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AUTOPSIE
DES COMORES

Coups d'Etat, mercenaires,


assassinats
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Du même auteur

Mayotte : Le contentieux entre la France et les Comores,


L'Harmattan, juin 1992.
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Ahmed Wadaane Mahamoud

AUTOPSIE
DES COMORES

Coups d'Etat, mercenaires,


assassinats

Cercle Repères

1, Clos des Perroquets


94500 Champigny
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Cercle Repères

ISSN : 1245-2653
Imprimé en France
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Toutes mes pensées

ÀMansoib Saïd Hamadi, Maoulida Mdaouhoma, Mbaé Issa, Soulé Ibrahim et un


enfant, tous fusillés à Mbeni, le 2 septembre 1975.

AuxneufAnjouanais mitraillés, lors du débarquement des mercenaires à Anjouan,


le 21 septembre 1975.

ÀYoussoufMlamali de Mbeni, prisonnier politique décédé, des suites des sévices,


à l'hôpital El-Maarouf, en 1977.

Aux onze personnes fusillées à Iconi, le 18 mars 1978.

ÀAbdoul'Kader Hamissi de Moroni, abattu à son domicile le soir du 1er janvier


1981.

ÀSaïd Adamou d'Iconi, arrêté et assassiné en mars 1985.

ABoina Idi, Ali Adili de Moroni et Gaya, tous fusillés, les corps mutilés et embal-
lés dans des sacs plastiques en novembre 1987.

Aux autres victimes, invalides et survivants de la répression aux Comores.


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Mes remerciements

Àtoutes celles et à tous ceux qui, à différents moments, ont bien voulu répondre
à mes interrogations.
Je suis conscient des insuffisances de mon travail d'étude de l'histoire politique
mouvementée des Comores. Que chacun et chacune me pardonnent et m'éclai-
rent par des remarques constructives et des observations stimulantes !
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AVERTISSEMENT

Vouloir parler de toutes les crises de la société comorienne et appréhender, tour


à tour, leurs origines peut paraître ambitieux, tant les structures politiques sont
multiples, les dimensions économiques complexes, les implications sociales dif-
ficiles et leurs aménagements différents.

Àcet effet, un choix s'impose et il me paraît indispensable de :

• Relever les faits politiques de la période révolutionnaire incarnée par Ali Soilihi
(c'est-à-dire les ruptures qu'il a engagées après avoir réalisé, le 3 août 1975, le
premier coup d'État), dégager les effets (les changements opérés dans la société
comorienne) et présenter les exactions des mercenaires (les bouleversements
tragiques). Voilà le premier épisode d'un système qui se termine par l'assassinat
du président Ali Soilihi.

• Mettre en lumière les privilèges nés de la restauration du pouvoir monarchique


d'Ahmed Abdallah à l'issue du deuxième coup d'État perpétré le 13 mai 1978,
évoquer les frondes (c'est-à-dire les oppositions qu'il a suscitées à l'intérieur de
son système), présenter les piliers du nouveau régime (la présence active des mer-
cenaires, l'appui important des Sud-Africains, la contribution essentielle de la
France, le soutien ferme de la notabilité villageoise) et démontrer les causes du
coma social et de l'économie extravertie. Tel est le deuxième épisode d'un autre
système qui s'achève par l'assassinat du président Ahmed Abdallah.

• Faire l'autopsie de ces deux systèmes, à savoir la révolution et la restauration


de la monarchie qui sont, en partie, les causes des crises multiples que les
Comoriens ressentent au fil des ans. Les Comores, malades et fragiles, se trouvent
dans un état stationnaire. Elles restent bloquées par les coups d'État et assassinats
qui sont devenus la monnaie de change ou la pièce de rechange. Et ces coups d'É-
tat et assassinats risquent de durer plus longtemps, autant que persisteront les
dérèglements de l'État comorien sans institution fiable, les dysfonctionnements
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de la société sans justice : bref, le manque de vision politique et l'absence de


démocratie.

C'est cette situation chaotique, ponctuée d'une série de faits indéniables, que
traite ce livre sur la base d'une documentation étendue.
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INTRODUCTION

Indépendantes depuis le 6juillet 1975, les Comores, micro-État pluri-insulaire,


présentent toutes les caractéristiques d'une société en crise. Lapremière crise qui
mine l'Archipel des Comores n'est pas uniquement économique et sociale. Elle
est surtout politique et institutionnelle.
Une deuxième crise de dignité humaine frappe les hommes politiques dont l'au-
torité est malmenée. La politique aux Comores est banalisée, réduite à la portion
congrue ou ressentie comme une illusion.
Une troisième crise de souveraineté nationale demeure patente, eu égard à la
situation coloniale imposée à Mayotte (Maoré), cette quatrième île comorienne
administrée, directement, par la France depuis l'accession des Comores à l'indé-
pendance.
L'inexistence d'une tradition de vie démocratique constitue l'une des causes des
échecs, plusieurs fois répétés, des gouvernements successifs institués dans les
trois îles dénommées Grande Comore (Ngazidja), Anjouan (Ndzuwani), Mohéli
(Mwali). Dans cette partie du territoire comorien, les coups d'État prennent le
pas sur les urnes et tiennent lieu de carte d'électeur. Le problème prend donc la
dimension d'une vacuité institutionnelle, une crise de système.

Moins d'un mois après avoir proclamé l'indépendance des Comores, le prési-
dent AhmedAbdallah est renversé par AliSoilihi. Cedernier réalise, le 3 août 1975,
le premier coup d'État avec l'appui de quelques soldats comoriens, soutenus peu
après par Bob Denard et ses hommes de guerre. En effet, dès son arrivée au pou-
voir, l'usurpateur Ali Soilihi annonce qu'il ne peut résoudre tous les problèmes ni
satisfaire entièrement tous les désirs des couches sociales comoriennes. Cependant,
il se fixe l'objectif d'édifier une nouvelle société où chaque citoyen doit être un
responsable mobilisé pour changer les mentalités et fonder un État d'équité socia-
le : d'où l'instauration d'une République « laïque, démocratique et sociale » orga-
nisée de façon révolutionnaire. Car la structure hiérarchique comorienne, fondée
sur la prééminence de la notabilité villageoise, réduit le sens des rapports humains
à la soumission des jeunes aux vieux. Les Comoriens évoluent dans des villages
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sous-développés et entretiennent des pratiques « coutumières » qui bloquent


toute innovation et freinent le développement. De ce fait, son projet rigoureux de
transformation des vieilles mentalités vise à créer des structures de plus en plus
larges qui puissent répondre aux besoins vitaux de la vie notamment l'auto-suffi-
sance alimentaire.
En voulant laisser une empreinte à l'histoire qui demeure « le seul juge », Ali
Soilihi met en place les structures de développement socio-économique basées
sur l'agriculture et il prône la construction des édifices politico-administratifs. Sa
conception est de donner une autre signification à la vie du citoyen et un autre
sens à l'État. Reconnaître la profondeur de son imagination politique et l'intérêt
du projet de société mis en route ne signifie pas que l'on oublie les contraintes et
les impossibilités.
Ali Soilihi accorde à « la jeunesse, et plus particulièrement la jeunesse estu-
diantine, fer de lance de l'animation populaire », une place prépondérante par
rapport aux autres couches sociales. Cettejeunesse est dotée d'une série de pou-
voirs pour mettre à plat les carcans féodaux. Très vite, les jeunes bousculent les
notables villageois et brisent les privilèges des chefs religieux en turban. Les déra-
pages et excès de langage, la violence et la répression rendent la population méfian-
te et hostile au système révolutionnaire.

Le 13 mai 1978, les mercenaires commandés par le même Bob Denard revien-
nent en force aux Comores, se dressent contre Ali Soilihi enchaîné comme un dan-
gereux animal.
L'organisation militaire révolutionnaire s'écroule, les Comités des jeunes sau-
tent sans résistance. Et, le 29 mai 1978, « à la suite d'une tentative d'évasion »,
d'après la version officielle, Ali Soilihi est assassiné. Lesgens expriment, tout d'un
coup, des sentiments d'euphorie et de soulagement collectifs.
Bob Denard replace au pouvoir Ahmed Abdallah qui instaure la nouvelle
République « fédérale islamique », dénommée par les opposants, République
« fédharilé » qui signifie : détournement de l'argent public. Certes, la République
islamique restaure l'autorité et le prestige des notables, foulés aux pieds par la
République « laïque ». Les coutumes prohibées par le régime révolutionnaire
refont surface. La débrouillardise ou « mkarakara », le favoritisme à l'égard des
fils des dignitaires du nouveau pouvoir ou « wanahatru » dominent le système de
1Anda na mila.
2 Yetareh ndo hakim.
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gestion de la République fédérale. La possession d'un quinté de « V» qui traduit


« villa, vidéo, voiture, virement, voyage » symbolise le luxe des nouveaux riches.
Mais les simples gens ne se laissent pas bercer, car ils assistent à l'accroisse-
ment des inégalités. Selon le sociologue français Henry-Pierre Jeudy, « toute mora-
le objective est une arme possible pour le totalitarisme ». De ce fait, un système
de parti unique mort-né est institué. Et les Comores sont livrées, pieds et mains
liés, aux mercenaires qui plongent ce petit pays de l'océan Indien, baptisé « les
îles au parfum », dans l'amertume d'antan.
LaRépublique fédérale islamique des Comores est minée par de multiples contra-
dictions. Et les observateurs de la vie politique comorienne osent affirmer : Ahmed
Abdallah est le premier otage des mercenaires. Ce simple constat se transforme
en une dure réalité. Dans la nuit du 26 au 27 novembre 1989, le président Ahmed
Abdallah est assassiné par ses propres protecteurs-mercenaires.
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Première partie

La Révolution
ou
La République « laïque »
(3 août 1975-13 mai 1978)
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M. Valéry Giscard d 'Estaing, président de la République française lors de l'audience accordée


à M. Ahmed Abdallah, président du Conseil de gouvernement des Comores, 8 janvier 1975.
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Chapitre 1

LE CONTEXTE

Dès le mois de mai 1975, la situation politique demeure tendue. Chaquejour


apporte son lot de contradictions, car les autorités françaises veulent retarder
l'échéance de l'accession des Comores à l'indépendance. Alors que le choix du
peuple comorien, exprimé par référendum du 22 décembre 1974, est clair :
• 153.158 voix pour l'indépendance (ce qui représente 95%).
• 8.162 voix contre.
« Lameilleure formule (selon Ali Soilihi) serait que le Parlement français pren-
ne ouvertement des dispositions législatives pour permettre l'élection d'une
Assemblée constituante sous le contrôle d'une commission spéciale comportant
des représentants de tous les partis et des magistrats français, et ce avant le mois
dejuin. Cette solution permettrait aux représentants des différentes îles de se
concerter pour savoir quel type de décentralisation ils veulent. Elle permettrait
aussi d'aborder l'indépendance avec de meilleures garanties de viabilité de l'État
comorien ».

La marche arrière des autorités françaises

Aulieu de prendre en compte le résulat global du référendum, conformément


aux accords franco-comoriens du 15juin 1973, le Parlement français adopte la
loi du 3juillet 1975 qui prévoit la mise en place d'un Comité constitutionnel char-
gé d'élaborer le projet de Constitution à soumettre au vote île par île. Face à cette
marche arrière du gouvernement et du Parlement français qui prévoient l'indé-
pendance des Comores sous conditions, Ahmed Abdallah se trouve contraint de
réagir très vite. Mais comment et avec quels moyens ?
L'expérience des autres peuples montre que, pour ce qui est de l'indépendace,
on n'attend pas qu'on vous l'octroie, on l'arrache. Mais il existe une différece de
3 Propos d'Ali Soilihi recueillis par le journal Le Monde dès le mois de mai 1975, mais ils seront publiés
le 5 août 1975, deux jours après le renversement d'Ahmed Abdallah.
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méthodes entre ceux qui emploient la force des fusils et ceux qui usent de la force
des négociations pour parvenir à l'indépendance. Troisjours après l'adoption de
cette loi du 3juillet par le Parlement français, Ahmed Abdallah introduit, sans
perdre du temps, une troisième voie : proclamation, le 6juillet 1975, de l'indé-
pendance unilatérale des Comores sans recourir ni aux armes ni aux pourpar-
lers.

Ahmed Abdallah, l'homme du 6 juillet 1975

Ahmed Abdallah, soutenu par la majorité des députés comoriens, fonde donc
son action indépendantiste du 6juillet sur la force du droit des peuples à dispo-
ser d'eux-mêmes dont l'ONU demeure le garant et lejuge international. Et il béné-
ficie de l'appui de l'OUA, de la Ligue arabe, des Pays non-alignés. Sa tâche est rude
pour différentes raisons :

- D'abord parce que la France légalise la séparation de Mayotte. Et pratiquement,


elle tient plus que jamais à l'importance géo-stratégique de cette île comorienne
de Mayotte, piétinant les règles théoriquement écrites du droit des peuples à héri-
ter des frontières coloniales. Aucun obstacle ne se dresse face aux groupes sépa-
ratistes armés qui, bénéficiant d'une garantie d'impunité, décident de chasser de
Mayotte les gens qui expriment leurs voix pour l'unité et l'indépendance des
Comores composées de quatre îles.
« En fait, les amis de M. Marcel Henry, ils l'ont répété souvent, craignaient sur-
tout, en acceptant l'indépendance de l'Archipel, d'être livrés derechef à l'autori-
tarisme et à l'empirisme d'un président-commerçant-propriétaire dont on avait
pu mesurer, à plusieurs reprises, le peu de cas qu'il faisait de la démocratie ».

- Ensuite parce que Ahmed Abdallah a une idée bien précise des institutions des
Comores indépendantes auxquelles s'oppose le président Valéry Giscard d'Estaing
et son gouvernement de l'époque. Àce titre, Ahmed Abdallah fait preuve de tact
et de doigté pour éviter d'affronter et la France et ses adversaires comoriens. Il
réaffirme l'identité de l'Archipel, tout en étant conscient des liens étroits qui unis-
sent encore les Comores à la France avec laquelle une mésentente ou une mésal-
liance offre une chance à l'opposition comorienne de prendre le pouvoir. Il a donc
besoin d'une unité avec ses ennemis comoriens, mais c'est une unité de façade
4 Éditorial du journal Le Monde, 5 août 1975.
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que ses adversaires affichent, en cachant les vrais coups durs futurs.
Ahmed Abdallah signe l'acte de naissance de la République des Comores sans
le consentement des autorités françaises. Cet évènement majeur pour les Comoriens
constitue un acte historique que la France considère comme un coup dur impar-
donnable.

Une nouvelle page mal tournée

Investi chef de l'État, Ahmed Abdallah compose, le 24 juillet 1975, le premier


gouvernement de la République des Comores. Il s'agit du premier gouvernement
formé au lendemain de l'indépendance. C'est un gouvernement sans Premier
ministre. Ahmed Abdallah, chef de l'État et du gouvernement, cumule aussi les
fonctions de garde des Sceaux, ministre de la Justice.
Lenouveau ministre Ali Abdoul'Hamidi est un ancien membre du PASOCO (Parti
socialiste des Comores) divisé en deux groupes, l'un rejoignant le camp d'Ahmed
Abdallah et l'autre groupe intégrant le Front national uni. Ce premier gouverne-
ment, composé de dix membres, la plupart anciens ministres, n'a duré que dix
jours.
Au lieu de privilégier le changement, Ahmed Abdallah préfère plutôt la conti-
nuité de sa politique avec les mêmes hommes. Or l'indépendance, une fois décla-
rée, implique toute une nouvelle démarche pour définir les nouvelles institutions
républicaines et les pouvoirs du nouvel État que le peuple doit approuver ou désap-
prouver par le suffrage universel. Et cela suppose qu'on s'accorde un minimum
de temps pour réfléchir. Carjustement, si un pays accède à l'indépendance, c'est
parce qu'il aspire à s'administrer autrement, suivant ses spécificités, afin de pas-
ser de l'ordre ancien à un ordre nouveau. Mais les hommes politiques aiment sou-
vent le camouflage pour avancer. De là découle la première erreur d'Ahmed
Abdallah qui consiste à former un gouvernement, sans tenir compte du fait qu'il
vient lui-même d'imprimer, à peine, une nouvelle page de l'histoire des Comores.
Par voie de conséquence, il devrait accorder une place particulière à l'opinion
politique du pays et se donner les moyens d'associer les autres formations poli-
tiques à la prise des décisions nationales.
De ce fait, la Chambre des députés se transformerait en Assemblée constituan-
te et le gouvernement devrait prendre la dénomination de gouvernement provi-
soire d'union nationale. Alors, Assemblée constituante et gouvernement provi-
Voir les membres du gouvernement en annexes.
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soire se chargeraient d'élaborer le projet de Constitution de la première République


et de p r é p a r e r les différents scrutins indispensables (référendum d'adoption de
la Constitution et autres élections d ' o r d r e présidentiel et législatif).
Mais « l'indépendance des Comores, qui ne devait poser aucun problème par-
ticulier, se trouvait ainsi fâcheusement hypothéquée par la personnalité d ' u n pré-
sident qui devenait gênant dès qu'il cessait d'être d o c i l e » surtout envers la France.
Le peuple c o m o r i e n ne conçoit pas tout à fait ce que l'indépendance va entraîner
dans la vie quotidienne. Mais l'hostilité envers la France est tellement forte que le
président Ahmed Abdallah brûle les étapes. Il prend les risques de défier la France
et de minimiser l'opposition comorienne en ayant dans la tête la grande joie d'être
le père de l'indépendance.
« M. Abdallah parle volontiers d'ingérence de la France dans les affaires como-
riennes » avait déclaré Ali Soilihi qui considérait ensuite que, « poser la question
de l'indépendance de cette façon est malhonnête. Abdallah n'a pas le monopole
du patriotisme. Les partis regroupés au sein du Front uni sont partisans d'une véri-
table indépendance. Mais ils ne veulent pas qu'elle ait lieu dans n'importe quelles
conditions, p o u r le plus grand profit d ' u n h o m m e qui l'utilise afin de se mainte-
nir au pouvoir et de s u p p r i m e r toute d é m o c r a t i e ». Ahmed Abdallah est renver-
sé, peu après, laissant derrière lui u n ensemble de problèmes qu'il n ' a pas eu le
temps de résoudre.

L'heure des bricolages

Toutes les convulsions qui marquent la naissance d'une République provoquent


souvent des crises simultanées et liées au maintien du pouvoir. Assurer une tran-
sition douce, l'Histoire a a b o n d a m m e n t prouvé que c'est u n e option rarissime.
L'opposition d é n o m m é e Front national uni resserre les rangs constitués d ' u n cer-
tain n o m b r e de partis : UMMA-MRANDA (la Communauté-l'Entraide) de Saïd
Ibrahim-Ali Soilihi, RDPC (Rassemblement démocratique du peuple comorien)
de Mouzaoir Abdallah-Abass Djoussouf, d ' u n e fraction du PASOCO (Parti socia-
liste des Comores) dirigée par Salim Hadji Himidi, de l'Objectif socialiste d'Abdoul
Madjide Youssouf, d ' u n e fraction du PEC-MOLINACO (Parti p o u r l'évolution des
Comores-Mouvement de libération nationale des Comores) conduite par Ali Toihir
dit Kéké.

6 Éditorial dujournal Le Monde, 5 août 1975.


7 Idem.
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Abdou Bacar Boina, chef du MOLINACO en provenance de Dar-Es-Salam, est


accueilli, à l'aéroport de Moroni, par un cortège d'hommes et de femmes à la tête
duquel se mettent en première ligne les dirigeants de l'opposition. Après avoir été
courtisé, pendant un certain temps, par le ministre Saïd Athouman et les notables
proches d'Ahmed Abdallah pour qu'il intègre leur camp, Abdou Bacar Boina s'en-
gage plutôt aux côtés d'Ali Soilihi, dès que celui-ci accède au pouvoir.
Le Front profite des désaccords entre la France et Ahmed Abdallah pour passer
à l'offensive. L'objectif est de destituer Ahmed Abdallah. Pareille orientation de
l'opposition à la veille de l'indépendance semble périlleuse. Que faire pour ren-
verser Ahmed Abdallah, alors qu'il dispose de la majorité à la Chambre des dépu-
tés des Comores et qu'il incarne aussi la volonté d'indépendance exprimée par le
peuple comorien ? Pour parer aux risques d'émeutes généralisées (donc à l'en-
grenage) , Ali Soilihi, porte-parole du Front national uni, qui entretient des contacts
réguliers avec le Mouvement populaire mahorais, séjourne à Paris, en mai 1975,
afin de préparer le renversement d'Ahmed Abdallah et de s'assurer, justement, de
la complicité des services spéciaux français.
Ali Soilihi « s'était dépensé sans compter, multipliant les contacts et les rendez-
vous, dénonçant sans relâche le pouvoir personnel d'Ahmed Abdallah. Le visage
ouvert et volontiers souriant, Ali Soilihi voulait alors plaider la cause de la démo-
cratie8 ».
Cequi oppose Ahmed Abdallah et les partis du Front, ce n'est plus un position-
nement d'occasion, mais bien l'antagonisme philosophique de fond. Ce qui les
divise, c'est le conservatisme politico-capitaliste que prône Ahmed Abdallah et la
vision socialiste que projette le Front et dont le PASOCOest pour une grande part
le concepteur. Entre Ahmed Abdallah et le Front, le fossé se creuse au point que
les petits arrangements artificiels et traditionnels de la période coloniale dite
« d'autonomie interne » ne sont pas possibles. La contradiction n'est plus une
simple question de tactique politicienne. Elle est morale, idéologique et straté-
gique.
Pour le Front national uni, la construction du pays implique non seulement une
conception rationnelle des institutions, mais aussi une démarche culturelle, une
réflexion économique pour marquer le passage de la colonisation à l'indépen-
dance.
Bref, le Front analyse les conséquences politiques du « vide juridique » né de
l'indépendance, proclamée de façon unilatérale. Et c'est à partir de ce « vide »,
8 Éditorial du journal Le Monde, 5 août 1975.
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constaté rapidement, qu'il élabore la tactique à suivre et échafaude un raisonne-


ment équivoque pour placer Ahmed Abdallah dans une position inconfortable. S'il
apparaît, au moment où un pays accède à l'indépendance, un « videjuridique »,
est-ce une raison pour prendre le pouvoir par la voie d'un coup d'État ?Il est vrai
que la voie, pour réussir en politique, n'est pas rectiligne. Cependant, tous les
moyens ne sont pas bons et n'engendrent pas toujours la légitimité.
Ahmed Abdallah piétine le pluralisme, principe fondamental de la démocratie
qui doit dégager une majorité respectée et une opposition acceptée. De même, le
Front national uni outrepasse le pouvoir des urnes et fait sonner l'heure des bri-
colages spectaculaires et des mises en scène dramatiques. Les erreurs des uns et
des autres transforment la pratique politique en politicaillerie, et la course pour
le pouvoir devient ce que François Mitterrand appelle déjà le « coup d'État per-
manent ».
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Chapitre 2

LE COUP DE FORCE

Quelques mois avant l'indépendance, AliSoilihi préfère expliquer ce qu'il pense


plutôt que manipuler. Aucours d'un meeting à Moroni, il déclare :
«Personne ne récoltera les fruits de l'indépendance ». C'est une phrase-clé qui
résume toute la pensée d'un homme, un diagnostic qui ne permet pas d'être opti-
miste. Car selon Ali Soilihi, toute solution favorable à une recomposition du pay-
sage politique comorien semble exclue avec Ahmed Abdallah en tête dont l'ob-
session, depuis 1973, est de maintenir au pouvoir le parti UDZIMA (l'Unité). Cette
inertie du pouvoir d'un seul parti, AliSoilihi l'a fort bien comprise. Etil ne se prive
pas, à tort ou à raison, de dire publiquement qu'il faut renverser cette dynastie de
' DZIMAappelée aussi les « verts ».
lU
Après son séjour à Paris où il concocte dans les coulisses la chute d'Ahmed
Abdallah, AliSoilihi réunit, discrètement, dans la brousse près du village de Hahaya,
quelques-uns de ses proches ; il leur explique que la France détacherait Mayotte
de l'ensemble des îles tant que le pouvoir serait entre les mains d'Ahmed Abdallah.
Car ce dernier semble être, aux yeux des dirigeants de Mayotte, l'obstacle à une
organisation harmonieuse des quatre îles.
« J'ai placé quelques militants à titre d'indicateurs à certains postes pour me
renseigner sur le dispositif de la Garde des Comores, de l'armée comorienne si
vous voulez. Etj'ai accumulé les renseignements pendant une semaine. J'ai tiré la
conclusion qu'il fallait faire l'opération dans lajournée et très exactement entre
treize et quatorze heures. J'ai également essayé de savoir quel jour le président
Abdallah allait être absent de Moroni, non pas que ça puisse changer en quoi que
ce soit l'issue de l'opération, maisj'étais soucieux de la perspective de voir une
foule encercler la présidence, avec les risques d'affrontement. J'étais un peu inquiet
pour la vie du président Abdallah dont on sait qu'il était assez détesté... Etje me
suis dit que peut-être on n'aurait pas le contrôle total des masses et si quelque
9 Karina huyila, kwana huyila, ngedjo uliwa ni bundi.
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M. Ali Soilihi, l'initiateur des ruptures.


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chose devait se passer concernant la vie physique d'Ahmed Abdallah, il se pose-


rait un problème d'île à île, alors que le problème se pose dans le cadre de parti
politique à parti politique ».
Associé à la préparation du coup d'État, le commandant Moilime, chef de la
Garde des Comores, prend toutes les dispositions pour faciliter la prise d'assaut
du camp militaire. Il permet aux soldats de la Garde des Comores de quitter la
caserne située à Moroni, la capitale (du samedi 2 au 3 août inclus) pour regagner
leur village. « Une fois donc ces renseignements obtenus, j'ai choisi neuf militants
le vendredi soir et nous nous sommes engagés, prêtant serment sur le Coran...
Nous sommes partis de chez moi avec 4 fusils de chasse quej'ai empruntés à cer-
taines personnes en leur disant que nous allions à la chasse, 5 revolvers que nous
avons empruntés à des anciens navigateurs et dontje me suis d'ailleurs aperçu au
moment de l'opération que 3 de ces 5 revolvers étaient en quelque sorte des
pétards ».
Ledimanche 3 août 1975, Ali Soilihi et son groupe de militaires et de civils como-
riens s'engouffrent, vers treize heures, à la caserne de la Garde des Comores et
s'emparent, en défonçant la porte, des armes (quelques vieux fusils difficiles à
manier). L'opération de saisie des carabines s'achève, et peu après, suivent la cou-
pure des lignes téléphoniques de Moroni et l'interruption des liaisons inter-îles.
Ali Soilihi, au volant d'une Renault 4 fourgonnette, débarque avec quelques com-
pagnons à Radio Comores où il annonce, d'un ton ferme, le renversement du gou-
vernement d'Ahmed Abdallah.
« Dès dimanche, Ali Soilihi, qui se défend d'être un putschiste et d'avoir agi par
intérêt personnel, déclare que notre intention n'est pas de prendre le pouvoir,
notre premier objectif est de convoquer tous les partis politiques, ycompris celui
du président Abdallah et du Mouvement mahorais. Nous créerons ensemble une
Assemblée populaire qui aura la charge de rédiger une Constitution ».
Les emplacements stratégiques de Moroni sont quadrillés par la milice révolu-
tionnaire baptisée « mapinduzi » sous-équipée, mais dotée d'assez de sang-froid
pour résister à toute éventuelle riposte des partisans d'Ahmed Abdallah. Aucou-
cher du soleil, les militaires tirent en l'air pour terroriser les habitants de la capi-
tale, repliés dans leur maison par peur des représailles. Durant deux semaines,
10 Propos d'Ali Soilihi recueillis par le journaliste Freddy Tomlin qui travaillait, avant l'indépendance, à
l'ORTF local devenu Radio Comores.
11 Idem.
12 Éditorial du journal Le Monde, 5 août 1975.
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l'activité administrative et commerciale à Moroni, placée sous couvre-feu, est para-


lysée.
Il n'y a, le 3 août, jour de la réalisation du coup d'État, aucune riposte, puisque
la Garde des Comores sous-entraînée s'est trouvée éparpillée auparavant d'une
part et que d'autre part, la Gendarmerie et la Légion françaises n'interviennent
pas. Cette passivité ou « neutralité bienveillante » des forces armées françaises est
ressentie par l'opinion publique comorienne comme un désavoeu de l'acte his-
torique accompli par Ahmed Abdallah.
« Il demeure que le renversement d'Abdallah illustre à posteriori les erreurs que
peut commettre la France dans le choix de ses protégés, en même temps qu'il
décrispe opportunément une situation qui, à Mayotte, paraissait sans issue rai-
sonnable. Mais le départ d'Abdallah prend aussi la valeur de symbole et d'aver-
tissement. On n'a pas manqué en Afrique de faire déjà un rapprochement entre
son destin politique abrégé et celui de l'ex-président tchadien Tombalbaye ».

Les obstacles à franchir

En réalisant ce coup de force le 3 août, Ali Soilihi annonce deux grandes pré-
occupations :
- « Nous préserverons les liens d'amitié et de coopération avec la France, liens
rompus par le président Abdallah.
- Une autre raison du coup d'État a été Mayotte ; Abdallah allait publier le 4 août
son décret sur la nouvelle Constitution et préparait une solution pour les trois îles,
laissant Mayotte à l'écart... Nous ne pouvions pas rester impassibles. Il fallait lever
l'obstacle Abdallah à l'intégrité territoriale ».
Àla place du gouvernement d'Ahmed Abdallah destitué, un « Conseil national
de la révolution » composé de quinze membres prend les rênes du pouvoir.
Peu de temps après, Ali Soilihi se rend compte que ce Conseil, formé à la hâte,
rassemble uniquement des personnalités politiques originaires de la Grande
Comore et plus particulièrement de Moroni. C'est une erreur politique considé-
rable, puisque les dirigeants de Mayotte doivent ysiéger conformément aux enga-
gements pris à Paris. Le Conseil de la révolution va devoir franchir quatre obs-
tacles de dimension à la fois nationale et internationale.
13 Lejournal Le Monde, 5 août 1975.
14 Propos d'Ali Soilihi publiés par lesjournaux Le Monde et Libération des 5 août et 8 septembre 1975.
15 Baraza la mapinduzi dont les membres figurent en annexes.
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- Le premier obstacle est constitué par la présence d'Ahmed Abdallah à Anjouan


où son autorité est considérable. « Nos armes sont politiques, c'est politiquement
que nous travaillons à isoler Abdallah à Anjouan où, de toute façon, la population
est pour l'unité nationale et l'indépendance ».
- Le deuxième obstacle est instauré par Mohamed Taki en Grande Comore, plus
précisément dans la région de Hamahamet où son influence est importante. Ahmed
Abdallah se maintient toujours « président, prêt à faire de l'île d'Anjouan une autre
République à laquelle va s'associer la région de Hamahamet » déclare Mohamed
Taki au cours d'une réunion publique à Mbeni.
- Le troisième obstacle est lié aux tergiversations des dirigeants mahorais (Marcel
Henry en tête). Ceux-ci s'opposent avant à Ahmed Abdallah et refusent l'indépen-
dance qu'il a proclamée. Mais les responsables mahorais se montrent encore réti-
cents à gouverner avec les nouvelles autorités issues du coup d'État.
- Le quatrième obstacle enfin a trait aux condamnations du coup d'État, exprimées
par l'OUA, qui sont perçues comme une menace annonciatrice d'une éventuelle
mise au ban des nouveaux dirigeants comoriens.
Analysant ce contexte politique difficile, Ali Soilihi se rend avec Ali Toihir à
Mayotte, le 6 août 1975, pour clarifier la situation et rappeler aux dirigeants maho-
rais que le régime révolutionnaire entend « préserver les liens d'amitié avec la
France » et que Mayotte n'a rien à craindre, puisqu'il est prévu d'accorder plus
d'autonomie à chacune des îles. « La Constitution organisera la répartition des
recettes de l'État de telle sorte que les îles disposent des moyens financiers néces-
saires pour assumer leur liberté de gestion. En plus des impositions directes, une
part des impôts indirects leur sera reversée au prorata de la population ; l'île la
plus petite recevra une ristourne supplémentaire. Le patrimoine sera réparti entre
les îles et l'État au moment de la mise en place des institutions (...). Lorsqu'une
partie du patrimoine de l'État devra être déclassée, l'ensemble de l'île intéressée
sera obligatoirement consultée ». Les responsables politiques mahorais sem-
blent être convaincus et acceptent la proposition d'Ali Soilihi de siéger au Conseil
exécutif national.

Propos d'Ali Soilihi, journal Libération, 8 septembre 1975.


17 Arrivé à Mbeni pour passer ses vacances d'été, Mohamed Abdou Soimadou, étudiant à l'époque en
France, un des dirigeants de l'ASEC, prend une photo de Taki dès que ce dernier parle de l'éclatement de
l'Archipel. Taki annonce publiquement que la région de Hamahamet va avoir des relations avec l'île
d'Anjouan seulement.
18 Document relatif aux garanties constitutionnelles pour rassurer les Mahorais.
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Ali Soilihi assume le poste de délégué à la Défense, fonction dont il se sert pour
éclabousser, peu après, Saïd MohamedJaffar, président du Conseil exécutif natio-
nal. Les douze délégués membres de ce Conseil sont, en fait, des ministres. Aussi
les sept commissaires politiques nommés aux hautes fonctions de l'État sont, pra-
tiquement, des secrétaires d'État. Seule la terminologie change.

Les premières escarmouches diplomatiques

Le 9 août, sixjours après le coup d'État, Salim Himidi prend l'initiative de se


rendre en Afrique de l'Est pour expliquer aux ressortissants comoriens de Tanzanie
et du Kenya les motifs du coup d'État. Et il apprend, au cours de son périple en
Afrique, que deux Mahorais sont membres du « Conseil exécutif national » repré-
sentatif des quatre îles.
Puisque Christian Novou, membre du Mouvement populaire mahorais et Abdoul
Wassiou, un indépendantiste, tous les deux originaires de Mayotte, intègrent la
structure dirigeante nationale, Salim Himidi saisit cet acte politique opportun et
symbolique pour :
- Prouver aux autorités du Comité de libération de l'OUAla bonne foi et la démarche
des nouveaux dirigeants comoriens qui, unis désormais avec les Mahorais, cher-
chent en tout et pour tout à sauvagarder l'intégrité territoriale de la République
des Comores composée de quatre îles.
- Étendre son action officieuse à l'étranger afin de sortir le régime de l'isolement
international. Ainsi Salim Himidi se rend à Londres où il rencontre Salim Ahmed
Salim, représentant permanent de la Tanzanie à l'ONU, alors président du Comité
de décolonisation dit « Comité des 24 » et futur candidat au poste de secrétaire
général de l'ONU, en remplacement de Kurt Waldeim.
Par son expérience et son influence diplomatiques, Salim Ahmed Salim démontre
à Salim Himidi la nécessité de faire acte de candidature d'admission de la
République des Comores à l'ONU, car c'est la meilleure façon d'impliquer main-
tenant les Nations unies dans le processus du maintien de la paix à l'intérieur de
l'Archipel des Comores. L'option politico-diplomatique et l'amorce du dialogue
avec les autorités françaises deviennent donc le véritable cheval de bataille des
nouvelles autorités comoriennes. D'autant plus qu'Ahmed Abdallah a usé, unila-
téralement, d'une forme inédite de proclamation de l'indépendance sans négo-
cier au préalable avec la France le transfert de l'exercice des compétences.
19 Voir la composition du Conseil en annexes.
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Le pays est à feu et à sang

Pour comprendre les événements survenus en septembre 1975 (un mois après
le coup d'État), il est nécessaire de faire, d'abord, une approche théorique du fon-
dement du pouvoir :
« Le pouvoir est lié à la notion de légitimité. Unpouvoir est légitime quand il cor-
respond à la croyance de la population, aux aspirations profondes de celle-ci. Un
pouvoir légitime n'a pas besoin de la force pour durer : c'est parce qu'il y a un
accord profond entre gouvernants et gouvernés qui sont (du moins pour certains)
persuadés que l'ordre social existant, s'il est loin d'être parfait, apparaît tout de
même comme acceptable. Si l'accord disparaît, on se trouve en situation révolu-
tionnaire, et dans ce cas-là, un pouvoir non consenti essaiera d'employer la force
pour se maintenir, pour se faire obéir ; devant un tel pouvoir, est parfaitement légi-
time la résistance ».
On note aussi, d'après le président Mao, que « la révolution est un acte de vio-
lence, c'est le renversement d'une classe par une autre ». Cela engendre des bou-
leversements voire même des pertes humaines, en témoignent les révolutions chi-
noise, albanaise, cambodgienne et d'autres encore.

2 Septembre 1975 : fusillade à Mbeni

Les habitants de Mbeni (Nord-Est de la Grande Comore) manifestent tout haut


leur opposition au régime révolutionnaire contesté tout bas par les autres. Des
barricades sont édifiées à Mbeni, chef-lieu de la région de Hamahamet. Seuls les
amis politiques de Mohamed Taki Abdoulkarim, surnommé affectueusement « l'en-
fant chéri », peuvent franchir les barricades dressées aux frontières de
Hamahamet.
Cette situation d'isolement agace Ali Soilihi qui caractérise la région de
Hamahamet de « cinquième île naissante ». Une intervention aéroportée à Mbeni
est programmée. L'avion d'Yves Lebret, un pilote français qui connaît bien les
Comores et les Comoriens depuis belle lurette, largue, le 1er septembre 1975, des
feuilles dactylographiées. LeConseil de la révolution avertit les habitants de Mbeni
que, s'ils tentent une action, quelle que soit sa nature, ils ne pourront pas fran-
LeMongNG ' uyen,lesSystèmesdémocratiques, ÉditionsLedrappier.
Ndemoina.
22Isiwashatsanu.
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chir les frontières de la région de Hamahamet, car « la milice révolutionnaire


interviendra ».
Certains villageois minimisent cet avertissement et pensent pouvoir défier l'ar-
mée révolutionnaire. D'autres - comme Abdourahamane Aboul Anzize, un notable
villageois qui ose souvent aller à contre-courant des décisions du village - esti-
ment qu'Ali Soilihi est un homme de terrain, prêt à prendre des risques et à bra-
ver tout obstacle qui se dresse devant lui. Effectivement, pendant que l'avion d'Yves
Lebret survole le village, accomplissant sa mission de surveillance, Ali Soilihi et
un contingent de militaires envahissent, le 2 septembre 1975, le terrain de foot-
ball de Mbeni, au pied d'une colline, qu'ils considèrent comme espace vital pour
une action de force. Les plus audacieux parmi les habitants se dirigent vers le ter-
rain du danger. Est-il vrai qu'un habitant du village (Saïd Abdou surnommé Sidi
ou Mohamed Abdou Koliha, un ancien militaire français) aurait dégainé en pre-
mier son revolver sans ligne de mire ou est-ce un scénario pré-fabriqué par Ali
Soilihi pour autoriser ses compagnons à abattre des civils innocents ?Après les
quelques propos malveillants échangés entre les résistants civils et les militaires,
la tension s'exacerbe.
Tout à coup, Ali Soilihi ordonne la riposte. Bilan : cinq morts et plusieurs bles-
sés graves. Mansoib Saïd Hamadi, criblé de balles aux testicules, succombe immé-
diatement. Maoulida Mdaouhoma dit Lava, Mbaé Issa surnommé Mpezi, Soulé
Ibrahim dont la mère est originaire de Mvouni sont morts à l'hôpital El-Maarouf ;
et un enfant, asphyxié par les grenades larguées de l'avion, s'est éteint quelques
temps après. Le deuil est cruel pour tout le village.
Et, cinq jours après la fusillade, les mercenaires, accompagnés de nombreux
militaires comoriens et d'Ali Soilihi, encerclent encore totalement le village de
Mbeni le dimanche matin, 7 septembre, premier jour du Ramadan de l'année
1975. Ils empêchent les habitants d'aller aux champs pour s'approvisionner en
vivres. C'est donc un premierjour de faim prolongé, puisqu'au moment où lejeûne
s'achève, les habitants de Mbeni ne disposent pas du nécessaire pour se nourrir.
C'est un jour aussi de cauchemar, car le chef mercenaire Bob Denard assure le
commandement des troupes putschistes comoriennes équipées, cette fois-ci, de
tout un nouvel arsenal militaire (mortiers, fusils d'assaut...).
Les assaillants requisitionnent trois voitures administratives (deux Landrower
du Ministère de la Fonction publique et du Travail, parqués à Mbeni par Omar
23 0 wa Mbeni kwana uwahi ushiliya ye mipaka yahe Hamahamet, ngwadjo udjuruhilwa no wana djeyishi
wa mapinduzi.
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Tamou au lendemain du coup d'État, et une Renault 12 blanche du Ministère de


l'Intérieur, dirigé avant le 3 août par Mohamed Taki).
Au coucher du soleil, ils quittent le village de Mbeni, scandant des chants de
guerre et de victoire. Deux semaines après la fusillade perpétrée et la terreur ins-
taurée à Mbeni, Bob Denard et son groupe de mercenaires s'orientent vers Anjouan
où ils accomplissent une autre opération sanglante.

21 septembre : débarquement des mercenaires à Anjouan

Lejour de son renversement le 3 août, le président Ahmed Abdallah se trouve à


Anjouan (l'île natale) et précisément à Domoni où résident plusieurs membres
de sa famille. « Pour lui, un coup d'État ne pouvait passer que par la liquidation
physique. Or ce n'était justement pas notre conception. Depuis quinze jours, il
consultait chaque nuit la liste des passagers de l'avion pour Anjouan pour voir s'il
n'y avait pas de suspects parmi eux. Nous nous sommes dit qu'au cas où nous le
renverserions, quand il serait ici (en Grande Comore), nous n'étions pas sûrs de
pouvoir empêcher qu'il soit tué. Il y a une telle haine contre lui chez les jeunes
que nous ne savions pas si nous pourrions les contrôler ».
Ne s'avouant pas vaincu, Ahmed Abdallah met en place des structures militaires
encadrées par des anciens gendarmes anjouanais, et il se dote, très vite, d'une sta-
tion radiophonique installée par certains jeunes étudiants en France originaires
d'Anjouan qui y passent les vacances d'été. Parmi les étudiants qui, technique-
ment, prêtent main-forte à Ahmed Abdallah, se trouve en première ligne Naffiou
Zarcache, alors que ce dernier fait figure de dirigeant « aguerri » et acquis à l'idéo-
logie marxiste-léniniste. Puisque l'ASEC (Association des stagiaires et étudiants
des Comores en France) s'oppose à Ahmed Abdallah et à Ali Soilihi, le militant
Naffiou est critiqué dès son retour à Paris pour avoir été un « collabo » d'Abdallah.
Ali Soilihi a la conviction qu'Ahmed Abdallah, l'un des hommes les plus riches
du pays, va proclamer la naissance d'un nouvel État dans l'État comorien et ins-
taurer à Anjouan une administration coupée du reste des îles. Tous les partisans
d'Ali Soilihi ou hostiles à son pouvoir, qui a déjà annoncé sa couleur à Mbeni, par-
lent, à tort ou à raison, de l'éclatement de l'Archipel : Mayotte d'un côté tombe
dans les bras de la France, Anjouan de l'autre risque de se mettre sous la domi-
nation d'Ahmed Abdallah qui peut bénéficier de l'aide des Libyens, et au milieu,
les deux îles restantes (Grande Comore et Mohéli) aussi indépendantes sous l'em
24Proposd'AliSoilihi,journal Libération, 8septembre 1975.
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pire d'Ali Soilihi. Telle est la situation qui se présente aux yeux des nationaux,
inquiets de voir les quatre îles des Comores s'entre-déchirer et s'opposer les unes
aux autres. Ali Soilihi ne veut donc pas laisser la moindre marge de manoeuvre à
Ahmed Abdallah.
Les mercenaires, recrutés à Paris, débarquent à Ouani où se situe l'aérodrome,
et se dirigent vers Mutsamudu (capitale de l'île) en compagnie d'Ali Soilihi et de
quelques soldats comoriens. Àla suite de durs affrontements, neuf anjouanais sont
mitraillés et plusieurs personnes grièvement blessées. Seul le soldat Mohamed
Moissi, un des compagnons de route d'Ali Soilihi est abattu. Ses obsèques sont
organisées de façon officielle à N'tsoudjini, son village natal en Grande Comore,
avec tous les honneurs dus à un « martyr » de la révolution. Prononçant le dis-
cours d'éloge funèbre, Saïd MohamedJaffar, président du Conseil exécutif natio-
nal, dit : « Mohamed Moissi nous a fait une démonstration de sacrifice pour l'édi-
fication nationale ». Et, pour rendre hommage à la mémoire du soldat tué sur
le champ de bataille, la structure militaire regroupant les fidèles du régime est
baptisée « Commando Moissi ».
Toutes les interventions sanglantes, menées à Mbeni et à Anjouan en un seul
mois, inquiètent la population comorienne qui n'ose rien entreprendre. Les dis-
cours prononcés par Ali Soilihi, au cours de cette période marquée par le bain de
sang, effraient les hommes politiques de Mayotte. Et Christian Novou, représen-
tant mahorais du MPM, sort du Conseil exécutif national sur recommandation de
Marcel Henry qui appelle ses partisans à prendre les distances vis-à-vis du pou-
voir révolutionnaire. Mouzaoir Abdallah, un des piliers du régime, renoue le dia-
logue avec les dirigeants mahorais pour qu'ils renoncent à la scission. Mais en
vain.

Pourquoi ces interventions militaires à Mbeni et à Anjouan ?

Au-delà des tentatives d'action et de résistance développées par les habitants de


Mbeni et d'Anjouan, Ali Soilihi fonde ces actions violentes sur quelques considé-
rations non exhaustives suivantes :
- La première concerne la place occupée par Mbeni, Mutsamudu et Domoni sur
l'échiquier politique national. Ces trois localités figurent au premier rang de la
lutte pour la défense des idées politiques de l'UDZIMA ou les «verts».
- La deuxième considération est liée à l'image politique d'Ahmed Abdallah et
25 Mohamed Moissi woyi harifanyiya uwasi.
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Mohamed Ahmed. Ces deux hommes, deux grands commerçants originaires res-
pectivement de Domoni et de Mutsamudu, ont accumulé une grande expérience
politique. L'un, AhmedAbdallah, a été, au Palais de Luxembourg, sénateur de 1952
à 1972 et l'autre, Mohamed Ahmed, a siégé au Palais-Bourbon en qualité de dépu-
té des Comores de 1962 à 1975 ; ils disposent donc tous les deux de moyens pour
faire basculer les choses.
- Il ya enfin le poids politique de Mohamed Taki né à Mbeni. Taki et les habitants
de la région de Hamahamet se mettent toujours en première ligne du combat
contre les thèses de UMMA-MRANDAde Saïd Ibrahim et Ali Soilihi.
Il existe peut-être d'autres motivations et raisons qui incitent Ali Soilihi à gou-
verner par la force des armes. Àpartir de ses discours virulents, de ses convic-
tions politiques qu'il n'a jamais changées d'un iota, à regarder sa manière de
haranguer les foules avec fermeté, au vu enfin de ses méthodes d'action toujours
appliquées avec sang-froid, on peut déceler aujourd'hui le caractère autoritaire
d'un homme usurpateur.
Les nouvelles autorités comoriennes issues du coup d'État ne veulent pas se sépa-
rer de la France. « Maintenant que l'obstacle Abdallah est levé, nous allons voir
quelle est la position du gouvernement français auquel nous avons demandé une
rencontre bilatérale à Paris pour le mois de septembre. Nous considérons que le
Mouvement mahorais doit faire partie de la délégation de toutes les formations
politiques de l'État comorien. Une fois les positions de chacun clarifiées à l'échel-
le des Comores et sur le plan international, il ne sera plus possible de jouer à
cache-cache. Le seul obstacle était-il Abdallah ou bien la France veut-elle garder
Mayotte de toute façon »? Àce titre une délégation arrive à Paris et engage, du
7 au 15 octobre 1975, des pourparlers avec le gouvernement français sur :
• La réconciliation des Comoriens de toutes les îles quelle que soit leur origine
sociale ou tendance politique,
• La normalisation des relations avec la France sur la base de nouvelles struc-
tures,
• La convocation d'une conférence constitutionnelle regroupant toutes les forces
politiques comoriennees avec le gouvernement français comme principal coor-
dinateur,
• Le transfert des compétences, en soumettant une proposition de « protocole
d'accords pour la période transitoire jusqu'à la promulgation de la Constitution
de l'État comorien.
26 Propos d'Ali Soilihi, journal Libération, 8 septembre 1975.
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• Section 1
1° - La consultation organisée à Mayotte portera sur la question suivante : la popu-
lation de Mayotte accepte-t-elle ou non de faire partie de la République como-
rienne telle qu'elle est définie par le projet de Constitution élaboré par les ins-
tances comoriennes représentatives des 4 îles.
- Cette Assemblée sera composée de la manière suivante :
1/3 des représentants du Conseil exécutif
1/3 des représentants de Mayotte
1/3 des représentants des partis qui ont pris position pour le Oui lors de la
consultation du 22 décembre 1974.
2° - Ladate de la consultation sera fixée par l'État comorien sans que celle-ci puis-
se intervenir au-delà d'un délai de 5 mois à partir de la signature des accords tran-
sitoires.
3° - Le scrutin sera organisé à Mayotte par l'administration locale.
4° - Seront admis à faire campagne tous les partis politiques qui ont participé à
la campagne pour la consultation du 22 décembre 1974.
• Section II
5° - En attendant le résultat de la consultation, la loi d'autonomie interne demeu-
re applicable à Mayotte.
6° - Les institutions centrales de l'État comorien exercent à Mayotte toutes les attri-
butions qui étaient celles des autorités comoriennes dans l'ancien statut. Lerepré-
sentant français exerce à Mayotte les compétences anciennement dévolues aux
autorités françaises.
• Section III
7° - Toutes les aides ordinaires ou extraordinaires de la France aux Comores pas-
sent par le Trésor comorien.
8° - L'ordonnancement de ces crédits est effectué par les services financiers de
l'État comorien.
• Section IV
9° - Le gouvernement français s'engage à faire le maximum pour fournir, à la
demande de l'État comorien, les assistants techniques nécessaires pour combler
les postes actuellement vacants ».

Les débats franco-comoriens prennent très vite l'allure d'un dialogue que l'on
peut qualifier de malentendants (pour ne pas employer un autre terme). D'un
côté, la délégation comorienne fait part aux autorités françaises de la proposition
de transfert de l'exercice des compétences et de l'unité des quatre îles ; ce qui
peut servir de tremplin au renforcement des liens historiques d'amitié avec la
France. Et de l'autre côté, Olivier Stirn, secrétaire d'État aux DOM-TOM, exige que
la candidature d'admission de la République des Comores à l'ONU soit retirée.
Stirn explique que le gouvernement français entend consulter les Mahorais qui se
sont exprimés contre l'indépendance. La délégation comorienne se rend parfai-
tement compte que la voie du dialogue est un champ de mines. Elle quitte Paris
pour regagner Moroni, la capitale comorienne, sans parvenir au résultat escomp-
té.
Et Salim Himidi débarque précipitamment à New York pour accélérer dans les
coulisses « onusiennes » le processus d'admission des Comores, car il apparaît
désormais que tout est bloqué par la France et que les Nations unies demeurent
le seul recours. De ce fait, Olivier Stirn présente au Parlement français, le 31
octobre 1975, un « projet de loi relatif aux conséquences de l'autodétermination
des îles Comores ». Lebut est d'interroger les habitants de Mayotte par une consul-
tation : souhaitent-ils être rattachés à l'État comorien indépendant ou demeurer
au sein de la République française ? Ce projet de loi, voté après deux mois de
débats houleux au Palais-Bourbon, devient la loi n°75-1337 du 31 décembre 1975
qui entérine la partition des îles Comores et la séparation de Mayotte

27 Lire le livre du même auteur Mayotte le contentieux entre la France et les Comores, Editions L'Harmattan,
juin 1992.

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