin des Soviets parce
qu’ils veulent la paix comme moi, tout le reste m’est
égal.

La paix avant tout

— Et les Soviets ont aussi besoin de moi, poursuit-


il aussitôt. Ils doivent éviter la guerre. Pour eux la
moindre aventure militaire serait néfaste : ils ont beau
avoir édifié un État self-supported en Extrême Orient,
leur crise de transport est encore trop aiguë en Russie
d’Europe.
Plusieurs questions me brûlent les lèvres, mais
nous sommes interrompus par le déjeuner et l’arri-
vée de la famille : Mrs. Churchill, belle et mince, sa
fille mariée à un membre du Parlement, Sarah
la seconde, qui veut faire sa vie et travaille dans
l’équipe des girls de la célèbre revue de Cochran ;
Randolph le fils indiscipliné n’est pas là, et la qua-
trième, Mary, est une enthousiaste du ski. Le jeune
Randolph, à ce que je crois comprendre, est un
enfant gâté qui s’est déjà lancé dans la politique en
tant qu’ultra-conservateur, alors que son père n’est
que conservateur…

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Reportages

Winston Churchill est non seulement un homme


politique d’un dynamisme étonnant, au sens critique
aigu, lançant des réparties inoubliables, c’est aussi un
écrivain célèbre ayant fait fortune grâce à ses livres
politiques. Il a d’autres dons encore, et sans avoir pris
des leçons, il fait de 1a fort passable peinture à
l’huile ; son atelier est couvert de pochades, rappelant
les paysages variés qui l’inspirèrent.

Quel homme est-ce ?

Mais en faisant avec lui le tour du propriétaire,


admirant les poutres de son toit qui abrita Henri VIII
lorsqu’il allait à la chasse, je remarque qu’il est avant
tout fier de ses travaux de maçon : dans la petite val-
lée où nous sommes, il a fait capter deux sources qui
alimentent une piscine aux eaux de pâle turquoise
dont il a cimenté lui-même les blocs de pierre. Et plus
loin il me dit combien il a employé de briques pour
faire le mur qui entoure son verger.
Tandis que Winston Churchill nourrit les cygnes
noirs d’un étang, il est poursuivi par les assiduités de
son « mouton amical » qui, abandonnant le troupeau,
insiste pour avoir son morceau de pain habituel.
Au milieu de cet intermède bucolique, m’armant
de courage, j’en reviens à mes moutons, c’est-à-dire
au sort de l’Europe…
— Mais pour mener votre plan à bien, quel est
votre pouvoir, qu’êtes-vous dans le gouvernement ?
Ma question est des plus brutales car le ministère
Baldwin, à l’encontre de toutes les prévisions, n’a pas

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Winston Churchill et son « mouton amical ».

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Reportages

fait appel aux grandes qualités de Winston Churchill


lorsque, dernièrement, furent nommés de nouveaux
chefs pour procéder au réarmement de l’Angleterre.
Connaissant les idées de ce grand homme d’État, le
gouvernement a-t-il eu peur qu’il ruine le pays en réar-
mant trop ? Ou est-ce son opposition et ses critiques
acerbes de l’India Bill qui le maintinrent en disgrâce ?
Mais à mesure que Mr. Baldwin dévoile son ineffi-
cacité, Mr. Churchill gagne de plus en plus d’adeptes,
et qui sait ce qu’il peut devenir demain ?
— Non, me dit-il, je ne suis plus qu’un membre
ordinaire du Parlement… Mais cela ne veut rien dire :
je peux quand même faire beaucoup. Il faut avant
tout écraser les craintes de guerre qui paralysent les
affaires prêtes à reprendre ; en Angleterre la prospé-
rité revient… L’impôt sur le revenu augmente.

Ce qui m’intéresse avant tout c’est l’Allemagne

Et avec fierté, embrassant d’un coup d’œil les


quelques quarante kilomètres de verdure qui s’éten-
dent devant nous, il poursuit :
— Regardez… Cette terre de Kent abrite les plus
grandes fortunes du monde. De partout les richesses
affluent vers Londres pour créer l’aisance qui règne
ici.
— N’avez-vous pas peur de voir disparaître tout
ceci, que vous admirez, dans quelques années ? Et
d’abord cette prospérité dont vous parlez, ne croyez-
vous pas qu’elle soit factice aussi longtemps que vous
aurez près de 2 millions de chômeurs ?

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Reportages

— Nous prendrons l’habitude de supporter le


poids de notre chômage ; après tout, dans notre bud-
get annuel, la somme qu’il immobilise n’est pas
énorme… Surtout maintenant que nous en avons fini
avec nos dettes de guerre…
— Mais ne vous rendez-vous pas compte que vos
industries et votre prospérité sont menacées de ruine
par le Japon qui, un jour ou l’autre, aura sous
contrôle la production et le marché de quelques
500 millions de Jaunes ?
— Si le Japon devient réellement dangereux, nous
lui fermerons nos marchés…
— Mais vous n’aurez plus que l’Angleterre à fer-
mer, car à ce moment-là tous vos dominions vous
auront échappé peu à peu !
— Et bien, à ce moment-là, on avisera. Peut-être
faudra-t-il faire la guerre, aux Jaunes… mais ce ne
sera pas de mon temps. Pour le moment c’est l’Alle-
magne qui m’intéresse : il faut réarmer au plus vite
pour lui faire peur, avoir 3000 avions de combat !
— Mais ne croyez-vous pas que pour diminuer les
risques de guerre, il faudrait que les grands cerveaux
du monde résolvent les problèmes généraux de la
situation économique… ?

Les idées de Mr. Churchill sur la guerre

— Non, dit-il sans hésiter. C’est dans la nature de


l’homme de faire la guerre si on ne l’en empêche
pas. Pour l’Allemagne, c’est un besoin maladif : elle
veut s’imposer. Par Allemagne, j’entends surtout

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Reportages

Prusse et Poméranie : ce ne sont pas des Européens,


mais des descendants des Huns conquérants. Et si
nous ne voulons pas devenir la proie d’un infect
nazisme, nous devons être prêts à défendre notre
liberté…
— Ah ! Là, je vous tiens, dis-je en arrêtant du bras
son élan volubile. Ne croyez-vous pas que nous allons
en mourir, de cette liberté si chère ? Ce n’est plus une
idée assez puissante pour servir de drapeau à la jeu-
nesse qui sera l’humanité de demain… La jeunesse
veut un vrai chef, quel qu’il soit, personnifiant une
idée enthousiasmante. Les jeunes ne vont pas vouer
leurs forces à défendre une impersonnelle liberté…
Voyant que Mr. Churchill me faisait l’honneur de
m’écouter, je poursuivis :
— Qu’avons-nous à opposer à l’énergie concentrée
des jeunes Italiens ou Allemands ? N’ai-je pas essayé de
vous faire comprendre ces admirables jeunes Russes,
qui sont heureux malgré tant de privations, qui sou-
vent meurent jeunes encore, persuadés d’avoir formé
un monde qu’ils croient meilleur ou régénéré, tués
par un travail trop intense pour leurs nerfs…
— J’ai peine à croire tout ce que vous me dites.
Mais si la jeunesse tient à s’enrégimenter, elle le
paiera de son sang : ça la mènera à la guerre. Elle
ferait mieux de se tenir tranquille…
— Comment le pourrait-elle lorsqu’elle voit les
aînés commettre partout tant d’erreurs !
— Il est vrai qu’aujourd’hui, il y a des nations qui
sont démentes, et d’autres qui sont mal dirigées… ou
pas du tout comme l’Angleterre et la France !

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Reportages

Les élections sont d’une importance capitale

— La France, reprend Mr. Churchill d’une voix


nette, quoiqu’il en soit, ce qui importe en ce
moment, c’est le résultat de vos élections. Il faut que
la France se donne un gouvernement stable. Des
élections, en principe, sont toujours néfastes : à cha-
que fois elles ne font que diviser un pays. Espérons
que la France aura un sursaut de bon sens, une fois
de plus, et qu’au lieu de faire le jeu de l’Allemagne,
ses élections la rendent plus unie… et non pas affai-
blie par le marchandage des chefs qui ne savent voir
que des partis à s’attacher au lieu de penser au bien
de l’Europe…
Puis, m’ouvrant la porte, fort courtois, il ajouta :
— Vous retournez en France : observez bien ce qui
s’y passe, le sort du monde en dépend !
Telles sont les dernières paroles que j’entendis
Winston Churchill prononcer sur le vieux perron,
devant sa belle maison de briques rouges.
Pour bien décrire cet homme si vivant, j’aurais dû
constamment donner l’impression de bouillonne-
ment qu’il dégage… C’est cela qui fait sa force : il fuse
en tous sens. Mais peut-être est-ce là en même temps
sa faiblesse : rançon de sa spontanéité, il se contredit
parfois et ses ennemis en profitent.
C’est un ami passionné de la France et nous
aurions tout avantage à voir son influence augmen-
ter encore… Faut-il craindre qu’étant par trop réac-
tionnaire il ne puisse plus jamais faire partie d’un

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Reportages

puzzle gouvernemental ? Ou, vivant comme il l’est,


ne va-t-il pas évoluer encore et entrer en lice pro-
chainement ?

Avril I936
(Texte inédit)

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Clare Sheridan, cousine de Churchill, écrivain et sculpteur, à son


atelier où pose Ella Maillart.

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Karachi (Indes)
dimanche matin, 11 juillet (1937)

Ma chère maman,

Pour le moment tout va bien et j’ai fait un voyage


exquis. Bien moins fatigant que la dernière fois. À
Bagdad il faisait très chaud, mais cela n’empêche pas
d’être heureux de vivre. À Beyrouth en passant j’ai
téléphoné à un ami des Seyrig*, et Henri s’était
embarqué la veille pour Marseille. Miette, je le savais,
était déjà en France. Peut-être la verras-tu à Genève si
elle y passe.
Il y a de nouveaux avions sur la ligne depuis Bey-
routh à Saigon, beaucoup plus rapides que les vieux
Fokkers. On fait du 250 et les sièges chaises longues
permettent de s’allonger et dormir confortablement.
Nous étions au complet, c’est-à-dire 3 passagers et
150 kg de poste ; un père jésuite de Shanghai et une
dame allant à Pondichéry. Les hommes de l’équipage,
des amours, et un pilote breton, vrai marin avec
lequel j’ai tout de suite sympathisé – conclusion : m’a
laissée piloter longtemps à deux reprises, même dans
les nuages quand on ne pouvait plus voir la terre. Ça
ressemble bien à un bateau à voile la nuit quand on
ne sait plus très bien où on en est.

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Lettres

Lahore, 14 juillet (cette date est écrite par sa mère)

Lundi soir. Déjà 24 heures de train derrière moi, en


e
2 classe ; je suis couverte de poussière et sue à larges
gouttes, n’ayant plus un fil de sec. Mais cela semble
m’assouplir le dos, ou bien est-ce parce que je n’ai pas
fait d’efforts encore et suis couchée tout le temps ; mon
corset est dans le sac. Je lis My Early Life de Winston
Churchill, acheté d’occasion à Karachi.
Lahore c’est l’endroit où nous étions arrivés de Sri-
nagar en auto avec Fleming il y a deux ans ; c’est amu-
sant, je ne pensais pas me retrouver ici aussi rapide-
ment, à même de continuer vers l’Afghanistan
comme cela me tentait alors.
Demain je serai à Peshawar et saurai si oui ou non
la frontière est fermée à cause de la guerre.
Bons baisers pour toi et Albert,
Kini

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Ella à Kaboul en 1937.

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Pourquoi on se bat aux Indes

Depuis le 25 novembre 1936, le Waziristan, sur la


frontière du nord-ouest qui touche à l’Afghanistan,
est en état de guerre. Plus de 40 000 hommes de
l’armée des Indes sont sous les armes. Cent camions,
ainsi qu’un très grand nombre de bêtes de somme
transportent, chaque jour, les 300 tonnes de ravitaille-
ment nécessaires aux troupes. Et chaque jour l’Échi-
quier indien doit faire face à une dépense de 100 000
roupies (presque 1 million de francs).
À Londres, les journaux de l’opposition trouvent
que cette guerre dure un peu trop longtemps ; ils
impriment que tout cela a déjà coûté mille vies
humaines et un million de livres sterling.
Selon des bruits sans fondement, les soulèvements
chroniques dans la province du Nord-Ouest seraient
causés par des agitateurs soviétiques. À vrai dire, depuis
soixante-quinze ans, craignant une avance des Russes
jusqu’à l’Hindou Kouch, au milieu de l’Afghanistan,
les Anglais ont fait tout ce qu’ils ont pu pour maîtriser
les tribus frontières de cette région stratégique.
Cherchez la femme
Les troubles récents ont commencé parce qu’une
Hindoue a été enlevée par un musulman de la tribu
montagnarde des Waziri ; à ce moment-là, cette jeune
fille avait d’ailleurs dû se convertir à l’Islam. Cela se
passait en territoire administré par les Anglais, où la

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Reportages

loi interdit le mariage de mineurs. Or, l’Hindoue


étant mineure, ses parents firent appel à la justice.
Les Britanniques, il faut le dire, font tout ce qu’ils
peuvent pour que leurs lois soient appliquées à la
lettre. Tâche ingrate, car aucun des deux partis en
présence ne se déclare jamais satisfait. Cette fois, plu-
tôt que d’exiger le retour de cette fille chez sa mère,
les Anglais auraient dû agir en diplomates, en faisant
traîner les choses. Quelques semaines se seraient ainsi
écoulées, au bout desquelles la jeune fille devenait
majeure. On n’aurait pas eu à l’enlever à son mari, et
le prétexte qui souleva la guerre disparaissait.
Situation exceptionnelle
On pourrait s’étonner que les Anglais ne par-
viennent pas à établir une paix durable sur cette fron-
tière où la guerre est chronique depuis près de cent
ans, époque de la première guerre afghane. Parfois,
les militaires britanniques comparent leurs problèmes
à ceux du Maroc, région dont la conquête et la pacifi-
cation complète ont été bien plus rapides.
Mais, sur la frontière du nord-ouest, il y a des dif-
ficultés qui n’existent pas au Maroc. L’Afghanistan
touche aux Indes sur plus de 700 kilomètres : cette
région est formée de vallées presque impraticables,
dont les hommes, possédant les armes les plus moder-
nes, sont les meilleurs guerriers qui soient. Leurs
frères des tribus afghanes, comme eux de pieux
mumulmans, leur offrent automatiquement refuge. Et
derrière eux, au lieu d’un Sahara, s’étend un État qui
siège à la Société des Nations et dont les frontières ne

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Reportages

peuvent être franchies. De plus, ces montagnards n’o-


béissent pas à un chef reconnu, avec lequel on puisse
traiter, mais ils ont un système démocratique d’assem-
blées ou jirga, où l’on discute des décisions à prendre.
En 1894 les Anglais, qui ont toujours craint une
avance de la Russie depuis le Turkestan vers les Indes,
ont établi leur frontière politique d’une manière excel-
lente au point de vue stratégique. Mais au point de vue
ethnique, cette démarcation, la Ligne Durand, passe
au milieu des tribus insubordonnées des Mohmand,
Shinwari et Waziri.
C’est pourquoi cette frontière n’est pas rattachée
qu’à un problème international, mais aussi à un pro-
blème de politique intérieure. Pour étudier et résoudre
ce problème, lord Curzon créa en 1901 la province
du Nord-Ouest ; à l’ouest, celle-ci comprenait une
zone-frontière, dite territoire indépendant, où se
trouvaient les tribus montagnardes.
Dans cette zone, l’administration anglaise est indi-
recte. Un agent politique règle les questions courantes
et paie une pension aux maleks, les anciens du village,
pour qu’ils fassent régner la paix.
Jusqu’à la fin de la Grande Guerre, cette zone était
gérée selon le principe de la « frontière fermée » : on
y pénétrait que lorsque c’était indispensable d’y envoyer
une expédition punitive, qui semait d’ailleurs la haine
derrière elle. Mais plusieurs rébellions dangereuses
eurent lieu, surtout en 1930, 1932 et 1935. On se battit
dans la ville de Peshawar même, malgré les nombreuses
troupes indiennes cantonnées dans les environs. De
nombreux Anglais furent tués et même l’une de leurs

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Reportages

autos-mitrailleuses incendiée. Aujourd’hui encore,


sitôt le crépuscule tombé, il est interdit aux étrangers
de se promener en ville, et aux Indes on regarde
comme dénuée de bon sens la femme qui se rend
seule en Afghanistan, car les Afridis de la passe de
Khyber ont une durable réputation d’hommes dan-
gereux.
On a donc été forcé d’adopter une politique dite
d’avancement, destinée à s’assurer lentement le
contrôle de cette zone. D’autre part, comme le disent
les Anglais, le contribuable de la plaine exige que son
gouvernement le protège contre les montagnards.
On construit routes et camps de base comme ceux
de Razmak ou de Landi Kotal ; en France, tout le
monde a vu ce dernier au cinéma, lorsque la Croi-
sière Jaune arrivait dans la passe de Khyber.
Trois contrastes irréductibles
Chaque soulèvement a son histoire particulière.
Cependant dégageons quelques faits généraux.
Ces montagnards, qui se sentent invincibles, sont
de race blanche ; ils sont de fanatiques musulmans
et pauvres. À leurs pieds, les habitants de la plaine,
souvent de religion hindoue, sont riches et de sangs
mêlés : proie toute offerte.
Qu’un incident se produise, et un fanatique
comme l’actuel fakir d’Ipi prêchera aussitôt la guerre
sainte contre les infidèles. Le cas de cet enlèvement
de jeune fille eut un développement rapide, car il est
venu se greffer sur une dispute déjà existante entre
Hindous brahmanes et musulmans. En 1929, ces der-

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Reportages

niers s’étaient vus brimés au sujet d’une loi relative au


mariage des mineurs. En plus des antagonismes indi-
qués plus haut, les propagandistes anti-hindous s’em-
parent de certains faits et les agrémentent de façon à
échauffer les esprits à point voulu.
Moyens employés
Au début des derniers troubles, les Anglais firent
savoir aux Waziri qu’il ne leur serait rien fait s’ils refu-
saient d’héberger le fakir d’Ipi. Ce fut sans succès, il
fallut se battre.
De part et d’autre, les hommes sont braves ; les
Waziri utilisent le terrain à merveille et sont des
tireurs émérites. Une seule de leurs balles avait tué
le lieutenant-colonel Grant ainsi que son officier
adjoint, le jour de mon passage à Peshawar.
Les Anglais ne regrettent pas de venir mourir sur
cette frontière qui ne leur est rien, somme toute.
— Un jour, c’est le tour d’un camarade, un autre
jour, ce sera le mien, me dit un officier. C’est notre
métier, et depuis longtemps nous avons tous eu dans
nos familles quelqu’un qui se battait sur cette fron-
tière.
Par suite de l’estime dans laquelle ils tiennent leur
ennemi, se battre ici c’est presque du sport pour les
Anglais, dont l’armée est formée de volontaires, ne
l’oublions pas.
Pour éviter des opérations militaires, les avions
sont souvent utilisés ; ils n’agissent que quarante-huit
heures après avoir lâché des ultimatums ou des ordres
d’évacuation aux montagnards.

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Reportages

Des résultats se font lentement sentir. Les monta-


gnards savent aussi que l’armée indienne dispose de
ressources infinies. Certaines contrées ont d’ailleurs
déjà été conquises par les bienfaits des hôpitaux, des
marchés accessibles, des canaux d’irrigation, ou enfin
par « le charme magique de la propriété investie ».
Aux dernières nouvelles, une jirga va être convo-
quée afin que l’on puisse discuter de nouveau les
termes du gouvernement.
Quant au futur, que peut-on prédire ? Il faudra
attendre longtemps avant qu’un calme durable puisse
régner, la plupart de ces tribus ne voulant absolument
pas qu’on s’occupe d’elles.
Impossible à l’armée des Indes d’occuper militaire-
ment un pays aussi étendu. Impossible aussi de désar-
mer ces tribus tant qu’il y a des maraudeurs et des
armes chez les voisins afghans. Quant à isoler 500 000
à 600 000 montagnards pauvres chez eux (en empê-
chant leurs raids dans la plaine), le danger croîtrait
dans la mesure où leur popularité augmenterait.
Les besoins de l’impérialisme anglais veulent que
les Indes restent à tout prix en bons termes avec un
Afghanistan chaque jour plus fort. État tampon, de
même que la Suisse. Et l’on arrive à ce paradoxe que
cette zone, source de graves soucis, joue cependant
un rôle utile, puisque, grâce à elle, aucun « incident »
ne pourra avoir lieu sur la frontière afghane.

Le Petit Parisien, 11 octobre 1937


Journal de Genève, 23 novembre 1937

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(Près de Londres)
Samedi, 12 novembre 38

Chère maman,

Je passe le week-end à la campagne pour la pre-


mière fois, chez King. Hall et sa femme, l’ex-Com-
mandeur qui était sur le Queen Elisabeth à la baie d’Ar-
gostoli du temps de Bonita. Il est maintenant dans la
politique et très intéressant à écouter discuter.
Hier c’était à Liverpool, 1 300 auditeurs, pour la
plupart hommes et chômeurs, très sympathiques
mais tous toussaient tout le temps ; j’étais là 8 jours
après Jean Batten l’aviatrice. Aujourd’hui je parle
tout près d’ici à Farnham. Avant-hier c’était Oxford
où j’allais pour la première fois ; j’y parlai à la Salle
de Géographie ; déjeunai à Balliol College with the
Master, Mr. Lindsay and did sleep at Kenneth Bell’s
house. Dined in the middle of 20 undergraduates,
most amusing.
[…] J’ai déjeuné un jour chez Bernard Shaw, sym-
pathique, tranquille, much more « genuine » than I
would have thought. Lundi soir Somerset Maugham
vient dîner chez Mrs. Montagu que je vois rarement.
Un soir, en revenant d’une conférence à Putney à
minuit, j’ai fait une apparition à l’Ambassade de
France où il y avait une réception pour Nadia Boulan-
ger* : foule assez laide et mal habillée, rien d’excitant.
Je préfère comme toujours bavarder tranquillement.

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Lettres

Maintenant, dernière nouvelle, je dois donner une


conférence sur « Mosques in Central Asia » le 29 nov.
pour la « India Society » dans la salle de la Royal Geo-
graphical Society. C’est probablement ce que j’ai de
plus difficile sur la planche depuis longtemps.
Il faut que tu m’aides, car je n’ai pas tous les cli-
chés nécessaires ici.
1. Dans mon studio, armoire blanche, à gauche
des albums photographiques, envoie-moi le livre
jaune-canari de Smolik sur Samarkand, avec toutes les
photos qui sont à l’intérieur.
2. Juste en dessous, dans le 1er (ou peut-être 2e)
tiroir de l’armoire blanche il y a une boîte bleue avec
ruban bleu, contenant des petits clichés Leica du
voyage Afghan-Perse. Veux-tu les parcourir et en
extraire les vues « architecturales » ou archéologiques,
environ 15 ou 20 j’imagine. Au début, qui commence
par la carte de géographie, il n’y a rien qui m’inté-
resse. Je ne vois des monuments historiques qu’après
Kandahar, et les 2 lits à moustiquaires au milieu du
désert ; surtout Hérat, les minarets, le mausolée rond,
cour de la mosquée. Ensuite 4 ou 5 vues à Meshed, la
mosquée sacrée de l’imam Riza, les coupoles – joins-y
les quelques pèlerins qui prient sur le sol et un fait un
sale œil. – Puis vient un cliché d’une tour large avec
un toit en œuf, tout en briques, très pittoresque.
Ensuite, 5 ou 6 clichés des mosquées à Isfahan et
détails de construction, pilier d’albâtre, et « nid
d’abeille » en ruine du sommet d’une arche – Persé-
polis et ses taureaux assyriens je n’en ai pas besoin.
Mais vers la fin avant le cinéma en plein air de Tabriz,

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Porte monumental (Ali Qâpou) des palais royaux à Isfahan. Iran,


1937

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Lettres

il y a l’austère mausolée de Soltanieh, en ruine, et très


grand. Joins-y le cliché de la cabine du projecteur du
cinéma en plein air à Tabriz – et à Stamboul, une ou
2 vues de Sainte-Sophie, intérieure et extérieure…
Je ne pouvais pas prévoir cela, mais je pense que
c’est bon pour ma publicité.
Mercredi prochain je pars pour le Nord pour onze
jours avec un tas de conférences et je ne t’écrirai pas
beaucoup.
J’espère that you won’t curse me too much for this
extra work. You will be able to pad these slides into a
box, or 2 boxes if it is more easy to send them as an
« échantillon sans valeur recommandé ». Ne t’en fais
pas si tu ne trouves pas ou si tu oublies un ou deux
clichés car j’ai les négatifs avec moi et j’aurai le temps
d’en faire faire ici s’il m’en manque.
[…]
King. Hall dit que si les Allemands continuent à
exagérer avec les Juifs, Chamberlain va être obligé
d’abandonner sa politique d’apaisement et de consi-
dérer Hitler comme un gangster avec lequel on ne
peut même plus parler ! Nous en venons à nous
demander si Hitler cherche la guerre, maintenant
qu’il est fort et qu’il sait que les Dominions ne veu-
lent pas faire la guerre pour l’Angleterre.
Bons baisers, il faut que je pioche l’Encyclopédie Bri-
tannique pour ma conférence, et que je classe mes
négatifs. Kini

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Hérat (Afghanistan)
31.7.39

Ma chère maman,

Nous voici bien arrivées à Hérat ; et comme le


bureau de poste, un immense bâtiment au milieu
d’un champ vague, est tout près de notre hôtel, et que
la poste part d’ici en principe par la Russie ce qui est
plus pratique que les Indes, j’en profite pour t’écrire
deux mots.
Nous avons eu une chance extraordinaire à notre
dernier passage de frontière que nous craignions énor-
mément, non pas à cause du choléra – nous avons dû
montrer nos certificats de vaccin – mais à cause de tout
le matériel photographique que nous avions ; nous
n’avions pas de permission officielle en Iran, et le tout
aurait dû être scellé pour la traversée du pays.
En ce moment il n’y a aucun trafic sur cette fron-
tière, nous n’avons croisé aucune auto jusqu’à Hérat ;
et 5 km après la frontière, sur la « route » nous nous
sommes ensablées ; avons pris 3 h 1/2 pour faire
12 mètres à la pelle et sur des tôles en forme de gout-
tières que j’avais fait faire à Téhéran et qui ont été
fort utiles. Mais quel travail avec cette chaleur !
Grande joie d’être dans un pays où les gens sont sym-
pathiques.
Tu pourrais un jour passer chez Kodak et demander
à monsieur Meylan, pour le cas où lui n’aurait pas le

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Lettres

temps, si toi tu peux m’écrire des renseignements sur


mes films de cinéma, s’il y a des fragments utilisa-
bles… car je n’espère pas que tout soit bon au début.
Surtout en Iran où il faut se cacher pour filmer.
En principe j’ai numéroté chaque boîte sur le leu-
coblaste, et en parlant des scènes mal prises, et en me
les décrivant, il faut se référer à ce numéro extérieur,
et dire si c’est film noir et blanc, ou film couleur.
Il y a des jours dans le désert et la chaleur, où nous
nous demandons comment nous avons pu quitter la
Suisse si merveilleuse.
Bons baisers,
Kini

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La belle-fille du maire de Sangalak-i-Kaissar. Afghanistan, 1939

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c/o Légation de France


Kaboul (Afghanistan)
12.10.39

Ma chère maman,

Après avoir été tout le mois de septembre sans la


moindre lettre, tes journaux de Genève sont arrivés
comme la manne du ciel, m’indiquant aussi que tu
étais encore en Suède, car je ne savais où te placer et
à quelle région géographique adresser mes pensées.
Ensuite ta lettre du 17 est arrivée il y a quatre jours et
j’étais vraiment bien contente d’avoir enfin des
détails. Naturellement ici nous sommes plus calmes
qu’en Europe et par exemple contrairement à ce que
tu me dis, nous savons que Goebbels est encore en vie
et que Saarebruck n’est pas encore tombée. D’autre
part je suis sûre que tu peux traverser l’Allemagne en
train en passant par Berlin, ce que tu auras sans doute
fait. (À titre d’expérience j’envoie le double de cette
lettre par la Russie à ton adresse de Suède pour voir
laquelle te parvient le plus vite.) – En ce qui me
concerne tout va bien, c’est-à-dire que je fais une
espèce de jaunisse avec démangeaisons sorte d’urti-
caire depuis dix jours ; mais comme je n’ai pas de
fièvre, je pense que cela passera comme cela est venu.
D’autre part j’ai beaucoup de joie avec deux chats
que j’ai sauvés de la famine ou de la gueule de
chiens : Titi Zoli est tigré au masque blanc, très appri-

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Lettres

voisé, et passe la nuit en boa sur mon cou. Quant à


Tout Titi, il est afghan avec des mouchets de poils au
bout des oreilles comme les lynx, il a un poil soyeux,
il est sauvage, tigré sur un poil jaune clair tirant sur le
verdâtre ; ils sont très amis et vont dans leur caisse-
cabinet ensemble… attendrissant.
Je ne sais pas trop ce que je vais devenir. Les
Monod* ont vu leur contrat résilié et ils partent dans
cinq jours pour les Indes. J’attends de voir si Anne-
marie va vraiment rejoindre les Hackin* qui sont au
Turkestan (car elle est encore un peu fatiguée) avant
de prendre une décision. Je crois que mes plans
d’exploration ou de voyage-étude dans les montagnes
sont rendus difficiles par cette guerre qui détraque
tout en général, et en particulier les Afghans qui sont
devenus peureux comme des lièvres. Tant pis, dans ce
cas-là j’essaierai de faire quelque chose aux Indes qui
sont assez grandes pour ma fantaisie ; et je peux aussi
profiter de quelques adresses de gens intéressants que
connaît Gabriel Monod. Pour le moment j’ai fait une
demande officielle aux Indes pour avoir la permission
de m’y promener partout et j’attends la réponse. Nos
amis cyclistes ont reçu l’ordre de rejoindre la France
et ils partent demain pour Colombo.
Oui, nous voici au début d’une longue et triste
période et je crois que pour bien longtemps l’at-
mosphère de l’Europe va être irrespirable, empoison-
née par le désespoir. Il faudra savoir trouver sa joie
dans de grandes petites choses comme un arbre, un
jeu de lumière, un bout de ciel bleu… et surtout se
dire que la Suisse ne passera probablement pas par

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À Ghaznî, deux minarets construits au début du XIIe siècle.


Afghanistan, 1937

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Lettres

les horreurs subies par la Pologne et peut-être par la


Finlande qui a l’air prête à résister. Le pacte russo-
anglo-soviétique n’a pas marché, je pense, parce que
les Russes exigeaient déjà alors qu’on leur promette
les 6 millions d’Ukrainiens de Pologne.
Je suis bien navrée de savoir Olga en pareilles diffi-
cultés. À toi je te souhaite la santé qui est indispensable
pour que tu puisses l’insuffler à Albert par l’ambiance.
Je t’écris tous les 8 jours, mais dis-toi que bien des
lettres n’arrivent pas.
Bons baisers,
Kini

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(Tiruvannamalai, Sud de l’Inde)


5 nov. 1940
(note de sa mère : « Reçu 16-3-1941 »)

Ma chère maman,

Ta lettre du 16 septembre m’est parvenue le pre-


mier jour que j’ai passé à Tiruvannamalai, il y a envi-
ron une semaine. Quel bonheur… Les seules autres
nouvelles reçues depuis juin étaient celles de la lettre
en français du 26 juillet, envoyée par courrier ordi-
naire. Il semble donc que la voie Batavia-Medan soit
la plus rapide. C’était une brillante idée d’envoyer du
courrier par le consulat à Téhéran ; mais il faut que je
te dise que même en temps de paix, une lettre perse
prend quelque quatre à six semaines pour arriver aux
Indes, grâce à la manière astucieuse dont les Iraniens
font toute chose. Le consulat à Téhéran n’a probable-
ment que mon ancienne adresse c/o Légation de
France à Kaboul, ce qui n’accélère rien. Mais finale-
ment cela me parviendra aussi. Tu as dû recevoir la
lettre envoyée de Quetta le 23 juin, qui avait manqué
le dernier courrier par avion. Dans celle-ci je disais
combien j’avais besoin de mes négatifs Leica des deux
voyages en Afghanistan, 1937 et 1939. Ils doivent, si je
comprends bien, toujours se trouver chez Wehrlé ? Si
mes souvenirs sont bons, j’avais aussi expliqué que je
n’étais pas pressée de quitter l’Inde avant d’avoir
réuni assez de matériel pour amortir les frais de ce

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Lettres

dernier voyage – que ce soit par des articles, des dia-


positives, des films ou des livres. Je ne suis pas en
mesure de dépenser, comme Annemarie, « à fonds
perdus », et de simplement jeter un coup d’œil sur ces
pays lointains. Qui plus est, ce sera probablement le
dernier grand voyage que je pourrai jamais entre-
prendre ; j’essayerai donc de le rendre aussi intéres-
sant que possible. Ensuite j’ai écrit de Bombay vers la
fin août par courrier ordinaire. Le 25 septembre, j’ai
envoyé des coupures de presse et une lettre c/o Keel
qui prenait l’avion via l’Irak, en espérant qu’il l’ait
reçue avant de quitter Karachi… Puis, fin octobre de
Madras, j’ai envoyé mon dernier message, juste pour
accuser réception de ta lettre datée du jour de ton
anniversaire. Dans cette lettre, je demandais com-
ment le Service des Contributions pouvait me faire
payer une taxe de séjour pour les cinq dernières
années, puisque j’avais pris garde de ne jamais rester
à Genève plus de trois mois par année. En 36, j’ai
passé environ cinq mois en Syrie, un ou deux à Paris,
presque trois donnant des conférences en Angleterre.
Et quand j’étais en Suisse, j’ai passé la plupart du
temps à skier avec l’équipe nationale, allant à Chamo-
nix pour la FIS et payant entre 0,50 et 1 fr. de taxe de
séjour dans les hôtels suisses. En 37, j’étais allée au
Proche-Orient, j’ai donné de nombreuses conférences
en Angleterre et en France, à Lyon, à Bruxelles, à
Anvers, revenant rapidement pour la FIS à Engelberg.
Puis j’ai passé le printemps et l’été sur le Salève avant de
faire mon tour en Suisse orientale dans l’effort d’écrire
sur notre pays « Après l’Anschluss ». Constamment

185
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Lettres

dans des hôtels, payant une taxe de séjour. Nouvelle


tournée de conférences en automne avant d’aller à
Klosters le 1er décembre, puis à Zakopane. Je t’ai
donné tous ces détails fastidieux afin que tu puisses
les montrer à Desgrange, par exemple ; car je crois
avoir de bons arguments. (Et je possède une carte
d’immatriculation établie par notre consulat à Paris,
qui donne comme adresse permanente : 35, rue Dau-
benton c/o Géo. La vérité c’est que je bouge tout le
temps.) Je dois faire attention avec mon argent, Dieu
sait quand les éditeurs vont de nouveau m’envoyer
quelque chose… pas seulement parce qu’ils pour-
raient ne plus publier, mais à cause de nouvelles res-
trictions sur l’exportation de fonds. Ici, je vis, en tout,
avec l’équivalent de 1,80 fr. par jour, payant 5 roupies
de loyer par mois. Mais je remets ce sujet à plus tard,
voulant d’abord répondre à tes lettres.
Ma dernière lettre (30 oct.), je l’ai envoyée c/o
Ing. en chef Schröter, Shahr I Nao, Kaboul, en espé-
rant qu’il pourra l’expédier par avion via Tashkent et
Moscou. En théorie cela devrait fonctionner et ce
serait de loin la manière la plus rapide. Fais une ten-
tative dans l’autre sens, à partir de Genève, avec une
carte postale par avion ; ce serait amusant si ça fonc-
tionnait. Dans tous les cas j’ai envoyé un double via
Alexandrie c/o MM. Reinhardt, B. P. 997. Auparavant
leur courrier était expédié par la Grèce… maintenant
cette voie rapide sera également impossible. Doréna-
vant je t’enverrai donc des doubles de mes lettres par
voie maritime, bien que cela prenne trois mois.
[…]

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Lettres

Je prie souvent que nous Suisses saurons rester


non seulement reconnaissants mais aussi humbles
d’avoir été épargnés jusqu’à présent. J’espère que ne
surgira pas en nous un orgueil subconscient disant
que si nous avons été épargnés c’est parce que nous
sommes tellement bons. Car en réalité, nous sommes
tout aussi matérialistes que les autres pays et c’est uni-
quement par chance qu’il n’y a pas de pétrole ni de
minerais de fer dans notre patrie. Le méritons-nous
vraiment… sommes-nous à la hauteur d’une telle
faveur ? Devenons-nous des hommes nouveaux, non
pas pleins de haine et de cynisme amer, mais capables
d’une compréhension et d’une acceptation croissante
des voies du Seigneur, qui ne sont pas les nôtres ?
[…]
Maintenant à mon tour. Lizelle Reymond-Herbert*
pourra te donner des détails de première main au
sujet de l’endroit où je vis maintenant. Tu devrais
donc aller la rencontrer un soir. Tu pourrais aussi lire
le premier tome de Études sur Ramana Maharshi dans
leur série « Grands Maîtres de l’Inde contemporaine ».
J’avais pensé aller à Pondichéry afin de chercher la
paix et la vérité sur moi-même, sur ce que je dois faire
ici-bas, etc., mais d’une manière ou d’une autre je me
trouve ici, vivant dans l’entourage d’un Sage unique,
tellement réel et d’un calme si magistral que l’on se
sent fortement influencé. Dans la ville de 35 000 habi-
tants (où il n’y a pas de voitures), à quelque 20 m de
son magnifique et immense temple entouré par sept
enceintes qui me rappellent la Cité interdite de Pékin,
dans la « rue des danseuses », j’ai loué deux petites

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Lettres

chambres passées à la chaux. Sur mon lit en bois, mon


fourre-tout est déroulé. Je dors dans le sac à puces que
tu m’as fait, enroulée dans la couverture de vigogne
quand le vent souffle. J’ai acheté trois caisses à savons
qui me servent de table, de chaise et de table de toi-
lette, ainsi qu’une lampe à paraffine pour éclairer
quand j’écris à la machine. De ma minuscule terrasse
j’ai une large vue sur la colline sacrée toute proche.
Quand je descends, je fais peur à un veau qui est atta-
ché au pied de l’escalier. Les deux femmes qui vivent
là ne parlent que le tamoul bien sûr ; elles font tous
leurs travaux de ménage accroupies sur le sol de
pierre (pas fait pour un lumbago). Leur chien aboie
chaque fois que je descends. Leur vache vit près du
foyer ; ensuite vient le cabinet de toilettes, un trou
dans le sol de ciment, propre et récuré tous les jours,
avec écoulement dans la rue. Heureusement nous
habitons en haut de cette rue et n’avons pas à souffrir
des conséquences de ce « tout-à-l’égout ».
Je me réveille à 6 h 30, bois un peu de lait caillé dans
mon thermos, me lave le visage, me brosse les dents,
chasse les puces ou fais de petites réparations. Ensuite
une promenade de 20 minutes (il pleut tous les jours
maintenant que la mousson souffle de l’est), accompa-
gnée par les enfants qui font la quête, jolis, bronzés,
nus. Ils m’appellent « swami », nom donné à ceux qui
font partie d’une communauté religieuse ou d’un ash-
ram. Je passe près du cinéma, installation primitive
sous une tente. Viennent ensuite de grands arbres, de
petits sanctuaires, ainsi que des temples à nombreuses
colonnes de pierre… Puis j’arrive dans notre petite

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Sri Ramana Maharishi (1942)

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Lettres

colonie où nous avons même un bureau de poste, et


Raja le postier est l’ami qui s’occupe de moi. Il est rasé
à l’exception d’un chignon à l’arrière de son crane, et
ses yeux sont pleins de douceur et de gentillesse. Son
torse est nu sauf pour une ficelle que les brahmanes
portent toujours sur eux ; il est vêtu d’une sorte de
drap enroulé autour des hanches, et il est pieds nus.
Raja travaille également à la cuisine, aidant la prépara-
tion des repas pour plus de 50 personnes. – Tout d’a-
bord, en m’approchant de notre colonie, je vois les
tailleurs de pierres occupés à marteler des blocs qui
serviront à la construction d’un sanctuaire au-dessus
de la tombe de la mère du sage. C’est une idée bizarre
née dans le cerveau du frère du sage, qui joue le rôle
d’éminence grise bien qu’il porte la robe ocre du
sanyas qui a renoncé à tout.
Je passe à côté de deux huttes faites de feuilles de
palmier et de treillages : les salles de bains. Selon la
règle, c’est ici que je me lave tous les jours. J’appelle
pour avoir un seau d’eau chaude, toujours prêt, et me
le renverse sur le corps, debout sur les dalles de
pierre. Vient ensuite une maison de deux pièces dont
l’une est le dépôt de livres (où s’achètent les fascicules
sur l’enseignement du sage et où je lis le journal,
assise par terre, après le repas de midi), et l’autre le
bureau, celle où le secrétaire nu, barbe et cheveux
longs, portant lunettes (un ex-avocat) est un sâdhu qui
pratique le silence. Équipée d’un coussin et d’un livre,
je tourne à gauche, passe à côté du sanctuaire de la
mère et entre dans la salle de méditation où je m’as-
sieds par terre. Le sage est assis-couché sur un grand

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Lettres

sofa, presque nu. Sa peau a la nuance du bois de


noyer. Tête blanche et visage non rasé, yeux noirs
immenses, intensément bons, qui voient à travers nous
d’un seul regard. Près de lui, une petite bibliothèque
tournante et un brasero où brûlent des herbes âcres
contre les moustiques. Il lit des journaux, des illustrés,
corrige des épreuves et les lettres apportées par le
secrétaire silencieux. Au-dessus de lui un ventilateur
est fixé au plafond. La pièce est longue et simple
comme une salle de classe. Vingt ou trente personnes
s’y trouvent en permanence, apprenant des leçons en
silence, assis les jambes croisées sur le sol de pierre,
vêtues de leurs deux morceaux de coton blanc.
La leçon facile vient du sage, un homme qui vit
dans la paix et la maîtrise absolue de soi, qualités qui
émanent de lui (il n’est pas particulièrement beau
mais tellement bon et candide), ce qui fait l’effet d’un
baume. La leçon plus subtile, que je n’ai pas encore
apprise, est la suivante : cet homme unique, dont la vie
a été intense depuis l’enfance, a réussi à l’aide d’un
sixième sens à explorer la voie difficile qui mène à la
racine de la conscience ; il existe là une énergie qui est
éternelle, qui n’a rien à voir avec le corps et qui est
régie par les lois – cachées pour nous – qui gouver-
nent l’univers. Dans notre ignorance, nous appelons
certaines choses « mauvaises » parce que nous ne pou-
vons pas comprendre que le bon peut surgir du mal,
et que tout est le résultat de causes préalables. Ce
n’est que par la soumission, le détachement, par
l’effort de connaître le vrai soi – cette part de la cons-
cience profonde et éternelle qui est en chacun de

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Lettres

nous – que nous trouverons le bonheur permanent


que nous poursuivons, aidant par là-même l’huma-
nité à s’élever au-dessus de notre état semi-animal.
Des familles entières viennent se prosterner devant
lui, s’allongeant trois fois, d’abord avec leur bras éten-
dus vers l’avant, ensuite ramenés le long du corps,
tandis qu’une joue puis l’autre touchent le sol qu’ils
embrassent enfin. Les jeunes enfants qui essaient de
faire cela sont charmants et reçoivent le même sou-
rire lumineux que les singes qui viennent mendier,
ou la vache qui, chaque fois qu’on omet de l’attacher,
vient voir le sage. On lui pose peu de questions parce
que peu de questions se posent : dès que l’on se
trouve près de lui, on se rend compte que la plupart
des questions ne sont que des mots et ne font pas par-
tie des choses vraiment vitales. Sa présence agit dans
un sens positif qui nous fait sentir : La réponse est en
moi et pour qu’elle soit de quelque profit, je dois la
trouver moi-même.
Aujourd’hui 11 novembre j’ai pleuré tous les
espoirs perdus qui étaient nés le jour de l’Armistice.
Comme nous nous étions alors réjouis ! Espérant un
monde nouveau, mais pensant que c’était le rôle des
politiques de le construire… sans réaliser qu’un
monde nouveau ne pouvait se bâtir que si chacun de
nous était prêt à reconstruire préalablement son
propre monde intérieur. Aujourd’hui, au lieu de
jurer et de pleurer, nous devons apprendre à dire « Ta
volonté soit faite… ». Les effets dont nous souffrons
en ce jour sont le résultat d’un nombre de causes que
nous ne connaissons que trop peu.

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Lettres

Dans les marges

Le sage marche avec difficulté, sa colonne verté-


brale n’est pas droite et je sens qu’il a un dos à lum-
bago comme le mien, mais il ne ressent pas la dou-
leur. Il ne fait pas de miracle pour les autres – il est
au-dessus de cela car il pense que les choses change-
ront d’elles-mêmes quand le temps et l’âme seront
prêts pour cela. Mais il nous donne de l’entende-
ment, ce qui peut faire beaucoup.

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Sri Ramana Asram


(Tiruvannamalai, Sud de l’Inde)
28 février – 2 mars 41
(note de sa mère sous cette date : « reçue 19 avril »)

Ma chère maman,

Cette fois je ne peux attendre davantage pour


écrire cette lettre mensuelle qui a déjà douze jours
de retard : je remettais n’ayant rien reçu de toi
depuis le 1er janvier et pensant chaque jour recevoir
quelque chose. Et hier tu ne sais pas ce qui arrive : ta
lettre-formulaire de la Croix-Rouge datée du 30 sep-
tembre ! Avant-hier une lettre par avion de Mogens
Bang postée de Londres le 2 janvier… !!! Seuls Pékin,
Pangkalan-Brandan et Beyrouth sont à un mois et
demi de distance par avion. Heureusement il y a huit
jours j’ai eu une lettre de la Sté de Banque Suisse du
9 décembre par avion, en réponse à la demande que
tu leur as transmise : première preuve que tu as quel-
que chose de plus que ma lettre de juin. Ce n’est pas
très encourageant pour quelqu’un qui est peu porté
à la correspondance comme moi. Cela fait que dans
chaque missive on ne fait que répéter ce que conte-
naient les autres, pour le cas où elles ne te soient pas
parvenues.
Donc, vivant à bon marché ici, et sachant qu’il y a
encore bien assez pour toi à la banque en ce moment,
je ne vois pas la nécessité d’aller faire le clown à confé-

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Lettres

rences, interviews, causeries-radio et bluff pour édi-


teurs aux USA, à moins que les circonstances ne sem-
blent m’y appeler, m’y pousser, et cela dans un sens où
j’y vois quelque chose de plus constructif à faire qu’à
regagner l’argent que j’aurais dépensé pour y aller…
D’autre part tu sais que je ne suis pas écrivain dans
l’âme ; et avant de continuer à écrire des livres impar-
faits autant qu’inutiles, cela vaut la peine de réfléchir.
L’endroit ici n’est pas mal choisi pour cette activité ; et
puis voilà que j’ai 38 ans, une vingtaine d’années der-
rière moi – et peut-être autant devant moi pour trouver
cette Réalité que j’ai pourchassée jusqu’ici sur terre et
sur mer. Les guerres ne sont que d’horribles cauche-
mars qui s’ajoutent les uns aux autres mais qui ne
résolvent rien. C’est en soi que chacun doit trouver son
équilibre et son âge d’or (et non pas en attendant la
mort des tyrans ou la souveraineté des peuples). Autre-
ment on ne fait qu’être ballotté entre ce que celui-ci a
dit ou ce que cet autre a écrit ; et c’est forcé tant qu’on
n’a pas en soi un point fixe qui ne change pas selon
l’humeur ou la température… Il n’est pas dit que je
sache la trouver cette Réalité que les sages affirment
être en chacun. Mais tout au moins je peux essayer. Je
ne pars pas pour savoir le comment, pourquoi et
quand de tout, mais afin d’établir en moi une boussole
de bonne qualité afin de ne plus perdre la tête à tout
moment. […] Hier nous avons enterré l’une des nôt-
res qui, depuis 25 ans, apportait de la nourriture au
Maharishi, pauvre petite chose qui souffrait d’asthme
et qui travaillait trop, pour gagner de quoi nourrir
son Maître. Ici on ne brûle pas ceux qui ont eu une vie

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Lettres

religieuse ou ceux considérés saints. Et vrai, la mort ne


fait pas peur ici : on traite cela comme si on prenait
congé d’un paquet inutile pour l’instant. Nous étions
une vingtaine autour des piocheurs. La morte était
assise jambes croisées – la position la plus commune
puisque les chaises n’existent pas et que le mobilier
d’une maison est nul – sur le petit palanquin qui l’avait
apportée jusqu’au milieu du champ derrière notre ash-
ram. Tout le monde parlait à la fois, on brûla un peu
de camphre dans la fosse, quelques feuilles et des cend-
res y furent déposées avant qu’on y descendît la décé-
dée ; sa vieille tante ne semblait guère émue, elle qui il
y a quarante ans fut la première à nourrir le Maharishi,
alors qu’arrivant ici totalement inconnu, il perdit cons-
cience de son corps pendant deux ans vivant dans une
extase presque ininterrompue. (Il affirme aujourd’hui
que s’il avait su alors ce qu’il sait maintenant, cette
phase eut été inutile.) La tante jeta la première poi-
gnée de terre et 5 minutes plus tard tout le monde
était parti, sans prières, chants ou émotion d’aucun
genre. Même simplicité admirable pour les corps
qu’on brûle à la tombée de la nuit et que je vois sou-
vent en rentrant chez moi le soir ; c’est si net et propre
sous le grand ciel où les étoiles apparaissent que cela
fait envie de finir comme ça. Aujourd’hui je lis dans la
Bhagavad Gita : « For certain is death for the born, and
certain is birth for the dead ; therefore what is inevita-
ble ought not be a cause for thy sorrow. » « The to-do
made by the physical mind and the senses about death
and the horror of death whether on the sick-bed or the
battlefield, is the most ignorant of nervous clamours.

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Tiruvannamalai vue de la colline sacrée Arunatchala. Son temple


date du XIIe siècle. Tamil Nadu, 1940

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Lettres

Our sorrow for the death of men is an ignorant grie-


ving for those there is no cause to grieve, since they
have neither gone out of existence nor suffered any
painful or terrible change of condition, but are beyond
death no less in being and no more unhappy in cir-
cumstances than in life. Constant subjection to birth
and death is an inevitable circumstance of the soul’s
self-manifestation. Its birth is an appearing out of some
state in which it is not non-existent but unmanifest to
our mortal senses, its death is a return to that unmani-
fest world or condition and out of it, it will again
appear in the physical manifestation. » Et quand je me
souviens des tourments traversés par papa avant sa
mort, je pense qu’ils étaient principalement dus à son
ignorance – de même d’ailleurs que la plupart de nos
souffrances.
Pour en revenir à ce que je deviens, je serai tou-
jours mieux à mon aise dans le domaine de l’action
que dans le domaine de la pensée où j’ai tant de
peine à être concentrée (avec le centre). Mais avec
tout ce qui se passe, je suis arrivée à un moment où
aucune action ne me semble valable. En approfondis-
sant quelque peu mon entendement je gagnerai un
équilibre permanent je l’espère ; une fois écartée défi-
nitivement cette incertitude de moi, je serai enfin
bonne à quelque chose de constructif. J’ai toujours
dans l’idée une colonie d’enfants réfugiés, au Canada
si possible ; et là plus que jamais il serait nécessaire de
n’être plus apparentée à la famille des girouettes.
Quoi de neuf ? Je viens de faire mes deux cham-
bres « à grand fond » car j’ai du loisir : une fois par

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Lettres

mois je suis priée de rester chez moi pour trois jours,


car étant « impure » je ne peux pas paraître à l’ash-
ram… C’est charmant cette impression d’être pestifé-
rée ! La saison chaude commence, mais comme elle
n’est pas humide j’espère ne pas en souffrir. J’ai été à
Madras deux jours pour parler à la radio sur le
Tibet… Hague l’Américain est retourné en Californie
après deux ans au cours desquels il n’avait pas quitté
l’ashram : bizarre expérience… Il est ingénieur de son
métier et charmant. Ma santé est bonne, j’ai repris
mon poids et pourtour normal ; il n’y a que mes che-
veux qui me trahissent et sont bientôt tous blancs.
Mille bonnes pensées de Kini
qui se demande comment vous traversez le froid
hiver ?

Noté dans les marges


Je reviens du bazar où j’ai acheté 3 bananes,
2 savons et 1 journal : Voilà les Bulgares dans la
danse. Et je pense à notre dernier passage dans cette
belle ville de Sofia. Le bouleversement du monde
continue et j’espère que tu ne te leurres plus avec
des contes de nourrice.

Ella ajoute une boucle de ses cheveux, collée en marge de


la 2 e feuille de cette lettre. Elle écrit :
Ne va pas faire de la magie noire avec mes cheveux
blancs ! Du moment que j’ai pensé t’en faire une
« boucle », j’ai cessé d’être triste de blanchir. Ça t’en-
couragera à blanchir comme ta fille !

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Index

Alfred Maillart, oncle d’Ella Maillart.

Ben Frère d’Hermine de Saussure.

Walter Bosshard 1892-1975, journaliste et photographe


suisse, basé à Pékin en 1935 lorsque Ella
Maillart quitte Pékin avec Peter Fleming.

Nadia Boulanger 1887-1979, née à Paris, chef d’orchestre,


compositrice, interprète et professeur
d’interprétation musicale.

Wilhelm Filchner (1877-1957), géophysicien allemand, ex-


plorateur et auteur, il entreprend des
expéditions en Antarctique, au Tibet et
en Chine.

Peter Fleming (1907-1971), journaliste au Times de


Londres et auteur de récits de voyages et
d’analyses politiques. Compagnon de
voyage d’Ella Maillart lors de leur péri-
ple de Pékin au Cashmere en 1935. Le
récit qu’il fit de ce voyage sera intituté
News from Tartary (Nouvelles de Tartarie).
Frère cadet de Ian Fleming, « inventeur »
de James Bond.

Joseph Hackin (1896-1941), archéologue français. Ren-


contré au musée Guimet. Ella Maillart le
reverra à Kaboul en 1937 et en 1939 où il
dirige la Délégation archéologique fran-
çaise en Afghanistan.

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Index

Sven Hedin (1865-1952), explorateur et auteur sué-


dois. Ses expéditions en Asie centrale per-
mirent d’importantes découvertes dans les
domaines de l’archéologie et de la géo-
graphie.

Keeble M. et Mme Keeble, missionnaires à la China


Inland Mission à Lanchow.

Sir Roger Keyes Commandant en chef des forces britanni-


ques en Méditerranée.

Klim Nom de jeune fille de Marie Dagmar,


mère d’Ella Maillart, née à Copenhague
en 1874.

Owen Lattimore (1900-1989), américain, spécialiste de l’Asie


centrale et de la Chine. Auteur de nom-
breux ouvrages sur ce sujet.

Mariel (ou Marielle) Brunhes-Delamarre, coé-


quipière sur le Bonita. Pendant cette croi-
sière, elle accompagne Pa-tchoum en tant
que photographe et prend de nombreux
clichés de leur travail dans les fouilles en
Crète.

Miette Surnom d’Hermine de Saussure (1901-


1984), amie d’enfance d’Ella Maillart,
future épouse de Henri Seyrig et mère de
l’actrice Delphine Seyrig (v. Chronologie).

Gabriel Enseigne au Collège français de Kaboul où


Monod-Herzen Ella Maillart le rencontre en 1937 et lors
de son voyage avec Annemarie Schwarzen-
bach en 1939. Disciple de Sri Aurobindo, il
passe plusieurs années aux Indes. Auteur
d’ouvrages sur la sagesse hindoue.

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Index

Pa-tchoum Surnom de Marthe Oulié (1901-1941).


En 1925, étudiante en archéologie, coé-
quipière sur le Bonita et l’Atalante, elle
allait accompagner Ella Maillart et Miette
de Saussaure dans les mers du Sud.
Auteur de La Croisière de Perlette (Hachette)
qui relate le voyage dans les îles grecques
avec Miette de Saussure et de Quand j’étais
matelot (Librairie de la Revue française,
Paris, 1930).

Lizelle Orientaliste suisse, séjourne aux Indes


Reymond-Herber pendant plusieurs années, auteur de
nombreux ouvrages sur la spiritualité.

Annemarie (1908-1943), journaliste et écrivain suisse


Schwarzenbach avec laquelle Ella Maillart voyage de
Genève à Kaboul, été 1939 (cf. La Voie
cruelle).

Henri Seyrig (1895-1973), mari de Miette de Saussure.


Numismate, archéologue et historien
français, spécialiste de l’Antiquité. Fut
secrétaire de l’École française d’Athènes,
directeur des Antiquités de Syrie et du
Liban et, après la guerre, dirigea l’Institut
français d’archéologie de Beyrouth.

Thomson-Glover Colonel, en 1935 consul général britanni-


que à Kashgar, Sin-Kiang.

Yvonne Sœur aînée d’Hermine de Saussure(1896-


1936).

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Chronologie

1903 Le 20 février, naissance d’Ella Marie Maillart à


Genève. Son père Paul Maillart (1866-1936),
homme large d’esprit et très au courant des af-
faires du monde, est commerçant en fourrures. Sa
mère Marie Dagmar, née Klim (1874-1957), est
une Danoise sportive et moderne. Ella a un frère
aîné, Albert. Dès l’enfance, Ella se passionne pour
la lecture de livres d’aventures et pour les cartes
géographiques.

1913 Ses parents s’installent au Creux-de-Genthod,


situé au bord du lac Léman, à 7 km de Genève,
où la famille passera dorénavant la belle saison.
On la surnomme «Kini ». C’est là qu’elle rencon-
tre Hermine (« Miette ») de Saussure, amie insé-
parable avec laquelle elle fera l’apprentissage de
la navigation. De santé délicate, elle décide de se
fortifier en faisant du sport. L’hiver, elle se pas-
sionne pour le ski et l’été, avec Miette, gagne des
régates à 13 ans. Miette et Kini ont horreur de la
guerre qui a ravagé une Europe qu’elles jugent
« égoïste et décadente ». Elles dévorent un livre
par jour et rêvent de partir, loin.

1919-1922 En 1919, Ella fonde le premier club féminin de


hockey sur terre en Suisse romande. La direction
de ce club lui donne, dit-elle, la conviction que
l’on « arrive à réaliser ce que l’on poursuit avec
assez de force et de persévérance ». C’est le début
de sa carrière de sportive de compétition.

1923 Miette, qui doit passer l’hiver sur la Côte d’Azur


pour récupérer d’une grave maladie, achète

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Chronologie

Perlette, un cotre de trois tonnes et long de 7 m 20.


Les deux jeunes femmes naviguent six mois
durant le long de la côte et, en juin, traversent
sans moteur jusqu’en Corse où Perlette est
accueillie comme le plus petit voilier jamais venu
du continent. À Cannes, elles rencontrent le navi-
gateur Alain Gerbault qui peaufine son Firecrest
pour la première traversée de l’Atlantique en soli-
taire. Inspirées par ce navigateur hors pair, elles
décident de se préparer à partir, un jour, pour le
Pacifique sud, afin d’y vivre de pêche et de cabo-
tage, « à l’écart des villes et de leur atmosphère
artificielle ».

1924 Ella barre pour la Suisse aux régates olympiques


de 1924. Seule femme de la compétition, elle s’y
classe neuvième sur dix-sept participants dans la
catégorie Voile en solitaire. Elle trouve une
annonce dans le Journal de Genève qui demande
un professeur de français pour une école de gar-
çons à Prestatyn, bourgade côtière du pays de
Galles. C’est ainsi qu’elle part pour l’Angleterre.
Elle y rencontre le poète irlandais Monk Gibbon,
enseignant à cette école. Ayant un horaire trop
chargé pour pouvoir naviguer, elle quitte Presta-
tyn et enseigne dans un collège de filles à Totte-
ridge dans le nord de Londres, avant de trouver,
par l’intermédiaire des « annonces personnelles »
du Times, ce qu’elle souhaitait : un emploi sur un
grand voilier, le Volunteer, grande barge de la
Tamise transformée en yacht.

1925 De mars à juin, Ella travaille comme mousse sur le


Volunteer pendant qu’il navigue entre Douvres,
Dieppe et Trouville. En juillet, c’est à quatre
qu’elles embarquent à bord du Bonita, un vieux
yawl de quatorze tonnes, sans moteur : Miette de
Saussure, sa sœur Yvonne, Marthe Oulié surnom-

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Chronologie

mée Pa-tchoum, et Ella Maillart. Yvonne les quitte


en septembre et sera remplacée par Mariel
Brunhes-Delamarre. Leur itinéraire les mène de
Marseille à la Corse, à la Sardaigne, à la Sicile,
puis, suivant les traces d’Ulysse, aux îles Ioniennes
et à Ithaque. Sur leur route, elles rencontrent à
deux reprises la Marine britannique. Elles termi-
nent l’été en passant six semaines en Crète à faire
des fouilles archéologiques avec l’École française
d’Athènes. C’est à partir de cette croisière qu’Ella
Maillart écrira des articles et donnera des confé-
rences sur ses voyages, un gagne-pain qui lui vau-
dra rapidement une renommée certaine.

1926 En mars, Ella Maillart quitte Genève pour la Bre-


tagne. Miette achète un solide bateau-pilote du
Havre qu’elles transforment en un yawl, baptisé
Atalante, afin de réaliser leur rêve de partir pour
les mers du Sud. Ella tente, avec Miette, Pa-
tchoum et Marie Clavel, quatrième coéquipière,
de rééditer l’exploit d’Alain Gerbault. Mais à une
semaine des côtes bretonnes, Miette, qui est à la
fois l’armateur et le capitaine, tombe malade et
abandonne l’aventure. Plus tard, Miette se
mariera avec l’archéologue français Henri Seyrig :
de cette union naîtra la future actrice Delphine
Seyrig.

1927-1929 Le départ de Miette met fin à son rêve de vivre en


mer. Elle est obligée, dit-elle, de se « rabattre vers
la terre ». Quelque peu désemparée, elle va exer-
cer différents métiers : dactylo, voyageur de com-
merce, modèle du sculpteur Raymond Delamare
à Paris, actrice au Studio des Champs-Élysées et
dans un film au sujet du ski tourné à Mürren
(Suisse) au début de 1929. À Mürren, elle sera
aussi cofondatrice du Ski Club de Dames suisses,
qui a pour dessein de «centraliser, réunir, entraîner

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Chronologie

les skieuses suisses ». À cette époque, elle tente de


produire des films documentaires sur la nature
mais, sans perspectives commerciales, ces projets
n’aboutiront pas. Elle écrira plus tard : « Excepté
quand j’étais en mer ou quand je faisais du ski, je
me sentais perdue, je ne vivais qu’à moitié. Tout
ce que je voyais, tout ce que je lisais, me dépri-
mait. La “dernière des guerres” avait amené à sa
suite des compromis, des idéaux artificiels et des
palabres qui n’arrivaient pas à établir une paix
véritable. » Mais une partie de l’Europe, la Russie,
semblait avoir échappé au marasme général. Ella
décide de tenter d’obtenir un visa pour ce pays
alors mystérieux. Dans l’attente, elle se rend, en
octobre 1929, à Berlin où elle donne des leçons
d’anglais, perfectionne ses connaissances d’alle-
mand, écrit des articles et parvient à obtenir un
ou deux rôles de figurante à l’UFA, pendant que,
dans le studio voisin, Marlène Dietrich, alors
inconnue, joue dans L’Ange bleu.
1930 La rencontre avec des émigrés russes à Berlin lui
donne l’idée de faire des reportages, un sur la jeu-
nesse russe, un autre sur le cinéma soviétique.
Son visa enfin obtenu, elle se rend à Moscou en
juin 1930, aidée par la veuve de Jack London qui
lui fait cadeau de 50 dollars. À Moscou, la com-
tesse Tolstoï l’héberge dans son appartement. Elle
rencontre le cinéaste Poudovkine et rêve sur les
images de Tempête en Asie, qui lui donnent un
avant-goût de cet Orient qui bientôt deviendra sa
vie. Elle apprend le russe. Fin août 1930, elle réus-
sit à quitter Moscou et découvre, avec un groupe
d’étudiants, le Caucase et la vallée perdue de Sva-
nétie, puis rentre seule à Moscou par la mer
Noire et la Crimée. De retour à Paris, l’éditeur
Charles Fasquelle lui commande Parmi la jeunesse
russe – De Moscou au Caucase qui, à sa parution en

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Chronologie

1932, va lui valoir son premier chèque, 6 000


francs, en même temps que les affres de l’écri-
vain. Elle écrira toujours un peu par contrainte,
mais c’est le seul moyen pour elle de conquérir la
liberté de voyager.

1931 Elle dirige durant deux ans l’équipe féminine


suisse de hockey sur terre. Devenue membre de
l’équipe suisse de ski, elle défend, pendant quatre
années, les couleurs de son pays aux champion-
nats du monde : à Mürren (1931), à Cortina
d’Ampezzo (1932), à Innsbruck (1933) et à Saint-
Moritz (1934).

1932 Au mois de juillet, elle se rend au Turkestan sovié-


tique avec deux couples russes rencontrés à
Moscou. Équipée d’un appareil photographique
Leica, elle découvre les Kirghizes, les Kazakhs et
les Ouzbeks. Dans les Tianshan (Monts célestes)
elle gravit une montagne de 5 000 m. Mais surtout
elle voit miroiter, à l’est, les étendues jaunes et
poudreuses du Takla Makan. Ce désert est un
blanc sur la carte, en Chine interdite, et elle se
promet de revenir un jour. Son énorme sac sur le
dos, elle termine seule la seconde partie de ce
périple, se rendant à Tachkent, Samarkand,
Bokhara et Khiva, descendant l’Amou-Daria en
bateau, traversant le Kizil-Koum, désert de sable
rouge – cinq cents kilomètres à dos de chameau –
pour atteindre Kazalinsk, puis Moscou au mois de
décembre. Le récit de ce voyage, Des Monts célestes
aux Sables rouges, paraît en 1934 chez Bernard
Grasset, à Paris.

1934-1935 En septembre 1934, elle quitte Marseille à bord


du Porthos. Le Petit Parisien, journal spécialisé dans
le grand reportage, envoie Ella Maillart en Chine
pour faire une enquête sur la Mandchourie alors

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Chronologie

occupée par les Japonais. Elle y reste trois mois,


écrit un grand nombre d’articles, et y retrouve
Peter Fleming, brillant journaliste du Times. À
Pékin, elle rencontre le père Teilhard de Chardin.
Elle s’intéresse au Turkestan chinois, région inter-
dite : personne ne sait exactement ce qui s’y passe
depuis quatre ans. Elle décide alors d’y aller et de
gagner l’Inde par le Sinkiang et le Karakoram. En
février 1935 elle quitte Pékin en compagnie de
Peter Fleming pour la Chine intérieure. Ils sont
munis de permis uniquement jusqu’à la région du
Koukou Nor. De là, pour éviter les contrôles mili-
taires et l’autorité des gouverneurs, ils vont se lan-
cer dans « l’inconnu démesuré ». Après avoir tra-
versé les hautes terres du Tsaïdam, d’une extrême
pauvreté et au climat rude, ils entreront au Sin-
kiang et rejoindront, par la route de la soie et les
oasis interdites du Takla Makan, le Pamir. Sept
mois après avoir quitté Pékin, ils arrivent à Srina-
gar, au terme d’un raid stupéfiant à travers une
des régions les plus secrètes du globe.

1936 Décès de son père au mois de janvier. Au Liban,


elle écrit Oasis interdites – De Pékin au Cashmire, qui
retrace son périple et connaît un grand succès
(Bernard Grasset, Paris, 1937). Elle a désormais
les moyens de voyager dans ce continent qui la
fascine et d’en explorer tous les secrets. Peter Fle-
ming publie son récit de leur voyage en 1936 :
News from Tartary.

1937 En juillet, Ella Maillart repart, pour le compte du


Petit Parisien, en avion de Marseille à Karachi et
retourne en Europe via l’Inde, l’Afghanistan, l’Iran
et la Turquie, en camion et en autobus, recueillant,
chemin faisant, des notes pour un reportage sur les
progrès réalisés par ces pays. Elle donne des confé-
rences dans plusieurs pays d’Europe.

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Chronologie

1939 En juin, départ pour un étonnant voyage en Ford,


avec cette amie qu’elle appelle Christina (de son
vrai nom Annemarie Schwarzenbach, journaliste,
romancière, jeune femme fragile et révoltée, mor-
phinomane). C’est la vaine tentative de libérer sa
compagne de route de la drogue, dans ces pays
qu’elle a traversés deux ans plus tôt. Ella com-
mence le tournage d’un film documentaire,
Nomades afghans. À Kaboul, ayant appris la décla-
ration de la guerre en Europe, Ella Maillart
décide de se rendre aux Indes, ne voulant pas
revivre l’expérience traumatisante que fut pour
elle la Première Guerre mondiale. Annemarie
Schwarzenbach rentre en Europe en janvier 1940.
1940-1945 En novembre 1939, Ella Maillart quitte Kaboul et
se rend, via Peshawar, Delhi, Indore et Mandu, à
Quetta où elle s’installe jusqu’à l’été de 1940 afin
de terminer les prises du vues pour son film. Elle
commence la rédaction de Gipsy Afloat (La Vaga-
bonde des mers), récit de ses années de navigation,
qui paraît chez Heinemann, à Londres, en 1942.
Vivant dans un milieu anglophone, c’est à partir
de la parution de Gipsy Afloat qu’elle rédigera ses
livres en langue anglaise. En septembre 1940, elle
entreprend le montage de Nomades afghans à
Bombay, ville où ce film sera présenté pour la pre-
mière fois au mois de septembre. En octobre, elle
visite Madras et Pondichéry puis, au mois de
novembre, arrive à Tiruvannamalai. Vivant diffici-
lement de ses droits d’auteur, c’est dans cette
petite ville du sud de l’Inde qu’Ella Maillart va
s’installer auprès de Ramana Maharishi, un sage
« libéré vivant » comme on dit aux Indes. Elle suit
également l’enseignement du sage Atmananda
(Krishna Menon) au Travancore, Kérala. Ces maî-
tres spirituels lui apprennent « l’unité du
monde ». De juin à décembre 1941, elle rédige

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Chronologie

son récit autobiographique Cruises and Caravans


(Croisières et Caravanes), commandé par l’éditeur
américain Dent et publié en 1942. Après le décès
en Suisse d’Annemarie Schwarzenbach, elle écrit,
dès l’automne de 1943, The Cruel Way (La Voie
cruelle), récit de leur voyage de Genève à Kaboul
(Heinemann, Londres, 1947). En avril 1944, elle
commence l’écriture de Ti-Puss (Ti-Puss – l’Inde
avec ma chatte), qui sera publié chez Heinemann, à
Londres, en 1951. Au début de l’année 1945, elle
se rend au Sikkim et à Phari Dzong au sud du
Tibet. La guerre terminée, Ella rentre en Suisse.
Son frère Albert décède à Genève au mois de
décembre 1945.

1946-1948 Invitée par le peintre Edmond Bille, Ella Maillart


passe l’été de 1946 à Chandolin dans le Val d’An-
niviers. Conquise par la beauté et le silence de ce
village perché à 2 000 m dans les Alpes suisses, elle
y construit en 1948 son chalet, qu’elle baptise
Atchala, en mémoire d’Arunatchala, colline sacrée
dominant l’ashram de Ramana Maharishi. Elle y
passera désormais six mois de l’année, « de la der-
nière à la première neige ». C’est le bonheur :
pour la première fois, une maison est vraiment
sienne. Mais, dit-elle, l’aventure est la plus forte.

1951 Ella Maillart reprend ses voyages. Elle se rend au


Népal qui vient d’ouvrir ses portes, tourne Seule
au Népal, film qui relate un périple au lac sacré de
Gosaïnkund. Elle écrit The Land of the Sherpas,
publié chez Hodder & Stoughton, à Londres, en
1955. Elle retournera à de nombreuses reprises
dans ce pays qui la fascine, entre autres raisons
pour entreprendre un trek jusqu’au camp de base
de l’Everest en 1965.

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Chronologie

1957-1987 En mars 1957, décès de sa mère. Ella, qui conti-


nue de faire du « Voyage » sa raison d’être,
retourne chaque année en Inde, donne des
conférences et écrit des articles. Dès 1957, Ella
Maillart conduit des voyages culturels, entraînant
de petits groupes de touristes dans de nombreux
pays d’Asie où, avec elle, on peut encore faire des
découvertes.

1990-1997 Le Musée de l’Élysée à Lausanne, auquel Ella


Maillart a confié ses négatifs, organise une pre-
mière exposition rétrospective de ses photogra-
phies, montrée par la suite dans plusieurs villes
d’Europe. L’exposition est accompagnée par la
publication d’un nouveau livre, La Vie immédiate
(Payot Paris, Éditions 24 Heures, 1991), réunissant
quelque deux cents photographies qui témoignent
souvent d’un monde disparu et apportent, tout
comme ses récits et ses films, une contribution non
négligeable à la connaissance de l’histoire de notre
temps. Les dernières décennies de sa vie seront
marquées par sa préoccupation face aux nom-
breux enjeux écologiques et à l’avenir de cette
planète qu’elle admirait si profondément. Ella
Maillart s’est éteinte à Chandolin le 27 mars 1997.

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Table

Note éditoriale 7

Avant-propos 9

Voiles et brises 21
À Porquerolles 26
Sardaigne 30
Palerme 36
Crète 41
Pérégrinations sur une île curieuse et pittoresque 47
Berlin 53
Berlin 57
Moscou 65
En route 68
Enquête au pays des Soviets 72
Kiev 85
Tcholpan-Ata 89
Kara-Kol 93
Tachkent 97
Tourt-Koul 100
Takhta Koupir 104
Au large de Ceylan 106
En Mandchourie 112
Moukden 117
Pékin 121
Lanchow 125
Sining 130
Tangar 135
Dzoun 140
Cherchen 144
Kashgar 150

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Chez Winston Churchill, ami de la France 153


Karachi 164
Pourquoi on se bat aux Indes 167
En Angleterre 173
Hérat 177
Kaboul 180
Tiruvannamalai 184
Tiruvannamalai 194

Index 201

Chronologie 205

(Les titres des reportages sont en italiques)

216
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Achevé d’imprimer
en février deux mille treize
sur les presses de L.E.G.O. à Lavis, Italie
pour le compte des Éditions Zoé
Composition Atelier Françoise Ujhazi, Genève

219
Ella Maillart
Ella Maillart (1903-1997) a été l’une des voyageuses les Lorsqu’il entra dans le salon, il vint droit

Ella Maillart Cette réalité que j’ai pourchassée


ELLA MAILLART

AUX ÉDITIONS ZOÉ plus audacieuses de la première moitié du XX siècle. e à moi en disant : « Alors, vous arrivez
Choisie parmi presque 400 lettres, cette correspondance d’Allemagne ? Qu’est-ce que vous y

Cette réalité
Envoyée spéciale en Mandchourie avec ses parents tient lieu d’une biographie d’Ella dans avez observé ? »
Trapu, fort, il mordille sans cesse un
ses années de grands voyages, de 1925 à 1941.
Entretiens avec Ella Maillart : cigare, seul point sombre dans le pay-
Les lettres sont accompagnées de photographies et,
Le monde — Mon héritage sage blond et rose de sa tête au cheveu

que j’ai
dans cette nouvelle édition, elles sont complétées par des
(CD ET DVD) rare. Un sillon vertical au milieu du front
reportages écrits pour divers journaux et magazines, qui
— trace d’un accident d’automobile —
ELLA MAILLART, NICOLAS BOUVIER ,
illustrent ses activités : voile sur le Léman, fouilles archéo- lui donne un air soucieux que démen-
logiques en Crète, entraînement sportif et pérégrinations

pourchassée
Témoins d’un monde disparu tent les deux yeux brillants, bien écartés
(MINIZOÉ) dans les montagnes d’U.R.S.S., récit d’un conflit sur la et sûrs d’eux-mêmes… ces yeux bleu
frontière Inde-Afghanistan en 1937. Et par un texte jamais foncé qui lancent des éclairs, lorsque
ELLA MAILLART, ANNEMARIE SCHWARZENBACH , paru noté « confidentiel » dans ses archives : une visite entraîné par sa fougue il tempête contre
NICOLAS BOUVIER , intrépide à Winston Churchill en 1936. Cette rencontre Hitler et le poison continu que sa propa-
Bleu immortel. dévoile l’importance des contacts qu’Ella entretenait en gande déverse sur le peuple allemand.
Voyages en Afghanistan Angleterre et la clairvoyance de l’homme d’Etat, déployée
avec fougue devant son interlocutrice attentive.

Ce livre est un témoignage irremplaçable des élans d’ELLA


MAILLART vers l’ailleurs, de ses voyages au jour le jour, de
ses reportages éclairés et de son cheminement intérieur.

ISBN 978-2-881-2-885-0

9 782881 828850

EDITIONS ZOE

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