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Les planificateurs :
quel est le pouvoir du savoir ?
peut donc, avec Viviane Claude [Claude, 2006], dire qu’il s’agit plutôt
d’un métier, caractérisé par un certain nombre de méthodes et de réfé-
rences partagées. L’élaboration des plans n’est bien sûr qu’une facette,
un aspect, parfois une spécialisation dominante, pour les professionnels
de l’urbanisme.
Au moment de l’adoption de la loi Cornudet de 1919, et de l’appa-
rition des premiers plans d’aménagement et d’extension, les personnes
sollicitées pour élaborer ces plans étaient principalement des archi-
tectes, parfois des géomètres ou des ingénieurs. Il n’existait pas de
formation en « urbanisme », même si la première formation spéciali-
sée est née à Paris dans les années 1920 [Chevalier, 2000]. Il s’agis-
sait d’ailleurs davantage d’un complément de diplôme que d’une
formation complète. Les premiers urbanistes étaient donc principale-
ment des « hommes de l’art », repérés par des notables locaux qui leur
confiaient des missions en urbanisme. Les quelques premières forma-
tions constituaient des viviers pour ces ingénieurs et architectes qui
souhaitaient approfondir leurs connaissances en urbanisme.
Le régime de Vichy (1940‑1944) a entraîné une forte centralisation
des pouvoirs en matière d’urbanisme. La responsabilité du choix des
prestataires pour réaliser les schémas est alors passée des communes
à l’État. Les « hommes de l’art » retenus l’étaient moins par connais-
sance locale que par un système de recommandation nationale.
En 1943, la création d’un corps national d’inspecteurs de l’urbanisme
et la création d’un agrément pour les urbanistes locaux ont ainsi
introduit un filtre dans l’accès au milieu des urbanistes [Voldman,
1984]. C’est désormais l’État qui fait tout puisqu’il inspecte, agrée et
rémunère. Ce système va perdurer après-guerre, avec la création du
corps des urbanistes de l’État. Toutefois, les compétences mobilisées
sont encore largement celles des architectes et, un peu plus qu’aupa-
ravant, celles des ingénieurs. Jusqu’aux années 1960, ces deux profes-
sions dominent d’ailleurs très nettement les positions de pouvoir en
matière de planification.
À partir des années 1960, une critique de l’urbanisme des ingé-
nieurs se fait entendre. L’État va donc développer de nouveaux
appels à compétences et passe des commandes auprès de différentes
personnes issues de filières universitaires en sciences humaines pour
mener des études et recherches. Beaucoup d’entre elles travaillent dans
des bureaux d’études privés, certaines vont intégrer ce qu’on appe-
lait alors les « services extérieurs de l’État », c’est-à-dire les services
déconcentrés, notamment les Directions départementales de l’équi-
pement. Le métier d’urbaniste s’élargit donc à de nouveaux profils :
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Ni neutre, ni technocrate ?
Le risque technocratique
Quel est le rôle du professionnel dans l’élaboration du plan ? Est-il un
simple exécutant ou au contraire, cherche-t‑il à travers les missions
dont il a la responsabilité, à faire passer ses idées et son point de
vue ? Le risque de « technocratie » de la part des urbanistes est de plus
en plus mis en avant depuis quelques années. Alors que la figure du
« technocrate étatique » était souvent dénoncée dans les années 1970
et 1980, c’est aujourd’hui la montée en puissance des grands groupes
de conseil privé qui fait craindre une nouvelle emprise des experts sur
la marche des villes. En effet, de plus en plus, les grandes collectivités
publiques font appel à des experts privés [Galimberti, 2019].
Quels sont les risques d’une approche technocratique ? La techno-
cratie conduit à présenter comme techniques des questions qui méri-
teraient d’être politiquement débattues. Certes, les plans d’urbanisme
sont conçus pour résoudre certains problèmes techniques : il faut
réduire les embouteillages, mieux gérer les déchets, construire un
nombre souhaitable de logements. Mais la résolution de ces problèmes
n’est pas d’abord et uniquement technique. Pour réduire les embou-
teillages dans une grande ville, on peut choisir d’élargir les routes,
de construire un métro, de réaliser des équipements de proximité pour
réduire les distances pratiquées ou établir un péage pour dissuader les
automobilistes d’emprunter tel ou tel axe. Chacune de ces solutions
techniques peut être efficace, mais elles ont des effets sociaux bien
évidemment très différents. Par exemple, le péage touchera davan-
tage les pauvres que les autres. Bref, résoudre les problèmes d’em-
bouteillage n’est pas uniquement une question d’ingénieurs, même si
leur concours est bien sûr indispensable : c’est une question sociale,
donc politique. Le savoir technique véhicule donc toujours, à son issu
parfois, une vision politique.
Comment peut-on détecter le moment où pointe une possible
dérive technocratique ? La technocratie menace quand un type
de savoir tend à dominer les autres, quitte parfois à les rendre
inaudibles. Selon les époques et les lieux, ces savoirs dominants dans
la conception des plans d’urbanisme ont pu être ceux des ingénieurs,
ceux des économistes ou encore ceux des spécialistes de l’écologie.
Pourquoi est-ce grave ? Parce que les spécialistes d’une question
tendent à considérer que le problème le plus important est celui que
leur compétence professionnelle leur permet de résoudre. La dérive
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Le risque de l’effacement
Inversement, l’urbaniste peut être tenté de jouer un simple rôle d’inter-
médiaire, de simple passeur de savoir. Cette position est en fait impos-
sible : afficher une neutralité, intenable dans les faits, c’est donner
prise à une pratique technocratique qui s’ignore, car c’est faire comme
s’il n’y avait aucun biais personnel dans la manière dont l’urbaniste
propose que le plan soit conçu. Par exemple, proposer d’associer les
habitants de telle ou telle façon, n’est-ce pas déjà avoir un point de
vue sur la place que ces derniers doivent occuper dans le système déli-
bératif ? Choisir les figurés d’une carte, n’est-ce pas déjà établir des
priorités entre les sujets ? Bref, plutôt que de s’affirmer comme neutre,
la meilleure solution professionnelle n’est-elle pas de donner à voir
autant que faire se peut les éventuels biais idéologiques qui peuvent se
cacher dans toute proposition ?
En cela, nous pouvons suivre Bernardo Secchi, architecte, urba-
niste et universitaire italien qui affirmait :
« Acclamer avec emphase l’élimination de l’auteur ou, des auteurs, qui se
succèdent dans la construction de la ville, est une attitude qui risque d’ef-
facer ou de cacher les différences entre les programmes et, j’oserais dire,
si le mot n’était pas inusuel ici, entre les poétiques qui guident chaque
projet : autrement dit, elle risque de cacher l’ensemble des raisons qui
poussent chaque auteur à choisir certaines directions plutôt que d’autres.
Par ailleurs, mettre en évidence l’auteur, l’urbaniste, ne signifie pas néces-
sairement hypertrophier son rôle, comme dans des domaines très proches
de celui de l’urbanisme, ou mettre au second plan la société et la culture
d’une époque. Ce n’est renoncer ni à la prise de conscience des méca-
nismes dans lesquels chaque auteur est immergé, ni à l’autocritique ré-
flexive des dernières décennies du xxe siècle » [Secchi, 2006, p. 41-42].
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