Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
http://books.openedition.org
Référence électronique
VIGOUROUX-FREY, Nicole (dir.). Le Clown : Rire et/ou dérision ? Nouvelle édition [en ligne]. Rennes :
Presses universitaires de Rennes, 1999 (généré le 10 juin 2016). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/pur/1317>. ISBN : 9782753527119.
Ce document a été généré automatiquement le 10 juin 2016. Il est issu d'une numérisation par
reconnaissance optique de caractères.
SOMMAIRE
Avant-propos
Nicole Vigouroux-Frey
I. La tradition et le clown
Le premier « clown »
Victor Bourgy
Le clown et la demoiselle
Colette Cosnier-Hélard
Masques et grotesques
Anastassia Savinova-Semova
I. La scène
Clowns and fools in Alan Ayckbourn’s work : objects of laughter or tools destruction ?
Terence Atkinson
II. L'écran
Avant-propos
Nicole Vigouroux-Frey
1 Au lecteur,
2 Depuis que le spectacle existe, les « clowns » ont toujours fasciné les hommes, petits et
grands. Pour schématiser, on pourrait dire que toute « civilisation » a forgé son « clown »
dont la reconnaissance permet l’échange, le partage, la complicité du rire, du sourire, du
souvenir. Imitation caricaturale de l’acteur chez les Grecs, Fou du Moyen Âge européen, il
a, au fil des siècles revêtu plusieurs manteaux. Arlequin, faiseur de tours, chez les Italiens,
bouffon à l’esprit caustique, à la verve redoutable dans la tradition Shakespearienne,
Pierrot désolé (clown blanc de la tradition française), lourdaud mal vêtu, mal chaussé du
patrimoine germanique, c’est en fin de compte à Grimaldi – premier clown de cirque au
début du 19e siècle – qu’il doit d’avoir pignon sur rue.
3 La galerie des clowns qui vous sont ici proposés ne nie aucunement ces héritages plus ou
moins lointains. S’il a conquis tous les arts, toutes les formes de la dérision et du rire, de
l’humour discret au trait d’esprit accusateur, le clown ne divertit pas seulement. Il amuse
toujours, protégé par le rituel de la facétie qu’il ne tarde guère à subvertir. Ce faisant, il
libère en nous une conscience collective et culturelle.
4 Minutieusement élaboré, le travail du clown fait parler le corps, le geste, revendique
l’outrance comme pour mieux épurer le signe. Investissant jusqu’aux modes sociaux ou
artistiques les plus familiers, il affirme, au-delà des paillettes et de son éternel nez rouge,
l’esprit de son siècle. Le regard du clown force nos égoïsmes, appelle le rire librement
consenti, le partage d’une tendresse, d’une douleur, ne fût-ce que l’espace d’une
représentation.
5 Les textes rassemblés dans ce volume à l’occasion d’un colloque TASC (Technicité des Arts
du Spectacle Contemporain) à l’université Rennes 2 émanent de chercheurs du monde
entier (États-Unis, Royaume Uni, Japon, Bulgarie, Canada, Espagne, France). Ils évoquent
la genèse du clown, ses avatars, pour mieux appréhender la diversité du spectacle, –
fiction ou réalité ? – du temps présent.
6
I. La tradition et le clown
7
1 Pour répondre à cette question, il nous faut d’abord essayer de dresser une liste de ces
paramètres.
2 Ensuite, devant l’impossibilité de faire une analyse de tous les clowns ainsi définis à
travers l’ensemble de la littérature de même qu’à travers l’ensemble des comportements
de la vie courante, nous nous contenterons de nous limiter à un certain nombre de
situations où le clown est authentiquement présent.
3 Si nous cherchons les paramètres que je viens de mentionner, il faudra dès l’abord
distinguer deux grandes catégories de clowns, à savoir le clown dit « clown blanc » et le
clown dit « Auguste », et plus particulièrement en allemand « der dumme August ». Si je me
réfère à l’allemand, c’est que le dictionnaire étymologique nous indique que le mot
« clown » est fondamentalement originaire du bas allemand pour passer ensuite à
l’anglais, puis au français.
4 Le dictionnaire de Fowler nous dit : 1563 : probably of low German origin.
5 1. a countryman or peasant, a boor
6 2. trans. : 1583 : an ignorant, uncouth ill-bred man
7 3. a fool or jester; in modern use, one of the characters in a pantomime, a circus, etc. (1600).
8 En dehors des éléments qui constituent l’art du clown, il y a deux caractéristiques
essentielles à retenir, à savoir son aspect physique et son aspect vestimentaire.
9 Commençons donc d’abord par le « clown blanc ». Il est toujours physiquement
parfaitement équilibré. Comme sa dénomination l’indique, son visage est en blanc ; sa
démarche est correcte.
10 Quant à ses vêtements, ils sont généralement attrayants, à commencer par son chapeau
presque toujours conique et les paillettes qui ornent le reste des habits brillants qui sont,
avant tout, destinés à faire rêver. Ses chaussures sont presque toujours parfaitement
élégantes.
8
11 À l’opposé se trouve celui que nous avons qualifié d’« Auguste ». Son aspect physique est
très variable : il peut être normal, mais, très souvent, il est affublé de diverses
malformations qui en font un individu grotesque. Parmi ses caractéristiques physiques, il
y a lieu de mentionner la présence très fréquente d’un gros nez rouge. Cela nous amène à
ses vêtements. La plupart du temps, ils ne sont pas du tout seyants. Le chapeau ne
convient pas à la taille de sa tête ni au conditionnement envisagé. Sa cravate est mal
nouée ou bien d’une taille excessive. Un coussin bien camouflé peut le faire paraître
exagérément gros. Sa veste est mal taillée. Quant à son pantalon, il est en général
beaucoup trop vaste et ses souliers beaucoup trop grands. Bref, l’ensemble est
fondamentalement ridicule et contraire aux us et coutumes de la société à laquelle il se
présente. Dans une savante association entre le physique et le vestimentaire, il y a
évidemment le maquillage, en particulier des yeux Mais ces caractéristiques ne peuvent
être établies en règle générale ; tout au plus peuvent-elles servir de point de départ à
l’analyse de quelques-uns des clowns que nous allons examiner.
12 En règle générale, le clown blanc sert essentiellement de réconfort en particulier pour les
enfants. En d’autres circonstances, il incarne avant tout le rêve et la poésie. Il entraîne
très rarement l’hilarité. En revanche, il a un point commun avec l’Auguste, à savoir la
partie à proprement parler mimique.
13 C’est pourquoi, nous pouvons dire que la fonction de base du clown est celle du mime,
sans oublier, comme nous le verrons par la suite, son extension à un autre genre
d’activité. Comme il est dit dans le Dictionnaire du Théâtre de Patrice Pavis :
« le mime est apte à produire un dynamisme constant du mouvement, c’est un art
en mouvement dans lequel l’attitude n’est que ponctuation. Le geste restitue le
rythme d’une sorte de phrasé en mettant en valeur les moments clés du geste,
s’arrêtant immédiatement avant le début ou la fin d’une action, attirant l’attention
sur le déroulement de l’action gestuelle et non sur son résultat ».
14 Marcel Marceau – que j’ai eu la chance d’avoir comme camarade de classe – dit, en 1974 :
« Dans le mime, le spectateur ne capte le geste que si on le prépare. Ainsi, quand je
vais ramasser un portefeuille, je lève d’abord la main, on regarde la main, et c’est
ensuite que je vais vers le portefeuille. Il y a un temps de préparation, puis un autre
d’action ».
15 « Le mime », dit Patrice Pavis, « tend vers la poésie, élargit ses moyens d’expression,
propose des connotations gestuelles que chaque spectateur interprétera librement ».
16 Il est à remarquer que le mime se trouvait déjà chez Platon et Aristote. Mais ce qui est
capital, c’est l’importance de l’expression du visage. Cela nous donne l’occasion de nous
référer à l’article sur « geste » dans l’Encyclopédie de Diderot qui définit, par exemple, « le
geste comme mouvement extérieur du corps et du visage, une des premières expressions
données à l’homme par la nature ». L’usage actuel du mot concerne surtout le jeu de la
physionomie ou expression faciale. Ces jeux consistent essentiellement à communiquer
un message par le regard, la « moue », la contraction ou le relâchement d’un ou plusieurs
muscles faciaux. La création contemporaine se caractérise par une attention toujours plus
grande portée au visage, aux mains, au regard, au corps tout entier.
17 Mais de ce cadre de départ, je voudrais passer à l’Auguste proprement dit.
Personnellement, j’aurais tendance à dire que ce qui le caractérise le plus souvent, c’est
l’échec. Et c’est précisément parce que le spectateur fait alors une opération de transfert
qu’il éclate de rire. En effet, les malheurs qui arrivent à Auguste sont d’une nature telle
qu’ils pourraient aisément être le lot de n’importe lequel d’entre nous. De ce fait, nous
9
nous identifions à cet Auguste et sommes ravis de le voir soumis aux mêmes contrariétés
banales et quotidiennes auxquelles nous sommes soumis nous-mêmes. Toujours tendus
pour éviter les événements malencontreux, nous nous trouvons tout à coup face à
quelqu’un qui, comme nous, n’évite aucune des déconvenues de la vie. C’est la fameuse
« rupture » dont nous parle Bergson. Mais pour y voir plus clair nous allons à présent
essayer de répondre à la question que nous avons posée en tête de cet exposé, à savoir
essayer de repérer où l’on retrouve les paramètres du clown. Comme dit, nous serons
obligés de nous limiter à quelques exemples à travers les siècles.
18 Si vous le voulez bien, nous commencerons par celui que je considère comme le plus
significatif de tous les clowns, à savoir Charlie Chaplin.
19 Voyons d’abord ses vêtements. Ce sera d’abord le chapeau melon trop petit. Pourquoi
avoir choisi le chapeau melon ? C’est évidemment le chapeau type du gentleman
britannique : c’est donc l’échec dans sa tentative de se hisser à la hauteur du gentleman.
Quant à son nœud papillon, la référence restera la même mais le nœud sera beaucoup
trop grand. En ce qui concerne son complet, la veste sera trop longue ou trop courte et le
pantalon ne sera jamais repassé ; bien au contraire, il fera toujours des plis en accordéon.
Enfin, les chaussures seront beaucoup trop grandes. Bref, il y a tous les éléments du
costume du gentleman, mais offrant l’aspect inverse de celui préconisé par la bonne
société britannique.
20 Mais il est évident que ce qui le marque le plus, c’est son jeu de mime où nous découvrons
ce paramètre, – que nous n’avons pas encore mentionné, mais que nous retrouverons
chez d’autres clowns – à savoir les talents immenses d’acrobate. Quand Charlie Chaplin
passe au-dessus d’une bouche d’égout, immanquablement, il tombe dans le trou. Quand,
dans les Temps Modernes, il fait face à un défilé affolant de cuillers qui lui apportent sa
nourriture, il déploie une agilité sans précédent sans pouvoir, pour autant, calmer son
appétit. Dans La Ruée vers l’or, personne ne peut oublier la danse qu’il fait exécuter à ce
petit pain à l’aide de fourchettes. Dans les Lumières de la ville, nous gardons présent à
l’esprit sa fuite éperdue et impossible face aux policiers. Nous observerons que, dans
toutes ses scènes, Chariot ne rit jamais ; tout est dans le regard, les gestes et la démarche
et, pourtant, le rire des spectateurs ne s’arrête jamais. S’il ne ménage jamais ses effets
d’échec, comme lorsqu’il laisse tomber une pile d’assiettes, il passe insensiblement du
côté véritable de l’Auguste à celui du clown blanc : c’est là qu’il console la jeune fille
aveugle en lui tenant la main et en lui remettant une fleur. Il est important de mettre
l’accent sur la collaboration entre le jeu de Chariot et la musique qui l’accompagne. Cet
accompagnement se retrouve d’ailleurs dans la présentation des clowns dans les cirques.
La musique est très souvent une trompette. Cette musique, au cirque, est, dans bien des
cas, remplacée par des paroles qui dépassent, par conséquent, le rôle du mime. Ces
paroles toutefois sont toujours brèves mais choisies de façon à être percutantes. Chez
Charlie Chaplin, ce sera plus tard le passage du film muet au film parlant. À propos des
films muets, nous ne pouvons nous empêcher de penser à celui dont Charlie Chaplin s’est
inspiré, à savoir Max Linder. Ce dernier, plus qu’un clown à proprement parler, a
essentiellement les caractéristiques du mime et de l’acrobate. A la différence de Chariot, il
est vêtu avec la plus parfaite élégance, mais il est maître dans l’art des courses-poursuites
et dans la continuité ininterrompue de l’action et donc des gestes. Surtout, il multiplie les
gags, notamment dans Le Petit Café et Le Roi du cirque (1925). Si Max Linder et Charlie
Chaplin peuvent être considérés comme ce que j’appellerais des maîtres clowns, il va de
soi que le cinéma s’en inspirera souvent et que, jusqu’à nos jours, nous pouvons trouver
10
des quantités d’acteurs qui les imitent à tel ou tel moment particulier de leur rôle. Nous
nous contenterons d’en citer quelques-unes. Bien entendu, il y a Buster Keaton avec,
notamment, Le Mécano de La Générale : il fait partie de ces clowns qui, à l’aide de toute une
série d’accessoires, créent de multiples gags, mais qui, plus encore que Charlie Chaplin,
basent tous leurs effets sur la fatalité de l’échec permanent. Nous ne manquerons pas de
faire mention de Laurel et Hardy où tout le comique est fondé d’abord sur le contraste
entre leurs deux personnalités. Plus que des gags, leur action se situera sur le plan de
luttes, soit entre eux, soit avec d’autres personnages ; destruction de la lanterne qui
éclaire la maison de celui qui a démoli un phare de leur voiture ; puis, après la
réconciliation, Laurel fume un cigare qui lui éclate au nez. On voit donc que Stan Laurel et
Oliver Hardy ne reculent jamais devant le recours aux accessoires. Nous pourrions nous
étendre également sur le jeu des Frères Max, bref sur tout ce qu’a fait Mack Sennett.
21 Avant de passer aux acteurs plus récents qui s’intègrent dans le film parlant, nous nous
arrêterons aux clowns des cirques pour mettre l’accent sur le rôle joué par certains qui,
souvent, prennent l’aspect d’Arlequin. Il y a, bien sûr, la grande famille des Fratellini ; il y
a le grand Grock, mort en 1959, puis André Gruss, décédé tout récemment ; on ne saurait
oublier Medrano et, plus encore Achille Zavatta dont le petit-fils continue à se produire. À
ces clowns du cirque se rattachent forcément ceux du music-hall tels que Jerry Lewis qui,
d’ailleurs, passe au cinéma. Henri Salvador qui, certes, est avant tout chanteur et
compositeur, n’en utilise pas moins son visage selon les mêmes principes que l’ensemble
des clowns.
22 Mais revenons-en au cinéma et passons à l’actualité. Nous ne pouvons pas passer sous
silence Fernandel et citer, par exemple, le passage du sérieux à la tristesse, à la
stupéfaction, puis au rire excessif qui se dessinent sur son visage ; il en est de même de
son accoutrement vestimentaire : il serait vain de tenter de donner la liste des films où
tous ces paramètres se retrouvent à tout instant. Cela s’applique tout aussi bien à Bourvil
et à De Funes. Deux remarques s’imposent à cette occasion : les interventions parlées très
brèves des clowns que nous avions déjà mentionnées sont remplacées par de vrais
dialogues : ces derniers sont presque toujours basés sur des quiproquos. Mais ce qui est
plus important encore, c’est l’influence des trucages que peut réaliser le cinéma ; ils
donnent aux acrobaties des aspects nouveaux où le spectateur est encore plus captivé.
Lorsque dans une scène célèbre, De Funes, au volant d’une voiture de luxe, vient heurter
la 2 CV de Bourvil et la met en pièces, Bourvil en sort tout à fait indemne : il est évident
que seul un trucage pouvait aboutir à un tel résultat. Cela est déjà vrai, en partie, chez
Charlie Chaplin, mais à un degré moindre. Cela devient fondamental lorsque Bourvil,
suspendu à une échelle d’où il risque de tomber, est en réalité à cinq centimètres du sol :
le spectateur est alors maintenu dans des instants de suspense et de peur, et s’en ressent
d’autant plus soulagé ensuite. N’oublions pas que ces acteurs, dans certaines
circonstances bien précises, vont jusqu’à faire appel à des cascadeurs. Woody Allen, dans
certaines scènes de Hannah et ses sœurs se cantonne également dans le rôle du clown.
23 Nous retrouverons les paramètres du clown au théâtre dans A Midsummer Night’s Dream où
les clowns, tels que Bottom, jouent une pièce qui s’insère à l’intérieur de la pièce et
permettent ainsi au spectateur de saisir la portée profonde de l’œuvre. Sans aller jusqu’au
théâtre, n’oublions pas que le « bouffon du roi » jouait à la Cour un rôle similaire.
Rappelons l’importance que Sacha Guitry a accordée au mime Jean-Baptiste Debureau
(1846). Dans une période beaucoup plus récente, rappelons que toute la pièce Le dîner de
cons est entièrement axée autour du clown représenté par Jacques Villeret. Parmi nos
11
Le premier « clown »
Victor Bourgy
1 Il serait absurde de vouloir identifier le premier amuseur qui fit jamais profession de
divertir un public, mais puisque « clown » est un mot anglais dont l’histoire est assez
récente et bien connue, on peut se risquer à dire qui fut le clown des origines et dans
quelles circonstances il apparut.
2 Au sens premier, le mot désigne un rustre : « a countryman or peasant, a boor » dit le
dictionnaire, renvoyant à la souche paysanne et aux mœurs grossières de cet individu. Si
l’on omet quelques esquisses peu représentatives dans le théâtre médiéval, on peut dire
que le personnage fit vraiment son entrée sur la scène anglaise vers 1550, et Hodge, le
valet de ferme de la mère Gurton, en est un bon représentant (Gammer Gurton’s Needle,
comédie attribuée à W. Stevenson, 1553). Plus encore que par son panier, ce rustre de
théâtre était reconnaissable à son patois du sud-ouest de l’Angleterre (Somerset,
Cotswolds), qu’une indication dans un texte de 1560 appelle le « Cote-solde speech ».
C’était, à la scène, un dialecte de convention, comparable à du berrichon de comédie,
dénué de toute cohérence linguistique et détonnant radicalement avec l’emploi simultané
du vers.
3 Ce rustre ne fut jamais qu’un comparse de second ordre, introduit dans les pièces pour le
pittoresque de son personnage. Par rapport au Vice, qui était le type comique dominant
dans la « moralité » à cette époque, il représentait toutefois une figure radicalement
nouvelle, car si le Vice constituait pour l’essentiel un actant (entendons grosso modo un
personnage chez qui la fonction prime, au détriment de l’individu) le rustre était déjà
prioritairement un caractère. Il s’agit d’un être simple, élaboré à partir de quelques traits
tenus pour représentatifs du monde rural : c’est un naïf, peureux, superstitieux, un peu
faraud et ripailleur (avec une préférence marquée pour les cochonnailles) ; en un mot, il
n’est pas trop fin. Ce type comique alors nouveau se précisa peu à peu au cours des
quelque vingt à trente années où il intervint épisodiquement sur la scène. C’était très
clairement une cible comique.
4 Le « clown » proprement dit apparut vers 1580 et sa désignation par le même terme
indique qu’on a vu en lui d’emblée la continuation du rustre. La confirmation nous en est
13
donnée dans deux pièces de Robert Wilson : la première, The Three Ladies of London (1581 ?
), introduisait Simplicitie renonçant à son métier de meunier pour se faire domestique à
la ville, alors que dans la seconde, The Three Lords and Three Ladies of London (1588-90), on
retrouvait le même Simplicitie tout fier de ce qu’il tenait pour une promotion sociale.
C’est aussi dans le cours de cette même décennie que l’indication « a clowne » (par
exemple : « Enter Hodge, a clowne ») s’effaça au bénéfice de « the clowne », qui marquait
l’émergence d’un amuseur nouveau, doté de traits propres et possédant un statut distinct.
5 Les différences entre rustre et clown sont en effet très caractéristiques du changement de
condition observé chez Simplicitie. Alors que le rustre était plutôt valet de ferme (et
célibataire), le clown est souvent marié (et toujours à une mégère, s’il faut l’en croire). Il
semble désormais plus égrillard que ripailleur, mais il est resté très fruste dans ses goûts
et il porte même peut-être encore le vêtement de bure (« russet ») de ses origines. A la
ville, il a néanmoins acquis une certaine habileté, qui n’est évidemment qu’un vernis,
mais qui lui donne de l’assurance. Il a de l’amour-propre et même de la vanité, sans être
toutefois dupe de ses prétendons. Tout se passe comme s’il avait compris qu’à la ville
l’essentiel est de faire illusion. C’est cette relative conscience de soi et ce détachement pas
totalement lucide qui distinguent le plus radicalement le clown de son « ancêtre » et qui
confèrent à son personnage un semblant de densité. On le voit bien à son langage : il ne
parle plus le « Cote-solde » et pour preuve de son évolution il use de mots compliqués
qu’il affectionne mais déforme au passage. Ces « erreurs » sont suspectes car, à la façon
des harmoniques d’un son fondamental, elles ont volontiers un prolongement suggérant
l’astuce et on est tenté de les appeler des « calembourdes » : il dit par exemple « constult »
pour « consult » (consulter), mais à une époque où beaucoup de gens avaient des
rudiments de latin la racine « stult » (de « stultus » : sot, stupide) prenait tout son sens
dans la bouche d’un tel personnage. Ce « soupçon » de malice (dans les deux sens du
terme) lui permet de donner le change et nous retient de rire franchement de lui : le drôle
en somme n’est pas si bête. Qui sait même si le subtil dosage de vanité et de grossièreté
qui le constitue n’est pas finalement la norme ? Rien ne permet de dire que le clown ait
été conçu pour servir de support à la satire, et il semble plutôt être un enfant de
l’humour, mais il est en tout cas profondément humain, authentiquement vrai et
immensément attachant.
6 Ce qui précède est un portrait composite du clown, fait d’éléments puisés dans les pièces
où il se produit. C’est la procédure usuelle pour décrire un type dramatique, sans
impliquer que tous les avatars de ce type en présentent rigoureusement toutes les
caractéristiques. Il peut y avoir des variantes, mais dans le cas du clown la question de la
cohérence typologique se pose en termes très particuliers.
7 Après 1580, le clown devint en effet sur la scène une sorte de personnage obligé : il n’y
avait guère de pièce, si tragique ou sanguinaire fût-elle et quel que fût l’endroit où se
passait l’action, qui ne fît place à ce drôle, tout anglais qu’il était. Et le comble est que
bien souvent il n’avait pas grand-chose à y faire, à part les quelques numéros comiques
dont l’intrigue lui offrait obligeamment mais artificiellement l’occasion. Dans The Famous
Victories of Henry V (1583-86) qui, dix ans au moins avant Shakespeare, célèbre le héros
national anglais, on voit un certain John Cobler, cordonnier de son état, successivement
en homme de garde, en mari harcelé par sa mégère et en soldat poltron. De telles
interventions, complaisantes et gratuites mais qui ravissaient la section la plus inculte du
public, prirent tant d’ampleur au fil des ans qu’il fallut y mettre bon ordre et une pièce de
14
1599 due à des universitaires de Cambridge, The Pilgrimage to Parnassus, dénonce avec
vigueur les pratiques en cours dans les salles les plus « populaires » de Londres :
« (Entre Dromo, tirant après lui un clown à l’aide d’une corde)
LE CLOWN. – Alors quoi, on vous flanque comme ça au milieu de la société, bon gré
mal gré ? Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ici ?
DROMO. – Mais quel imbécile tu fais ! Tu ne sais donc pas qu’il ne peut y avoir de
pièce sans clown ? Depuis que Kemp sait faire la grimace, on fourre à toute force
des clowns dans les pièces, et c’est pourquoi il est normal que tu y sois traîné avec
une corde de charretier... Allez, je te lâche sur tous ceux-ci : dis donc quelque chose
ou va te faire pendre, et qu’on n’en parle plus! (il sort).
LE CLOWN. – Eh ben, c’est du propre ! Ça fait que quand ils ont personne à laisser sur
la scène, c’est moi qu’on amène, et ce qu’est le plus pire : on me dit même pas
qu’est-ce que je dois raconter! »1
8 Une dénonciation aussi radicale des excès du cabotin qu’était Kemp ne va peut-être pas
ici sans exagération, mais un tel passage attire à juste titre l’attention sur les deux aspects
les plus dommageables de la popularité du clown : la gratuité de ses interventions et la
liberté d’improvisation. C’est un fait qu’après 1590, dans les théâtres où l’on visait avant
tout à remplir la salle, le clown était devenu ce que la mercatique moderne nomme un
produit d’appel. Il n’avait pas grand-chose à voir avec la pièce, mais il attirait le public et
on lui consentait donc des occasions où il exploiterait la drôlerie de son propre
personnage. A l’image du rustre qui le précède mais plus systématiquement que lui, le
clown n’est en effet qu’un caractère. Quel que soit le prénom qu’il porte dans la pièce,
quel que soit son emploi (serviteur, artisan, soldat...), quelle que soit la situation où il se
trouve mêlé, il est en lui-même la raison de sa présence en scène. Sa disponibilité pour
jouer n’importe quel rôle tient au fait que son caractère est en définitive son unique
répertoire, ce qui d’ailleurs justifie indirectement qu’on fasse de lui un portrait
composite, car de même que Chariot reste semblable à lui-même d’un film à l’autre le
clown reste le même, par-delà la diversité des situations et des épisodes où chaque pièce
l’introduit, et il importe peu que tous ses traits de caractère ne soient pas totalement
exhibés dans chacune, étant donné que nous le connaissons d’avance. Il existe en quelque
sorte en dehors de la pièce où nous le voyons, avant elle et après elle, et il reviendra « tel
qu’en lui-même » dans la suivante. Vers 1590, le clown est ainsi à moitié sorti du théâtre.
9 La primauté du caractère sur ce qu’on pourrait appeler le rôle (à savoir : ce qui est
demandé au comédien qui incarne un certain personnage) a entraîné sur la scène
anglaise, entre 1585 et 1595 environ, une récurrence surprenante des jeux par lesquels le
clown se mettait en valeur, qu’il s’agisse de langage (exclamations ou interjections typées,
fautes caractéristiques, tics, etc.) ou de pitreries (grimaces, vantardises, imitations et
autres lazzi). A part quelques variantes individuelles par lesquelles certains comédiens
cherchaient à se singulariser, il y a dans les pièces de cette décennie une telle
homogénéité dans le caractère du clown et de telles similitudes dans les rôles où nous le
voyons à l’œuvre, qu’on peut en inférer l’existence d’un répertoire cohérent et autonome,
échappant largement aux dramaturges.
10 L’immense popularité dont jouissait alors le clown auprès d’un public londonien encore
très diversifié assurait en effet au comédien un statut privilégié au sein de la troupe, et la
familiarité du personnage (jointe à la proximité de l’acteur sur les planches) favorisait
tous les excès. Mais les libertés que prenait le comédien dès les années 80 étaient
destructrices : grimaces, interpellations, interpolations tiraient la représentation vers le
cirque. En outre, la fin du spectacle était pour le clown une apothéose puisque, la pièce
15
terminée, il restait en scène pour se livrer à des assauts d’esprit avec son public et le
régaler d’une « gigue » (une farce dialoguée, avec danses et chansons volontiers
obscènes). Le triomphe du clown coïncide ainsi avec l’émancipation presque totale du
comédien, qui est désormais à mi-chemin entre l’acteur interprète et l’artiste
indépendant. C’est l’époque où les amuseurs les plus en vogue se choisissent un nom de
scène pour singulariser le personnage comique qui anime tous leurs rôles : en 1600 Robert
Armin signe un de ses livres du pseudonyme « Clonnico del Curtanio Snuffe » (c’est-à-dire :
« Snuff, clown au Curtain », du nom d’un théâtre de Londres). Le mot « clown », qui
désignait un certain emploi dans une pièce, dénote aussi bien désormais la spécialité du
comédien lui-même.
11 Cette prodigieuse émancipation du clown semble imputable à un artiste de génie qui
serait donc peut-être le premier « clown ». Il s’agit de Richard Tarlton. Sans prétendre
rien prouver, notons que de nombreux indices convergent pour donner crédit à cette
hypothèse. On en citera trois. C’est d’abord que, contrairement au type du rustre qui se
constitue lentement au fil des années, le clown apparaît fixé et achevé d’emblée en tant
que caractère, comme si sa mise en œuvre avait été le fait d’un unique créateur. C’est
ensuite que jusqu’à sa mort en 1588 Tarlton connut une popularité d’acteur sans égale
auparavant, en tant qu’interprète de ce personnage nouveau. C’est enfin qu’après sa mort
on continua longuement de célébrer son exceptionnel talent d’amuseur et que les
comédiens qui prirent la relève se réclamèrent de lui comme d’un maître à qui ils
devaient tout.
12 Que sait-on du talent de Tarlton ? Une gravure du temps le représente plutôt petit et le
nez déformé (semble-t-il), jouant de deux instruments à la fois. D’autres témoignages
nous disent qu’il louchait, et même qu’il était laid. Il était en tout cas célèbre pour ses
grimaces et – heureusement – plus encore pour son esprit. Après sa disparition on publia
des recueils de ses trouvailles : Tarlton’s News out of Purgatorie (1590 ?) et Tarlton’s Jests
(1595 ?). De tels ouvrages posthumes étaient très largement apocryphes, mais certaines
des prouesses attribuées à Tarlton si peu de temps après sa mort sont tellement originales
qu’elles doivent être authentiques. Si on leur accorde ce crédit, on entrevoit pourquoi
Tarlton fut le maître de la scène. Il n’est même pas exclu que la publication des trouvailles
de Tarlton ait visé à remettre à sa place un saltimbanque et danseur comme Kemp, qui
osait se présenter comme son continuateur. Alors que Tarlton affectionnait les assauts
d’esprit où il répliquait impromptu – et souvent en vers – aux provocations du public,
Kemp était un artiste très « physique », intellectuellement limité en comparaison. Une
anecdote des Jests souligne sèchement ce qui distinguait le comédien disparu :
Une excellente réplique improvisée de Tarlton.
On donnait au Taureau dans Bishopsgate une pièce sur Henry V dans laquelle le
juge devait recevoir une gifle ; et comme celui qui aurait dû la prendre était absent,
Tarlton en personne (toujours désireux de rendre service) prit sur lui de jouer le
juge, en plus de son propre rôle de clown ; et Knell, qui faisait ce jour-là Henry V,
décocha à Tarlton une taloche véritablement magistrale, qui suscita d’autant plus
les rires que c’était lui qui la prenait. Mais voilà bientôt que le juge sort, et aussitôt
réapparaît Tarlton dans ses habits de clown, qui demande aux acteurs s’il y a du
neuf. « Oh ! » lui répond l’un d’eux « si tu avais été ici, tu aurais vu le prince Henry
asséner au juge une maîtresse claque sur le coin de l’oreille. » – « Que dis-tu là ? »
répondit Tarlton « frapper un juge ? » – « C’est vrai de vrai » dit l’autre. – « On n’a
jamais vu ça » dit Tarlton « et elle a bien dû être terrible pour le juge, puisque le
seul bruit qu’elle fait me terrifie moi-même au point qu’il me semble la sentir ici,
sur ma joue, qui m’en cuit à cette minute même ! » Le public rit beaucoup de cette
16
réplique, que jusqu’à ce jour j’ai entendu louer pour son excellence ; mais il n’y a là
rien d’étonnant, car Tarlton était prodigue de traits semblables et je voudrais bien
voir nos clowns d’aujourd’hui faire de même. Cela ne risque guère d’arriver, je vous
l’assure, et pourtant ils ont eux aussi une bonne opinion de leur talent. 2
13 Il y eut effectivement d’autres clowns après Tarlton, qui se disaient ses disciples ou ses
héritiers, mais le génie ne se lègue pas et ils ne faisaient que l’imiter, sans parvenir à
l’égaler. Tous les documents d’époque célèbrent sa supériorité sur eux. Mais le « clown »
ne disparut pas avec lui : le fait qu’il avait essentiellement joué d’un caractère, sans
imposer à ce « personnage » (contrairement à Chariot, par exemple) ni prénom, ni faciès,
ni accoutrement, permettait à d’autres de le reprendre après lui – ce que personne n’a fait
(n’a pu faire ou n’a osé faire) après la mort de Chaplin.
14 Il semble probable qu’au début de sa carrière de dramaturge (vers 1590) Shakespeare ait
dû composer avec le clown : le personnage était tellement populaire qu’on ne pouvait
l’évincer, si encombrant fût-il, et le comédien était tellement puissant qu’il fallait le
ménager, malgré son cabotinage. Ce n’était pourtant que partie remise. Sur les
sentiments de Shakespeare, nulle place pour le doute : « Que ceux parmi vous qui jouent
les clowns ne disent que ce qui est écrit dans leur rôle », enjoint Hamlet aux comédiens.
Sur les ressentiments de Kemp, guère de doute non plus : au début de 1599 il préféra
quitter la troupe prestigieuse du Lord Chambellan plutôt que de se soumettre. On peut
dire qu’avec son départ le clown s’émancipait totalement, quittant le théâtre pour le
champ de foire ou le cirque.
15 Mais c’est l’artiste indépendant qui s’en allait. Restait le personnage comique,
indispensable mais suspect, et désormais sans doute sous surveillance. Si le terme
« clown » subsiste après 1600 dans les textes dramatiques, les rôles révèlent en effet une
transformation radicale de l’emploi comique, car avec la venue de Robert Armin, pour
remplacer Kemp dans la troupe, c’est plutôt le « fool », un type totalement différent, qui
tentait – non sans peine peut-être – d’occuper la place laissée vacante. Mais ceci est une
autre histoire.
16 Si Tarlton avait créé le personnage dramatique du clown, Kemp l’arracha au théâtre pour
en faire un amuseur forain. Depuis 1600 environ, il existe donc deux sortes de clowns, qui
n’ont plus guère de choses en commun et dont le divorce inaugura, il y a presque quatre
cents ans, non seulement une interrogation sur la nature et la fonction du « clown », mais
aussi une controverse inépuisable sur les prérogatives du dramaturge ou de l’acteur, sur
la délicate complémentarité du texte et du comédien, et sur le sens du mot « interprète ».
NOTES
1. «Enter Dromo, drawing a clowne in with a rope.
CLO. – What now, thrust a man into the common wealth, whether hee will or noe? What the deuill should I
doe here?
DRO. – Why, what an ass art thou? Dost thou not knowe a playe cannot be without a clowne? Clownes haue
bene thrust into playes by head and shoulders, ever since Kempe could make a scurueyface, and therfore
17
reason thou shouldst be drawne in with a cart rope... Welle, Ile turne thee loose to them, ether saie somwhat
for they selfe, or hang & be non plus, (exit)
CLO. – This is fine y faith: nowe when they haue noe bodie to leave on the stage, they bringe mee up, &
which is worse; tell mee not what I shoulde saye».
2. «An excellent lest of Tarlton suddenly spoken.
At the Bull in Bishops-gate was a Play of Henry the fift, wherein the Judge was to take a box on the eare,
and because he was absent that should take the blow, Tarlton himselfe (euer forward to please) took upon
him to play the same Judge, besides his owne part of the clowne: and Knel then playing Henry the fift, hit
Tarlton a sound boxe indeed, which made the people laugh the more because it was he: but anon the Judge
goes in, and immediately Tarlton (in his Clownes cloathes) comes out, and askes the Actors what newes; 0
(saith on) hadst thou been here, thou shouldst haue scene Prince Henry hit the Judge a terrible box on the
eare. What man, said Tarlton, strike a Judge? It is true yfaith, said the other, no other like, said Tarlton, and
it could not be but terrible to the Judge, when the report so terrifies me, that me thinkes the blow remains
still on my cheeke, that it bumes againe. The people laught at this mightily : and to this day I have heard it
commended for rare, but no marvell, for he had many of these: But I would see our Clowns in these dayes
doe the like: no I warrant ye, and yet they thinke well of themselues too.»
18
1 Dans l’intitulé de ma communication, j’aurai tendance à dire, non sans exagération, que le
plus important est le point d’interrogation. Il témoigne de mon incertitude quant au
caractère réellement clownesque du personnage que je vais vous présenter.
Heureusement les définitions du clown sont si variées qu’un habile montage serait
toujours en mesure de justifier le bien fondé de ma démarche. Cependant, je préfère vous
présenter le personnage ainsi que son contexte historique et social, vous laissant en
conclusion le soin de décider s’il s’agit ou non d’un clown.
2 En français ce personnage s’appelle le fol en Christ1. Il est bien connu des spécialistes de
l’histoire de l’Eglise orientale et a même provoqué des recherches sur des cas plus ou
moins semblables en Occident 2. Toutefois, son domaine de prédilection est l’Europe
byzantine. Sous ces termes on entend, entre les IXe et XVIIIe siècles, un vaste territoire
comprenant les états indépendants contemporains de Biélorussie, Bulgarie, Grèce,
Macédoine, Moldavie, Monténégro, Russie, Serbie et Ukraine auquels il faut ajouter la
partie européenne de l’Empire byzantin avec Constantinople. Tous ces états ou régions
constituaient un ensemble culturel cohérent avec deux langues de culture : le grec et le
slavon. Dans la première notre fol en Christ s’appelait dia Christovn Savlo3. En grec savlo
signifie originellement agité, inquiet, puis par la suite innocent, imbécile ou même fou, quant
au terme slavon, il n’est pas, chose étonnante, un calque du grec. Il met l’accent sur la
marginalité, celle de celui qui a été rejeté avant terme, donc l’avorton, mais aussi celui que
des handicaps mentaux placent hors de la normalité. Il correspond alors à notre idiot du
village, ou au ravi du sud de la France.
3 Cependant ces termes prennent un sens nouveau lorsqu’ils sont accompagnés de pour le
Christ, ils indiquent alors un type particulier d’obédience, d’activité inspirée par un appel
divin. Il s’agit là d’une vocation paradoxale qui était l’apanage presque exclusif d’hommes
4 et souvent d’âge mûr. On trouve parmi eux des moines, mais aussi des paysans ou des
l’assimiler à une forme particulière du spectacle de rue, fondé sur la dérision, avec cette
différence que le Fol en Christ ne jouissait pas toujours de l’impunité du comédien. Nous
connaissons de nombreux cas où il était rossé par la foule qu’il avait choquée, emprisonné
ou exécuté par le pouvoir politique qu’il avait dénoncé.
4 Si la folie en Christ ou plutôt pour le Christ fut un phénomène commun à tous les pays de
l’Europe byzantine, il connut un développement considérable à Constantinople, mais plus
encore en Russie. Importée, peut-être par la Bulgarie, cette institution fut assez mal reçue
dans la Russie kiévienne (Xe-XIIIe s.) où on ne connaît qu’un seul fol en Christ, Isaac des
Cavernes de Kiev (fin du XIe s.). Par la suite, l’invasion mogole ayant détruit presque
toutes les institutions culturelles russes, il fallut attendre le XIVe siècle pour constater la
présence de fols en Christ arrivés étrangement d’Occident, le premier attesté Procope
d’Ustjug venait de la « grande muette »5. Remarquons que lui-aussi fut très mal accueilli,
le « public » ne comprenant pas sa démarche de dérision. Il mourut de froid sans que
personne ne se soit inquiété de lui. Toutefois, la folie en Christ connut un accroissement
sensible au XVe et son apogée aux XVIe et XVIIe siècle.
5 Les Fols en Christ étaient immédiatement repérables par leur aspect extérieur. Le plus
souvent ils se promenaient nus avec parfois un linge autour des hanches. Cette pratique,
tout particulièrement pendant l’hiver russe, n’était pas sans danger et on rapporte
plusieurs cas de fols en Christ trouvés morts de froid. Ils portaient parfois des chaînes, des
croix et de lourds casques de fer. Lorsqu’ils s’habillaient, ils mettaient leurs vêtements à
l’envers, comme c’était l’usage dans les cérémonies païennes combattues par l’Eglise. Ils
ne se lavaient que rarement et lorsque d’aventure de pieuses gens les y obligaient, ils
s’empressaient de se rouler dans les caniveaux ou de se couvrir d’excréments.
6 Ils s’exprimaient principalement par gestes, souvent emphatiques qu’ils préféraient au
discours. Lorsqu’ils rompaient leur mutisme, ils utilisaient quelquefois une technique
vocale artificielle avec timbre de voix très aigu et des résonnances nasales.
7 Leur aire de jeu était l’espace public, celui des marchés, des places, des ponts, des sorties
des églises ou des cathédrales, des rues passantes, les devant des palais ou des hôtels
particuliers, mais aussi des cabarets et les lieux de débauche. Remarquons qu’à la
différence des fols en Christ grecs qui semblent avoir une certaine attirance pour les
thermes féminins, les Russes ne fréquentent pas particulièrement les bains réservés aux
femmes 6.
8 Leurs techniques de jeu sont variées, mais toujours provoquantes. Ils pouvaient comme
Syméon le Fou au VIe siècle à Emèse tirer derrière soi un chien crevé, fréquenter les
tavernes, manger du saucisson le Vendredi saint, bombarder les femmes avec des
noisettes pendant la messe, entrer dans les thermes qui leur étaient réservés, comme
Maxime le Capsocalyvite (le Brûleur de cabane) (1270-1365) à l’Athos se construire chaque
soir une hutte en branchage et la brûler chaque matin, comme Sabbas le Jeune au XIVe
siècle se promener entièrement nu par les routes de Chypre en récitant le Livre de Job. Ils
pouvaient prier avec des larmes devant les portes des bordels ou lancer des pierres sur
celles des pieuses gens, parce que devant les premières étaient massés les anges et devant
les secondes les démons.
9 Si jusqu’au XIVe s. les fols en Christ agissaient le plus souvent seuls et dans le but de
convertir leurs concitoyens, à partir de cette époque et uniquement en Russie, ils se
mirent à dénoncer les tares sociales au nom de l’ordre public ou de la tradition.
20
10 Ils étaient ainsi capables de monter à plusieurs de véritables spectacles. Ce fut le cas à
Novgorod au XIVe lorsque deux fols en Christ, Nicolas Tête de Choux habitant le quartier
aristocratique et Théodore habitant le quartier commerçant se battaient comme des
chiffonniers sur un pont qui unissait ces deux quartiers au milieu d’un grand concours de
peuple. Selon la légende, après s’être mutuellement jetés dans le fleuve, ils revenaient
tranquillement sur la berge « en marchant sur les eaux ». Ils voulaient ainsi faire
comprendre aux deux parties de la ville l’inanité de leurs querelles incessantes.
11 Mais, ce fut lors du règne contrasté de Jean IV dit le Terrible (1533-1584) que certains fols
en Christ se sentirent chargés d’une véritable mission politique, celle de dénoncer les
abus de pouvoir. Comment se déroula cette évolution, quelles en furent les causes, et
même quelle confiance faut-il accorder aux récits plus ou moins enjolivés de leurs
exploits, à des documents qui souvent ne sont que des montages, il est difficile de le dire.
En tout cas une chose apparaît clairement : certains fols en Christ s’en seraient pris
souvent violemment à puissants, et tout particulièrement à celui qui, nous le savons à
présent7, rédigeaient des offices qu’il signait du pseudonyme de Parfène le Fol, et avait
instauré la dérision comme moyen de gouvernement. Ils n’auraient pas hésité à traiter le
tsar de cannibale, d’anthrophage, lui présentant en plein carême des morceaux de viande
crue dégoulinant de sang, à lui qui se repaissaient de la chair des chrétiens orthodoxes. Ils
faisaient cela avec succès afin de protéger villes et habitants contre la fureur sanguinaire
d’un tsar névropathe, mais aussi contre une nouvelle conception de l’état, centralisé et de
l’absolutisme royal.
12 Le second apogée des Fols en Christ fut sans conteste le règne du tsar Alexis (1636-1672),
homme très pieux qui aimait s’entourer de pélerins, de prophètes plus ou moins inspirés
et de Fols en Christ. Toutefois, les plus connus se séparèrent du tsar et du patriarche lors
du schisme de la Vieille Foi marquant ainsi leur attachement à sa dimension nationale et
leur mépris pour des réformes à leurs yeux trop entachées d’hellénisme. Nombreux
furent ceux qui payèrent de leur vie cet attachement à la tradition.
13 Ces exécutions marquèrent le début de la fin de la Folie en Christ comme institution
marginale de l’Eglise. Pierre le Grand qui, lui aussi utilisait des bouffons et des nains pour
les besoins de sa propagande politique, éprouvait tout naturellement une profonde
aversion pour les Fols en Christ. Ceux-ci furent arrêtés et envoyés dans des monastères ou
à l’armée. Cependant, ils ne disparurent pas complétement et l’on connaît des exemples
de fols et folles en Christ aux XIXe et XXe siècles ; ils n’avaient cependant plus aucune
dimension de critique sociale et politique.
14 Après cette trop rapide présentation d’une instituion sociale plus que millénaire, il
convient de conclure et cela n’est pas facile. Il est en effet évident que le Fol en Christ
possède avec les clowns, mais aussi avec les bouffons occidentaux des traits communs, en
particulier un rapport d’anormalité avec le monde. Si, comme le propose A. Simon « dans
cet univers où rien ni personne n’est jamais à sa place, pas même l’homme dans sa peau
d’homme, l’art du clown est celui de la plus habile maladresse dans le maniement des
objets et des mots, alors les seules réussites viennent du hasard, d’autant plus éclatantes
qu’elle sont vite payées cher »8, en ce qui concerne le Fol en Christ. Ses rapports avec le
monde et les objets s’apparentent plus à la traversée des apparences et à l’inversion
systématique du monde à l’envers, chère au XVIIe et XVIIIe siècles occidentaux. Pour lui, la
nudité est pureté, la saleté-parure, le mutisme-discours, le paradoxe-découverte, la mort-
vie, le rire-dénonciation, l’humiliation-louange, etc.
21
15 Mais, tout en allant très loin dans sa dénonciation de monde, le Fol en Christ n’adopte pas
un comportement totalement négateur. S’il s’en prend parfois aux ecclésiastiques, il
n’adopte jamais de comportement anticlérical et encore moins antiecclésial. Pourtant
l’Eglise institutionnelle, tout en la tolérant, se méfie de la Folie en Christ comme de tous
les comportements prophétiques. Par contre, le peuple toujours avide de merveilleux et
de théâtralisation du vécu, aime voir les puissants et les riches, en général l’autre, être
l’objet des attaques justifiées des Fols en Christ.
16 Alors, clown, bouffon, sot, ou tous à la fois, sans nul doute, mais aussi création originale
d’un monde culturel, à la fois proche et différent, celui de l’Europe byzantine.
NOTES
1. La bibliographie sur le Fol en Christ, dont le nom d’origine est Fol ou Fou pour le Christ, est
relativement importante, toutefois la grande majorité des ouvrages ou des articles l’abordent
sous l’angle uniquement religieux. Nous avons utilisé en particulier l’excellente étude de I.
GORAÏNOFF, Les Fols en Christ, Paris, Desclée de Brouwer, 1983, coll. Théophanie ; Fr.
VANDENBROOK, « La Folie en Christ », Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique, Fas.
35-36, Paris 1963; E. BEHR-SIGEL « Les fous pour le Christ et la sainteté laïque dans l’ancienne
Russie » Irénikon, 15, 1936 et Prière et sainteté de l’Eglise russe, Paris, Cerf, 1950, p. 98-108.
KOVALEVSKIJ, I., La folie en Christ et les Fols en Christ de l’Eglise orientale et russe, M 1895 ;
PANCENKO A. M., La Folie en Christ comme spectacle, XXIX, 1974, c. 144-153 ; LIXACEV, D.,
PANCENKO, A., Le Monde du rire de la Russie Ancienne, 1976 ; LIXACEV, D., PANCENKO, A.,
PONYRKO, N. V., Le rire dans la Russie ancienne, 1994.
2. J. SAWARD, Dieu à la folie. Histoire des saints fous pour le Christ, Paris, Seuil, 1983.
3. Le célèbre Lexicon palaeoslovenico-graeco-latinum de F. Miklosich (1862-1865) donne stultus, donc
stupide, hébété ou encore sot. On trouve d’ailleurs le terme grec utilisé en slavon.
4. Les cas de folles en Christ sont assez rares. On en trouve pas en Russie Ancienne, par contre elles
ont tendance à se multiplier aux XVIIIe et XIXe s.
5. Comme les Grecs considéraient ceux qui ne parlaient pas leur langue comme des barbares, les
Slaves, c’est-à-dire ceux qui ont la parole, appelaient les Occidentaux les muets.
6. Il serait possible de faire une typologie des fols en Christ. On y verrait des similitudes, mais
aussi des différences entre les Grecs et les Russes. Chez les premiers les rapports avec les femmes,
en particulier les prostituées, sont très importants, tandis qu’ils sont presque totalement absents
chez les Russes.
7. LIXACEV, D., Le canon et la prière à l’Archange le Terrible, chef des Armées célestes de Parphène le Fol
(Ivan le Terrible) et L’héritage manuscrit de l’Ancienne Russie, 1970, c. 10-27.
8. A. SIMON, Les signes et les songes. Essai sur le théâtre et la file, Paris, Seuil, 1976, p. 58.
22
1 Le mot « gracioso », en espagnol, possède actuellement une double acception qui dépend
du contexte dans lequel il apparaît et de la fonction grammaticale qui lui est assignée.
Comme adjectif il prend le sens de celui qui a des qualités humoristiques : eres muy
gracioso. Comme substantif, le terme comprend une autre connotation et sert à désigner
quelqu’un qui se fait passer pour une personne sympathique sans y réussir : eres un
gracioso.
2 Nous pouvons constater que le premier cas offre une qualification positive de la part d’un
interlocuteur éventuel, celui qui traduit le « message » et qui le trouve agréable.
Réception, donc, souhaitable ; bon accueil de l’intervention du dit « gracioso ». Dans le
deuxième cas, il se passe justement le phénomène contraire. L’interlocuteur se trouve mal
à l’aise, réprouve l’intervention de l’émetteur.
3 Le public de théâtre qui assiste à une interprétation du rôle du « gracioso » adopte une
position différente de celle des autres personnages sur la scène. C’est-à-dire, il est aussi
l’interlocuteur du message que l’émetteur propose, mais il ne s’identifie pas directement
à son attitude. Ce sont les autres personnages qui subissent l’action négative du « gracioso
» ce qui provoque toujours le rire chez le spectateur.
4 Dans la comédie espagnole du XVIIe siècle, le « gracioso » est le rôle le plus apprécié du
public. Et il l’est, justement, à cause de son caractère négatif, de la gêne qu’il provoque
chez les autres. D’autre part, les spectateurs n’ont pas de difficulté à l’identifier, ce qui
rend l’effet de sa mission plus sûr. Type littéraire récurrent, il apparaît sur la scène, défini
dès le début et même avant, dans le répertoire d’acteurs qui jouent la pièce – son nom
étant également porteur de sens –, du fait de son aspect externe, voire de son maquillage.
Semblable au clown du cirque, il est reconnu et par son nom – Jodelet, Crispin ou Filipin –
et par son visage enfariné1. Son succès est garanti par le nombre élevé d’auteurs qui ont
tiré profit de sa présence sur scène. L’un des premiers est Lope de Vega. Il l’insère dans
une véritable catégorie scénique et lui donne des particularités qui vont être réutilisées
23
par d’autres dramaturges tels que Calderón de la Barca, Rojas Zorrilla, Moreto, Tirso de
Molina ou Coello2. Mais la source de ce type littéraire permet beaucoup d’interprétations.
Il faut dire que son origine semble être confuse. Les critiques montrent des divergences à
cet égard. Je vais essayer de résumer d’une manière sommaire les théories les plus
avisées. Certains parlent d’une évolution du « bobo » ou du berger du théâtre du siècle
précédent, le XVIe siècle. Mais il faut dire que l’apparition de ce personnage – sans doute
secondaire – est conditionnée par des moments précis et épisodiques, ponctuels dans
l’évolution de l’action. Le « gracioso », par contre, occupe la scène pendant toute la pièce
en vrai protagoniste, dans sa mission de valet et de conseiller, voire, à l’occasion, d’ami du
jeune galant. Pour d’autres critiques, le modèle le plus direct du valet espagnol se
trouverait dans les comédies grecques ou latines, à partir du rôle de l’esclave, surtout
chez Plaute et chez Térence. Il y en a d’autres qui pensent qu’il répond à un type réel de la
société espagnole du XVIIe. siècle, le valet-étudiant. Mais le « gracioso », à mon avis, se
trouve bien loin des milieux universitaires. Sa conduite et ses manières en témoignent.
Admettons cependant qu’il soit proche du caractère du « picaro ». Il partage avec lui sa
jovialité, son humour, mais les intentions du « gracioso » sont moins ironiques et, par
contre, plus saines. Serviteur du noble protagoniste, il consacre son existence à suivre les
pas de son maître. L’aider à restaurer son honneur, contribuer à conquérir sa dame, voilà
ses fonctions primordiales. La récompense : la fatigue, la famine, les coups reçus... le
mariage au bout du compte, puisqu’il ne faut pas oublier qu’à l’époque toute dame avait
sa servante, destinée au laquais de son amoureux.
5 Du point de vue sociologique, le caractère espagnol a été souvent interprété au XVIIe siècle
comme synonyme de conflit. Sur la scène, ce conflit se traduit en un combat symbolique
entre l’honneur et l’amour. Le jeune galant incarne la figure ou le prototype de cette
situation, qui loin d’être conçue comme une question banale, se présente comme une
nécessité provoquée par le penchant belligérant du protagoniste. Il se débat entre une
idée – l’honneur – qui lui est imposée par la tradition paternelle (l’homme doit résoudre
les attaques contre le moral de la famille et contre son nom), et une inclination propre
surtout aux jeunes gens – l’amour –, qui dans le cas de ces personnages devrait être
nommée « passion », tant elle est bouleversante.
6 Or, quelle est la place du « gracioso » dans ce drame idéologique ? Il est évident que sans
lui, la comédie deviendrait tragédie. Sa conduite n’apporte aucune solution au problème
suscité, mais elle donne à la pièce le ton comique si essentiel pour rétablir l’équilibre
entre le sérieux et le rire. D’autre part, il faut souligner qu’il constitue le complément du
galant, l’envers de la monnaie, puisque cada galán dispone de su gracioso (chaque galant
dispose de son gracioso) qu’il imite dans le domaine de l’amour mais dont il s’éloigne
lorsqu’il s’agit de l’honneur3.
7 Les critiques du siècle passé et du début du nôtre coïncident quand ils font référence à ses
qualités négatives. Le gracioso « à la française » se conduit en héritier légitime de son
homonyme espagnol, mais il montre en général sur la scène, plus de verve burlesque.
Pour Martinenche, il « apparaît comme l’inévitable revanche de l’égoïsme sur la
générosité (celle-ci attribuée au galant, son maître), des plus vulgaires intérêts sur les
plus extraordinaires héroïsmes. Insolent et brutal, jouisseur et poltron, il était la bête
humaine dans la naturelle grossièreté »4. Pour Morillot, il est « insolent, lubrique,
gourmand, hâbleur et par-dessus tout poltron ; il est le type de la couardise », ce qui ne
l’empêche pas de lui accorder l’importance et le mérite d’être « le père de toute la lignée
des valets qui ont défrayé la comédie française par leur joyeux état de rire »5. « Valet
24
couard et fanfaron, goulu, ergoteur, fainéant, hâbleur, goguenard, épillard... », voilà les
conclusions auxquelles arrive Fournel dans son étude sur le personnage6.
8 Je vais me limiter à montrer un exemple de traduction culturelle du « gracioso » espagnol
en langue française, celui de Paul Scarron, véritable artisan de l’adaptation espagnole à
son époque. Insolent, ce valet enclin à se montrer le protagoniste de la pièce, réunit en lui
toutes les conditions qui visent à exhiber un manque de respect envers un éventuel
interlocuteur. Il en fait preuve, de manière spontanée, quand il se voit tête à tête avec son
maître. Dans Jodelet ou le maître valet, celui-ci s’affronte directement au jeune galant, en le
traitant de fou. Remarquons dans l’exemple que nous avons choisi ci-dessous le ton
sérieux des premiers vers qui soulignent son inquiétude et sa fatigue, par opposition aux
derniers, qui contrastent burlesquement quand il fait allusion à sa gourmandise
habituelle : « Oui, je ne m’en doute plus, ou bien vous êtes fou,/ Ou le diable d’enfer, qui
vous casse le cou,/ A depuis peu chez vous élu son domicile : / Arriver à telle heure en
une telle ville,/ Courir toute la nuit sans boire ni manger,/ Menacer son valet et le faire
enrager ! » (I, 1a, p. 315).
9 Il se montre aussi hardi devant les autres personnages de la comédie. L’indiscrétion et le
ton agressif de Foucaral, « gracioso » de la pièce Dom Japhet d’Arménie, le mènent à
présenter ainsi son maître à Léonore et à dom Alfonse : « De la part de Japhet le cacique
des fous,/ Je viens plus fou que lui de servir un tel maître,/ Vous dire qu’à vos yeux il
voudroit bien paroître ». (II, 1a).
10 L’agression vis-à-vis sur D. Japhet, « le cacique des fous », se voit atténuée par la réplique
suivante, « je viens plus fou que lui de servir un tel maître », en guise de justification qui
lui accorde, si l’on peut dire, le droit d’insulter. Pour cette raison il se sent de même
autorisé à ridiculiser son seigneur et à le qualifier ouvertement à travers des
commentaires ironiques comme : « Monseigneur dom Japhet, des hommes le plus rare,/
Et le plus fou qui soit d’Angleterre au Japon,/ M’envoie ici savoir si vous trouverez bon/
Que sa digne personne et sa fine folie,/ Viennent chasser d’ici toute mélancolie ? » (III, 2 a).
11 Ton insistant sur les termes « fou » et « folie », traités hyperboliquement à l’aide de
l’expression « d’Angleterre au Japon », renforcés par les comparaisons inadéquates du
parallélisme syntactique « sa digne personne et sa fine folie ». Son insolence est souvent
liée à une autre attitude, celle d’être un bavard. Il peut ainsi irriter son maître qui vient
de souffrir un accident, dont Sulpice, le « gracioso » dans Le Gardien de soi-même, se moque
en faisant de multiples remarques : « ALCANDRE : Hà! tay-toi je te prie,/ Trouves-tu dans
mes maux matière à raillerie ?/ Peus-tu rire songeant au peril que je cours ?/ Sois capable
une fois d’un serieux discours./ SULPICE : Vous m’ordonnez seigneur des choses
impossibles./ Le serieux, et moy, sommes incompatibles ». (I, 1a).
12 Personnage aussi de l’antithèse, couard, protagoniste de violents contrastes, le « gracioso »
trouve une complaisance particulière à se faire passer pour vaillant, quand la réalité dicte
ses véritables règles et nous offre un autre visage, celui du fanfaron. Cela entraîne
beaucoup de changements d’humeur qui sont à la base de ses réactions les plus basses.
Bien loin du comportement du galant, l’honneur n’est pas suffisant à soutenir sa situation
face à l’ennemi. Face à ce dernier il pense plutôt à échapper au danger et à renoncer au
duel. C’est ce que nous pouvons remarquer dans l’attitude du valet de la pièce intitulée
Jodelet duelliste, qui se sent perdu quand il doit répondre aux insultes de son adversaire et
surtout à la giffle qu’il lui a donnée : « Oh ! qu’être homme d’honneur est une sotte
chose,/ Et qu’un simple soufflet de grands ennuis nous cause ! ». (IV, 7 a). L’adjectif
25
d’attraits », ou de « moule adorable à faire des enfants » (I, 3a) pour s’attarder sur les
traits physiques du corps de la femme désirée face à sa propre réaction fébrile. Le
contraste ici entre la métaphore choisie comme compliment et son sens réel rend plus
plausible l’effet différentiel du valet essayant d’imiter son maître par le biais d’un
discours qui n’est pas le sien.
19 Je reviens dans ma conclusion au thème du colloque. D’après ce que nous avons pu
constater à travers l’exemple de Paul Scarron et de son personnage le plus travaillé et le
mieux réussi, le « gracioso » espagnol est un clown chargé de provoquer le rire chez le
spectateur. Il a parfois recours à un type d’humour fondé sur le malheur des autres. Le
clown qui apparaît attaché au monde du cirque représente fréquemment l’aspect
dérisoire du comportement humain : quelqu’un rit et fait rire aux dépens d’autrui ; on se
moque de lui ; on le traite en sot, en inférieur du point de vue psychologique. Lui, en
revanche, est le plus rusé. Cette mise en scène, gaie et triste à la fois, qui s’adresse surtout
aux enfants paraît pour nous, les adultes, exagérée, hyperbolique : intelligence
démesurée face à une gaucherie étonnante.
20 Or, la comédie à l’espagnole au XVIIe siècle et surtout son adaptation contemporaine en
langue française reproduisent le même schéma : le rôle du plus intelligent, celui qui
exerce ses railleries contre les autres, est attribué au valet, apparemment simple et naïf,
sans culture, face aux gens de la noblesse, de bonne allure, mais se laissant duper
facilement7.
21 Les dramaturges français ont su tirer profit du « gracioso »8, personnage qui fonde sa
stratégie sur la dérision pour toucher le public, sur les aspects burlesques propres à sa
condition et à ses intentions prosaïques. En même temps, les dramaturges ont eu
conscience de mettre à la mode une vision globale d’un pays, l’Espagne, qui était aussi
admiré que détesté, où les citoyens se caractérisaient par l’exagération de leurs qualités 9 :
les vieillards par leur autorité sans conteste et leur sens de l’honneur ; les jeunes gens par
leur inclination au duel et aux passions extrêmes ; les valets par leur opposition farouche,
leur désir perpétuel de plaisanter. Miroir déformé qui transforme probablement la réalité
de la lutte des classes sociales ou plutôt la complémentarité – celle de Sancho et de dom
Quichotte – au bénéfice du rire en cascade, la comédie d’origine espagnole offre aux
Français du XVIIe siècle la possibilité de jouir doublement du spectacle : caricature de
l’agresseur – transposition dramatique d’un symbole en illusion créatrice – ; rire sans
contrainte, séduction d’un genre (la comédie) qui s’éloigne de la pastorale dramatique, de
la tragi-comédie et de la tragédie. C’est une manière d’interpréter une culture étrangère,
d’en utiliser les ressorts comiques.
22 Bibliographie des œuvres de Paul Scarron citées dans ce travail :
• Le Gardien de soy-mesme, Paris, A. de Sommaville, 1655.
• Œuvres, Genève, Slatkine Reprints (Réimpression de l’édition de Paris de 1786), 1970.
NOTES
1. Je m’appuie sur les études de Georges MONGREDIEN, Dictionnaire biographique des
27
comédiens français au XVIIe siècle, Paris, CNRS, 1972 et Les grands comédiens du XVIe siècle, Paris, 1927.
2. Les érudits qui ont abordé ce sujet dans le théâtre de Lope signalent que le « gracioso »
représente un aspect de la vie qui répond à une attitude morale d’envisager le monde,
complémentaire à celle de son maître. Les successeurs de Lope auraient pris sa condition et son
penchant humoristique comme la seule source comique de la pièce, montrant une conduite
réitérative capable de créer un type littéraire très à la mode. Voir à cet égard les travaux de José
F. MONTESINOS, « Algunas observaciones sobre la figura del donaire en el teatro de Lope de
Vega », Estudios sobre Lope, México, 1951 et El gracioso en el teatro de la península, Madrid, 1954.
3. Commentaire de César OLIVA et Francisco TORRES, Historia básica del arte escénico, Madrid,
Cátedra, 1990, p. 206.
4. Emile MARTINENCHE, Histoire de l’influence espagnole sur la littérature française. 1. La comédie
espagnole en France de Hardy à Racine, Paris, 1900, p. 376-7.
5. Pierre MORILLOT, Scarron et le genre burlesque, Paris, Lecène et Oudin, 1888, p. 271-2.
6. Victor FOURNEL, La littérature indépendante et les écrivains oubliés. Essais de critique et d’érudition
sur le XVIIe siècle, Paris, 1862, Genève, Slatkine Reprints, 1968, p. 40.
7. Roger GUICHEMERRE, possède un travail excellent où il fait l’analyse des types littéraires de la
comédie. Roger GUICHEMERRE, La comédie avant Molière ; 1640-1660, Paris, Armand Colin, 1972.
8. Voir par exemple les pièces de Thomas Corneille, de Boisrobert ou de D’Ouville, où il existe de
même des « Filipins » ou des « Jodelets », caractérisés d’une manière semblable.
9. L’étude de Alexandre CIORANESCU, Le masque et le visage : du baroque espagnol au classicisme
français.
28
Un témoignage iconographique
populaire de représentations théâtrales
en Bretagne au XIXe siècle
Gildas Buron et Gwenaël Le Duc
cet endroit qu’ils ont été préservés, et surtout préservés par écrit, dans des manuscrits
populaires, dans une zone où la langue commune était le breton, et exclusivement là.
Probablement, ce fut un moyen d’alphabétisation et d’apprentissage du français. C’est un
produit de la pédagogie devenu tradition.
6 La langue bretonne a donc sans doute été la raison d’être de ces cahiers, la langue et la
littérature populaires françaises ont fourni les modèles, de même que les magazines en
anglais fournissent des documents pédagogiques aux professeurs d’anglais.
7 C’est un aspect, il y en a d’autres.
8 Il n’est pas coutume d’écrire dans les milieux populaires. Pour commencer, faute de
moyens techniques à une époque où il faut d’abord savoir lire et écrire, ensuite trouver
du papier et de l’encre.
9 Là, aucun problème : il y a au Croisic une école d’hydrographie fondée en 1691, nous
dirions maintenant une école de marine, ou de maistrance, qui assure la présence de ce
type de matériel.
10 Ensuite il y a le « business » : le paludier est « fermier », ouvrier manuel, il n’est pas si
riche que cela. Certes, il a un rang social au-dessus de celui de l’agriculteur parce qu’il
possède un art ; cependant il n’est pas plus riche pour autant. Mais il est « fermier », et il
doit rendre des comptes écrits à ses propriétaires lointains pour l’exploitation d’une
matière de grande valeur, le sel, dont la production et la valeur sont soumises à de
grandes et soudaines fluctuations ; dès le XVIe siècle, l’on constate que ces ouvriers, gens
mécaniques, savent écrire pour rendre des comptes à leurs propriétaires2 : l’écrit est en
quelque sorte la garantie de l’emploi dès le XVIe siècle. Cela fait partie du métier des
paludiers3.
11 Il y a l’ouverture : fait anormal pour de simples récoltants, ce sont des gens qui vont
vendre leur sel au loin, qui parcourent la Bretagne et la France pour vendre ou échanger
leur sel (la troque), ainsi que le Nord de la France pour acheminer ou convoyer toutes
sortes de marchandises. Cela ouvre l’esprit4.
12 On fera des gorges chaudes de la place de la femme dans les sociétés celtiques, mais peu
importe : comme toujours, c’est la femme qui tient les comptes, et assure la bonne tenue
des choses quand le mari est absent pour la troque, trois mois par an. Donc, ce qui est
contraire à leur nature pour reprendre la phrase d’un prêtre, il y a des femmes qui lisent et
écrivent. Dès le XVIIe siècle, nous avons des petites filles qui vont à l’école. On trouve une
école dans le hameau de Kervalet (600 âmes)5.
13 Dès la fin du XVIIIe siècle, le Bourg de Batz est lieu de villégiature. Ce n’est pas le tourisme,
ni les congés payés, mais il y a de la clientèle pour la bimbeloterie et les souvenirs. Déjà on
fabrique des poupées en coquillages6, et on vend de la faïence décorée mais non utilitaire.
On fabrique des bijoux en coquillages peints, des couronnes de mariée. Il faut attendre
1880 pour avoir les premières cavalcades destinées à distraire le touriste, 1887 pour avoir
le musée des costumes anciens, un des premiers musées d’arts et traditions populaires de
France en fait, devenu le Musée des Marais Salants. Certes, ce n’est que le sous-produit de
courses de chevaux à Guérande, avec défilés de paludiers en costume de fête. Mais dès le
début du XIXe siècle, l’activité touristique est là, partie de l’économie du pays.
14 Ce qui veut dire qu’alors qu’ailleurs, dans la majeure partie de la population, au XIXe
siècle, la couleur se réduit à quelques nuances de brun, mis à part l’image d’Épinal clouée
au mur, dans les maisons du bourg l’on trouve toutes les couleurs de la palette.
30
15 Il faut voir les dessins des cahiers d’élèves de l’école d’hydrographie du Croisic, et les
cahiers de Noël des enfants du bourg de Batz pour voir (entre autres) l’influence du dessin
académique. A défaut de techniques très sûres, on prend l’envie de dessiner et de peindre.
16 Les manuscrits que nous avons, sont l’œuvre d’adolescents (12-18 ans). C’est
apparemment dans le cadre de l’école qu’ils copient ces chants de Noël, et chez eux qu’ils
décorent leurs manuscrits comme ils l’entendent. La plupart, de nos jours, sont des
propriétés familiales.
17 Les textes ne sont que rarement originaux. Certains dérivent de Noëls français connus dès
le XVIe siècle et popularisés par la bibliothèque bleue, d’autres sont de composition locale.
Écrits dans une zone où le breton est la langue commune, ils ne sont qu’en français, et
l’on y chercherait en vain l’influence du breton. Par contre, dans plusieurs, l’orthographe
très individuelle permet de croire à des intermédiaires oraux. Peu importe pour nous. Les
élèves les décorent du mieux qu’ils peuvent, et la variation est si forte d’un manuscrit à
l’autre en ce qui concerne la décoration que l’existence de modèles directs peut être mise
en doute. Certains proposent une décoration religieuse, d’autres s’inspirent de décors sur
faïences, d’autres de manuscrits médiévaux ou de la renaissance (tels les aveux et
dénombrements, etc.), d’autres font « religieux » en dessinant des statues ou l’église,
d’autres s’inspirent de la vie quotidienne.
18 Et c’est là notre chance : une jeune fille s’inspire des spectacles qu’elle a vus, et qui l’ont
sans doute émerveillée.
19 Bien sûr, ce n’est ni Rubens ni Rembrandt, ce sont des dessins d’enfant qui ont ceci de
touchant et de respectable qu’ils sont une œuvre originale, sans modèle, qui garde trace
d’un certain émerveillement : ce n’est pas une photo, ce n’est pas un témoignage
rigoureux, un constat d’huissier, mais nous savons ainsi ce qu’est le théâtre : le rêve qu’il
laisse derrière lui. Pour faire justice au théâtre, il ne faut pas juger ce qu’il est, mais ce
qu’ont vu ceux à qui il était destiné.
20 Par ce manuscrit donc, nous avons un témoignage de premier ordre sur le théâtre
populaire, pour deux raisons : il émane d’une personne à qui ce théâtre est destiné, pas
d’un officier de police chargé de l’ordre public, ou d’un bourgeois en villégiature, ou d’un
nobliau en quête de pittoresque ; nous voyons mal, comme à travers un verre déformant,
mais nous voyons à travers les yeux d’une jeune fille qui rêve encore de ce qu’elle a vu, et
surtout à qui ce spectacle était destiné. En plus, parce qu’il témoigne en fait de six sortes
de spectacles : pour un peu, l’on douterait qu’une telle variété fût disponible en un même
lieu, nous voici détrompés.
• Théâtre de marionnettes
• Théâtre d’acteurs
• Pastorales
• Théâtre religieux, ou théâtre de mission
• Défilés de « saltimbanques »
• Fêtes et cérémonies patriotiques
Théâtre de marionnettes
21 Ce sont des marionnettes à gants, ou sur bâton, avec castelet, apparemment un décor
d’entrelacs en fronton, et rideaux noirs à passementeries rouges, ou des rubans à
godrons. Le décor du devant, à fusaïoles, s’inspire sans doute de meubles, mais il y a
31
Théâtre d’acteurs
22 Il pourrait s’agir d’une troupe de passage, francophone donc, mais les costumes locaux le
démentent. Le titre, le nom ou le canevas de la pièce, nous échappent, même si l’on peut
proposer une succession de scènes, qui, d’après les dessins, se dérouleraient en
« boustrophédon ». Dans l’angle supérieur droit, un couple de jeunes mariés,
reconnaissables à la couronne, le cœur rouge sur la main, le bouquet de fleurs et le
chapeau en tuyau de poêle du jeune marié, entre deux arbres rouges. Cela est bien local.
Juste à côté le « voltigeur faquin », à képi noir surélevé, sabre à la main, en uniforme bleu
à épaulettes rouges et pantalon de même. Les mains bleues terminées par des points
rouges peuvent faire penser à des gants. À la ligne du dessous, à l’horizontale le « matelot
charmant tué par l’aspirant », costume de marin en toile brune, à plastron bleu, et
chapeau noir – les mains dans les poches.
23 Juste à côté, une scène oppose deux personnages : l’un en bragou bras, culottes bouffantes
blanches sur guêtres bleues, et chapeau noir à larges bords, un bâton ferré (penn-baz) dans
la main gauche, face à un personnage où je vois une sorcière : le chaudron sur un trépied
sommaire, le personnage est habillé de vert avec gants (?) bleus, abondante chevelure
rousse ; un peu de rouge aux joues, des yeux gros et noirs (peut-être maquillage).
24 À la ligne suivante, deux soldats en pantalon rouge, gilet à boutons, épaulettes rouges,
bonnets à poil noirs à plumet rouge, sabre à la main, se battent : la note les désigne
comme « soldats suisses ». Peut-être un spécialiste reconnaîtrait-il ici un uniforme porté
par quelque régiment particulier – qui n’aurait rien de suisse. Juste à côté, un couple qui
s’éloigne – on pense aux jeunes mariés de la première scène, l’homme, portant deux
bissacs, porte maintenant un chapeau à larges bords.
25 Les personnages sont réduits à un aspect caractéristique, qui nous donne une idée des
costumes réels ; il y a des « types » de personnages, des codes : le marin, le soldat, le
paysan, la sorcière, les amoureux, les officiers. Le maquillage est probable (couleurs
disponibles), ainsi que l’usage de vêtements quotidiens, d’uniformes de récupération, de
costumes particuliers. Pour les hommes, le chapeau est systématique, et l’on notera,
puisque les seins sont nettement soulignés, qu’apparemment des femmes prenaient part à
la représentation.
Pastorales
26 La « pastorale », chez nous, c’est la représentation de la nativité de l’Enfant Jésus. La
nature de ce type de représentation dans la réalité et dans cette région, n’est pas claire, et
était sans doute variable, entre deux types : la quête accompagnée de chants, la
32
représentation plus ou moins « opératique » avec chants et danses, mais en tant que
spectacle (acteurs + assistance)7 ou en tant que cérémonie (toute l’assistance participe).
Ici, nous avons une danse, ce qui serait intéressant mais sommaire, s’il n’y avait au centre
des danseurs un ovale noir avec au centre un autre ovale blanc orné de zigzags qui
permet de reconnaître le berceau de l’enfant Jésus. On a donc bien affaire à une pastorale,
à la scénisation de la naissance du Christ, avec danse autour du berceau, d’un type qui est
connu ailleurs en Bretagne [où ce sont les bergers qui dansent8] mais n’était guère attesté
par ici, et non à une danse de village (la danse locale est le « rond paludier »). On note que
les personnages, plus ou moins nettement, sont des deux sexes en alternance : homme-
femme-homme, etc. Que tous les hommes portent le chapeau, l’un d’eux fume la pipe :
c’est une danse d’adultes, mais il me semble bien qu’il y a une petite fille. Le personnage
isolé, s’il joue d’un instrument, c’est le violon, mais c’est bien indistinct quand même. On
note un tricorne, des chapeaux hauts-de-forme, ou ce qui en tient lieu (il peut s’agir de
képis ou de shakos). C’est une ronde, mais les personnages ne se tiennent pas la main. On
pense à une danse, mais peut-être n’est-ce qu’un cercle autour de l’enfant emmailloté, car
des personnages tournent le dos à l’assistance. Le décor vaguement festonné, l’existence
d’un cadre, permettent de croire qu’il s’agit là d’une scène. Cela ne correspond cependant
pas au texte de la Pastorale tel qu’il était connu et joué dans la région, où aucune danse
n’est prévue.
couronnes de mariées que l’on fabriquait en grande série dans la région, avec des fleurs
artificielles en coquillages colorés. Sur un autre dessin, le personnage nommé « sainte
Pélage », est en robe de tricot chiné, avec corset et tablier noirs, ceinture et mitaines (ou
gants) verts, coiffe blanche et collet rouge. Indubitablement, dans ces deux cas, ce sont
des femmes (et non des hommes) qui sont représentées – et leur attitude est différente :
mains jointes et non bras croisés. Cela correspond à ce que nous savons : les rôles ne sont
pas exclusivement tenus par les hommes, le costume est festif mais ordinaire, pas de
décors ni de gestes particuliers.
Défilés de « saltimbanques »
30 L’image représente trois personnages, dont le costume est dessiné comme un trait
extérieur, avec un mouchetis bleu et rouge, j’y vois un costume à paillettes, ou sinon un
costume comparable à celui des Cockneys d’autrefois (mille boutons). On notera pour
l’homme le chapeau, la canne, les favoris blonds, les bottines noires et pour la femme, le
« monokini » jaune, la coiffure qui évoque celle des « gilles » du nord de la France,
l’enfant qui semble habillé d’une cotte ou robe également à paillettes. Pas de
« spécialisation » nette, en tant que clown, dompteur ou prestidigitateur ; on peut penser
au cirque, ou à une parade, mais il est difficile d’aller plus loin.
31 Une autre représentation dans le cahier, mais à l’encre ordinaire, beaucoup plus
sommaire.
festivité. Le détail échappe, on le voit quand la dessinatrice ne sait plus si les culottes de
saint Bernard sont bouffantes en haut ou en bas. La scène retenue semble unique, il n’y a
pas de progression dans ces représentations, il y a un souvenir figé, extrêmement réduit,
et qui se mélangera.
36 Voyons donc une dernière illustration : il faut faire appel à d’autres illustrations pour y
reconnaître le clocher de l’église du bourg, un thème présent dans d’autres manuscrits –
mais cette fois le clocher lui-même est décomposé en surfaces colorées, prétexte à étalage
de couleur, à l’expression de l’émerveillement. Et autour, d’une manière finalement
incohérente, des personnages où l’on reconnaît ceux des autres dessins, tirés donc de
différentes pièces de théâtre, avec une dominante du théâtre religieux, quand même,
mais avec des confusions. Une autre représentation évoque un feu d’artifice.
37 Quand nous parlons de théâtre, ou d’un film, par entraînement scolastique, nous parlons
d’une pièce, donc d’un titre, d’un auteur qu’il faut connaître. Ou sinon, d’un acteur (un
Clint Eastwood, un Gabin), d’un metteur en scène (le dernier Spielberg).
38 Mais pour ce théâtre, rien de tel. Le témoignage que nous avons, a peut-être des
réminiscences de titres, ou de noms de personnages, mais ne se souvient que du théâtre,
bref du plaisir ressenti, pas de la pièce en fait – ce qui eût bien mortifié l’auteur. Le
témoignage ne se souvient que du théâtre. Cela nous rappelle que finalement, ce n’est pas le
clown qu’on attend ou dont on se souvient, mais de l’émerveillement et du plaisir qu’il
donne.
39 C’est peut-être ce qui explique que dans ce souvenir, tout tende à se mélanger, excellente
raison pour refuser un témoignage qui est un peu dérangeant.
40 Il nous reste donc un témoignage sommaire, face auquel il ne faut pas être trop exigeant :
mais pour le théâtre populaire, il est infiniment précieux parce qu’il émane – chose
exceptionnelle – du peuple, de ceux à qui en fait il était destiné.
41 Quelques précisions méritent d’être données.
42 Ce manuscrit a été recueilli à la décharge publique vers 1980. En 1985, il fut déposé au
musée l’espace d’un après-midi, et c’est à ce moment, en hâte, que les photographies
furent faites. Le manuscrit a disparu et le propriétaire reste injoignable. En 1995, il
réapparut et fit don du cahier au conservateur du Musée, ce qui permettait enfin d’en
faire état publiquement.
43 Le manuscrit est l’œuvre de Julien-Marie le Heudéz (= Le Huédé) qui a écrit les textes en
1832, à la plume d’oie (souple) et en a orné les initiales. Ces décorations sont en général
assez grossières ; pures au début, les couleurs se mélangent vers la fin ; l’application est
grossière (comme faite au coton-tige, parfois), la couleur bave ; les dessins sont cernés
d’un trait à l’encre ; un détail caractéristique, le jaune qu’il emploie devient violet à la
lumière de Wood, avec une auréole. Une seule fois, le dessin apparaît soigné, net comme
un dessin technique, mais il s’agit d’une rose des vents.
44 Puis le manuscrit est passé à sa fille, qui, elle, écrit à la plume de fer et ne laisse que
quelques notes d’une encre qui a pâli, sans doute diluée. Les dessins sont précédés d’une
esquisse à la mine de plomb ; la peinture est donc posée avec plus de soin, parfois à la
plume. C’est de sa main que sont les dessins qui nous intéressent, encore que le dessin de
la pastorale, au trait simple, n’est dans la « manière » ni de l’un, ni de l’autre. On note
qu’un des personnages de théâtre de mission est surmonté du nom de Jean-Baptiste, il
s’agit soit de la signature de son mari, soit d’une indication scénique. La signature de son
35
mari, d’une écriture très fine, apparaît en plusieurs endroits, et a parfois été grattée
finement et si soigneusement que le texte est devenu illisible même en ultra-violet.
45 La date du manuscrit est donc 1832, celle probable des dessins qui nous intéressent (en
laissant donc de côté les lettrines) entre le moment où Joseph le Huédé porte sa dernière
note (la mention de la naissance de son fils, en 1854), et la première portée par sa fille
Anne (née en 1846) qui mentionne son mariage en 1866, ce qui permet de donner un nom
à l’auteur des dessins sans doute antérieurs à cette dernière date10.
NOTES
1. La première lettre de ce type connue est de 1579, avec Guillaume Donerf, qui avertit par écrit
la Chartreuse d’Auray que les chanoines de Guérande se mettent à lever la dîme sur les marais
salants des pères chartreux (AD Morbihan, 48H20, 7 mars 1579). A partir de 1685, Julien Le Huédé,
maître paludier de Kervalet, entretient une correspondance fournie avec la même abbaye (AD
Morbihan, 48H44). Au XVIIIe siècle, s’il y a généralement peu de livres chez les paludiers, certains
possèdent une petite bibliothèque. L’un d’eux possède même la Vie des saints d’Albert Le Grand
(AD Loire-Atlantique, B 9110, 10 juin 1763).
2. Nous possédons des séries de comptes entre 1805 et 1823 ; mais ces documents sont rarement
conservés.
3. Jean Ropert va même jusqu’à Paris chercher de la camelote.
4. Dès 1562, nous trouvons Geffroy Rouault, régent, précepteur de la jeunesse du Croisic (AM du
Croisic, registre des baptêmes, GG2, 1560-1591, f°444v°). Peu avant la révolution, on connaît
Légal, maître d’école à Kervalet. On relève aussi dans les registres des BMS de Batz, à la date du 6
janvier 1758, le décès de Jacques Hardi, aussi maître d’école.
5. Voir Gildas BURON et Michaële SIMONNIN, « Faiseuses de Bouquets » du Bourg-de-Batz », 303
Arts, Recherches et Créations, la Revue des Pays de la Loire, XLVI, 1995, p. 172-183.
6. Pastorale sur la naissance du Sauveur du monde, avec l’adoration des pasteurs et la descente de
l’archange saint Michel aux limbes, corrigée et augmentée, Nantes, Juguet-Busseuil, s.d. (fin XIXe), 48
p.
7. Voir GUILCHER J.-M., La tradition populaire de danse en basse-Bretagne, Paris-La Haye, Mouton &
Co, 1963, p. 418 ; CHOTZEN, Th.-M., « Une survivance des mystères en Bretagne. La Pastorale de
Poullaouën », Neophilologus, 26, 1941, p. 161-186. Addendum, ibid., 27, 1942, p. 91-94. Feiz ha Breiz,
Nedeleg 1939-Genver 1940, p. 13-19, An Oaled, II, 1936, p. 57 et III, 1936, p. 244-245 ; LAURENT,
Donatien, « Une chantefable en Pays Pourlet ; la “tragelie” Arts et Traditions populaires, avril-juin
1968, p. 153-172. Texte édité d’après le ms de Dublin par HAMILTON, Noël, Zeitschrift fur Celtische
Philologie, 35, 1976, p. 102-157.
8. On aura une idée plus précise des textes et de la scénographie à travers R.P. FRADET, Les œuvres
du Bienheureux Grignon de Montfort, poète mystique et populaire – ses cantiques, avec étude critique et
notes, Paris-Angers 1929, p. 131 et suiv., p. 561 et suiv. J’ai reproduit le croquis de la scène dans LE
DUC, Gw., « Le théâtre populaire breton, transmission écrite et orale, problématique d’une
symbiose », dans TRISTRAM, Hildegarde L.C., Text und Zeittiefe, Tübingen, Gunter Narr Verlag,
1993, p. 233-292, p. 280-281.
36
9. Ce quant tique a partien amoi julien marie le heudez fil de Joseph leheudé et de fransoisse nicolle marie
en mille huit cent carrante trois avec Jenne marie monfort fille de louis monfor et de victoire nicolle nous a
vons su un fil le un août (le 17 octobre) 1844 Julien marie leheudéz
10. en 1846 nous a vons su une fille le 16 mars
anne leheudéz en 1848 nous avonssu
un nautre et manuel ne le 17 juillet numero 64
du reguite de la merie en 1850 jesu une
petit fille maricateline le 25 mai
en mille huit cent cinquante deux un fils manuel
né le 24 mars Jesu un autre en 1854
antoinne marie leheudé le 20 juiette
en 1844 Julien marie le heudez le un août
en 1846 anne le heudez le 16 mars
en 1848 manuelle le 17 juetate (sic)
en 1850 marie Caterine le 25 mai
en 1852 Jean marie le 24 mars
en 1854 entoinne marie le 20 Juett
Anne Le heude mariee a Bourdic
Baptiste Marie le 26 juillet 1866 (changement d’encre)
Jeane marie monfort né 1819 neuv
decede le 27 août 1897.
37
personnel de John Rich qui parvint à attirer les foules à une période durant laquelle
Barton Booth et Mrs Oldfield eux-mêmes jouaient devant des chaises vides au Drury Lane.
5 Dès le début, décors et effets spéciaux prirent une place prépondérante dans la
pantomime anglo-saxonne. Ainsi, dans The Emperor of the Moon, montée dans les années
1740, on pouvait admirer la tapisserie de Bayeux en tableau vivant, tandis que l’épée
magique d’Harlequin changeait les autres personnages en chaises, en brouettes, en
serpents et même en boutiques. La Grande Scène de Transformation, étape obligée de la
pantomime victorienne, ne fut cependant ajoutée que plus tardivement, dans les années
1830, sous l’impulsion de l’actrice burlesque Madame Vestris.
6 Tout au long du dix-huitième siècle, les pantomimes anglaises s’inspirèrent des mythes
gréco-romains, mais à ceux-ci vinrent rapidement s’additionner des allusions aux
événements contemporains. Harlequin Incendiary ; or, Columbine Cameron, un spectacle de
1746, faisait ainsi référence à la rébellion jacobite de 1745, et se moquait des martyrs de la
cause Stuart.
7 L’année 1806 marqua un pas décisif vers la pantomime telle que la connurent les
Victoriens, avec la création à Covent Garden de Mother Goose ; or, The Golden Egg.
Somptueusement montée, elle fut surtout la première pantomime britannique à s’inspirer
non plus de la Mythologie, mais des contes et comptines pour enfants. Plus tard, cette
source s’enrichit des contes les plus connus des Mille et une nuits. La pantomime n’était
pourtant pas encore intimement liée à la période de Noël, et pouvait être montée en toute
saison, avec toutefois une préférence pour Pâques.
8 Mother Goose... révolutionna enfin le genre puisque pour la première fois Clown, porté par
l’immense talent de Grimaldi vint voler la vedette à Harlequin. Celui-ci ne garda de sa
suprématie première que l’honneur de voir figurer son nom dans les titres de presque
toutes les pantomimes victoriennes.
9 Le talent de Grimaldi resta inégalé durant toute la période à laquelle nous allons nous
intéresser, bien que des comédiens comme Tom Matthews ou Harry Boleno surent eux
aussi faire rire leur public. Grimaldi était en effet bien plus qu’un simple bouffon, et le
critique R.H. Hornes raconta qu’un soir il le vit dans le monologue de la dague de Macbeth,
sur la scène à peine éclairée, dans son costume de Clown : « (...) malgré cela, et en dépit du
fait qu’il ne laissait entendre que peu de sons intelligibles, il régnait un silence de mort
dans tout le théâtre, et je n’étais pas le seul petit garçon à trembler, jeunes et vieux
semblaient frissonner sous l’effet de l’imagination. »1
10 De même, lorsqu’il chantait « The Oyster Crossed in Love » (« L’huître malheureuse en
amour »), les enfants pleuraient. D’un autre côté son comique pouvait être si irrésistible
qu’on le crédita d’un miracle. Un soir, un marin qui avait perdu l’usage de la parole à la
suite d’une insolation se tordit tellement de rire qu’il finit par brailler : « What a damn’d
funny fellow! » (« Quel sacré rigolo ! »)2.
11 Les bases de la pantomime victorienne étaient donc établies dès le début de la période, et
le genre pouvait prétendre devenir cette institution et cette initiation au théâtre dont
raffolèrent les Victoriens. Charles Dickens lui même, dans un discours de 1846, datait son
amour du théâtre : « ... du temps où je croyais que le Clown était un être venu au monde
avec un nombre infini de poches. »3
39
air à la fois émouvant et excitant est toujours joué à cet instant, et est répété
comme les transformations se poursuivent. On entend alors une petite clochette : le
signal pour ceux là-haut dans les cintres de faire apparaître plus de merveilles.
Quelques berges commencent alors à s’écarter lentement, montrant des pays de
lumière, avec quelques êtres éthérés, des fées, s’envolant lentement ici et là.
Quelques brèches et quelques fées plus tard, une pyramide de ces dames commence
à s’élever lentement au centre. Et ainsi de suite, de la lumière de toutes les couleurs
jaillissant de partout (...) Dans certaines des scènes les plus audacieuses, les femmes
suspendues * semblent flotter dans les airs, ou reposer sur le fragile support de
branches d’arbres. Pendant ce temps apparaît enfin, derrière tout cela, le plus
merveilleux des paradis, le pur empyrée, et quelque joli esprit tout en haut sur un
nuage...6
18 En 1837, Charles Dickens écrivit dans son article « The Pantomime of Life » : « (...) de tous les
dramatis personae pantomimes, Pantaloon est le plus débauché et mauvais, (...) c’est un
méchant vieux, fourbe et intéressé. »7
19 Cependant, dans l’introduction de ses Memoirs of Joseph Grimaldi, Dickens déclara : « (...)
Pantaloon était notre bon Parrain. »8
20 Il faut dire que les signaux envoyés par les personnages clownesques de la pantomime
victorienne étaient souvent contradictoires et déstabilisants pour un public peu habitué à
voir ses valeurs essentielles tournées en dérision. Ainsi Pantaloon représentait l’autorité
patriarcale que toute jeune fille victorienne se devait de respecter, mais également une
hiérarchie corrompue. Durant l’ouverture, Pantaloon était clairement un méchant vieux
grigou prêt à obliger sa fille à faire un mariage d’intérêt sans amour, type d’union que les
Victoriens assimilaient à de la prostitution. La relation père-fille était donc caricaturée et
dénoncée. Dans l’Harlequinade, le rôle de Pantaloon consistait donc logiquement en une
longue tentative pour rattraper le jeune couple. Cependant, avec l’aide de Clown, il était
rapidement détourné de son but et entraîné dans une suite d’aventures comiques. Son
41
descendant moderne le plus proche serait alors Elmer dans les dessins animés de Tex
Avery avec Bugs Bunny ou Daffy Duck. Il devenait donc un personnage beaucoup plus
sympathique et surtout moins subversif, en perdant son rôle de mauvais père.
2. Clown
21 Clown descendait en droite ligne du personnage du Vice des Morality Plays du quinzième
siècle, ce méchant bouffon farceur qui pouvait parfois tromper jusqu’au Diable en
personne.
22 Au début de la pantomime, Clown n’était cependant guère plus que l’esclave de Pantaloon,
et on s’attendait logiquement à ce qu’il l’aidât dans sa poursuite des amoureux. C’était
parfois le cas, mais le plus souvent sa nature se rebellait, et il agissait de manière plus ou
moins consciente contre son maître, allant parfois jusqu’à accepter de l’argent d’Harlequin
pour l’aider à s’enfuir avec Columbine. C’est la raison pour laquelle l’historien du théâtre
Richard Findlater décrit Clown de la manière suivante : « (...) l’incarnation Cockney de
l’esprit des Saturnales, un criminel bien-aimé, libre de tout sentiment de culpabilité, de
honte ou de scrupule, et ne respectant ni l’âge, ni le rang, ni les biens personnels. » 9
23 De même, un autre historien, A.E. Wilson, définit ainsi la personnalité de Clown :
(...) un optimisme débordant, une insolence et un manque de respect à peine
contenus qui incitaient le public de la pantomime à prendre part indirectement à
ses actions et à pardonner bien volontiers son refus des convenances, des
différences sociales, de la notion de propriété privée, et son absence totale de
respect envers l’autorité. Si Clown avait des traits de caractères immuables, c’était
bien tout ceux qui se moquaient des conventions et qui dénonçaient les
comportements sociaux soi-disant moraux ainsi que l’amabilité calculée. Il se
rebellait contre la raideur et les traditions (...). Il humiliait les puissants, les
hommes cruels, les prétentieux et les figures d’autorité.10
24 Enfin, un dernier chercheur nous donne l’aperçu suivant du comportement habituel de
Clown :
Si Clown trouvait le bien d’autrui, il le cassait si c’était fragile, le portait si c’était à
sa taille, le barbouillait ou l’abîmait s’il ne pouvait le déplacer. S’il rencontrait une
femme, jeune ou vieille, il lui faisait des avances ; s’il y avait de la nourriture, il
l’engouffrait, si la nourriture appartenait à quelqu’un d’autre, il commençait par la
voler. La loi ne lui faisait peur que lorsqu’il risquait de se faire prendre... C’était un
mime lâche, une canaille paresseuse, un imposteur plein d’énergie. 11
25 Clown était donc l’ennemi naturel de Pantaloon et de Dandy Lover, qui représentaient tous
deux l’Establishment. Contrairement au Clown français, Clown n’était pas amoureux de
Columbine, et c’était uniquement parce qu’il ne supportait pas l’autorité qu’il se rebellait
contre son maître Pantaloon.
26 Durant toute l’époque victorienne, Clown était le personnage principal de la pantomime,
et son audace fascinait le public, en particulier les enfants ; ainsi Charles Dickens écrivit
en 1838 :
Quand nous étions enfants, nous avions pour habitude d’ennuyer notre famille et
nos amis avec d’innombrables questions concernant ces personnes ; – si leur goût
des saucisses et de choses semblables était toujours le même, et si oui qui payait
pour les nourrir ; s’ils étaient parfois pris à chaparder les affaires des autres, ou si
tout le monde leur pardonnait toujours parce que c’était juste pour rire ; comment
ils faisaient pour avoir un si joli teint, où ils vivaient ; et s’ils étaient nés Clowns ou
devenaient Clowns petit à petit en grandissant.12
42
3. Dandy Lover
27 Dandy Lover était un personnage un peu moins courant dans la pantomime victorienne car
il se fit de plus en plus rare après 1830. Cependant, lorsqu’il était intégré au canevas, il
participait nettement à la critique sociale par sa simple présence clownesque. Dandy Lover
était en effet le prétendant à la fois méchant et snob de Columbine, et c’était en tant que
riche dandy qu’il était férocement ridiculisé.
28 Dandy Lover était aussi le personnage de la pantomime victorienne qui avait le plus de
liens avec le mélodrame de la même époque, puisqu’il n’était que la version comique du
méchant mélodramatique, cet aristocrate fortuné mais dégénéré qui cherchait à abuser
de son pouvoir pour séduire de force la pure et chaste héroïne. Comme dans le
mélodrame, le pouvoir oppressif de la hiérarchie sociale était remis en cause, mais sur le
mode de la dérision, car c’est surtout parce qu’il était le mieux habillé de tous les
personnages que Dandy Lover s’attirait les foudres de Clown, son costume devenant le
symbole de sa classe.
4. Le décor
29 Le décor même de la pantomime représentait un refus du monde tel qu’il était. En effet,
Harlequin et Columbine n’héritaient pas du monde de leurs ancêtres, mais en recréaient un
nouveau à coups de baguette magique, où les lois de la physique comme celles de la
morale étaient temporairement suspendues. Michael Booth remarque fort justement que,
dans la pantomime victorienne, les malheurs des personnages étaient souvent provoqués
par la transformation, la rébellion et l’hostilité sans fin d’objets et de mécanismes ; les
choses n’étaient pas ce qu’elles semblaient être, ou plutôt elles se transformaient de
manière effrayante en autre chose. On ne pouvait compter sur rien, et le sol lui-même
cédait sous les pieds des malheureux personnages. Une telle comédie avait donc des
implications presque cosmiques, le public étant capable de rire à la vue du gouffre béant
menaçant toute vie. Comme dans toutes les formes extrêmes du théâtre comique, un
terrible sérieux se cachait donc derrière la bonne humeur et l’esprit carnavalesque de la
pantomime victorienne13. La présence de ce sérieux s’exprimait d’ailleurs souvent de
manière très claire dans le décor de l’Harlequinade qui, au monde fantastique créé par
Harlequin et Columbine, venait mêler des éléments aussi réalistes que les rues pauvres de
Londres, les gares et les docks.
5. Conséquences
pantomime par les mauvais traitements infligés par Clown à une figure paternelle,
Pantaloon, ce qui était beaucoup plus subversif14.
2. La Dame
35 S’il devint traditionnel pour une jeune et jolie actrice de prendre le rôle d’Harlequin
durant l’ouverture de la pantomime, un autre personnage apparut parallèlement à cette
transformation et vint ajouter à la confusion des sexes : la Dame.
36 La Dame était en effet généralement une vieille femme laide, mais alliée à la Bonne Fée,
comme Mother Goose, et ce rôle était le plus souvent interprété de manière clownesque par
un homme assez âgé.
44
37 Il faut cependant noter que si le travestissement féminin du Principal Boy avait clairement
un but sexuel, celui de titiller les appétits de la partie adulte masculine du public, le
travestissement masculin que constituait la Dame ne cherchait qu’à faire rire.
3. Pantaloon
43 Malgré tous ces changements, la pantomime reste un des genres théâtraux les plus prisés
des Anglais, parfois leur dernière occasion de se rendre au théâtre dans une société où
télévision et cassettes vidéos sont très implantées. En 1978, John Morley, le plus célèbres
des auteurs de pantomimes contemporains, et certainement le plus prolifique, pouvait
écrire dans The Observer magazine du 24 décembre : « La pantomime est notre théâtre
national. Les Français ont la Comédie Française ; nous avons la pantomime. » 18
NOTES
1. Cité par H. BARTON BARKER « Old Pantomimes and Pantomimists », The Graphic, December 23,
1893, p. 776.
2. Idem.
3. Discours au General Theatrical Fund Association, 6 avril 1846, cité par Edwin M. EIGNER, The
Dickens Pantomime, Berkeley and Los Angeles, University of Califor-nia Press, 1989, p. 4.
4. J.-R. PLANCHÉ, Recollections and Reflections, London, Sampson, Lowand Marston, 1901, p.
136-138.
5. Tracey C. DAVIS, Adresses as Working Women : Their Social Identity in Victorian Culture, London and
New York, Routledge, 1991, p. 21.
6. * En français dans le texte. Percy FITZGERALD, The World Behind the Scenes, London, 1881, p. 89.
7. Boz (Charles DICKENS), « The Pantomime of Life », in Bentley Miscellany I, March 1837, p. 292.
8. Charles DICKENS, Memoirs of Joseph Grimaldi, London, Richard Bentley, 1838, p. XIII.
9. Richard FINDLATER, Joe Grimaldi : His Life and Theâtre, Cambridge, Cambridge UP, 1978, p. 160.
10. A. E. WILSON, King Pantomime : The Story of Pantomime, New York, E.P. Dutton, 1935, p. 41.
11. David MAYER, Harlequin in His Element, Cambridge, Mass., Harvard UP, 1969, p. 44-47.
12. Charles DICKENS, Memoirs, op. cit., p. XI-XII.
13. Michael BOOTH, « Introduction to Volume V », English Plays of the Nineteenth Century, vol V,
Pantomimes, Extravaganzas and Burlesques, Oxford, Oxford UP, 1976, p. 5-6.
14. Ibid., p. 7-8.
15. « E.F.S. (Edward F. SPENCE) of The Westminster Gazette », Our Stage and Its Critics, London
Methuen, 1910, p. 160.
16. Boz (Charles DICKENS), op. cit., p. 292.
17. Edwin M. EIGNER, The Dickens Pantomime, Berkeley and Los Angeles, California, University of
California Press, 1989, p. 1.
18. Cite par Edwin M. EIGNER op. cit, p. 1.
46
1 L’origine du mot clown remonte au vieux Scandinave klunni (lourdaud / benêt). Comme
nous avons pu en juger au cours de ces rencontres, la sémantique historique du terme a
connu de nombreuses variations, a été, au fil du temps, soumise aux fluctuations plus ou
moins heureuses imposées par le théâtre.
2 Dans cette étude, je me propose d’étudier l’iconographie de la représentation du clown à
travers l’une des variantes du spectacle, la danse, le ballet et les musiques d’Igor
Stravinsky.
3 Au cours d’une longue et généreuse carrière, le compositeur a fait équipe avec les plus
grands chorégraphes de son temps : Fokine, Massine et Balanchine pour ne citer que trois
des plus célèbres. Il nous a laissé une éblouissante variété d’œuvres dont il serait
fastidieux d’énumérer ici tous les thèmes. Il suffit de préciser que le sommet de son art
(L’Oiseau de Feu et Petrouchka, tous deux avec Fokine, Le Sacre du Printemps avec Nijinsky,
Les Noces avec Nijinska, Perséphone avec Joss, Apollon, Orphée et Agon avec Balanchine)
appartiennent tous, du point de vue de l’histoire, au haut de gamme du ballet musical.
4 Dans son travail d’auteur dramatique musical, Stravinsky s’est attaché, à cinq reprises au
moins, à faire du clown une figure centrale de sa création artistique. Une étude rapide
nous permettra de mettre en évidence la richesse d’expression, le spectre varié des icônes
du clown que nous trouvons dans son travail, qu’il s’agisse de Pétrouchka (1911), Renard
(1916), L’Histoire du Soldat (1918), Pulcinella (1920) ou plus tard du Jeu de cartes (1936).
5 Petrouchka est un ballet qui se rattache à la tradition française du Pierrot. C’est à coup sûr
sa contribution la plus probante comme la plus classique au genre clownesque.
L’argument ? À l’occasion du Carnaval une marionnette s’anime, prend vie grâce au
pouvoir d’un prestidigitateur quelque peu charlatan.
6 Démunie de grâce, la marionnette Pétrouchka courtise une ballerine – marionnette qui,
pour sa part, soupire ailleurs. Solitaire, jaloux, maladroit, Pétrouchka a bénéficié, à l’âge
d’or des ballets russes, de la magistrale interpellation de Nijinsky. Dans une chorégraphie
47
de Diaghilev, il est en quelque sorte devenu pour le 20e siècle l’étalon-or du clown triste,
du clown victimisé. Par conséquent il a été source d’inspiration pour des talents aussi
divers que ceux de Charlie Chaplin, Jerry Lewis ou Woody Allen. La musique de Stravinsky
prêtait à Pétrouchka la voix solitaire du piano, en opposition à la voix de l’orchestre.
Cette voix solitaire, modifiée pour les besoins du ballet, concrétise l’aliénation qui
culmine dans la vision finale : l’esprit tourmenté de Pétrouchka se gausse alors du talent
inachevé de son créateur, se plaçant au-dessus de la baraque foraine, hors de portée. À
coup sûr, c’est l’un des temps forts du ballet.
7 Renard nous entraîne dans l’univers du conte et des animaux. Le renard en est l’archétype,
tant paré qu’il est de la défroque du méchant. Selon l’intrigue élaborée par Nijinska, le
renard flatte d’abord le coq, de la manière la plus conventionnelle, avant d’être confondu
par le chat et le bouc. Ce qui vaut d’être retenu, c’est l’aspect sinistre prêté au héros de la
fable populaire. Renard n’est plus ici ce protagoniste familier, à l’esprit agile, dont Esope a
perpétué la légende. C’est d’abord l’animal prédateur qui, bien sûr, sait aussi se montrer
doucereux et charmeur. C’est cet aspect-là qui va servir de modèle au diable de L’Histoire
du soldat comme au « joker » du Jeu de cartes, sur lesquels nous allons revenir. Les efforts
du renard sont anéantis par le chat et par le bouc qui en font un bouffon bien trop imbu
de lui-même, trop confiant en ses aptitudes. Ce trop plein de suffisance en fait un « sot »,
un « fou », donc un « clown ».
8 Les personnages principaux de Pulcinella font référence aux normes établies par la
Commedia dell’Arte : une épouse aimante, mais avisée, se voit pourvue d’un époux un peu
trop galant. Stravinsky s’inspire de l’univers de Pergolèse, du XVIIIe siècle napolitain, et
signe une partition quasi bouffonne, gorgée de banalités italiennes, comme pour mieux
souligner une œuvre d’absolu détournement. Masques et manteaux s’échangent comme
au cirque, accusant d’autant l’effet clownesque. Le ballet semble nous affirmer que tout
est clownerie, pitrerie, en ce bas monde. Il n’y a guère que dans le simulacre de mort et
d’inhumation du personnage central que l’on perçoive vraiment la noirceur absolue dont
est capable la plus authentique Commedia dell’Arte ; encore qu’il ne s’agisse que d’un
épisode furtif.
9 L’Histoire du Soldat est d’un tout autre registre. L’orchestre de chambre nous fournit une
abondante variété de thèmes de jazz qui servent de support musical à un conte de fée
russe aux implications Faustiennes ; il s’agit en effet des rapports entretenus par le soldat
qui retrouve sa terre natale après bien des années de service et le diable, travesti de
diverses manières pour mieux s’emparer de l’âme du soldat. Partagé par les deux héros,
tantôt par le bourreau et tantôt par sa victime, on remarque que l’élément clownesque
demeure ici ambigu. Tantôt homme, tantôt diable, le « fool » sert à traduire l’équilibre des
transferts de pouvoir de l’un vers l’autre, d’un bout à l’autre de la fable, jusqu’à ce que le
diable ait enfin pris le dessus et attiré le soldat loin de son épouse, la princesse, jusqu’en
ces terres où il est à l’origine devenu victime. On s’est plu à lire dans le livret de Ramuz
une allégorie politique partageant responsabilité éthique et responsabilité psychologique
entre le bien et le mal dans ce rapport étroit qui les lie : le clown de lumière et le clown de
noirceur pourraient bien être les deux facettes d’une seule et même pièce de monnaie.
10 Le Jeu de cartes fait référence au jeu de poker. Les citations musicales renvoient à Rossini,
à Ravel et à quelques autres. Il s’agit de suggérer que le « joker » est d’abord un caméléon
qui se pare des valeurs des diverses cartes du jeu comme il emprunte à diverses musiques.
Sans distinction tyran des rois et des reines (c’est-à-dire des hommes et des femmes), le
« joker » n’atteint pas à la toute puissance : son pouvoir peut être battu en brèche par le
48
jeu des « cœurs » rassemblés en même combat. Pourtant cela sent l’artifice, et l’on sait
bien que le coquin, comme tout vrai démon, remontera inlassablement au créneau.
11 Les cinq ballets évoqués ci-dessus recouvrent 25 années de la vie active du compositeur
(1911-1936). Ils ont été diversement taxés de russes, de romantiques, ou de classiques,
entre autres étiquettes. Ce qu’il convient de retenir surtout c’est que tous affirment une
prédilection du compositeur pour le thème de l’étranger condamné à la réussite ou à
l’échec, à la vie ou à la mort, selon l’attitude qu’il choisit d’adopter vis-à-vis des règles
établies par une société donnée. Pétrouchka – le paria social –, renard – le hors-la-loi –,
Pulcinella – totalement amorale –, le soldat et le diable – formes corrompues du
patriotisme –, le « joker » protéiforme et versicolore, tous marquent leur histoire à la
façon du « clown » qui perd tandis qu’il semble gagner, qui se montre victorieux alors
qu’il semble pourtant être perdant. Rien d’étonnant alors si l’un des ballets majeurs signé
par Maurice Béjart : Nijinsky, clown de Dieu, présente l’univers de la danse comme dominé
par la figure sacrée de Diaghilev travaillant l’inépuisable don naturel du danseur, Nijinsky,
clown de Dieu, demeure pour les historiens du ballet l’interprète par excellence de
Pétrouchka, la contribution suprême de Stravinsky aux figures du clown, c’est que le
discours de l’histoire est bien celui qui convient.
49
Le clown et la demoiselle
Colette Cosnier-Hélard
1 Ce pourrait être le titre d’une fable et on imaginerait une histoire poétique, une
pantomime digne de Deburau où on verrait un clown blanc autour de qui voletterait une
libellule.
2 Mais ce ne sera pas cela. Ici, le clown est un Auguste, tel que la tradition le fige avec ses
vêtements bariolés et son nez rouge, et la demoiselle est une jeune fille. Il s’agira alors de
tenter d’expliquer pourquoi, alors que le clown imite parfois la demoiselle lorsqu’il feint
d’être une écuyère ou une ballerine, la demoiselle, elle, ne peut pas devenir un clown.
3 C’est une réflexion, incomplète sans doute, sur l’inexistence des femmes clowns, tout au
moins jusqu’à une époque encore récente.
4 Tout part d’un simple constat après la lecture de livres sur le cirque et sur son histoire :
l’index des noms ne révèle aucune présence féminine parmi les Pipo, Rhum, Médrano,
Grock, Foottit et autres Chocolat... Dans un premier temps, cela ne semble pas étonnant, il
a fallu attendre 1628 pour que se manifeste la première comédienne française, ou tout au
moins la première dont on ait retenu le nom : Marie Venier... Mais si tardive qu’ait pu
être cette apparition féminine sur la scène d’un théâtre, elle n’est pas restée un
phénomène isolé, alors que la femme clown brille par sa rareté, et que la réflexion sur le
sexe des clowns ne me semble pas avoir beaucoup progressé... N’étant pas spécialiste de
l’histoire du cirque, je m’aventure avec prudence dans ce domaine, et c’est plutôt pour
moi l’occasion de rassembler quelques idées sur les femmes, le comique et le grotesque.
Ces remarques concernent le monde du spectacle antérieur aux années 1970, puisqu’à
partir de cette date va s’amorcer une importante révolution, partie du café-théâtre (et
ceci mérite d’être souligné : « ce n’est pas un hasard, si c’est au café-théâtre, genre
considéré comme mineur, que (les femmes) ont eu la possibilité de prendre la parole pour
parler d’elles-mêmes »1, j’ajouterai : pour rire d’elles-mêmes, pour faire rire d’elles-
mêmes). En effet, des femmes de plus en plus nombreuses, vont apparaître dans un
registre inhabituel. Leurs noms sont connus et je les cite seulement pour mémoire :
Marianne Sergent, Sylvie Joly, Zouc, les Jeanne, Dominique Lavanant, ou Muriel Robin. Il
faut ajouter à cette liste Yolande Moreau, une comédienne des Deschiens, qui,
51
actuellement, est « la » clowne la plus authentique, et qu’on peut voir dans le spectacle de
Jérôme Deschamps C’est magnifique...
5 Parler de la femme clown amène à réfléchir à la condition de l’actrice, de l’actrice
comique dans un « autrefois » antérieur à 1968. Il n’y a pas de clowne, comme il n’y a pas
non plus (ou sinon très rarement) de bouffonne, ni de graciosa. Ainsi, dans la troupe de
Molière, le plus souvent, les rôles de femmes vieilles ou ridicules – pour ne pas dire
vieilles donc ridicules – sont interprétés par des hommes, Louis Béjart ou Hubert, comme
s’il n’y avait pas d’actrices pour jouer Mme Pernelle, ou Philaminte ; ainsi, au Théâtre du
Marais en 1640, lorsque Jodelet et ses compagnons jouent la farce, les dames quittent le
théâtre pour ne pas avoir à rougir, et il ne s’agit là que d’entendre des pitreries, et non
pas de les jouer... Il faudrait rapprocher cela d’un fait souvent constaté, même de nos
jours, dans les troupes de théâtre amateur : nombreuses sont les comédiennes qui
ambitionnent d’accéder à l’emploi de jeune première et refusent le rôle de la duègne, ou
de la commère burlesque. Tout cela a déjà fait l’objet d’études, ou bien demanderait une
réflexion plus approfondie qui m’entraînerait loin du sujet que je voudrais traiter et qui
portera plus tôt sur l’éducation des filles.
6 Nous remarquerons tout d’abord que le nom de clown, entré dans la langue française en
1823, n’a pas de féminin. On dit un, et pas une clowne : le mot clownesse n’existe pas.
Éliminons donc la célèbre clownesse du Moulin-Rouge : je ne suis pas très sûre que cette
pseudo-japonaise nommée Cha-U-Kao peinte par Toulouse-Lautrec avec sa grande
collerette jaune, son chignon juché au sommet du crâne, et sa culotte bouffante d’un vert
sombre, corresponde exactement à la définition du clown. Il semblerait, mais ceci devrait
être vérifié, qu’elle s’illustrait surtout dans des numéros d’écuyère, et qu’elle appartenait
plus au monde du music-hall qu’à celui du cirque.
7 C’est en 1928, qu’est mentionnée celle qui est sans doute la première femme clown, Yvette
Damoiseau-Spiessert, qui apparaît dans le trio Léonard au cirque Pinder, et dont on nous
dit : « son grimage outrancier, ses grosses lunettes, sa défroque d’Auguste la camouflaient
si bien que le fait demeura à peu près inconnu du public »2. Retenons le mot
« camoufler », comme s’il avait été indispensable de taire qu’une femme avait revêtu cette
défroque grotesque, comme s’il importait surtout qu’elle se fit oublier. On précise aussi
qu’elle était la fille du directeur de l’établissement et l’épouse du clown blanc, et on
ajoute : il est touchant de noter que c’est cette situation qui la fit entrer en piste. Si on lui
posait la question : « Pourquoi ce goût de la clownerie ? », elle répondait : « pour suivre
mon mari ! »3.
8 Plus tard, un autre trio, les Bario, présentait aussi une femme, Henny, épouse du clown
Freddy, mais on nous dit seulement qu’elle participait en complice aux entrées et qu’elle
se révélait être une danseuse de claquettes « jolie et rieuse »
9 Bien entendu, doit figurer au premier rang de cette liste succincte celle qui incarna en
1954, dans La Strada, le bouleversant personnage de Gelsomina : Giulietta Masina qui, en
dépit de tous les autres rôles qu’elle a interprétés, reste dans nos mémoires sous les traits
de ce clown, qui lui valut le grand prix d’interprétation féminine au festival de Cannes
dans ce film dont le metteur en scène est son mari, Federico Fellini.
10 Autre exemple : au moment où je m’attends à trouver des informations sur la femme
clown, lorsque je parcours un livre où on célèbre l’ouverture de l’École Nationale du
Cirque créée par Annie Fratellini, alors même que de nombreuses photographies de celle-
ci occupent plusieurs pages, je n’en apprends guère plus : on se contente de la désigner
52
joue les naïfs et les stupides, contrefait écuyers et acrobates, gesticule, est habillé d’une
tenue ridicule par sa solennité qui contraste avec son nez vermillon ». Le pitre est « un
bouffon qui aide par ses boniments souvent grossiers et obscènes un escamoteur ou un
saltimbanque », le paillasse « contrefait gauchement les tours de force qu’il voit faire ». Et
pour parachever cette lamentable énumération, le dictionnaire précise (fig) : « l’Auguste
est idiot, le pitre grimacier et grossier, cherchant des succès faciles, le paillasse, sans
consistance, ignoble et bas ».
15 À l’opposé, la demoiselle révèle un autre champ sémantique. Autrefois, c’était « une jeune
fille noble ou femme mariée de petite noblesse ». Au sens moderne, c’est une femme
célibataire. On parle d’une « pension dirigée par deux demoiselles ». Le mot peut être
employé « courtoisement » ou « ironiquement » pour désigner une jeune fille : « quand
ces demoiselles voudront bien m’écouter ! ». Il y a même un régionalisme : « votre
demoiselle », au lieu de : « votre fille ». Et toutes les variétés de demoiselles qui sont
ensuite énumérées répandent une odeur, sinon de sainteté tout au moins de bonnes
manières : c’est la demoiselle d’honneur « jeune fille attachée à la personne d’une
souveraine » ou celle « qui accompagne la mariée », c’est la demoiselle de compagnie :
« jeune fille, femme célibataire attachée au service d’une dame », c’est enfin la demoiselle
de magasin, ou la demoiselle du téléphone qui sont des « personnes, mariées ou non,
attachées à un établissement ». Mais c’est encore le dictionnaire des synonymes qui est le
plus précis, la demoiselle est une « fille qui a reçu ou affecte d’avoir reçu une belle
éducation, par opposition à la fille du peuple ».
16 Ces remarques sur le vocabulaire, loin de nous égarer, me semblent au contraire nous
introduire au cœur du sujet : le nom de clown véhicule des notions de maladresse feinte,
de ridicule, de grossièreté, voire d’obscénité, de lourdeur et de gros comique. Avec la
demoiselle, il est question de noblesse, d’honneur, de respectabilité, et de convenances. Et
de même que l’Auguste ne saurait figurer dans le cortège nuptial, aux côtés de la mariée,
de même, la demoiselle ne foulera pas la sciure d’une piste de cirque.
17 Regardons le clown : flottant dans un pantalon trop vaste, noyé dans une redingote trop
large, boudiné dans un gilet trop petit, perdu dans un cauchemar de tissus à carreaux ou à
fleurs géantes... On rapporte que le fripier qui avait vendu sa défroque à Albert Fratellini
s’écria : « si vous me trouvez quelqu’un capable d’entrer dans cette cochonnerie, n’hésitez
pas, tuez-le, c’est un monstre »10. Et que dire des chaussures démesurées, des bretelles
distendues, de la perruque rousse à la houppe pointue, de la bouche lippue, du nez
vermillon, sans parler des accessoires, de tous ces pétards dissimulés sous les pans de
l’habit, de ces jets d’eau jaillissant de la chevelure ! Quant à sa gestuelle, ce n’est que
chutes, gifles reçues, coups de pieds au derrière. Il ne peut s’asseoir sur une chaise sans
qu’elle se brise, ni se hisser sur une échelle sans qu’elle n’oscille dangereusement. Quant à
ses plaisanteries, elles bravent bien souvent l’honnêteté : « dans la tradition classique, il y
a toute une série de gags qui s’appuient sur des plaisanteries triviales liées en général aux
fonctions corporelles et surtout au sexe »11 déclare Dario Fo, qui précise ensuite :
« érotisme et sexualité représentent un des aspects les plus importants du clown ». Faut-il
rappeler ici ce que Bakhtine dit du rire populaire qui éclate aussi bien dans la Fête des fous
que chez Rabelais, et, j’ajouterai, dans les bouffonneries de l’Auguste : « c’était la
“seconde” nature de l’homme qui riait, son “bas” matériel et corporel qui ne pouvait
s’exprimer dans la conception du monde et le culte officiel »12. Et ici, il semble bien que le
mot « homme » ne signifie que vir, l’individu masculin : la femme n’a pas de « bas »
matériel et corporel, surtout la demoiselle, à qui on répète « qu’une jeune fille ne
54
transpire pas mais se contente d’avoir chaud », tout au moins officiellement et en public.
Il n’en est pas de même dans la complicité féminine du lavoir, de l’atelier, de la cour de
récréation ou du dortoir, où l’obscénité s’épanouit loin des oreilles masculines ou
familiales. En témoignent les compagnes de jeux de La Petite que Colette saisit dans leurs
mimiques clownesques et « dans leurs jurons enfantins proférés à tue-tête, avec des
gestes grossiers des épaules, des jambes écartées, des grimaces de crapauds, des
strabismes volontaires, des langues tirées tachées d’encre violette »13. Mais, lorsqu’il s’agit
de revenir sous le regard maternel, c’est la remontée vers le « haut » qui s’opère, et « la
petite » est soudain « debout, pâlie et adoucie »14, comme le veut l’éducation qu’on lui
dispense, cette éducation dont un des principes est d’étouffer en elle tout ce qui est, selon
la formule de J. Duvignaud : « besoins élémentaires » et tout ce qui exprime
« l’irréductible force de la servitude charnelle »15. Faire du théâtre ne signifie pas pour la
demoiselle participer à la Fête des fous ou vivre la folie des saturnales, d’ailleurs, les
manuels de civilité puérile et honnête sont là pour la protéger de tous les excès : « ne
cherchez pas à faire oublier que vous êtes une jeune fille bien élevée qui s’amuse à
interpréter l’esprit d’un auteur pour la satisfaction d’un auditoire de gens bienveillants et
bien élevés »16.
18 On pourrait en rester là : et voilà pourquoi, Monsieur, votre fille n’est pas clown...
19 En effet, si le clown est grotesque, mal habillé, obscène, il est à l’opposé de ce que doit
être une demoiselle. Paule Constant met en exergue de son livre consacré à l’éducation
des jeunes filles d’autrefois, et intitulé justement Un monde à l’usage des demoiselles, ces
quelques lignes tirées de La belle au bois dormant de Charles Perrault :
« Les fées commencèrent à faire leurs dons à la princesse. La plus jeune lui donna
pour don qu’elle serait la plus belle personne du monde ; celle d’après qu’elle aurait
de l’esprit comme un ange ; la troisième, qu’elle aurait une grâce admirable à tout
ce qu’elle ferait ; la quatrième qu’elle danserait parfaitement bien ; la cinquième
qu’elle chanterait comme un rossignol ; et la sixième, qu’elle jouerait de toutes
sortes d’instruments dans la dernière perfection »17.
20 Or, aucune bonne fée ne s’est penchée sur le berceau du clown pour le doter de ces
perfections. Ou plutôt, quelle Carabosse l’a affligé de cette hideuse perruque et de ce nez
vermillon, et lui a donné le don de la dérision, de la parodie, et de la pitrerie ? Les petites
filles ne s’y trompent pas : si on leur propose de se déguiser en personnages du cirque,
elles choisissent le costume de l’écuyère ou de la danseuse de corde.
21 Peut-être faut-il rappeler ici les principes de base de l’éducation traditionnelle des
demoiselles ? Ce serait l’occasion de relire quelques pages du Deuxième sexe de Simone de
Beauvoir. Même si le livre, publié en 1949, a vieilli pour l’analyse d’une condition
féminine actuelle, il peut nous apporter d’intéressantes informations à partir du moment
où nous nous plaçons dans une perspective historique. Insistant sur le narcissisme qui est
encouragé chez la petite fille, elle nous la montre, s’imaginant « comme une merveilleuse
poupée » :
« A travers compliments et gronderies, à travers les images et les mots, elle
découvre le sens des mots “jolie” et “laide”, elle sait bientôt que pour plaire, il faut
être “jolie comme une image”, elle cherche à ressembler à une image, elle se
déguise, elle se regarde dans les glaces, elle se compare aux princesses et aux fées
des contes »18.
22 La finalité de cette éducation est de former des épouses et des mères : il n’est point
d’autre perspective que le mariage, et donc, pour trouver un époux, il importe de plaire,
de correspondre à une image de la femme figée dans des stéréotypes :
55
« On l’habille avec des vêtements incommodes et précieux dont il lui faut être
soigneuse, on la coiffe de façon compliquée, on lui impose des règles de maintien :
tiens-toi droite, ne marche pas comme un canard ; pour être gracieuse, elle devra
réprimer ses mouvements spontanés, on lui demande de ne pas prendre des allures
de garçon manqué, on lui défend les exercices violents, on lui interdit de se battre »
19
.
23 Tout ce qu’on lui interdit là, et qui ferait fuir les épouseurs, c’est ce qui lui permettrait de
faire surgir d’elle-même un clown : un clown à l’habit en loques, à la perruque hirsute, à
la démarche grotesque...
24 Pourquoi les demoiselles ne se muent-elles pas en clowns ? Elle nous apporte un
commencement de réponse cette scène extraite de La Poupée modèle de 1880 et rapportant
la conversation de deux petites filles dont l’une cite une plaisanterie de son frère sur un
mot à la mode :
« – Redis-moi, ces drôles de mots, Marguerite (...)
– C’est que (...) ce sont des mots de garçon, je ne sais pas si c’est joli pour des
filles... »
25 Marguerite consent enfin à répéter une absurde et cocasse déclinaison du mot chic, qui
devient chicard, chicandard, chicocandard etc., en une burlesque litanie suscitant l’hilarité
de son amie qui n’a pas l’habitude d’entendre de telles hardiesses verbales :
« – Il n’y a que les garçons pour inventer de ces choses ; ils sont si drôles ! Tandis
que... enfin, entre nous, Marguerite, nous sommes un peu bêtes, nous les filles...
Tu ne trouves pas ?
– Je n’avais pas remarqué, mais si cela est, il faut au moins tâcher d’être bonnes 20.
26 Traduisons : un peu bêtes, c’est-à-dire incapables d’humour, de drôlerie, et enfermées
dans une sorte de morosité satisfaite et digne, comme si le rire de l’absurde n’était permis
qu’aux hommes, comme s’il n’était pas possible d’échapper aux clichés d’une nature
féminine. Si les deux petites filles s’étonnent et s’émerveillent, ce n’est pas parce qu’elles
sont congénitalement incapables d’en faire autant, c’est parce qu’on leur a appris à
réprimer ce sens de la plaisanterie : elles sont de futures épouses, de futures mères de
famille, leur vie ne sera pas une partie de plaisir.
27 Le petit garçon fait le clown, la petite fille apprend son futur métier de femme où le rire
n’est pas au programme. Et si l’on trouve que le récit de La Poupée modèle sent un peu trop
la littérature ad usum delphinae, je le rapprocherai d’un exemple de censure exercée sur un
texte de femme. Il s’agit de Marie Bashkirtseff (1858-1884), auteur d’un journal intime qui
n’a jusqu’ici été publié que dans une version scandaleusement expurgée, elle suit des
cours de peinture et s’amuse à utiliser l’argot des étudiants des Beaux-Arts. Elle joue ainsi
avec les mots : sa cousine Dina est alors appelée Dina-mythe, son ami Bojidar, Bojidar-nica,
Bojidar-tifice, ou Bojidar-brisseau, et elle-même, Marie-veau d’âge. Ce ne sont là que
plaisanteries bien innocentes, pensera-t-on. En fait, elles ne figurent que dans le
manuscrit du Journal, on a censuré ce passage, comme s’il était indécent qu’une jeune fille
s’amuse à des plaisanteries d’étudiant et connaisse le folklore des ateliers. Pour plaire, la
demoiselle doit sourire et non pas rire.
28 En 1975, dans la surabondance de livres traitant de la condition féminine, paraissait un
essai qui fit quelque peu scandale, c’était Ainsi soit-elle de Benoîte Groult. Pour la première
fois, peut-être, une femme parlait d’elle-même et des autres en maniant l’ironie et la
dérision, et indiquait comme seule issue aux femmes, « l’humour et le mauvais esprit » :
« Beaucoup de femmes sont hérissées par Hara-Kiri, Charlie 21 et Cie, scandalisées par
la scatologie, les plaisanteries ignobles (...), l’irrespect total même devant la mort.
56
NOTES
1. E. TREHARD, « Les femmes, l’humour et le café-théâtre », Face à femmes (Alternatives), n° l, juin
1977, p. 131.
2. Jacques FABBRI et André SALLEE, Clowns et farceurs, Bordas, 1992, p. 188.
3. Jacques FABBRI et André SALLEE, Clowns et farceurs, Bordas, 1992, p. 188.
4. Ibidem, p. 185.
5. Lucienne MAZENOD et Ghislaine SCHOELLER, Dictionnaire des femmes célèbres de tous les temps et
de tous les pays, Laffont, Bouquins, 1992, p. 326.
6. Il devait y avoir des clownesses dans le spectacle du Théâtre du Soleil, Les Clowns, mais je n’ai
pas d’informations sur elles.
7. F. PASCAUD, « Parce que la vie n’est pas si grave », Télérama, 23/11/1994.
8. Signe des temps : le Petit Robert de 1994 est plus hardi. Comme exemple, il propose : « quel
clown ! Elle fait le clown ».
9. H. BÉNAC, Dictionnaire des synonymes, Hachette, 1956.
10. J. FABBRI, op. cit., p. 122.
11. Dario FO, « Qu’est-ce qu’un clown ? », J. FABBRI, op. cit., p. 87.
12. M. BAHKTINE, L’œuvre de François Rabelais, Gallimard, 1970, p. 84.
13. COLETTE, La Maison de Claudine, Œuvres complètes, Pléiade, t. II, p. 978.
14. Ibidem, p. 980.
15. J. DUVIGNAUD, Sociologie du théâtre, p. 123.
16. Ctsse de GENCÉ, Code mondain de la jeune fille, Albin Michel, 1925, p. 288.
17. P. CONSTANT, Un monde à l’usage des demoiselles, Gallimard, 1987, p. 9.
18. S. de BEAUVOIR, Le Deuxième sexe, Gallimard, Idées, 1972, t. 1, p. 302.
19. Ibidem, p. 306.
20. « Les deux toilettes de Première Communion », La Poupée modèle, déc. 1880.
21. Hara-Kiri se présentait comme un « journal bête et méchant ». On pouvait en dire autant de
Charlie-Hebdo à l’humour particulièrement décapant...
22. B. GROULT, Ainsi soit-elle, Grasset, 1975, p. 90.
57
représentait l’amitié, celle qui devait dominer les soupçons et la peur de l’autre dans les
temps troublés de la Terreur, et la fraternité, dont le nom était gravé moins
profondément dans la pierre des frontispices publics que dans le cœur d’un public qui,
par la, se sentait proche des sectionnaires. En 1793, à peine nées, les sections
révolutionnaires disparaissaient, étouffées par la puissance de l’armée et de la finance.
Pour la partie la plus, jeune du public de 1973, date anagramme, ce baillonnage de la
parole civique du petit peuple portait le parfum de l’étiolement des acquis sociaux et de la
liberté de ton et de mœurs qui suivit l’exaltation de 1968. Liberté dont on pouvait croire
qu’elle amènerait un nouvel âge de liberté, d’égalité et de fraternité, prônée par des
figures non-violentes comme le Mahatma Gandhi ou le pasteur Martín Luther King et
qu’un million de jeunes Américains avaient pu avoir le sentiment de vivre, l’espace de
trois jours, lors du fameux concert « Woodstock » en 1969. Pour d’autres spectateurs plus
âgés, tout cela rappelait les temps de la Résistance, pendant l’occupation allemande.
22 Face à ce sentiment d’espérance en des lendemains meilleurs, il apparut clairement au
Théâtre du Soleil qu’il fallait enfin représenter théâtralement la révolution
contemporaine, ce qu’il fit en 1975 avec le spectacle intitulé L’Âge d’or.
23 Le problème qui se présente alors est que personne ne sait définir ni cet âge d’or ni les
moyens d’y parvenir. Dans sa volonté de mettre en scène le désir de changer la société,
d’indiquer les voies de la mise en place de ce changement, la troupe, afin de ne pas
représenter une utopie séduisante mais inefficace, retient l’idée de parler de l’époque
contemporaine, soit 1975, observée depuis l’an 2000. A la fin des trente années de
prospérité économique suivant la seconde guerre mondiale, les « trente glorieuses », on
considère encore volontiers l’an 2000 comme le seuil d’une ère nouvelle, peut-être celle
de l’âge d’or.
24 Pour augmenter la distance créée par ce regard porté depuis l’avenir, les acteurs
retrouvent le travail fondamental des clowns et de la Commedia dell’arte. Certains
éléments de base de ce théâtre sont repris, jamais comme modèles mais toujours comme
outils, le principe du masque et le travail du corps, l’improvisation, la création de
personnages à travers des types.
25 Les acteurs pensent leurs personnages en s’inspirant de ceux de la Commedia : Arlequin,
Matamore, Pantalon, Polichinelle... grâce auxquels des sentiments très simples sont
exprimés et les rapports de force entre puissants et démunis fortement marqués. La
Commedia dell’arte permet au Théâtre du Soleil de retrouver un théâtre brut
26 Certes la société se transforme et ces personnages ont subi des modifications ; il y a
d’autres types sociaux, il n’y a plus de valets mais des ouvriers. Mais si les personnages
d’origine évoluent, ils servent cependant de repère. Ainsi le personnage du travailleur
émigré, Abdallah, est inspiré d’Arlequin. Alors qu’Arlequin se meut dans un monde
relativement simple qu’il connaît et dont il peut jouer, Abdallah arrive seul à Marseille, ne
parlant pas le français, démuni face à un monde qu’il ne comprend pas. Ses aventures
seront moins amusantes que celles d’Arlequin, mais le style est donné. « Ce ne sont pas
des personnages empruntés... Nous ne sommes pas allés piquer un personnage. Dans le
cas de la Commedia dell’arte, nous sommes allés reprendre un travail qui nous a paru
avoir été interrompu, et nous avons entrepris d’essayer de l’amener, jusqu’au bout. »2 Il
s’agit de réinventer des règles de. jeu qui dévoilent la réalité quotidienne en la montrant
non pas familière et immuable mais étonnante et transformable.
61
27 C’est ce à quoi œuvre aussi le spectacle suivant, Méphisto, le roman d’une carrière, adapté
par A. Mnouchkine d’après Klaus Mann en 1979. Il s’agit de la condamnation d’un acteur
allemand qui suivit le nazisme pour réussir sa carrière, préférant ignorer ce que le même
régime infligeait à ses anciens amis communistes et acteurs comme lui. Bien entendu, au-
delà de la simple réflexion sur la responsabilité politique des acteurs et des compagnies
théâtrales, le spectacle est une métaphore de toutes les tragiques soumissions aux
régimes totalitaires qui finalement autorisent ceux-ci à perpétrer leurs exactions. Pour le
Théâtre du Soleil, il faut stimuler les spectateurs à rester vigilants pour repérer et
dénoncer les petits événements quotidiens qui, en s’accumulant, peuvent permettre de
nouveaux fascismes.
28 Et pour prouver que d’autres choix sont toujours possibles, A. Mnouchkine, dans son
adaptation, s’attache également au parcours d’un autre acteur, Otto, communiste et ami
des débuts de celui qui deviendra Méphisto. Otto, donc, pendant que Méphisto devient
directeur des théâtres du Reich, continue de s’interroger, avec ses amis de la troupe
théâtrale de L’Oiseau d’Orage, dont la vocation est d’œuvrer à un théâtre populaire,
d’inspiration farcesque, sur la meilleure façon de représenter l’histoire et le politique sur
scène, sur le problème de l’efficacité de la dérision, de la comédie, pour empêcher la
venue des totalitarismes, sur le pouvoir du rire comme réponse sur au mal.
29 Sur la scène du cabaret populaire de L’Oiseau d’Orage, on peut voir les comédiens
s’essayer à réaliser un théâtre militant jouer plusieurs sketches dans la manière
clownesque, notamment celui où Adolphe Hider en prison invente le salut nazi et conclue
un premier accord avec les représentants du Capital et de l’Armée. Face au tréteau de
L’Oiseau d’Orage, sur la scène du théâtre officiel, couverte de stucs et de dorures, se joue
un théâtre bourgeois. S’affrontent ainsi deux manières de représenter la réalité, de
s’interroger sur elle, ouvrant toute une réflexion sur les voies et les moyens du théâtre.
30 Malgré la rigueur du propos et la réussite de Méphisto, A. Mnouchkine se reprochera
d’avoir fait un théâtre bourgeois au niveau scénique. Bien que les scènes de L’Oiseau
d’Orage réussissent à représenter un politique avec un langage théâtral fort, inspiré des
cabarets allemands des années trente, faisant songer à Bertolt Brecht et Kurt Weill, nourri
également du travail des clowns et de la Commedia dell’arte, A. Mnouchkine s’interroge
sur l’efficacité du théâtre politique et sur les limites de la satire. Au Théâtre du Soleil, le
débat n’est pas neuf.
31 Depuis Les petits bourgeois, on y a expérimenté la « vis comica » au point que l’on peut dire
que les acteurs ont trouvé leur clown individuel dans le spectacle Les Clowns et que la
troupe a trouvé son clown collectif dans L’Âge d’or. Mais ayant le sentiment que la satire et
le comique limitent la profondeur de l’expression politique, A. Mnouchkine va repartir du
vide splendide de l’espace théâtral afin d’aborder Shakespeare pour parvenir, dix ans plus
tard, à mettre en scène, dans une forme théâtrale puissante et riche, une pièce dont le
sujet sera d’une actualité politique aiguë et où se rejoindront tragique et comique, La Ville
parjure.
32 De fait, le sujet est éminemment tragique : des enfants sont morts par transfusion de sang
contaminé. Leur mère ne peut apaiser sa douleur face à cette perte dont personne ne veut
porter la responsabilité. Après avoir quitté la Ville, elle se réfugie dans un Cimetière où se
sont rassemblés les marginaux, les exclus de cette Ville, formant une sorte de chœur dont
le coryphée est Eschyle. Le cri désespéré de La Mère dans ce monde apparemment sans
loi, sans justice, réveille les antiques Erynies que le spectateur du Théâtre du Soleil a
62
quittées à la fin des Euménides, le spectacle précédant La Ville parjure. Nous voici donc en
pleine tragédie. Les médecins, les avocats, le roi et le futur tyran, tous les responsables de
cette tragédie sont représentés comme des mécaniques proches des marionnettes. Ce sont
eux les clowns, mais des clowns tragiques destinés à rendre dérisoire l’univers du
pouvoir.
33 Au paroxysme du tragique, au moment où tous les habitants du cimetière vont mourir sur
ordre du nouveau dictateur, un nouveau rire ébranle le spectateur lorsqu’Eschyle,
parvenu dans l’au-delà avec ses amis s’écrie :
« Comme la mort aura été brève ! C’était beau !
(...)
Ce n’est pas du tout ce que l’on imagine »3.
34 Eschyle à ce moment devient un clown sublime. Il plaisante, au-delà de notre condition,
de notre peur atavique liée à la conscience de nos existences éphémères. Il demeure
néanmoins tragique car le rire ici n’efface pas notre peur de la mort.
NOTES
1. Jacques LECOQ, « À propos de la Commedia dell’arte », Le Théâtre du geste, Paris, Bordas
spectacles, 1987, p. 113.
2. Ariane MNOUCHKINE, « Montrer la réalité contemporaine », Travail théâtral, numéro spécial,
février 1976, p. 98.
3. Hélène CIXOUS, La Ville parjure, Paris, Théâtre du Soleil, 1994, p. 214.
63
1 En 1981 deux clowns modernes, Michel Colucci, alias Coluche, et Pieter-Dirk Uys, se sont
lancés dans une campagne électorale dans leurs pays respectifs. Tout le monde a
certainement encore à l’esprit la tête de Coluche qui briguait la présidence de la France,
le visage barbouillé de blanc et affublé d’un nez rouge ; on connaît peut-être moins le
dramaturge et clown de la satire politique sud-africain, Pieter-Dirk Uys. Nous allons
essayer de démontrer qu’outre la dimension de clown « clotpoll », ou « clodpole », (terme
gallois ou anglo-saxon1 qui veut dire « lumphead », rustre ou tête-dure), dont jouissent nos
deux comiques, Pieter-Dirk Uys réunit à lui seul deux autres aspects qui dérivent
directement ou indirectement d’autres traditions clownesques, à savoir le
travestissement qui va plus loin que la mimique, et la dé-rision ou déconstruction du rire.
2 Pieter-Dirk Uys, de mère juive allemande et de père afrikaner est né au Cap en 1945 et, à
partir de 1973, poursuit une carrière théâtrale en écrivant, dirigeant et jouant plus de
cinquante pièces au premier théâtre sud-africain non-raciste, le « Space Théatre du Cap » 2
. Il crée sa propre troupe, part en tournée, subit la censure et, en 1981, a l’idée de se
présenter comme candidat aux élections législatives contre le ministre de l’Intérieur, Pik
Botha. Pour ce faire, il lui aurait fallu réunir au préalable 300 signatures et, se rendant
compte que les 300 personnes ayant signé risquaient leur emploi sinon leur peau sous le
régime d’apartheid, Pieter-Dirk Uys transforma sa campagne en spectacle Adapt or Dye
(S’adapter ou Mourir). Ce fut la première de ses performances où il s’attaquait seul sur
scène au régime de l’apartheid. Le titre Adapt or Dye comme ceux des performances
suivantes, Total Onslaught et Beyond the Rubicon3 sont des citations tirées des discours du
Président P.W. Botha. D’autres performances ont suivi, mais il ne s’agit pas ici de les
analyser sur un plan politique, ni d’ailleurs de mettre à plat la dramaturgie des pièces de
Pieter-Dirk Uys. Pour ce qui est de l’aspect clownesque, nous avons choisi de parler plus
particulièrement du spectacle Beyond the Rubicon (Au-delà du Rubicon) qui date des années
1985-1986 et qui est peuplé de toutes sortes de personnages représentatifs des luttes et
des contradictions qui existaient en Afrique du Sud à ce moment-là.
64
3 Une première série de personnages que, lors de ses transformations rapides, Pieter-Dirk
Uys va régulièrement intégrer à son spectacle, est celle qui dérive du clown « clotpoll » et
qui nous rappelle le plus Coluche ou Guy Bedos. Dans l’Afrique du Sud de 1986, il s’agit
essentiellement de ceux qui votent pour P. W. Botha et le régime d’apartheid, qui
profitent de la bonne vie que leur offre le régime, qui sont des racistes primaires, des
jouisseurs dont la culture se réduit à la triade : bière, rugby, police. Le personnage le plus
typique est celui qui s’annonce en disant « I’m a white South African » (« Je suis un Sud-
Africain blanc ») ; ce Sud-Africain blanc est fier de ses ascendants, de sa culture et de son
amour pour la patrie ; il a voté pour la ségrégation raciale et considère les noirs comme
des babouins. Pour lui, le régime d’apartheid le protège des communistes, des
homosexuels et des noirs tout en prenant appui sur la Bible.
4 Quoique brève, cette intervention du « petit blanc » est très riche en signes : d’abord on
reconnaît d’emblée le « clotpoll » à sa façon de parler grammaticalement incorrecte et
ponctuée, après chaque phrase, de grossiers « fuck you all » (allez vous faire foutre). Plus
typique encore est sa façon de se tenir, le ventre en avant, le dos rond et la démarche
incertaine. Est-ce un boer ou un « pauvre » blanc anglophone ? Peu importe car, à cette
époque, les deux se confondent. On peut néanmoins se rappeler que le mot boer lui-même
voulait dire à l’origine paysan et qu’au début du siècle les afrikaners eurent du mal à
s’intégrer dans la société anglophone plus raffinée des grandes villes minières.
5 La canette de bière – premier élément de cette culture primaire – explique en quelque
sorte la laideur aussi bien du ventre rebondi que du visage hilare et aussi des propos
foncièrement racistes et rétrogrades. Deuxième élément culturel, le rugby, emblématique
d’un certain machisme du blanc sud-africain qui va de pair avec la façon dont on traite les
hommes noirs souvent humiliés et blessés dans leur virilité par les blancs ; ce rugby est
donc caractérisé par des signes de lutte agressive : par les tigres sur le « tee-shirt » et par
le chapeau marqué dont le camouflage fait penser à l’armée – or pour les Sud-Africains de
l’époque, l’armée veut dire ceux qui combattent les noirs aussi bien dans les « townships »
qu’aux frontières. Ce clown primaire qui revendique en quelque sorte une agressivité
animale est pour le public l’objet du rire pour deux raisons différentes : premièrement,
comme nous l’expliquent Bergson et Charles Mauron, quand le public se sent supérieur,
ce sentiment lui procure du plaisir et, en même temps, le soulagement de savoir (peut-
être à tort) que d’autres sont plus bêtes que lui. Deuxièmement, et ceci est intimement lié
à cette première réaction, il y a la réaction d’un public qui entend et voit ce petit blanc à
l’état de brute qui ne veut pas habiter à côté des noirs qu’il traite de babouins et qu’il
accuse de ne pas se comporter comme des « human beings » (« êtres humains ») mais qui
se trompe lui-même en parlant de « human beans » (« haricots humains »).
6 Ce sketch aurait certes pu être écrit par Coluche ; pourtant, tout au long du spectacle se
rencontrent d’autres variations sur le clown à la tête dure, en particulier le gardien du
théâtre chargé de la sécurité de l’État ; la vieille tante afrikaner, appelée Tannie Kappie,
elle, va plus loin dans le délire en imaginant de lessiver toute l’Afrique du Sud avec Omo
qui lave plus blanc que blanc. Puisqu’il s’agit de blanc, remarquons la présence d’un
descendant de Pedrolino, le premier clown blanc, triste. Dans son livre No One’s Died
Laughing, Pieter-Dirk Uys fait lui-même référence au personnage qui paraît pour la
première fois en 1981 dans Adapt or Dye ; un métis y décrit comment les lois de la
ségrégation sociale ont détruit sa famille. L’auteur dit :
« C’est un sketch qui, tout au long des années, n’a cessé de se renforcer et la
tragédie de ce petit clown est liée à la tragédie de l’Afrique du Sud. En 1981, il
65
portait l’habit du Carnaval des « Coons » du Cap ; en 1986 il est devenu membre de la
police sud-africaine qui patrouillait les « townships » ravagés par les émeutes du
quartier métis du Cap. »4
7 Quand Pieter-Dirk Uys accomplit chacune de ses transformations sur scène, nous pouvons
déjà parler de travestissement, mais je voudrais aujourd’hui entendre le clown travesti au
sens de clown « déguisé sous l’habit d’un autre sexe ». Si les qualités viriles de Tannie
Kappie, « vieille rombière féroce », habillée comme les Voortrekker, ces afrikaners du
début du XIXe siècle qui sont partis du Cap pour pénétrer dans l’intérieur des terres et
échapper ainsi à l’occupation anglaise, font que l’on ne s’étonne pas de la voir
représentée par un homme déguisé en femme5, il n’en est pas ainsi pour les autres
personnages féminins du spectacle. Beyond the Rubicon se termine sur la création de trois
personnages de femmes ; tout d’abord il y a la femme juive, riche, privilégiée des «
northern suburbs » (le quartier nord de Johannesburg). Pendant le discours de Nowell Fine,
Pieter-Dirk Uys se transforme, par touches successives, en travesti, éminemment
désirable et digne ; il utilise une situation qui rend immédiatement crédible cette
métamorphose opérée sur scène en s’affublant d’un peignoir de bain et d’une serviette
arrangée en turban sur la tête. Nous avons ainsi une femme du monde qui se prépare à
une soirée et se maquille devant la glace. Le monologue, plein d’auto-dérision, nous la
rend plutôt sympathique tout en soulignant l’énormité d’une situation où une femme
blanche traite sa servante noire en esclave tout en gardant la meilleure conscience du
monde. La servante peut, en effet, profiter d’un repas tous les soirs dans un restaurant
non-raciste, du genre MacDonald, où elle doit conduire les enfants des patrons dans sa
propre Golf et on est précisément en train de lui construire une maison à Soweto où elle
pourra co-habiter avec ses patrons au cas où la révolution atteindrait les quartiers riches
de Johannesburg. Il ne lui manque qu’une chose : avoir le contrôle de sa propre vie.
8 Nous passons ensuite à Evita Bezuidenhout, elle aussi, née en 1981. Censée être l’égérie du
gouvernement nationaliste, femme de ministre, elle acquiert rapidement une famille
caricaturale et devient l’ambassadrice du régime dans un bantoustan imaginaire 6. Dans
Beyond the Rubicon, en 1986, elle imagine donner des conseils à un public afrikaner sur la
manière de se comporter après les premières élections démocratiques. A vrai dire, elle
envisage que les noirs se retrouveront à la place des blancs et vice-versa. Comment
lapider les troupes noires stationnées dans les quartiers blancs sans se faire repérer ? On
lui a aussi donné l’ordre de remercier Nelson Mandela pour lui avoir permis de parler en
public et, finalement, elle annonce la libération de P. W. Botha détenu à l’infâme prison
de Pollsmoor (où, en fait, Mandela était lui-même détenu en 1986). L’ex-ambassadrice,
toujours en manteau de fourrure, est devenue la représentante très raisonnable de la
résistance afrikaner. Du point de vue politique, son message est ambigu : bien qu’elle
parle de résistance passive (comme celle des noirs pendant tant d’années), en montrant
tout le ridicule d’une résistance afrikaner, elle désamorce cette autre forme de résistance
armée qui se préparait à l’époque.
9 Il est pertinent de citer ici Pieter-Dirk Uys lui-même à propos de ces métamorphoses d’un
comédien-homme en personnage de femme :
« Au bon vieux temps les clowns avaient les cheveux verts et le nez orange parce
que le monde où ils vivaient était relativement normal. Maintenant, dans un monde
qui a, lui, les cheveux verts et le nez orange, le clown doit être vrai. Evita
Bezuidenhout est vraie, car si elle n’était qu’une folle travestie (a drag queen) elle
n’aurait aucun impact. »7
66
10 Notons seulement que l’auteur ne dénie pas la qualité de « drag queen » à ses personnages
de femmes.
11 Le troisième personnage féminin n’a pas été inventé par Pieter-Dirk Uys : une
transformation rapidement effectuée en Margaret Thatcher par changement de
perruque, de boucles d’oreille et d’écharpe, renforce l’image de la femme en situation de
pouvoir. Intervention courte et symbolique, ici la femme se voit dans un rôle héroïque de
père et de mère de la nation réunie : « No, no, no, really you are going too far! Ican’t be Queen
Victoria and Sir Winston Churchill at the same time. » (« Non, non, non ; vous allez vraiment
trop loin ! Je ne peux pas être à la fois la Reine Victoria et Sir Winston Churchill ! »).
Intervention didactique également, car l’hypocrisie britannique est manifeste dans la
désapprobation du régime de l’apartheid démentie par l’impuissance dont Thatcher
excipe pour se dispenser de remédier à la situation.
12 Nous pouvons constater à travers ces trois représentations de femmes toute l’ambiguïté
d’un personnage construit pour provoquer dans le public une réaction au niveau
politique et qui, néanmoins, se pare de tous les atouts de la sexualité féminine pour, en
quelque sorte, faire passer la pilule. Ce mélange de satire, de recherche du pouvoir
politique et de séduction féminine un peu spéciale8, n’est pas sans rappeler les récents
débats qui ont eu lieu en France lors des célébrations de la Révolution de 1789. Antoine de
Baecque9 et Lynn Hunt 10 ont beaucoup travaillé, en effet, sur les représentations de ce
qu’ils appellent le « roman familial » au moment où le père, c’est-à-dire le roi, ayant
perdu son autorité, la bande des frères – les révolutionnaires – assument le pouvoir. C’est
ainsi que la situation de la femme est complètement déstabilisée, ce qui se traduit d’abord
au XVIIIe siècle par les attaques de toutes sortes et, notamment, les accusations d’inceste
portées contre la reine. Après l’apparition de coalitions de femmes, celles que Fabre
d’Eglantine qualifie d’« aventurières, de chevalières errantes, de filles émancipées, de
grenadiers femelles », la communauté en crise doit faire face aux problèmes de confusion
sexuelle, c’est-à-dire, selon René Girard, à « la peur que les hommes ne se féminisent et
que les femmes ne se masculinisent »11 Le 9 Brumaire an II, Amar, au nom du Comité de
Sûreté Générale, rétablit les fondations du nouveau roman familial et, réitérant la
différenciation des sexes, explique que les femmes n’ont ni la force morale ni la force
physique nécessaire pour exercer les droits politiques. C’est ensuite Bonaparte qui
remettra le père à sa place, place qu’il conservera pendant tout le XIXe siècle.
13 En ce qui concerne l’Afrique du Sud des années 80, la communauté est bien en crise, c’est
elle qui a les cheveux verts et le nez orange et, quoiqu’en pense Pieter-Dirk Uys, le clown
« réel » qu’il nous présente à travers ces trois femmes est tout à fait l’image d’un homme
féminisé. Féminisé au point, d’ailleurs, que cette confusion doit être rendue visible sur
scène par la monstration des actes de transformation, y compris en révélant de façon
brève une tête chauve entre deux changements de perruque féminine.
14 Ces femmes vont-elles prendre le pouvoir ? Certainement pas, puisqu’elles sont opposées
aux bandes de frères ou de noirs qui sont en train de détruire l’autorité du père. Leur
intérêt principal réside peut-être dans le fait que leur ambiguïté sexuelle, leur statut de
travestis est signe – signe du malaise d’une société où le père, en l’occurrence le chef de
l’Etat P.W. Botha, est lui-même transformé en clown. L’imitation par Pieter-Dirk Uys de
celui qui était encore chef de l’Etat en 1986 n’a rien d’exagéré. Et c’est là que se trouvent
sa force et sa pertinence. Le fait de déclamer sur scène, donc en situation théâtrale, le
même discours qui pouvait passer pour sérieux quelques jours auparavant au parlement,
67
incite le spectateur à être plus attentif aux faux raisonnements, à la rhétorique dérisoire
composée essentiellement de répétitions et de tics faciaux, en particulier la langue qui
lèche sans relâche le coin des lèvres. Toutes ces caractéristiques peuvent être celles du «
clotpoll » que dans la vie quotidienne l’homme réel cachait sous le masque du chef de
l’État. Il est évident qu’il a fallu, toutefois, que Pieter-Dirk Uys se permette une légère
exagération ou un décrochage du sens, ne fût-ce qu’infinitésimal, pour mettre en valeur
l’énormité des propos :
« Nous ne nous exerçons plus à l’apartheid en Afrique du Sud. Nous n’en avons pas
besoin. Car pour nous c’est devenu véritablement un des beaux-arts... J’ai déjà pris
ma décision – inutile de m’encombrer l’esprit avec les faits. Je le déclare ici au
monde avec conviction. Je le déclare ici au monde sans crainte d’être contredit. Je le
déclare ici au monde avec une confiance absolue. L’Afrique du Sud ne fera pas...
L’Afrique du Sud ne fera pas... L’Afrique du Sud ne fera pas... (Noir complet après la
cinquième répétition). »12
15 On peut noter que cette technique du disque qui s’enraye à la fin de son manifeste « for
change and reform in South Africa » (« pour le changement et la réforme en Afrique du
Sud »)13 est celle utilisée par Margaret Thatcher auparavant. En fait ce sont des
techniques qui déshumanisent le personnage aussi bien que l’auraient fait un nez rouge
et une chute burlesque.
16 Pieter-Dirk Uys, il faut le dire, n’est pas et ne joue pas lui-même un clown, mais en
déconstruisant les personnages imaginaires ou réels qu’il incarne (lui-même les
considérerait tous comme réels), il les reconstruit ensuite sur un certain modèle de clown
ou même sur plusieurs à la fois : le Sud Africain blanc du début est en même temps le «
clotpoll » des XVe et XVIe siècles, avec une touche du satyre ithyphallique de l’antiquité ; les
trois femmes au corps ambigu descendraient plutôt du vice amoral des Moralités dont la
méchanceté est devenue au cours des siècles plutôt enfantine et, si l’on exclut Margaret
Thatcher, peu nuisible. Quant à P. W. Botha, il ajoute au « clotpoll » les jeux de langage
clownesque propre à l’Oncle Sam originel, Dan Rice, qui lui aussi fut nommé candidat aux
élections présidentielles de 1868. En proposant au public, en 1986, un équivalent de ce
qu’Augusto Boal appellerait des anti-modèles clownesques, Pieter-Dirk Uys incitait au
rire, certes, et même parfois à un rire qui pouvait tourner chez le spectateur à l’hystérie 14.
En même temps, il incitait non pas à une sorte de catharsis par le rire, mais au contraire à
une réflexion sérieuse sur les aspects clownesques de la situation réelle. En puisant ses
personnages dans une réalité spécifique et non pas dans une humanité universelle, il
rendait plus facile pour un spectateur sud-africain (ou un spectateur au courant de la
réalité sud-africaine) cette forme de déconstruction qui est la véritable dérision : dérision
ou l’on trouve en même temps « rire » et création d’une distance critique vis-à-vis de ce
rire. Le paradoxe est sans doute que Pieter-Dirk Uys s’est servi des caractéristiques
clownesques de ses personnages pour les révéler au monde tels qu’ils étaient ; il suscitait
ainsi un rapprochement par le sérieux-comique dans le sens bakhtinien du terme, qui à
son tour contribua, si tant est que la superstructure spectaculaire puisse contribuer à
quoi que ce soit, à faire chasser du pouvoir par le public15 ces vrais clowns, devenus par
leur familiarité même, objets de mépris.
68
NOTES
1. « Clot » ou « clod » semble avoir pour origine commune (cf. The Oxford English Dictionary) les
termes frisiens « klud » ou « klund » qui donneront plus tard en hollandais « kloen ».
2. Cf. Brian ASTBURY, The Space/Die Ruimte, Le Cap, M. et A. Fine, 1977.
3. Pour la genèse de ces spectacles et leurs textes sommaires, on peut consulter Pieter-Dirk UYS,
No One’s Died Laughing, Harmondsworth, Penguin, 1986.
4. Ibidem, p. 27. «It is a sketch that has got stronger through the years and the tragedy of this little clown
has become linked to the tragedy of South Africa. In 1981 he was dressed in a Cape Coon Carnival outfit, in
1986 he was a member of the South African Police on patrol in the riot-tom townships of the Cape Flats.»
5. Le jeu rappelle celui de la « Dame » travestie des pantomimes anglaises.
6. Bantoustan fictif qui s’appelle Bapetikosweti. Evita Bezuidenhout continue à donner le change
dans la vie réelle avec conférences de presse et réceptions dans les grands hôtels. Pour certains,
elle s’incarnait avec un tel pouvoir de réalité que Pieter-Dirk Uys lui-même a parfois été pris de
panique comme le jour où Eva a failli se faire violer par des ivrognes dans un couloir d’hôtel.
7. No One’s Died laughing, p. 64: «In the good old days clowns had green hair and orange noses because the
world outside was relatively normal. Now, in a crazy world with its green hair and orange nose, the clown
must be real. Evita Bezuidenhout is real, because if she were simply a drag queen, she would have no impact
at all.»
8. Il est certain que la bisexualité en elle-même peut à l’occasion devenir ou apparaître comme
élément de séduction.
9. Antoine de BAECQUE, « Le sang des héros. Figures du corps dans l’imaginaire politique de la
Révolution française », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 34, 1987, p. 553-586.
10. Lynn HUNT, « L’axe masculin/féminin dans le discours révolutionnaire », La Révolution
française et l’homme moderne, Bibliothèque du Bicentenaire de la Révolution française, Paris, IRED/
Université de Rouen, Messidor, 1989, p. 25-38.
11. René GIRARD, La Violence et le Sacré, Paris, Grasset, 1972.
12. No One’s Died Laughing, op. cit., p. 127. «We no longer practice apartheid in South Africa. We don’t
need to. We have it down to a fine art... My mind is already made up – don’t confuse me with facts. I say it
here to the world with determination. I say it here to the world without fear of contradiction. I say it here to
the world with supreme confidence. South Africa won’t... South Africa won’t... South Africa won’t...
(Blackout on the fifth repeat).»
13. Ibidem.
14. Au plus fort de l’état d’urgence, fin juin 1986, l’auteur de ce texte a été témoin de véritables
scènes de psychodrame où des sections entières du public, composées de fermiers blancs sortis
de leurs campagnes pour passer une soirée divertissante au Festival de Grahamstown, tout à la
fois riaient et pleuraient à chaudes larmes en se reconnaissant dans les personnages de Beyond the
Rubicon.
15. Il va sans dire que nous ne suggérons nullement que le public majoritairement blanc de
Pieter-Dirk Uys ait joué un rôle tant soit peu comparable à celui des noirs en ce qui concerne la
fin de l’apartheid. Il faut néanmoins rappeler que d’abord P. W. Botha a été remplacé par F. de
Klerk et qu’ensuite il a fallu promouvoir l’acceptation progressive par les blancs d’un Etat
démocratique, pour que ceux-ci lâchent enfin le pouvoir.
69
1 C’est peut-être parce que les Canadiens ont dû lutter contre la rudesse du climat, subir la
domination politique britannique et ensuite la domination économique et culturelle
américaine, qu’ils sont devenus un peuple qui ne se prend pas au sérieux. L’étiquette qui
revient le plus souvent pour qualifier sa production artistique, c’est l’adjectif « ironique »,
surtout dans le contexte de la ré-évaluation postmoderne de l’ironie qui en fait un mode
de détournement et de « différance », au sens où l’emploie Derrida, de suspension de sens.
C’est peut-être parce que le Canada est fort de ses deux langues et de ses deux cultures
officielles, de l’équilibre entre pouvoir fédéral et pouvoir provincial, de son respect de
l’hétérogénéité et du multiculturalisme, parce qu’il est réputé pour sa modération et sa
recherche de consensus, parce qu’il est capable dans un débat de voir les deux positions,
qu’on peut voir dans l’art canadien se déployer une tension créatrice générée par des
divergences, grâce à une multitude de techniques : litote, hyperbole, chute, répétition,
aussi bien que les modes de positionnement stratégiques allant à l’encontre de l’attente –
l’incongru, la délexicalisation de la catachrèse, la défamiliarisation des clichés, la
recontextualisation, ou la parodie.
2 La propension des Canadiens à l’humour apparaît lors de manifestations telles que le
festival annuel de Montréal Juste pour rire/Just for Laughs, qui a apporté une renommée
internationale à des personnalités telles que le mime Michel Courtemanche. Autre
innovation canadienne : « le temple du gag », plus officiellement connu sous le nom « The
International Museum of Humour »/« Un Nouveau Musée pour Rire ». Ayant reçu les
éloges du Boston Globe, du Wall Street Journal et du New York Times, ce tout jeune musée a dû
néanmoins fermer ses portes en janvier 1994, provoquant un débat : à quel point peut-on
analyser, mettre en musée, quelque chose d’aussi vital et d’aussi fluide que l’humour. Or,
la tradition canadienne des humoristes, chanteurs, monologuistes, et imitateurs continue.
3 Car l’humour à la scène aujourd’hui ne se sert pas toujours de la dramaturgie
traditionnelle, et s’installe dans les genres parallèles que sont le clown, le sketch de
variété, le monologue, le « stand up » comique. Ces deux dernières décennies ont vu une
explosion sans précédent de certaines formes de divertissement théâtral, surtout celle du
« stand up » comique, caractéristique des spectacles de variété nord-américains. Cet art
70
9 Ce qui est clair, c’est que le rire est un phénomène social. On sourit quand on est seul et
on rit aux éclats quand on est en compagnie. Le sourire est complice mais le rire est
généreux, communicatif, il investit le corps tout entier. De même, le théâtre peut être
défini comme ce qui se passe entre acteurs et spectateurs. Cela implique « un art de la
présence, un art de l’organicité, un art de l’échange »7. Ceux qui vont au théâtre ont un
désir de communauté, et ceux qui en font ont le désir d’en créer une. Cette communauté
se crée par le rire, vague qui déferle dans la salle8.
10 Cette étude se penchera tout particulièrement sur une monologuiste canadienne qui aime
cette dynamique communautaire plus que tout Sandra Shamas a reçu de nombreuses
offres de la part de chaînes de télévision désirant produire une version télévisée de ses
spectacles, mais elle a toujours refusé à cause du plaisir qu’elle prend à jouer « live », à
chaud, devant un vrai public. Bien que la télévision soit le chemin qui mène à la gloire,
Sandra Shamas nous confie : « Nothing about TV excites me. Nothing is better than sharing a
genuine experience with a live audience (La télé ne me passionne pas du tout Rien ne vaut de
partager une expérience authentique avec des spectateurs en chair et en os.) »9
11 Exposant ses vues sur le théâtre et la télévision dans un entretien publié dans la revue
Maclean’s, Sandra Shamas constate qu’en fin de compte la télévision renvoie seulement à
la télévision, alors que la scène est une expérience vraie et authentique en temps réel. Elle
savoure le contact direct avec le spectateur, ne supporte pas d’avoir trois caméras entre
elle et le public10.
12 Née à Sudbury, de parents libanais et syrien, S. Shamas fut une enfant doublement
marginalisée : en marge de la communauté culturelle dominante de souche britannique,
mais aussi dévalorisée, voire victime de discrimination de la part de sa famille et de la
communauté libanaise à cause de son sexe.
13 Ne se prenant pas au sérieux, S. Shamas prétend jouer la comédie comme d’autres
chantent dans leur salle de bain. Il est vrai qu’elle allait d’un emploi à l’autre, de
secrétaire à femme de ménage, tout en fréquentant des ateliers d’art dramatique ; mais
elle finit par intégrer les meilleures troupes d’improvisation, telles que Second City et
Theatresports, et devint même marionnettiste dans l’émission Fraggle Rock de la CBC.
C’était déjà un travail de professionnel lorsqu’elle mit sur pied son premier « one-woman
show » en 1987, intitulé My Boyfriend’s Bach – there’s Gonna Be Laundry (Mon copain est
revenu : y aura de la lessive). Non seulement elle écrivit tous ses textes, mais elle produisit le
spectacle elle-même, loua le théâtre, s’occupa de la publicité etc. Les critiques élogieuses
et le succès commercial à travers le pays lui permirent de financer la suite en 1989 :
Laundry II : The Cycle Continues (Lessive II : le cycle continue), et de l’amener au théâtre de
l’« Old Vic » à Londres, où il séduisit à la fois critiques et public. Lorsque le troisième
épisode du cycle, Laundry III... Wedding Bell Hell (Lessive III... l’enfer des noces) ouvrit en
février au « Winter Garden Theatre » de Toronto, théâtre de 1 000 places, 75 % des places
disponibles pour la totalité des 17 spectacles prévues à l’origine furent vendues une
semaine avant la première.
14 Or, les réactions des médias n’ont pas toujours été bienveillantes : le Toronto Star a même
traité son spectacle d’« agression féroce »11. Ce qui semble irriter les gens, c’est la manière
dont S. Shamas met en cause les rôles masculin et féminin, ou plutôt l’image socio-
culturellement construite que nous avons des hommes et des femmes. Souvent perçus
comme une attaque contre les conventions, les codes reconnus du (bon) goût, ses
monologues traitent franchement (certains diraient grossièrement) du corps : tampons,
72
rire qui s’ensuit est une activité communautaire qui se produit parce que l’artiste a créé
un espace privilégié où les individus peuvent se rassembler et partager des expériences.
19 Nous avons déjà avancé comme donnée que le rire est un phénomène social, qu’il prend
sa source dans un espace communautaire ; mais il faut ajouter qu’il produit aussi cette
communauté. Pour quelles raisons précises une « stand up » comique telle que S. Shamas
fait-elle rire ? Les clés de son succès sembleraient être : l’identification, la
démystification, puis la transgression.
20 Prenons l’exemple du sketch de S. Shamas sur les sous-vêtements masculins. Pourquoi
choisir les sous-vêtements masculins ? Premièrement, si nous acceptons l’étude faite par
le sociologue Robert Stebbin, le choix correspond à un rôle précis du « stand up »
comique, celui d’inventeur. Autrement dit, il correspond au besoin de trouver de
nouvelles prémisses, de nouveaux sujets susceptibles d’être conceptualisés en termes
humoristiques18. Tout ce qui concerne les femmes, même tout ce qui touche à leur vie
quotidienne (telle la lessive), est en train de se faire accepter, lentement, comme matériel
comique intéressant. Mais ce choix est également lié à un autre rôle conféré au « stand
up » comique : celui de porte-parole qui appartient et donne une voix à un groupe, à une
catégorie sociale particulière, souvent à une minorité stigmatisée pour des raisons de
religion, de race, d’origine géographique, de sexe, ou de préférence sexuelle. Il se peut
qu’à travers des exemples de situations puisées dans l’existence routinière de la catégorie
en question, le public en vienne à comprendre ce que c’est que d’être opprimé par des
règles sexuelles ou culturelles19.
21 Il est clair que S. Shamas parle au nom des femmes, et c’est justement son point de vue de
femme qui fait rire. En ce qui concerne les femmes qui font partie de son public, ce qui
produit le rire, c’est la jouissance du (re) connu, du familier, qui est en même temps une
contre attente [car comme S. Shamas fait remarquer à Adrienne Clarkson, commentateur
de la CBC, aucune d’entre nous ne ressemble à l’image par laquelle on peint les femmes en
général dans les arts ou les médias20]. Qu’il s’agisse de laver le linge sale, d’espérer le
déclenchement des règles, de regretter une longue période d’inactivité sexuelle et de
déplorer la prise inutile de la pilule pendant tout ce temps-là, ou tout simplement d’être
évincée lorsqu’un petit frère adulé arrive sur la scène, ce sont des situations de la vie de
tous les jours avec lesquelles les femmes peuvent s’identifier. La comédienne québécoise
Kym Bird évoque le premier spectacle de S. Shamas auquel elle a assisté :
Part of the reason it was so funny was because I had never heard anyone talk about
these things before, at least not publicly, and yet her humour represented
situations that happened all the lime. The women in the audience laughed
hysterically, because her jokes were obviously familiar to them too, and Shamas
was validating their experiences.21
22 Mais il n’y a pas que les femmes dans le public à avoir le fou rire. Il y a aussi les hommes,
même ceux qui ne se sentent pas entièrement à l’aise. Si pour les femmes le choc est celui
de la reconnaissance, pour les hommes c’est celui de la découverte. Ce n’est pas
seulement la surprise de ce qui va à l’encontre de leurs attentes en ce qui concerne le
« second » sexe, ou de la révélation de ce qui se trouve derrière l’image socio-culturelle
que les hommes ont projetée sur la femme. Mais c’est également la découverte d’une
autre perspective, la surprise d’être perçus non comme la norme mais comme l’Autre22.
Au lieu d’être inclus dans un code partagé, ils se trouvent objets d’un regard
communautaire qui modifie leur propre perception d’eux-mêmes. En choisissant comme
sujet les sous-vêtements masculins, à partir d’une perspective autre, en se demandant
74
pourquoi les ouvertures des caleçons ne sont jamais conçues pour des gauchers, en
rêvassant à ces fonctions potentielles inexploitées (comme porte-monnaie par exemple),
S. Shamas est de ce fait en train de défamiliariser et de recontextualiser.
23 Le rire produit par le biais de ces modes de positionnement stratégique qui provoquent la
contre attente, nous amène à nous demander si la stratégie principale n’est pas celle de la
transgression. D’ailleurs, le rire en général ne vient-il pas essentiellement de l’existence
d’une censure ? De la transgression ou de la mise en évidence d’une censure ?23
24 Les spectacles de S. Shamas sont en fait une transgression systématique à des niveaux
multiples. Ses prémisses, comme nous l’avons déjà vu, appartiennent au domaine du
privé. Par son intérêt pour des zones intimes du corps, des onctions telles que la
menstruation ou la contraception, son humour prend appui sur le bas corporel, terme que
Mikaïl Bakhtine a popularisé pour décrire les activités de la partie inférieure du corps
(l’accouplement, la grossesse, l’absorption d’aliments, la défécation). Les Québécois
diraient qu’il s’agit de « caleçonnades », expression métonymique qui désigne tout « gag »
centré autour de cette partie du corps située en dessous de la ceinture, poussant encore
plus loin la pantalonnade, farce burlesque dérivée du personnage de la comédie italienne,
d’un goût déjà douteux.
25 Mais cette insistance sur le corps n’est qu’une partie de la stratégie de S. Shamas qui
consiste à ramener le non-dit, le privé, le coquin, dans le domaine du public, à lui donner
un nom et ainsi une réalité. Elle n’hésite pas à enfreindre d’autres tabous, par exemple la
mort qui reste indicible dans nos sociétés occidentales, particulièrement dans la société
nord-américaine. Lors de son second spectacle, au cours duquel elle parle des funérailles
de son père, elle évoque la difficulté qu’elle a eue à choisir le costume dans lequel il fallait
l’enterrer, tant ils étaient tous de mauvais goût. Un tel matériel est impensable pour la
plupart des comiques dans une société où il est indécent d’évoquer seulement le concept
de la mort, à plus forte raison de procéder à sa banalisation.
26 Pour renforcer le choix de sujets qui vont plus loin que l’infraction de simples
conventions, S. Shamas utilise un langage extrêmement familier, argotique, cru, voire
grossier [getting laid, puke, what the f—24]. On pourrait avancer que c’est comme cela que
parle une majorité de gens ordinaires lorsqu’ils se laissent aller. Le rire du public provient
de cette fusion de l’identification, de la contre attente, et du plaisir puisé dans le pouvoir
libérateur de la transgression.
27 Bien qu’on critique souvent les comiques comme S. Shamas parce que soi-disant ils visent
bas », parce qu’ils recherchent le rire « facile », primaire, au détriment de ceux qui
essaient de construire quelque chose de spirituel et de poétique25, ils trouvent en fait
leurs racines dans une culture comique populaire vieille de plusieurs siècles, que Mikhaïl
Bakhtine fait remonter non seulement à la Renaissance et au Moyen Âge, mais à
l’Antiquité. Occupant une place centrale dans cette culture comique populaire, on trouve
le Carnaval, situé dans une sphère intermédiaire entre l’art et la vie, effaçant toute
distinction entre acteurs et spectateurs, basé sur le principe du rire et de la liberté 26.
28 M. Bakhtine nous rappelle qu’à l’opposé de la fête officielle,
le carnaval était le triomphe d’une sorte d’affranchissement provisoire de la vérité
dominante et du régime existant, d’abolition provisoire de tous les rapports hiérarchiques,
privilèges, règles et tabous. C’était l’authentique fête du temps, celle du devenir, des
alternances et des renouveaux.27
75
29 Les sujets de S. Shamas, son langage cru, ses gestes et jeux corporels grossiers sont
dérivés de la tradition carnavalesque qui incorpore ces formes particulières du
vocabulaire et du geste, « libérées des règles courantes de l’étiquette et de la décence »
pour abolir « toute distance entre les individus en communication »28.
30 L’emploi fait par S. Shamas du bas corporel est l’une des stratégies du réalisme grotesque
de la culture comique populaire vieille de milliers d’années. Le corps, la vie corporelle
sont présentés dans ce système sous leur aspect universel de fête ; le cosmique, le social,
le corporel sont liés dans l’allégresse. Ainsi le réalisme grotesque du carnaval vise bien à
rabaisser le sublime. Le bas corporel, la terre, plutôt que la tête, le haut, le cosmique,
signifie le renversement du sérieux, la présence de la tombe. Mais tout cela revêt un
caractère positif : il s’agit en même temps de fertilité, d’abondance, de croissance, d’un
commencement nouveau. De même, ce qui chez S. Shamas pourrait sembler être une
profanation (tourner en dérision le goût vestimentaire de son père défunt, par exemple)
est en vérité la rencontre carnavalesque du profane et du sacré, comme dans les rites des
sociétés antérieures où on mêlait célébration et moquerie du divin, car « les aspects
sérieux et comiques de la divinité, du monde et de l’homme étaient, selon toute
apparence, également sacrés »29.
31 Placer l’œuvre d’un « stand up » comique tel que S. Shamas à l’intérieur d’un tel contexte
nous permet de mieux percevoir la nature complexe du rire qu’elle produit. C’est avant
tout un rire de fête. Ce n’est pas un rire individuel mais général, celui d’une communauté,
ne serait-ce que l’espace d’un soir. C’est un rire joyeux, mais c’est aussi un rire
ambivalent, car il est railleur et n’exclut pas les rieurs. La dynamique de ces
renversements, parodies, travestissements, rabaissements, profanations nivelle : en nous
moquant de l’Autre, nous nous moquons de nous-mêmes.
NOTES
1. Alan GRIBBEN, « The Importance of Mark Twain », American Quarterly 37 (1985), p. 48.
2. Robert STEBBINS, « Social Roles of the Stand-Up Comic », Canadian Theatre Review 77, 1993, p. 4.
3. Lucie VILLENEUVE, « Le stand-up comique : le rire à tout prix ? », Jeu 55 (Humour et Rire), juin
1990, p 107.
4. Lorraine BEHNAN, « My Ribs Hurt : A Conversation With Sandra Balcovske », CTR 77, p. 39.
5. André DUCHARME, « Rire à pleurer », Jeu 55, p. 86.
6. « Il est à peu près temps que je dévoile l’un des secrets de la réussite d’un producteur
d’humour heureux. Croyez-le ou non, et cherchez-le en mille, j’ai nommé le texte. (...) la base
même de ce métier repose sur un crayon et une page blanche » ; et de nous rappeler qu’il n’y a
que 50 grands auteurs comiques dans tous les États-Unis : Gilbert Rozon, « Faire rire : le point de
vue d’un producteur », Jeu, n° 55, juin 1990, p. 118.
7. Paul LEFEBVRE, « Qui a peur du théâtre ? », Jeu 55, p. 78.
8. P. LEFEBVRE, « Qui a peur du théâtre ? », p. 79.
9. Peter STEEN, « Humourous Canadensis : a Scientifically-Proven Look at Canuk Comedy »,
Performing Arts and Entertainment in Canada, vol. 28, n° 4, 1994, p. 7.
76
10. « TV is only about TV, but a live perormance is a genuine, authentic experience in real time (...) I can’t
bear three cameras between me and the audience » : Diane TURBIDE, « Take my laundry... please! »,
Maclean’s, 7 février 1994.
11. « A snarling assault » : Vit WAGNER, « By Women, for Everybody », The Toronto Star, 17 mars 1990.
12. « The distorting mirror which causes us to examine our social problems, issues and crises » : Victor
Turner, From Ritual to Theatre, New York, PAJ Publications, 1982, p. 105.
13. Selon Cynthia Grant, membre fondateur de la Company of Sirens, leur but est de guérir leur
public par le biais de l’humour ». Cf. Kym BYRD, « The Company of Sirens : Popular Feminist Theatre
in Canada », CTR 59, 1989, p. 35.
14. R. STEBBINS, « Social Roles of the Stand-Up Comic », CTR 77, p. 5.
15. ARISTOTE, La Poétique, trad. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, éd. du Seuil, 1980, p.
49.
16. Kym BIRD et Ed. NYMAN, « Quipping Against the Pricks : Comedy, Community, and Popular
Theatre », CTR 77, p. 8-9.
17. « demystify the alien and threatening and level the hierarchies that underpin privilege » : K. BYRD et
E. NYMAN, « Quipping Against the Pricks », p. 8.
18. R. STEBBINS, « Social Roles of the Stand-Up Comic », CTR 77, p. 7.
19. Stephanie KOZISKI, « The Stand-Up Comedian as Anthropologist », Journal of Popular Culture 18, 2,
1984, p. 71.
20. Adrienne Clarkson Presents, CBC, 1991.
21. K. BYRD et E. NYMAN, « Quipping the Pricks », p. 10.
22. Dans l’entretien qu’elle accorda à Adrienne Clarkson, S. Shamas confia au sujet de ce sketch
qu’elle avait procédé en observant les hommes tels que l’aurait fait un chien par exemple, c’est-à-
dire en les faisant subir, en tant qu’objet « inconnu », autre, un regard intense et totalement
extérieur, distant.
23. A. DUCHARME, « Rire à pleurer », p. 86.
24. Elle prend plaisir à mêler les niveaux de langue, à traiter l’argot comme un matériau
poétique, comme dans les titres de sketches projetés sur un écran et où prime l’allitération :
Frank : Finding him -> Fondling him -> F-- him. Il est intéressant de constater la divergence entre le
langage oral, librement obscène, et le langage écrit, censuré. Le puritanisme du public s’attache-
t-il davantage au visuel ? Ceci pourrait être le sujet d’une autre étude.
25. Liz SNYDER, « Playing to the Top : a Conversation With Nick Johne », Canadian Theatre Review 77,
1993, p. 43.
26. Mikhail BAKHTINE, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la
Renaissance, Paris, éditions Gallimard, nrf, 1970, p. 15-16.
27. M. BAKHTINE, L’Œuvre de François Rabelais, op. cit., p. 18. (C’est moi qui souligne, sauf
affirmation du contraire.)
28. Ibidem, p. 19.
29. Idem.
77
Masques et grotesques
Anastassia Savinova-Semova
pour découvrir que tout ce qui a une valeur a été déjà découvert. Comme des
enfants assoiffés nous tendons nos mains vers ces trésors de la sagesse tout en
pensant qu’ils sont déjà les nôtres. Mais n’étant pas capables d’apprécier ce que
nous saisissons, les trésors glissent tout le temps entre nos mains fatiguées ».
9 Une des richesses inventées par l’homme au cours de son existence et pour son existence,
est le MASQUE.
10 Pendant mes recherches, j’ai trouvé de nombreuses et variées définitions du masque,
données par les plus célèbres représentants de la culture mondiale. Je vais vous en citer
quelques-unes, dans lesquelles j’ai découvert des liens intérieurs entre le masque et le
clown.
11 Selon Akira Kurossawa, l’un des plus grands professionnels du cinéma mondial : « Le
masque contient en lui-même l’universalité de toute l’existence humaine. Les masques
représentent une riche palette du registre de la moralité : l’honnêteté et la perversité, la
fidélité et la trahison, la fermeté et la peur ». Cette même caractéristique peut être aussi
bien liée à l’art du clown.
12 Le grand metteur en scène européen Georgio Streler dit : « Le masque n’accepte pas le
concret du geste quotidien – son esprit est rituel ».
13 Selon le grand acteur et théoricien du théâtre français Charles Dullin : « En mettant le
masque, l’acteur est prêt à s’oublier et se dédire. C’est une espèce d’épurement qui le
prépare pour un art beaucoup plus riche, plus profond et plus objectif ».
14 Je crois que malgré le bon nombre de personne qui ont travaillé sur le masque, mon point
de vue et mon expérience vont trouver aussi leur propre place dans le domaine de la
théorie et des essais sur le masque théâtral.
15 A la fin de cet avant propos, qu’il me soit permis d’y ajouter ma propre vision du masque,
élaborée dans notre « laboratoire » théâtral : le masque représente pour moi une chimie
théâtrale. En entrant en contact avec lui, l’acteur commence tout de suite à déformer son
physique, à décoder son imagination et s’étant oublié complètement, il suit sa nouvelle
identité. Le masque est un miroir et en même temps, un paravent – il cache l’extérieur de
l’acteur pour découvrir son intérieur.
16 Maintenant, je voudrais vous présenter brièvement les richesses que le masque « offre »
généreusement à l’acteur et que j’ai découvertes au cours de mes essais. Qu’est-ce que le
masque donne en effet à l’acteur ? Quels sont les mécanismes qu’il libère en lui ? Quelles
qualités professionnelles l’acteur acquiert-il en travaillant avec le masque ?
17 J’ajouterais que tous mes propos concernant le masque sont jusqu’ici également valables
pour le clown – au niveau plus large ainsi que dans les détails.
18 Je ne peux commencer qu’avec la grande « illusion du recèlement » – ce soulagement
qu’éprouve l’acteur en sachant que le masque le cache amicalement de l’œil curieux du
public, braqué sur lui. En lui prêtant cette illusion, le masque lui offre une énorme dose de
liberté créative.
19 Le masque est une puissante provocation pour l’imagination de l’acteur. Avec un masque,
il est impossible de jouer d’une façon fade, inexpressive, sans fougue.
20 Le masque ne supporte pas une conduite scénique « timide » et nonchalante. Elle impose
à l’acteur des moyens d’expression « actifs ».
21 Le masque est un partenaire capricieux pour l’acteur, il exige beaucoup de lui, voilà
pourquoi il lui « enseigne » la maîtrise.
79
l’un de l’autre. Et en outre, il doit trouver le meilleur angle entre son corps et la position
du masque, et ce pendant toute l’action scénique.
34 Tout déplacement du masque détruit l’illusion de l’image globale.
35 La première étude est loin d’être « nonstandard » par le fait que le masque attaché à la
nuque est utilisé dans de nombreux spectacles. Mais, cela dit, il ne faut pas penser que
l’assimilation d’un tel masque par l’acteur est plus facile ou sans valeur. En général, tout
retournement du masque, excepté la position classique (fixé sur le visage) change
l’anatomie de l’image, pose d’énormes difficultés, provoque l’imagination de l’acteur et
force sa vision intérieure qui, seule, le conduira pendant l’étude.
36 Dans une étude suivante le masque se trouve derrière la tête C’est une impression
d’amour avec laquelle nous démontrons quelques-unes des nombreuses capacités de
l’appareil moteur, et de la colonne vertébrale en particulier, de jouer avec le masque
comme si ce dernier n’était pas placé à un endroit inhabituel et comme si cela ne
représentait aucune difficulté pour l’acteur.
37 Nous mettons ainsi l’accent sur l’expression du « geste » des mains, des jambes, des pieds
et de la colonne vertébrale de l’acteur.
38 C’est alors que les masques « nonstandards » interviennent. L’étude qui suit est un essai
de jeu avec un masque de clown placé de travers sur le visage. L’actrice joue avec son
corps d’une telle manière qu’à un moment donné on n’a plus d’idée de ses paramètres
réels et de l’emplacement des différentes parties de son corps – cette impression est
facilitée par la tête tournée de travers. Dans ce cas-là le comportement scénique
s’identifie avec le masque. Il n’est « construit » que par des échos.
39 Suit une « conception de metteur en scène ». L’une des étudiantes de la faculté « Théâtre
des marionnettes » c’est tellement entichée du masque, qu’elle a placé le masque sur ses
pieds. L’image du masque suggère alors le comportement d’un petit imbécile qui
découvre, avec surprise, le monde qui l’entoure. Un petit sifflet dans la bouche de l’actrice
renforce cette impression et rythme la découverte.
40 L’un des essais les plus difficiles consiste à placer le masque sur le dos, au niveau de la
taille, de manière à ce que l’étudiante reste dans l’incapacité de percevoir l’image qu’elle
crée. Elle joue alors avec sa taille, son bassin et ses hanches comme si le masque se
trouvait placé à un endroit habituel, sur le visage par exemple. Cette étude n’est pas
encore terminée, ce sont des essais de travail qui valent par l’originalité et les difficultés
de l’effort fourni par l’acteur de point de vue de la plasticité.
41 Une autre étude présente un dialogue entre deux masques. Le premier, c’est notre petit
joueur de sifflet, le masque placé sur les pieds de l’actrice. Le second est placé sur son
visage.
42 Si le masque est placé au-dessus de la tête, sa position modifie ipso facto l’anatomie du
personnage, crée une nouvelle anatomie qui n’est pas connue de l’acteur et qu’il doit
« guider », « utiliser » comme si elle était la sienne propre. L’essentiel ici, tout comme
dans les autres cas, est de voir comment les paramètres extérieurs de l’image, modifiés
par la position changeante du masque sur le corps, imposent une impression concrète du
contenu intérieur de l’image, que l’acteur sent et exprime à l’aide de moyens scéniques et
plastiques. Le sens donné par la forme extérieure et la caractéristique d’une image nous
aide à découvrir plus profondément son contenu. Il apporte à l’acteur l’habileté de
s’exprimer de la manière la plus riche et la plus exacte possible. Cela vaut dans les cas où
la caractéristique intérieure est prise comme point de départ, comme postulat.
81
43 La forme et le contenu de l’image scénique sont donc très étroitement liés et leur
interaction fait de l’acteur un vrai professionnel.
44 Si je suis loin de croire que j’ai épuisé le thème du clown et du masque, je vous remercie
de votre attention et de votre complicité, ce fut l’occasion d’inviter à des futures
rencontres, à des conversations créatives qui prolongeront ma recherche. J’espère que j’ai
réussi à éveiller votre curiosité en vous faisant part de mes dernières recherches dans le
domaine de l’enseignement de la plastique du corps de l’acteur.
82
1 Mon propos sera quelque peu différent de celui de nombreux intervenants à ce colloque.
En effet, je ne me propose pas de faire une analyse approfondie d’un sujet en particulier
qu’il soit littéraire ou non. Je désire vous parler du clown en tant qu’être humain, en tant
que personnage humanitaire. Rire ou dérision ? Le clown peut-il être, peut-il faire de
l’humanitaire ?
2 Je pense que pour chacun de nous l’image du clown est plus ou moins associée au cirque, à
l’enfance et au rêve. Nous sommes déjà tous allés au cirque, nous avons tous ri aux
maladresses du clown qui était d’une gaucherie telle que nous ne nous l’expliquions pas.
Vêtu d’un costume bigarré, de bretelles, de chaussures trop grandes, d’un chapeau trop
petit et surtout d’un nez rouge, il essaie de faire bien, mais il n’y arrive jamais. Quand il
veut aider le clown blanc, son ami, il ne lui arrive que des malheurs. Il mime. Il chute. Il
reçoit des gifles. Il est arrosé. Parfois, il joue d’un instrument de musique. Nous avons
tous le souvenir d’une soirée au cirque. Il y avait les magiciens, les jongleurs, les
dompteurs, les trapézistes, les écuyères, bien d’autres artistes et les clowns. En sortant, de
qui se souvient-on le plus ? Quel artiste a laissé la plus forte impression dans notre
souvenir d’enfant ? De qui parle-t-on ? Du clown, bien sûr ! Même s’il est maladroit, même
s’il fait des gaffes, même s’il ne lui arrive que des malheurs, il y a de la magie en lui, une
magie qui tient à sa simplicité. Pour l’artiste, la plus belle récompense, c’est le rire des
enfants, la lumière qui brille au fond de leurs yeux. Être clown est un art, un métier
difficile. Il n’est pas facile de faire le clown.
3 Mais avant d’être clown, il est d’abord un homme, un être humain. Les clowns sont
souvent des êtres sensibles. Ils s’intéressent aux autres et à leurs malheurs. Je voudrais ici
rappeler à votre souvenir le travail de Howard Buten auprès des enfants autistiques, que
le père du Téléthon (aux États-Unis, bien avant qu’il n’arrive en France) c’est Jerry Lewis,
que l’association « Nez Rouges » en Belgique se déplace dans les hôpitaux pour enfants. Le
travail de ces derniers se fait dans des pays en paix, des pays libres, des pays où il peut
sembler facile d’aider les autres, des pays où les conditions de vie sont agréables et où
83
aider est perçu de manière autre que dans un pays en guerre, un pays où la liberté
d’actions et d’expression est bafouée ou encore dans un pays du Tiers-Monde. Même si le
travail qu’ils accomplissent n’est pas considéré comme humanitaire – de part les lieux où
il s’exerce –, c’est un travail extrêmement important. Le 9 décembre 1994, Howard Buten
participait à l’émission « Faut Pas Rêver » sur France 3. Au journaliste qui l’interrogeait et
lui demandait pourquoi il faisait tout cela. Il a répondu : « Pour consoler ! ». Les clowns
consolent-ils ou sont-ils consolés ?
4 Il y a quelques six mois, j’ai découvert une association toute jeune puisqu’elle a été fondée
en janvier 1994. Il s’agit de « Clowns sans Frontières ». « Sans Frontières », cela
m’intriguait. Il y a déjà tant d’associations à travers le monde qui se disent sans
frontières. Elles ont toutes des buts humanitaires. Que pouvait donc offrir « Clowns sans
Frontières » ? Peut-on être clown et en même temps faire de l’humanitaire ? N’est-ce pas
de la dérision ? N’est-ce pas se moquer des gens que de dire qu’il est possible à la fois de
faire le clown, de faire rire et de mener des actions humanitaires ? Rire et dérision ? Rire
ou dérision ? Ma curiosité fut telle que je suis entrée en contact avec eux. Je suis allée à
Paris pour les rencontrer. J’ai ainsi pu discuter, découvrir leur travail, le travail de ces
clowns qui se disent sans frontières. J’ai été bien reçue. J’ai vu un film qu’ils avaient
tourné. Ils m’ont montré des photos. J’ai été charmée, je dois le reconnaître. C’est de cette
association dont je souhaite vous parler.
5 Je n’ai nullement l’intention de faire leur promotion, ni de vous faire adhérer, devenir
membre. Ce n’est là ni mon rôle, ni mon propos. Il m’intéresse de m’interroger sur leur
action, leur but, la mission qu’ils se sont donnée, la manière dont ils travaillent. La
jeunesse de cette association (onze mois) ne me permettra pas de faire de longs discours,
ni d’entrer dans tous les détails d’une telle aventure. Mais elle me permet aujourd’hui de
soulever quelques questions : est-ce se moquer des gens que d’aller faire le clown et de
présenter un spectacle dans des camps de réfugiés en ex-Yougoslavie, en Algérie ou dans
les banlieues difficiles de notre hexagone ? Le clown est-il un personnage humanitaire ?
A-t-il sa place aux côtés de « Médecins sans Frontières », de « Pharmaciens sans
Frontières », de la Croix Rouge Internationale, du Haut Comité aux réfugiés (HRC) ou de la
FORPRONU ? A-t-on le droit de faire le clown, a-t-on le droit de rire aux côtés de ces
autres associations dont le rôle est d’apporter soins et médicaments, nourriture et
vêtements, mais aussi de maintenir la paix ? Peut-on faire le clown dans des endroits où
les gens survivent au lieu de vivre ? Là où l’on meurt de faim et de froid ? Là où l’on
s’entre-tue ? Là où la liberté d’expression est menacée ? Là, dans nos banlieues, où les
jeunes n’ont plus d’espoir ? Que peuvent apporter les « Clowns sans Frontières » à ces
gens qui aspirent à une vie normale, à une vie libre et décente ; à ces gens qui ont besoin
d’un minimum pour se loger, se vêtir, se soigner, se nourrir ; à ces gens, ces artistes en
Algérie, par exemple, qui ne peuvent plus s’exprimer librement ?
6 Avant d’essayer de répondre aux questions que je soulève, il me faut commencer par vous
présenter l’association. Qui sont ses membres ? Comment est-elle née ? Quels buts s’est-
elle fixés ? Comment travaille-t-elle ?
7 Il n’est, je pense (et là je me répète), un secret pour personne que les clowns sont des
êtres sensibles, des êtres qui s’intéressent au sort des autres, surtout si ces derniers sont
dans la détresse et/ou le malheur. Mais ils ne sont ni médecins, ni infirmières, ni
pharmaciens et ne se déplacent pas avec des armes. La naissance d’une association telle
que « Clowns sans Frontières » en est une preuve, preuve que le clown n’est pas
indifférent au monde dans lequel il vit. Son désir d’aider, de soulager, s’exprimera avec
84
des moyens, des actions bien différents de ceux que possèdent d’autres associations. C’est
au clown Tortell Poltrona qu’en revient la paternité. En janvier 1993, il fonde « Clowns
sense Fronteres » à Barcelone. Pendant un an il commence à travailler et mène diverses
actions. Il lui est vite paru indispensable qu’il fallait étendre son action et encourager la
fondation d’organisations identiques dans d’autres pays.
8 L’association française est née de la rencontre entre Antonin Maurel, clown-musicien, et
Tortell Poltrona. Une première expédition franco-espagnole a eu lieu en Croatie. C’est
après cette aventure que « Clowns sans Frontières » voit le jour en France. Elle se
constitue avec le concours de comédiens, de danseurs, de musiciens, d’acrobates, et bien
sûr de clowns. Antonin Maurel en prend la présidence. L’association compte de nombreux
parrains parmi lesquels Howard Buten, Philippe Decouflé, Bernadette Lafond, Jérôme
Savary pour n’en citer que quelques-uns, un comité de parrainage présidé par Monsieur
le Professeur Alexandre Minkowski.
9 Tous les artistes – ils sont une trentaine – sont des bénévoles. Ils ne touchent donc aucun
cachet et donnent de leur temps pour participer à des actions ponctuelles. Leur bénévolat
sous-entend bien sûr qu’à chacune des expéditions les artistes changent et que les
spectacles présentés sont chaque fois différents.
10 À Paris, le bureau est chargé de diffuser le projet de l’association, prendre des contacts
avec divers ministères, fondations et organismes, de coordonner les projets, de les
médiatiser, de recruter de nouveaux membres, de suivre les relations entre les différents
organismes humanitaires et « Clowns sans Frontières ». Il lui faut aussi recruter des
artistes et des troupes pour des spectacles à leur profit. Les expéditions qu’ils
entreprennent ne peuvent être mises en œuvre sans argent. Chaque expédition coûte
cher. Pour aller en Croatie par exemple, il leur faut trouver environ 50 000 francs. Où et
comment trouvent-ils cet argent ? Cette année, ils ont bénéficié de subventions de l’AFAA
(Association Française d’Actions Artistiques) auxquelles se sont ajoutées les adhésions
volontaires, la vente de T-shirts, les bénéfices de certains spectacles (notamment au
Théâtre Chaillot où travaille Jérôme Savary), et la participation à un jeu télévisé (Fort
Boyard.). Tout cet argent leur a permis de mener quatre actions au cours de l’année 1994.
11 Où se déplacent les « Clowns sans Frontières » ? Ils mènent des actions dans des régions
difficiles du monde. Là où les conditions de vie et d’existence ne sont pas aussi agréables
que chez nous. Là où les gens semblent avoir perdu tout espoir et toute joie de vivre. Là
où on ne fait pas et ne dit pas ce que l’on veut. Au cours de leur première année,
l’association est allée trois fois en ex-Yougoslavie. Elle a joué dans des camps de
« déplacés » (c’est ainsi que l’on appelle les Croates chassés par les Serbes) et des camps
de « réfugiés » (c’est-à-dire de Bosniaques accueillis en Croatie). La quatrième de leur
action a eu lieu à Paris, en collaboration avec l’association « France-Palestine », à
l’occasion du séjour en France de jeunes Palestiniens de 10 à 13 ans. Elle projette de
retourner en ex-Yougoslavie, à Sarajevo, mais aussi d’aller à Gaza, en Algérie (dans les
camps sahraouis), en Amérique Centrale (auprès des réfugiés guatémaltèques, au
Mexique), ainsi que dans les quartiers défavorisés en France.
12 De quels moyens matériels disposent-ils ? un peu d’argent, des artistes bénévoles qui
travaillent par roulement, ce sont là des moyens modestes. Quand ils se déplacent, ils
transportent leur matériel dans une camionnette, leur malle au trésor. Elle contient tout
ce dont ils ont besoin. Ils y enferment : des instruments de musique, quelques accessoires,
le minimum nécessaire pour les numéros qu’ils présenteront, un portique multicolore
(celui que l’on a vu aux Jeux Olympiques d’Albertville dans le spectacle de Philippe
85
Decouflé), des costumes, et bien sûr, des nez rouges. Cette camionnette leur sert aussi de
loge dans laquelle ils peuvent se costumer et se grimer. Les structures qu’ils emportent
sont facilement démontables. Il leur faut environ deux heures pour s’installer et monter
leur piste. Comme tous les cirques du monde, les « Clowns sans Frontières » vont d’un
endroit à un autre, ils montent et ils démontent. Leur installation est la même que pour
n’importe quel autre cirque, la même que pour n’importe quel autre spectacle, la même
que s’ils jouaient à Paris. Pour les artistes, la préparation physique est également la même
que pour n’importe quel autre de leurs spectacles. Pourtant, il y a des différences : les
gradins sont des gradins de fortune ; il n’y a pas de box-office ; il n’y a pas de rideau
rouge ; il n’y a pas non plus d’orchestre. Mais la plus grande de toutes ces différences :
c’est le public. Il n’est pas le même que celui dont ils ont l’habitude. Il n’est pas n’importe
quel public. Ce n’est pas le public qui est allé vers eux, un public qui aurait choisi de payer
pour venir les voir et les applaudir. Non, ici, ce sont eux, les clowns, qui ont choisi leur
public. Ce sont eux, les clowns, qui sont allés vers leur public, un public de gens qui ne
connaissent plus une vie normale. Malgré cette différence, ils ont aussi, autant le trac ; la
peur de se planter est la même que s’ils étaient en France. Je tiens à préciser ici que les
« Clowns sans Frontières » respectent les règles de sécurité imposées dans les pays où ils
se déplacent. C’est une condition importante de leur réussite et de leur autorisation de
jouer.
13 Sans piste réelle, sans gradin, avec des moyens modestes et des artistes bénévoles, le
spectacle que proposent les « Clowns sans Frontières » fait penser au Théâtre de Rue, au
« Bread and Puppet, à l’agit-prop. Certains journalistes ont dit de leur spectacle qu’il est
un spectacle clownesque à mi-chemin entre le théâtre de rue et le cirque moderne. Il
s’agit en fait d’une représentation en extérieur qui dure une heure. Comme à chaque
expédition, les artistes changent, les spectacles ne sont jamais les mêmes. De plus, chacun
d’entre eux a sa spécialité, il peut donc y avoir de numéros de trapézistes, de musiciens,
de mimes, mais ce sont bien sûr les numéros de clowns qui dominent. C’est ce mélange
des disciplines, des numéros présentés qui peut faire penser au cirque. Les conditions
dans lesquelles ils travaillent ne leur permettent pas d’emporter beaucoup d’accessoires,
ils jouent donc avec un minimum. Ils n’ont pas non plus le temps de répéter. Le style du
spectacle est donc des plus simples. Comme dans le Théâtre de Rue, ils jouent dehors ; ils
jouent avec leur public ; ils jouent avec le bruit. Laissez-moi vous raconter l’une de leurs
anecdotes : un jour, les policiers leur ont interdit de jouer ; pourtant, ils avaient obtenu
l’autorisation préalable. Qu’ont-ils fait ? Ils ont tiré profit de cette interruption et ont
inclus les policiers dans leur spectacle. Une manière de faire rire et de jouer. Les « Clowns
sans Frontières » ne cherchent pas à proposer une représentation de clowns intellectuels,
ils ne souhaitent pas moraliser ou enseigner. Non, ils ne sont là que pour distraire,
divertir les gens. Ils veulent les amuser, leur changer les idées. Ils offrent un spectacle qui
est facile à accepter.
14 Pour l’instant, ils ne se sont déplacés qu’en ex-Yougoslavie. Je ne dispose donc que des
réactions sur ce qu’ils ont vécu dans cette région du monde. C’est avec ces quelques
réactions que je vais essayer d’étudier le clown en tant que personnage humanitaire. Il y a
de nombreux camps dans ce pays, que ce soient des camps de « déplacés » ou des camps
de « réfugiés ». Dans la seule région de Split par exemple, il a 148 camps abritant environ
6 000 personnes. Ces camps sont soit d’anciens immeubles ou hôtels, soit ce que
j’appellerais de « vrais » camps, à savoir des cabanes, des usines désaffectées dans
lesquelles les gens vivent entassés les uns sur les autres. Tout le monde, dans un journal
86
télévisé, a vu des images sur les conditions de vie des gens dans ce pays déchiré, je ne me
m’y attarderai donc pas. Les expéditions durent environ une semaine. En 7 jours, les
« Clowns sans Frontières » présentent 12 fois leur spectacle dans 12 camps différents.
C’est un véritable marathon.
15 Ces camps sont surtout peuplés d’enfants et de femmes dont beaucoup sont veuves. Il y a
très peu d’hommes car ils sont à la guerre – ces camps donc sont un peu des prisons, des
lieux inanimés. Il ne s’y passe pas grand-chose. Les gens n’en sortent pour ainsi dire
jamais. Ils y vivent enfermés dans leurs souvenirs et leurs traumatismes. Les enfants – et
il y a beaucoup d’orphelins – y survivent dans un abandon physique et moral. Ils y
grandissent trop vite et perdent un peu de leur enfance et leur innocence. Sur des photos
que j’ai pu voir, les enfants ont un visage fort, marqué par l’expérience qu’ils vivent et
qu’ils ne pourront pas oublier. Antonin Maurel me racontait que dans certains camps, ils
sont organisés en bande, en mafia, avec un chef et qu’ils ont les gestes et les attitudes des
adultes dans ce genre de groupe. La guerre a imprimé des stigmates douloureux sur ces
enfants qui n’en sont déjà plus vraiment.
16 Le Clown est-il un personnage humanitaire ? A-t-il un rôle dans ces pays auprès des gens
en détresse ? Agir, faire de l’humanitaire, motive les clowns, mais souvent ils ne se
sentent pas une âme de médecins, d’infirmières. De plus, ils n’ont pas non plus les
compétences médicales ou autres nécessaires pour travailler avec la Croix Rouge, le Haut
Comité aux Réfugiés ou « Médecins sans Frontières ». Pourtant l’envie, le désir profond de
faire quelque chose, de ne pas rester inactif les tenaillent. Le Clown ne peut pas rester
insensible au malheur d’autrui. Les « Clowns sans Frontières » se sont donc donnés pour
mission d’améliorer le quotidien des enfants dans les camps par le rire et l’humour. Ils ne
se veulent pas une association qui aide, mais une association qui fait plaisir. Ils
n’apportent ni nourriture, ni médicaments, mais des moments de fête à des gens qui
subissent la monotonie de leur vie. Ils souhaitent aussi redonner courage aux artistes
locaux pour que ces derniers continuent ou re-commencent à s’exprimer et à faire leur
métier d’artistes. Les « Clowns sans Frontières » se veulent une association humanitaire,
mais ils tiennent à souligner – car cela leur a été reproché – qu’ils ne font pas de
« tourisme humanitaire » (la preuve en est le rythme marathon de leurs expéditions.). En
aucune façon, ils ne remplacent les Organisations Non-Gouvernementales (ONG) qui
apportent et assurent les premiers besoins (vêtements, nourriture, médicaments). Ils
passent après ces dernières, mais leurs actions sont quand même des actions
humanitaires. Ils ont bien sûr été critiqués, car certains pensent que la place du clown
n’est pas dans de tels endroits du monde. D’autres affirment qu’il est déplacé de faire le
clown, d’offrir un spectacle dans les lieux où ils se rendent. Et pourtant, le rire n’est-il pas
thérapeutique ? Ne permet-il pas, même si ce n’est que pour quelque temps, d’oublier les
misères que l’on vit ? Ne peut-on pas soigner certaines blessures grâce au rire ? Je pense
qu’il est prouvé que le rire et l’humour sont extrêmement importants dans la vie. Ils sont
thérapeutiquement importants. Selon Freud, le père de la psychanalyse, l’humour est
essentiellement un moyen de défense contre des situations qui provoquent tensions et
angoisses. C’est une manière de faire face au monde qui paraît menaçant. Qu’il ait un nez
rouge, qu’il soit mime ou musicien, le clown fait donc rire et oublier. Il apporte un peu de
lumière, de féerie dans le quotidien. N’est-ce pas là quelque chose d’essentiel, de vital ?
Les « Clowns sans Frontières » peuvent rendre un peu d’espoir à des populations dont
l’ordinaire n’est que cris, larmes et peur. Quand ils arrivent, c’est le temps de l’espoir,
celui des sourires après le temps de l’urgence. Ils apportent le superflu, ce dont on peut se
87
passer. Mais qui de nous vit sans superflu ? Ils procurent ce qui n’est pas vital à
l’existence. Ils arrivent avec du rêve, un rêve qu’ils donnent à ceux qui n’ont que le strict
minimum pour vivre. N’a-t-on pas besoin du rêve pour vivre ? Les « Clowns sans
Frontières » sont extrêmement conscients de l’éphémère de leurs actions. Ils savent que
quand ils seront repartis le terrible quotidien sera de retour. Mais l’art, le spectacle, le
rêve, le rire peuvent faire oublier le temps d’un coup de baguette magique le souvenir des
morts, le bruit de la guerre, la présence des armes, la faim, l’interdiction de s’exprimer
librement. Les « Clowns sans Frontières » sont des colporteurs de bonheur. Ils sèment un
peu d’espoir. Ils offrent une heure de rire et de bonheur. Le spectacle permet aux gens de
s’échapper de la prison que représentent les camps, d’oublier la vie qu’ils mènent. Les
Clowns apportent un peu d’amour et de réconfort. C’est une nourriture mentale
indispensable à l’équilibre de l’être humain. Le rire est humanitaire. Il peut faire accepter
beaucoup. Son effet est psychologique, car au-delà des peurs et de toute détresse, le rire
est une nécessité vitale. Ne dit-on pas parfois qu’une journée sans rire est une journée
perdue ?
17 « Plus d’enfants sans sourires », l’association veut aussi et surtout toucher les enfants,
l’avenir de notre planète. Les artistes qui participent aux expéditions sont toujours
surpris par l’accueil que leur font les enfants, car même s’ils ont grandi trop vite, ils ont
encore un peu d’innocence en eux. Ils sont pris pas la magie des paillettes et la féerie du
spectacle. L’arrivée des Clowns est un changement dans la vie de ces enfants. La
construction de la piste, la musique, le spectacle brisent le train-train, la monotonie. Les
Clowns leur donnent un peu d’imaginaire, un petit morceau d’enfance. Et puis, le clown
devient parfois aussi un objet pédagogique dans les écoles qui n’ont pas fermé leurs
portes. C’est de la couleur dans la vie terne et triste, de la poésie ; les instituteurs peuvent
se servir du passage des clowns pour faire faire des dessins qui ne seront pas des dessins
de militaires avec des armes, pour faire raconter des histoires... On parle du clown qui est
passé, de celui qui a reçu un seau de paillettes sur la tête, des maladresses de cet autre
clown, comme tous les enfants du monde quand ils sortent du cirque. La grande
différence, c’est que ce sont les clowns qui sont venus vers eux, eux qu’ils vivent une
situation de guerre. Ce sont des souvenirs pour toujours. Jamais ces enfants n’oublieront
le passage des clowns, même quand ils seront adultes, ils se souviendront.
18 À travers les enfants, les « Clowns sans Frontières » touchent aussi les adultes qui les
entourent. Certes, dans quelques camps, le spectacle ne réussit pas toujours à détendre
leurs visages crispés. Il leur est parfois bien difficile de faire rire certains adultes. Pour les
« Clowns sans Frontières », c’est alors un échec. Dans d’autres camps, les adultes oublient,
et entrent dans la magie du spectacle. Ils retrouvent un peu le bonheur des bals et
commencent à danser, ce qu’ils n’avaient pas fait depuis longtemps. A la fin du spectacle,
les Clowns sont souvent invités à partager une tasse de café et quelques biscuits. Même
s’ils regrettent de ne pas pouvoir mieux communiquer à cause de la barrière de la langue,
les Clowns se réjouissent de voir des visages souriants, des gens qui ont l’air heureux. Ce
qui compte ce sont ces sourires. Les gens sont heureux de voir qu’ils ne sont pas oubliés,
qu’il n’y a pas que les ONG et la FORPRONU qui s’intéressent à leur sort. Les témoignages
sont nombreux. Une grand-mère « déplacée » de Kostajnica en Croatie dira qu’elle n’avait
jamais rien vu d’aussi beau et d’aussi professionnel. Une belle récompense pour les
Clowns, à qui des gens diront un jour que grâce à eux, grâce à ce petit spectacle, ils ont eu
le sentiment d’être normaux. Mais c’est la lumière qui brille dans les yeux des enfants qui
88
fait le plus plaisir au cœur de ces artistes-clowns bénévoles qui, avant de repartir,
distribuent ballons, jouets et nez rouges.
19 Peut-on vraiment apporter le rire dans certaines régions du monde ? Rire ou dérision ? Le
clown est-il un personnage humanitaire ? Peut-on et doit-on faire le clown là où on meurt
de faim, faire le clown dans les endroits difficiles du monde ? Je vous en laisse juge.
89
Présentation de la clownanalyse
4 Le Bataclown, a créé le terme de clownanalyse, pour désigner une pratique d’intervention
dans les réunions de travail, que ce soient des Colloques, Congrès, Forum, Séminaires ou
autres.
5 Cette pratique, apparue et mise au point de façon empirique, consiste à donner le point de
vue des clowns sur ce qui se dit et se passe dans les réunions, c’est-à-dire dans ces lieux
institués où des acteurs sociaux sont rassemblés pour parler, – et écouter parler –
s’informer, réfléchir, débattre, marquer un événement ou prendre des décisions...
6 Précisons que la clownanalyse – marque déposée depuis 1985 – est pratiquée par deux
Compagnies associées : Bataclown d’une part, Alberto CLAC d’autre part mais que d’autres
90
• réciproquement, le personnage du clown est reconnu en tant que tel par le public grâce à une
image du corps décalée et, en particulier, grâce à ce mini-masque qu’est le nez rouge (celui
issu de la tradition des Augustes du Cirque).
13 Comme le Fou du Roi, le clown porte des signes marquant sa marginalité, son extériorité. Il
symbolise le ratage, la « société négative », pour reprendre l’expression de Maurice Lever
qui écrit encore « ce qui fonde son existence sociale, c’est qu’il se projette lui-même dans
l’aire de l’exclusion »5.
14 Le clown se place à la périphérie de l’institution : c’est un ex-centrique. Cette position –
comparable d’une certaine façon à celle de l’épistémologue – en fait un protagoniste
particulier dans le rapport au pouvoir. Et, comme Victor Bourgy6 le note à propos du
clown dans la comédie anglaise, « il est parfaitement superflu » dans le déroulement de
l’intrigue, ce qui, pour nous, veut dire qu’il ne doit pas être impliqué dans le déroulement
de la réunion mais doit se maintenir en dehors du jeu social fonctionnel pour gagner en
liberté de jeu et en pouvoir de signifiance.
15 Je voudrais m’arrêter un moment sur la fonction du nez rouge. Il me semble que, pour le
public, il est le signe que le clown n’est pas ce qu’il prétend être. Il le stigmatise comme
un personnage non sérieux, anormal, décalé. Ce minimasque établit avec le public une
convention de jeu en rapport avec une certaine représentation de l’archétype du clown.
16 C’est là que réside la différence entre l’apparition du clown et une intervention du type
« théâtre invisible »7. Le clown peut intervenir en protestant avec véhémence et
crédibilité mais son nez rouge annonce la couleur à tous « c’est du jeu ». Il pose là la base
d’une véritable connivence !
17 Ainsi, il peut prétendre être un confrère des psychiatres qui viennent de débattre pour
leur apporter son point de vue ou un père de famille qui cherche une crèche dans un
colloque « Petite Enfance »... mais chaque fois le public sait qu’il ne l’est pas réellement.
18 Il donne donc à la fois l’illusion de l’authenticité par sa conviction et sa pertinence – et en
ce sens il est support d’identification pour les participants – et la révélation de sa
supercherie par son décalage, son extravagance et tout un style de jeu qui a une fonction
de distanciation. Le rire est sans doute l’effet de ce cocktail étonnant et délicieux.
19 Bien sûr, le nez ne fait pas le clown, et c’est tout un mode d’improvisation et de
dramatisation que le travail du clown amène. Il y a là une spécificité que je ne développerai
pas ici mais dont j’indique deux aspects :
• la fiction jouée par les acteurs s’inscrit dans la réalité la plus concrète, ici et maintenant, et
dans un contact direct avec le public qui, à la fois est pris comme témoin et s’y trouve
immergé.
• le personnage du clown pousse l’acteur à travailler sur la naïveté, la fragilité, le présent, le
concret, le dérisoire et l’humilité, surtout dans la mesure où il devient, pour un temps, le
centre de l’assemblée.
Fonction du clownanalyste
20 Imaginez que son entrée représente une véritable irruption dans le rituel établi. Il apparaît
comme un pertubateur imprévisible – qu’il est et qu’il n’est pas ! Il symbolise une
transgression du sacré institué dans ces lieux où d’une certaine façon se déroulent des
grands-messes avec officiants et communiants.
92
21 On peut dire que c’est un pertubateur parodique car il prend effectivement le pouvoir – le
président de séance ne contrôle plus une situation qui lui échappe ! – mais sur le mode de
l’inversion et de la théâtralisation. C’est le monde à l’envers, comme au Carnaval. En ce
sens, le clownanalyste est bien un paradoxe vivant jouant une fiction au cœur même de la
réalité sociale. Et justement, sa fonction n’est-elle pas d’utiliser un masque pour
démasquer le fonctionnement social, ou de mettre en scène une fiction, une parodie, pour
révéler la mise en scène et la théâtralité sociale qui vont tellement de soi.
22 Mais, au-delà du pertubateur, on peut voir dans le clownanalyste un véritable révélateur –
comme en photographie. Son jeu l’amène à dire tout haut ce qu’on pense tout bas, ou, comme
diraient les psychanalystes, à mettre à jour le non-dit, le latent ou le refoulé... Non pas
comme un devin ou un donneur de leçon, mais par naïveté (qui, je le rappelle, est vraie et
fausse à la fois), tel l’enfant qui dit que le Roi est nu alors que personne n’ose le
reconnaître, ou alors en mettant à sa façon, les pieds dans le plat parce qu’il n’a aucun
enjeu de pouvoir ou d’image dans le groupe social.
23 Je dois avouer que, dans ce travail, la dimension de révélateur – ou d’analyseur 8 – est la
plus étrange car les acteurs ne procèdent pas, à ce niveau, sur le registre de la maîtrise,
du projet construit, de l’interprétation à priori mais, à l’opposé, ils se placent sur le
registre du lâcher-prise, du laisser advenir, en laissant le jeu et le clown faire (c’est ce que
les acteurs appellent « l’état de jeu ») ! Et c’est le public qui a compétence pour lire,
décoder le jeu qui, justement, est de nature polysémique.
24 Il arrive souvent que les acteurs découvrent après à quel point tel moment du jeu était
chargé de significations dont ils n’avaient pas conscience et que le public a pu saisir et
interpréter. Et c’est souvent le rire puissant du public qui indique qu’ils ont trouvé un
gisement de significations.
25 En clownanalyse, les clowns entrent en interaction avec le public, ils provoquent des
événements, donnent des rôles, impliquent certains participants dans le jeu (c’est souvent
le cas avec les personnes présentes à la tribune mais aussi avec tel ou tel acteur social
ayant un statut particulier). Les interventions et les réponses de ces partenaires désignés
ne se rattachent plus au registre verbal et rationnel qui est le registre dominant dans les
réunions, mais s’inscrivent alors dans le registre dramatique et symbolique.
26 Donnons un exemple. Après une table ronde avec des responsables politiques et des
employeurs devant une assemblée d’éducateurs spécialisés, les clowns proposent aux cinq
ou six intervenants de porter la clowne « éducatrice-top model » – expression utilisée dans
les discours précédents – pour la monter sur une table (action de valorisation et de
reconnaissance). Il faut dire qu’elle est ce qu’on appelle une forte femme. Au premier essai,
ils n’ont réussi qu’à la mettre par terre – ce qui correspondait tout à fait à la suspicion que
la salle pouvait éprouver devant leurs discours... Les éducateurs trouvaient, dans ce jeu
pour rire et avec un fort sentiment de jubilation, la preuve que, malgré leurs déclarations
d’intention les « décideurs » étaient bien capables de les laisser tomber.
27 Cela me renvoie à une parole d’un psychanalyste, Jean-Pierre Bourgeron parlant du
bouffon sur « France Culture » : « Le point commun entre le rôle du Bouffon et le rôle du
psychanalyste : non pas dire la vérité mais faire en sorte qu’elle advienne » 9.
28 Pour terminer, je voudrais évoquer un autre aspect de l’intervention des clownanalystes
plus directement en rapport avec la problématique de mon équipe de recherche.
29 Dans ces lieux centrés sur le logos, le clown introduit, par théâtralisation un réel absent, car
le discours laisse toujours un trou vide, celui de la réalité qui est en amont, celui de la
93
praxis des professionnels réunis pour écouter. Or le clown se plante dans ce trou et
restitue cette praxis métaphoriquement. En d’autres termes, il provoque une
confrontation entre le discours et les situations évoquées qu’il réactive, à sa manière,
avec leur charge émotive et concrète.
30 Par exemple, il va personnifier l’absent dont parlent les experts : le bébé, l’adolescent, le
malade, le travailleur de base, l’exclu, le client... Je dirais qu’il jette un pont entre le « vertige
ascentionnel »10 de l’expert et ce qui se trouve en bas11 et qui est l’ancrage du discours.
31 Ainsi, le clownanalyste rétablit métaphoriquement la dialectique logos-praxis largement
évacuée dans ces lieux de parole, et il remet du jeu dans cet espace de contradiction. Son
langage symbolique ouvre au public un autre accès au sens, et le rire devient un puissant
indicateur de cette ouverture et de ce passage.
32 Anne Ubersfeld a montré que « c’est à partir du moment où le bouffon quitte l’histoire
qu’il entre en littérature et en théâtre »12. Or le clown est apparu directement sur la scène
théâtrale de la comédie anglaise du XVIe siècle, sans avoir traversé la cour du Roi, la
cathédrale ou la place publique... Et c’est justement lui qui, aujourd’hui, dans sa
dimension contemporaine vivante, fait le chemin inverse du bouffon en quittant la scène
du théâtre et la piste du cirque pour prendre place dans l’histoire, en tout cas dans
l’histoire sociale qui se joue dans les organisations, les entreprises, les institutions... Et si
le clownanalyste n’y est pas strictement fou du roi, il y fait sûrement fonction de fou de
l’institution, libérant, par son jeu, une énergie sociale que l’institution a tendance à
comprimer ou à refouler.
33 La pratique des clownanalystes est sans doute une façon d’actualiser une tradition
théâtrale ancienne mais aussi de défricher un nouvel espace de vie pour le clown et, par
là, de faire évoluer l’Auguste dans sa fonction de « double dérisoire »13 de l’humain et du
social.
34 L’intervention des clownanalystes dans les assemblées et autres réunions de travail a des
effets émotionnels puissants. La première réaction de surprise ou d’étonnement devant
leur incongruité se transforme vite en adhésion chaleureuse et même enthousiaste, les
participants se réjouissant volontiers de cette présence salutaire.
35 Les clownanalystes représentent sans doute l’une des variantes réussies du retour des
Bouffons mis en lumière par plusieurs auteurs parmi lesquels Serge Martin qui écrit :
Aujourd’hui, les bouffons reviennent en tant que tels, peut-être parce que notre
époque a un besoin farouche du miroir-sonnette d’alarme, de la critique vive et
sans concession, du double14.
36 Jaillissant comme un diable au cœur de la vie institutionnelle, là où se débattent de graves
questions, le clown nous invite à changer de point de vue en nous transportant pour un
temps entre rire et dérision.
37 N.B. : Cette communication fut illustrée par la projection de l’enregistrement vidéo d’une
intervention de deux clownanalystes du Bataclown au Congrès de l’ADMR (Aide à de
Domicile en Milieu Rural) EPINAL 1990.
94
NOTES
1. Laboratoire du COSEFD dirigé par le Professeur Jean FERRASSE, Centre de Recherches en
Education Formation et Insertion, Université de Toulouse Le Mirail.
2. LE BATACLOWN La Robin 32220 LOMBEZ.
3. Michel NOBLECOURT, « Profession clownanalyste », Le Monde, 6 avril 1989.
4. Serge MARTIN, Le « Fou » « Roi » des Théâtres, Cazilhac, Bouffonneries n° 3/14, 1985.
5. Maurice LEVER Le sceptre et la marotte, Paris, Fayard, 1983.
6. Victor BOURGY, Le Bouffon sur la scène anglaise au XVIe siècle (1495-1594), Tarbes, Saint-Joseph,
1969.
7. Augusto BOAL, Jeux pour acteurs et non acteurs, Paris, La Découverte, 1991. Nous avons eu un
exemple de théâtre invisible avec l’incident aussi vrai que nature, monté de toutes pièces et avec
talent, par César SAVETIER juste avant son intervention dans le Colloque.
8. Un analyseur est ce qui permet de « révéler la structure de l’institution, la provoquer, la forcer
à parler », René LOURAU, L’analyse institutionnelle, Paris, Éditions de Minuit, 1970.
9. Série d’Émissions de France Culture, Le monde à l’envers du Bouffon, Radio France, 1991.
10. Maurice LEVER Le sceptre et la marotte, Paris, Fayard, 1983.
11. Je retrouve là ce que Colette COSNIER évoquait dans sa communication à propos du « bas
corporel et matériel » chez le clown.
12. Série d'Émissions de France Culture, Le monde à l'envers du Bouffon, Radio France, 1991.
13. Alfred SIMON, La planète des clowns, Lyon, La Manufacture, 1988.
14. Serge MARTIN, Le « Fou » « Roi » des Théâtres, Cazilhac, Bouffonneries n° 13/14, 1985.
95
I. La scène
97
1 Beaucoup de personnages dans les pièces d’Arden ont figure de clown. Cela paraît tout
naturel à l’auteur qui souligne l’importance des théâtres populaires, tels le théâtre forain
et la pantomime, et qui considère la fête comme un élément essentiel du théâtre, ainsi qu’il
l’a souvent déclaré dans ses essais et ses « interviews ». Il s’agit surtout de fêtes où
règnent non seulement des jeux empreints de gaieté et d’insouciance, mais aussi la
débauche, la moquerie et une licence presque entière. Ce sont le Carnaval, les Saturnales,
les jeux de mai et la fête des fous. Dans toutes ces fêtes, le clown ou le fou sont des
personnages indispensables.
2 Dans les pièces d’Arden, il ne manque pas d’exemples de personnages comiques qui sont
immédiatement reconnus comme étant des clowns. Ainsi Nelson, le personnage principal
de Le Héros se lève, entre en scène à la façon d’un clown de cirque ou de pantomime :
« NELSON crève la toile du décor »1 Dans une autre scène il porte un chapeau auquel a été
fixée une plume qui tourne mécaniquement. Il chante et se pavane sur la scène pendant
que la plume tournoie sur sa tête2. Ou encore, Butterthwaite, personnage comique dans
Les Eaux de Babylone3, se comporte, dans la scène de la fête du tirage de la loterie, comme
une Dame, clown travesti dans une pantomime, qui s’adresse directement aux spectateurs 4.
3 Ou encore dans La Danse du sergent Musgrave, Jœ Bludgeon, le Marinier, se présente comme
un personnage comique dès son entrée en scène. Il apparaît au moment où les soldats,
mis mal à l’aise par l’allusion de Sparky au corps de Billy dans le coffre, jouent
silencieusement aux cartes. Une lanterne à la main et sifflotant une chanson, le Marinier
égaie la scène ! « Holà, les tourtereaux ! Ce n’est que moi. Le vieux Jœ, le capitaine de ce
rafiot, ce vieux truand de Jœ. Hé ! hé !.. »5. Il fait toujours des plaisanteries. La façon dont
il saute, danse, chante et suscite le rire dans la fête de l’acte II, est celle d’un clown : c’est
lui qui anime la pièce. Cependant, Arden, auteur toujours complexe, ne crée pas de
personnages faciles à classer dans une catégorie déterminée, car il n’aime pas les
formules définitives. En fait les clowns d’Arden apparaissent sous des déguisements
différents, et ils sont autant fous que clowns ou bouffons.
98
4 Les clowns qui sont tout de suite reconnus comme tels, jouent souvent le rôle de maîtres
de cérémonie. Le Marinier en est un exemple ; il s’adresse souvent directement aux
spectateurs et agit comme un meneur de jeu dans la scène du recrutement. La description
qu’en donne Arden contient des éléments qui appartiennent aussi bien au clown : « Le
Marinier est une sorte de grotesque, un bossu, [...], rapide dans ses mouvements, ayant
naturellement un fort penchant pour le complot et l’espièglerie »6. Ce personnage ignoble
et malveillant joue des tours aux autres, triche et tire profit de toutes les situations, en se
moquant de tous. Ce personnage « malin » contribue à la chute du héros, Musgrave.
N’ayant aucune morale, il dirige les mineurs jusqu’à la cache où le sergent a déposé les
fusils. Lorsque Musgrave demande aux mineurs de prendre son parti, c’est le Marinier qui
s’écrie avec enthousiasme : « Je suis avec vous, mon Général ! »7. Il est prêt pour la rapine,
l’émeute et le butin. Mais il vire de bord dès que les dragons arrivent, et c’est encore lui
qui arrête le Sergent. Grant Edgar McMillan a vu dans le personnage énigmatique du
Marinier une figure possible de l’agent du diable ou le diable lui-même8.
5 À cause de sa mentalité perverse, il est comparable au Vice des interludes et des morality
plays. Les opinions diffèrent sur la relation que l’on peut établir entre le Fou et le Vice,
mais il semble que ce dernier ait souvent été, dès le début, un personnage comique, objet
de rire et de ridicule. Il en était de même du diable des Mystères. Dans le théâtre
médiéval, Satan est un personnage comique. Selon P. Hartnoll : « le personnage comique
le plus grand fut Satan lui-même »9. Mais, étant donné la nature allégorique du
personnage du Marinier, sa comparaison avec le Vice semble plus appropriée. La
description du Vice donnée par L. W. Cushman lui convient fort bien :
Les expressions les plus fréquentes dans ces prologues : « hilarité », « expressions
brillantes et joyeuses », et d’autres semblables, s’appliquent manifestement au Vice
et à son rôle comme personnage comique. Quelquefois le Vice dit de lui-même qu’il
est venu délibérément pour amuser. Mais son humour n’est pas sans être teinté de
méchanceté, trait essentiel de son caractère ; le Vice n’a pas seulement une
dimension humoristique. On sent que ce qu’il dit et fait a toujours un fond de
malveillance et de satire.10
6 De même, ce que dit du Fou Enid Welsford au début de l’introduction de son livre Fool
s’applique en grande partie à ce personnage malin et manipulateur :
C’est quelqu’un qui tombe en dessous des normes moyennes de l’humanité, mais
dont les défauts sont transformés en source de plaisir, dont la place est importante
à l’origine de la comédie, qui a toujours été une des grandes récréations de
l’homme, particulièrement de l’homme civilisé.11
7 Le Marinier est également comparable au Fou du théâtre de Welsford :
Comme personnage dramatique, il se tient d’habitude hors de l’action principale de
la pièce, ayant tendance non à cristalliser les événements, mais à les dissoudre, et
également à jouer un rôle d’intermédiaire entre la scène et le public. 12
8 Personnage secondaire, voire marginal, il ne mène pas une vie héroïque ; il reste d’une
certaine façon en dehors des événements, et cependant on s’aperçoit qu’il a influencé
l’intrigue, que c’est à cause de lui que la pièce a pris un tour différent. Il peut être
considéré comme « clown », mais également comme bouffon ou Fou, personnage dont,
selon Arden, une pièce de théâtre ne peut se passer.
9 Dans L’Âne de l’hospice, Blomax est un personnage semblable au Marinier ; il peut être
décrit comme clown jouant le rôle de maître de cérémonie. Il manipule totalement les
événements de la pièce. Il est la cause directe de la chute de l’ancien maire,
Butterthwaite. Blomax qui mène une vie obscure et immorale est « tombé au-dessous des
99
normes moyennes de l’humanité », comme le Fou décrit par Welsford ; il reste en dehors
de la vie politique, il s’abstient de s’engager dans la vie de la communauté. Mais il exploite
même sa condition pour jouer un rôle décisif. Personnage secondaire, il fait cependant
avancer l’intrigue. Il est le maître de cérémonie. D’entrée de jeu, il introduit la pièce aussi
bien que la cérémonie rituelle qui commence à se dérouler sur scène. Comme le clown du
cirque, qui joue aussi le rôle de maître de cérémonie, il s’adresse directement aux
spectateurs. Il est l’intermédiaire entre la scène et le public, rôle important du Fou au
théâtre selon Welsford. C’est lui qui donne l’héroïne en mariage. On peut le comparer
aussi au Lord of Misrule, qui présidait aux jeux amusants de Noël et des jours gras. Dans
cette pièce, Butterthwaite, le bouffon, est sacrifié par la société, mais c’est Blomax, l’autre
clown, maître de cérémonie, qui dirige les événements pour le conduire jusque-là. Blomax
est comparable au prêtre qui préside au rituel du sacrifice.
10 Arden développe ce personnage malin pour créer Lindsay, le poète manipulateur et
machiavélique, l’émissaire du roi, dans Le Dernier adieu d’Armstrong. Lindsay n’est plus un
personnage secondaire comme le Marinier ou Blomax dans les deux pièces précédentes,
mais l’un des personnages principaux de la pièce. Il est comparable à Blomax dans son
rôle de maître de cérémonie. Il est aussi au service du roi comme l’ancien Lord of Misrule. Il
est le clown qui introduit, anime et fait progresser la pièce, en commentant son
déroulement. Lindsay porte le tabard qu’il appelle « Parure qui conviendrait, en somme, à
une pantalonnade de premier mai, ou à une idole païenne consacrée aux immolations », 13
lorsqu’il préside à l’ouverture aussi bien qu’à la fin de la pièce, comme le ferait un maître
de cérémonie. C’est lui qui envoie finalement John Armstrong au gibet pour éviter la
guerre entre l’Angleterre et l’Écosse.
11 Selon Welsford, il y a des Fous qui ont une fonction semblable à celle des prêtres exerçant
un pouvoir magique :
Les autres partagent des fonctions magique et religieuse avec des prêtres et des
sorciers qui sont la directement responsables du bien-être de la société. 14
12 Blomax et le Marinier, loin d’avoir en charge le « bien-être » de la communauté, se
trouvent cependant être ceux qui rétablissent l’ordre en sacrifiant leurs victimes.
L’objectif de l’action de Lindsay n’est rien d’autre que le « bien-être » de l’Écosse.
13 Aussi bien que les bourreaux, leurs victimes peuvent également être qualifiées de fous et
de clowns. Dans L’Ane de l’hospice la victime, Butterthwaite, est un autre clown. Selon
l’auteur, Butterthwaite est conçu comme le roi de la fête des fous ou comme le roi des
Saturnales. C’est un roi bouffon. Butterthwaite, l’ancien maire, à la tête des Travaillistes,
gouverne assez libéralement la ville. Mais, après avoir joui de tous les privilèges durant le
temps qui lui a été imparti, il doit partir comme le roi de l’ancien rituel. Quand il est
finalement arrêté, il est vêtu, comme roi de la fête des fous offert en sacrifice, d’une
nappe, de fleurs et de colliers de papier. Le temps est venu pour lui de partir. L’idée du
temps qui s’achève transparaît dans les paroles de Butterthwaite quand il évoque son
destin une fois sorti de prison : « Tu ne peux rien empêcher. La roue des ans s’est mise en
branle. »15 Il est le héros sacrifié pour permettre l’arrivée de la nouvelle saison, victime
offerte pour le renouveau de la communauté.
14 Ce roi bouffon que Blomax, l’homme manipulateur, appelle clown,16 possède toutes les
qualités d’un Fou. Les actions de Butterthwaite sont souvent surprenantes et inattendues.
Butterthwaite, par ses traits de caractère, est la personnification même de la fête des
Saturnales. Il est vif, intelligent, rusé, tapageur et vulgaire, plein d’énergie, d’esprit,
d’humour et d’imagination. Sa tendance à agir selon ses instincts est presque bestiale. En
100
effet, Butterthwaite dit avoir été un âne à l’origine, né dans un hospice. La comparaison
de Butterthwaite avec l’âne est un autre élément qui le rapproche des Fous, fréquemment
associés à des animaux. Arlequin était souvent vêtu d’une cape avec une queue de lapin
ou de lièvre, et les bouffons médiévaux portaient habituellement des oreilles d’âne ou une
crête de coq, ou les deux à la fois17. Une illustration dans Narrenschiff montre des ânes
tournant sur une roue de la Fortune. L’un d’eux, vêtu d’un capuchon à oreilles d’âne, a un
corps à moitié humain ; l’autre a une tête d’âne avec des jambes humaines. Le tableau
entier a pour sujet la folie de l’homme18. La vie de Butterthwaite, qui s’exclame vers la fin
de sa carrière, « La roue des ans s’est mise en branle. Je suis exclu »19, évoque les ânes que
l’on voit dans ce tableau. But-terthwaite, personnage de grande stature, fait penser à
Falstaff, un autre Fou qui a marqué l’histoire du théâtre20. On peut noter aussi que
Butterthwaite souffre de la goutte comme le fou de Shakespeare21.
15 Le personnage qui ressemble le plus à Butterthwaite parmi toutes les œuvres d’Arden est
John Armstrong of Gilnockie. Ce « hobereau vivant de rapines »22 est grossier, vulgaire,
impulsif et vaniteux ; il est énergique, montre de la vivacité et se montre capable de
prouesses. Semblable à Butterthwaite, Armstrong est un faux roi, comme le roi esclave
des Saturnales. Ce roi moqueur règne dans une région décrite par l’Émissaire anglais de la
pièce comme une « sanglante anarchie »23, comparable à la situation qui règne durant les
fêtes des Saturnales et des Fous ; John est mis à mort, afin que soit rétabli l’ordre à la
frontière entre l’Écosse et l’Angleterre. Ainsi Armstrong, après avoir joui d’une vie
presque anarchique de totale liberté, est sacrifié pour apporter la paix et l’ordre, comme
le roi des Saturnales. Le rapprochement avec celui-ci est d’autant plus légitime
qu’Armstrong se sent roi quand il va à la mort, sans le savoir, séduit par la lettre du
souverain qui s’adresse à lui comme à un égal, l’appelant « frère ».
16 Quand il se rend auprès du roi, Armstrong est aussi en grande tenue ; « Il porte à présent
une belle tunique de drap d’or et toutes sortes d’accessoires ».24 Le destin l’y attend ; il est
trompé et assassiné dans ses habits de fête. Il a même pris un chapeau décoré de plumes
et de bijoux, comparable à la couronne qui orne la tête du roi bouffon de la fête des Fous.
17 Il ressemble beaucoup à Falstaff. Non seulement leurs caractères sont semblables, tous
deux étant malins, lascifs, impulsifs et vulgaires, mais ils sont également dupés et
trompés par un roi en qui ils avaient confiance et dont ils voulaient gagner l’amitié. La
lettre du roi, que reçoit Armstrong, évoque celle que l’on trouve dans Henri IV. Mais
Arden, d’une façon qui lui est propre, intervertit les rôles des personnages. Dans l’œuvre
de Shakespeare, c’est Falstaff, le great fool25, qui écrit la lettre. Dans les deux pièces, la
lettre fait croire aux « Fous » qu’ils sont des amis du roi. La lettre de Falstaff est même
appelée certificate26. Armstrong également considère la missive du roi comme un
« document » qui lui permet de voir en lui un ami. Une autre similitude existe entre
Armstrong et Falstaff ; ils sont l’un et l’autre pris au piège, après l’arrivée de la lettre, par
le roi qui s’est déguisé. Gilnockie se hâte d’aller voir le roi, ravi à l’idée de le rencontrer en
ami, sans soupçonner qu’il sera brutalement trahi, comme Falstaff s’empressant de se
rendre auprès du nouveau roi, Henri V27. Le bandit créé par Arden, se sentant presque roi,
tient l’épée et le rouleau comme il le ferait d’un sceptre et d’un insigne royal ; il rappelle
le coquin, ami du prince héritier, qui se croit capable de tout, se croyant presque l’égal du
souverain. Mais le prince, maintenant devenu roi, le renie et dévoile que son ancien ami
n’est qu’un « Fou » : « Le Roi : Nous ne te connaissons pas, vieil homme. Comme les
cheveux blancs conviennent mal à un fou et bouffon ! »28. Arden, au XXe siècle, employant
101
et réarrangeant les matériaux fournis par Shakespeare, fait renaître, dans le personnage
d’Armstrong, le « Fou », qui est « à la fois l’héritier du mythe et l’enfant du réalisme » 29.
18 Dans cette pièce, Lindsay, le maître de cérémonie qui offre Armstrong en sacrifice, n’est
pas un simple bourreau comme le sont le Marinier et Blomax. Au début, quand commence
la mission de négociation avec Armstrong pour qu’il n’empiète pas sur la frontière
anglaise, le poète du roi voudrait résoudre le problème humainement, selon ses principes
de non-violence. Mais, lorsque les choses tournent mal et qu’Armstrong recommence à
piller, Lindsay, dominé par son souverain qui se montre plus habile que lui, doit le
prendre par ruse et le tuer. De la sorte il est aussi perdant. Obligé d’agir contre sa nature,
renonçant à des principes qui lui tiennent à cœur, allant à l’encontre de ses intentions et
se trouvant complice d’un assassinat, Lindsay meurt moralement, lui qui, contre sa
volonté, devient l’administrateur de l’exécution. C’est bien en bouc émissaire orné pour la
fête du sacrifice qu’apparaît Lindsay à la fin, lorsqu’il endosse le tabard du messager du
roi décrit au début comme « Parure qui conviendrait à une pantalonnade de premier mai,
ou à une idole païenne consacrée aux sacrifices ».
19 Armstrong n’est pas le seul héritier de Falstaff. Lindsay, en tant que Fou sacrifié, se
rapproche également de celui qui était, dans un sens, le précepteur du roi, rejeté par le
souverain devenu adulte30. Henri V appelle son ancien ami « le précepteur et nourrisseur
de mes bagarres »31. Le Roi Jacques, quand il devient indépendant de Lindsay, son
précepteur, et lui ordonne de pendre Armstrong, a la même attitude que celle de Henry.
Lindsay est un autre « Fou », trahi et dupé par son souverain. Armstrong reflète la folie et
la naïveté de Lindsay, comme le Marinier révèle la véritable nature de Musgrave.
20 Sergent Musgrave, n’apparaît pas comme un clown au premier abord, mais se révèle
comme tel par la suite. Sa ténacité en fait un être limité, aveugle à la réalité. Ses principes
trop rigides le poussent au fanatisme ; son raisonnement, qu’il appelle sa logique et celle
de Dieu, est proche de la folie. En fait, beaucoup de critiques ont vu en ce personnage un
dément. Leur interprétation est peut-être excessive. La lutte de Musgrave contre une
grande institution et contre la communauté, ressemble à celle de Don Quichotte se
battant seul contre les moulins à vent. Obsédé, il n’est pas conscient de l’extravagance de
son entreprise. C’est le clown qui ne voit pas la réalité et dont les actes ne sont absurdes
qu’aux yeux d’autrui.
21 Sergent Musgrave apparaît aussi comme le roi bouffon exécuté à la fin de la fête pour
rétablir l’ordre et la paix de la communauté. S’étant mis à la tête des soldats pour les
diriger à sa guise, et convaincu d’agir au nom de Dieu il se comporte en roi. Il essaye
pendant quelque temps de dominer les événements. Trompé par le Marinier, comme le
fut Butterthwaite par Blomax, ou Armstrong par Lindsay, il est honteusement arrêté pour
vol et désertion. La fête doit finir par la mort du roi. Musgrave, fait prisonnier, sera
pendu. Le printemps arrive pour souligner le caractère de victime rituelle de Musgrave.
C’est dans une atmosphère de fête que s’achève la scène de l’échec du Sergeant, les chants
et les danses étant dirigés par le Marinier.
22 Nous avons vu qu’Arden crée deux sortes de clowns qui font contraste. L’un, qui se
comporte comme maître de cérémonie et devient finalement le bourreau de l’autre
devenu sa victime. Mais le bourreau n’est pas simple bourreau ni la victime simple
victime. Les figures de bourreau et de victime sont la double face d’une même réalité
humaine.
102
saurez jamais rien de lui, il est devenu en quelque sorte une « circonstance » de
votre vie. Vous ne pouvez pas vous asseoir et procéder à son analyse, parce que
vous n’avez pas les données nécessaires : vous ne pouvez pas l’interroger sur son
symbolisme – s’il en possède un, vous l’aurez fourni vous-même : vous ne pouvez
pas retourner sur vos pas et le « réévaluer » puisque la police l’aura évacué. Mais là
il était : et vous l’avez vu.38
28 Au théâtre le spectateur est comme mis en présence, par le jeu lui-même, de ce
personnage grotesque mais étrange, énigmatique et fou.
29 Dans les pièces d’Arden, il y a d’autres types de fous, tels Sparky et Annie dans La Danse du
sergent Musgrave, ou Croaker dans Vous vivrez comme des porcs, qui sont des « fols »
vraiment fous, mais qui disent la vérité, ou encore des poètes qui ne peuvent vivre dans la
société injuste et cruelle qu’en tant que fous. Mais l’analyse de tous ces personnages
requerrait un autre chapitre.
NOTES
1. John ARDEN, The Hero Rises Up, London! Methuen, 1969, 16. «NELSON bursts through the screen»
2. Ibidem, p. 45.
3. ARDEN, The Waters of Babylon in Three Plays Hammondsworth, England, Penguin Books, 1967.
4. Ibidem, p. 88.
5. ARDEN, Serjeant Musgrave’s Dance, London, Methuen, 1966, p. 11. (traduction de Maurice Pons,
La Danse du Sergent Musgrave, Paris, L’Arche, 1963, p. 13.)
6. Ibidem, p. 6. «The Bargee is something of a grotesque, a hunchback..., very rapid in his movements, with
a natural urge towards intrigue and mischief.»
7. Ibidem, p. 93. «I’m with you, general!»
8. Grant Edgar MCMILLAN, «The Bargee in Serjeant Musgrave’s Dance», Educational Theatre Journal
25,1973, p. 503.
9. Phyllis HARTNOLL, The Theatre! A Concise History, London, revised Edition. London! Thames and
Hudson, 1985.
10. L. W. CUSHMAN, The Devil and the Vice in the English Dramatic Literature Before Shakespeare,
Studien zur Englischen Philologie, Heft VI, (Halle, a. S., Max Niemeyer, 1900), p. 102.
The frequent expressions in these prologues! «mirth», «merry conceits», and the like, refer unmistakably to
the Vice and his role as a comical person. Sometimes the Vice says of himself that he has come purposely to
create fun. But this humor of the Vice is not without a tinge of the maliciousness, which is an essential part
of his make-up, the Vice is not a purely humorous character. One feels that what he says and does has
always a background of maliciousness and satire.
11. Enid WELSFORD, The Fool! His Social and Literary History, Gloucester, Mass., Peter Smith, 1966, p.
XI.
He is a man who falls below the average human standard, but whose defects have been transformed into a
source of delight, a mainspring of comedy, which has always been one of the great recreations of mankind
and particularly of civilized mankind.
12. WELSFORD, op cit, p. XII.
As a dramatic character he usually stands apart from the main action of the play, having a tendency not to
focus but to dissolve events, and also to act as intermediary between the stage and the auditorium.
104
13. ARDEN, « Le Dernier adieu d’Armstrong », John Arden, Paris, L’Arche, 1966, p. 321.
14. William WILLEFORD, The Fool and His Scepter! A Study in Clowns and Jesters and Their Audience,
Northwestern University Press, 1986, p. 7-8. Others share magical and religious functions with priests
and medecine men who have a direct responsibility for the well-being of society.
15. ARDEN, « L’Âne de l’hospice », John Arden, p. 283.
16. Ibidem, p. 167.
17. WILLEFORD, op, tit, p. 18.
18. Illustration reproduite dans Willeford op. cit, p. 210.
19. ARDEN, « L’Âne de l’hospice », p. 283.
20. BONFOND a aussi reconnu une affinité entre Butterthwaite et Falstaff. Il rapproche leurs
traits de caractère ! gaieté, vanité, luxure, désordre. (François BONFOND, « Fal-staffian
Characters in Two Plays by John Arden », Revue des Langues Vivantes, 38, 1972, p. 170.)
21. SHAKESPEARE, King Henry IV, part 2, acte I, sc. II, 1. 230-245.
22. Geoffrey Reeves, « John Arden et le théâtre populaire en Angleterre », in Le théâtre moderne,
II ! Depuis la deuxième guerre mondiale, ed. Jean Jacquot, Paris, Eds du Centre National de la
Recherche Scientifique, 1967, p. 157-8.
23. ARDEN, Armstrong, p. 315.
24. Ibidem, p. 419.
25. SHAKESPEARE, op. cit., acte II, sc. I, 1. 190.
26. Ibidem. L. 115.
27. Bonfond reconnaît aussi la naïveté de Falstaff et d’Armstrong comme leur principal trait
commun, (op. cit., p. 170)
28. SHAKESPEARE, op. cit., acte V, sc. V, 1. 48. «King. Iknow thee not, old man. - - - How ill white hairs
becomes a fool and jester!».
29. Robert WEIMANN, Shakespeare and the Popular Tradition in the Theater! Studies in the Social
Dimension of Dramatic Form and Function, Ed. Robert Schwartz. Baltimore and London, The Johns
Hopkins University Press, 1987, p. 11.
30. SHAKESPEARE, op. cit., act V, sc. V, 1. 47-72.
31. Ibidem, 1. 62. «The tutor and the feeder of my riots».
32. ARDEN, Musgrave, p. 52, «a kind of ‘Fred Camo’ sequence».
33. Ibidem, p. 52! «The effect should be, not so much of three incompetents pretending to be soldiers, but of
three trained soldiers gone mad.»
34. C’est moi qui souligne.
35. Illustration reproduite dans WILLEFORD, op. cit., p. 35.
36. Arden, To Present the Pretence, 12-15.
37. C’est moi qui souligne.
38. ARDEN, Heros, 6. We wanted to produce it [la pièce, The Hero Rises Up] ourselves so that it would
present the audience with an experience akin to that of running up in a crowded wet street on Saturday
night against a drunken red-nosed man with a hump on his back dancing in a puddle, his arms around a
pair of bright-eyed laughing girls, his mouth full of inexplicable loud noises. If you do see such a sight, what
do you do! Nine times out of ten you push past among the wet mackintoshes and the umbrellas, muttering
to yourself something about ‘likely to get run over, ridiculous old fool - but why were those girls laughing!
and that’s all. But you don’t at once forget him! and although you know nothing about him and never will
know anything about him, he has become some sort of circumstance in your life. You can’t sit down and
analyse him, because you haven’t got the needful data! you can’t ask him for his ‘symbolism’ – if he has any,
you yourself will have provided it! you can’t go back and ‘re-evaluate’ him because the police will have
moved him on. But there he was! and you saw him.
105
1 Cruel paradoxe entre objet et forme qui impose un regard distant et interdit à une
communication sur le clown toute effervescence hors texte, toute intimité avec le
destinataire. Cette relation n’est-elle pas alors métaphore de celle qui s’installe dans la
représentation beckettienne où le spectacle du clown dans la tragédie se déroule sous
l’œil soigneusement relégué du spectateur dont le désir de partage est soumis à une
empathie muette ? N’y a-t-il pas également paradoxe à vouloir chercher la présence du
clown dans le théâtre quand, depuis Marlowe, Thomas Kyd ou Shakespeare, la liberté de
s’ébattre avant, pendant ou après la représentation a été ôtée aux clowns, chassés du
théâtre par des auteurs authentiques revendiquant l’espace pour la représentation de
leurs pièces élaborées, même s’ils ont ensuite introduit des représentations clownesques
dans leurs textes ?
2 Les exemples tirés de l’œuvre de Beckett seraient héritiers directs de cette fracture,
tandis que les choix esthétiques et idéologiques de Joan Littlewood ou de John Mc Grath
pousseraient ces derniers à traduire le discours de leurs spectacles en représentations
clownesques, afin de retourner aux sources de la fête populaire contestataire,
carnavalesque en amont du clownesque.
3 Faisant parfois référence à d’autres pièces, souvent considérées sous cet angle, cette
étude examinera plus précisément une œuvre de chacun de ces auteurs. Appartenant à
des genres bien différents, leur structure de spectacle clownesque permet de percevoir ce
caractère comme une transgression qui pervertit la forme théâtrale attendue pour la
magnifier, et, surtout, confie cette fonction en priorité à des personnages féminins.
4 Rire ou dérision constituent deux pôles d’une dialectique du discours proposée par
maints auteurs dans nombre d’œuvres. Il ne faut négliger ni cette transgression sacrilège
des genres, ni la fonction d’intercession du clown avec les gradins, qui n’est pas confiée
106
au seul Monsieur Loyal, fréquemment reprise au théâtre. Les maîtres de cérémonie qui
peuplent le théâtre populaire épique britannique, héritage du music-hall sont enfants de
la piste.
5 Du fou, serviteur du roi, au clown, artiste indépendant s’adressant au peuple,
l’interlocuteur a changé, amplifiant et réhabilitant le rire franc ou la dérision
contestataire comme la connivence avec le public, retour dans un espace clos aux
Saturnales ou à la Fête des fous. En repérant rire et dérision dans Tous ceux qui tombent 1 de
S. Beckett, Ah Dieu que la guerre est jolie2 de J. Littlewood et En attendant les dauphins3 de J.
Mc Grath, nous tenterons de dessiner la séduisante complexité et la place incontournable
du clown dans le théâtre, au fil d’un va-et-vient entre ses représentations en scène, et son
expression en piste.
6 Paradoxalement, chez Beckett, l’expression close du discours théâtral devant un public
dont la participation n’est pas envisageable, devrait interdire toute tentative de lecture
clownesque. Cependant, de même que Sganarelle, serviteur impertinent, est chez Molière
l’intercesseur auprès du public de personnages qui, par ailleurs, seraient trop
dramatiques, les personnages de Beckett ont fréquemment été assimilés au couple roi-
bouffon en référence à Shakespeare. Vladimir et Estragon, bien sûr, mais également
Pozzo et Lucky, soutenus par la structure même de la pièce qui rappelle les jeux du
cirque, sont métaphore évidente des personnages du Roi Lear, c’est-à-dire de l’intégration
par l’auteur du clown dans son drame pour en souligner l’ampleur et favoriser rire et
dérision du pouvoir ou de la raison même de vivre, afin d’éviter tant aux personnages
qu’au spectateur de sombrer dans le désespoir ou la folie. Le rire, le clown seraient alors
secours cathartique, pour accepter la fatalité ou l’angoisse. Mais peut-être, Fin de Partie, et
la pièce radio-phonique Tous ceux qui tombent, écrites et créées la même année 1957,
privilégient-elles plus directement le tragique en masquant au fil de fausses pistes leur
caractère clownesque. On atteint alors une des essences du rire. Voilant l’angoisse
métaphysique, il aiderait à l’accepter.
7 En piste, un Auguste ne connaît que des moments difficiles, voire affreux. Beckett est
sûrement un clown dont le chapiteau est dressé à l’intérieur de sa propre tête. « C’est la
plaie du temps que les fous mènent les aveugles » dit Shakespeare dans le Roi Lear. Tel est
précisément le thème de Fin de Partie. Beckett a été le premier à le déceler dans Le Roi Lear
et à le débarrasser de toute action, à le réduire à sa terrible nudité. Le fauteuil à roulettes
de Hamm, roi aveugle rappelle un trône. Morceau de nature en ruine, il est un tyran
déchu, un marteau qui frappe le clou. Clov, comme son nom le suggère est un clown, plus
malheureux que Hamm, à l’image de Lucky dans En attendant Godot. A l’extérieur de la
pièce, de la piste, du cerveau peut-être, il y a un monde incertain « L’autre enfer ». Si,
comme dans la parabole de Lear les aveugles sont clairvoyants, et les Fous disent la vérité,
il est aisé de faire semblable lecture de Tous ceux qui tombent M. Rooney, aveugle
renonçant à régner sur le néant de son bureau en sous-sol, rentre définitivement à son
domicile, se réfugier, aux côtés de son épouse mutilée, « sur les débris de mon cul » 4, dit-
il, employant le même langage eschatologique que ses homologues dans les autres pièces.
Au cours de l’ultime voyage, n’a-t-il pas vraisemblablement poussé hors du train l’enfant
symbole de fausses espérances en la vie, afin de couper court à « un fiasco en fleur » 5 ?
Personnage obsessionnel de l’œuvre de Beckett, cristallisation de l’angoisse des morts en
sursis, l’enfant est une représentation paradoxale du destinataire, innocent privilégié, du
discours du clown, celui qui naïvement l’aide et le prévient, rit spontanément en lisant
dans ses malheurs le jeu cathartique qui libère en lui la cruauté et la vengeance refoulée
107
lors des sanctions. Mais l’enfant guide et accompagne l’aveugle. C’est lui qui, accourant,
rend la petite balle accusatrice et dénonce innocemment le vraisemblable. On trouvera
dans chaque rire aussi bien ce soulagement que le cristal de l’innocence ou la volonté de
rassurer. L’obsession de la souffrance est quasi janséniste chez Beckett. Dans Tous ceux qui
tombent, la mort ou la maladie, la mutilation qui empêchera d’enfanter et nie ainsi toute
raison de survivre, séparent enfants et parents. Au fil des rencontres éphémères, Mrs
Rooney interroge ainsi chaque personnage fugace sur qui pèse le même destin. Le recours
symbolique au motif obsessionnel de La Jeune Fille et la Mort de Schubert avait installé
l’atmosphère d’entrée de jeu. Cependant chaque dialogue, dérive immédiatement vers la
farce. Mrs Rooney serait alors un auguste en robe à fleur trichant sur son âge et sa
faiblesse extrême, au sortir d’une longue maladie. Frémissant des désirs d’une sexualité
désormais impossible, le rire qu’elle déclenche, ou celui qu’elle s’autorise sont alors
dérision, tout comme l’interrogation récurrente sur la monture avec laquelle le Christ est
entré à Jérusalem. Et si l’animal n’avait pas été un bardot, ou si les bardots étaient
capables de procréer. En posant la question de la contradiction entre désir et
sanctification, métaphore grotesque de l’interrogation sur l’Immaculée Conception,
Beckett moque la religion et interroge le néant. La scène de la voiture, avec ses
gesticulations clownesques évidentes précède la rencontre située au mitant exact de la
pièce. Mrs Rooney croise la mystique Mademoiselle Fitt. Auguste trouve son clown blanc.
Celui-ci est bafoué. Garante des valeurs et des interdits religieux, modèle de bonne
conduite, et de faux-semblants, Miss Fitt justifie son avarice par l’extase religieuse.
8 L’absurdité apparente des dialogues ou les silences angoissent le spectateur projeté face à
l’abyme de la mort. La pièce avance selon la logique de son inaction encadrant ces
rencontres profondément comiques du parcours du lit au lit de mort de Mrs Rooney,
d’abord seule, puis du couple clown-roi aveugle. Si l’enfant est espérance dans l’œuvre
ultérieure de l’auteur, il est ici tour à tour guide, reproche, vecteur du désespoir
existentiel, et menace en jetant des pierres, en jetant le premier la pierre. L’aveugle fait
face et regarde l’inéluctable condamnation dans cette fin de partie peuplée de gestes
vains et du bruit des mots également vains. La médiation clownesque est essentielle pour
rendre l’angoisse acceptable au spectateur voyeur. On sait que Beckett, à Londres et à
Berlin, avait proposé au public une mise en scène de Fin de Partie privilégiant le rire, fort
éloignée des interprétations noires qui traditionnellement dominent les plateaux en
France. Nous avons, dans un festival universitaire, monté Tous ceux qui tombent. Dépouillée
de tous les bruitages naturels nécessaires au décor radiophonique, cette pièce possède de
tels ressorts comiques, contrepoint du drame qu’ils enluminent, qu’elle acquiert un statut
de chef-d’œuvre dans l’œuvre de Beckett. Les lunettes noires de M. Rooney ou le masque
des désirs flétris de son épouse renvoient au spectateur, comme le grimage du clown, ce
message que la mort appartient à la vie. En mettant ses personnages loin de la piste, loin
du public, Beckett en a fait des excentriques à qui paradoxalement, la définition que
donne le clown Foottit de cet art convient à merveille :
Nous sommes des caricatures du public parce que le public regarde son voisin et
dit : « c’est tout à fait toi, mon bonhomme ». De l’un à l’autre, les spectateurs se
renvoient les fantoches que nous leur présentons en les substituant à leur prochain,
mais si le public savait que je lui renvoie ses grimaces, ses bêtises de la vie, il
prendrait le revolver et il abattrait Moâ !6
9 En privilégiant l’angoisse comme partenaire de la dérision et en interdisant tout échange
avec la scène, Beckett plonge son public dans les affres de l’empathie. L’humour est alors
essentiel pour détourner son courroux. Jean Anouilh l’avait bien perçu lorsqu’il déclarait,
108
évoquant plus précisément En Attendant Godot ou Fin de Partie, que l’œuvre de Beckett
serait « les pensées de Pascal mises en scène et jouées par les Fratellini. »
10 Ainsi, Mrs Rooney ou Miss Fitt sont-elles des clowns ou plutôt des bouffons, exposant à la
risée publique les évidences du bon sens, et dévoilant les raisons des absurdités du destin.
Aveuglé par sa clairvoyance du drame existentiel, M. Rooney-Lear a sans doute conduit à
son terme sa logique désespérée en sacrifiant, pour l’épargner, l’enfant. On est ici proche
du syndrome de Job analysé par Jean-Pierre Berthomé.
11 On pourrait aisément pousser plus avant la comparaison de cette pièce avec le spectacle
de clowns. Chaque rencontre de Mrs Rooney avec un personnage fugace, signifiant
typique dans l’œuvre de Beckett, offre un duo de clown type avec entrée, gag central,
accessoires et sortie. L’effet de répétition nourrit l’ornementation thématique. La crainte
du vent et de la pluie, l’orage qui éclate lors du retour du couple sont autant signes
dramatiques divins que l’accessoire symbolique de l’eau qui apparaît opportunément. Si
l’on conserve à la pièce sa destination radiophonique originale, le clown paralysé,
transfiguré par son seul discours devient métaphore dérisoire et image créée par les
didascalies dans la tête de l’auditeur, aveugle involontaire. Il soulignera, néanmoins
efficacement la perspective dramatique. On trouvera dans le roman de Beckett Watt une
justification au rire dont les diverses définitions conforteront l’interprétation clownesque
nécessaire à l’équilibre de la représentation :
De tous les rires qui à proprement parler ne sont pas des rires, mais une ululation,
trois seulement, selon moi, méritent notre attention. Je nomme l’amer, le creux et
le triste. (...) Le rire amer rit de ce qui n’est pas vrai. C’est le rire intellectuel. Pas
bon, pas vrai ! Bien, bien. Mais, le rire triste est le rire dianoétique, le rire des
profondeurs. Ah oui ! C’est le rire qui se gausse du rire (...) le rire qui rit – silence,
s’il vous plaît – de tout le malheur.7
12 Le clown sait être poétique, ironique, burlesque, sarcastique, tragique. Autre source,
venue d’Italie, Arlequin, importé par les Grimaldi a créé la pantomime anglaise. J.
Litlewood et J. Mc Grath, qui désirent retourner aux sources du spectacle populaire
évoquant ces traditions demeurées vivaces dans les music-halls et les clubs ouvriers, font
également référence à la Fête des fous ou au Carnaval8. Leurs spectacles contestataires
vont largement recourir aux formes héritées du cirque.
13 Oh ! What a Lovely War, créée au « Theatre Royal » à Stratford East en mars 1963, et
proposée la même année au Théâtre des Nations à Paris, privilégie les pierrots, la chanson
et la pantomime. Cet outil multifacettes est approprié pour tourner en dérision le
militarisme, la guerre et les nationalismes. La référence est donc clairement aux
excentriques venus du cirque au music-hall : « La scène est aménagée comme pour un
spectacle de pierrots d’il y a 50 ans »9. Néanmoins, la référence à la piste est claire
également dès ce prologue, avec les couleurs, les éclairages, ou les « circus-tabs » en guise
de sièges. Aussitôt après la chanson prologue, le « Master of Ceremonies », tel le Monsieur
Loyal, dont il est l’équivalent au music-hall, présente le spectacle. Il sait annoncer les
numéros avec verve ou émotion, chanter, jouer d’un instrument, faire, seul ou aidé
d’Auguste, un numéro de clown, dire des blagues reconnaissables par un public populaire.
Ici, le MC remplit toutes ces fonctions. Intercesseur direct auprès du public (qui n’est plus
ignoré du plateau, mais largement sollicité, comme au cirque), il favorise la
reconnaissance, la connivence. C’est précisément cette forme de communication directe
avec le public à l’aide d’un médiateur-présentateur sérieux ou comique, cher au théâtre
populaire britannique que nous nommons intercession. Elle se différencie en effet des
109
18 Maladroite dans sa quête, elle brise un pot de géraniums, fait brûler son gâteau au four.
Échos évidents à la piste, les catastrophes domestiques s’accumulent. Comme le clown, le
personnage se met à nu, et les interrogations sur les certitudes idéologiques sont celles de
l’auteur. Seule en piste, Reynalda sait tout faire, tel le clown. Elle joue du piano, et les
morceaux symboliques qu’elle interprète déclenchent tantôt le rire, « Where have all the
garlics gone », chante-t-elle en piquant son gigot (« Où donc sont passées les gousses
d’ail ? »), tantôt l’amertume ou une réflexion philosophique : Bartok et la Hongrie,
Théodorakis et la Grèce sous la dictature. Elle crée et met en scène les partenaires de sa
réflexion, personnages ayant jalonné sa vie (logeuse, directrice, parents du ‘National
Front’, journalistes venus l’interroger), ou caricatures, imaginaires stéréotypes sociaux (le
juge allemand, expert des procès de terroristes, ou le Vice-président d’un « trust » fruitier
américain et leurs épouses). Tous surgissent et disparaissent, dans de courts duos avec
Reynalda qui les manipule. Musiques référentielles et mimes ne relèvent-ils pas de la
représentation clownesque, seul esperanto universel au-delà du verbe ? Dans une
précédente pièce-monologue pour une comédienne, The Baby and the Bathwater13, E.
Maclennan interprétait quinze personnages différents, procédant sur scène à d’épuisants
changements de costumes. Ces personnages, caricatures de l’impérialisme ou de ses
victimes, transformaient le théâtre en un cirque du monde, proche du cirque de la guerre
proposé par J. Littlewood.
19 Le clown joue un personnage, le sien. Il est souvent caractérisé par la fraîcheur du regard,
une certaine naïveté, une sincérité d’enfant. Reynalda possède la même fraîcheur naïve,
évoque son enfance et son adolescence. Comme le clown, elle se rebelle contre les
injustices, les autorités. Il y a du Chariot en elle. Pathétique, expertement construit, c’est
un être déchu. L’interpellation qu’elle nous renvoie directement aussi la rend, comme le
clown, porteur d’espoir dans un monde où les hommes vivent de plus en plus cloisonnés
jusqu’à oublier leur interdépendance. Cet être solitaire et reclus évoque les troupeaux de
dauphins solidaires qu’elle a vus, accoudée au bastingage, lors d’un voyage en Grèce. Dans
son ermitage, prête à accueillir ses premiers clients, pour survivre, elle hésite jusqu’à la
dernière seconde à mercantiliser l’échange social qu’elle souhaite. Comme Ionesco,
comme le clown, elle se demande quelle nécessité il y aurait à créer un monde aussi
meurtrissant. Comme Foottit, elle souligne la fonction sociale du rire. J. Mc Grath
construit pour nous le décalage entre réel vécu et réel transposé, illustrant le propos de
Francis Bordat.
20 En choisissant une forme populaire de représentation, J. Litdewood puis J. Mc Grath, et
sans doute S. Beckett également en partie, lorsqu’il représente la trivialité du quotidien
risible, valorisent un art fondé sur cette forme trop méconnue de l’intelligence qu’est la
modestie devant les faits. Si le public ne rit pas, c’est à l’artiste, seul coupable, de
chercher pourquoi. Les arts du spectacle sont désormais sans cesse au bord de l’abyme
des genres mêlés. En privilégiant l’art clownesque pour faire surgir les divers degrés du
rire, les trois auteurs proposent des définitions, certes différentes, du statut de l’artiste,
de l’auteur, du spectateur, du personnage. Au-delà du rire franc ou de la dérision, tous
trois utilisent la représentation clownesque comme outil de transgression, désacralisant
aussi bien la religion que les tabous sexuels, les nationalismes, le conformisme social
aveugle. Enfin, et surtout, en confiant la fonction clownesque à des personnages féminins,
Mrs Rooney, le MC et la majorité des pierrots, ou Reynalda, ils transgressent sciemment
un interdit. Rares sont les femmes-clowns, ou alors travesties sous l’Auguste. Il n’existe
pas de personnage clownesque de nature féminine sur la piste. En étant elles-mêmes, les
111
femmes clowns des trois pièces, témoins du drame social, interpellent le public sur des
enjeux éthiques incontournables.
21 Rire franc, dérision ou transgression, le rire rit du malheur. Le monde serait-il une piste ?
Au seuil de l’abyme Auguste hésite, éclairé par la représentation bouffonne de l’angoisse
et des délires, dans sa méditation vers la solitude et la mort, chez Beckett, ou la refusant,
préférant la vie partagée dans les pièces de Litdewood et Mc Grath. Métaphore du monde
et de ses drames, il peut quitter la piste... provisoirement.
NOTES
1. All That Fall, Londres, Faber and Faber, et Paris, Les Editions de Minuit, 1957.
2. Oh! What a Lovely War, Londres, Methuen, 1965.
3. Watchingfor Dolphins, inédite, 1991.
4. Editions de Minuit, p. 54.
5. Ibidem, p. 57.
6. Jacques FABBRI et André SALLES ed., Clowns et farceurs, Paris, Bordas, 1982, p. 57.
7. «Of all the laughs that strictly speaking are not laughs but ululation, only three, I think, need detain us, I
mean the bitter, the hol-low and the mirthless. (...)The bitter laugh laughs at that which is not true, it is the
intellectual laugh. Not good! Not true! Well, well. But the mirthless laugh is the dianœtic laugh, down the
snout. Haw! So, it is the laugh laughing at the laugh (...) the laugh that laughs – silence please – at that
which is unhappy.»
8. L’ouvrage de J. Mc Grath, The Bone Won’t Break, Londres, Methuen, 1991 est à ce titre
particulièrement riche
9. «The stage is set as for a pierrot show of 50 years ago», p. 9.
10. «Good, Milords, ladies and gentlement, may we perform for you the everlasting War-Game!» p. 12.
11. A Good Night Out, Londres, Methuen, 1981.
12. «I think Peter Hall said that after Littlewood, you could not ignore what Littlewood did. The theatre
became active. I think Little-wood inspired a lot of people like Albert Hunt for instance with the Bradford
College Group, Mc Grath himself. Brian Murphy remembers Mc Grath coming backstage from Oh! What a
lovely War white faced and shaking with what he had seen.» thèse Ethique et Esthétique dans le théâtre
de John Mc Grath, 1958-1991, Univ. de Metz, 8 avril 1994, dir. Nicole Boireau, appendice 5, p. 679.
13. Pièce inédite, 1984, jouée au festival d’Edimbourg en 1985 ! Le bébé et l’eau du bain.
112
de la télévision ou d’un spectacle de variété avec en vedette les « Black and White Minstrels
». Ainsi, les pièces mises en scène sont souvent considérées comme de simples farces
commerciales, dont les ancêtres seraient les farces de Brian Rix, par exemple, ces pièces
qui faisaient fureur jusque dans les années soixante-dix, lors de leur tournée d’été, qu’il
fût à Blackpool, Brighton ou Bridlington. Se lisaient sur les affiches de l’époque des
acclamations tel, « Side-splitting entertainment » ou encore, « Laugh a minute action. »
4 Il est indéniable que le public sort de la plupart des pièces d’Ayckbourn, (à l’exception
d’une ou deux de ses dernières productions) convaincu d’avoir passé une bonne soirée et
même souvent en se tenant les côtes, tant ils ont ri. Très tôt et alors qu’il n’était qu’un
pauvre acteur en apprentissage, le dramaturge comprit ce que Marie-Claude Hubert
appela, « La contrainte inconsciente du dramaturge, qui est le goût du public. » Lui-même
l’aurait appelé plus simplement le principe des « Horses for courses » qui signifie qu’il faut
donner au public ce qu’il demande si l’on veut réussir en tant que dramaturge. La
meilleure preuve que nous ayons vue de ce principe, fut d’assister en tant que régisseur
adjoint au « Spa Theatre » à Bridlington à une représentation de Macbeth donnée par la
« Royal Shakespeare Company » et qui fut appréciée par 28 spectateurs payants alors que
trois jours plus tard, un spectacle de « Pantomime » procura un effet de catharsis tout à
fait satisfaisant pour un public de plus de mille personnes. Ayckbourn, lui-même, dit en
1981,
If I want to be instructed, I go to night school. I may be instructed in the theatre,
but I don’t go there predominantly for instruction. I go in there for entertainment,
and of course, all the best plays instruct me, or enlighten me.
5 Ainsi, dans les pièces que nous avons choisi d’étudier, nous trouverons beaucoup de «
tomfoolery » ; nous avons de fréquentes utilisations de techniques traditionnelles telles les
sorties et entrées bien synchronisées, de quiproquos, double entendre et personnages
stéréotypés, comme sied à toute bonne comédie. Cependant, le fait est que la plupart des
pièces d’Ayckbourn sont fondées sur des situations dont l’aspect comique n’est que
superficiel. Le dramaturge dit dès 1970, « Light comedy must be recognizable to people in the
street. The difficulty is to make it relevant and still funny. » Il se dit souvent qu’une personne
qui glisse sur une peau de banane dans la rue fait rire aussi longtemps que la personne ne
se blesse pas. De toutes les façons, le rire est un rire franc, non intellectuel. Une dispute
familiale, le cadre pour bon nombre des pièces d’Ayckbourn, peut paraître amusante de
prime abord, à fortiori si la vaisselle vole pour se fracasser par terre, comme dans The
Norman Conquests ou encore Just Between Ourselves. Mais cet aspect comique disparaît
rapidement quand la dispute continue assez longtemps pour provoquer l’éclatement de la
famille. Tel est le cas dans Just Between Ourselves où un mari insensible, convaincu de ses
qualités de bon bricoleur et de compagnon fidèle réussit à pousser sa femme dans un
silence catatonique. Il en va de même pour Absent Friends où Colin, le naïf ennuyeux fait
d’abord rire ses amis avant de devenir un catalyseur pour la désintégration du groupe,
révélant, un par un, leurs défauts.
6 Ainsi se pose la question suivante : jusqu’où un personnage peut-il être considéré comme
comique ? A quel moment perdons-nous le sourire ? A quel escient, le dramaturge utilise-
t-il ce glissement subtil ? Comment influence-t-il la perception interprétative de son
public à l’égard de ses personnages ? Nous essayerons ici d’établir la différence entre
deux catégories de personnages ou actants : d’une part les « Fools » qui nous font
simplement rire et d’autre part les « Clowns » dont la fonction sociale dans les pièces
114
d’Ayckbourn semble aller plus loin en ce qu’ils détruisent le milieu dans lequel ils
évoluent et ainsi, « (they) can outline some of the areas of grey angst in people’s mind. »
7 Même si le « New Oxford Shorter » semble considérer ces deux termes, utilisés dans le
titre de mon exposé, comme étant plus ou moins synonymes, nous tenterons évidemment
d’établir une différence entre elles. Cette distinction peut se discuter, c’est évident, mais
elle a l’avantage de permettre une analyse plus fine de l’œuvre dramatique d’Ayckbourn.
8 Sven, un personnage de Joking Apart, souligne cette dichotomie en parlant de son ami et
associé Richard Clarke et de sa femme Anthea. « They are nice people but they are insidious
people. » La manière dont on peut expliquer cette oxymore est une clef essentielle dans la
compréhension d’un grand nombre des pièces d’Ayckbourn.
9 Pour nous, le « Fool » est ingénu et totalement manquant de ruse. Il croit en la bonté de
l’homme et son ingénuité le pousse à croire que cette bonne foi est partagée par tous. Il
ignore le scepticisme et la malice, sa bonne foi ne servant qu’à amplifier les effets du
réveil qui est souvent brutal. Tom, le personnage légendaire et si bien nommé de la
trilogie comique d’Ayckbourn, The Norman Conquests, c’est le « Fool » stéréotypé, nous
rappelant son homonyme illustre, Thomas Diafoirus du Malade Imaginaire de Molière. Le
« Tom » de Molière est étudiant en médecine, alors que celui d’Ayckbourn est vétérinaire.
Annie, sa fiancée, dans The Norman Conquests dit de lui, « He has a marvellous way with
animals. Actually, he’s better with them than he is with people. » Tom est incapable de se
rappeler la moindre histoire drôle et titube dans la vie, allant d’une situation incomprise
à une autre. Il ne maîtrise même pas l’art de la communication. Il est difficile de dire si
Tom a été rendu stupide par une surcharge d’études ou si plutôt sa naïveté n’est pas
simplement son destin. Mais, il est certain qu’il possède toutes les caractéristiques du naïf
classique. C’est un descendant pur sang du simplet de la farce médiévale, à l’image de
Mimin, protagoniste éponyme de Maître Mimin étudiant.
10 Alors que cet ancêtre se laisse guider, dans ses gestes comme dans ses paroles, par sa
mère et par son tuteur, Tom se fie aux autres personnages pour lui donner les lignes de
bonne conduite. Dans le premier acte de Living Together, il écoute Norman, qui est en
réalité son rival en amour, et qui l’abreuve de conseils durs de ton, quant à comment il
devrait se comporter à l’égard d’Annie. À la fin de la scène suivante, Tom ressort devant
Annie, exactement les mêmes répliques, d’une façon qui manque totalement de
conviction. Le discours indirect devient direct, mais avec des effets catastrophiques, tant
l’explosion est inattendue de la part du doux Tom. C’est Norman qui donne l’analyse la
plus fine du personnage de Tom et même de la catégorie du « Fool » en général, en disant,
« You had the good fortune to be born without a single suspicious or malicious thought in your
head... And that can get you into an awful lot of trouble. » L’ironie dramatique est fournie ici
par le corollaire, déjà présent dans l’esprit du public, à savoir que le cas de Norman est
diamétralement opposé à celui de Tom.
11 Si Tom, de The Norman Conquests, est l’exemple le plus frappant de la catégorie des « Fools
», il est loin d’en être le seul représentant. Cette image du jeune homme trop effacé,
balbutiant crédule que nous avons vu chez Tom, se retrouve également chez de nombreux
autres personnages d’Ayckbourn. Neil Andrews dans Just Between Ourselves est un sosie. Ne
connaissant rien aux voitures, rien aux investissements, il manque de peu d’acheter un
véhicule d’occasion plus que douteux, offert à la vente par Dennis. Ce dernier deviendra
ensuite le consultant financier de Neil. Le résultat final est que Neil perd toutes ses
économies avec la fuite de « l’honnête ouvrier », George Spooner, qui se fait la belle avec
sa secrétaire et l’argent de Neil. Son inexpérience de la vie s’accompagne de la même
115
inexpérience des femmes déjà constatée chez Tom. Neil se décrit ainsi : « Women need a
rock you see. A rock. Trouble is, I’m a bloody marshmallow. »
12 Un autre exemple serait celui de Hugh, le vicaire adorable mais incompétent de Joking
Apart Il se rend ridicule à de nombreuses occasions. Malgré son éloquence alors qu’il
répète ses sermons au lit pour le plus grand plaisir de sa femme Louise, celle-ci nous dit
que les choses changent, une fois que son mari se trouve en chaire, « ... but directly he gets
up there, in front of all those people, he seems to get all tense. You know and you can’t see his eyes
because he tends to keep them closed and then he speaks so fast, it’s difficult to hear what he’s
saying sometimes. » Son incapacité à communiquer avec les femmes fait écho à celle de
Tom. Ayant enfin trouvé assez de courage pour déclarer son amour pour Anthea, sa
voisine, ses tentatives périphrastiques se déroulent avec comme arrière plan une partie
de tennis farfelue. « This is not the easiest thing to say at the best of times. Particularly not from
someone in my position. It’s something I shouldn’t say. And yet if I don’t say it, maybe the very fact
of my not saying it will be just as bad in the long run as if I had said it. » « Said what ? » lui
répond Anthea, démolissant son style mélodramatique
13 Comme dernier exemple de cette catégorie, nous prendrons Daffyd Ap Llewellyn de
Chorus of Disapproval Il est décrit dans les didascalies de cette façon :
He is a busy, overweight, energetic man in his thirties. A live-wire. The mainspring
of the society. Never using one word where three will do, never walking when he
can hurry. Whatever the temperature, Daffyd always appears to find it a little on
the warm side.
14 Daffyd passe son temps à raconter des blagues éculées que lui seul trouve amusantes,
blagues qui gênent la plupart des autres personnages. Ce Daffyd est trop prévisible pour
mériter l’étiquette de comique. Néanmoins, il provoque le rire du public, rire qui culmine
lorsqu’intervient sa chute du piédestal.
15 Sven Holmenson dans Joking Apart est aussi l’objet de notre rire. Il nous servira pourtant
de transition pour entamer l’étude de notre deuxième catégorie, celle des « Clowns ».
Sven, est un finlandais tellement orgueilleux et insupportable dans ses certitudes, qu’il
semble, de prime abord, incarner un autre des personnages préférés d’Ayckbourn, le «
boorish male ». Sven parle parce qu’il aime le son de sa propre voix, il parle avec qui veut
bien l’écouter. Il fait régner sa loi sur tout son entourage. Aux dires d’Anthea : « Sven is
terribly solemn, terribly Scandinavian, a sweet person but never, ever wrong. » En réalité, il est
simplement supporté par les autres et considéré comme plutôt niais par la plupart et ce
de plus en plus, au fil des scènes et « des années ». Ainsi, il se voit progressivement privé
de son autorité, de sa réputation et même de sa santé physique par le « Prince des
Clowns », Richard. Le public rit ainsi de bon cœur aux dépens de Sven. Son accent
étranger est attachant, « Oh ! Damn to Hell! », tout comme son irritabilité enfantine, « Oh !
Shut up, you rowdy little girl. » ou encore son attitude paternaliste,
Yes, yes. That is an improvement. That is a great improvement. That is now a good
picture. You see? You can do it. Good. Clevergirl.
16 Toutes ces touches sont des sources de rire innocent. L’ultime peau de banane pour Sven
se trouve dans l’humiliation de la partie de tennis, quand lui, l’ancien champion des
juniors dans son pays voit sa joie de vainqueur démolie par la découverte que son
adversaire : Richard, droitier de coutume, avait joué de la main gauche. L’apparition
suivante du personnage, quelques lignes mais en fait quelques années après, le montre
sous une autre lumière. Sven, pour reprendre l’image de la banane, a glissé, certes, mais il
s’est fait très mal. La partie de tennis a provoqué chez Sven des troubles cardiaques qu’il a
116
beaucoup de ses pièces, même les plus amusantes, le statu quo n’est jamais rétabli. Même
avec une pièce parmi les plus amusantes, How the other Half Lives, où le public s’émerveille
devant le jeu de scène, en raison de la technique de la scène, partagée entre deux séries
de personnages jouant en même temps sur les mêmes planches, tout en faisant croire
qu’il s’agit de deux appartements différents, Ayckbourn sème une graine de doute pour le
spectateur alerte. Rien n’est en effet résolu, à la fin de l’acte deux. Il ne s’agit que d’une
période de calme après la tempête et en attendant la suivante. Fiona Foster ainsi que Bob
Phillips, qui forment tous deux le couple illicite de cette pièce, sont des « Clowns ». Ils
savent ce qu’ils veulent et n’hésitent pas à sacrifier les autres sur l’autel de cette volonté.
Frank Foster, un autre « Fool » restera protégé dans son cocon, alors que Terry Phillips
reste condamnée à souffrir continuellement.
28 Traditionnellement, la comédie se termine par une fin heureuse, le « Happy Ending ». Il
demeure que la plupart des pièces d’Ayckbourn ne se terminent pas de cette façon
conventionnelle. La raison est peut-être que le dramaturge est conscient des éléments
négatifs qui travaillent autour de nous et refuse de permettre à son public de rire
seulement. Il y a des éléments de destruction potentielle dans notre monde dont il essaie
d’évoquer la présence, par le biais du rire. En parlant d’Ayckbourn, de nombreux critiques
ont cité le nom de Chékhov à titre de comparaison, en ce qu’il n’hésite pas à s’attaquer à
des thèmes sérieux, tout en tentant de distraire son public. Dans les pièces que nous
avons brièvement passées en revue, ces thèmes ont été ceux de la Mort, de la Solitude, de
l’Infidélité, ou encore de l’Injustice du Destin. Ayckbourn n’essaie point de régler les
comptes, ni de proposer des solutions, mais plutôt de suggérer à son public de voir ses
semblables autrement.
29 Nous ferions peut-être mieux, après ces longues minutes passées à discuter de ce que le
dramaturge « voulait » faire, de laisser le dernier mot à Ayckbourn lui-même. Avec
lucidité, il dit en 1988 dans le magazine Drama à propos de son art :
I now realize that I have a double obligation to an audience! one has to entertain
them as a practical writer; but one also has to give them something else besides.
And balancing these two aspects is a fine, indeed a keen edged manœuvre.
119
1 Ah, non, merdre alors ! Encore un texte à se farcir. Comme si, dans cette chienne de vie,
par ailleurs, trop courte, nous n’avions rien d’autre à foutre que de pondre des âneries
pour augmenter la « liste de nôs publications » (prononcez à la Lemmy Caution :
publika’shen). Texte que personne lira et qu’a rien à voir avec rien. V’z’êtes prévenu (e, s,
es), et feriez mieux d’passer au texte suivant à votre perspicacité offerte par les généreux
éditeurs.1
2 « Merdre ! » s’écria fameusement Gémier/Ubu, y a cent ans, au ravissement de certains
spectateurs [encore là ? ça vous ravit donc aussi ?] réunis au « Théâtre de l’Œuvre » mais
à la consternation de certains autres. « Ah, non, merdre alors ! » interrompai-je
grossièrement, il y a quelque temps, Monsieur le Premier Vice-Président de l’Université
de Rennes 2 (qui s’était gentiment prêté à la supercherie) au scandale de mes collègues
colloquants – dont certains furent véritablement outrés (qu’ils acceptent, ici, mes
excuses : en général, je sais me conduire avec un brin de civilité).
3 Pourquoi donc cette entrée en matière si peu conventionnelle ? Parce que – j’en suis
convaincu – au théâtre aujourd’hui rien ne choque plus. Handke, l’auteur autrichien,
inaugura sa carrière, en 1966, en insultant le public, et le public (vous savez : ce public des
premières, le Tout-Paris comme le Tout-Machin), rââ-vi, applaudit. Aujourd’hui, à la
radio, les personnalités se bousculent au portillon pour se faire astiquer à « Rien à cirer »,
et à la télé, même si l’émission a été retirée, « Osons » a plu à des millions de spectateurs.
Bas les frocs, voilà le credo esthétique d’aujourd’hui.
« Jarry », écrit Patrick Besnier, « par la représentation d’Ubu roi a déréglé l’ordre de la
cérémonie de l’art. » Et il ajoute : « Ubu est une arme contre les autres, qui doit les
compromettre et les infantiliser. »2 Mais voilà : « est-ce que ça marche ? » Le bourgeois
(moi, vous, nous tous), ressent-il cette agression, y répond-il d’autre façon que d’un rire
complice qui nie l’attaque dont il est l’objet ? L’acteur, qui fait corps avec son grotesque
personnage, prend-il à son compte l’intention belliqueuse du juvénile auteur (toujours
juvénile malgré le centenaire imminent de la générale d’Ubu roi au « Théâtre de l’Œuvre »,
le 9 décembre 1896, c’est-à-dire exactement nonante-neuf ans, jour pour jour, avant cette
intervention colloquante rennaise).
5 La comédie, le jeu de la comédie, le contrat entre l’acteur et le spectateur reposent sur
une complicité, une connivence, une convention (dans toutes les acceptions du terme)
d’autant plus fortes qu’elles ne sont pas explicitées. C’est comme ça, point c’est tout. Si,
avant d’agonir M. le Vice-Président, j’avais pris la précaution de m’affubler du nez rouge
du clown, il n’y aurait pas eu « d’incident ». Le nez rouge m’aurait identifié comme
l’auguste, et Jean Bri-haut aurait été perçu comme le clown blanc (même sans aucun
maquillage). Chacun se serait calé sur sa chaise, heureux de l’intermède de cirque, et
j’aurais alors pu envoyer tous les vannes possibles et imaginables, et, avec un minimum
d’humour, le tour aurait réussi. Je suis sorti de la convention, j’ai choqué et j’ai ainsi
réussi ma démonstration (o, si modeste !).
6 Les premiers spectateurs romains de Six personnages en quête d’auteur (1921) furent-ils
vraiment dupes de la supercherie pirandellienne ? Non : ils s’étaient rendus au théâtre
pour voir une pièce au titre surprenant ; ils étaient donc prêts à être surpris (ou auraient
dû l’être) – et les meilleurs d’entre eux acceptèrent d’être déconcertés (même s’il y eut
quelques protestations). Ils avaient été mis en condition par le titre de la pièce, par la
réputation de l’auteur et par le simple fait de s’être rendus au théâtre.
7 Les premiers spectateurs d’Ubu roi ont réagi de façon contradictoire parce que la
représentation était perçue comme une machine de guerre (le ‘mot’, ce ‘merdre’
retentissant était connu de tous les abonnés de l’« Œuvre » et personne n’avait le droit de
prétendre qu’on avait abusé de sa bonne foi de bon bourgeois au langage châtié et aux
chastes oreilles). Les récits du chahut assourdissant qui empêcha la pièce de se dérouler
normalement le soir de la première sont surfaits. Critiques et historiens ont repris, en
amplifiant, les récits des premiers comptes rendus journalistiques, sans prendre en
considération l’élément d’exagération qui y entrait (et qu’il est impossible, évidemment,
de mesurer). Firmin Gémier (1869-1933), le premier interprète du Père Ubu – et,
incidemment, le premier directeur du « Théâtre National Populaire » créé à l’issue de la
Première Guerre mondiale – a écrit en 1921 que la « première » du 10 décembre 1896
s’était passée sans incident, mais que la veille, lors de la « générale », il y eut des
protestations contre un jeu de scène jugé infantile, et non contre le ‘mot’ :
Vous savez quel est le premier mot de la pièce : il fut bien accueilli. La scène du
dîner amusa le public. Tout le monde riait. [...] L’hostilité éclata tout à coup et
complètement à la scène qui se déroule dans la casemate des fortifications de Thorn
[Acte III, sc. v...]. Pour remplacer la porte de la prison, un acteur se tenait en scène
avec le bras gauche tendu. Je mettais la clé dans la main comme dans une serrure. Je
faisais le bruit du pêne, « cric-crac », et je tournais le bras comme si j’ouvrais la
porte. À ce moment le public... s’est mis à hurler, à tempêter. 3
8 Dans « Questions de théâtre »,4 texte que Jarry a écrit en réponse aux critiques adressées à
sa pièce et à sa mise en scène, l’auteur analyse très finement l’effet que son œuvre a
produit sur le public qui s’est « fâché » (Tout Ubu, p. 154) et qui a émit des « grognements
121
d’ours » (TU, 155).5 Ces réactions négatives prouvent, selon Jarry – et je veux croire qu’il a
raison – que le public a bien compris la portée de sa pièce et qu’il y a reconnu « son
double ignoble » (TU, 153), bien qu’il ait prétendu n’y voir qu’une farce dont le comique
était absent.
9 Gémier était un acteur comique généreux, au jeu physique et ample. Il prêta donc au Père
Ubu une truculence qui était peut-être en porte-à-faux avec la conception jarryesque du
personnage :
Vraiment, il n’y a pas de quoi attendre une pièce drôle, et les masques expliquent
que le comique doit en être tout au plus le comique macabre d’un clown anglais ou
d’une danse des morts. Avant que nous eussions Gémier, Lugné-Pœ savait le rôle et
voulait le répéter en tragique. Et surtout on n’a pas compris – ce qui était pourtant
assez clair et rappelé perpétuellement par les répliques de la Mère Ubu : « Quel sot
homme !... quel triste imbécile » – qu’Ubu ne devait pas dire « des mots d’esprit »
comme divers ubucules en réclamaient, mais des phrases stupides, avec toute
l’autorité du Mufle. (TU, 143-4)
10 L’histoire des mises en scène d’Ubu, depuis la spectaculaire mise en scène de Jean Vilar au
TNP le 5 mars 1958 (avec Georges Wilson et Rosy Varte dans les rôles-titres) qui a révélé
la pièce aux gens de théâtre du monde entier, est d’une richesse extraordinaire. En
France, par exemple, Ubu a été monté par les plus grands : Vilar, Wilson, Barrault, Brook,
Vitez... et si l’actuel patron de la Comédie Française ne l’a pas mise en scène lui-même,
Jean-Pierre Miquel en avait confié la tâche à Philippe Adrien au Centre Dramatique
National de Reims alors qu’il dirigeait ce théâtre.6
11 Avec l’exception de la mise en scène de Vitez, par ailleurs si contestée, ces metteurs en
scène poursuivaient un projet tout personnel en présentant des montages « ubiques » :
non pas le texte d’Ubu roi, mais des spectacles tirés de Tout Ubu : une guignolade
drôlatique pour enfants et grandes personnes au TNP, une cérémonie dionysiaque et
jouissive chez Barrault, une réflexion humaniste, triste et paradoxale chez Brook qui
semblait s’interroger sur la difficulté d’être à la fois « homme et dictateur » (!?)...
Ubu à Chaillot
12 Vitez, comme à son habitude, a réalisé une mise en scène d’une inégalable finesse et d’une
intelligence aiguë : trop de finesse, trop d’intelligence. Pas assez de tripes (ou
d’andouilles), même si la scène se couvrait de merdres (pardon : d’élégants étrons
d’élégantes personnes) achetées dans quelque magasin de « farces et attrapes » du 16 e
arrondissement. Le point de départ de la réflexion vitézienne rejoint mes propres
préoccupations : « Est-ce qu’on peut jouer Ubu roi comme un brûlot enflammé où le
théâtre tout entier risque son âme ? »7 Ce brûlot, Vitez croit qu’il peut (et doit) le lancer,
en 1985, à la face de la gauche caviar, et de la droite faisandée qui ne rêve que de
revanche :
On verra dans notre spectacle une représentation réaliste [c’est moi qui souligne] des
conversations, dîners en ville, tentations mondaines et luttes implacables pour le
pouvoir, dans le monde bourgeois, aujourd’hui à Paris... Les mots oduriers qui
montent aux lèvres ne gênent pas ceux qui les prononcent ; ils disent ‘merdre’,
comme ils diraient ‘porto’... [moi aussi ; vous aussi, je parie ! et Vitez, certainement,
itou.] La scène dissimule ce que Jarry révèle : et ainsi le mot viendra briser les
apparences.
122
13 Quelles apparences ? L’apparence d’un monde normal qui cache, en réalité, une réalité
insupportable ? Les images créées sur la scène de Chaillot furent fort décevantes : Tour
Eiffel sur laquelle flotte un petit drapeau rouge ; ‘débarquement’ des armées du Czar
(venant sauver la Pologne des vilains Ubs) annoncé par... Le Figaro ; le Père Ubu monté à
l’envers sur une statue équestre du maréchal Foch... Cela était censé « représenter sur la
scène la bourgeoisie française contemporaine » et nous faire prendre conscience de la
déliquescence de la dite bourgeoisie qui se complaît à étaler « son obscénité
quotidienne ». Ces gens-là, nous prévient encore Vitez, « chient, pissent, meurent,
égorgent, dévorent vivants leurs ennemis sans perdre leur dignité ». Ahi, ahi, ahi,
doucement ! s’écrie-t-on avec ce cher Mascarille.8 Si seulement les acteurs avaient un peu
perdu de leur dignité, qu’ils aient pris leur pied jarryesque, on aurait pu entrer dans le
jeu, s’amuser ou se révolter, réagir d’une manière ou d’une autre, au lieu de subir un
ennui monumental et fort indigne de Jarry.
14 La « dignité » dont parle Vitez, ses acteurs/personnages la maintenaient dans un salon
très 16e, situé sur la butte de Chaillot, dont la grande baie vitrée, irréalistement réaliste,
donnait sur la Tour Eiffel. Madame Mariie-Chantâle Ubu portait une robe lamée et son
dandy d’époux était toujours tiré à quatre épingles, en gris ou noir, les cheveux gominés.
Les autres comparses, évidemment, sortaient tous du même monde select, à moins qu’ils
ne s’échappent « des soupières et des assiettes » (sic – Vitez dixit). On apercevait bien,
dans ce décor huppé (juppé ?), ce qui d’habitude reste caché : je parle de la salle que nos
cousins d’Amérique appellent « the rest-room » ; on s’y rendait de temps à autre, sans se
départir ni de son air élégant ni de son maintien « droit dans ses bottes ». Alors que
l’exhibitionnisme n’avait jamais effrayé Vitez, ici la plus stricte retenue était de mise. On
se déculottait en public, mais sans montrer son cul. Perversion au carré ? Peut-être, mais
qui manque son but dans une pochade rabelaisienne qui réclame de l’épaisseur et du
fumet, puisque des trois âmes platoniciennes, seule la gidouille n’est pas embryonnaire
chez Ubu, car l’individu est de nature porcine.9 Au cours du spectacle la scène de Chaillot
se couvrait d’étrons, c’est-à-dire de petits bidules bronzés, bien proprets, déplacés comme
un cheveu sur la soupe, mais moins dérangeants – ni fumants ni odorants. Une chose est
sûre, leur origine n’était point organique et n’avait aucun rapport avec la feinte activité
post-digestive des acteurs parfois accroupis. Comme l’écrit Philippe Senart :
Les étrons qui parsèment le parquet, et qui sont du genre de ceux que les petits
cancres de la classe d’Alfred Jarry déposaient avant le cours sur l’estrade du
professeur de physique paraissaient tout honteux : ils n’ont plus le même fumet. Le
merdre ! légendaire du père Ubu retentit dans cette atmosphère distinguée avec un
accent mondain qui lui fait perdre beaucoup de son toupet provocateur. Il ne
détonne plus, il n’étonne plus.10
15 Ubu qui n’étonne ni ne détonne, est-ce encore Ubu ? Un théâtre qui ne nous emballe plus,
qui ne fait ni rire ni pleurer ni rêver, est-ce encore du théâtre ? Quittons donc cette
décevante mise en scène en nous associant à l’interrogation de Guy Suarès :
J’ai déjà dit dans ces colonnes combien le théâtre ne pouvait être qu’une rencontre
passionnée, qu’une dénonciation, une révolte toujours renouvelée... Que sont
devenues la truculence, l’acuité, la saine goujaterie du texte de Jarry ? 11
16 Où se trouvent donc ces vertus ? Ben, voyons, chez nos amis anglais ! C’est dans
Shakespeare que Jarry a trouvé son maître ; c’est chez les successeurs du grand Will (enfin
débarrassés de la censure et écœurés jusqu’à la mœlle par l’hypocrisie des vrais faux-culs
de l’Establishment) qu’une mise en scène pétaradante a récemment rendu à Jarry ce qui
appartient à Ubu.
123
en scène pour l’insulter copieusement : « Oh charming. You’re such a pig, Ubu. » La réplique
est courte, mais l’insulte est nourrie d’un ressentiment que rien, jamais, n’éteindra. Un
robot déglinglé fait face à une mère maquerelle hideusement racoleuse ; l’idiot du village
à la langue empruntée écoute bêtement un moulin à paroles déchaîné... Le ton est donné,
le rythme est pris, la couleur est affichée : voilà un spectacle qui ne ressemble à rien de
connu, une mise en scène qui ne fait de clin d’œil à aucun de ces spectacles de référence
qui s’inscrivent dans l’histoire du théâtre moderne.
20 « Attention, me disais-je tout de même, faut pas se laisser emballer ; attendons de voir ce
qu’ils feront de la deuxième scène. N’oublions pas que le rôle du critique est de
critiquer. » La deuxième scène d’Ubu, fameusement inspirée de la scène du banquet de
Macbeth est particulièrement difficile à gérer : sans attendre ses invités, le goinfre se
goinfre, et le metteur en scène se sent obligé d’inventer une métaphore plus ou moins
heureuse : tel Ubu ronge le tibia d’un squelette humain, tel autre se casse les dents sur
une brique qui servira d’accessoire passe-partout. Rien d’aussi intellectuel au royaume de
la bonne chère de Madame Elizabeth Deuxième : comme pour une réception (universitaire
– pourquoi pas ? – ou municipale), une table à roulettes est propulsée sur scène et sur
cette table se trouvent tous les trésors gastronomiques que le Royaume-Désuni peut
offrir. Dès qu’il aperçoit ces merveilles, Ubu se précipite sur les cacahuètes salées, les
popcorns, les triangles infects que certains appellent sandwiches, les boissons poisseuses
venues d’autres États et, comme un ouragan, Jamie Beddard transforme la salle des Ubus
en un champ de bataille. Prenant ces victuailles à pleines mains il essaie de s’empiffrer à
la vitesse-V, mais comme ses mouvements manquent totalement de coordonnations,
seule une toute petite fraction de la nourriture aboutit dans son gouffre grand ouvert.
L’épisode, interprété avec panache, est joyeusement « disgusting » et c’est avec délectation
qu’Ubu rend à sa moitié ce qu’elle l’accuse d’avoir volé : « Ubu starts spitting and showering
her with the food. A chose ensues. » La chaise à roulette donne la chasse à l’épouvantail !
Sublime grotesquerie.
21 La réception a pourtant lieu, au milieu des popcorns piétinés, et le capitaine Bordure
(rebaptisé Horsch’tt) fait du gringue et, ouvertement, pelote la Mère Ubu qui est au bord
de l’orgasme quand Ubu brandit un véritable balai innommable qu’il est allé chercher aux
toilettes. De son dégoûtant balai dégouttant il chasse les soldats, du balai il retient
Bordure, du balai il indique l’endroit de la conspiration ; et c’est assis sur le trône qu’il
proposera au capitaine de le seconder dans son complot d’assassinat du roi.
22 La critique littéraire a souvent souligné que si la pièce est truffée de plaisanteries
scatologiques, elle ne contient pas d’éléments sexuels. Sans entrer dans des
considérations psychanalytiques ou solliciter la biographie de l’auteur, contentons-nous
de rappeler qu’Ubu a été conçu par Jarry et ses amis du lycée de Rennes alors qu’ils
avaient une quinzaine d’années (à la fin des années 1880). Ceci explique certainement
cela. Mais aujourd’hui des plaisanteries d’ordre scatologique laissent tout le monde
indifférent. Il n’en est pas de même de la sexualité. Comme nous ne le savons que trop, la
presse à scandale britannique (c’est-à-dire presque toute la presse quotidienne et
dominicale, à quelques rares exceptions près), en un style à la fois « tartuffe » et
« cochon », se repaît de scandales sexuels, avec une hypocrisie voyeuse, qui ne lassent pas
ses lecteurs. L’utilisation de thèmes sexuels par Grææ n’est pas une provocation gratuite,
mais découle d’une lecture plus « adulte » et plus moderne du fonctionnement de la
société que ne pouvait le faire Jarry adolescent. En accord avec l’esthétique jarryesque, les
jeux sexuels de Grææ sont présentés crûment et sans subtilité aucune : le but n’est pas
125
d’amuser ou d’allécher le spectateur, mais de montrer à quel point l’agression sexuelle est
importante dans les jeux de pouvoir.
23 Le rôle du roi Venceslas, par exemple, est tenu par Caroline Parker, actrice sourde et
muette (elle parle, très éloquemment et très passionnément, par signes et une interprète
dit son texte). Cette ambiguité sexuelle permet à Grææ de mettre en scène un coup d’Etat
aux conséquences multiples : au lieu « d’écraser le pied » (TU, 54) du roi, Bordure lui
arrache les couilles, le viole et le laisse crever en crachant son sang. Cette action sadique
ne fait que préfigurer une des morts successives de Bordure lui-même (on sait que dans
Ubu les morts se relèvent comme dans Tom et Jerry) : dans la bataille contre le Czar, Ubu
attrape Bordure, « il se rue sur lui et le déchire »14. Déchirer est une des occupations
préférées de l’ignoble individu. Déchirer (puis réparer) des animaux, voire des humains,
est chose facile dans un dessin animé, mais c’est moins évident sur scène, et la didascalie
est toujours ignorée et mise au compte de la licence littéraire du dramaturge. Grææ a
suivi l’indication (presque) à la lettre : Ubu embroche Bordure qui s’écroule, il plonge sa
main dans la braguette du mort, en arrache le sexe et le lui fourre dans la bouche. Et pour
finir il pose pour la photo ! Peut-être pas dans le détail, mais dans « l’esprit de la chose »,
est-ce que cela ne nous rappelle pas des images d’horreur trop souvent vues ? Images qui
passent sur l’écran de notre télévision et que nous regardons sans voir ? Au théâtre, où
nous savons que tout cela n’est que jeu, de telles actions nous interpellent pourtant avec
beaucoup plus d’urgence et nous ne pouvons pas les refuser en les traitant
d’enfantillages. Peut-être sommes-nous choqués (le terme, en réalité, n’a ici aucun sens),
mais nous sommes obligés de voir, et, ayant vu, nous ne pouvons échapper à l’obligation
de réfléchir, de nous remettre en question, de remettre en question la société, cette
société que Jarry a choisi de mettre en accusation.
24 Comme je l’ai indiqué, une telle mise en scène, une telle utilisation du matériau littéraire
aurait été impensable en 1896, inconcevable pour Jarry lui-même. C’est qu’entre-temps le
catalogue des atrocités a gonflé dans des proportions que le plus pessimiste des Jarry
n’aurait jamais osé imaginer, catalogue d’horreurs qui n’auraient pu hanter les
cauchemars du plus invétéré des buveurs d’absinthe, ce poison qui a tué Jarry.
25 Deux choses, avant de conclure ce trop bref aperçu d’un spectacle remarquable. Ces
acteurs handicapés sont d’une humanité, d’une sensibilité, d’une intelligence effrayantes.
Mandy Colleran chante, danse, swingue, flirte, minaude, plaisante (gentiment ou
méchamment), hurle... comme n’importe quelle Jane Fonda, avec en plus le fardeau de
l’injustice qu’elle a à porter, qu’elle vous laisse soupeser le temps d’un spectacle, mais
avec lequel elle repart, seule avec ses camarades, pour des lendemains qu’elle fera tout
pour qu’ils soient meilleurs. Au fil des scènes tous ces handicaps étalés (et, croyez-moi, ils
sont terribles) devenaient métaphores apocalyptiques : voilà, me disais-je, voilà ce qu’est
l’humanité et voilà l’avenir de tout le genre humain, si les Ubus, leurs semblables et leurs
acolytes, ont liberté de se répandre à travers le monde. Les difformités physiques des
acteurs acquièrent valeur de métaphores morales et mentales et nous font entrevoir un
monde hideux qui – je le répète – menace de nous engloutir si nous n’y prenons garde.
26 La fin de ce spectacle est glaciale. Les acteurs n’établissent aucun contact, ne rétablissent
aucune connivence entre eux et nous. Ils ne nous disent pas : « réveillez-vous de votre
mauvais rêve, le bar vous attend ». Non ! Ils chantent, mal et avec ennui, La Chanson du
décervelage15. La chanson terminée, des gestes impatients nous font savoir que c’est fini.
Joignant la parole au geste, les acteurs se mettent à bafouiller, de mauvaise humeur : « Go
126
home. That’s it. » Ils ne saluent pas, ils ne sourient pas, ils refusent nos applaudissements.
Cloués sur place ils regardent dans le vide. Regardent...
NOTES
1. Les éditeurs de cette publication ont toute liberté de couper cette intempestive introduction,
ou de jeter le tout au panier. S’ils ne le pas font, c’est qu’il leur faut noircir du papier ou qu’après
tout un grain d’anarchie – o, si timide – ne leur déplaît pas.
2. Patrick Besnier, Alfred Jarry, Plon, 1990, p. 159.
3. Texte repris dans la revue Europe, mars-avril 1981, nos 623-624, p. 141-3. Publié dans Excelsior, le
4 avril 1921.
4. Texte paru dans La Revue blanche, 1er janvier 1897. Maurice Saillet, éditeur de Tout Ubu, Livre de
Poche, 1962, et grand ‘Pataphysicien devant l’éternel, indique que cet article « tire la leçon de
l’échec d’Ubu roi ». Le commentaire surprend. De quel échec s’agit-il ! Dans les années 1890, le
« Théâtre de l’Œuvre » ne jouait jamais ses spectacles plus d’une ou deux fois, et Gémier n’était
libre que pour deux soirées. Saillet se range-t-il innocemment dans le camp de Lugné-Pœ dont on
connaît la volte-face et qui se désolidarisera de Jarry au lendemain de la première d’Ubu ? En
réalité, « Questions de théâtre » confirme que Jarry a atteint son but – et qu’il faut donc
considérer cette première controversée comme un succès ! et, a contrario, les mises en scène à
succès d’Ubu comme des demi-échecs. Mes citations (TU) renvoient à l’édition de Saillet.
5. Avec Ubu, Jarry fracture la connivence – qui avait toujours existé jusque-là – entre auteur/
acteurs et public. La rupture est ici plus radicale que tout ce que les naturalistes avaient pu faire
auparavant. Zola, par exemple, avec Thérèse Raquin, avait délibérément choqué ses spectateurs,
mais il restait à l’intérieur d’un cadre accepté. Le sujet de Zola (adultère sexuellement explicite,
assassinat du mari par femme et amant, cheminement du remords menant au suicide) est traité
avec tout le respect que les auteurs sérieux croyaient devoir montrer envers Aristote et les
classiques du dix-septième siècle, tandis que le ‘merdre’ d’Ubu abolit vingt-cinq siècles de
tradition dramatique et inaugure l’ère du soupçon théâtral.
6. Voir la revue-programme, n° 7, Ubu-Jarry (1980), publié par le Centre Dramatique National de
Reims qui contient le texte de « l’adaptation » de Philippe Adrien et quelques études fort
intéressantes sur l’esthétique de Jarry.
7. La question est ici posée, un peu pompeusement, par Daniel Lemahieu, assistant de Vitez pour
la mise en scène d’Ubu. Toutes les citations concernant ce spectacle sont tirées du recueil factice,
Chaillot/Vitez 067/001-010, Bibliothèque de l’Arsenal.
8. L’Ubu vitézien participe d’ailleurs au style « Précieuses ».
9. « Les Paralipomènes d’Ubu », La Revue blanche, 1er décembre 1896, in Tout Ubu, p. 165. Les deux
autres âmes sont, évidemment, la tête et le cœur dont Ubu n’a que faire.
10. La Revue des Deux Mondes, août 1985. Ce même merdre mondain avait été entendu au « Royal
Court Theatre » de Londres lors de la création de la pièce en langue anglaise. Le censeur de sa
tristement gracieuse majesté – qui sévira jusqu’en 1968 (le censeur, la majesté sévit encore) –
n’avait point voulu d’une traduction du « mot » (on lui avait proposé un « pshit » somme toute
très peu pétillant), et c’est lui qui a suggéré le maintien du merdre original. Une grossièreté
française, ma chère, quel chic ! et les ploucs n’y comprendront que pouic. Max Wall, le cabotin
127
qui prêtait sa pitrerie à Ubu, n’avait rien du ‘clown anglais’ rêvé par Jarry et ne songeait qu’à
inventer gag sur gag.
11. La Nouvelle République du Centre-Ouest, 17 mai 1985.
12. Plusieurs municipalités britianniques, dont Edimbourg, ont interdit l’affichage de cette
« horreur ». Les journaux en ont parlé et c’est comme ça que j’ai appris la venue de Grææ en
Écosse.
13. Le ‘r’ supplémentaire n’est ici pas traduit bien que « shite » (d’origine écossaire) soit plus ou
moins entré dans le vocabulaire courant.
14. Tout Ubu, p. 99. Voici la didascalie du traducteur anglais ! « Ubu leaps upon Horsch’tt. A burst of
smoke, and they are engulfed. As Heads n’ Tails looks on aghast, limbs and offal come flying out of the
smoke towards the audience. Ubu alone emerges from the haze. » Inspiré par cette description, le
metteur en scène a ajouté au jeu de scène une dimension sadique absente de la traduction.
15. « The Song of the Great Disembowelling » ! notons que dans cette version anglaise les tripes
remplacent la cervelle, changement qui, j’ose le croire, aurait ravi Jarry. Autre exemple de ce que
Patrice Chéreau aime à appeler « l’infidèle fidélité » pour justifier les libertés qu’il prend, avec
raison, avec les auteurs qu’il met en scène.
La « Chanson du décervelage » se trouve dans Ubu cocu (TU, 171-2), mais les metteurs en scène d
’Ubu roi ne manquent presque jamais de l’inclure dans leur spectacle. Souvent elle termine la
représentation sur une note bon enfant. À Reims, par exemple, l’Ubu de Philippe Adrien
introduisait la chanson par ce petit discours très complice ! « Merci, mes bons amis. Et
maintenant que vous avez bien écouté et vous êtes tenus tranquilles, on va vous chanter ‘La
Chanson du décervelage’. »
128
II. L'écran
129
Avertissement
1 Il ne s’agira pas, dans les lignes qui suivent, de dresser un inventaire exhaustif des
apparitions de clowns au cinéma : elles sont trop nombreuses et leur seul recensement
dépasserait à la fois les limites qui nous sont imparties et le projet qui est ici le nôtre.
Trop d’informations feraient défaut, au demeurant, sur des cinématographies qui ne nous
sont pas suffisamment familières et il semble plus sage de limiter notre approche aux
domaines que nous connaissons bien, ceux surtout pour lesquels l’accès aux œuvres est
possible et rend valide l’approche critique qui sera la nôtre.
2 Il ne saurait être question non plus d’évoquer les clowns du cinéma, ou plutôt l’équivalent
cinématographique des clowns que sont les grands créateurs burlesques du cinéma muet :
Charles Chaplin, Buster Keaton, Harold Lloyd, Harry Langdon et tous les autres, ou mieux
encore les couples célèbres, Laurel et Hardy, Harald Madsen et Lau Lauritzen, Ole Olsen et
Chic Johnson, Abbott et Costello, Dean Martin et Jerry Lewis, dont la configuration
réaffirme le conflit essentiel à la nature même du clown, celui du clown blanc et de
l’auguste, de la raison opposée à l’instinct magnifiquement exposé par Federico Fellini
dans un texte fondamental sur lequel nous reviendrons plus loin.
3 On ne recensera pas, enfin, les rôles tenus au cinéma par des clowns illustres ou obscurs,
des prestations de Grock ou d’Annie Fratellini aux apparitions quasi anonymes que leur
ont proposées avec constance des réalisateurs qui les aimaient autant qu’ils appréciaient
leur singulier talent, je songe en particulier à Federico Fellini, Jacques Tati ou Pierre Etaix
qui n’ont jamais cessé de faire appel à eux.
4 Notre projet sera donc de tenter un tableau raisonné qui rende compte de l’image formée
et véhiculée par le cinéma d’un personnage, le clown, qu’il appartienne au monde du
130
1. Le maquillage
7 Le clown, c’est la défroque bariolée, le pantalon informe, les chaussures démesurées de
l’auguste. C’est aussi, surtout pour ce qui nous intéresse, un maquillage grotesque qui
joue au cinéma un double rôle dramatique. Pris au premier degré, ce maquillage n’est que
le masque derrière lequel choisit de se dissimuler celui qui refuse de révéler son image.
Dans la dernière partie des Espions (Spione, 1927) de Fritz Lang, c’est sous le maquillage du
clown Nemo – on appréciera le nom – que se cache Haighi, le criminel protéiforme qui
rêvait de dominer le monde et qui, traqué par la police, va se tirer une balle dans la tête
en pleine scène, salué par les tonnerres d’applaudissements de spectateurs qui croient à
une dernière pirouette. Quant au personnage du clown Buttons interprété par James
Stewart dans Sous le plus grand chapiteau du monde (The Greatest Show on Earth, 1953) de
Cecil B. DeMille, il dissimule aux enquêteurs qui le poursuivent les traits d’un médecin
coupable d’avoir abrégé les souffrances de son épouse. À l’heure de vérité, quand son
devoir de médecin lui impose de révéler ses vrais talents pour sauver le héros, le clown se
131
fait brusquement tragique, avant de renoncer à sa défroque pour se laisser emmener par
la police.
8 Mais le maquillage a une autre fonction, celle de nier la capacité des traits du visage à
traduire les nuances des sentiments, d’interdire grotesquement l’expression normale de
la joie, de la douleur, voire de la méchanceté qu’il peut dissimuler. On n’en voudra que
deux exemples. Celui d’abord du clown directeur du cirque où s’exhibe Lola Montès dans
le film homonyme (1955) de Max Ophuls. Paradoxalement, on ne le verra jamais sur la
piste et c’est dans sa roulotte qu’on le découvre, comptant l’argent de la recette, écoutant
la requête du docteur qui le supplie d’épargner à Lola les dangers du saut sans filet. Est-ce
prudence, compassion ou simplement lassitude qui le pousse à accéder à la demande qui
lui est faite ? Sous l’épais maquillage, le visage demeure impénétrable, indifférent, figé
dans une grimace peinte qui n’exprime plus rien d’autre que l’appartenance à un monde
qui ne permet pas les faiblesses.
9 Dans Les Tontons farceurs (The Family Jewels, 1965), Jerry Lewis nous offre un autre de ces
clowns jamais démaquillés qui portent leur masque comme un uniforme. Des six oncles
parmi lesquels Donna, la petite héroïne du film, doit se choisir un tuteur, Everett Peyton
est le seul qui a vraiment réussi dans la vie. Les familles se pressent sous le chapiteau
pour assister à son numéro de clown et il paraît le tuteur rêvé, le compagnon de jeux dont
rêve tout enfant. Erreur pourtant ; le maquillage est trompeur : Everett déteste les
enfants et ne rêve que de se retirer en Suisse, couvert de dollars, loin des bambins qu’il
méprise et des impôts qui l’écrasent Situation difficilement compréhensible pour qui
connaît le profond attachement de Lewis aux clowns, et qui se retourne brillamment in
extremis lorsque le chauffeur de la gamine, décidé à l’arracher à ses oncles affreux, se
dissimule à son tour sous le maquillage protecteur d’Everett et s’en fait le masque qui lui
permet de l’emmener vers un improbable « happy-end ».
3. Le sacerdoce
16 A l’inverse de cette malédiction qui condamne le clown à exhiber son humiliation et sa
souffrance, le cinéma propose encore, plus rarement, une autre dimension, aussi extrême
mais infiniment plus positive du personnage, celle de la vocation à laquelle il ne peut rien
faire d’autre que d’accepter de répondre et que célèbrent joyeusement Gene Kelly et Judy
Garland dans « Be a Clown », un brillant numéro musical du Pirate (The Pirate, 1948) de
Vincente Minnelli.
17 Le plus pur exemple en est celui de Yoyo (1967), le chef-d’œuvre de Pierre Etaix, qui
dialectise sur une trentaine d’années le conflit entre le désir d’une vie ordinaire et la
vocation de la piste. Solitaire dans son trop somptueux château, un milliardaire s’ennuie
et rêve de son amour perdu, une simple écuyère qui lui préféra le cirque. C’est un cirque,
justement, qu’il convoque pour se distraire, et qui lui ramène l’aimée et leur enfant, le
petit clown Yoyo. Ruiné par le krach boursier de 1929, le voilà parti sur les routes avec
eux, libéré de son ennui comme de ses richesses. Après la deuxième guerre mondiale,
Yoyo, devenu le plus fameux des clowns grâce au cinéma et à la télévision, rêve de
restaurer la splendeur passée du château de son enfance. Son souhait accompli, il invite
un cirque pour accueillir ses parents dans leur ancienne demeure. Ils refusent de s’y
attarder, préférant poursuivre leur vie libre avec un cirque ambulant, et Yoyo, conscient
que son existence est devenue aussi morne et stérile que pouvait l’être celle de son père,
renonce à son tour au château pour renouer dans un simple cirque avec sa carrière de
clown.
18 On reconnaît ici le mouvement qui anime les grandes œuvres sur la vocation, le conflit
sans cesse ranimé entre la tentation du monde et celle du sacerdoce qui réclame qu’on lui
sacrifie tout et ne promet d’autre satisfaction que spirituelle. Qui plus est, Pierre Etaix
choisit de l’inscrire très précisément dans le siècle, pour mieux faire de cette vocation
impérieuse une flamme inextinguible qui refuse de faiblir avec le temps, ressurgissant
toujours, obstinément, quand même on la croyait étouffée, pour imposer la nécessité du
choix.
19 Un autre grand amoureux des clowns, Jerry Lewis, développe une vision tout aussi
positive de la vocation dans un de ses premiers films comme comédien : Le Clown est roi (
Three Ring Circus, 1955) de Joseph Pevney. De même que le Chaplin du Cirque, c’est comme
garçon de piste qu’il a été engagé dans un cirque après sa démobilisation. Mais il nourrit
la claire ambition de devenir un jour clown et – le titre choisi pour l’exploitation française
l’atteste –c’est ce rêve d’accomplissement personnel qui, au-delà des déboires
sentimentalo-financiers des vedettes en titre du film, fournit l’argument dramatique sur
134
eût sans nul doute constitué l’une des pièces majeures à convoquer à l’appui de cet exposé
sur les clowns.
l’assumer, dans son angoisse existentielle d’amuseur incertain de son rôle, dans sa
difficulté à vivre le couple comme une relation ouverte au monde en même temps qu’à
l’art et qu’à l’autre. Sa pire peur est « d’essayer de faire rire les gens et d’échouer » et c’est
un vieux fantasme de Woody Allen qu’il endosse quand il apprend, au hasard d’une
conversation de bistrot, qu’amour et humour ne riment plus avec toujours. Dans sa
relation à Irmy, sa jeune femme, qu’interprète justement Mia Farrow, l’épouse dans la vie
de Woody Allen, dans le malaise de leur couple, leurs infidélités, les humiliations qu’ils
s’infligent, il est difficile de ne pas retrouver le souvenir d’Alma et Frost, le couple de La
Nuit des forains, mais aussi celui, plus positif, de Mia et Jof, les baladins du Septième Sceau (
Det sjunde inseglet, 1956) de Bergman dont ils partagent la jeunesse et la confiance dans le
futur. Alter ego du metteur en scène, le clown l’est ici doublement puisque, dans sa
relation à Irmy, Allen exorcise clairement la dégradation de sa propre relation à Mia
Farrow à l’instant où leur union se défait. Du particulier à l’universel, du quotidien
conjugal à l’interrogation sur la fonction du spectacle, le clown d’Ombres et brouillard est
bien le doppelgänger auquel, pour la première fois, le plus autobiographique des
réalisateurs décide de faire incarner ses propres doutes.
Conclusion
26 Au terme de notre réflexion, on voit se dessiner deux façons principales d’évoquer les
clowns au cinéma. Pour des réalisateurs nourris d’une pensée héritée des grands courants
du XIXe siècle, de Hugo à Mann en passant par Strindberg et Leoncavallo, le clown est
l’expression de sa propre antithèse : il ne peut être que vieux, laid, pitoyable ; son masque
est mensonger comme son rire tragique ; et le cirque n’est pour lui que le théâtre où il
exhibe maso-chistement sa propre déchéance. On ne s’étonnera donc pas de voir s’établir
une relation quasi-naturelle entre les tendances expressionnistes de cinéastes qui vont de
Leni ou Lang au Bergman des débuts ou à l’Ophuls de Lola Montes et cette vision
profondément pessimiste qui fait du maquillage grotesque du clown l’expression d’une
difformité plus profonde de l’âme.
27 Inversement, on saluera avec Fellini, Woody Allen, Pierre Etaix ou Jerry Lewis les
amuseurs qui ont entrepris de s’interroger positivement sur la nature de leur création, les
hommes de spectacle qui se revendiquent tels, qui savent que tout spectacle est une mise
en représentation du monde, et reconnaissent dans le clown le plus pur de leurs modèles.
Ceux-là ne se contentent pas de parler des clowns comme de personnages un peu
effrayants, monstrueux, qu’on décrit sans bien les comprendre. Ils se veulent clowns,
souvent même le sont comme Jerry Lewis qui, du Clown est roi à Au boulot, Jerry ! n’a jamais
rien fait d’autre que de raconter son propre itinéraire, ses joies et ses désirs, de
l’enthousiasme adolescent aux désillusions de l’adulte, sans que jamais s’éteigne l’envie
de faire naître les rires. Ou Pierre Etaix, son complice d’élection comme aussi celui de
Fellini, que la désaffection du cinéma a obligé à revenir au cirque, et qui ne réalisera
probablement jamais son scénario le plus fou, le plus beau, le plus ambitieux : celui d’une
histoire du monde et du passage de l’ancien au nouveau testament entièrement raconté
sur la piste d’un cirque, par des clowns5.
137
NOTES
1. Je laisse volontairement de côté, puisque Francis Bordat va le commenter, le cas de Calvero, le
clown vieilli des Feux de la rampe, avec lequel Chaplin inverse audacieusement certains des traits
ici soulignés, en particulier quand il lui fait refuser l’amour que lui témoigne la jeune danseuse
interprétée par Claire Bloom.
2. Jerry LEWIS, Docteur Jerry et Mister Lewis, Stock-Cinéma, Paris, 1983, p. 232.
3. Ibidem, p. 234.
4. Federico FELLINI, « Un voyage dans l’ombre », Les Propos de Fellini, Buchet-Chastel, Paris, 1980,
réédition Ramsay Poche Cinéma, Paris, 1993, p. 142 & 144.
5. Il s’agit d’Aimez-vous les uns les autres, ou Nom de Dieu, un projet de film écrit par Pierre Etaix et
Jean-Claude Carrière au début des années soixante-dix.
138
8 Aux États-Unis, Mack Sennett découvre Buster Keaton et Charlie Chaplin (fin 1993).
9 Chaplin s’affuble d’un accoutrement qui deviendra constitutif de l’identité de son
personnage et qui rappelle celui des clowns : démarche de canard, grandes chaussures,
pantalon trop large, grimage, accentuation des traits, des sourcils, mimiques. Bref, une
tendance à la caricature, tout comme le clown. Et si Bergson a défini le rire comme « du
mécanique plaqué sur du vivant », il est aussi permis de proposer l’inverse dans la
formule suivante : le rire, du vivant plaqué sur du mécanique. L’allure saccadée du
tournage en 18 images/secondes accentue d’ailleurs cet aspect mécanique des
mouvements
10 Dans une scène Chaplin imite à la perfection des automates pour ne pas se faire repérer
des policiers qui le cherchent. Ce qui fait rire le spectateur, ce ne sont pas les automates,
mais la perfection de l’imitation par l’acteur. Nul besoin de parole pour s’exprimer. Le jeu
– la gestuelle – suffit à faire exister un je – à créer une identité. Comme l’écrit Marc Ferro 1
, « le film muet a la capacité de tout exprimer sans rien dire ».
11 Pour le clown, comme pour le comique du muet, il s’agit en effet de trouver les moyens de
« signifier », autrement que par la parole. Le clown parle très peu, le muet pas du tout.
(Seuls, les cartons donnent quelques indications). Tous deux poursuivent un même but,
faire rire. Ils font appel à ce que le docteur Smadja a défini dans sa thèse sur le rire 2,
comme étant les « catégories non verbales de véhicules sensoriels du message risibles ». Il
s’agit d’abord de catégories visuelles, avec la mimogestualité, mais aussi de catégories
acoutisques (cf. le comique musical, les bruits organiques) qui eux, ne concernent pas le
muet.
12 Dans le film de Chaplin, voilà ces effets redoublés puisque nous sommes en présence de
clowns qui s’inscrivent dans le film. Nous assistons donc à une mise en abyme du
personnage clownesque qui fait rire à la fois les spectateurs du cirque et les spectateurs
du film que nous sommes.
des êtres de chair et de sang qui, après avoir quitté la piste aux étoiles, ont leurs doutes, leurs
douleurs, leurs souffrances. »3
17 Et l’analyse de s’interroger si la « dérision » n’est pas ce moment où le clown, ne
réussissant pas à faire rire, apparaît « dé-risoire » ?
18 Rire et dérision ont une étymologie commune, respectivement « deridere », se moquer
de, rire au sujet de, et « ridere », qui signifie rire. Le premier a un objet, le second n’en a
pas forcément. Ce point commun n’exclut cependant pas la différence de nature entre les
deux termes.
19 Ainsi, la notion de mépris, qui relève du paradigme de la dérision appartient plus
rarement à celui du rire ? Les deux termes diffèrent mais ne semblent pas s’exclure.
D’autant que dans le cas précis du film de Chaplin, même si les clowns du cirque ne font
pas rire, car dans leur échec, le rire devient dérisoire, il n’en demeure pas moins que le
dérisoire faire rire, dans la personne de Chaplin, clown involontaire. Le clown serait alors
celui qui fait rire à ses dépens ou fait rire du monde.
20 Le rire c’est aussi l’inattendu, la surprise et la dérision comme l’indique cette seconde
scène d’apparition des clowns : le public s’ennuie visiblement. Un enfant baille, un
homme lit son journal. Chaplin, poursuivi par un policier qui l’accuse d’être voleur, fait
son entrée en piste, évinçant les clowns de leur tourniquet. Le public se réveille et éclate
de rire à cette vision. Chaplin a tôt fait de rattraper le policier, qui de poursuivant devient
poursuivi. Comme dans le système de déclenchement du rire le détail a une importance
primordiale, Chaplin profite de ce répit pour accrocher sa canne à l’épaule de son
pourchasseur. Il consulte sa montre avec désinvolture et contentement.
21 Le spectateur du film rit d’autant plus que c’est là un clin d’œil qui lui est adressé, puisque
l’histoire nous apprend qu’il s’agit de la montre volée, que le vagabond a récupéré à son
insu.
22 On trouve aussi dans cette scène la dérision. La moquerie de l’uniforme. Chaplin tourne le
policier en ridicule. C’est cela aussi qui fait rire.
23 C’est le monde à l’envers, le poursuivi qui devient poursuivant, par le truchement du
tourniquet. Ce renversement de l’ordre établi est un facteur de déclenchement du rire.
Mikhaïl Bakhtine, dans son ouvrage consacré à Rabelais4 évoque l’univers carnavalesque
dans lequel tout le monde devient son contraire, change de rôle. Le personnage du clown
introduit ce désordre. Le policier se fait réprimander, le directeur pourtant tyrannique,
reçoit une claque...
24 Celui-ci arrive sur ces entrefaites, ce qui ravive encore les éclats de rire. Il hurle après le
policier de façon si autoritaire que ce dernier en est impressionné. Là encore, c’est un
renversement qui déclenche le rire. Le policier fait son travail en toute honnêteté :
attraper un pickpocket. La réprimande dont il est victime est en fait une sorte d’injustice,
mais elle déclenche le rire. La foule applaudit à la sortie de ces deux intrus, comme s’il
s’agissait d’une sortie de ces deux intrus, comme s’il s’agissait d’une sortie de piste qui
marque la fin d’un numéro.
25 Dans ces scènes qui constituent le début du film, c’est en fait la réalité qui débarque au
milieu de représentations esthétiques figées. C’est son intrusion qui ranime le rire,
redonne la vie. Cette réalité nous est donnée à voir grâce à son support : le film
proprement dit.
141
méprise est à l’origine du rire qu’il déclenche lorsqu’il essaie maladroitement de réparer
son méfait : toute une basse-cour surgit alors des chapeaux renversés : canards, lapins,
porcelets. La magie dévoilée n’en demeure pas moins risible. Le public semble, par ses
rires, apprécier l’humour du tour raté, ou bien cautionner cette forme de dérision des
schémas classiques. Le public applaudit, s’enthousiasme, mais le magicien est terrorisé
par ce tour « manqué ».
36 À chaque fois, le personnage du clown introduit du chaos dans un système établi et le
bouleverse. Physiquement parlant, la théorie du chaos se représente par le débordement
du lait quand il bout. Eh bien, le clown opère le même phénomène dans son univers : par
une accumulation et succession de petites catastrophes, un renversement s’opère. Il
dérègle tout et en même temps il fait tout refonctionner.
50 Le clown est un pharmacos à deux niveaux : il est en même temps une célébration et une
expulsion de l’enfance imaginaire et transgressive.
51 Et notre analyse de conclure que, finalement, c’est la leçon du fou de La Strada (celui qu’on
appelle « el matto ») qu’il faut retenir :
Dans ce monde tout sert à quelque chose. Même ce petit caillou (...). Mais s’il est
inutile, tout est inutile.
52 Le clown, c’est aussi un peu le fou, le fou bouffon du moyen âge d’une part, dont la
fonction est de faire rire, mais c’est aussi le fou, psychiatrique-ment parlant, d’autre part :
celui qui ne connaît pas de limite, pour qui les frontières établies par la société sont
toutes fuyantes. Le clown, comme le fou, sert à bouleverser le fonctionnement social.
C’est une sorte de grain de sable qui s’immisce dans la mécanique et dérègle tout, sans
pour autant la casser. Mais il la fait marcher différemment.
53 Le personnage de Gelsomina dans La Strada est une sorte de folle aux joies puériles.
Chaplin, Fellini se ressemblent dans leur approche pour nous faire découvrir le monde du
cirque : ils abordent la question en termes d’art, en s’interrogeant sur le devenir de cet
art. Fellini l’a fait à travers ses Clowns, film de commande tourné pour la télé en 1971,
interprété, entre autres par Fellini lui-même, Anita Ekberg, Pierre Étaix, Annie Fratellini,
les clowns Bario. Le film est une sorte de synthèse qui amalgame à la fois des souvenirs de
Fellini, un documentaire sur les clowns et une succession de « numéros » en forme
d’allégorie sur la mort du clown.
54 Chaplin lui aussi se met en scène en tant que clown (The Cirais, Limelight) et aborde cet art
et son devenir comme l’analyse précédente de quelques-unes des scènes du film nous l’a
montré.
55 Le clown de Chaplin, c’est à la fois le rire et la dérision mais c’est surtout la dérision en
puissance dans le message que le réalisateur laisse transparaître à travers la narrativité
filmique. Dérision du système en général, mais aussi dérision du système comique en
particulier.
56 Comme Jean Starobinski l’a remarqué dans son essai Portrait de l’artiste en saltimbanque,
« depuis le romantisme, le bouffon, le saltimbanque et le clown ont été les images
hyperboliques et volontairement déformantes que les artistes se sont plu à donner d’eux-
mêmes et de la condition de l’art », nombreux ont été les réalisateurs qui se sont plus à
analyser ce monde différent, à travers leurs films, et c’est avec le goût d’un spectacle qui
s’achève mais qui en même temps durera toujours, parce qu’empreint de rire, de larmes
et de dérision, que nous quittons le cercle de sciure, pareils à la petite silhouette
clopinante de Chaplin sur laquelle s’effectue la fermeture en iris qui marque la fin du
film.
57 Le Cirque marque également d’autres fins : c’est le dernier film de Chaplin tourné en 16
images/secondes. C’est également son dernier film muet.
145
NOTES
1. Marc FERRO, Comment on raconte l’histoire aux enfants à travers le monde entier, Payot, 1981.
2. Eric SMADJA, Le Rire, Que sais-je, PUF, 1992.
3. Edouard BLASEY, Charlie Chaplin, Solar, 1989.
4. Mikhaïl BAKHTINE, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la
Renaissance. TEL Gallimazrd, 1970.
5. Edouard BLASEY, Charlie Chaplin, Solar, 1989.
146
1 Le clown a ses routines, la comédie a ses mécaniques, le gag a ses structures. Si pourtant
le rire bouleverse, c’est que les explications, les théories qu’on en donne n’épuisent pas
son mystère, et que son avènement n’est jamais acquis, tant il relève de causalités
chevauchantes, et parfois conflictuelles. Les clowns le savent : même minutieusement
programmée, l’esclaffe demeure une récompense incertaine. Comme la grâce des
Puritains, elle ne dépend jamais seulement des efforts qu’on fait pour l’obtenir.
Inversement, c’est un bonheur trop grand, quand elle survient, pour qu’on ait le
sentiment de l’avoir pleinement méritée. Le rire a sa logique, mais il se vit toujours
comme un coup de chance : celui d’une recontre heureuse (connivence improgrammable)
entre l’artiste et son public.
2 En racontant l’histoire d’un clown vieillissant qui n’arrive plus à amuser, puis qui finit par
amuser sans vraiment le vouloir, Limelight (1952) donne la dernière, et la plus dramatique
version d’un motif qui traverse toute l’œuvre de Chaplin. Le scénario de ce film réputé
autobiographique, mais qui n’a pas grand-chose à voir avec la vie du cinéaste, était conçu
pour l’essentiel dès 1925 : le New York Times du 29 novembre de cette année rapporte que
Chaplin songe à produire une tragicomédie intitulée The Clown, où il doit apparaître en
costume d’Auguste, ne conservant de son habit de Chariot que le chapeau et les godillots,
où il aimera sans retour une belle artiste, et mourra accidentellement dans la fosse
d’orchestre sous les applaudissements et les rires des spectateurs inconscients du drame.
3 En fait, l’ébauche du thème apparaît dès les premiers Keystone, peut-être même dans les
spectacles Karno dont ils s’inspirent souvent (A Night in an English Music Hall). Dans A Film
Johnnie (1914), Chariot amateur de cinéma intervient maladroitement dans un tournage
en chassant la brute qui menace l’héroïne ; dans The Property Man (1914), Chariot
accessoiriste assure par son incompétence et sa naïveté un succès comique imprévu à des
numéros de music-hall ennuyeux ; dans The Masquerader (1914), Chariot acteur de cinéma
nous fait encore rire involontairement, au grand dam du réalisateur (de mélodrames)
dont il sabote la mise en scène ; dans A Night in the Show (1915), Charlot, noceur imbibé,
147
détruit le spectacle par ses interventions intempestives, mais provoque du même coup
l’hilarité des spectateurs. Naturellement, The Circus (1928) peaufine le thème, quand
l’irruption du Vagabond poursuivi par les flics et par la mule jusqu’au milieu de la piste
étoilée pendant les numéros des clowns et du prestidigitateur réveille instantanément
l’assistance assoupie. Dans Modem Times (1936), c’est encore un trou de mémoire, un raté
du spectacle qui permet à Chariot de s’acquitter brillamment, mais pour ainsi dire hors
programme, de sa chanson finale.
4 On remarque que dans tous ces films, une partie du comique (et/ou du pathétique) tient à
l’écart creusé par la mise en scène entre la perception que nous avons du spectacle et
celle d’autres publics interposés entre le clown et nous. Dans Limelight, la salle du
Middlesex s’ennuie et finit par se vider pendant que Calvero chante, danse et raconte ses
blagues. Mais mourant dans sa grosse caisse sur la scène de l’Empire, il fait pleurer de rire
ses spectateurs. Encore une façon de rappeler, en prenant à rebrousse-poil les émotions
de la salle, que la comédie est rebelle aux formules, et que l’unique mesure de sa réussite
est la réaction, jamais garantie, des spectateurs. Il est d’ailleurs frappant que les textes de
Chaplin proposent une solide théorie de la comédie, mais que ses films en évoquent plutôt
l’irrationnel ou l’aléatoire. Si en l’occurrence le cinéaste est toujours resté fidèle à la
pratique des previews, dont il avait d’ailleurs été un promoteur à Hollywood, c’est qu’il
n’était certain de la qualité d’un gag que lorsqu’il l’avait testé devant un vrai public. « Je
n’ai pas entendu rire les gosses », remarquait-il après une scène pendant une de ces
previews. Et le passage était impitoyablement éliminé.
5 Gilles Deleuze a placé au centre de sa réflexion sur Chaplin dans L’image-mouvement cette
question que pose Limelight : « Quel est ce rien, cette fêlure de l’âge, cette petite différence
de l’usure qui fait qu’un beau numéro de clown devient un spectacle lamentable ? »1 Il
rapporte d’ailleurs avec raison cette question à l’essence même du génie chaplinien, qui
tient selon lui à la toute petite différence qui s’ouvre tout à coup « en deux situations
incommensurables ou opposées ». Cela caractérise en effet aussi bien la nuance minuscule
qui nous fait basculer vers le comique ou vers le pathétique que celle qui sépare en
Verdoux le criminel de la victime, ou que celle, qui nous intéresse ici, entre ce qui fait rire
ou ne fait pas rire les spectateurs.
6 Il faut revenir une dernière fois à The Circus. « Be funny » commande dans un carton le
directeur à Chariot qu’il vient d’engager. D’abord décontenancé, le Vagabond exécute
quelques déhanchements de canard et deux ou trois jeux de badine et de chapeau qui
amusent aussitôt le spectateur du film, mais qui laissent le directeur de marbre. Toute
aussi nulle paraît à ce dernier la performance de Chariot dans les classiques qu’il essaie
ensuite de lui enseigner. Mais c’est qu’il ne se rend pas compte encore du comique au
second degré et pour ainsi dire « à la puissance », que Chariot dégage par sa maladresse,
en sabotant des numéros rabâchés sous tous les chapiteaux du monde. Il faudra que le
petit homme, poussé par les persécutions conjuguées des flics et des bêtes, sème la
catastrophe en pleine représentation et, ce faisant, provoque l’hilarité du public, pour
que le patron comprenne qu’il est pour ainsi dire naturellement drôle, et devine quel
bénéfice il peut en tirer.
7 On voit qu’il faut distinguer au moins trois publics dans The Circus : celui des
professionnels (le directeur et le personnel du cirque), celui des spectateurs sous le
chapiteau, et enfin nous-mêmes, les spectateurs du film dans la salle, subtilement conviés
à mesurer les différences de longueur d’onde, ou d’accommodation, qui nous séparent des
autres témoins. Par exemple, nous nous esclaffons aux gags « involontaires » de Chariot
148
(le vers dans la pomme de Guillaume Tell et la banane qu’il propose de substituer à cette
dernière) qui n’arrachent pas un sourire au directeur. Nous ne partageons pas non plus le
point de vue du public du cirque : pendant le numéro de Chariot funambule, nous
surveillons d’en haut ce que les spectateurs voient d’en bas. Comme nous sommes
témoins des péripéties du filin « invisible », notre rire et notre peur ne sont jamais en
phase avec ceux du public du chapiteau.
8 Limelight évoque à nouveau ces décalages, et en affine la perception. Tout commence par
une difficulté imposée au spectateur du film : on a en effet du mal à trouver une
différence de qualité entre les numéros censément « réussis » de Calvero sur scène (ceux
qui font rire le public dans le film – mais comprend-on bien pourquoi ?) et les numéros
censément « ratés » (ceux qui le font siffler – mais en voit-on bien la raison ?). Or, c’est
précisément cette difficulté qui nous fait rentrer de plain-pied dans l’angoisse très
autoréférentielle qui est au cœur du film (sinon son sujet même) : celle de l’imprévisibilité
du rire. A quel infinitésimal détail tiennent le succès du clown, ou son échec ? Est-ce le
fait que le public populaire du Middlesex est plus exigeant que le public distingué de
l’Empire ? Personne ne peut le croire. Est-ce l’alcool que Calvero boit avant d’entrer en
scène ? Lui seul peut le penser.
9 La question était posée, mais aussitôt esquivée par The Cirais. Le beau Rex ayant emporté
le cœur de l’Écuyère, « Chariot accessoiriste » ne faisait plus rire. On aurait aimé voir
pourquoi. Mais Chaplin, par l’artifice d’une ellipse, renonçait à montrer ce qu’il devait
juger inmontrable, à savoir le même numéro, mais tel qu’il n’aurait plus fait rire.
10 Dans Limelight, le cinéaste ne se dérobe plus à la question (« What I need is truth », dit
Calvero). Nous allons donc voir les succès et les bides. Mais pas question pour autant d’en
livrer des explications faciles, d’en forcer l’interprétation. Pas même question de bien
jouer l’acteur qui joue mal : ce serait livrer du sens trop bien ficelé. Chaplin ne se dérobe
plus, mais ne laisse pas non plus le spectateur se dérober : il faudra que ce dernier juge
par lui-même.
11 Ce travail d’implication est à l’origine d’une des curiosités formelles du film. Pendant les
numéros complets de Calvero (les deux rêves au début du film et les deux derniers
sketches au théâtre de l’Empire), le public dans le film est, à quatre reprises, mis entre
parenthèses, bizarrement exclu, non seulement de l’image (aucun contrechamp sur ses
réactions), mais surtout de la bande-son (aucun rire, aucun bruit, sinon une ritournelle en
sourdine dont je vais reparler, mais dont l’effet premier est d’alourdir davantage le
silence ambiant). Calvero joue donc ainsi comme dans une bulle de verre, et ce n’est qu’à
la fin de ses numéros que Chaplin enlève le coton de nos oreilles. On entend alors les
spectateurs applaudir. (Dans le premier sketch toutefois – le numéro rêvé I’m an Animal
Trainer –, les applaudissements s’évanouissent au moment où le clown revient saluer, et
Calvero se retrouve devant une salle vide que la caméra traverse en lent panoramique :
comme pour bien établir un doute fondateur.)
12 Si l’on voit le film dans une petite salle, ou à la télévision, c’est-à-dire si nous sommes
privés des réactions du public du cinéma, ces séquences, comme l’a remarqué David
Robinson, ont un côté fantomatique, spectral.2 Qui plus est, à l’exception de Spring Song, la
deuxième, qui est un pur rêve, et bénéficie à cet égard d’un statut formel un peu
particulier, elles sont filmées en longs plans fixes, moyens ou rapprochés, dans l’axe
perpendiculaire de la scène, alors que la caméra, partout ailleurs, témoigne d’une assez
grande mobilité. Cela contribue à attirer l’attention sur elles, tout en retenant l’image de
guider leur évaluation.
149
13 Le réalisateur a justifié le parti pris de la bande son en alléguant qu’il était inutile de
doubler ou d’influencer les rires des spectateurs du film par ceux des spectateurs dans le
film, ce qui apparaît d’abord comme un bel exemple de respect du public, que pourraient
méditer les promoteurs du rire « en conserve » dans les comédies télévisées
d’aujourd’hui. Si l’on en croit André Bazin, l’objectif du cinéaste est bien atteint :
Sans que nous nous en avisions, au cours du film, Chaplin coupe le son (les rires des
spectateurs dans la salle). Seul un effet volontaire d’attention permet de s’en
apercevoir, car, alors, le son du film est... dans la salle de cinéma où le rire des
spectateurs s’est substitué à celui que dispensait tout à l’heure la bande sonore. 3
14 Je ne pense pas toutefois que ce commentaire suffise à rendre compte de l’effet produit
par ces séquences, d’autant que je n’ai jamais constaté pour ma part que les salles rient si
bruyamment à leur spectacle. Leur pleine compréhension nécessiterait en fait que l’on
étudie l’ensemble des six numéros (complets ou partiels), qui s’enchaînent selon une
structure complexe. Mais il nous suffira ici de considérer le premier et le dernier d’entre
eux.
15 La première partie de I’m an Animal Trainer (le premier sketch) est filmée en plan
d’ensemble. Un orchestre accompagne la chanson de Calvero, son chef apparaissant de
dos au premier plan, « en amorce », ou plutôt ici comme « en reste » d’un contexte exclu
par la fixité du cadrage, la longueur de la prise et l’effacement du hors champ sonore. Le
synchronisme un peu approximatif de ses mouvements de baguette contribue d’ailleurs
déjà un peu à déréaliser ce chef d’orchestre. Dans la deuxième partie de la séquence,
filmée en plan rapproché, Calvero a cessé de chanter et exhibe ses puces savantes. Pour le
coup, le chef d’orchestre disparaît complètement de l’image, tandis que la musique
diminue de moitié d’intensité. Elle change simultanément de qualité : on oublie son
origine de source music, et on commence à la percevoir comme extra-diégiétique, ce qui
achève d’isoler l’image (aux deux sens du terme : à la fois isolate et insulate), d’en forclore
le hors champ.
16 A la fin du film, lorsque Chaplin supprime l’environnement sonore de son dernier sketch,
celui avec Keaton, il ne s’embarrasse plus de ces étapes. Il reprend directement
l’accompagnement du premier sketch (en fait il me semble le même enregistrement), et
l’ajoute en fond sonore du nouveau numéro. Tout se passe en fait comme si la musiquette
de I’m an Animal Trainer, parce qu’elle a été travaillée par le premier sketch, parce qu’elle a
été désindexée de son origine, réduite, raréfiée, pouvait maintenant être importée telle
quelle, sans aucune logique scénaristique, sans aucun alibi intra-diégétique, dans la
bande-son du dernier numéro. Avec cette fois l’effet d’un pur signal : celui qui renvoie le
spectateur à sa solitude, et à sa responsabilité.
17 Prenons donc nos responsabilités, et n’hésitons pas à dire qu’à l’exception du second,
Spring Song, sur lequel je ne veux pas m’arrêter ici, les numéros de Calvero ne sont pas
vraiment drôles. Ils sont moins sûrement comiques, en tout cas, que n’importe quel gag
des Chariot, ou en l’occurrence que beaucoup d’autres scènes de Limelight, notamment
celles avec Mrs Alsop (Marjorie Bennett).
18 À mon sens, cela est délibéré. Si depuis The Professor (un film entrepris en 1919 et jamais
achevé), Chaplin avait souvent essayé, mais chaque fois abandonnée l’idée de « replacer »
le sketch du dompteur de puces, c’est sans doute parce qu’il se rendait compte qu’il
n’était pas très drôle. Le traitement de l’Arlequinade du ballet confirme l’hésitation du
jugement sur le comique de Calvero. Le clown y reproduit de vieilles routines (le
lavement dans l’oreille, les œufs dans la barboteuse) qui font sourire plus qu’elles ne font
150
rire, et quand Postant, le directeur (Nigel Bruce), déclare vouloir remplacer le comique du
spectacle, c’est un choc sans être vraiment une surprise – tant il est impossible de dire si
le slapstick de la séquence de la mort de Colombine est bon ou mauvais en soi, c’est-à-dire
indépendamment de la connaissance émue que nous avons de son interprète – et d’une
histoire de la comédie dont il communique la nostalgie.
19 Or, il faut cette ambiguïté, ce suspense et ce sentiment de vague médiocrité pour que notre
jugement reste suspendu et que, dans le silence qui nous refuse toute assistance, nous soyons
vraiment obligés de partager le trac du clown. Alors, nous vivons douloureusement
l’incertitude de la réussite, et nous demeurons éveillés à la question cruciale : faire ou ne
pas faire rire ? Rire ou ne pas rire ? S’il rit, écrit Michel Chion, « le spectateur alors rira à
ses risques et périls, dans le doute si l’auteur l’a voulu, et s’il trouve amusants ou bien
lamentables ses propres personnages. »4 Remarquons qu’il y a un certain courage, de la
part de Chaplin, à n’avoir pas reporté sur les seules « lubies » d’un public inconstant les
raisons du déclin de Calvero. En nous laissant voir des numéros un peu longs et ennuyeux,
sans les alléger ou les rythmer par le montage ou les mouvements d’appareil, le
réalisateur sert bien le propos de son film, mais il prend aussi, comme acteur, un vrai
risque personnel – celui qu’il n’avait pas pu ou pas voulu prendre dans The Circus. On
remarque en revanche que Keaton, dans son apparition finale, échappe complètement à
cet ennui : il est plus sûrement, plus rapidement drôle que Calvero qui occupe un peu
lourdement, et toujours un peu trop longtemps l’image – cela étant à mon avis
parfaitement calculé par Chaplin, et invalidant tout ce qu’on a pu dire sur sa jalousie,
voire sa mesquinerie à l’égard de l’artiste concurrent : Chaplin acteur est bien
suffisamment génial en Calvero pour que Calvero n’ait pas besoin d’être génial en clown.
20 Par ailleurs, c’est le cinéma lui-même qui se retrouve ici au miroir. Car le silence
(incongru) du public du théâtre est une métaphore pertinente de l’absence (par
définition) du public du cinéma. Dans cette direction, Serge Daney avançait l’idée que
l’émotion provoquée par les séquences sans contrechamp visuel ou sonore renvoyait à
une réflexion inquiète de Chaplin sur l’essence du spectacle cinématographique. On me
permettra de citer ici in extenso son beau texte, qui résume mon propos et développe sa
portée :
Parmi les moments qui touchent au plus près de ce qu’il en est, au fond, du cinéma,
il y a ces moments d’indécidable : quand Calvero est censé faire hurler de rire une
salle dont nous entendons, nous spectateurs du film, le silence, nous sommes
induits à nous prononcer intérieurement sur la valeur de quelque chose qui s’est
produit sous nos yeux et, en même temps, ce jugement nous est rendu à peu près
impossible. Double contrainte, schizophrénie propre au cinéma, possibilité infinie
pour les vessies d’être crues briller comme des lanternes, et l’inverse. Si Limelight
nous touche tant, c’est que Chaplin sait que le cinéma n’est pas le théâtre, que les
jeux de la scène et les feux de la rampe sont bizarrement tordus quand ils sont
filmés – c’est-à-dire différés – et projetés – c’est-à-dire réservés à tous et à
personne.
Si Limelight est un film qui ne perd rien de sa force (au contraire) à la télévision,
c’est parce que Calvero nous y regarde comme si, de la nuit où il plonge, il cherchait
à reconnaître en nous, mais aussi à travers nous, tous les publics à venir. Nous
sommes, devant la boîte télévision, un de ces publics qu’il regarde mais qu’il ne voit
pas. Et cela, il le sait. C’est cette situation (la nature foncièrement asymétrique du
rapport entre le comédien et son public au cinéma) qu’il n’a cessé d’illustrer. 5
21 Le cinéma élève donc l’angoisse du clown à la puissance. Mais ce qui est notable aussi,
c’est qu’avec cette idée du regard aveugle, Limelight renvoie à un thème quasi
151
obsessionnel de l’œuvre, son noyau dur. L’ironie cruelle du cinéma de Chaplin, qui
gouverne son comique comme son pathétique, tient en effet à la façon dont il nous rend
lucide à nos aveuglements, et exhibe leurs paradoxes.
22 D’une part en effet, il faut être aveugle pour réussir, et être reconnu. Dès les premiers
films de 1914, Chariot n’est vraiment performant que lorsqu’il est inconscient. « Swing,
Litde Girl », chante le réalisateur au début de The Circus, « but don’t look to the ground ».
C’est quand il ne se rend pas compte du danger que Chariot, dans ce film, brille sur la
corde raide. Le directeur, quant à lui, voit tout de suite que si Chariot fait un triomphe,
c’est qu’il ne s’en rend pas compte, et il décide judicieusement d’entretenir cette
inconscience qui lui permet à la fois de ne pas rétribuer l’homme à sa valeur et de
préserver cette valeur, qui serait probablement perdue si l’intéressé en prenait
conscience, ce qui finit d’ailleurs par arriver. Dans d’autres films, c’est littéralement
aveugle que Chariot produit ses meilleurs exploits : il a un sac sur la tête quand il lutte
contre l’ours dans The Gold Rush, il est aveuglé par un seau lorsqu’il marche sur une poutre
à vingt mètres au-dessus du sol dans The Great Dictator. C’est encore les yeux bandés qu’il
accomplit son périlleux numéro de patins à roulettes dans Modern Times. Recouvrant
ensuite la vue, il redevient, comme il est normal, affolé et incompétent : version
chaplinienne du paradoxe du comédien.
23 D’autre part, on n’est jamais bien reconnu que par des aveugles, et tout voyant met
Chariot en danger d’invisibilité. Le public du chapiteau rirait-il s’il voyait que Chariot ne
fait pas exprès de le faire rire ? Quant au millionnaire de City Lights, on se souvient qu’il
reconnaît Chariot lorsqu’il est ivre (c’est-à-dire aveugle), mais n’arrive plus à le
« remettre » quand il est à jeun (c’est-à-dire voyant). C’est le paradoxe des yeux dessillés :
lorsque le bourgeois dessaoulé remonte au petit matin dans sa limousine, son regard
passe purement et simplement à travers Chariot, invisible man, qui en descend, de même
que le regard de Georgia, dans le saloon de The Gold Rush, traverse littéralement le petit
prospecteur comme s’il était de verre. Ce qu’il y a de bouleversant dans le célèbre plan
final de City Lights, c’est que le Vagabond y fait pour ainsi dire « le plein » (Daney) d’une
expérience unique, inédite, inespérée : il la voit le voyant – et il est bon que le film s’arrête,
car il n’y a pas d’avenir pensable et vivable à cette lucidité.
24 On voit donc que « rire ou ne pas rire », ou « faire rire ou ne pas faire rire » modalise une
alternative ou une alternance plus centrale encore dans l’œuvre de Chaplin : « rire ou
pleurer » sans doute, que les deux masques au générique mettent en exergue de Limelight
et dont la cyclothymie structure le dernier numéro de violon de Calvero, mais surtout
« voir ou ne pas voir », « être vu ou ne pas l’être », et même, pourquoi pas, « être ou ne
pas être » : on se souvient que le Roi Shahdov, d’Un roi à New York, récite le monologue
d’Hamlet, auquel il n’est pas absurde de rapporter la profondeur et le rythme du cinéma
de Chaplin.
NOTES
1. Gilles DELEUZE, Cinéma 7 ! L’Image-Mouvement, Paris, Éditions de Minuit, 1993, p. 236.
152
2. David ROBINSON, Chaplin, His Life and Art, Glasgow, Paladin Books, 1986, p. 569.
3. André BAZIN, Radio cinéma, 16 novembre 1952, cité par Pierre LEPROHON ! Charles Chaplin, Le
Cannet, Éditions Corymbe, 1970, p. 361.
4. Michel CHION, Les Lumières de la ville, Paris, Nathan, Synopsis, 1989, p. 58.
5. Serge DANEY, « Limelight », Cahiers du cinéma, n° 297, février 1979.
153
1 Clown et média sont deux notions étroitement associées. Il suffit d’observer autour de soi
pour s’apercevoir que le recours au clown est multiple et alimente les actualités
quotidiennes. Dans les attributions qui lui sont conférées, il peut s’agir de véhiculer des
informations sur la prévention des caries dentaires et inciter ainsi les jeunes à utiliser du
dentifrice. Dans le contexte de la guerre en ex-Yougoslavie, ‘clowns sans frontières’ 1,
opération ouvertement médiatisée, avait pour objectif principal de redonner goût à la vie
et était symbole d’espoir. En fait, de la personnalité du clown et de sa prestation émane
un certain humour, une certaine dérision. Le clown colore, oriente les messages. Outre sa
gestuelle subtile, il manie avec une magie truculente les nuances du Verbe. Le clown n’est
pas indissociable des médias télévisuel et publicitaire, bien au contraire, puisqu’il vise à
attirer l’attention des spectateurs, à les distraire, à les informer, à les éduquer. La
télévision commerciale britannique a des priorités semblables qui impliquent une
politique de régulation et d’orientation du contenu des programmes diffusés. Bref,
distraire est un élément moteur, crucial au bon fonctionnement d’une chaîne privée et le
clown dynamise, en quelque sorte, cet état de fait.
2 Comment fidéliser un public sinon par le biais du rire ou de l’humour ? D’autres critères
viennent indubitablement se plaquer sur la notion de divertissement. Je pense
notamment aux clichés exprimant une nostalgie des jours glorieux du victorianisme, à
l’image d’une tradition en matière de savoir-faire local, régional ou national 2. En effet, les
valeurs représentatives d’un état de société fluctuent en fonction de périodes fastes et de
périodes décadentes. Les mentalités sont façonnées par les institutions et, bien entendu,
les médias. En fait, tout concourt à renforcer le sentiment d’appartenir à la chose
publique. L’adhésion au rire, la recherche de complicité, les références culturelles sous-
jacentes sont autant de facettes qui alimentent le facteur non négligeable qu’est
l’intégration sociale dans une communauté nationale, en l’occurrence la Grande-
Bretagne. Comme le souligne Torin Douglas, correspondant des médias à la BBC :
155
L’humour est, à n’en point douter, beaucoup plus répandu dans les publicités
britanniques que dans celles des autres pays. Au Royaume-Uni, pour remporter une
nomination à un festival consacré aux meilleures publicités télévisuelles ou radio-
phoniques, il faut être amusant.3
3 Les distractions populaires sont hiérarchisées et, selon le type de programmes concernés,
il s’agit d’éveiller, de captiver ou de choquer le spectateur. Outre cette caractéristique
proche de la fascination et de l’engluement dans l’image télévisuelle, il apparaît que, dans
le contexte britannique, l’humour est un élément prépondérant et qu’il n’est pas
systématiquement utilisé dans un souci de dédramatisation. Impliquer les gens, les
sensibiliser, leur donner une leçon de savoir-vivre ou de civisme s’incluent dans le
processus du pouvoir de mémorisation et de l’impact indubitable des publicités. Faire
entrer le téléspectateur dans un jeu, qui peut, en filigrane, être moralisateur, est ce qui
importe.
4 La scène télévisuelle offre une perspective autre que celle du cirque ou du théâtre4, car le
degré de communication et le phénomène d’implication interactive ne sont pas du même
ordre. L’outil télévisuel est, de par sa nature, artificiel, non spontané, ce qui le rend plus
complexe à définir, plus insaisissable. La mission de ce spectacle est de plaire avant tout,
surtout lorsque l’on se place d’un côté mercantile. L’atmosphère carnavalesque, festive,
parfois associée au film publicitaire, contribue, d’une façon ou d’une autre, à instituer le
peuple, à élever sa cohésion. Modelage des esprits, orientation de l’opinion publique,
création de modes, telles sont les quelques attributions évidentes qui s’appliquent au film
publicitaire.
5 Le clown a l’avantage de regrouper à lui seul une multitude de facettes qui font de lui le
clou du spectacle. Son art se concrétise dans un geste, une attitude, un mot, une action.
En résumé, le comedian, dans la tradition télévisuelle britannique, est un acteur qui sait
manier, avec intelligence, les ressources des comiques de situation, de mots et de
caractère. Cette esquisse d’analyse englobe le comique des formes, des mouvements, mais
aussi le wit5, mélange habile et spirituel à la source même du rire. Les jeux de mots sont
très présents et leur pertinence peut être porteuse de rire et/ou de dérision, dans la
mesure où le comedian aime à flirter avec l’absurdité des choses.
6 Il incarne une succession de stéréotypes, de clichés et met en avant des faits de société
qui sont, le plus souvent, critiquables et critiqués. Il fait, en quelque sorte, ressortir les
caractéristiques d’un humour ‘national’. Il se peut que l’effet d’écho du rire soit efficace,
mais il n’est pas nécessairement apprécié. Il a, en outre, une vertu didactique manifeste
dans la mesure où il fait réfléchir les gens, les fait réagir.
Le comedian de télévision
7 Le comedian est un personnage comique dont la définition peut s’appuyer sur une
tradition socio-culturelle particulière au monde anglo-saxon. Pour schématiser les faits,
les origines du comedian télévisuel remontent à la prestation d’acteurs comiques dans des
numéros de type music-hall, repris plus tard dans des programmes radiophoniques. Le jeu
du comedian reposait et repose encore, à la radio, sur un humour essentiellement verbal,
sur une faconde et une verve remarquables. Le complément visuel du stand-up comedian,
porté à l’écran au milieu des années 1950, eut un vif succès. Ce brassage de prestations
mi-verbales, mi-gestuelles, a entraîné un intertexte culturel très riche, qui a donné lieu à
un panachage des contenus des émissions télévisuelles, qu’elles soient des sit-coms, des
156
one-man shows ou des publicités. En fait, dès les années 1950, un format d’émissions
comiques était né.
8 Pour mériter le nom de comedian, l’acteur doit répondre à divers critères. C’est un
personnage comique qui fait preuve d’une originalité dans sa mise, son apparence, ses
tics, ses mimiques. Le comedian de télévision est, selon la nature du médium, apprécié,
jugé, par un public de masse ; sa prestation se doit donc d’être populaire, accessible à tous
(les Britanniques). Dans ses jeux de scène, il use de l’emprunt et s’inspire de plusieurs
genres de spectacles : le cirque, le théâtre, le mime, la pantomime et le music-hall Parmi
ses talents multiples, on remarque son grand pouvoir de communication, dans la mesure
où il anime une émission et établit ainsi une complicité culturelle avec des spectateurs
potentiels. En sa qualité d’animateur, il se doit de faire participer le spectateur à un jeu, à
un rituel, de le faire entrer dans un système de codes, dans une situation de clin d’œil
humoristique.
9 Outre sa fonction d’animateur, le comedian peut s’afficher comme chansonnier : c’est un
créateur d’atmosphère, un entertainer. Il s’adresse au public et n’hésite pas à reprendre
des épisodes quotidiens et reconnus des spectateurs. Sa participation consiste à
provoquer la prise de conscience par tous (les spectateurs) de la structure et de la
fonction du spectacle diffusé. L’acteur comique présente et commente un spectacle, il
l’oriente en choisissant le genre oratoire convenant au thème retenu, en sélectionnant
des accessoires, vestimentaires ou autres, en adoptant une gestuelle qui lui confère un
style. Le comedian suscite une simulation relationnelle, il rythme le spectacle, il le
dynamise et il ‘interpelle’, de façon plus ou moins ouverte, les spectateurs.
10 De par sa personnalité, il devient un lien (thématique), un fil conducteur entre les
différents sketches, saynètes ou publicités et contribue à la perpétuation, à
l’enrichissement de l’intertexte télévisuel. Pour pallier le manque de réaction ‘en direct’,
il use de subterfuges plus ou moins habiles pour déclencher des situations où l’interaction
est de rigueur. Le rire, même de conserve, facteur artificiel certes, aide à mettre le
spectateur en condition, en recréant une ambiance particulière. Il est vrai que les
différentes chaînes de télévision sont conscientes que faire rire le public, en lui offrant
des spectacles dont il est friand, est un stratagème idéal pour le fidéliser.
aberrations, des incohérences ou des absurdités. Si l’on part du principe que le comedian
porte un regard critique sur la société, faire ressortir la composante sociale de l’acteur
s’impose. En effet, des comedians tels que John Cleese, sont connus pour leurs
engagements dans de grandes causes publiques telles que la défense du patrimoine
télévisuel ou une campagne anti-tabac multimédia. En publicité, il peut s’agir de
dénoncer un conformisme, un conservatisme des idées, et c’est dans ce sens qu’il faut
innover, ‘bousculer’ graduellement quelques idées reçues. Le message des publicités ne
consiste-t-il pas à changer les habitudes des gens et à éviter qu’ils ne se fossilisent dans
une routine ?
13 Le comedian peut être traité selon la nature et la qualité de sa prestation (comique) sur
scène, selon son implication dans un style : la satire sociale, par exemple, ou la pratique
de la dérision, à plus ou moins hautes doses. Le regard critique de l’homo britannicus est
sans doute le dénominateur commun des messages à connotation humoristique. Les
Britanniques se regardent et se critiquent. C’est un phénomène de société. C’est un
domaine que les médias valorisent et dans lequel ils excellent puisqu’ils ont
traditionnellement la réputation d’agir comme un contre-pouvoir qui dénonce certains
faits de façon plus ou moins directe et/ou satirique.
BIBLIOGRAPHIE
Bibliographie
Ronald WOLFE, Writing Comedy – A Guide to Scriptwriting for TV, Radio, Film and Stage, Londres, Hale,
1992, 190 pages.
Chris BAKER, Advertising Works 7, Londres, NTC Publications, 1993, 421 pages.
160
Henri BERGSON, Le rire – Essai sur la signification du comique, Paris, Félix Alcan, 1927, 209 pages.
British Design & Art Direction – 1991, Londres, DAAD, 1992, 534 pages.
Torin DOUGLAS, The Complete Guide to Advertising, Londres, Papermac, 1984, 224 pages.
Paul FELDWICK, Advertising Works 6, Londres, NTC Publications, 1991, 422 pages.
Roman JAKOBSON, Essais de linguistique générale, Paris, Editions de Minuit, 1966, 260 pages.
Michel JOUVE, La communication publicitaire, Montreuil, Collection Synergies, Bréal, 1991, 280
pages.
Marshall MCLUHAN, Pour comprendre les médias, Paris, Points, Seuil, 1964, 384 pages.
Abraham MOLES, La communication, encyclopédie du savoir moderne, Paris, Retz, 1971, 575 pages.
Tony SOLOMON, British Television Advertising Awards 1992, Londres, BABA, 47 pages. Spectrum, hiver
1995, Londres, ITC, 24 pages.
Jane THYNNE, Best TV ADS Have the Last Laugh, Daily Telegraph, mai 1992.
NOTES
1. Association humanitaire créée début 1994 par Antonin Maurel.
2. J’ai étoffé ces considérations dans ma thèse intitulée Le spectacle publicitaire sur ITV et Channel 4
(1988-1992), p. 430-468.
3. Traduction libre de « Humour is almost certainly more widely used in advertising in the UK than it is
in other countries and, indeed, to win a UK creative award for a TV or radio commercial these days, the ad
almost always has to be funny. » Extrait de The Complete Guide to Advertising de Torin Douglas, p. 130.
4. L’étude sur les médias chauds et froids réalisée par Marshall McLuhan apporte un éclairage
intéressant.
5. Le wit est un trait d’esprit. Il excelle dans l’art de la répartie et illustre un humour bien ancré
chez les Anglo-Saxons.
6. Hale & Pace, Fry & Laurie et Smith & Jones ont une renommée internationale et symbolise à
leur façon l’humour britannique.
7. Guy Fawkes Day est célébré le 5 novembre en souvenir de l’échec d’un complot catholique (The
Gunpowder Plot) visant à détruire le Parlement de Londres en 1605.
8. Rowan Atkinson a fait ses débuts dans Not the Nine O’Clock News, série satirique des années 1970.
Outre ses activités d’humoriste, il a tourné dans de nombreux films publicitaires.
John Cleese tient probablement sa célébrité de la série comique des Monty Python. C’est un
personnage charismatique fréquemment sollicité pour jouer dans des publicités. Les plus
originales sont, sans doute celles réalisées pour Schweppes, Talking Yellow Pages, Cellnet. Ronnie
Corbett est plus couramment associé à Ronnie Barker, notamment dans une série très populaire :
The Two Ronnies.
9. Les Dawson est sans doute l’exemple-type du stand-up comedian qui incarne divers rôles et
fonctionne un peu comme un homme-orchestre dans un spectacle où il doit tout faire.
10. Kenneth Williams et Bernard Bresslaw sont des acteurs qui ont joué dans de nombreuses
comédies de situation, telles que la série des Carry On Films. William Rushton a fait ses débuts dans
That Was The Week That Was, la première émission satirique diffusée par la télévision britannique,
au cours des années 1960.
161
11. J’utilise le terme ‘culture mosaïque’ selon la définition apportée par Abraham Moles dans La
communication.
12. Une compilation des plus célèbres spots publicitaires des chimpanzés de « PG Tips » a été
conçue en 1994. Elle s’appelait Monkey Business.
13. On peut retrouver ces personnages en résine de synthèse sur une cassette vidéo réalisée par
le British Film Institute en 1991. Chaque personnage a un nom : Terry the Tortoise, Pablo the
Parrot, Carol the Cat, etc.
14. The Code of Advertising Standards and Practice est édité, publié et révisé par l’Independent
Television Commission en moyenne tous les deux ans. Des clauses particulièrement rigoureuses
portent sur la façon de présenter les produits dans un contexte honnête, non trompeur et non
manipulateur.
15. Dans l’ouvrage précité (p. 130), Torin Douglas fait allusion à la célèbre phrase de David
Ogilvy : « People don’t buy from clowns. »
16. Jasper Carrott a fait plusieurs émissions s’appuyant sur des pastiches de publicités qu’il
tourne magnifiquement en dérision. Je pense à Carroll’s Commercial Breakdown, une série de deux
émissions, la première réalisée en 1989 et la seconde en 1991.
17. Extrait de l’ouvrage d’Henri Bergson, Le rire, p. 6.
162
1 On aurait tort de penser que The Mousetrap et Les Misérables figurent parmi les spectacles
qui ont tenu le plus longtemps à l’affiche et sont les plus populaires de la scène théâtrale
londonienne. La Grande-Bretagne jouit d’un spectacle unique au monde, d’une ampleur
incomparable à tout autre et qui fascine les Britanniques depuis des décennies : celui de la
dynastie des Windsor. Les acteurs nous sont familiers, personnages pathétiques, comiques
ou fascinants piégés sous les projecteurs omniprésents et inébranlables de la presse et de
la télévision. Si nous les connaissons bien, le metteur en scène par contre constitue
l’aspect ténébreux et mystérieux de l’affaire : qui dirige la troupe ? qui écrit le scénario ?
Ici les fonctions deviennent confuses, les rôles imprécis. Car tous tiennent à avoir leur
part de mise en scène : les premiers rôles (Charles, Diana, la reine) ainsi que les rôles
secondaires (Sarah, Andrew, Edward, Philip). Nous voici face à une situation peu
habituelle où les acteurs/personnages veulent tous participer à l’élaboration de l’histoire
et l’orienter en leur faveur, où le personnage en théorie principal, la reine, tient à diriger
la troupe mais se trouve à son tour doublé par cette énorme pieuvre indomptable, les
médias à qui revient toujours désormais le verdict final.
2 La crise constitutionnelle de 1909-1911 a marqué la fin d’un long processus aboutissant à
une monarchie dépourvue de pouvoir. Ce changement a donné lieu à une modification de
fonction et de justification du souverain, père ou mère de la nation, et dont la raison
d’être est justement de se montrer, d’être là, de se donner en spectacle. La dichotomie qui
en découle revêt un caractère dangereux car d’une part on crée le spectacle et de l’autre
on tente de le mettre en scène, de le diriger. Or, nous avons ici une concurrence entre les
Windsor, une seule et même entité théâtrale, et le metteur en scène aspirant : les médias.
Les personnages se sont rendu compte vers le milieu du 20e siècle qu’ils n’avaient pas les
ressources et l’expertise pour être à la fois metteur en scène et acteurs, d’où l’appel à la
BBC pour le couronnement d’Élizabeth II, le documentaire Royal Family en 1969 et
l’investiture de Charles la même année. Le couronnement et Royal Family constituent les
premières tentatives de confier la mise en scène de la pièce à des professionnels dignes de
163
confiance (la BBC exclusivement). Par malchance, cette savante manœuvre eut pour
conséquence de donner envie à la presse de mettre elle aussi en scène la pièce, voire d’en
écrire des bribes de scénario (ce qui n’est plus nécessaire aujourd’hui – celui-ci s’écrit tout
seul).
3 Dans cette affaire, on ne peut éviter de mentionner le montreur de marionnettes par
excellence, the puppet master extraordinaire, Rupert Murdoch. Ce propriétaire de 5
journaux nationaux, Australien naturalisé Américain ne fait pas partie de l’Establishment,
qu’il méprise, n’a aucun intérêt à flatter la monarchie, (il n’a que faire d’un titre de
chevalier) ; or, dans un contexte de récession et de déclin de la diffusion de la presse
populaire depuis 1957, les reportages sur la famille royale garantissent l’augmentation
des ventes. Kelvin Mackenzie, rédacteur en chef du Sun pendant 13 ans1, considère les
‘Royaux’ tout à fait dans cette optique, comme le montre ce témoignage :
Mackenzie (...) les traitait plutôt comme des perdrix, des créatures bêtes, à garder
en bonne santé, afin de tirer dessus ensuite chaque fois qu’il le souhaitait (...). Les
photographes du journal les appelaient d’un ton insultant « Les Allemands » et
prendre leur photo devenait « Taper sur les Allemands »2.
4 On voit bien ici que la monarchie britannique se trouve réduite à bien peu de choses, des
perdrix tout juste bonnes à se faire descendre...
5 Les créatures cependant, loin de rester inertes, ont continué le spectacle en offrant aux
masses le Jubilé de 1977, le mariage féerique et somptueux de Charles et Diana en 1981,
puis celui d’Andrew et Sarah en 1986. Tout semblait indiquer que la monarchie et ses
membres comprenaient de mieux en mieux que leur survie dépendait d’une
autopromotion réussie et bien gérée. Pour le malheur de la famille et le délice des
lecteurs, ce « mégashow » devait pourtant s’écrouler en 1992, et s’enfoncer encore plus en
1994.
6 La fameuse « Annus Horribilis », 1992, reste gravée dans la mémoire collective avec son
cortège de livres révélant le désespoir de Diana, de photos montrant le corps dénudé de la
duchesse d’York, de conversations téléphoniques intimes publiées à la une des journaux,
etc. Comme chacun le sait, les deux années qui suivirent apportèrent également leur lot
de scandales : le fameux Camillagate en janvier 1993, où le prince Charles tenait des propos
peu dignes d’un futur monarque, sa confession à la BBC de son adultère avec Mme Camilla
Parker-Bowles en juin 1994, puis plus récemment la persécution téléphonique de Diana
qui harcelait un vendeur de tableaux (fin août 1994) et enfin ultimes rebondissements
dans cette épopée interminable, la publication d’un autre livre sur Diana, Princess in Love,
cette fois révelant sa liaison avec le commandant James Hewitt (octobre 1994), puis la
biographie de Charles, ouvrage dont on retiendra que le prince n’a jamais aimé Diana 3.
7 De telles affaires aiguisent la curiosité des lecteurs, puisque c’est avant tout la presse qui
se trouve à l’origine de cette couverture médiatique à outrance. Le public en redemande,
le Quatrième Pouvoir assure l’approvisionnement, la famille concernée acquiesce
complaisamment et continue à jouer pour les masses tant que cela l’arrange... Dans le cas
inverse, le show se poursuit avec les mêmes marionnettes.
8 La famille royale a fini par devenir le clown de la société britannique, l’amuseur public, la
garantie de divertissement avec dans ses rangs des clowns extravertis comme la duchesse
d’York ou introvertis comme le prince Charles. La métamorphose s’est opérée
graduellement jusqu’au moment où la scission entre les valeurs qu’elle essayait de
véhiculer (famille unie, garante de la moralité) et la réalité de ses agissements relayés
dans les médias est devenue trop flagrante.
164
9 Si l’appétit vorace de la presse pour tout ce qui concerne la royauté est relativement
récent, il en va tout autrement pour la veine satirique qui n’a pas manqué de vilipender
monarques et hommes d’état depuis le 18e siècle. La reine Victoria, surnommée Mrs
Brown (à cause de son faible pour son majordome, John Brown), n’était pas épargnée par
les caricaturistes, pas plus que son fils Edward VII, à propos de qui Reynolds News écrivait à
l’occasion de son mariage, comparé à celui de George IV :
A l’époque, comme aujourd’hui, les théâtres étaient ouverts au public, la foule
criait, des feux de joie flambaient (...), les évêques bénissaient le peuple dont l’or
coulait à flot à la gloire d’un porc royal4.
10 Mais déjà l’attitude de la presse, aux mains de « Lords » proches de la royauté, amorçait
un changement pour devenir teintée de révérence et de flagornerie. On se souvient par
exemple de la conspiration du silence de « Fleet Street » à l’égard de la liaison d’Edward
VIII et de Mme Simpson. Cette attitude docile allait se poursuivre jusqu’à l’arrivée
d’Élizabeth II. Jusqu’aux années soixante, la télévision n’est intervenue que pour glorifier
l’institution et les journaux se contentaient d’imprimer ce que l’attaché de presse du
Palais voulait bien leur communiquer.
11 Les années 60 ont marqué la société britannique, comme beaucoup de sociétés
occidentales. L’évolution s’est faite vers une société de tolérance matérialisée par diverses
lois notamment sur le divorce, l’avortement, l’homosexualité. Devant cette toile de fond
d’un pays en proie à de véritables bouleversements de mentalité, la famille royale
dégageait une image un tantinet vieux jeu et ennuyeuse, une image d’ailleurs
merveilleusement saisie par le Daily Mirror dans lequel, en avril 1965, on découvrait une
photo de couverture pleine page des Windsor sous le titre La Photo royale la plus gaie (The
Happiest Royal Picture) et commentée par la légende : « Avril en Angleterre. Moment idéal
pour qu’une famille se promène dans le jardin tout en riant. Anne met une fleur dans les
cheveux de son frère Edward. Mère rit, père regarde »5. N’y voyez pas là la moindre once
d’humour...
12 Cependant, l’évolution des esprits avait touché le monde des médias ; ceci se confirme par
la création du magazine Private Eye en 1961 et l’émission également satirique de la BBC,
That Was the Week that Was. Si le reste de la presse de l’époque a gardé son respect habituel
pour la famille royale, Private Eye a renoué avec la tradition satirique du 18e siècle en
appelant dans ses colonnes la reine, Brenda, et sa sœur, Yvonne. Le changement était
amorcé, le terrain préparé pour qu’une dérision mieux organisée et plus systématique se
mette en place dans les années 70 et atteigne des sommets fin années 80, début années 90.
13 La dérision s’est aujourd’hui généralisée et fait partie de ce qu’on appelle la culture de
masse ; mais ses origines sociales comme l’illustre le cas de Private Eye 6 ne sont pas à
négliger :
Ce qui semble distinguer la satire moderne de ses formes précédentes, c’est son
émergence apparente du sein de la classe sociale dominante (comme révolte
mineure des privilégiés), son maintien dans cette classe et sa dissémination
ultérieure dans la culture populaire par l’intermédiaire des mass médias 7.
14 Il s’agit là d’une remarque qui s’applique tout à fait au cheminement de la satire visant la
famille royale. De son renouveau dans un magazine pour initiés dans les années 60, elle a
peu à peu gagné l’ensemble de la presse et également le média des masses par excellence,
la télévision. La dérision du spectacle de la monarchie devient elle aussi spectacle, s’étale
à la une des journaux populaires bas de gamme, à la une ou dans les pages de Private Eye,
dans des émissions satiriques comme Spitting Image ou des émissions uniquement
165
destinées à rire de la monarchie comme Pallas8 ou The House of Windsor9 et enfin le théâtre
avec la pièce adaptée du roman de Sue Townsend, The Queen and I10, où l’on voit la famille
royale en exil dans une banlieue sinistre.
15 Si Private Eye a été le précurseur de la satire antimonarchiste dans la presse, Spitting Image
marque un tournant en introduisant la dérision de la famille royale à la télévision en 1984
(sur ITV, chaîne privée) avec ses marionnettes en latex où les membres de la « firme » 11
sont tous aussi laids et répugnants les uns que les autres.
16 Nous le voyons, la raillerie impertinente du carnaval royal provient de sources diverses et
variées. On peut néanmoins, dans ce vaste creuset, identifier certains thèmes communs
déclencheurs des attaques. La dérision de la notion même de spectacle, du « show », du
soap opera y figure en bonne place. Private Eye a là encore innové avec sa série de
feuilletons, genre roman de gare. Dans les années 70, Love in the Saddle (L’Amour dans les
Écuries) se préoccupait de la vie amoureuse de la princesse Anne, puis Bom to be Queen (Née
pour être Reine) poursuivait dans la même veine avec Diana pour héroïne et enfin Heir of
Sorrows (L’Héritier des Chagrins) sur le prince Charles entre 1989 et 1992. Ce dernier
feuilleton dut être interrompu puisqu’il semblait que la réalité parodiait désormais la
fiction et non l’inverse. En effet, comment faire la satire d’un spectacle qui s’autosatirise ?
Tous ces feuilletons plaçaient bien le « show » royal dans le domaine de l’irréel, traitaient
malgré tout la vie réelle de cette famille comme une fiction. Chaque épisode commence
dans la tradition du feuilleton bon marché par, The story so far... (Résumé des épisodes
précédents) et raconte un épisode imaginaire mais toujours lié aux événements du mois
de façon à ce que le lecteur puisse non seulement reconnaître les personnages mais aussi
les situations dont on se moque. La réalité est toujours au cœur de la dérision et un
feuilleton comme Heir of Sorrows doit la suivre de près s’il veut à la fois faire la satire du
soap opera en tant que genre et la parodie des agissements des « Royaux »12.
17 Private Eye est loin d’être seul à se moquer de la notion de soap opera. La presse nationale y
a fait maintes fois allusion. A la télévision la série Pallas s’en est moquée mieux que toute
autre et de façon extrêmement explicite avec son générique copié directement sur celui
du soap opera américain Dallas. Le D de Dallas est barré pour être remplacé par un P et
chaque épisode commence également par The story so far. Le téléspectateur, avec de tels
repères, sait immédiatement qu’il va se trouver dans le royaume de la parodie du palais.
La série utilise de vraies séquences de la vie publique de la famille royale mais calque un
dialogue fictif sur leurs faits et gestes. Celui-ci tourne en ridicule les personnages et
donne l’impression d’un show de pantins doublés par des voix humaines.
18 Il va sans dire que si la dérision du spectacle royal en tant que tel constitue le point de
départ de la satire, celle-ci n’en reste pas là. On attaque régulièrement les privilèges dont
jouit la famille royale, ainsi que la classe sociale à laquelle elle appartient : l’aristocratie.
La série Pallas fait à plusieurs reprises des allusions aux vacances prises par les Windsor.
Dans le premier épisode on nous dit que Princess Diana has taken a short 14 week holiday (La
princesse Diana a pris de courtes vacances de 14 semaines) et on ironise sur les capacités
illimitées de la famille à se vendre : « Les conseillers financiers de Fergie, reconvertis dans
un métier plus lucratif, ont calculé que la famille royale n’exploitait pas assez son image
et qu’elle devrait ouvrir une nouvelle maison de Eurowindsor en Suisse »13.
19 L’incapacité de la première famille du pays à faire les choses les plus simples de la vie
quotidienne frappe également. Spitting Image nous offre un moment assez savoureux. La
famille royale est assise devant la télévision :
166
pictural. La souveraine n’est pas attaquée en tant que telle, les flèches de la satire
l’égratignent à peine lorsqu’on se gausse de l’archaïsme de certaines cérémonies.
30 Il en va tout autrement pour l’héritier du trône, le prince Charles, l’autre pierre angulaire
de l’institution. Ce dernier est avant tout représenté comme un marginal, un bouffon, un
pantin inconsistant. Selon les sources, la dérision va du loufoque à la folie furieuse. Dans
Spitting Image, on le voit traficotant avec des potions « naturelles » [du cuckoo spit (salive
de coucou)], en hippie faisant partie du Natural Law Party (Parti de la Loi Naturelle) ou en
train de parler aux plantes. Private Eye dans son feuilleton Heir of Sorrows revient sans
cesse sur ses goûts fantasques en matière de médecine, architecture et alimentation19. Le
Sun, lui le traite carrément de fou lorsqu’en mars 1990 il publie la une suivante20 :
31 Why I stick toothpaste up my nose – Potty Prince Charles revealed yesterday how he stops himself
snoring (Pourquoi je mets du dentifrice dans mon nez. prince Charles le dingo a révélé
hier comment il se retient de ronfler), puis au moment de son 40e anniversaire Hermit
Charles plants spuds on remote isle (Charles, l’ermite, plante des patates dans une île
lointaine) avec le gros titre A loon again (Le fou s’isole à nouveau). Ceci n’est pas sans nous
rappeler le roi fou et cultivateur Farmer George, George III. Le 19 janvier 1993, à la suite de
l’affaire Camillagate, un dessin humoristique montrait les plantes de la serre royale qui
imploraient leur propriétaire Talk dirty to us (Raconte nous des cochonneries)21. Charles
est dépeint comme un personnage marginal mais aussi comme un clown, clown à cause de
son comportement jugé fantaisiste, de ses nombreux discours et prises de position mais
aussi à cause de son physique, de ses oreilles en feuille de chou et son crâne dégarni.
Spitting Image le montrait encore en skieur, deux pompons roses sur les oreilles le rendant
totalement ridicule. La série Pallas va peut-être le plus loin, usant d’un humour lourd mais
efficace, en le présentant constamment en train de lâcher des vents, de se moucher
bruyamment mais en même temps soucieux de son image et d’avoir l’approbation du
public. Pour la gagner, on le montre prêt à tout essayer, on lui fait dire « Le public a le
droit de savoir que je suis chauve. Il aura peut-être alors plus de compassion pour moi » 22.
Sa calvitie est néanmoins une arme à double tranchant car on l’appelle souvent
ironiquement Baldie (Le Chauve). Plus tard il pense avoir réussi à faire la couverture du
magazine masculin GQ puis songe à s’engager dans la troupe des Chippendales, ces
hommes musclés et bronzés qui proposent à un public essentiellement féminin un
spectacle à la gloire de leur corps. La palme de la caricature la plus féroce revient sans
doute à Gerald Scarfe23, qui le dessine sur une scène avec d’énormes oreilles, rouge, nu, et
gêné sous le titre Confused of Windsor (Le paumé de Windsor)24. Il apparaît comme un
personnage plein de contradictions qui veut attirer les projecteurs sur lui, se mettre à nu
publiquement, mais qui ne peut en assumer les conséquences.
32 Si les vicissitudes de la famille royale amusent l’Angleterre, le prince Charles lui est
cantonné dans le rôle du clown de la cour, the court jester. Clown par excellence, il en
possède tous les traits, le ridicule et le pathétique. Charles est pitoyable car il est
prisonnier d’un rôle qui n’en finit pas : celui d’éternel Prince de Galles. Dans Pallas, la
reine hésite pour sa succession entre lui et son cheval favori, Lancelot ; dans Spitting Image
elle fait semblant d’être morte,
33 Charles crie The Queen is dead, Long live the King (La Reine est morte, vive le Roi) et elle se
redresse aussitôt en hurlant de rire, le laissant surpris et l’air benêt. Dans The House of
Windsor on le désigne avec mépris The Middle Man (l’intermédiaire entre la reine et
William). Dans The Queen and I, ce n’est pas un hasard si, à la fin de la pièce, il doit
s’échapper déguisé en Mr. Blobby, le clown célèbre d’une émission de variétés de la BBC.
169
Là aussi, la liste pourrait s’allonger à l’infini. Charles représente la cible idéale et ses
tentatives répétées de réhabilitation auprès du public se retournent immanquablement
contre lui. Plus que tout autre, il semble donner prise à la critique par ses maladresses
publiques et ses tentatives hésitantes dans la direction de son One man show.
34 Les comportements du Prince et de la Princesse de Galles promettent encore de beaux
jours au divertissement du peuple britannique. Devant une famille divisée, la rivalité
entre Charles et Diana, la dérision ne peut que fleurir, alimenter les colonnes de Private
Eye, les émissions de Spitting Image, voire susciter la création d’autres œuvres d’un
nouveau genre « docu-royal-drama ». La vieille garde ne peut plus rien faire, la reine ne
peut plus diriger une troupe où les acteurs jouent leur propre pièce. Non seulement Sa
Majesté ne peut plus dicter le texte aux médias mais elle a perdu le contrôle de sa propre
famille. Que la royauté soit devenue l’amuseur du pays, cela ne fait plus de doute mais la
dérision porte-t-elle en elle autre chose que le déclenchement de simples éclats de rire ?
Porte-t-elle en elle les germes de la destruction de la monarchie ? On pourrait tout de
suite rétorquer que la famille royale semble faire de son mieux pour s’autodétruire
complaisamment sous l’œil des médias. La dérision, ajoutée à une réalité soigneusement
rapportée dans la presse a un effet de cumul et semble donc loin d’être inoffensive. Les
moqueries mettent certes à mal les valeurs véhiculées par la famille royale, mais il ne
s’agit après tout que de personnages. La question de fond concerne non pas les membres
mais l’institution. Or, celle-ci semble secouée selon un article du Guardian du 28 mars
1994 : les sondages en effet montrent un soutien croissant à la cause républicaine et ceci
avant les épisodes récents de l’automne. Même la BBC, traître à la couronne, a diffusé un
documentaire The Radical Option : Elizabeth the Last ?, examinant la possibilité d’une
république en Angleterre25.
35 L’Independent, pour sa part, avance une théorie originale où le journal lie la performance
économique du pays à la dérision de la monarchie : « Taper sur la famille royale symbolise
le renouveau de l’esprit de dérision vif et incisif qui a fait de ce pays le plus riche du
monde »26. Se moquer d’eux, s’en divertir ne signifie pas forcément vouloir les chasser,
même si l’on peut percevoir un changement d’opinion à ce sujet (et ce n’est d’ailleurs pas
la première fois).
36 Rappelons plutôt ces quelques vers de 1855 :
George I passa toujours pour
Vil, mais bien plus vil fut George II ;
Et quel mortel a jamais entendu
Dire du bien de George III ?
Et quand en terre le quatrième descendit
Que Dieu soit loué, ce fut la fin des George27.
37 mais non pas de la monarchie.
NOTES
1. De 1981 à janvier 1994.
170
2. Mackenzie (...) treated them rather like partridges – dumb creatures to be kept in good health so that
they could be shot down whenever he felt like it. (...) The paper’s photographers rudely called them ‘The
Germans’ and described taking their pictures as ‘Whacking the Germans’. Peter CHIPPINDALE et Chris
HORRIE, Stick It Up Your Punter! The Rise and Fall of the Sun, London, Heinemann, 1990, p. 103
3. À ce cortège littéraire ajoutons le dernier livre d’Andrew MORTON, Diana ! Her New Life, publié
en novembre 1994 et dont des extraits parurent dans le Sunday Times. Quelques semaines
auparavant, ce même journal avait publié des extraits de la biographie du prince Charles par
Jonathan Dimbleby.
4. Then, as now, the theatres were opened freely to the public, mobs shouted, bonfires blazed, (...) bishops
blessed, and the people’s gold poured forth in floods to glorify a royal swine. Piers BREN-DON et Philip
WHITEHEAD, The Windsors, A Dynasty Revealed, London, Hodder and Stoughton, p. 41
5. April in England. A time for a family to walk in the garden, laughing as they go. Sister Anne plants a
flower on Edward’s head. Mother laughs, Father watches. The Daily Mirror, 21 avril 1965.
6. Ce magazine fut fondé par une bande d’anciens public school boys, issus des écoles parmi les plus
huppées du pays, avec à leur tête Richard Ingrams. L’origine sociale des fondateurs est tout à fait
pertinente ici car l’humour de Private Eye est celui d’une classe dominante et intellectuelle qui
repose sur le précepte de base que le lectorat, masculin, issu du même milieu, comprendra les
codes utilisés et les plaisanteries pour initiés.
7. What seems to distinguish modem satire from its earlier versions is its apparent emergence from within
the culture of the dominant social class (as a minor revolt of the privileged) its firm and enduring place
there and its subsequent dissemination via the mass media into popular culture. Dominic STRINATI et
Stephen WAGG, Popular média culture in post-war Britain, London, Routledge, 1992, p. 255
8. La série Pallas est passée sur Channel Four en décembre 1991 et décembre 1992.
9. La série humoristique The House of Windsor a été retransmise par ITV en mai-juin 1994.
10. Jouée à Londres au Royal Court Theatre en juillet-août 1994 et reprise en automne de la même
année.
11. Selon l’expression lancée par George VI pour décrire la famille royale.
12. La satire de la notion du soap opera dépasse les limites du feuilleton dans Private Eye.
Le 12 septembre 1994 le magazine publiait un article sur Diana sous le titre Blonde Star Threatens
to Quit Soap (La star blonde menace de quitter le feuilleton).
13. The lucratively re-employed Fergie’s financial advisers have calculated that the royal family were
undercommercialised and should open a new House of Eurowindsor in Switzerland
14. La reine ! Home and Away is on in a moment.
La reine ! It worked all right last week
Charles ! Yes, Ma’am, but that was before you sacked all those people who worked for us.
Philip ! I never got off my fat arse in my life and I’m certainly not starting now.
Andrew ! Me neither (...)
Philip ! We’re the bloody royals, dammit! We do not get up off our arses to turn TVs on when there’s
millions of unemployed proles capable of doing it for us. (Spilling Image, 12 avril 1992)
15. The Sun, 30 avril 1993.
16. The Sun, 5 mars 1991.
17. This short, irritable beast has become her cliché (...) but it is also the talisman of her insistent grasp on
normality. cité dans Tom NAIRN, The Enchanted Glass, London, Radius, 1988. Edition consultée !
London, Vintage, 1994, p. 103
18. The laughter is also a means of affirming the unroyal self (...) Mockery of the royal life is also mockery
of the desire to be royal (...) and ironically it confirms the privileged position of the superiors. Michael
BILLIG, Talking of the royal family, London, Routledge, 1992, p. 134
19. Citons par exemple ! Charles is launching a bold new experiment in organic food (Charles lance une
nouvelle et audacieuse expérience en aliments biologiques) (Private Eye, 3 août 1990), ou Charles is
to address the European Cheese Federation at the Château Depardieu in Nevers sur Dimanche (Charles va
171
faire un discours devant la Fondation Européenne du Fromage à Château Depardieu, Nevers sur
Dimanche) (Private Eye, 13 mars 1992).
20. The Sun, 2 mars 1990.
21. The Sun, 19 janvier 1993.
22. The public has the right to know that I’m bald, and then they will be more sympathetic to me.
The more bald I get, the more sympathy.
23. Notons que Gerald Scarfe est lui-même un ancien de Private Eye.
24. The Sunday Times, 3 juillet 1994.
25. Emission diffusée le 30 mars 1994 sur BBC2.
26. Kicking the royals is a symptom of how we are moving back towards the robust debunking spirit that
made this country the richest in the world. The Independent, 6 octobre 1994.
27. George the First was always reckoned
Vile, but viler George the Second;
And what mortal ever heard
Any good of George the Third !
When from earth the Fourth descended
God be praised, the Georges ended.
Walter Savage LANDER The Atlas, London, 28 avril 1855.