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à contre-poil

À CONTRE-POIL

Francesco Forlani

Liberò ? Libero
Il y a une infinité de mots d’origine italienne qui se promènent dans
les prairies de la langue française. Ilss concernent des domaines disparates,
de la politique (che imbroglio !), à la musique (allegro ma non troppo) et puis
adagio adagio sur les tables de la gastronomie française en suivant de près
l’exemple de Marie de Médicis : tiramisù, pizza, spaghetti (en français
dans le texte), pasta (dans toutes les sauces). Pour le football, Calcio, deux
mots se disputent le primat, d’une part le catenaccio, « un système de jeu
au football, qui vise à asseoir l’équipe sur une solide base défensive », et de
l’autre le mot libero strictement lié au premier. Le terme catenaccio en fait
provient de l’italien « verrou » et on pourrait donc en conclure que libero
(libre) est aux antipodes de son sens originaire. Pas du tout, puisque ce
rôle, conçu pour les joueurs plutôt rugueux et physiques, était justement
d’intervenir comme ultime défenseur. Le catenaccio italien mis en place
par Helenio Herrera à l’Inter de Milan au milieu des années 1960 ne pou-
vait en fait se pratiquer que grâce au libero. Ce sera Beckenbauer qui réin-
ventera la place du libéro en lui ajoutant un atout offensif.
Ce sera la tactique du hors-jeu (peut-on expliquer en deux mots de
quoi il s’agit ?) qui consiste à assassiner le libéro, le marquage dit en zone,
inventé par Arrigo Sacchi entraîneur du Milan AC de Silvio Berlusconi,
à envoyer dans les vestiaires le joueur portant le numéro 5 sur son maillot.
Peut-on alors imaginer le libero comme le dernier représentant d’un
monde encore moderne licencié par les nouvelles sociétés ultralibérales ?
D’ailleurs le mot italien libero prononcé à la française devient libéraux.

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Peut-on croire que la disparition du libero n’est, au fond, que le symptôme


le plus évident de la victoire de l’idéologie individualiste sur l’esprit
collectif ? Il suffit de consulter les chiffres d’affaires des sociétés de foot-
ball pour comprendre où finit l’argent dans le monde, toutes activités con-
fondues. C’est peut-être pour cette même raison que nous savons, grâce à
son fils Hermann, que Martin Heidegger était certes passionné de ski
mais qu’il était un grand supporter de Franz Beckenbauer. Au point de
trouver le courage de déranger son voisin pour assister aux matchs de
l’équipe nationale allemande, lui qui, bien évidemment, avait horreur de
la télé. C’est la première idée qui m’est venue à l’esprit lorsque j’ai reçu la
proposition de participer à ce tournoi d’idées qui avait lieu à Thélème.
Quand Denis Grozdanovitch dans le texte introductif nous a rappelé la
célèbre maxime de Goethe (encore un Allemand) : « Nous ne devenons
libres qu’à l’instant où nous commencions à pressentir à quel point nous
sommes conditionnés », je me suis senti conforté dans mon intuition.
Pour rester dans le domaine sportif, on appelle libero, en italien, un style,
le crawl en natation, ou un exercice en gymnastique qui propose juste-
ment cette tension entre les règles du jeu et le jeu lui-même.

Quelques minutes avant d’entrer sur le terrain de jeu, un autre pas-


sage du texte de Denis a résonné en moi. C’est son credo final « au pouvoir
transcendant de la désinvolture et de l’insouciance », vrai noyau de sa
revendication au nom d’une liberté impertinente, qui m’a poussé vers
l’ouverture du jeu à travers un autre paradigme.
De quelle manière peut-on imaginer une liberté capable de contenir
et en même temps de propulser notre civilisation vers l’avant sans déserter
les questions qui tiennent à la nature même de l’homme ? C’est le mot
pelouse, mot qui désigne en français aussi un terrain de foot, qui m’a sug-
géré le parcours esthétique que je voulais partager avec mes adversaires, en
l’occurrence Steven Sampson. Je vous le propose, chers lecteurs dans la
forme sous laquelle je l’ai raconté à la rencontre.
Une seule recommandation : procurez-vous une reproduction de La
Liberté guidant le peuple de Delacroix et la célèbre photo de mai 68 où
Caroline de Bendern brandit le drapeau du Vietnam.

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Libres d’un poil


Rue Julien-Lacroix (Pile ou Face, testa o croce).
Pendant quelques années, en attendant de trouver un logement à
Paris, j’ai pu jouir de l’hospitalité de mon ami Francesco à Belleville. La
spécificité de ce quartier, et plus encore le croisement sur lequel donne le
bâtiment de mon ami, ne saurait suffire à expliquer la boule magique dans
laquelle je sens que je peux faire abstraction de tout : du café-concert,
siège du slam parisien, sur la petite esplanade en face ; de la magnifique
boulangerie tenue par des créatures directement sorties d’un album de
Hugo Pratt, de leurs peaux métissées et de la manière galante avec laquelle
elles prononcent la formule fatidique : Au suivant !; de la librairie Le
Genre Urbain dans la devanture de laquelle j’ai vu en vente une partie de
la bibliothèque de Queneau habilement disposée avec des textes d’avant-
garde et des polars aux titres mémorables ; de la vue qu’on a depuis les
hauteurs de Belleville qui vous met face à la tour Eiffel à une hauteur qui
vous permet de la regarder droit dans les yeux. De tout ça il est peut-être
possible de faire abstraction mais pas de la fresque murale qui, dans la réa-
lité, colore la façade de la pièce principale de l’appartement de mon ami,
œuvre de Benjamin Vautier (dit Ben), un énorme panneau auquel est
appuyé un ouvrier qui énonce : « Il faut se méfier des mots »… Mais si les
mots ne suffisent pas, ou pourraient tromper au cas où ils donneraient
l’impression contraire d’être suffisants, c’est là que la vie te fait un signe,
t’envoie un signal précis, inéluctable.
Des années durant j’ai confondu Julien Lacroix et Eugène Delacroix,
établissant ainsi, sans doute inspiré par leur position géographique, un
lien de parenté plus physique que formel. Comme si le préfixe noble
« de », à son aise dans le seizième arrondissement où se trouve la rue
homonyme, permettait de distinguer le célèbre peintre de La Liberté gui-
dant le peuple du propriétaire de la moitié de la colline de Belleville. Tous
deux personnages éponymes d’une rue, l’un pour avoir retracé la révolte
de Paris contre Charles X et ses édits liberticides, l’autre pour son soutien
à la campagne de restauration des Bourbon voulue par ce même Charles
X, à qui l’on doit la formule « plus royaliste que le roi ». Pile ou face ?
Révolutionnaire ou réactionnaire ? Artiste ou intrigant ? La rue fut
ouverte en 1868, un siècle avant ce fameux mois de mai qui secoua la

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France. À l’inverse, La Liberté guidant le peuple de Delacroix date des der-


niers mois de 1830, peu après les Trois Glorieuses – les 27, 28 et 29 juillet
– au terme desquels les Bourbon furent renversés. Delacroix s’attaque à
son œuvre convaincu que, ce faisant, « si je n’ai pas vaincu pour la patrie,
au moins peindrai-je pour elle… », ainsi qu’il l’écrit à son frère le 28 octo-
bre de la même année.
Delacroix aimait se représenter comme « un simple promeneur », un
révolutionnaire malgré lui et, ajouterons-nous, grâce au poil.
Lorsque l’œuvre fut présentée au Louvre en 1831 elle ne reçut pas un
accueil unanime de la part des critiques. Henry Heine trouvait qu’elle ne
représentait les visages des révolutionnaires comme ceux de la canaille,
mais surtout, elle suscita des réactions bien plus vives de la part des esthè-
tes, eu égard non pas tant à la nudité, à laquelle l’art avait désormais habi-
tué les foules, qu’à la pilosité des aisselles que l’on jugeait d’un réalisme
vulgaire. De fait, depuis toujours, le poil était banni de l’art officiel, et il le
resterait encore longtemps avant de reprendre, avec parfois un peu d’abus,
le sceptre de sa royauté. Grâce à l’étude de Virginie Cauchi-Fatiga,
Eugène Delacroix et la critique dans les années 1840, nous savons que ce
choix artistique du réalisme restait vraiment impondérable pour le journal
La Balance. En janvier 1836 depuis cette chaire, Édouard Korloff tonnait
dans une de ses tribunes esthétiques : « Cet artiste a porté des coups de
hache dans les traditions de l’art impérial, dont il a ébranlé le vieil édifice
jusque dans ses fondements. » Pilier ou fondement ?
Peu importe ! Ce que nous savons, c’est que, une fois encore, comme
avec Courbet, le seul grand critique de l’époque, Charles Baudelaire, avait
clairement eu l’intuition de sa force. Pour l’auteur des Fleurs du Mal, les
attaques lancées contre l’allégorie de la Liberté, c’est-à-dire la figure de
proue du tableau, les épithètes de « jeune vivandière », de « femme de
mauvaise vie », de « sale et éhontée femme des rues » n’égratignent pas le
génie d’un auteur qui, d’un seul bond, a franchi les inutiles entrecroise-
ments des regards. Bien sûr que non ! Le rasoir d’Ockham, celui des sim-
plifications, du laisse tomber, des catégorisations faciles, de la comparti-
mentation des genres, n’aura pas coupé un seul de ces poils au nom du
refus de la complexité, de la désertion de la réalité de l’unique. Dans ses
Écrits sur l’art, le poète déclare : « C’est à cause de cette qualité toute

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moderne et toute nouvelle que Delacroix est la dernière expression du


progrès dans l’art. Héritier de la grande tradition, je veux dire de la magni-
ficence, de la noblesse et du faste de la composition, il est le digne succes-
seur des vieux maîtres, et plus qu’eux, il a la maîtrise de la douleur, de la
passion et du geste. C’est vraiment là ce qui fait l’importance de sa gran-
deur. Mais si on enlève Delacroix, la grande chaîne de l’histoire se brise et
tombe en morceaux par terre. »
Seul un géant visionnaire comme Baudelaire pouvait, avec sa sen-
sibilité, imaginer la longue succession d’imitations et d’inspirations que
ce tableau allait engendrer. Elle-même inspirée de la Victoire ailée de
Samothrace, dont la pilosité avait déjà capturé l’imaginaire de Leonardo
Sciascia (voir mon article paru dans le numéro 88 de L’Atelier du roman
consacré au romancier sicilien), nous retrouvons la Liberté de Delacroix
dans une série de variations temporelles ainsi que l’avait prédit le poète
Baudelaire : en 1936 pendant la guerre d’Espagne, dans les photomon-
tages de l’artiste allemand John Heartfield qui proclamait : « La Liberté
combat dans leurs rangs » ; lors de la révolte du peuple algérien en 1957
grâce à la réinterprétation qu’en fit le communiste Renato Guttuso ; lors
de la révolution des Œillets au Portugal, et sous le crayon de Peter Glay.
Elle resurgit dans les pastiches de l’artiste chinois Yue Minjun qui s’en
servit pour relater les manifestations étudiantes de la place Tian-an-
men ou encore sur la couverture de l’album de Coldplay Viva la Vida or
Death and All His Friends. Surtout, il sera encore l’instrument vital pour
rétablir le lien entre création esthétique et action politique, synthèse qui
ne s’inscrit absolument pas dans une action idéologique ou de propa-
gande, mais, au contraire, qui vous en soustrait grâce à son impertinence
existentielle. On le retrouvera ainsi dans la vitalité d’une jeune femme,
Caroline de Bendern, une top-model dans la vie, nullement engagée
politiquement, du moins pas plus que Delacroix, qui, un beau jour de
mai, en pleine guerre du Vietnam, monte à cheval sur les épaules du
poète Jean-Jacques Lebel pour agiter le drapeau du Front de Libération
du Vietnam. La photo de J.P. Rey en couverture de Paris Match du 24
mai 1968 fit le tour du monde. Eh bien dans toutes ces images, de poil
on n’en voit aucun. Il est caché par les chemisiers à manches longues ou,
pire encore, comme ce fut le cas lors d’une manifestation culturelle à

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Sofia (la Bulgare, pas la Loren napolitaine, heureusement), coupé pour


correspondre au nouveau credo de l’aisselle épilée. Pour m’en assurer j’ai
envoyé un mail à Caroline de Bendern, la Marianne de mai 68. J’ai
trouvé son adresse grâce à Youtube et, l’estomac un poil serré, voici ce
que je lui ai écrit :

Bonjour Caroline, je vous écris pour vous poser une question qui pourrait
paraître bête (et l’est en quelque sorte) concernant une note que je suis en
train de rédiger autour du poil, une note consacrée au célèbre tableau de De-
lacroix, La Liberté guidant le peuple. Or, comme vous le savez, cette œuvre fut
objet de farouches critiques de la part des défenseurs de l’idée classique de la
peinture, à cause de la pilosité de l’aisselle de l’allégorie. Puisque, comme
vous le savez, on a rapproché ce tableau de la célèbre photo de mai 68 où
grâce à l’excellent poète Lebel vous brandissiez le drapeau du Vietnam, ma
question est simple : si vous étiez en débardeur auriez-vous eu des poils sous
vos aisselles ? Je vous prie, Madame, de pardonner mon impudence et dans
l’attente de votre réponse je vous souhaite une excellente journée
Francesco

Attendant la réponse avec confiance, je me suis longuement inter-


rogé sur l’extinction forcée, la dépilation absolue et radicale, à la racine,
comme la marque d’une modernité qui se veut et se désire glabre, infan-
tilisée. Il n’y a pas longtemps, Lakis Proguidis (L’Atelier du roman, no 90,
juin 2017) signalait l’ouverture du premier bordel à poupées gonflables
à Barcelone. La nouveauté n’a pas tardé à s’installer à Paris. Nous avons,
nous aussi, une maison close peuplée de poupées de silicone, je suppose,
épilées. À une époque où ripeness is nothing, la maturité n’est plus tout,
ce qui fait la valeur humaine, comme l’a prophétisé Witold Gom-
browicz dans Ferdydurke.

P.S.
Quelques semaines plus tard, la réponse de Caroline de Bendern me
parvint : non, pas de poils.
F. F.

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