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Sociologie du travail 48 (2006) 474–486

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Comment confronter mobilité


« subjective » et mobilité « objective » ?
How to compare “subjective” and “objective” mobility?
Dominique Merllié
Centre de sociologie européenne, université de Paris-VIII, 54, boulevard Raspail, 75270 Paris cedex 06, France

Résumé
Cet article revient sur les méthodes permettant de saisir la mobilité sociale objective et la mobilité per-
çue par les individus, en engageant une discussion avec les travaux qui ont confronté ces deux mesures, à
partir de l’enquête « Trois générations » de la Caisse Nationale d’Assurance Vieillesse ou de l’enquête
« Formation qualification professionnelle » de l’INSEE. Notant d’abord que la mobilité subjective est for-
malisée de manière assez différente d’une enquête à l’autre, il montre qu’il en va de même pour la mobi-
lité objective, qui, pour les besoins de la comparaison avec les évaluations subjectives des enquêtés, est
mise en forme selon des procédures spécifiques. Il propose alors une méthode de confrontation des deux
formes de mobilité basée sur les tableaux de mobilité traditionnels : il s’agit de construire des tableaux
croisant trois variables : les origines, les destinées, et un score moyen de mobilité subjective. Cette
méthode montre que la sociologie spontanée qui se dégage collectivement des jugements individuels des
enquêtés est loin de s’opposer à la sociologie savante des catégories sociales et des sociologues. Ayant
établi que la mobilité subjective varie de manière cohérente avec la mobilité objective, l’article propose
finalement une hypothèse supplémentaire pour rendre compte d’une partie des décalages.
© 2006 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Abstract
The methods for analyzing objective social mobility and subjective mobility as perceived by indivi-
duals are reviewed in the case of two surveys: Trois générations by the French Old-Age Fund (CNAV,
Caisse Nationale d’Assurance Vieillesse) and Formation qualification professionnelle by the French
National Institute of Statistics and Economic Studies (INSEE). These two surveys have formulated sub-
jective mobility in quite different ways, but this observation also holds for objective mobility, which, for
the purpose of comparison with respondents’ subjective evaluations, is defined using specific procedures.
A method is proposed for contrasting these two sorts of mobility based on classical mobility tables.

Adresse e-mail : merllie@msh-paris.fr (D. Merllié).

0038-0296/$ - see front matter © 2006 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.soctra.2006.08.002
D. Merllié / Sociologie du travail 48 (2006) 474–486 475

When the latter are designed so as to cross three variables (social origins, destinations and average scores
of subjective mobility), the spontaneous sociology that can be collectively detected in the assessments
made by respondents turns out to be not very different from the scholarly sociology of social categories
produced by sociologists. After showing that subjective and objective mobility vary coherently in rela-
tion to each other, an additional hypothesis is advanced to account for some discrepancies.
© 2006 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Tableaux de mobilité ; Mobilité objective ; Mobilité subjective ; Origines ; Destinées ; France

Keywords: Mobility tables; Objective mobility; Subjective mobility; Social origins; Social destinations; France

L’article de Marie Duru-Bellat et Annick Kieffer (2006) présente la première exploitation


d’une question, nouvelle dans la série de ces enquêtes, figurant dans le questionnaire de
l’enquête FQP (Formation qualification professionnelle) de 20031. Sur ce sujet, en France, il
fait suite, à l’article de Claudine Attias-Donfut et François-Charles Wolff (2001), qui exploitait
le même type de question au moyen de l’enquête « Trois générations » de la CNAV de 1992.
Ces deux articles, reposant sur des matériaux différents, convergent notamment pour faire
apparaître des décalages marqués entre la mobilité sociale telle que la construisent les
sociologues2 et telle que se la figurent, pour leur propre cas, les enquêtés3. C’est sur le seul
point de ce constat de faible corrélation globale, mis en avant dans les deux cas, entre mobili-
tés objective et subjective (c’est-à-dire principalement sur les Tableaux 3 et 4 de l’article de
Sociologie du Travail, que je rapprocherai du Tableau 1 de celui de Population) que je vou-
drais apporter ici une analyse quelque peu différente, qui n’ôte rien (au contraire, me semble-
t-il) aux autres analyses proposées par ailleurs dans ces deux articles, notamment à partir
d’entretiens qui éclairent la signification ou les significations variables que peut prendre la
réponse à la question sur la mobilité « subjective ».
Dans les deux cas, les deux types d’évaluation apparaissent souvent différents et, si les
divergences sont de sens variable, elles feraient ressortir un jugement global des acteurs sensi-
blement plus optimiste que celui des sociologues4. Ainsi, dans l’article de Population (qui fait
aussi apparaître des différences à ce sujet selon les trois générations des mêmes lignées sur
lesquelles il porte5), mobilités objective et subjective ne concorderaient qu’entre 41 et 51 %

1
La présente note de recherche a été suscitée par la lecture de cet article : je remercie ses auteures de me l’avoir
communiqué, notamment à l’occasion d’une présentation de leur travail, en mars 2006, dans le cadre d’un atelier du
programme « Pratiques de la sociologie » organisé par Jean-Claude Combessie à l’IRESCO. Je remercie aussi cordia-
lement Olivier Monso pour son aide dans la construction des tableaux et pour ses remarques sur une première version
de cette note.
2
C’est bien ainsi qu’on peut traduire des expressions comme « la mesure usuelle de la mobilité sociale » (Attias-
Donfut et Wolff, 2001, p. 920), « les mesures ‘classiques’ de la mobilité objective » ou « la façon habituelle de traiter
les questions de mobilité sociale » (Duru-Bellat et Kieffer, 2006, dans ce numéro (10.1016/j.soctra.2006.08.001)).
3
Il faut souligner qu’il n’est pas habituel d’introduire des questions d’opinion dans les dispositifs d’enquête de
l’INSEE, en dehors du cas des appréciations de la conjoncture économique, routinisées dans les enquêtes auprès des
entrepreneurs mais aussi des ménages.
4
Et, pourrait-on souligner, a fortiori que celui des journalistes, chez qui l’expression « panne de l’ascenseur social »
est devenue un véritable tic de langage.
5
L’enquête de la CNAV a l’originalité de porter sur trois populations liées entre elles : une génération « pivot »,
constituée d’enquêtés de 49 et 53 ans en 1992, à partir desquels ont aussi été interrogés des membres des générations
précédente (leurs parents alors en vie, qui ont généralement entre 70 et 90 ans) et suivante (leurs enfants, générale-
ment de 20 à 30 ans) (Attias-Donfut et Wolff, 2001, p. 923 et n. 3).
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des cas (selon les générations), la mesure subjective étant plus positive que l’autre dans 33 à
41 % des cas et la différence inverse étant sensiblement plus rare (entre 13 et 19 % des cas)
(Attias-Donfut et Wolff, 2001, Tableau 1). Et celui que publie Sociologie du travail présente
31 % d’hommes en situation de mobilité « objective » ascendante contre 50 % qui se jugent
tels et 11 % en mobilité descendante contre 23 % qui s’estiment tels, et globalement 47 % des
cas où les jugement coïncideraient, 31 % où le jugement de l’enquêté serait plus favorable et
22 % où il serait moins favorable (Duru-Bellat et Kieffer, 2006, Tableaux 3 et 4).
Malgré cette relative convergence dans l’observation de divergences, la comparaison des
résultats de ces deux sources ne sera pas poussée plus loin ici, parce qu’elle se heurte à la
double difficulté d’une différence dans la manière de déterminer tant la mobilité objective
que la mobilité subjective.

1. La formulation de la mobilité « subjective » dans les deux enquêtes

Deux différences importantes séparent la question posée sur l’appréciation personnelle de la


mobilité sociale dans les deux questionnaires.
D’abord, l’objet de la comparaison proposée entre les générations n’est pas le même : la
première enquête propose une question générale sur la « réussite sociale » en demandant
« Avez-vous le sentiment d’avoir réussi socialement dans la vie : mieux [etc.] que vos
parents ? », sans proposer de référence précise pour en juger, quand la deuxième, rappelant à
l’enquêté qu’il a décrit son emploi et l’emploi occupé par son père au moment où lui-même a
cessé d’être scolarisé, lui demande « Revenons à votre emploi actuel [le dernier, à défaut]. Si
vous comparez cet emploi à celui qu’avait votre père au moment où vous avez arrêté vos étu-
des, diriez-vous que le niveau ou le statut de votre emploi est ou était : bien plus élevé,
[etc.] ». Dans un cas, il s’agit d’une comparaison sociale générale entre l’enquêté et ses
parents ; dans l’autre d’une comparaison spécifique entre deux emplois (avec référence au
seul père et non aux parents collectivement)6. Formellement, la question posée dans l’enquête
de l’INSEE est plus adaptée à la comparaison des réponses avec la « mobilité objective », dès
lors que celle-ci est construite exclusivement à partir de la comparaison des emplois en ques-
tion. On pourrait donc s’attendre à ce qu’elle conduise à une meilleure convergence des mobi-
lités « objective » et « subjective » que la question de l’enquête de la CNAV. Il est d’autant
plus intéressant de remarquer, à en juger par les réponses obtenues par entretiens, qu’une par-
tie au moins des enquêtés l’ont néanmoins retraduite comme renvoyant à une comparaison
beaucoup plus synthétique des différences sociales entre les générations.
Ensuite, la forme imposée aux réponses diffère également. Les deux questions sont fermées
à choix multiple. La première enquête offre trois réponses possibles (« mieux que vos
parents », « moins bien que vos parents », « comme vos parents », à quoi s’ajoute l’échappa-
toire « ne sait pas ») quand la deuxième présente une graduation en cinq niveaux ordonnés
(« bien plus élevé », « plus élevé », « à peu près le même », « plus bas », « bien plus
bas »), sans envisager de refus de répondre. On peut s’attendre d’abord à ce que la possibilité
de graduer ou non les réponses ait eu pour effet de faire varier le poids des réponses centrales7.

6
Dans le premier cas, en outre, ce ne sont pas des « niveaux » qui sont à comparer (pour en estimer la mobilité de
l’enquêté), mais des « réussites » : l’enquêté semble invité à comparer deux parcours de mobilité sociale (le sien et
celui de ses parents).
7
Lorsqu’ils n’ont pas d’idée préalablement arrêtée sur une question d’opinion posée sous forme d’échelle, les
enquêtés évitent habituellement les réponses « extrêmes » : une graduation plus fine des réponses offertes est donc
de nature à limiter le nombre de ceux qui se réfugient dans la réponse minimisant la prise de parti.
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En fait l’immobilité « subjective », qui est de 27 % (pour l’ensemble, comme chez les hom-
mes) dans la deuxième enquête, varie de 27 à 28 % dans les générations âgées ou d’âge mûr
(elle atteint 42 % dans la troisième génération, trop jeune pour que la comparaison ait beau-
coup de sens) de la première enquête (Attias-Donfut et Wolff, 2001, Tableau 1). Ce qui peut
s’expliquer par deux autres différences : d’une part, la réponse centrale de la deuxième enquête
est rendue plus accueillante par la modalité qui en est donnée – non pas « comme vos parents »
mais « à peu près la même » ; d’autre part, une réponse « ne sait pas » étant offerte dans la
première enquête, cette position centrale est moins à même d’y accueillir des manières d’expri-
mer le doute ou de refuser de trancher (il y a, selon les générations, de 6 à 17 % de réponses
« ne sait pas » dans la première enquête, alors que le taux de non-réponse de la deuxième est
négligeable8).
L’ensemble de ces variations permet au moins de remarquer que la « mobilité subjective »
est formalisée de manière assez différente d’une enquête à l’autre, ces différences étant de
nature à modifier le sens ou la portée de la comparaison avec la « mobilité objective ». On
pourrait s’attendre à ce qu’il n’en aille pas de même pour la « mobilité objective », les deux
articles convergeant pour observer que les sociologues en ont routinisé, sans doute excessive-
ment, la construction. Or, sur ce point, les différences sont, paradoxalement, plus grandes
encore.

2. La mesure de la mobilité « objective » dans les deux articles

Il y a sans doute, là aussi, des différences propres aux questions posées : dans la série des
enquêtes FQP, la position professionnelle du père est demandée à un âge relativement mûr (à
une période où il avait au moins un enfant – l’enquêté – assez âgé pour quitter le système sco-
laire) ; il n’est pas certain qu’il en soit de même dans l’enquête « Trois générations »9. Par
ailleurs, l’enquête de l’INSEE met en œuvre une batterie importante de questions différentes
pour coder les catégories socioprofessionnelles (elles occupent une page du questionnaire
pour chacun des parents de l’enquêté dans l’enquête FQP de 2003), alors que les autres enquê-
tes ont généralement recours à un questionnement moins détaillé, de sorte que les conditions
de la codification des professions peuvent différer assez fortement.
Mais c’est pourtant moins ici la différence du questionnaire des enquêtes qui est en jeu que
la manière de construire, à des fins de comparaison avec la variable « mobilité subjective »,
une mesure de la « mobilité objective ».
Alors que la « mobilité subjective » est une variable directement issue de la réponse unique
à une question unique et précodée (de sorte que l’enquêté sait, en répondant, comment sera
classée sa réponse), la mobilité sociale « objective » est une variable construite a posteriori
par l’analyse, à partir de la combinaison d’une pluralité de questions différentes, permettant
des modes de regroupements non déterminés à l’avance par le questionnaire. C’est vrai en

8
Il serait de 0,04 % (Duru-Bellat et Kieffer, 2006, Tableau 1). En fait, dans une enquête de l’INSEE, il n’y a pas, à
proprement parler, de question sans réponse (parmi la sous-population à laquelle elle s’applique) : refuser de répondre
à une question a normalement pour effet d’interrompre l’enquête. Cette question figurait tout à la fin du « module »
du questionnaire consacré à l’origine sociale (l’avant-dernier de l’ensemble) et n’était posée qu’aux enquêtés exerçant
ou ayant exercé une activité professionnelle, dont le père était connu et avait lui-même exercé une activité profession-
nelle.
9
L’article de Population précise seulement que cette mesure « s’efforce de comparer père et fils au même âge et
notamment vers 45-50 ans » (Attias-Donfut et Wolff, 2001, p. 929).
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général, puisque la mobilité, telle qu’objectivée dans un tableau de mobilité sociale, est une
variable construite par le croisement de deux autres variables (une origine et une destinée), la
construction étant encore plus complexe quand les variables croisées sont, comme il est habi-
tuel, des catégories socio-professionnelles, elles-mêmes construites à partir d’une combinaison
de plusieurs questions élémentaires.
Mais cela est vrai encore en un autre sens dans les deux articles considérés ici. En effet, un
tableau de mobilité sociale construit avec des catégories socioprofessionnelles distribue les
individus dans un grand nombre de situations différentes (36 avec la forme assez pauvre
d’une structure sociale réduite aux six groupes socioprofessionnels) qui ne sont pas directe-
ment commensurables entre elles. La mobilité sociale ainsi construite est donc une variable à
la fois complexe et qualitative, qui permet sans doute de distinguer des « immobiles » (ceux
qui occupent les cases de la diagonale) et des « mobiles » (l’ensemble des autres) – ces deux
proportions étant variables par construction, pour une même population, en fonction des caté-
gories utilisées –, mais ne permet pas de distinguer de manière univoque des mobiles ascen-
dants et descendants, sauf si un classement social s’impose entre les catégories utilisées. Or
ce dont les auteurs de ces articles ont éprouvé le besoin, pour rapporter une mobilité « objec-
tive » à une « mobilité subjective » telle que l’objective la question d’opinion posée dans ces
enquêtes, c’est, au-delà de la complexité du tableau de mobilité sociale, de pouvoir classer les
individus en trois ou en cinq catégories de mobilité « relative » (mieux, pareil, moins bien).
On pourrait imaginer que le sociologue se construise à cette fin une casuistique complexe et
précise, par exemple à partir des catégories socio-professionnelles détaillées, ou même d’un
niveau plus fin, pour décider quelles sont, pour chaque origine, les destinées qu’il tient pour
équivalentes (pas forcément seulement celles qui se définissent dans les mêmes termes), supé-
rieures ou inférieures (en graduant éventuellement ces derniers cas). Ou même qu’il code au
cas par cas chaque questionnaire dans ces catégories hiérarchisées au vu non seulement des
réponses sur les professions, mais aussi, éventuellement, d’autres indicateurs de position sociale
disponibles dans l’enquête utilisée. A ce prix, les variables « objectives » (où l’on pourrait, il est
vrai, prétendre voir la subjectivité de l’analyste) et « subjectives » seraient de forme comparable.
Avec un problème insoluble : celui de choisir un « pas » ou un seuil pour ces plus ou moins,
puisque ceux que peuvent mettre en œuvre les répondants, certainement très variables, restent
inconnus.
Faute d’entrer dans une telle casuistique (qui aurait au moins le mérite d’impliquer des pro-
blèmes de forme analogue à ceux que l’on sommait les enquêtés de résoudre pour répondre à
la question d’appréciation relative qui leur était posée), les auteurs de ces articles ont choisi de
partir de tableaux de mobilité de forme « classique » (qui n’apparaissent d’ailleurs pas dans le
corps de l’article) mais ont procédé de deux manières différentes pour en tirer des classements
en « mieux » ou « moins bien » comparables à ceux de la mobilité « subjective »10. L’analyse
de la première enquête est partie d’un tableau croisant les six groupes socioprofessionnels :
l’immobilité correspond au classement de l’origine et de la destinée dans un même groupe
(ce qui implique, par exemple, que le fils de petit artisan ou commerçant qui devient un
grand industriel est « immobile »), la mobilité correspond aux autres cas, et elle est distribuée
en ascendante ou descendante par l’imposition d’un ordre hiérarchique aux six groupes. Ce
faisant, il était possible de distinguer des degrés dans les deux types de mobilité (jusqu’à

10
Ces choix semblent avoir été opérés de manière indépendante, car j’ai cru comprendre que les rédactrices du
deuxième article n’ont pris connaissance du premier qu’une fois leur travail engagé.
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cinq), mais, la question « subjective » ne le faisant pas, on s’est contenté de la distinction


binaire entre ascendant et descendant.
Parvenu à ce stade, le lecteur est invité à s’arrêter pour se livrer à un exercice : construire la
hiérarchie la plus plausible (valant, disons, pour la moyenne des situations) possible des grou-
pes socioprofessionnels11, afin de voir s’il débouche sur le même classement que les auteurs
de cet article. Il s’avisera peut-être qu’un tel classement serait instable dans le temps (les agri-
culteurs d’aujourd’hui, par exemple, n’ont pas la même position moyenne dans la structure
sociale que ceux d’il y a trente ou quarante ans). Mais il risque surtout d’objecter que cette
pratique fait violence à la logique même de la construction des catégories socioprofessionnel-
les, qui ne repose pas sur la représentation d’une hiérarchie sociale unilinéaire : si une hiérar-
chie (tant salariale que de diplômes) peut assez bien se justifier pour les groupes 3 à 6, qui
comportent principalement des salariés (encore que les positions sociales des employés soient
devenues plus difficiles qu’autrefois à distinguer globalement de celles des ouvriers), l’inter-
classement dans cette hiérarchie des deux groupes d’indépendants, au contenu socialement
très hétérogène, est plus que problématique. Aussi n’est-il pas étonnant que l’ordre retenu,
qui place très bas (en dernière position) les agriculteurs et très haut (en deuxième position)
les autres indépendants (groupe 2) soit très contestable. Un des effets de cet ordre est par
exemple de classer comme « objectivement » ascendants tous les fils d’agriculteurs qui devien-
nent ouvriers, et comme descendant un fils de commerçant ambulant qui devient technicien ou
professeur des écoles. Il suffirait en tout cas d’adopter un ordre différent mais aussi plausible
pour voir nombre d’enquêtés passer d’un classement ascendant à un classement descendant et
donc se déplacer aussi les relations entre mobilités « objective » et « subjective ».
Les auteures du deuxième article disposaient d’une question d’opinion offrant non pas trois
mais cinq positions. Elles ont choisi de regrouper les catégories socioprofessionnelles non en six
groupes hiérarchisés, mais en trois, ce qui permet de déboucher sur cinq situations de mobilité :
deux pour la mobilité ascendante, une pour l’immobilité, deux pour la mobilité descendante
(selon que le déplacement se fait pour une catégorie adjacente ou non). Paradoxalement ici, on
peut comprendre que c’est le choix d’une graduation plus grande dans la mesure de la mobilité
subjective (avec cinq niveaux) qui a conduit à définir des groupes sociaux moins nombreux et
au contenu encore plus hétérogène, ce qui a pour effet mécanique d’augmenter la proportion
d’individus définis comme « objectivement » immobiles. Ce regroupement, qui décompose les
groupes d’indépendants, implique des choix très différents de celui de la hiérarchie retenue dans
le premier article : autour d’une catégorie centrale formée par les seules « professions intermé-
diaires », le groupe supérieur ajoute les « industriels » et les « gros agriculteurs » aux « cadres »
et le groupe inférieur regroupe tout le reste. Cette fois, sont tenus pour immobiles le fils
d’ouvrier qui accède à l’indépendance comme artisan, comme le fils d’agriculteur qui devient
ouvrier ou le fils d’ouvrier qui devient employé (tous ascendants dans l’autre enquête) ou le
fils d’ouvrier qui devient agriculteur (descendant dans l’autre enquête). Ce mode de regroupe-
ment ternaire peut rappeler les premiers travaux américains de comparaison internationale sur
la mobilité sociale, qui regroupaient toutes les positions sociales en agricoles, manuelles et non
manuelles, débouchant sur des résultats étrangement peu différenciés selon les pays (cf. Merllié,
1994, p. 198-199). Il n’est donc pas étonnant qu’il produise une proportion élevée d’immobilité

11
Soit : 1. Agriculteurs exploitants ; 2. Artisans, commerçants et chefs d’entreprise ; 3. Cadres et professions intel-
lectuelles supérieures ; 4. Professions intermédiaires ; 5. Employés ; 6. Ouvriers.
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« objective » qui explique une bonne part des décalages globalement observés entre « mobilité
objective » (à forte composante d’immobilité par construction) et mobilité « subjective ».
Ainsi, la mobilité « objective » qui est comparée dans les deux articles à l’appréciation sub-
jective des enquêtés, loin de définir un point à peu près fixe aux deux comparaisons (« la »
mobilité telle que la définiraient « les » sociologues), apparaît comme extrêmement flexible
puisque construite de manière très différente dans les deux cas. De sorte qu’un nouvel exercice
d’imagination sociologique s’offre maintenant au lecteur : imaginer, sur une même population,
le croisement non plus d’une mobilité subjective avec une mobilité objective, mais de ces deux
définitions de la mobilité « objective » entre elles, qui donnerait la mesure des variations pos-
sibles de la définition par des sociologues de la mobilité objective des sociologues. Si ce point
ferme de la comparaison s’évanouit ainsi, on ne sera pas surpris de voir les deux articles en
venir, de manière assez proche, à proposer d’évaluer la mobilité objective au trébuchet de la
mobilité subjective en suggérant finalement que celle-ci peut fournir un point d’appui à la cri-
tique, et peut-être au renouvellement, de la mobilité « des sociologues »12.

3. Articuler origines, destinées et opinions

Faut-il alors estimer que mobilité « objective » ou « des sociologues » et mobilité « subjec-
tive » sont en effet des versions de la mobilité trop éloignées pour être articulées l’une à
l’autre de manière intelligible, autrement que sur le mode de l’opposition ou du passage d’un
mode de construction à un autre, peu commensurables entre eux ? Je serais sans doute mal
placé pour nier que le « paradigme » dominant dans les recherches sur la mobilité sociale se
soit construit au prix d’un appauvrissement considérable du champ de recherche thématisé par
Sorokin (Merllié, 1994) ; mais je pense cependant qu’une telle articulation ou mise en relation
est possible, statistiquement, sur des bases plus satisfaisantes, en tout cas plus conformes aux
modes d’analyse usuels de la mobilité sociale, permettant de déboucher sur une appréciation
moins discontinuiste de ces deux formes.
Si les deux articles comparés construisent une « mobilité objective » de forme aussi diffé-
rente, c’est que, pour les besoins du rapprochement avec la question d’opinion, ils modifient et
rigidifient l’un et l’autre, de manière forte, le mode d’analyse le plus classique des sociologues
que constitue le tableau de mobilité sociale. Or il est parfaitement possible d’articuler autre-
ment, et de manière plus lisible, la forme du tableau de mobilité avec les réponses des enquê-
tés à la question de l’évaluation subjective de leur mobilité. Puisque la mobilité sociale « des
sociologues » consiste à croiser deux variables (une origine et une destinée), son analyse com-
binée avec une mobilité subjective consiste simplement à construire le tableau croisant ces
trois variables. C’est soit la crainte de produire un tableau trop complexe pour être lisible,
soit la volonté de couler les deux formes de « mobilité » dans un moule directement analogue,
qui a conduit les auteurs de ces deux articles à procéder autrement en cherchant à simplifier la
mobilité objective, au risque de faire trop facilement conclure à son simplisme. Il est vrai que
le tableau de mobilité de 36 cases croisées avec les cinq items de la « mobilité subjective » de
la deuxième enquête, ou même avec les trois de celle de la première, produirait un monstre

12
« La pertinence de l’approche subjective et de l’indicateur utilisé pour l’évaluer s’en trouve de fait validée »,
conclut le premier article (Attias-Donfut et Wolff, 2001, p. 955) ; les « approches externes de la mobilité sociale
[…] sont loin d’épuiser une analyse sociologique de ce phénomène » conclut le second (Duru-Bellat et Kieffer,
2006, dans ce numéro (10.1016/j.soctra.2006.08.001)).
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pénible à analyser. Mais pourquoi ne pas simplifier alors la présentation de la mobilité subjec-
tive plutôt que celle de la mobilité objective ?
Il se trouve en effet que la forme d’une échelle graduée qui lui a été donnée dans le question-
naire (dans les deux enquêtes, même si c’est plus net dans la deuxième) peut permettre de la trai-
ter sans inconvénient majeur comme une variable de type numérique qu’il est possible de résumer
par une moyenne. Cela suppose, certes, d’accepter une convention de pondération, mais qui est
beaucoup moins lourde ou arbitraire que les conventions opérées pour hiérarchiser les groupes
socioprofessionnels ou pour les réduire à trois. On peut dès lors disposer les moyennes d’évalua-
tions subjectives dans la structure d’un tableau de mobilité sociale « classique » et vérifier si les
variations de cette moyenne se distribuent ou non de manière cohérente en fonction de l’analyse
sociologiquement raisonnable des situations relatives des différentes cases, c’est-à-dire en compa-
rant les variations selon la destinée à origine donnée ou selon l’origine à destinée donnée13. J’ai
fait cet exercice sur les données de l’enquête FQP et, loin de déboucher sur le sentiment de diver-
gences marquées entre les deux variables, je vois apparaître des régularités statistiques qui permet-
tent de conclure que les enquêtés sont bien sensibles, dans l’appréciation qui leur est demandée,
entre bien d’autres choses sans doute, aux principaux aspects qui peuvent conduire à hiérarchiser
certains groupes socioprofessionnels entre eux. Dans la mesure où les effectifs le permettent, on
pourrait prolonger l’analyse à des niveaux plus fins de la structure sociale en recourant par exem-
ple aux catégories socioprofessionnelles à deux chiffres, ou à certaines d’entre elles au moins.

4. Quatre tableaux

Pour construire les tableaux ci-dessous, j’ai retenu les principes suivants. Les origines
sociales des immigrés renvoyant à des structures sociales diverses et extérieures à celle qui

Tableau 1
Score moyen de « mobilité subjective » selon l’origine et la destinée (groupes socio-professionnels du père et de
l’enquêté)
Destinée 1. Agriculteur 2. Patron 3. Cadre 4. Profession 5. Employé 6. Ouvrier Ensemble
Origine i&c intermédiaire
1. Agriculteur 0,58 0,85 1,19 0,93 0,60 0,65 0,74
2. Patron i&c (0,61) 0,40 0,84 0,40 0,15 0,05 0,42
3. Cadre (-0,30) 0,09 0,08 - 0,45 - 0,89 - 0,99 - 0,20
4. Profession intermédiaire (0,25) 0,36 0,90 0,30 - 0,26 - 0,59 0,31
5. Employé (0,30) 0,55 1,11 0,82 0,23 0,20 0,61
6. Ouvrier 0,41 1,01 1,54 1,04 0,61 0,47 0,77
Ensemble 0,56 0,63 0,89 0,68 0,34 0,34 0,57
Champ : Hommes français à la naissance, actifs ou anciens actifs de 40 à 59 ans en 2003.
Source : INSEE, enquête FQP 2003.
Notes :
1. Le score de mobilité subjective peut varier individuellement entre – 2 et + 2.
2. Les résultats entre parenthèses correspondent à des effectifs dans l’enquête inférieurs à 10 personnes.

13
D’autres solutions sont techniquement envisageables. Si l’on se refuse à donner des valeurs numériques aux
réponses graduées, on peut calculer un autre indice synthétique, présenté en annexe. Mais on peut également choisir
d’observer la distribution de la mobilité « objective » en fonction de la mobilité « subjective » plutôt que l’inverse,
et construire les cinq tableaux de mobilité sociale correspondant à chacune des réponses à la question subjective, de
manière à comparer origines et destinées « objectives » des sous-populations que permet de distinguer cette question
d’opinion.
482 D. Merllié / Sociologie du travail 48 (2006) 474–486

Tableau 2
Score moyen de « mobilité subjective » selon l’origine et la destinée (groupes socio-professionnels du père et de
l’enquêté)
Destinée 1. Agriculteur 2. Patron 3. Cadre 4. Profession 5. Employé 6. Ouvrier Ensemble
Origine i&c intermédiaire
1. Agriculteur 0,33 0,46 1,37 0,75 0,31 0,42 0,53
2. Patron i&c (1,38) - 0,01 0,44 0,08 - 0,14 - 0,28 0,02
3. Cadre - - 0,32 - 0,24 - 0,76 - 0,92 - 1,00 - 0,53
4. Profession intermédiaire (0,15) 0,37 0,71 0,03 - 0,34 - 0,70 0,02
5. Employé (0,34) 0,39 1,21 0,30 - 0,01 - 0,15 0,20
6.Ouvrier (0,74) 0,81 1,38 0,90 0,45 0,18 0,48
Ensemble 0,39 0,32 0,54 0,32 0,01 - 0,01 0,20
Champ : Hommes français à la naissance, actifs ou anciens actifs de 25 à 39 ans en 2003.
Source et notes : cf. tableau 1.

Tableau 3
Score moyen de « mobilité subjective » selon l’origine et la destinée (groupes socio-professionnels du père et de
l’enquêtée)
Destinée 1. Agricultrice 2. Patron 3. Cadre 4. Profession 5. Employée 6. Ouvrière Ensemble
Origine i&c intermédiaire
1. Agriculteur 0,47 0,57 1,33 0,92 0,50 0,32 0,61
2. Patron i&c 0,14 - 0,22 0,47 0,14 - 0,19 - 0,31 - 0,01
3. Cadre (- 0,01) - 0,52 - 0,19 - 0,77 - 1,21 - 0,99 - 0,69
4. Profession intermédiaire (0,83) - 0,18 0,89 0,12 - 0,38 - 0,49 - 0,02
5. Employé (0,39) 0,15 1,08 0,69 - 0,11 - 0,31 0,20
6. Ouvrier 0,63 0,61 1,47 1,02 0,34 0,03 0,46
Ensemble 0,49 0,22 0,71 0,45 0,09 - 0,04 0,24
Champ : Femmes françaises à la naissance, actives ou anciennes actives de 40 à 59 ans en 2003.
Source et notes : cf. tableau 1.

Tableau 4
Score moyen de « mobilité subjective » selon l’origine et la destinée (groupes socio-professionnels du père et de
l’enquêtée)
Destinée 1. Agricultrice 2. Patron 3. Cadre 4. Profession 5. Employée 6. Ouvrière Ensemble
Origine i&c intermédiaire
1. Agriculteur - 0,01 0,04 1,20 0,41 0,27 0,12 0,32
2. Patron i&c (0,01) - 0,50 0,24 0,11 - 0,35 - 0,45 - 0,15
3. Cadre - (- 0,30) - 0,33 - 0,71 - 1,10 - 0,79 - 0,69
4. Profession intermédiaire - - 0,12 0,42 - 0,07 - 0,63 - 0,98 - 0,26
5. Employé (0,48) - 0,32 1,09 0,39 - 0,23 - 0,65 0,04
6. Ouvrier (0,03) 0,49 1,25 0,81 0,11 - 0,15 0,25
Ensemble 0,04 0,03 0,37 0,17 - 0,17 - 0,30 - 0,02
Champ : Femmes françaises à la naissance, actives ou anciennes actives de 25 à 39 ans en 2003.
Source et notes : cf. tableau 1.

est étudiée, il vaut mieux ne pas les confondre dans les mêmes tableaux : le champ de ces
tableaux est donc limité aux Français de naissance. L’usage bien établi des études sur la mobi-
lité sociale conduit à dissocier les deux sexes, compte tenu des fortes différences des structures
des emplois masculins et féminins ; celui des études tirées des enquêtes FQP conduit aussi,
généralement, à limiter l’étude aux personnes ayant 40 ans et plus, compte tenu du moment
de la carrière du père où sa profession est saisie. Rien n’empêche cependant d’étudier aussi
les origines et les destinées (bien que non définitives) des plus jeunes, mais il est souhaitable
alors d’en dissocier l’étude, puisque la comparaison n’a pas le même statut. Ainsi, au lieu de
D. Merllié / Sociologie du travail 48 (2006) 474–486 483

donner les résultats, comme dans l’article de M. Duru-Bellat et A. Kieffer, soit pour
l’ensemble de la population soit pour l’ensemble des hommes, on distinguera quatre popula-
tions plus homogènes en fonction du sexe et de l’âge. Pour l’âge, on ne retient ni les plus de
60 ans, ni les moins de 25 ans, ces franges correspondant à des catégories assez spécifiques,
compte tenu des âges actuels d’entrée et de sortie de l’activité. Dans les quatre champs ainsi
distingués, les tableaux proposés présentent un score moyen de « mobilité subjective » (com-
paraison par l’enquêté de son emploi avec celui de son père) en fonction des origines (groupe
socioprofessionnel du père) et des destinées (groupe socioprofessionnel de l’enquêté en 2003,
ou celui de son dernier emploi s’il n’en occupe pas à cette date).
Conformément à la logique de construction des items proposés aux enquêtés, le score
moyen a été déterminé en attribuant la valeur 0 aux réponses centrales (« à peu près le
même »), les valeurs 1 et 2 respectivement aux réponses « plus élevé » et « bien plus élevé »,
les valeurs -1 et - 2 aux réponses « plus bas » et « bien plus bas ». Les moyennes peuvent
donc varier dans un intervalle compris entre - 2 (qui ne s’observerait que pour une catégorie
où la totalité des réponses identifieraient le degré le plus fort de mobilité subjective descen-
dante offert par le questionnaire) et + 2 (pour le cas inverse), une moyenne de 0 correspondant
aux cas où les réponses autres que « à peu près la même » viendraient s’équilibrer strictement.
D’une manière générale, une valeur positive traduit un poids statistique plus important du sen-
timent d’avoir un emploi de niveau supérieur à celui du père et inversement. D’autres pondé-
rations seraient possibles, mais non moins arbitraires que celle-ci (et affecteraient peu le résul-
tat, comme le montre le tableau donné en Annexe A).
Ces quatre tableaux donnent des résultats intelligibles qui font apparaître une assez grande
cohérence avec ce que peut laisser attendre la combinatoire des origines et des destinées et ren-
dent compte aussi de certaines des variations statistiques relevées dans l’article de M. Duru-
Bellat et A. Kieffer. C’est le cas par exemple de celles qui découlent de la comparaison la plus
générale que permettent ces tableaux, celle des moyennes d’ensemble présentées par les quatre
sous-populations : les hommes s’estiment plus souvent que les femmes en mobilité ascendante,
ce qui est logique, dès lors que le point de référence est un emploi masculin (profession du
père), et les membres des générations les plus âgées se différencient globalement de la même
manière des plus jeunes, ce qui est cohérent avec le décalage de carrière par rapport au père. Il
s’agit donc de variations « prévisibles » au sens où elles sont conformes à la logique des choix
de méthode traditionnels des analyses statistiques de la mobilité sociale.
Compte tenu de ces variations d’ensemble, le contenu de chacun des quatre tableaux fait
apparaître des variations internes assez homogènes. Je n’analyse donc ici, pour l’essentiel,
que le premier.
Partons des marges. Et puisque le classement « objectif » des non-salariés est plus problé-
matique, commençons par fixer la structure que dessinent les groupes de salariés. Les cadres
ont globalement une meilleure représentation de leur réussite relative que les membres des pro-
fessions intermédiaires, et eux-mêmes que les employés et les ouvriers, qui se situent à peu
près au même niveau (il en va différemment pour la position relative de ces deux groupes
chez les femmes, ce qui est cohérent avec le fait que la qualification des femmes ouvrières
est globalement inférieure à celle des femmes employées). Dans cette échelle de réussite
sociale relative subjective, les non-salariés du groupe 2 et les agriculteurs se situent entre les
professions intermédiaires et les salariés de rang inférieur.
Le point de vue des origines sociales fait apparaître une échelle de variation plus importante et
qui suit l’ordre inverse de la hiérarchie des groupes de salariés. Toutes destinées confondues, les
fils de cadres ont une vision moyenne négative de leur mobilité, l’évaluation croissant lorsqu’on
484 D. Merllié / Sociologie du travail 48 (2006) 474–486

descend l’échelle de la hiérarchie des origines. Cet ordre, opposé à celui des destinées, est cohé-
rent avec le fait que la mobilité sociale ne peut être que principalement ascendante pour les ori-
gines inférieures et descendante pour les origines supérieures. Dans cette hiérarchie des senti-
ments globaux de réussite, les enfants d’agriculteurs sont très proches des enfants d’ouvriers, et
les enfants de patrons se situent entre ceux des professions intermédiaires et des employés.
Ces catégories d’ensemble mêlent, par définition, même si c’est nécessairement dans des
proportions variables, des cas de mobilité sociale différente. Il faut donc s’attendre à trouver,
à l’intérieur du tableau, des variations plus marquées que celles des marges. C’est ce qu’on
observe régulièrement, pour chaque destinée de groupes de salariés et pour chaque origine, y
compris celles des groupes de non-salariés, où les écarts en fonction des destinées peuvent
atteindre des proportions importantes. L’échelle des variations pour les origines des groupes 1
et 2 est moins ouverte que celle que présentent les origines salariées, ce qui est conforme au
fait qu’il s’agit de positions de départ moins homogènes, d’où des appréciations plus variables
au sein de chaque destinée.
Ainsi voit-on, très logiquement, dans l’ensemble du tableau, s’opposer fortement les cases
symétriques des enfants de cadres qui deviennent ouvriers (avec le maximum des valeurs néga-
tives) et des enfants d’ouvriers qui deviennent cadres (maximum des valeurs positives), que
séparent 2,5 points sur une échelle théorique de quatre. Ces variations sont à la fois d’ampleur
marquée et très cohérentes avec l’échelle « objective » des groupes socioprofessionnels. La
sociologie spontanée qui se dégage collectivement des jugements individuels des enquêtés est
loin de s’opposer à la sociologie savante des catégories sociales et des sociologues. Si, venant
de Sirius, on ignorait tout de la hiérarchie sociale des groupes socioprofessionnels, on pourrait
assez bien la dégager, et de manière assez nuancée, de la lecture de ces tableaux.

5. Les échelles de l’observation

Peut-on aller plus loin ? Le fait que les deux articles présentent une mesure de la mobilité
objective mettant en œuvre des échelles d’observation très différentes conduit, dans le rappro-
chement des mobilités objective et subjective, à s’interroger aussi sur les échelles de celle-ci,
qui ne peuvent être que variables et (à la différence de celles de la mobilité objective) indéter-
minées. Peut-on cependant, au-delà des variations individuelles dont les entretiens peuvent
donner une idée, proposer des hypothèses sur les principes sociaux de ces variations ? Mainte-
nant que j’ai montré que, globalement ou en moyenne, la mobilité subjective varie de manière
cohérente avec la mobilité objective, je voudrais proposer une hypothèse supplémentaire de
nature à rendre compte d’une partie des décalages entre elles : l’échelle qui structure les répon-
ses à la question d’opinion sur la mobilité est elle-même fonction de la mobilité objective.
Une différence majeure entre mobilité « des sociologues » et mobilité « des enquêtés » est
que les premiers se donnent une objectivation préalable de la structure sociale qui, quels que
puissent en être les approximations ou les défauts, leur donne un point de vue surplombant sur
celle-ci, théoriquement indépendant d’une position sociale particulière (les différences sont
estimées à partir d’une carte d’ensemble, à l’échelle relativement déterminée), tandis que les
seconds doivent apprécier la position relative de deux situations à partir d’un point de vue par-
ticulier sur le monde social. Se déplacer de dix kilomètres, c’est très loin pour qui n’a jamais
quitté son village ou son quartier, c’est plus que négligeable pour qui a en tête la carte du
monde. Ces deux points de vue, intellectuel et indigène, ou théorique et pratique, peuvent se
rapprocher pour les enquêtés que leur formation scolaire rapproche du point de vue des socio-
logues (ne serait-ce que par la connaissance plus ou moins précise du système des catégories
D. Merllié / Sociologie du travail 48 (2006) 474–486 485

socioprofessionnelles). Cette variation en fonction du niveau culturel est justement un des


constats communs aux deux articles (Duru-Bellat et Kieffer, 2006, dans ce numéro
(10.1016/j.soctra.2006.08.001) ; Attias-Donfut et Wolff, 2001, Tableau 2). Mais, au-delà de
ce facteur proprement culturel d’un point de vue plus ou moins surplombant, on peut penser
que le point de vue pratique sur le monde social est directement affecté par la trajectoire indi-
viduelle et familiale, qui peut plus ou moins repousser les limites de l’univers familier.
Les personnes en situation d’immobilité sociale ont plus de chances que les autres d’avoir
un univers relationnel relativement limité à leur propre milieu social. Cela ne les empêche pas,
au contraire, d’être sensibles à de multiples différences sociales internes à ce milieu, et donc
d’avoir des opinions sur les différences de réussite au sein de leur famille. Ils peuvent ainsi
estimer, très raisonnablement, avoir une situation sociale plutôt meilleure ou plutôt moins
bonne que celle de leurs parents, alors même qu’elles se situent dans la même catégorie socio-
professionnelle. Cette évaluation peut même être facilitée, justement, s’il s’agit du même
milieu professionnel, ce qui simplifie les comparaisons en en stabilisant le cadre. Un agricul-
teur fils d’agriculteur dispose de repères plus précis pour comparer sa situation professionnelle
avec celle de son père que son frère devenu ouvrier ou technicien.
A l’inverse, l’expérience du voyage dans l’espace social que constitue la mobilité intergéné-
rationnelle, avec la diversité des lieux et formes de socialisation qu’elle implique, permet une
vision plus large de l’univers de référence pertinent ou simplement accessible, et peut porter à
relativiser les a priori sociaux indigènes des milieux rencontrés14. On y découvre la diversité
des critères possibles de réussite, bien plus variables que vus d’un seul canton de la société, on
y découvre aussi l’existence de situations sociales extrêmement diversifiées, et du coup on
peut être porté à relativiser l’importance de son propre parcours social. Ce changement
d’échelle de la perception des différenciations sociales est par soi de nature à élever le seuil
de perception de la réussite ou de l’échec relatifs.
Si tel est bien le cas, on a là un mécanisme social qui ne peut que produire un décalage
assez systématique et allant à contresens de la relation attendue (et, globalement, observée)
entre mobilité objective et mobilité subjective : les moins mobiles sont portés à surévaluer de
micro-différences, inférieures, en tout cas, au seuil des catégories ou groupes socioprofession-
nels à usage statistique ; les plus mobiles à tenir pour relativement négligeables des différences
objectivement bien plus grandes. Et il devient alors presque étonnant que les opinions sur la
mobilité soient aussi clairement corrélées avec la combinaison des origines et des destinées.

Annexe A

Pour illustrer la possibilité de présenter autrement la relation entre mobilité « objective » et


« subjective » dans le cadre de la forme usuelle des tableaux de mobilité sociale, on peut pro-
poser une variante de l’indicateur qui vient d’être présenté, consistant à synthétiser la mobilité
« subjective » par la différence des pourcentages d’évaluation de l’emploi du répondant
comme supérieur ou inférieur à celui de son père. Cet indicateur, qui peut varier théoriquement
de – 100 (pour une catégorie qui ne comporterait aucune réponse « à peu près le même »,

14
L’idée que la mobilité (géographique et sociale), propice à la redéfinition des identités, peut conduire à des situa-
tions de « réversibilité biographique », avec des réinterprétations radicales de la biographie des individus, mais aussi,
plus généralement, que l’expérience de changements sociaux est favorable à des rapports au monde social plus relati-
vistes, et par là plus en affinité avec la démarche sociologique comme rupture avec les évidences sociales, a notam-
ment été développée par Peter L. Berger (1963, chapitres 2 et 3).
486 D. Merllié / Sociologie du travail 48 (2006) 474–486

Tableau 5
Différences entre les pourcentages de mobilité subjective ascendante et descendante selon l’origine et la destinée
(groupes socio-professionnels du père et de l’enquêté)
Destinée 1. Agriculteur 2. Patron 3. Cadre 4. Profession 5. Employé 6. Ouvrier Ensemble
Origine i&c intermédiaire
1. Agriculteur 49 59 79 68 52 54 58
2. Patron i&c (61) 31 53 30 14 6 30
3. Cadre (2) 2 3 - 37 - 68 - 62 - 17
4. Profession interméd. (25) 19 60 23 - 18 - 43 21
5. Employé (30) 36 71 59 21 16 43
6. Ouvrier 37 71 91 72 46 39 55
Ensemble 48 44 55 48 27 29 41
Champ : Hommes français à la naissance, actifs ou anciens actifs de 40 à 59 ans en 2003.
Lecture : le pourcentage d’hommes de cette tranche d’âge qui estiment le niveau de leur emploi supérieur à celui de
leur père excède de 41 points celui de ceux qui l’estiment inférieur ; c’est de 58 points dans le cas des fils d’agricul-
teurs et de 49 parmi ceux-ci s’ils sont agriculteurs. Le pourcentage de fils de cadres qui estiment le niveau de leur
emploi inférieur à celui de leur père excède de 17 points celui de ceux qui l’estiment supérieur et cette différence
atteint 62 points s’ils sont ouvriers ou 68 s’ils sont employés.
Source : INSEE, enquête FQP 2003.
Notes : les résultats entre parenthèses correspondent à des effectifs dans l’enquête inférieurs à 10 personnes.

« plus élevé » ou « bien plus élevé ») à 100 (pour une catégorie où toutes les réponses seraient
« plus élevé » ou « bien plus élevé »), évite de donner des valeurs numériques aux réponses,
mais ne tient pas compte de la différenciation des réponses positives ou négatives en deux
degrés. Il est présenté ici pour le même champ que le Tableau 1, dont il confirme les résultats
d’ensemble (Tableau 5).

Références

Attias-Donfut, C., Wolff, F.-C., (2001), La dimension subjective de la mobilité sociale, Population, 56e année, n° 6,
oct.-déc., p. 919-958.
Berger, P.L., (1963), Invitation to Sociology, tr. fr. Invitation à la sociologie, Paris, La Découverte, 2006.
Duru-Bellat, M., Kieffer, A., (2006), Les deux faces – objective/subjective – de la mobilité sociale, Sociologie du tra-
vail, n° 4 (10.1016/j.soctra.2006.08.001).
Merllié, D., (1994), Les enquêtes de mobilité sociale, PUF, Paris.

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