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Les planificateurs  :
quel est le pouvoir du savoir ?

L ’élaboration des différents documents de planification repose sur


le travail, parfois peu visible et peu mis en valeur, de nombreuses
personnes. Il faut en effet conduire les études nécessaires pour éclai-
rer la décision. Il faut animer de nombreuses réunions avec les élus
et les différents acteurs publics et privés. Il faut prendre le temps de
consulter, voire de faire participer les habitants. Il faut aussi concevoir
des documents, écrire, dessiner, cartographier, trouver les moyens les
plus efficaces pour communiquer. Il faut enfin s’assurer de la rigueur
juridique des plans.
Mais qui sont les élaborateurs de ces plans ? Forment-ils un
ensemble professionnel homogène ou, au contraire, ne sont-ils qu’une
configuration chaque fois particulière et circonstanciée de profession-
nels aux compétences et aux pratiques variées ? Quel rôle jouent-ils
vraiment ? Sont-ils de simples « exécutants », au service de ceux qui les
mandatent ou ont-ils un rôle d’influenceur, voire de prescripteur, pour
définir les orientations d’un plan d’urbanisme ? Quelle est la véritable
position adoptée par l’urbaniste de plan, entre la neutralité (que l’on
pressent en réalité comme impossible) et l’imposition experte de son
savoir, que l’on imagine vite insupportable ?

Les urbanistes de plan

Des compétences mobilisées très fluctuantes


Les urbanistes ne forment pas une profession en tant que telle. Une
profession désigne un groupe reconnaissable à certaines s­ pécificités, et
définit ses propres contours selon des règles connues par ses membres
et plus largement la société. Selon cette définition, on ne peut donc quali-
fier l’urbanisme de profession dans la mesure où il s’exerce dans des
conditions extrêmement variées à la fois en termes de statut (fonction-
naire, salarié, libéral) et de thématiques principales de travail (planifica-
tion, urbanisme opérationnel, prospective, enquêtes sociales, etc.). On

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peut donc, avec Viviane Claude [Claude, 2006], dire qu’il s’agit plutôt
d’un métier, caractérisé par un certain nombre de méthodes et de réfé-
rences partagées. L’élaboration des plans n’est bien sûr qu’une facette,
un aspect, parfois une spécialisation dominante, pour les professionnels
de l’urbanisme.
Au moment de l’adoption de la loi Cornudet de 1919, et de l’appa-
rition des premiers plans d’aménagement et d’extension, les personnes
sollicitées pour élaborer ces plans étaient principalement des archi-
tectes, parfois des géomètres ou des ingénieurs. Il n’existait pas de
formation en « urbanisme », même si la première formation spéciali-
sée est née à Paris dans les années 1920 [Chevalier, 2000]. Il s’agis-
sait d’ailleurs davantage d’un complément de diplôme que d’une
formation complète. Les premiers urbanistes étaient donc principale-
ment des « hommes de l’art », repérés par des notables locaux qui leur
confiaient des missions en urbanisme. Les quelques premières forma-
tions constituaient des viviers pour ces ingénieurs et architectes qui
souhaitaient approfondir leurs connaissances en urbanisme.
Le régime de Vichy (1940‑1944) a entraîné une forte centralisation
des pouvoirs en matière d’urbanisme. La responsabilité du choix des
prestataires pour réaliser les schémas est alors passée des communes
à l’État. Les « hommes de l’art » retenus l’étaient moins par connais-
sance locale que par un système de recommandation nationale.
En 1943, la création d’un corps national d’inspecteurs de l’urbanisme
et la création d’un agrément pour les urbanistes locaux ont ainsi
introduit un filtre dans l’accès au milieu des urbanistes [Voldman,
1984]. C’est désormais l’État qui fait tout puisqu’il inspecte, agrée et
rémunère. Ce système va perdurer après-guerre, avec la création du
corps des urbanistes de l’État. Toutefois, les compétences mobilisées
sont encore largement celles des architectes et, un peu plus qu’aupa-
ravant, celles des ingénieurs. Jusqu’aux années 1960, ces deux profes-
sions dominent d’ailleurs très nettement les positions de pouvoir en
matière de planification.
À partir des années 1960, une critique de l’urbanisme des ingé-
nieurs se fait entendre. L’État va donc développer de nouveaux
appels à compétences et passe des commandes auprès de différentes
personnes issues de filières universitaires en sciences humaines pour
mener des études et recherches. Beaucoup d’entre elles travaillent dans
des bureaux d’études privés, certaines vont intégrer ce qu’on appe-
lait alors les « services extérieurs de l’État », c’est-à-dire les services
déconcentrés, notamment les Directions départementales de l’équi-
pement. Le métier d’urbaniste s’élargit donc à de nouveaux profils :

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sociologues, géographes, etc. La création de nombreux instituts d’ur-


banisme, à la fin des années 1960 et au début de la décennie suivante,
marque cet infléchissement des compétences demandées au profit des
sciences sociales.
À partir des années 1980, la décentralisation va faciliter l’émergence
de nouveaux profils de professionnels de l’urbanisme. Les collectivités
vont recruter massivement et ouvrir assez largement les compétences
à des domaines proches comme le développement local, la gestion
des milieux fragiles, la mise en valeur touristique, la politique de la
ville, etc. Des savoir-faire nouveaux prennent une place croissante
dans le domaine, notamment ceux des paysagistes.
Le champ de l’urbanisme s’est ainsi constitué de manière très
progressive, par adjonction de compétences successives.

Peut-on former à l’urbanisme ?


Dans ces circonstances, comment former l’urbaniste ? Deux sujets
différents se mêlent ici : un enjeu de compétences à développer et un
enjeu de « placement » pour les différents segments de l’offre publique
ou privée de formation supérieure.
Les premières formations en urbanisme sont créées en France dans
les années 1920. Elles suivent de quelques années les expériences
pionnières menées à l’étranger, notamment avec le premier institut
universitaire dédié à l’urbanisme créé à l’université de Liverpool en
1909. En France, de nombreux instituts d’urbanisme font ensuite leur
­apparition dans les années 1970. En 1984, est créée l’Association pour
la promotion de l’enseignement et de la recherche en aménagement
et urbanisme (APERAU). Cette association accueille ­progressivement
­l’ensemble des instituts d’urbanisme. Elle délivre un label pour les
formations par l’adhésion à une charte de qualité des diplômes et
à la suite d’évaluations. Elle décerne également des récompenses
de recherche (notamment des prix pour des thèses ou des articles
scientifiques).
Du point de vue des compétences à développer, un consensus assez
général s’est forgé autour de l’idée que la formation en urbanisme doit
être pluridisciplinaire [Douay et al., 2017]. Parmi les disciplines mobi-
lisées, on compte la sociologie, le droit, l’économie, la géographie, l’in-
génierie des réseaux… Elle doit former aux outils les plus couramment
utilisés comme le dessin ou la cartographie (aujourd’hui principalement
par ordinateur pour l’un comme pour l’autre). Les étudiants doivent
également être confrontés à des mises en situation, à travers des exercices

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collectifs de projet. La formation en urbanisme doit enfin couvrir un


spectre large de questions thématiques : ­transports, logement, gestion
des réseaux d’eau, déchets, etc.
Si ces principes généraux sont intellectuellement assez bien
compris, ils sont cependant contestés par différentes filières qui tentent
de capter l’urbanisme pour le considérer comme une « sous-filière ».
La géographie universitaire a ainsi pu être tentée à certaines époques
de se présenter comme la science générale sur la ville et les territoires.
Aujourd’hui, ce sont les écoles d’ingénieurs qui ont pris le dessus,
car ce sont les seules qui ont la possibilité de présenter leurs diplômés
à la spécialité « urbanisme » du concours d’ingénieur des collectivités
locales organisé par le Centre national de la fonction publique terri-
toriale. Ce coup de force, révélateur des faiblesses de certaines écoles
d’ingénieurs à trouver des débouchés pour leurs étudiants, oblige la
plupart des diplômés de l’université à passer quelques années comme
contractuels avant de pouvoir passer le concours d’ingénieur.
Les formations en urbanisme à l’université sont ainsi à revigorer
au regard de trois éléments. Elles ont perdu une grande partie de leur
spécificité, à mesure que les formations professionnelles se sont déve-
loppées au sein de l’université et singulièrement en sciences humaines.
Par ailleurs, elles tendent parfois, du fait de leurs faibles effectifs et de
leur concurrence, à présenter (voire à offrir) des spécialisations trop
étroites. Celles-ci n’ont pas beaucoup de sens, au regard du temps
passé en master (deux ans). Enfin, et peut-être surtout, le pari « inter-
disciplinaire » tarde à se réinventer. Les paniers de disciplines offerts au
sein des formations restent globalement assez stables et certains savoirs
sont très peu présents dans les formations, notamment en médecine, en
biologie, en psychologie. Ce sont pourtant des domaines particulière-
ment importants et d’actualité pour penser le devenir des villes.

Vers un ordre des urbanistes ?


Les urbanistes ne forment pas une profession réglementée. À la diffé-
rence des architectes ou des médecins, ils n’ont pas d’ordre. Dans
le contexte d’une concurrence forte pour l’accès aux emplois de la
fonction publique comme au marché de prestations intellectuelles
des collectivités publiques, beaucoup d’urbanistes souhaiteraient une
meilleure définition de leur champ professionnel.
Si aucun ordre n’a été créé, un Office professionnel de qualification
des urbanistes (OPQU) est né le 3 mars 1998. Dès le début, il a reçu
le soutien de l’Association des maires de France (AMF) et de l’État.

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Il a pour mission principale d’attribuer une qualification profession-


nelle aux urbanistes et de la faire reconnaître. En effet, selon le texte
de la convention entre l’OPQU et le ministère en charge de l’urbanisme
en 2002, « jusqu’à présent, l’urbanisme ne fait l’objet en France, d’au-
cune reconnaissance en tant que champs et pratiques professionnels
autonomes, et la profession d’urbaniste, qui n’est pas réglementée, ne
connaît pas de définition officielle. L’appellation d’urbaniste recouvre
des formations, des pratiques et des méthodes hétérogènes. Cette situa-
tion est préjudiciable à la qualité des décisions et des réalisations ». Cet
office doit donc qualifier les personnes privées puis morales. Aujourd’hui
c’est plus de 970 urbanistes qualifiés et plus de 160 jeunes diplômés qui
sont inscrits sur la liste d’aptitude à la qualification d’urbaniste.
Le Collectif national des jeunes urbanistes (CNJU) créé en 2010,
met au cœur de ses activités la constitution d’un monopole écono-
mique dans des domaines d’intervention considérés comme particu-
liers à l’urbanisme (printemps du CNJU, 14 mars 2015, Grenoble).
À cet égard, il propose depuis sa création la labellisation officielle
d’un « diplôme d’urbaniste » [CNJU, 2013, p. 9], garantissant un
contrôle du recrutement à certains postes et fonctions, ainsi qu’une
restriction des droits d’accès aux marchés publics opérationnels pour
les praticiens (et leurs structures d’appartenance) n’ayant pas validé
de diplôme en urbanisme.
La voie à choisir est donc relativement complexe :
–Une trop forte restriction du champ de l’urbanisme serait
nuisible à l’urbanisme lui-même. On ne peut à la fois se définir
comme spécialiste de la synthèse et refuser l’accès de nouvelles
compétences dans le champ. Une vision malthusienne et figée
des compétences à mobiliser serait très préjudiciable. Beaucoup
de nouveaux enjeux très forts dans la planification territoriale,
que l’on songe à la santé, à la montée des eaux marines ou encore
la gestion des déchets, appellent nécessairement des compétences
autres que celles habituellement acquises par les « urbanistes ».
–Les urbanistes sont régulièrement soumis à des volontés
d’« impérialisme » intellectuel ou économique de la part de
groupes professionnels voisins qui recherchent des marchés ou
des positions sociales en s’arrogeant le titre d’urbaniste. C’est
notamment le cas des architectes, parfois à leur corps défendant,
quand la demande politique confond les compétences d’archi-
tecture et d’urbanisme, ce qui est relativement fréquent lors-
qu’il s’agit de faire de « la communication urbanistique » plus
que de l’urbanisme.

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Ni neutre, ni technocrate ?

Le risque technocratique
Quel est le rôle du professionnel dans l’élaboration du plan ? Est-il un
simple exécutant ou au contraire, cherche-t‑il à travers les missions
dont il a la responsabilité, à faire passer ses idées et son point de
vue ? Le risque de « technocratie » de la part des urbanistes est de plus
en plus mis en avant depuis quelques années. Alors que la figure du
« technocrate étatique » était souvent dénoncée dans les années 1970
et 1980, c’est aujourd’hui la montée en puissance des grands groupes
de conseil privé qui fait craindre une nouvelle emprise des experts sur
la marche des villes. En effet, de plus en plus, les grandes collectivités
publiques font appel à des experts privés [Galimberti, 2019].
Quels sont les risques d’une approche technocratique ? La techno-
cratie conduit à présenter comme techniques des questions qui méri-
teraient d’être politiquement débattues. Certes, les plans d’urbanisme
sont conçus pour résoudre certains problèmes techniques : il faut
réduire les embouteillages, mieux gérer les déchets, construire un
nombre souhaitable de logements. Mais la résolution de ces problèmes
n’est pas d’abord et uniquement technique. Pour réduire les embou-
teillages dans une grande ville, on peut choisir d’élargir les routes,
de construire un métro, de réaliser des équipements de proximité pour
réduire les distances pratiquées ou établir un péage pour dissuader les
automobilistes d’emprunter tel ou tel axe. Chacune de ces solutions
techniques peut être efficace, mais elles ont des effets sociaux bien
évidemment très différents. Par exemple, le péage touchera davan-
tage les pauvres que les autres. Bref, résoudre les problèmes d’em-
bouteillage n’est pas uniquement une question d’ingénieurs, même si
leur concours est bien sûr indispensable : c’est une question sociale,
donc politique. Le savoir technique véhicule donc toujours, à son issu
parfois, une vision politique.
Comment peut-on détecter le moment où pointe une possible
dérive technocratique ? La technocratie menace quand un type
de savoir tend à dominer les autres, quitte parfois à les rendre
­inaudibles. Selon les époques et les lieux, ces savoirs dominants dans
la conception des plans d’urbanisme ont pu être ceux des ingénieurs,
ceux des économistes ou encore ceux des spécialistes de l’écologie.
Pourquoi est-ce grave ? Parce que les spécialistes d’une question
tendent à considérer que le problème le plus important est celui que
leur compétence professionnelle leur permet de résoudre. La dérive

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technocratique peut également advenir quand des modèles abstraits


prennent place au détriment de l’expérience réelle, quand l’outil de
mesure utilisé devient le but à atteindre. Un exemple fameux est celui
du PIB : le produit intérieur brut est-il vraiment le bon indicateur
de la vitalité économique et du bien-être des habitants d’une ville ?
Non, bien sûr, et d’ailleurs il n’a pas été créé pour cela. Cette confu-
sion entre la fin et les moyens est très fréquente dans les documents
d’urbanisme : « produire des habitations à loyer modéré (HLM) »
devient parfois synonyme de « politique sociale du logement », alors
que la production de logements sociaux n’est qu’un des ingrédients
d’une politique sociale de l’habitat. Les professionnels utilisent égale-
ment souvent des modèles explicatifs qui véhiculent, le plus souvent
­implicitement, une vision du monde, c’est-à-dire une idéologie. Rachel
Weber [Weber, 2019] a ainsi montré comment, aux États-Unis, les
modèles d’évaluation socio-économique et fiscale des projets immo-
biliers dans les villes sont ­particulièrement conservateurs. En effet,
ces modèles, comme presque tous les modèles, considèrent comme
immuables des relations de causalité. Ils ne peuvent pas prévoir de
ruptures dans les cycles économiques ou dans la société. La crise
économique survenue après la crise des crédits subprimes (crédits
hypothécaires) aux États-Unis en 2008 en a offert un exemple
­frappant. Par ailleurs, ces modèles sont discutables. Ils sont construits
à partir d’une estimation des coûts publics préalables aux projets
immobiliers (­construction préalable ­d’équipements et de réseaux)
puis des modélisations des retombées fiscales à l’échelle locale à
long terme. Une évaluation économique à une autre échelle et selon
d’autres critères pourrait aboutir à des choix tout autres, notamment
si l’on regarde le coût économique et social de la concurrence entre
les villes pour attirer l’immobilier d’entreprise…

Les planificateurs disent-ils toujours la vérité ?


Le savoir est un pouvoir. Les urbanistes et planificateurs sont rému-
nérés par des collectivités locales, des États, des firmes privées.
Seraient-ils alors parfois prêts à quelques imprécisions ou omis-
sions volontaires afin de ne pas leur déplaire ? Bien sûr, cela arrive
et les exemples d’études légèrement tronquées ou de pronostics
un peu biaisés abondent. Quand les élus se gargarisent de mots,
auxquels ils ne croient souvent pas eux-mêmes, sur la vertu suppo-
sée de leurs orientations pour l’environnement ou la justice sociale,
quel planificateur ne céderait-il pas à la paresse de ne plus lutter

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contre de telles formulations vides de sens ? Parfois, et c’est plus


grave, l’urbaniste peut être aussi tenté de manipuler quelque peu
les données… Pour justifier le déplacement d’un réseau d’autobus
contesté, on peut tordre quelques chiffres et réaliser l’enquête un
jour où le trafic routier est perturbé.
Parmi de nombreux chercheurs travaillant sur les décisions en
matière d’infrastructure de transport, Bent Flyvbjerg s’est particuliè-
rement intéressé à la manière dont les grands projets sont justifiés
[Cantarelli et Flyvbjerg, 2015]. Il a notamment étudié les projets
de plus d’un milliard de dollars américains. Ces projets, complexes,
monumentaux, controversés, captivants, sont souvent difficiles à
contrôler et leurs coûts réels sous-évalués. Les coûts de construction
sont presque toujours minorés et les bénéfices prévisionnels largement
gonflés. En quoi cela peut-il représenter un problème pour l’amé-
nagement des villes ? S’agit-il là de simples erreurs de prévision ou,
plus gravement, d’une distorsion volontaire des données ?
Cette pratique régulière soulève en effet de nombreuses questions.
Tout d’abord, elle entraîne une mauvaise allocation des ressources
publiques. Si les bases sur lesquelles les décideurs doivent statuer sont
fausses, comment ces derniers peuvent-ils prendre des décisions perti-
nentes ? Comment peuvent-ils choisir entre un porte-avions, un opéra,
une autoroute ou un plan de rénovation des universités, si les coûts des
uns et des autres choix ne sont pas connus ? De manière plus précise,
l’arbitrage entre une autoroute et une voie ferrée peut-il se faire
sans éléments financiers crédibles ? Autre i­nconvénient : ­lorsqu’un
projet est nettement sous-évalué, sa mise en œuvre est toujours forte-
ment retardée. Il faut en effet renégocier avec les banques, revoir
les contrats avec les entreprises, éventuellement réévaluer l’ampleur
du projet pour diminuer des coûts, etc. Enfin, un grand projet ne se
réalise pas seul. Dans son sillage, il entraîne souvent avec lui une
foule de petits projets publics et privés dont la mise en œuvre est
fortement perturbée par ce calendrier décalé. Le promoteur vendra
moins aisément ses logements si le métro n’est pas arrivé à temps,
certains habitants devront se contenter plus longtemps que prévu
d’un simple autobus, le collège n’aura pas nécessairement atteint le
nombre d’élèves prévus… Bref, le retard d’un projet d’infrastructures
a des conséquences en chaîne sur de nombreux autres projets. De
plus, il contribue à saper la confiance que les citoyens peuvent avoir
dans les institutions publiques. Si l’on ne peut pas croire les décideurs
sur le prix d’un pont, comment ne pas mettre en cause plus générale-
ment l’ensemble des données publiques ?

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Bent Flyvbjerg et ses collègues ont analysé les surcoûts de


258 projets d’infrastructure de transport dans 20 pays et 5 ­continents
au début des années 2000. Parmi les 58 projets routiers étudiés,
les surcoûts sont en moyenne de 45 %. Pour les 33 ponts et tunnels,
les surcoûts moyens sont de 33 %. Ils sont de 20 % pour les
167 projets routiers de ­ l’échantillon. Le problème est donc large
et ­généralisé, puisqu’on le retrouve, dans des proportions c­ omparables,
dans tous les pays et sur tous les continents.
Comment expliquer de tels surcoûts ? S’agit-il d’un manque
­d’expérience ? Non, car des surcoûts s’observent tout autant pour des
infrastructures relativement banales aujourd’hui, comme une auto-
route, que pour des projets comprenant des technologies nouvelles ou
inédites. Par ailleurs, si tel était le cas, on devrait observer une dimi-
nution progressive de ces surcoûts : or il n’en est rien. On peut bien
sûr invoquer les aléas techniques ; mais ceux-ci sont censés être pris en
compte dans les estimations budgétaires initiales (nature du sol ou du
sous-sol, risques naturels, etc.).
En fait, au-delà des réponses techniques, deux types d’explica-
tions sont souvent retenus pour expliquer ces erreurs de prévision.
La première est psychologique : c’est le biais d’optimisme. Bien souvent,
les promoteurs d’une solution technique « aiment » la technique qu’ils
promeuvent et font tout pour en minorer les éventuels défauts ou
coûts cachés. La seconde raison est plus politique. Les planificateurs
mentent, par action ou par omission, pour sous-estimer les coûts.
Afin d’avoir davantage de chance de voir la solution qu’ils défendent
retenue dans la concurrence des projets à financer, il faut se présenter
sous son meilleur jour, c’est-à-dire le coût le plus réduit et les effets les
plus massifs.
Comment améliorer ces dispositifs ? Les prévisions pourraient
faire l’objet d’une évaluation indépendante par des pairs. Les bureaux
d’études chargés de réaliser ces études sont souvent liés à des entre-
prises de travaux publics intéressées par la réalisation des infrastruc-
tures. Des comparaisons plus systématiques avec des projets similaires
pourraient être exigées. Quand un projet de tramway coûte en
moyenne 20 millions d’euros par kilomètre et qu’un élu annonce que
son agglomération va s’en doter pour moins de 15 millions, on peut
douter de la sincérité de la promesse… Ces estimations pourraient
enfin faire l’objet d’une plus grande transparence et être soumises à
discussion devant des jurys citoyens. Bent Flyvbjerg propose égale-
ment qu’une responsabilité professionnelle puisse être engagée en cas
d’erreurs graves et manifestement malignes.

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Le risque de l’effacement
Inversement, l’urbaniste peut être tenté de jouer un simple rôle d’inter-
médiaire, de simple passeur de savoir. Cette position est en fait impos-
sible : afficher une neutralité, intenable dans les faits, c’est donner
prise à une pratique technocratique qui s’ignore, car c’est faire comme
s’il n’y avait aucun biais personnel dans la manière dont l’urbaniste
propose que le plan soit conçu. Par exemple, proposer d’associer les
habitants de telle ou telle façon, n’est-ce pas déjà avoir un point de
vue sur la place que ces derniers doivent occuper dans le système déli-
bératif ? Choisir les figurés d’une carte, n’est-ce pas déjà établir des
priorités entre les sujets ? Bref, plutôt que de s’affirmer comme neutre,
la meilleure solution professionnelle n’est-elle pas de donner à voir
autant que faire se peut les éventuels biais idéologiques qui peuvent se
cacher dans toute proposition ?
En cela, nous pouvons suivre Bernardo Secchi, architecte, urba-
niste et universitaire italien qui affirmait :
« Acclamer avec emphase l’élimination de l’auteur ou, des auteurs, qui se
succèdent dans la construction de la ville, est une attitude qui risque d’ef-
facer ou de cacher les différences entre les programmes et, j’oserais dire,
si le mot n’était pas inusuel ici, entre les poétiques qui guident chaque
projet : autrement dit, elle risque de cacher l’ensemble des raisons qui
poussent chaque auteur à choisir certaines directions plutôt que d’autres.
Par ailleurs, mettre en évidence l’auteur, l’urbaniste, ne signifie pas néces-
sairement hypertrophier son rôle, comme dans des domaines très proches
de celui de l’urbanisme, ou mettre au second plan la société et la culture
d’une époque. Ce n’est renoncer ni à la prise de conscience des méca-
nismes dans lesquels chaque auteur est immergé, ni à l’autocritique ré-
flexive des dernières décennies du xxe siècle » [Secchi, 2006, p. 41-42].

Disons-le tout net : il est souvent difficile de mettre en valeur l’ac-


tion déterminante d’« un » urbaniste dans la transformation d’une
ville ou d’un quartier. En effet, si nous avons évoqué quelques noms
dans cet ouvrage (Sir Peter Abercrombie, Paul Delouvrier, etc.), c’est
souvent moins pour magnifier leur action que pour évoquer, à travers
eux, une époque et une situation sociale. Comment expliquer cela ?
La ville est d’abord œuvre collective, et si un architecte peut signer
un bâtiment, aucun urbaniste ne pourra jamais signer une ville…
Faut-il donc parler du rôle d’auteur de l’urbaniste, comme y invite
Bernardo Secchi ? Oui, si l’on veut bien signifier par là qu’il a une
responsabilité importante et parfois directe sur certaines décisions.

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Quand l’action d’un urbaniste


permet la création d’un parc
et transforme la périphérie de Milan
Un ouvrage récent, de 2018, piloté par différents universitaires
européens et intitulé Spatial Planning Matters!, propose une
série d’exemples très concrets et localisés d’effets de décision de
planification, en illustrant notamment le rôle parfois éminent joué
par un individu ou un petit groupe. Suivons ainsi le cas présenté par
Alessandro Balducci sur le rôle d’un urbaniste milanais [Balducci, 2018].
Dès les années 1950 à Milan, un consensus s’était établi sur la nécessité
d’une politique d’urbanisme pour limiter l’étalement urbain de la vaste
métropole. Une première association de 63 communes vit le jour autour
de Milan pour élaborer un plan d’urbanisme intercommunal (le piano
intercommunale milanese). L’un des projets de ce plan était la création
d’un parc, dans une partie déjà densément urbanisée du nord de
l’agglomération. Le plan fut approuvé par l’assemblée des maires en
1967, et une entité juridique fut créée pour le réaliser. Elle avait la capacité
d’acheter des terrains. Mais le projet n’avança guère. Un nouveau
directeur fut nommé en 1983, Francesco Borella. Il dut faire face à une
situation difficile. Le parc se trouvait dans une partie très dégradée de la
périphérie de la ville avec de nombreux sites industriels abandonnés et
des friches agricoles en attente d’urbanisation. L’entité fut endettée par
l’achat des seuls premiers 120 hectares de terrains. L’attention portée
aux questions environnementales était alors très faible parmi les édiles.
Francesco Borella décida alors d’agir de manière stratégique : plutôt
que d’attendre d’avoir l’ensemble des terrains nécessaire pour réaliser
le vaste parc, il décida de faire planter sans attendre 11 000 arbustes.
Les premiers résultats ne se firent pas attendre. Il réussit ainsi à
convaincre les équipes techniques qu’il était préférable de réaliser le
parc par morceaux plutôt que selon un plan global.
L’ouverture du parc rendit possible la réalisation de nombreuses
opérations d’aménagements sur ses pourtours. En 2016, le parc est
étendu et atteint près de 800 hectares. Plus de deux millions de
personnes le visitent chaque année, pour des pique-niques, des
fêtes, du sport, de la détente, etc.
Cet exemple illustre le rôle déterminant qu’ont joué les urbanistes pour
la réalisation de ce parc. Tout d’abord, il fallait convaincre les élus surtout
préoccupés par le développement de nouveaux logements et de
nouveaux lieux d’activités économiques qu’une grande région urbaine
devait se doter d’un parc. Deuxièmement, il était difficile d’imaginer le
succès d’un tel parc dans une zone alors très dégradée et traversée
par de nombreuses infrastructures.

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planification urbaine

Le savoir, l’imagination et la prospective


L’urbaniste ne peut être un simple « passeur » entre les savoirs divers
dont il ferait la synthèse, entre les préoccupations des habitants dont
il serait le porte-voix et les aspirations des décideurs dont il serait l’ac-
coucheur. Chaque urbaniste a des méthodes propres pour construire
ces projets, des formes particulières d’expression écrite, orale ou
graphique, des manières différentes de convaincre. Bref, il y a bien une
signature singulière, même si celle-ci est souvent celle d’un collectif.
Pour autant, le savoir de l’urbaniste ou plutôt la diversité des savoirs
et des savoir-faire que possèdent les urbanistes ne pourra jamais être
seul mobilisé pour faire un plan. Pourquoi ? Parce qu’un plan n’est pas
uniquement affaire de savoir. C’est aussi une affaire d’imagination.
Alors qu’il s’interroge sur la possibilité dans l’histoire de faire advenir
quelque chose de radicalement neuf, Paul Ricœur écrit :
« Si l’on admet qu’il n’est pas d’histoire qui ne soit constituée par les
­expériences et les attentes d’hommes agissant et souffrant, on implique par
là même que la tension entre horizon d’attente et espace d’expérience doit
être préservée pour qu’il y ait encore histoire » [Ricœur, 1986, p. 275].

Chez le philosophe, cette tension au cœur de l’histoire, entre


expérience et attente, si perceptible a un nom : celui d’imagination.
Cette imagination, nécessaire à toute prospective préalable au projet,
ne peut être l’apanage d’un métier. C’est pourquoi la planification ne
peut être qu’œuvre collective.

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