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1-
Mich~le Thibault- Turgeon
Le procédé dans las Impressions d'Afrique de Raymond Roussel
Département de langue et littérature françaises
M.A. 11
INTRODUCTION •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 1
DEVEWPPEl'IlCNT ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••
BIBLIOGRAPHIE ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• e?
INTRODUCTION
Dans la production littéraire du XX~me sl~cle , l'oeuvre
de Raymond Roussel fait figure d'exception; entre l'époque sym-
boliste et l'éclatement surréaliste, Roussel a poursuivi pendant
vingt- cinq ans une oeuvre romanesque, poétique et théâtrale
qui ne doit rien aux courants de son époque
Raymond Roussel a peu écrit t mais ses huit ouvrages le
placent parmi ceux qui, depuis cent ans. ont poursuivi une
oeuvre de réflexion sur et par le langage • Qui est Raymond
Roussel ? Né en 1897 , à Paris, Roussel a écrit sa première
oeuvre , La. Doublure , à l'âge de dix- neuf ans • Son roman
Impfessions d'Afrique , dont nous parlerons surtout ici, fut
publié en 1904 • Comment j'ai écrit certains de mes livres
parut en librairie deux ans après son décès survenu en
1933 , à Palerme •
Roussel fut longtemps ignoré des critiques , et plus en-
core du grand public ses oeuvres déroutaient • sans lui
valoir l'estime de ses contemporains • Pourtant • depuis
une vingtaine d'années, on semble avoir redécouvert Roussel 1
son origine verbale? C'est ce que nous verrons dans la seconde par-
tie de notre travail; la structure répétitive et oyclique de l'Geuvre,
6
cédé nous permet de baser notre recherche sur des éléments objectifs,
volontairement mis en 1um1~re par Roussel: la genèse d'Impressions
d'Afrique.
Roussel a expliqué le fonctionnement du procédé mais il
n'a donné aucune indication sur ses origines.
Apr's la Vue, j'écrivis encore Le Concert
ett la Source ,puis ce fut de nouveau la
prospection pendant plusieurs années, ( ••• ).
1- llià., p.29.
Dans La Vue, le plus proche et le plus é1o1gné s'offrent dans une m~-
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bras relevé qui retombe et entra1ne avec lui son paysage enfoui,
oeuvres.
Ainsi, dans une prem1~re version des Nouvelles Impres-
sions d'Afrique, Roussel essaie de déorire " une minusoule lor-
gnette-pendeloque dont chaque tube)( ••• ) renfermait une photo-
graphie sur verre, l'un celle des bazars du Caire, l'autre celle
d'un quai de Louqsor let.
Pourquoi oette tentative, que Roussel définit comme un
recommencement de La Vue, fut-elle abandonnée? On peut trouver
une réponse dans la forme définitive de Nouvelles Impressions d'A-
frique, qui naquit de cet échec. Ce dernier roman de Roussel por-
te sur l'impossibilité de décrire; il y a une longue fuite l
l'intérieur du discours dans un éloignement croissant de l'objet
de la description; le syst~me des multiples parenth~ses éloigne de
plus en plus l'écrivain de son but. On a l'impression que, pour
Roussel, les mots et les choses ne coincident plus exactement, que
la distance qui sépare l'image de ce qu'elle représente et le mot de
1- Raymond Roussel, " Parmi les noirs ", Comment j'ai écrit certains
de mes livres (Paris 1 J.J.Pauvert, 1963), p.163.
2- Ibid., p.l68.
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les noirs .. l " Les lettres du blanc sur les balldes du vieux bil-
lard formaient un incompréhensible assemblage 1 ", le mot lettres
est pris dans le sens de signes typographiques et de missivesl quand
au mot blanc, il qualifie ~ la fois le mot homme et le mot cube
de craie.
Il Y a plus de choses que de mots pour les décrire d'o~
la pauvreté du langage qui doit dire plusieurs choses avec les m~-
1- Raymond Roussel, " Parmi les noirs ", Oomment j'ai écrit certains
de mes livres (Paris 1 J.J.Pauvert, 1963), p.163.
2- Pierre Fontanier, Les figures du discours (Paris 1 Flammarion, 1968).
p.77.
18
L'un de ces contes. " Parmi les noirs ", est l l'origine
d'Impressions d'Afrique. Roussel écrit ~ ce sujets
En ce qui concerne la genltse d'Impressions d'Afri-
gue, elle consiste donc dans un rapprochement entre
le mot. billard et le mot pillard. Le pillard,
c'est Talou; les bandes, ce sont ses hordes guer-
ri~resl le blanc c'est rarmicha~l (le mot lettres
n'a pas été conservé).
Les deux phrases initiales de ce conte, Les lettres du blanc sur les
bandes du vieux p/billardJont donc déterminé les configurations ori-
ginelles du roman. Pour la création d'Impressions d'Afrique, dix ans
plus tard, Roussel emploiera surtout les formes évoluées du procédé,
qui viendront étoffer les données initiales.
~.
20
Les sens .. morceaux de viande" ei; " comesi;ible " sont négligés
n'est plus apparent dans le récit, parce que seule demeure l'asso-
disloquani;, un peu comme s'il se rot agi d'en extraire des dessins
de rébus l ". Botons que cette phrase du procédé étai t déj~ annon-
aubade en mat (objet mat) tierce 3 ". Avec" Mane Thecel Phares "
Roussel obtient " manette aisselle phare If. ". Dans cette forme du
2- !!!!!!., p.20
3- Loc.cit.
4- Ibid., p.23
22
forme du procédés
coalition contre son souverain. Ces deux événements aurOnt une im~
texte que son fonctionnement s'est compliqué et que le jeu des analo-
gies se fait parfois ~ plusieurs niveaux, brouillant toutes les pistes
qui pourraient permettre de retracer ses différents moments. Comment
deviner que la maison souveraine et les soeurs espagnoles d'Impressions
d'Afrique sont nées de J~ rencontre initiale de " maison à espagnolet-
tes l ", expression d'abord prise dans le sens de poignée de fen8tre et
plus comme un simple récit, mais comme un récit dans son moment
de production.
L'oeuvre nous est offerte dédoublée en son
dernier instant par un discours qui se char-
ge d'expliquer comment. •• Ce" comment
j'ai écrit certains de mes livres ", révélé
lui-m'me quand tous étaient écrits, a un é-
trange rapport avec l'oeuvre qu'il découvre
dans sa machinerie, en la recouvrant d'un r!-
cit autobiographique ij!tif et méticuleux.
Le titre Impressions d'Afrique éclaire cette démarche
et indique peut-&tre une mani~re de lire l'oeuvre. Roussel a
déj~ lancé un avertissement. " • •• toujours pour lesprendre
dans un sens autre que celui qui se présentait tout d'abord 2 If.
3- Ibid.
4-~.
5-~.
32
Le rideau s'ouvre sur " Le Festin des dieux de l'Olympe 1 ", rassem-
1
ments.
Ces numéros ne s'intltgrent l aucune histoire romanesquel cha-
cun d'eux forme un moment indépendant et autonome du spectacle. Les
machines, animaux, plantes, appareils compliqués qui composent le
spectacle du Gala paraissent extraits d'un monde, coupés de leur con-
texte et figés dans la rigueur de leur machinerie, semblables en cela
aux images, dessins et scltnes de théâtre.
leur sens. La seconde partie du roman int~gre le signe dans une phra-
se, c'est-à-dire un discours continu, fixe son identité en abolissant
son caract~re arbitraire.
La seconde partie est donc de l'ordre de la parole cohérente
et de la communication. Roussel, tout en innovant au niveau de la ge-
n~se de son oeuvre, respecte les nécessités de cohérence de l'oeuvre
d'art. De mAme que les mots-images s'assemblaient pour créer des appa-
rei1s, personnages et numéros du Gala, de mAme dans la seconde partie
du roman, les signes s'organisent, se comp1~tent, se haussent au niveau
d'un discours qui récup~re en " les parlant " les divers segments
fragmentaires du Gala. Il y a donc passage du mot ~ la phrase organisée.
Or, nous avons vu que la seconde partie renvoyait constamment
et les fonctions du e
37
2- lli9-.., p.ll.
)- lli9-.., p .81.
s'écrirel ces rébus et cryptogrammes sont le symbole d'un langage
perçu comme étranger, un langage qu'il faut déchiffrer pour en dé-
couvrir le sens.
Des feuilles de journaux servent l la confection de costu-
mes, de toits, de décors de thé!trel en regardant bien, le specta-
teur voit appara1tre ici et 1l des fragments de phrases ou d'arti-
cles.
Le toit, largement incliné suivant une pente unique,
se composait d'étranges feuillets de livre, jaunis
par le temps et taillés en forme de tuilel le texte,
assez large et exclusivement anglais, était pâli ou
parfois effacé, mais certaines pages dont le haut
restai t visible, portaient ce ti 'tfe 1 1he Fair Maid
of Perth 1 encore nettement tracé.
Dans les Impressions d'Afrique, le langage est présent partout
mais il est d'abord un signe matériel comme les objets, les ap-
pareils et les numéros du Gala.
Plusieurs numéros du Gala exigent l'usage de la parolel
Ludovic l la voix quadruple, Urbain et son cheval parlant, les
fr~res Alcott et leurs thorax répercutant les sonse Cuijper et
son appareil qui donne' la voix une ampleur phénoménale, illus-
trent les puissances et les limites du langage: polyphonique et
L'un des th~mes du Gala des Incomparables est celui des ma-
chines ou des appareils qui créent des chefs-d'oeuvre de précision
et de rigueur. ce sont l'orchestre automatique et la patience géan-
te de Bex, la machine ~ peindre de Louise Montalescot,; la machine
~ tisser de Bedu, etc.
Roussel décrit ces appareils dans leurs moindres détails,
transformant ainsi certaines parties des Impressions d'Afrique en
traité de mécanique (ces descriptions rappellent la prem1~re partie
de Comment j'ai écrit certains de mes livres, quand Roussel présen-
te les différentes phases du procédé ~ l'aide de multiples exemples),
Un thermom~tre excessivement haut. dont chaque degré
se trouvait divisé en dixi'me, dressait sa tige fra-
gile hors de la cage, ob plongeait seule sa fine cu-
vette pleine d'un étincelant liquide violet. 1
De la structure, on passe au fonctionnement de la machinel
ce qui n'était que roues, bielles, leviers, pédales se met l bouger,
l produire.
Leur nombre, l'échelonnement de leur taille, l'isole~
ment ou la simultanéité des plongeons courts ou dura-
bles} fournissaient un choix infini de combinaisons fa-
vorisant la réalisation des conceptions les plus har-
dies. 2
2- lli!!., p. 92.
41
plexe, délicat.
Ces filaments imperceptibles lui servaient
l composer un ouvrage de fée subtil et com-
plexe, car ses deux mains travaillaient avec
une agilité sans pareille, croisant, nouant,
enchev&trant de toutes mani~res les ligaments
de r3ve qui s'amalgamaient gr.acieusement. Les
phrases qu'il ré~ta1t sans voix servaient l
réglementer ses manigances périlleuses et pré-
cises; (. • .).1
Naïr, n'est-ce pas Roussel, construisant son roman l partir du lan-
gage, " croisant, nouant, enchev3trant " les significations des mots
pour obtenir une oeuvre d'imagination? Le procédé a créé ses propres
métaphores; la structure des appareils et leur fonctionnement rappel-
lent les caractéristiques du procédé. dominer le hasard, l'arbitraire,
organiser le langage selon une technique rigoureuse, dans un moule dé-
fini d'avance, afin d'obtenir des constructions rigoureusement effica-
ces.
2- ~., p.96
3- Loc. cit.
4- lli!!. ,p.o/'?
43
2- ~., p. 7.
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est puisque pendant des±'.heures s 'y dérouleront, comme sur une sclme,
des représentations qui tiendront tour A tour du cirque, de la foire,
de la conférence, du conc~rt, du cinéma et de la vie sociale.
La plupart des participants au Gala sont comédiens par mé-
tier, et leurs numéros appartiennent au répertoire habituel du milieu
artistique; d'autres deviennent comédiens pour la circonstance, et
m~me excellents comédiens, comme si tout A coup leur véritable nature
leur était révélée. Animaux et plantes ne sont pas exclus du Gala,
au cours duquel ils exécutent des prouesses. des chats jouent aux bal-
les, un ver interprltte des partitions musicales, une pie sert de
clé pour mouvoir des statues.
Le Gala des Incomparables est théAtre de la vie tout autant
que théâtre de la fictions la vie devient figuration, se transforme
en spectacle. Talou se fait sacrer empereur, se déguise en l-mrguerite
de Faust et monte sur les planches chanter l'Aubade de Daricel1i. Les
tra1tres Gaiz Duh, Mossem et Rul sont mis A mort. L'aveugle Sirdah
recouvre la vue, tandis que Séil-Kor est guéri de son amnésie.
Nous avons vu que tout ce qui ne se rattachait pas au Gala sur
le plan descriptif faisait l'objet de récit •. Cependant le Gala est en-
richi des éléments de ces récits. le palmier et le caoutchoue symbo-
lisent la victoire de Ta10u sur son rival Yaour; la cartouchi~re, les
45
2- ~., p. 80.
3- ~., p. 23.
46
~
secret est enfermé non plus dans un crane, mais dans
une quelconque boite noire ,à la fois centre et seBS caché
de leur existence
Signification du procédé
Dans Comment j'ai écrit certains de mes livres, Roussel
prend ses distances avec son oeuvre, qu'il situe au niveau d'une
conscience claire et objective.
Il s'agit, dit-il, d'une simple technique d'exploitation
des mots. Le procédé est l ce point impersonnel et linguistique
que Roussel peut écrire 1
Et, ,~e procédé, il me semble qu'il est
de mon devoir de le révéler, car j'ai
l'impression que des écrivains de l'ave-
nir pourraient peut-~tre l'exploiter
avec fruit. 1
La confession posthume semble incompl~tel le procédé est
un moment de l'oeuvre rousselienne et l'auteur laisse dans l'om-
bre tout le reste de son oeuvre. Pourquoi privilégier l ce point
les oeuvres l procédé? On peut se demander, d'autre part, si le
procédé exclut réellement toute expression personnelle.
Cherchons des indices dans Comment j'ai écrit certains de
mes livres, seul témoignage que nous ayons de Roussel sur lui-même
et ses oeuvres.
Le chapitre intitulé n Comment j'ai écrit certains de mes
2- l!Ë4., p. 27.
3- ~., p. 28.
4- l!Ë4., p. 37.
5- ~., p. 161.
6- ~., p. 263.
55
que le théâtre de Roussel, ce sont ses oeuvres dont tous les élé-
ments seraient les incarnations diverses de son moi.
L'omniprésence des machines dans le roman n'est pas l'effet
du hasard, il faudrait plutôt y voir un élément primordial de la
mythologie rousselienne. Pourquoi le procédé crée-t-il un monde
mécanisé, soumis, dompté, oh tout est prévisible et prévu? Pourquoi
et de l'intériorité préservés.
De la m~me façon, Roussel a caché le procédé dans sa fiction,
il l'a dissous en poussi~res de soleil. Nous avons vu, dans la pre-
mi~re partie de cette étude, que les Impressions d'Afrique ne lais-
saient rien transpara1tre de leur origine verbale. Le fameux secret
dont nous avons parlé est sans doute le procédé lui-m~me: Roussel
en donne des indices dans L'Etoile au front, dans La J'oussi~re de
soleils; et, ~ la fin de Nouvelles Impressions d'Afrique, Roussel
n'a pu résister au plaisir de fournir quelques indices du procédée
Combien change de force un mot suivant les cas~
Eclair dit " feu du ciel escorté de fracas "
Ou .. reflet qu'un canif fait jaillir de sa lame ";
Corbeille qui, trouvée dans un épithalame
Offre aux yeux de l'esprit l'empire du joyau
Rend ailleurs " dépotoir ~ vieux papiers "; noyau
Ici sert pour " com~te ". et sert 1~ pour" cerise";
( • • .) 1.
propre langage. 1
Nous avons vu, au cours des pages qui préc~dent, que le procédé
n'excluait pas l'expression personnelle, mais qu'il en était un
mode privilégié. La remarque de Michel Foucault nous engage sur
une autre voiel l'oeuvre de Roussel exprimerait aussi ce que nous
sommes, dépasserait son auteur pour atteindre des vérités univer-
selles.
Message, automatisation, mécanique, parole, écriture, ma-
2- ~., p. 127.
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romans, même s'ils sont organisés comme des po~mes; les combinaisons
phoniques dont parle Roussel, sont commandées d'une certaine mani~re
Plus l'écart est grand, plus la poésie est belle et 9rig1nale. Or,
n'est-ce pas précisément la méthode rousse1ienne? Chez l'auteur
d'Impressions d'Afrique, la recherche de l'écart est systématiques
il a m~me inventé un procédé pour assurer cette distance avec le
sens commun. Le refus de prendre les mots dans leur sens habituel,
le jeu qui lui permet d'obtenir une image inédite avec deux mots qui
ont· deux sens différents, la destruction de phrases toutes fa1-
tes pour en obtenir d'autres sans valeur syntaxique, font de Roussel
un technicien de l'écart poétique. D'autant plus que chez lui, cette
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nonce ~ décrire autre chose que ses propres procédés. Roussel, ici,
ne crée plus d'histoire ni de trame romanesque. Le langage parle de
lui-m~me en une vision décousue. Des Impressions d'Afrique aux ~
re, un début et une fin comme dans tous les romans). Ses oeuvres
font la preuve que la faiblesse du langage comme matériau litté-
raire peut !tre transcendée et qu'elle enferme en puissance des
mondes merveilleux.
Désormais, il n'est plus possible de lire une oeuvre lit-
téraire comme on le faisait auparavant. Il faut la considérer
comme une structure, un mécanisme démontable en ses moindres par-
ties qui s'éclairent et se compl'tent les unes les autres. Il
n'est gu're étonnant que les structuralistes se soient passion-
nés pour l'oeuvre de Roussel; elle leur permet de mettre en prati-
que leur théorie. Cependant, notre recherche nous a prouvé
que l'oeuvre rousselienne n'est pas enti'rement réductible
A uns structure ,si originale et savante soit-elle. Il Y
/
a plus : l'automate moderne et la technologie, le langage et
l'univers des signes, une tentative existentielle et littérai-
re pour trouver le salut , etc •
" La Doublure.
Paris, J.J. Pauvert, 1963. 194p •