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Le procédé dans Impressions d' Afrique de Roussel

1-
Mich~le Thibault- Turgeon
Le procédé dans las Impressions d'Afrique de Raymond Roussel
Département de langue et littérature françaises
M.A. 11

Le procédé de Raymond Roussel ( qui exploite les


caractéristiques phonétiques et sémantiques du mot) consti-
tue la gen~se des Impressions d'Afrique: ce roman a en
effet été conçu à partir de l'aacouplement de deux mots
pris chacun dans deux sens différents, et à partir de
la dislocation de textes quelconques • L'univers du roman,
ses th~mes et sa structure, se présentent comme une figura-
tion du langage et du procédé celui-ci détermine les Impres-
sions d'Afrique dans ses moindres parties .L'origine du
procédé se trouve dans les expériences existentielles de
l'auteur qui voulait fuir la réalité et créer, à partir des
mots, des mondes tout à fait imaginaires. Le procédé, meme
s'il est purement verbal. n'exclut pas l'expression personnelle:
Impressions d'Afrique est à la fois la manifestation et le
dépassement des angoisses de Roussel essentiellement liées aux
rapports du langage et de la réalité
Michèle Th1bault- ~l~geon

Département de langue et de littérature françaises


M.A.

LE PROCEDE DANS LES IMPRESSIONS D'AFRIQUE DE RAYMOND ROUSSEL

'I ~: E :=i I S e F' F l (~ E ,


r~'; c( ;.~-: .:0" L~··": ~~ ~·l·-·~· .~, '"t'Y

GV :~ch~le Thibault-Turgeon 1973


i

TABLE DES MATIEBES

INTRODUCTION •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 1

DEVEWPPEl'IlCNT ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••

1- Le procédé comme gen~se de l'oeuvre •••••••••••••••• 7


a) Comment j'ai écrit certains de mes livres 1

nécessité d'une approche de l'oeuvre par l'étude


du procédé •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 8
b) Evolution de la conception du langage dans
l'oeuvre de Roussel jusqu'aux Impressions d'Afri-
gue ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 10
1- langage, double de la réalité ••••••••••••••••• 10
2- limites de cette tentative •••••••••••••••••••• Il
3- nouvelle mission accordée au langage •••••••••• 14
c) Le procédé •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 15
1- interrogations sur la nature du langage ••••••• 15
2- exploitation phonétique et sémantique du
mot; les trois phases du procédé •••••••••••• 18
3- rapports du procédé et de la fiction. • • • • • •• 22

11- L'univers des Impressions d'Afrique 1 figuration du


procédé ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 29
ii

a) Structure de l'oeuvre •••••••••••••••••••••••••••••••• 30


1- le temps de la premi~re partie atemps théâtral ••• 30
2- structure répétitive et cyclique de l'oeuvre •••• 32
3- premi~re et seconde partie 1 signifiant et
signifié •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 35
b) Th~mes de l'oeuvre •••••••••••••••••••••••••••••••••••
1- présence et fonctions du langage ••••••••••••••••
2- th~me de la machine et des procédés de pro-
duction •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 40
3- th~me du théâtre •••••••••••••••••••••••••••••••••• 43
c) Univers de l'artifice •••••••••••••••••••••••••••••••• 45

1- pouvoirs de l'artifice limitation de la réalité ••• 45


2- place de l'homme dans cet univers ••••••••••••••• 47
3- limites de l'artifice ••••••••••••••••••••••••••••• 48

111- Signification du procédé •••••••••••••••••••••••••••• 52


a) Les origines du procédé •••••••••••••••••••••••••••• 53
1- limites de la confession posthume dans l'inter-
prétation du procédé •••••••••••••••••••••••••••••• 53
2- les expériences existentielles de Roussel et
le projet de l'écrivain ••••••••••••••••••••••••••• 55
iii

3- naissance du procédé ••••••••••••••••••••••••••••••••• 58


b) le procédé et l'expression personnelle •••••••••••••••• 59
1- valeur thérapeutique de l'oeuvre d'art 1 th~mes

de la gloire, des mécanismes, du temps ••••••• 59


2- le th~me du secret et ses rapports avec
le procédé •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 65
c) Ambiguités du langage rousselien •••••••••••••••••••••• 69
1- un coeur humain au sein de l'imaginaire ••••••••• 69
2- nature de la poésie rousselienne ••••••••••••••••• 73
3- des Impressions d'Afrique aux Nouvelles
Impressions d'Afrique •••••••••••••••••••••••••••••• 77

CONCLUS ION •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• ~O

BIBLIOGRAPHIE ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• e?
INTRODUCTION
Dans la production littéraire du XX~me sl~cle , l'oeuvre
de Raymond Roussel fait figure d'exception; entre l'époque sym-
boliste et l'éclatement surréaliste, Roussel a poursuivi pendant
vingt- cinq ans une oeuvre romanesque, poétique et théâtrale
qui ne doit rien aux courants de son époque
Raymond Roussel a peu écrit t mais ses huit ouvrages le
placent parmi ceux qui, depuis cent ans. ont poursuivi une
oeuvre de réflexion sur et par le langage • Qui est Raymond
Roussel ? Né en 1897 , à Paris, Roussel a écrit sa première
oeuvre , La. Doublure , à l'âge de dix- neuf ans • Son roman
Impfessions d'Afrique , dont nous parlerons surtout ici, fut
publié en 1904 • Comment j'ai écrit certains de mes livres
parut en librairie deux ans après son décès survenu en
1933 , à Palerme •
Roussel fut longtemps ignoré des critiques , et plus en-
core du grand public ses oeuvres déroutaient • sans lui
valoir l'estime de ses contemporains • Pourtant • depuis
une vingtaine d'années, on semble avoir redécouvert Roussel 1

son univers, entièrement dominé par les prOblèmes du rapport entre


2

langage et personnalité, entre gen~se et fiction, correspond l


quelques-unes des préoccupations de notre époque: inquiétude du
signe, omniprésence de la technologie et de la machine, multitude
des modes de reproduction tels la photographie, le cinéma, etc.
Au début du XIe si~cle, Roussel était un précurseur. Son véri-
table public est celui d' aujourd 'hui. Roussel se si tue donc dans
une problématique actuelle, axée sur les probl~mes du langage lit-
téraire.
Comment j'ai écrit certains de mes livres fait pénétrer
au coeur de la création romanesque; il s'agit d'un document uni-
que dans l'histoire littéraire, l'un des témoignages les plus com-
plets et les plus objectifs que nous ayons sur les mécanismes de
l'inspiration. Roussel nous fait découvrir le verbe premier, qu'il
démonte comme une machine pour nous en faire voir le fonctionnement
interne.
En choisissant ce sujet. le procédé dans les Impressions
d'Afrique de Raymond Roussel, il nous a semblé que nous rejoindrions
a le coeur du projet rousselien. Comment j'ai écrit certains de
mes livres dévoile, sur une cinquantaine d'exemples, la technique de
création des Impressions d'Afrique. Nous avons voulu aborder
l'oeuvre rousselienne, par ce qu'il y a de plus clair, de plus lumi-
neux en elle, par ce qui a volontairement été mis l jour, comme un
3

secret précieux qu'on rendrait enfin public. Roussel a dévoilé


la gen~se des Impressions d'Afrique, mais il n'a pas tout dit
sur cette oeuvrel la lumi're de la confession posthume laisse des
zones d'ombre, de nombreux pourquoi et comment. • • Notre méthode
va donc du plus objectif au plus subjectif, pour découvrir l'essen-
ce et le sens du projet rousselien. Le p~océdé de Roussel dépas-
se en richesse et en promesses ce que nous avions d'abord cru y
découvrir. Pourquoi avoir limité l'étude du procédé l Impressions
d'Afrique et ne pas l'avoir étendue aux autres oeuvres, ~

Solus, La Ibussi~re de soleils et L'Etoile au front? Parce que


Comment j'ai écrit certains de mes livres, qui fourmille d'exem-
ples sur Impressions d'Afrique, reste tr~s laconique au sujet des
autres oeuvres l procédé.
Pourquoi avoir choisi Roussel comme sujet d'une th~se de
ma1trise? Pour la fascination qui se dégage de son oeuvre, d'abord,
il s'agit de l'une des oeuvres les plus originales, les plus passion-
nantes que nous ayons lues, des personnages géniaux, des machineries
compliquées, des artifices qui rivalisent de grandeur et de beauté
avec la réalité, font d'Impressions d'Afrique et des autres oeuvres
l procédé un un~vers imaginaire oh toutes les r~gles communes sont
transgressées pour donner naissance l des univers inédits. Ces uni-
4

vers ne doivent rien l la psychologie, l la métaphysique et


l la rhétorique habituelles. Une premi~re lecture ne pouvait
suffire, nous avons senti le besoin d'aller plus loin. dans l'au-
den des mots et de l'action romanesque. Pour comp~..endre cette
oeuvre. il faut, l partir des données de la confession posthume.
refaire pas l pas la démarche de l'auteur, avec une patience éga-
le l celle qu'il a eue pour l'écrire. Roussel a été tr~s peu lu
et étudié; il ne fait pas partie du circuit habituel des études
littéraires. ce sujet nous permettait donc d'entreprendre une th~­

se relativement originale. qui laisse une grande part l l'initiati-


ye et l la recherche personnelles. Nous pouvons d~s maintenant
affirmer que l'oeuvre rousselienne rejoint par sa qualité, par la
valeur de ses th~mes et de sa démarchej. l'oeuvre des plus grands
écrivains du XX~me si~c1e.

Nous aurions pu choisir un écrivain des si~cles passés,


mais au départ nous avions ce préjugé. étudier une oeuvre du XX~me

si~c1e. Il nous a semblé nécessaire, l la suite de ces longues an-


nées d'études littéraires, d'aborder un sujet qui nous permette
un engagement personnel et une meilleure connaissance de l'homme
et de l'écrivain d'aujourd'hui. Engagement personnel, en ce sens
que les prob1~mes liés au langage nous intéressent tout particuli~­

rement. et illustrent un aspect essentiel de l'homme. Roussel a


5

exploré le domaine linguistique, le rapport des mets aux choses


comme peu d'écrivains l'ont fait avant et apNs lui. Chez Rous-
sel,la qu~te d'un langage est une recherche existentielle, il y
a lié sa vie et son oeuvre. Derri~re les mécanismes verbaux nous
avons découvert un homme, les hommes, aux prises avec un univers
qu'il faut décrire, comprendre et traduire, mais aussi dépasser.
En quelque sorte, l'oeuvre rousselienne nous a paru exemplaire
d'une certaine tendanoe de la littérature mOdeme, qui prend l'écri-
ture comme sujet et objet de sa fiction.
Nous développerons notre sujet en trois grandes partiesl
" Le procédé comme gen~se de l'oeuvre et, et L'oeuvre, figuration du
langage ~t du procédé" et .. Signification du prooédé et. Notre pre-
m1~re approche sera donc le prooédé comme gen~se de l'oeuvre. Nous
étudierons le procédé en tant qu'exploitation sémantique et phoné-
tique du mot, et les rapports du procédé et de la fiotion. Nous
pénétrerons donc dans le mode de fabrication de l'oeuvre, et cela,
dans l'optique d'une évolution de la notion de langage chez Roussel,

des premi~res oeuvres' Impressions d'Afrique.


Dans quelle mesure et de quelle mani~re l'oeuvre refl~te-t-elle

son origine verbale? C'est ce que nous verrons dans la seconde par-
tie de notre travail; la structure répétitive et oyclique de l'Geuvre,
6

les images du langage et du procédé partout présentes dans le roman


sous forme d'analogies, les th~mes du théâtre et de la vie, de l'imi-
tation, de l'artifice et de l'illusion, nous permettront de mettre A
jour ce que l'oeuvre doit l sa gen~se.

La. troisi~me partie tentera de cerner le procédé d'un point


de vue plus général en relatant certaines expériences existentielles
de Roussel, en explicitant sa démarche linguistique qui va du réalisme
l l'imaginaire, et le 1'8le qu 'il assignait au procédé. Mais peut-8tre
la véritable signification du procédé est-elle dans une interrogation
sur le langage.
La. prem1~re partie est essentiellement une analyse des don-
nées exposées dans Comment j'ai écrit certains de mes livres. La se-

conde partie se veut surtout une analyse d'Impressions d'Afrique. La


troisi~me partie veut découvrir le sens profond de la gen~se et de la
fiction.
PREMIERE PARTIE,

Le procédé comme gen~Be de l'oeuvre


Comment j'ai écrit certains de mes livres fut publié,
selon les ordres de Roussel aprl!is sa mort • Sans
cette confession posthume, le processus de création d'Impres -
sions d'Afrique, de Locus Solus, de L'Etoile au front et
de La Poussil!ire de soleils serait sans doute demeuré inconnu.
"Il s ' agit d'un procédé trl!is spécial 1 " ,basé "sur l' accou-
plement de deux mots pris dans deux sens différents 2 Il et
sur "la dislocation d'un texte quelconque 3 " •
Selon Roussel, la genl!ise de ces oeuvres se situe uniquement
au niveau d'un travail sur les aspects phonétiques et séman-
tiques du nom.

En ce qui concerne la genl!ise d'Impressions


d •Afrique, elle consiste donc dans un
rapprochement 4entre le mot billard et le
mot pillard.

1- Raymond Roussel, 7Co~mm~e:-:n:::t~+'.:a;::i--:e~'c~r;.;i:.;t~.:c;.;:e=.rt.:;ai=n::.:s::.......:::d::.:::e::...=m:.::::e.:::.s...;l:.:i::.:vr:.=.::e~s


Paris: J.J. Pauvert , 1 3 ,p.ll
2- Ibid. ,p.20
3-~. ,p.23
4-~. ,p.13
9

Roussel n'entretient aucun souci d'ordre esthétique, éthique


ou réaliste:
Or, de tous ces voyages, je n'ai jamais
rien tiré pour mes livres. Il m'a paru
que la chose méritait d'~tre Signalée
tant elle montre clairement que chez moi
l'imagination est tout. 1
Langage et imagination 1 c'est le testament littéraire de Roussel
qui souhaitait probablement qu'on oriente les recherches sur son
oeuvre en ce sens. L'écrivain dévoile particu1i~rement, ~ l'aide
de multiples exemples, comment fut créé Impressions d'Afrique. Il
est donc impossible de dissocier ce roman du procédé et d'éluder
Comment j'ai écrit certains de mes livres. la connaissance du pro-

cédé nous permet de baser notre recherche sur des éléments objectifs,
volontairement mis en 1um1~re par Roussel: la genèse d'Impressions

d'Afrique.
Roussel a expliqué le fonctionnement du procédé mais il
n'a donné aucune indication sur ses origines.
Apr's la Vue, j'écrivis encore Le Concert
ett la Source ,puis ce fut de nouveau la
prospection pendant plusieurs années, ( ••• ).

1- Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres (Paris 1


J.J.Pauvert, 1963), p.27.
10

Enfin, vers trente ans, j'eus l'impression d'avoir


trouvé ma voie par les combinaisons de mots dont
j'ai parlé. J'écrivis Nanon, Une ~e du folklore
breton puis Impressions d'Afrique. 1
Le procédé est le fruit d'une évolution de l'écrivain que nous
essaierons de retracer (faute d'indices dans Comment .1'ai écrit
certains de mes livres) dans les oeuvres qui précMent Impressions
d'Afriquel La Doublure, La Vue, " Textes de grande jeunesse ou

Le comédien Gaspard, héros de La DoublureJne peut remplacer

correctement un confr~re et se couvre de ridicule. Il s'enfuit


avec sa ma1tresse et les voilA au Carnaval de Nice. Cette fAte
râtée, le narrateur nous la décrit en quelque cent cinquante pagesl
masques et costumes sont des doublures de l'être qui ne réussissent
pas l. faire illusion. Le narrateur refuse d' &tre dupe des apparenc;<;;:B
et dénonce les artifices grossiers du carnaval. En effet, la toute-
puissance du regard parvient constamment l. distinguer le vrai du faux
et l détruire l'équivoque. A la fin du roman " Gaspard regarde en
haut, les étoiles aux cieux 2 ", lumineuses comme la description qui

1- llià., p.29.

2- Raymond Roussel, La Doublure (Paris, J.J.Pauvert, 1963), p.l94.


11

a permis d'emprisonner la réalité dans le filet bien tendu des


mots.
Dans les po~mes de La Vue, des représentationsl carte
postale, photographie, étiquette de bouteille servent de point
de départ l la fiction. Dans cbaque cas, le narrateur passe de
l'image minuscule l ce qu'elle représente, paraissant oublier
qu'elle est un simple reflet. Bient&t la photographie ou 1& carte
postale s'anime en un paysage réel, fourmille de personnages gesti-
culants et bavards.
Dans les po~mes de La. Vue comme dans La. Doublure, le regard
domine 1 ' univers. Rien ne lui échappe, pas m~me le secret des bes
que lui rév~lent une attitude, un geste ou un sourire. Tout ce qui
est visible doit ~tre dit et le langage dépasse le visible pour at-
teindre la vérité des ~tres.

Le langage tenterait donc de se donner comme un double de la


réalité. Il y a cependant une part d'ambigulté dans cette tentative.
La. description pourrait ~tre objective sl l'univers qu'elle avait l
peindre était simple, les signifiés correspondant exactement aux si-
gnifiants. La Doublure montre les difficultés d'un réclt qui doit

décrire un univers de faux semblants, d'artific~ô et de trompe~1'oei1.

Dans La Vue, le plus proche et le plus é1o1gné s'offrent dans une m~-
12

me clarté; les lois de la perspective sont ainsi abolies. Selon la


description que Roussel fait du paysage, aucune distance ne sépare
l'enfant qui joue au ballon au premier plan et le gardien du phare au
loin. Donc, si leLlangage double ce qui est vu, il le fait avec une
marge d'incertitude (dans la Doublure) ou un certain degr.'é d'inexacti-
tude (dans la Vue). Le narrateur retrouvera inan1lhés et figés sur la
photographie, le dessin, ou la carte postalejles individus auxquels
son récit avait donné une vie éphém~re.

Tout l coup, une main ahurissante et leste,


Avant m8me que j'aie en rien prévu le geste
Déplace vite la bouteille, de façon
A laisser plus de champ libre; c'est le garçon
Qui s'empresse et m'apporte un plat bouillant qui fume. 1

En vérité, La Vue n'a pas décrit de façon réaliste les


estivants du port de mer, mais elle les a créés de toutes pi~ces

~ partir de certains indices. "la ma.in ahurissante et leste ", le

bras relevé qui retombe et entra1ne avec lui son paysage enfoui,

arrachent le narrateur au monde de l'imaginaire. La description


supplée au regard en faisant des extrapolations d'ordre psychologique •.
Mais s'il crée sa propre vérité, le récit fait se chevaucher le langage
et la réalité; par conséquent, il n'éChappe pas l cette ambigulté fon-

1- Raymond Roussel, la Vue (Paris 1 J.J. Pauvert, 1963), p. 144.


13

damentale que Roussel a tenté de dissiper dans ses prem1~res

oeuvres.
Ainsi, dans une prem1~re version des Nouvelles Impres-
sions d'Afrique, Roussel essaie de déorire " une minusoule lor-
gnette-pendeloque dont chaque tube)( ••• ) renfermait une photo-
graphie sur verre, l'un celle des bazars du Caire, l'autre celle
d'un quai de Louqsor let.
Pourquoi oette tentative, que Roussel définit comme un
recommencement de La Vue, fut-elle abandonnée? On peut trouver
une réponse dans la forme définitive de Nouvelles Impressions d'A-
frique, qui naquit de cet échec. Ce dernier roman de Roussel por-
te sur l'impossibilité de décrire; il y a une longue fuite l
l'intérieur du discours dans un éloignement croissant de l'objet
de la description; le syst~me des multiples parenth~ses éloigne de
plus en plus l'écrivain de son but. On a l'impression que, pour
Roussel, les mots et les choses ne coincident plus exactement, que
la distance qui sépare l'image de ce qu'elle représente et le mot de

1- Raymond Roussel, commentJi'ai écrit certains de mes livres (Paris:


J.J. Pauvert, 1963), p. 33- •
14

ce qu'il nomme, est devenue infranchissable. Cela expliquerait


pourquoi Roussel a mis sept ans l composer Nouvelles Impressions
d'Afrique tel qu'il le présenta au public, et pourquoi, surtout,
il ne parvint jamais l terminer la description des bazars du Caire
et du quai de Louqsor.

Cependant les mots, tout comme autrefois la photographie,


la carte postale et l'étiquette peuvent devenir des objets autono-
mes et servir de tremplin l la fiction. Les mots ne sont plus sou-
mis l une volonté de réalisme absolu imposdlJle l satisfaire. A
partir de cette constatation, Roussel s'appliquera l créer un monde
imaginaire sans aucune attache avec la réalité, ainsi qu'en témoigne
le docteur Pierre Janet, psychiatre de l'écrivainl
Martial a une conception tr~s intéressante de la
beauté littéraire, il faut que l'oeuvre ne contien-
ne rien de réel, aucune observation du monde ou des
esprits, rien que des combinaisons tout l fait ima-
ginairesl ce sont déjl des idées d'un monde extrahu-
main. 1

1- Pierre Janet, " Citations documentaires ft, Comment j'ai écrit


certains de mes livres (Paris 1 J.J.Pauvert, 1963), p.132.
15

Pour engendrer ses oeuvres, Roussel se fondera non plus


sur les ressources de son inspiration, ni mAme sur des images ou
des portraits, mais sur les mécanismes du langage lui-m'me. Il
entreprend une étude des caractéristiques de ce dernier. Le voca-
bulaire n'est plus donné tel quel l l'écrivaina il devient un ma-
tériau autonome qu'il faut observer pour en découvrir les possibi-
lités créatrices.
" Billard et pillard ", " berceau et cerceau ", " crayon
et rayon "a Roussel découvre en premier lieu l'identité phonéti-
que du mot, indépendamment de la signification qu'on lui attache
habituellement. Cette expérience, qui rappelle celle qu'un enfant
fait du langage, ressemble aussi l un jeu: " Je choisissais deux
mots presque semblables (faisant penser aux métagrammes). Par
1
exemple billard et pillard "•
Considérés de ce point de vue purement phonétique, une
phrase ou un récit sembleraient" un incompréhensible assemblage 2 ",

1- Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres (Paris:


J.J.Pauvert, 1963), p.ll
2- Raymond Roussel, .. Parmi les noirs", Comment j'ai écrit certains
de mes livres (Paris 1 J.J.Pauvert, 1963), p.163.
16

" un charabia 1 " auquel personne ne comprendrait rien. Roussel


illustre ce fait dans le conte " Parmi les noirs " (embryon d'!.!-
pressions d'Afrique) qui décrit des rébus et des cryptogrammes que
les personnages doivent résoudre.
Rébus et cryptogrammes sont des mod~les du langage. Le
rébus décompose le mot en différentes syllabes qu'il exprime par
des images, des chiffres ou des lettresl
Gmeurt - éferla - Krit - KtueREDEM - ONscieur -
dé - Barras.
Et je repris couramment a
J'aimerais faire la caricature de monsieur
Débarras. 2
Roussel traite de la m~me façon les phrases articulées, il les
déstruoture par des cryptogrammes.
" Les incompréhensibles assemblages ft ont une significa-
tion qu'il faut retrouver. De m~me chaque mot (pillard, billard,
bande, reprise) peut renvoyer à plusieurs objets. A tout signifiant
correspond au moins un signifié. Dans la phrase !nitiale de .. Parmi

1- Raymond Roussel, " Parmi les noirs ", Comment j'ai écrit certains
de mes livres (Paris 1 J.J.Pauvert, 1963), p.163.
2- Ibid., p.l68.
17

les noirs .. l " Les lettres du blanc sur les balldes du vieux bil-
lard formaient un incompréhensible assemblage 1 ", le mot lettres
est pris dans le sens de signes typographiques et de missivesl quand
au mot blanc, il qualifie ~ la fois le mot homme et le mot cube
de craie.
Il Y a plus de choses que de mots pour les décrire d'o~

la pauvreté du langage qui doit dire plusieurs choses avec les m~-

mes mots, et qui utilise continuellement le double et la répétition.


A cette carence du vocabulaire s'oppose pour l'écrivain une tr\s
grande richesse tropologique.
Fontanier donne des tropes la définition suivantel
Ils ont lieu par un rapport entre la premi\re idée
attachée au mot, et l'idée nouvelle qu'on y atta-
che et ils ont lieu d'autant de mani~res différen-
tes que le rapport lui-mAme peut varier ou qu'il
peut y avoir de différents rapports entre les i-
dées. 2

1- Raymond Roussel, " Parmi les noirs ", Oomment j'ai écrit certains
de mes livres (Paris 1 J.J.Pauvert, 1963), p.163.
2- Pierre Fontanier, Les figures du discours (Paris 1 Flammarion, 1968).
p.77.
18

Jeux des signifiants, jeux des signifiés. Roussel a vu les


caractéristiques homonymiques et synon,miques du vocabulaire. Le

langage proc~e souvent par métaphores et analogies. Roussel, lui,


les utilisera systématiquament. exploitant la " riche pauvreté 1 "
du mot.

Comment Roussel pouvait-il, en se servant uniquement du


mot (ou, plus précisément, du nom) créer un univers romanesque tout
l fait imaginaire? Par un procédé ~ suite logique de ses précéden-
tes découvertes, qui utiliserait le polymorphisme et le polysémisme
du langage. En créant le procédé, Roussel découvrait ~e technique
d'inspiration qui évoluera avec le tempsJ nous avons en effet relevé
trois phases du procédé.
Dans un premier temps, Roussel trouvait deux phrases presque
identiques (l un phon~me pr~s) l sens différents. Puis il écrivait
un conte commençant par la premi~re. par exemple" La peau de la raie
sous la pointe du Rayon vert (. • • ). 2." et se terminant par la se-
conde " la peau de la raie sous la pointe du crayon vert 3 ".

1- Michel Foucault, Raymond Roussel (Paris 1 Gallimard, NRF. 1963), p.23.


2- Raymond Roussel, " La. peau de la raie". Comment j'ai écrit certains
de mes livres (Paris 1 J.J.Pauvert. 1963). p.254.
3- Ibid., p.258.
19

Entre les deux phrases primitives, la fiction revient


l son point de départ et comble la différence entre les signifiés.
seule la différence phonétique cr - r indiquait que les deux phrases
phonétiquement identiques avaient des sens différents. Sous le ti-
tre " Textes de grande jeunesse ou Textes-genltse ", Comment j'ai
écrit certains de mes livres présente dix-sept contes construits sur
le même mod~le.

L'un de ces contes. " Parmi les noirs ", est l l'origine
d'Impressions d'Afrique. Roussel écrit ~ ce sujets
En ce qui concerne la genltse d'Impressions d'Afri-
gue, elle consiste donc dans un rapprochement entre
le mot. billard et le mot pillard. Le pillard,
c'est Talou; les bandes, ce sont ses hordes guer-
ri~resl le blanc c'est rarmicha~l (le mot lettres
n'a pas été conservé).
Les deux phrases initiales de ce conte, Les lettres du blanc sur les
bandes du vieux p/billardJont donc déterminé les configurations ori-
ginelles du roman. Pour la création d'Impressions d'Afrique, dix ans
plus tard, Roussel emploiera surtout les formes évoluées du procédé,
qui viendront étoffer les données initiales.

1- Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres (Paris 1


J.J.Pauvert, 1963), p.13.

~.
20

La seconde phase du procédé laisse de cOté l'exploita-

tion phonétique et joue uniquement sur le sens des mots. Il ne


s'agit plus de phrases dédoublées pour encadrer la fiction, mais
d'expressions du type" fraise à nature ", " guitare à vers ",
" meule à botte ". " plante à faux " dont Roussel tire des images
qui formeront la trame d'Impressions d'Afrique. La technique du

procédé est passée de l'ordre du paradigme à celui du syntagme.


La seconde phase du procédé se résume ainsi:
Je choisissais un mot puis le reliais à un
autre par la proposition à; et ces deux mot~
pris dans un sens autre que le sens primititi
me fournissaient une création nou/elle. 1
Dans son oeuvre posthume, Roussel présente une quarantaine d' exem-
ples, tous construits de la même façon, c'est-à-dire selon un rap-
port d'analogie entre les sens des motsl
l-Aiguillettes (morceaux de viandes) à canard
(comestible) 2- aiguillettes (Uniforme) à ca-
nards (notes de mus~que)1 d'ob les aiguillettes
musicales ( ••• ).

1- Raymond, Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres (Paris:


J.J.pauvert, 1963), p.13-14.
2- ~., p.18.
21

Les sens .. morceaux de viande" ei; " comesi;ible " sont négligés

au profit de ceux qui permettent une association verbale inédite.

Le jeu des signifiés s'est compliqué, le dédoublement sémantique

n'est plus apparent dans le récit, parce que seule demeure l'asso-

ciation qui en est le produit •

.. Le procédé évolua, écrit Roussel, et je fus conduit ~

prendre une phrase qu~lconque) dont je tirais des images en la

disloquani;, un peu comme s'il se rot agi d'en extraire des dessins

de rébus l ". Botons que cette phrase du procédé étai t déj~ annon-

cée dans le conte" Parmi les noirs" (cf p. 16). La dislocation


de .. J'ai du bon tabac dans ma tabati~re 2 " donne " Jade tube onde

aubade en mat (objet mat) tierce 3 ". Avec" Mane Thecel Phares "

Roussel obtient " manette aisselle phare If. ". Dans cette forme du

1- Ra>;ond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres (Paris 1


J.J.Pauvert, 1963), p.20.

2- !!!!!!., p.20
3- Loc.cit.

4- Ibid., p.23
22

procédé, Roussel se sert de n'importe quoi. un vers de Victor


Hugo, un proverbe, un extrait d'un de ses po~mes, une réclame
publicitaire, un slogan politique, etc. Le discours est détruit
et donne naissance ~ des mots nouveaux, ~ des associations orig1-
nales, comme dans la seconde phase du procédé.

Une fois ces jeux verbaux terminés, que fera l'écrivain?


Il a en main les matériaux premiers de son roman, des matériaux
linguistiques qui soudain prennent vie, S'} matérialisent, devien-
nent personnage, élément de décor, événement. Ll se trouve pro-
bablement l'originalité de Roussel. le jeu débouche sur un récit,
une fiction.
Or ce comment, volontairement posthume ( •••• )
se rév~le un seuil ambigu, fait la preuve d'un
renversement insolites au lieu, semble-t-il, de
la démonstration attendue que la pensée fait des
mots avec des choses, voici au contraire l'af-
firmation méthodique, ouvrant sur un espace sur-
prenant et illimité, qu'elle est capable de
faire des choses avec des motsi l
Notons que Sollers c~e ici au jeu de motsl on ne crée rien avec
des mots, rien de réel du moinsl les créations de Roussel restent

1- Philippe Sollers, Logiques (Paris 1 Editions du Seuil, 1968), p.125.


23

purement verbales et romanesques • •• Mais il fait des choses


avec des mots en ce sens qu'il transforme ses mots en personna-
ges, en événements, etc. Grâce l la magie des mots qui s'incar-
nent, les aiguillettes musicales deviendront celles de Louise
Montalescot, atteinte d'une maladie des poumons et dont la respi-
ration est réglée par un mince tube élégamment caché sous des ai-
guillettes. "Jade tube onde aubade l .. fournira tous les éléments
d'un conte intitulé Il Le po~te et la Moresque Il qui sera inséré
dans Impressions d'Afrique. Naissent de la m'me mani~re le métier
l tisser sur le Tez, les statues qui glissent sur des rails en mou
de veau, la petite bourse ob les ordres sont donnés en vers, Sirdah
qui louche et a une envie sur le front, etc • • •
Dans Comment j'ai écrit certains de mes livres, Roussel
explique que chaque nouvelle association obtenue par le procédé
représentait un probl~me que la fiction avait pour but de résoudre.
En effet, tout reste l faire; quand la .. relation" est donnée.

Voyons un exemple complexe qui combine la seconde et la troisi~me

forme du procédés

1- Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres (Paris 1


J.J.Pauvert, lS63), p.20.
24

1- Demoiselle (jeune fille) ~ prétendant, demoiselle


(hie) ~ reltre en dents.
Je me trouvais donc en face de ce probl~mel l'exécu-
tion d'une mosa!que par une hie. D'ob l'appareil !>;
compliqué décrit page&35 et suivantes. C'était d'ail-
leurs le propre du procédé de faire surgir des équa-
tions de fait ( ••• ) qu'il s'agissait de résoudre
logiquement. l
Les jeux des signifiés et des signifiants créent aussi des
tensions qui formeront la trame du récit. A partir de la relation
" revers ~ Marguerite 2 ", Roussel invente la bataille du Tez per-
due par Yaour déguisé, pour le Gala des Incomparables, en Marguerite
de Faust. De fi favori ~ collet 3 " nattra l'aventure de Nairt le
favori du roi Talou tombera dans un pi~ge (collet) ~ la suite d'une

coalition contre son souverain. Ces deux événements aurOnt une im~

portance capitale dans l'intrigue du roman.


C'est ainsi que la majorité des éléments des Impressions
d'Afrique ont trouvé naissance dans un dédoublement sémantique ou
dans une dislocation phonétique. Le procédé n'est donc pas une simple
technique d'insptration; il est l'oeuvre m3me qu'il détermine en ses

1- Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres (Parisl


J.J.Pauvert, 1963), p.28.
2- ~., p.15.
3- ~., p.16.
25

moindres parties. Les distances avec la réalité sont maintenues


puisque Roussel crée des images inédites par un jeu de signifiés
et de signifiants. GrAce au procédé, Roussel est donc assuré de
ne pas trahir son buta créer un univers imaginaire en se servant
uniquement des caractéristiques intrins\ques du langage.

Des Il Textes de grande jeunesse ou Textes-gen~se n ~

Impressions d'Afrique, les rapports du procédé et de la fiction


se sont transformés.
Dans une prem1~re étape, les deux phrases irdtiales, pro-
duits évidents d'un procédé, étaient présentes dans le texte qu'elles
encadraient. A partir d'Impressions d'Afrique, le procédé dispara1t
sous la fiction et devient une sorte de tracé en filigrane dans le
texte. Le produit (Impressions d'Afrique) occulte l'acte de pro-
duction (le procédé). Le procédé est d'autant moins lisible dans le

texte que son fonctionnement s'est compliqué et que le jeu des analo-
gies se fait parfois ~ plusieurs niveaux, brouillant toutes les pistes
qui pourraient permettre de retracer ses différents moments. Comment
deviner que la maison souveraine et les soeurs espagnoles d'Impressions
d'Afrique sont nées de J~ rencontre initiale de " maison à espagnolet-
tes l ", expression d'abord prise dans le sens de poignée de fen8tre et

1- Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres (Paris 1


J.J.Pauvert. 1963), p.14.
26

d'édifice? De ces deux sens, qui furent pourtant indispensables


l la gen~se, il ne restera plus trace dans la fiction. M~me apr's
l'aveu de Roussel, il serait impossible de retrouver les associations
et les phrases initiales qui ont présidé l la naissance d'Impressions
d'Afrique. A moins de considérer le roman comme un rébus (pour les
sens initiaux) et un cryptogramme (pour déchiffrer l'organisation
interne du récit).
Cette méthode critique de l'oeuvre serait bien hasardeuse
puisque Roussel ne souhaitait pas que le procédé transparaisse.
" Ici je mis"l'ai-je ~)au lieu de~'eus-j~lcra1gnant que d~ l'eus-
je ne laissât transparaltre le procédé l n. L'écrivain souhaitait
sans doute que le lecteur c~e aux impressions de la fiction sans
pénétrer les myst~res de sa formation. Le roman se présente ainsi

comme une série de replis, de surfaces, de recouvrements qui masquent


leur gen~se et en sont poixtant la manifestation. Dans un second
temps, Roussel a dévoilé le procédé, a éclairé par de multiples
exemples la création des Impressions d'Afrique. celles-ci sont nées
d'un langage dédoublé ou disloqué et le roman appara1t alors non

1- Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres (Paris 1


J.J.Pauvert, 1963), p.24.
27

plus comme un simple récit, mais comme un récit dans son moment
de production.
L'oeuvre nous est offerte dédoublée en son
dernier instant par un discours qui se char-
ge d'expliquer comment. •• Ce" comment
j'ai écrit certains de mes livres ", révélé
lui-m'me quand tous étaient écrits, a un é-
trange rapport avec l'oeuvre qu'il découvre
dans sa machinerie, en la recouvrant d'un r!-
cit autobiographique ij!tif et méticuleux.
Le titre Impressions d'Afrique éclaire cette démarche
et indique peut-&tre une mani~re de lire l'oeuvre. Roussel a
déj~ lancé un avertissement. " • •• toujours pour lesprendre
dans un sens autre que celui qui se présentait tout d'abord 2 If.

Ainsi le roman n'est pas uniquement un récit de voyage. Une im-


pression peut ~tre l'action par laquelle on applique une chose
sur une autre ou le résultat de cette action. Toute impression
suppose la notion de double: envers et endroit, acte et effet;
une impression est également ce qui reste de l'action qu'une cho-
se a imprimée sur un corps ou un esprit. Toutes ces applications.

1- Michel Foucault, Raymond Roussel (Paris: Gallimard, NRF, 1963).


p.7.
2- Raymond Roussel. Comment j'ai écrit certains de mes livres (Paris:
J.J.Pauvert, 1963). p.13.
28

du mot impressions rejoignent d'une façon étonnante ce que nous


avons vu du procédé et de ses rapports avec la fiction. Roussel
impressionne les mots en images et son procédé est ~ la fois acte
(machine l fabriquer des impressions) et résultats (les images
s'impressionnent en personnages, événements et divers éléments du
roman). La confession posthume présente le négatif des Impressions
d'Afrique, oeuvre qui est le reste organisé, romanesque et lisible
du procédé.
DEUXIEME PARTIE:
L'univers des Impressions d'Afrique figuration du procédé
Nous avons vu que le procédé déterminait l'oeuvre en ses
moindres parties. Mais dans quelle mesure et de quelle mani~re

la structure, les th~mes, l'univers d'Impressions d'Afrique témoi-

gnent-ils de leur origine verbale? Nous interrogerons l'oeuvre en


ayant continuellement ~ l'esprit ces questions.
Nous tenterons de définir la nature et les caractéristiques
de l'histoire racontée grâce au procédé de Raymond Roussel. Il
ne s'agit pas de reprendre point par point les éléments du premier
chapitre et de montrer leur adéquation avec l'oeuvre. Cette appro-
che artificielle négligerait, nous semble-t-il, l'originalité de
la structure interne du roman. Nous avons préféré étudier l'oeuvre
dans son ensemble, et souligner, au fur et ~ mesure ce que sa structu-
re, ses th~mes et son univers romanesque doivent au procédé.

La premi~re partie des Impressions d'Afri9ue_~st une mise en


sc~ne d'éléments disparates (numéros de cirque, chants, concerts,
démonstrations d'appareils de toutes sortes) qui forment un spectacle
continu d'une durée de dix heures environ. c'est le Gala des Incompa-
rables, décrit par un narrateur qui est aussi spectateur.
31

Le roman ouvre sur un univers théâtral et figél l'esplana-


de, le théâtre appelé ft Club des Incomparables 1 ", un homme atta-
ché sur un socle, des dessins de guerre qui tournent autour de deux
piquets plantés en terre, un palmier, un arbre caoutchouc et un au-
tel forment un décor silencieux face l la masse grouillante des Noirs
et des Blancs assemblés pour le spectacle.
Les chapitres suivants présentent la description détaillée
et chronologique du Gala, du sacre de l'empereur Talou l la remise
des récompenses aux organisateurs des meilleurs numéros.
Dans la premi~re partie du roman, il n'y a pas création
d'un temps continu, mais création de moments, sans liens apparents
les uns avec les autres. Ces moments se présentent souvent sous
forme d'extraits.
Des tableaux résument la vie de Velbarl " Flore et l'adju-
dant Lecuro-5 ft, " La représentation de Dédale :3", " La. consultation 4.t ,
" La. correspondance secr~te 5 ", etc. Des pi~ces de théâtre sont ré-
duites l quelques personnages figés dans un geste ou une réplique.

1- Raymond Roussel, Impressions d'Afrique (Paris 1 J.J.Pauvert, 1963),


p. 7.
2- ~., p.15.

3- Ibid.
4-~.

5-~.
32

Le rideau s'ouvre sur " Le Festin des dieux de l'Olympe 1 ", rassem-
1

blement d'une disaine de comédiens autour d'une table bien garnie,


et se referme aussit&t. Un groupe de statues illustre des réactions
violentesz douleur, colltre, peur, etc. Tout appan.1t ainsi pétrifié
dans une attitude définitive et le temps semble réduit l quelques mo-

ments.
Ces numéros ne s'intltgrent l aucune histoire romanesquel cha-
cun d'eux forme un moment indépendant et autonome du spectacle. Les
machines, animaux, plantes, appareils compliqués qui composent le
spectacle du Gala paraissent extraits d'un monde, coupés de leur con-
texte et figés dans la rigueur de leur machinerie, semblables en cela
aux images, dessins et scltnes de théâtre.

La seconde partie du roman replace les données du Gala des In-


comparables dans un co.texte historique.
La foule, abandonnant la place des Trophées,
s'était lentement répant1ue dans Ejur, et,
peu distrait par ma besogne purement mécani-
que, je ne pouvais m'emp!cher de songer,
dans le grand silence matinal, aux multiples
aventures ~i depuis trois mois avaient rem-
pli ma vie.
Le lecteur apprend alors que les passagers du Ipcée, embarqués sur un

1- Raymond Roussel, Impressions d'Afrique (Parisl J.J.Pauvert, 1963),


p. 75.
2- !lli., p. 145.
33

paquebot en direction de l'Amérique du Sud, ont été jetés sur les


c&tes d'Ejur lors d'une tempate et capturés par le roi Talou qui
exige une rançon pour leur libération. Les prisonniers ont organi-
sé un Gala (celui décrit dans la premi~re partie) en attendant une
réponse de leurs parents européens.
Cette seconde partie est formée d'une succession de récits
qu1 récup~rent dans un temps historique les différents numéros du
Gala. Séil-Kor raconte l' h1stoire de l'empire de Souann, de Talou
VII et ses propres aventures. Chaque passager du Lyncée explique
comment naquit son numéro du Gala.
Ce ne sont plus seulement des images, des dessins ou des ap-
pareils, mais l'h1stoire de leur origine, l'explication de leur
fonctionnement et les anecdotes qui y sont liées. Cette seconde par-
tie répond A l'idée que le lecteur se fait habituellement d'un ro-
~an: un récit dont tous les éléments découlent naturellement les uns
des autres, qui a un début (ici, le naufrage du Lyncée) et une fin
(les prisonniers retournent dans leur pays d'origine).
Dans une note placée au début du roman, Roussel recommandait au
lecteur peu habitué A la lecture de ses oeuvres, de lire la seconde
partie avant la premi~re: soit d'inverser l'ordre de la création qui
mettait d'abord les signes en sc~ne, puis leur signification.
La structure romanesque des oeuvres qui préc~ent le procédé
est chronologique et linéairel la déchéance de Gaspard s'inscrivait
lentement dans la suite des expériences vécues. Dans La Vue, la des-
cription épuisait successivement tous les éléments de l'image et pre-
nait fin quand elle n'avait plus d'objet.
Dans" Parmi les Noirs ", gen~se des Impressions d'Afrique,
nous avons vu les phrases initiales orienter la fiction et la rame-
ner l son point de départ phonétique. Cette structure c,yclique se
retrouve dans Impressions d'Afrique. Parti de France en direction
de l'Amérique du Sud, le Lyncée a été détourné de son chemin e~ re-
vient en France. Entre le moment du départ et celui du retour, quel-
que chose s'est produit. le séjour en Afrique. C'est l'objet de la
fiction, une fois posés, comme dans " Parmi les Noirs ", les jalons
du parcours. L'imperceptible différence de sens qui existait entre
les deux phrases presque identiques phonétiquement se retrouve égale-
ment dans le romanI même si les deux parties se recouvrent, elles le
font sur un mode différent, l'un descriptif, l'autre narratif.
Impressions d'Afrique se présente sous une forme cyclique non
seulement dans son intrigue, mais aussi dans ses imagesl celles qui
inaugurent le Gala sont aussi celles qui terminent le roman. La secon-
de partie ram~ne le récit l son point de départ. Tous les éléments
de la premi~re partie sont reprisa l chaque dessin, numéro, statues,
35

appareil du Gala) correspond dans la seconde partie une image sem-


blable. Une fois tous les éléments du Gala explicités le roman
peut se terminera c'est le retour en France.

Roussel avait d 2 abord découvert le mot comme signifiant,


puis il avait exploré le domaine des significations. Dans une
troisi~me étape, il a assemblé des mots en vue d'en faire des segments
de phrases. Cette expérience sur le langage se retrouve dans la
structure d'Impressions d'Afrique.
La. premi~re partie du roman, soit la description du Gala,
montre le signe comme simple existant, indépendamment du signifié.
C'est le mot devenu image (puisque tous les numéros doivent ~tre

vus) ou son (puisque plusieurs numéros nécessitent une audition).


Le mot s'est matérialisé, se donne à voir et à entendre.
La guérison de Séi1-Kor grâce à une représentation chronolo-

gique de certains événements marquants de son enfance pose la nécessi-


té d'un code dans lequel mots et images s'ins~rent et récup~rent

leur sens. La seconde partie du roman int~gre le signe dans une phra-
se, c'est-à-dire un discours continu, fixe son identité en abolissant
son caract~re arbitraire.
La seconde partie est donc de l'ordre de la parole cohérente
et de la communication. Roussel, tout en innovant au niveau de la ge-
n~se de son oeuvre, respecte les nécessités de cohérence de l'oeuvre
d'art. De mAme que les mots-images s'assemblaient pour créer des appa-
rei1s, personnages et numéros du Gala, de mAme dans la seconde partie
du roman, les signes s'organisent, se comp1~tent, se haussent au niveau
d'un discours qui récup~re en " les parlant " les divers segments
fragmentaires du Gala. Il y a donc passage du mot ~ la phrase organisée.
Or, nous avons vu que la seconde partie renvoyait constamment

l la premillre et vice-versa. Du mot, on passe l sa signification, mais

celle-ci ram~ne pourtant l la pure et ~stérieuse présence du signifiant.


Les signes sont-ils le point de départ de l'oeuvre ou son aboutisse-
ment? La structure répétitive des Impressions d'Afrique semble indi-
quer qu'ils sont les deux l la foisl matrice dans laquelle l'oeuvre
prend forme et se développe, et ce en quoi elle vient s'ab!mer, se fi-
ger.

Tout mot existe indépendamment du contenu d'images


et d'actions que nous lui attribuons. Cette existen-
ce n'est peut-Atre pas sensible dans la parole, mais
se manifeste de toute évidence dans l'écriture. Il
est des inscriptions que nous ne déchiffrons pas,
dont nous ne connaissons pas le sens et qui pourtant
sont gravées quelque part. Elles n'apparaissent l
nos yeux que sous cette forme purement matérielle.
Elles représentent l'essence du langage, ce qui
subsiste de lui et d'irréductible en lui lorsqu'on
a éliminé de lui toutes les significations ( ••• )
que nous lui attribuons dans le temps. 1

et les fonctions du e
37

Un décor surchargé de signes, de mots et de chiffres in-


troduit les Impressions d'Afrique. Le mot Pincée est inscrit en
majuscules sur un chapeau melon, la lettre C est tracée en majuscu-
le sur un gant. Attaché sur son socle, Nair rép~te une suite de
mots incompréhensibles. Les expressions Il Club des Incomparables n,
.. Maison:.:régnante de Ponukélé-Drechlkaff 1 ", .. Restauration de
l'empereur Talou VII sur le trene de ses p~res 2 n, qui expliquent
bri~vement certains éléments du décor, font partie intégrante de
celui-ci et paraissent aussi étranges que les hiéroglyphes ponu-
kéléiens inscrits sur une feuille de papyrus au pied de l'autel:
Le texte ponukéléien, enti~rement inaccessible
~ des oreilles europée~es, se déroulait en stro-
phes confuses~( ••• ).
Les Blancs, nouvellement arrivés à Ejur, ne parlent ni ne
comprennent le ponukéléien. Carmichaël répétera la Jéroukka
d'une mani~re purement phonétique, sans comprendre le sens de ce
chant. Les Africains, exceptions faites de Séil-Kor et de Sirdah,
consid~rent le langage de leurs prisonniers comme un charabia incom-
préhensible. Certains numéros du Gala présentent des histoires com-
pliquées ob des amants utilisent des rébus et des cryptogrammes pour

1- Raymond Roussel, Impressions d'Afrique (Paris: J.J.Pauvert, 196)


p. 10.

2- lli9-.., p.ll.
)- lli9-.., p .81.
s'écrirel ces rébus et cryptogrammes sont le symbole d'un langage
perçu comme étranger, un langage qu'il faut déchiffrer pour en dé-
couvrir le sens.
Des feuilles de journaux servent l la confection de costu-
mes, de toits, de décors de thé!trel en regardant bien, le specta-
teur voit appara1tre ici et 1l des fragments de phrases ou d'arti-
cles.
Le toit, largement incliné suivant une pente unique,
se composait d'étranges feuillets de livre, jaunis
par le temps et taillés en forme de tuilel le texte,
assez large et exclusivement anglais, était pâli ou
parfois effacé, mais certaines pages dont le haut
restai t visible, portaient ce ti 'tfe 1 1he Fair Maid
of Perth 1 encore nettement tracé.
Dans les Impressions d'Afrique, le langage est présent partout
mais il est d'abord un signe matériel comme les objets, les ap-
pareils et les numéros du Gala.
Plusieurs numéros du Gala exigent l'usage de la parolel
Ludovic l la voix quadruple, Urbain et son cheval parlant, les
fr~res Alcott et leurs thorax répercutant les sonse Cuijper et
son appareil qui donne' la voix une ampleur phénoménale, illus-
trent les puissances et les limites du langage: polyphonique et

1- Rayaond Roussel, Impressions d'Afrique (Paris: J.J.Pauvert, 1963),


p. 14.
39

répétitif, le langage peut 8tre un pur automatisme, un moyen de


communication et mGme s'élever au niveau d'une oeuvre d'art. Ta10u
est po~te et la Jéroukka se veut un chant guerrier racontant l'épo-
pée de l'empereur.
Dans chacun de ces cas, 1e~..langage est donné en spectacle
comme tous les numéros du Gala, dompté, domestiqué. Le langage

se met 1ui-m~me en sc~ne et illustre ses capacités.


A certains moments, le langage retrouve son re1e de com-
municationa dans la premi~re partie, quand quelques participants
du Gala expliquent le fonctionnement de leur maChine. Mais c'est
la seconde partie surtout qui, avec ses récits, permet une COIlUllllW>-

nication verbale entre les personnages, qu'ils soient blancs ou


noirs, grâce aux interpr~tes Sirdah et Séi1-Kor.
Roussel int~gre l son roman des récits, des contes, des
légendes qui servent l mettre en valeur les inventions ou les décou-
vertes des participants du Galaa la plante de Fogar reproduit sur
ses fibres photographiques, le conte" Le poltte et la Moresque";
les pastilles de Fuxier, et les baumes anesthésiants de Bex permet-
tent de réaliser une interprétation étonnante de .. Roméo et Juliette ";
tandis que les essences aromatisantes de Darriand compllttent admira-
blement bien l'histoire de l'arbre d'Arghyras.
40

L'un des th~mes du Gala des Incomparables est celui des ma-
chines ou des appareils qui créent des chefs-d'oeuvre de précision
et de rigueur. ce sont l'orchestre automatique et la patience géan-
te de Bex, la machine ~ peindre de Louise Montalescot,; la machine
~ tisser de Bedu, etc.
Roussel décrit ces appareils dans leurs moindres détails,
transformant ainsi certaines parties des Impressions d'Afrique en
traité de mécanique (ces descriptions rappellent la prem1~re partie
de Comment j'ai écrit certains de mes livres, quand Roussel présen-
te les différentes phases du procédé ~ l'aide de multiples exemples),
Un thermom~tre excessivement haut. dont chaque degré
se trouvait divisé en dixi'me, dressait sa tige fra-
gile hors de la cage, ob plongeait seule sa fine cu-
vette pleine d'un étincelant liquide violet. 1
De la structure, on passe au fonctionnement de la machinel
ce qui n'était que roues, bielles, leviers, pédales se met l bouger,
l produire.
Leur nombre, l'échelonnement de leur taille, l'isole~
ment ou la simultanéité des plongeons courts ou dura-
bles} fournissaient un choix infini de combinaisons fa-
vorisant la réalisation des conceptions les plus har-
dies. 2

1- Raymond Roussel, Impressions d'Afrique (ParisÎ J.J.Pauvert, 1963),


p. 40.

2- lli!!., p. 92.
41

Le Gala présente ainsi plusieurs procédés de production. Il faut,


chaque fois, que la machine ma1trise le hasard et l'arbitraire. le
chimiste Bex se sert des variations de température pour faire fonction-
ner son orchestre automatique, la machine l tisser de Bex se meut l
m3me le courant du fleuve. Une machine de Locus Solus utilise les
vents pour construire une hie volante. Le travail est toujours com-

plexe, délicat.
Ces filaments imperceptibles lui servaient
l composer un ouvrage de fée subtil et com-
plexe, car ses deux mains travaillaient avec
une agilité sans pareille, croisant, nouant,
enchev&trant de toutes mani~res les ligaments
de r3ve qui s'amalgamaient gr.acieusement. Les
phrases qu'il ré~ta1t sans voix servaient l
réglementer ses manigances périlleuses et pré-
cises; (. • .).1
Naïr, n'est-ce pas Roussel, construisant son roman l partir du lan-
gage, " croisant, nouant, enchev3trant " les significations des mots
pour obtenir une oeuvre d'imagination? Le procédé a créé ses propres
métaphores; la structure des appareils et leur fonctionnement rappel-
lent les caractéristiques du procédé. dominer le hasard, l'arbitraire,
organiser le langage selon une technique rigoureuse, dans un moule dé-
fini d'avance, afin d'obtenir des constructions rigoureusement effica-
ces.

1- Raymond Roussel.lmpressions d'Afrique (Parise J.J.Pauvert, 1963),


p. 9.
42

Les procédés de production lib~rent des mondes merveilleux,


semblables ~ ceux que les mots contiennent en puissance:
Le sculpteur Fuxier venait de s'approcher
du phare , pour nous montrer dans sa main
ouverte plusieurs pastilles bleueF d'extérieur
uni , qui • ~ notre F;U, contenaient dans
leurs f~cs toutes sortes d'i~es en puis-
sance créées par ses soins.
En effet, une fois soumis au procédé, les mots deviennent
images ; se matérialisent •
Les pastilles de Fux1er • jetées tantOt dans l'eau , tantOt
dans le feu, donnent naissance ~ des images qui semblent
flotter sur le fleuve ou s'élever des flammes:" Le po~te

Giapalu se laissant dérober par le vieux Var les vers admi-


rables dus ~ son génie 2 .. " L' Horloge ~ vent du pays de

Cocagne 3" "Le prince de Conti et son geai 4 ", etc • Le


feu d'artifice de Luxo explose dans le ciel en quelques
représentations du baron Ballesteros 1

1- Raymond Roussel 1 Impressions d'Afrique ( Paris:J.J.Pauvert,1963)


p. 9.5

2- ~., p.96

3- Loc. cit.
4- lli!!. ,p.o/'?
43

Ces dessins en traits de flamme,d'une


exécution remarquable, représentaient
l'élégant clubman dans les poses les
plus variées, en se disti~t tous
par une couleur spéciale. 1
Des impressions sonores sont également créées par l'orchestre auto-
matique de Bex, le ver mélomane, le cheval Romulus, la f1nte-tibia
de Le1goua1ch, etc.
Une machine, A la fois arche su~ les eaux du Behu1iephruen
et métier A tisser, produit une cape sur laquelle figure l'arche de
Noé. Le procédé est également une machine A tisser le langage et
l'objet du récit semble la célébration de ses propres matériaux.
Le texte raconte sa gen~se, se représente lui-même dans les diffé-
rents moments de son fonctionnement.

" Le carré parfait de l'esplanade était tracé de tous cOtés


par une rangée de sycomores centenaires; • • • 2 "
Le vaste espace quadrilat~re compris entre les sycomores et
la foule des spectateurs est le lieu ob viennent se fixer et d'ob
rayonnent toutes les impressions d'Afrique. Espace thé!tral s'il en

1- Raymond Roussel, Impressions d'Afrique (Paris 1 J.J.Pauvert, 1963),


p. 97.

2- ~., p. 7.
44

est puisque pendant des±'.heures s 'y dérouleront, comme sur une sclme,
des représentations qui tiendront tour A tour du cirque, de la foire,
de la conférence, du conc~rt, du cinéma et de la vie sociale.
La plupart des participants au Gala sont comédiens par mé-
tier, et leurs numéros appartiennent au répertoire habituel du milieu
artistique; d'autres deviennent comédiens pour la circonstance, et
m~me excellents comédiens, comme si tout A coup leur véritable nature
leur était révélée. Animaux et plantes ne sont pas exclus du Gala,
au cours duquel ils exécutent des prouesses. des chats jouent aux bal-
les, un ver interprltte des partitions musicales, une pie sert de
clé pour mouvoir des statues.
Le Gala des Incomparables est théAtre de la vie tout autant
que théâtre de la fictions la vie devient figuration, se transforme
en spectacle. Talou se fait sacrer empereur, se déguise en l-mrguerite
de Faust et monte sur les planches chanter l'Aubade de Daricel1i. Les
tra1tres Gaiz Duh, Mossem et Rul sont mis A mort. L'aveugle Sirdah
recouvre la vue, tandis que Séil-Kor est guéri de son amnésie.
Nous avons vu que tout ce qui ne se rattachait pas au Gala sur
le plan descriptif faisait l'objet de récit •. Cependant le Gala est en-
richi des éléments de ces récits. le palmier et le caoutchoue symbo-
lisent la victoire de Ta10u sur son rival Yaour; la cartouchi~re, les
45

habits et les images le représentant à divers moments, résument la


vie de Velbar et font partie intégrante du décor du Gala.
La fronti~re qui sépare habituellement le théâtre de la vie
n'existe pas ici. Les statues de Norbert Monta1escot sont criantes
de vérité et de vie; elles peuvent m~me s'animer quelques secondes
donnant ainsi Il l' illusion compl~te de la réalité 1 ". Un numéro
du Gala présente une " sui te d' apparitions sans mouvement 2 ": des
comédiens miment des statues et des personnages de tableaux. L'arti-
fice imite donc le réel, et vice-versa:
On pensait malgré soi ~ ces mannequins de féerie qui,
habilement substitués· à l'acteur grâce au double
fond de quelque meub1e)sont proprement découpés sur
la sc~ne en tronçons pourvus à l'avance d'un trompe-
l'oeil sanguinolent. Ici)la réalité du cadavre ren-
dait impressionnante cette rougeur compacte habi-
tuellement due à l'art d'un pinceau. J
Cette caractéristique mimétique des impressions d'Afrique est mise
en évidence dans les nombreuses imi~ations du Gala. Marius Bouc~~-

ressas imite le bruit d'un train qui s'ébranle, le grincement de la


scie sur une pierre de taille, le saut brusque d'un bouchon de cbam.pa-
gne, etc. L'orchestre automatique de Bex et le ver mélomane (capables

1- Raymond Roussel, Impressions d'Afrique (Paris: J.J.Pauvert, 1963),


p. 32.

2- ~., p. 80.

3- ~., p. 23.
46

tous deux d'interprétation musicale digne des grands ma1tres), le


fleuret mécanique (qui rivalise d'ingéniosité avec un excellent
escrimeur), le cheval parlant (qui illustre l'automatisme du langa-
ge~étendent le phénom~ne ~ l'ensemble de la création.
Dans chaque cas, il s'agit de créer des impressions identi-
ques ~ celles du réel; il y a donc création artificielle de doubles,
de reflets de la réalité:
Ludovic peu à peu accentua son timbre,
pour commencer un vigoureux crescendo
qui donnait l'illusion d'un groupe loin-
tain se rapproohant ~ pas rapides. l
Le double (prOduit de l'artifice) doit ~tre identique en tous points
au mod~le, illusion totale. Ainsi, Louise Montalescot risque la
mort si la machine photo-mécanique qu'elle a créée ne donne pas une
imitation parfaite d'une sc~ne matinalel
Tous les regards fixaient avidemment cette
mystérieuse mati~reldotée par Louise d'é-
tranges propriétés photo-mécaniques. 2
Les grands arbres du Behuliphruen étaient
fid~lement reproduits avec leurs magnifiques
branchages, dont les feuilles, de nuance et
de forme étranges se couvraient d'une foule
de reflets intenses. ( ••• ) L'oeuvre, dans
son ensemble, donnait une impression de co-
loris singuli~rement puissant et restait ri-

1- Raymond Roussel, Impressions d'Afrique (Paris; J.J.Pauvert, 1963),


p. 63.
2- ~., p. 139.
47

goureusement conforme au mod~le, ainsi que chacun


pouvai t s'en assurer par un sil!lP1e coup d'oeil
jeté sur le jardin lui-même. 1
Quelle est la place de l'homme dans cet univers? La technique a
rendu l' homme ma1tre de la nature végétale et animale, mais aussi
de sa propre nature. En effet, les personnages créateurs de ma-
chines deviennent eux-m8mes des machines (Lelgouach, Boucharessas,
Cuijper) ou s'effacent compl~tement der.ti~re leurs créations. Cel-
les-ci sont douées ,. pouvoirs ordinairement attribués l l'homme.
elles peuvent se battre (le fleuret mécanique de La Bi11audi~re­

Ma.isonnial), peindre (la machine de Louise Montalescot) ou interpré-


ter des oeuvres musicales (l'orchestre automatique de Bex). Les
personr~es du roman ont donc trouvé des substituts capables de les
remplacer. sinon de les égaler; témoin. ce ver mélomane capable d'in-
terpréter grâce à ses contorsions et l l'aide d'un liquide spécial
les plus merveilleuses pi~ces de musiquel les hommes se sont trouvés
de parfaits imitateurs.
Ainsi dans les Impressions d'Afrique. l'homme n'est pas un
être privilégié, centre et sens du monde. qu'on aborderait d'un point
de vue métaphysique. L'univers psychologique des personnages est fait

1- RaymondlRoussel, Impressions d'Afrique (Paris 1 J.J.Pauvert, 19(3)".


p. 142-143.
48

de lieux communs vidés de sens. véritables images d'Epinall la


fonction de l'individu seule importe. L'homme est devenu un fa-
bricant d'impressions. un fa.bricant de signes. Roussel ne semble
pas s'intéresser l l'homme mais ~ ce qu'il peut produire, ~ son
environnement. Comment expliquer cette a.bsence d'humanisme? Les
personnages de Roussel sont des produits du langage. semblables en
cela aux plantes, animaux et décors du roman. Il n'y a ni nature
végétale, ni nature animale. ni nature humaine; l'univers créé n'o-
béit ~ aucune logique autre que la sienne propre. Sur la sc~ne de
l'imaginaire. les mots s'animent et dansent sur un mode purement ori-
ginal. étranger ~ ce que nous connaissons. Les personnages princi-
paux du roman. ce ne sont pas Talou et les passagers du Lyncée. mais
les numéros du Gala des Incomparables. Roussel semble vouloir créer
une nouvelle mythologie 1 il invente ~ Napoléon. ~ Haendel. l: Shakespea-
re, ~ Voltaire)des histoires fictivesl il présente comme reliquats
d'une culture des légendes. contes)qui n'ont jamais existé avant lui
et qui sont les résultats de ses jeux avec les mots.
Cet autre monde créé par Roussel. ob vie et mort, nature et
artifice, homme et machine se confondent, ce monde issu des mots et
de leurs possibles. a aussi ses limites. L'artificiel ne peut se
substituer au réel d'une mani~re absolue. Il est et ne peat 'tre
49

qu'éphém~re ou secondaire comme le reflet. L'animation dans Impres-


sions d'Afrique, tous ces spectacles et ces récits semblent, comme
l'indique Julia Kristeva un If dynamisme sur fond de mort 1 ". Tout
se met l fonctionner, puis s'arr~te et retourne au néant:
A ce moment Bedu arr~ta l'appareil en appuyant
sur un nouveau ressort du coffre. Aussitet
les aubes s'immobi1is~rent, cessant de porter
la vie aux différentes pi~ces désormais roides
et inactives. 2
Ou encore:

Les portraitsJdescendant lentement et


projetant sur une vaste étendue leur
puissant éClairage polychrome, se main-
tinrent quelque temps sans rien perdre
de leur éclat. Puis ils s'éteignirent
sans bruit, un par un, et l'ombre peu
~ peu se répandit de nouveau sur la plai-
ne. ;3
Les limites de l'artifice sont celles m3me de la nature.
Dans Locus Solus, Canterel invente deux produits, la résurrectine
et le vitalium, qui redonnent vie temporairement ~ des cadavres:

1- Julia Kristeva, Recherches pour une sémanalyse (Parisl Ed. du Seuil,


Coll. Tel Quel. 1969),.223
2- Raymond Roussel, Impressions d'Afrique (Paris: J.J.Pauvert, 1963),
p. 94.
3- ~., p. 98.
50

ceux-ci reproduisent alors des moments déterminants de leur existen-


ce passée. Cette insertion momentanée et artificielle de la vie dans
la mort transforme les cadavres en mécaniques inconscientes, les pro-
duits de Canterel ne peu.ent ressusciter les morts, ils permettent
simplement de donner l'illusion de la vie pendant quelques instants.

De la m~me façon, le procédé rousselien apporte la vie


aux mots • leur permet de s'animer • de se métamorphoser en
un univers fictif dans lequel ils se représentent constam-
ment

Les mots deviennent les véritables auteurs


de la poésie. qui se définira par un
jeu de mots- ce qu'elle était déjA, mais
un jeu des mots eux- mêmes • Les mots cons-
titueront une machine à imaginer et celle-ci
sera chargée • de par sa construction
\ ....
m&me et la nature de la matiere premiere ,
d'inventer ou, ce qui est ici la Im&me
chose , de raconter leur histoire.

Le spectacle offert par le Gala des mots est mécanique et


répétitif • comme les actes posés par les cadavres de Can-
terel • Machines , personnages ,numéros de Gala font penser
à des automates doués d'une vie toute artificielle dont le

1- Jean Borzic ,"Roussel en Sorbonne" • Raymond Roussel,


revue Bizarre. no. 34-35 • Paris , J. J. Pauvert , p. 71
51

~
secret est enfermé non plus dans un crane, mais dans
une quelconque boite noire ,à la fois centre et seBS caché
de leur existence

Entre les aubes et la chaîne s'étendait


une sorte de coffre long contenant sans
doute le mystérieux mécanisme appelé à
mouvoir l'ensemble .1

Il nous faudra chercher dans le principe même du procédé


la nature du mystérieux mécanisme •

I-Raymond Roussel. Impressions d'Afrique' Paris J.J. Pauvert , 1963),


p. 89
TROISIEME PARTIEl

Signification du procédé
Dans Comment j'ai écrit certains de mes livres, Roussel
prend ses distances avec son oeuvre, qu'il situe au niveau d'une
conscience claire et objective.
Il s'agit, dit-il, d'une simple technique d'exploitation
des mots. Le procédé est l ce point impersonnel et linguistique
que Roussel peut écrire 1
Et, ,~e procédé, il me semble qu'il est
de mon devoir de le révéler, car j'ai
l'impression que des écrivains de l'ave-
nir pourraient peut-~tre l'exploiter
avec fruit. 1
La confession posthume semble incompl~tel le procédé est
un moment de l'oeuvre rousselienne et l'auteur laisse dans l'om-
bre tout le reste de son oeuvre. Pourquoi privilégier l ce point
les oeuvres l procédé? On peut se demander, d'autre part, si le
procédé exclut réellement toute expression personnelle.
Cherchons des indices dans Comment j'ai écrit certains de
mes livres, seul témoignage que nous ayons de Roussel sur lui-même
et ses oeuvres.
Le chapitre intitulé n Comment j'ai écrit certains de mes

1- Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres (Paris:


J.J.Pauvert, 1963), p. Il.
livres" est composé comme Impressions d'Afrique. La prem1~re par-
tie traite de la structure et du fonctionnement du procédé. La se-
conde partie constitue un historique ob Roussel rév~le certains
traits marquants de sa viel son sentiment de gloire, l dix-neuf ans,
en écrivant La Doublure; la dépression nerveuse qui suivit l'échec
complet de l'oeuvre; son admiration pour Jules Verne qui" s'est éle-
vé aux plus hautes cimes que puisse atteindre le verbe humain l ";
son désintér3t pour la réalité, puisque chez lui, " l'imagination
est tout 2 "; son enfance, " plusieurs années d'un boilheur parfait 3 ft J
son don pour l'imitation, qui lui vaut ses meilleurs succ'sJ des
notes biographiques sur sa famille et la chronologie de ses oeuvres J
et finalement, l'importance d'une reconnaissance publique toujours !
venir.
Suivent des " Ci tations documentaires 4 ", des tt Textes de
Grande jeunesse ou Textes-Gen~se 5 ", dont nous avons déjl parlé,
et des ,. Documents pour servir de canevas 6 ". Nous retiendrons sur-

1- Raymond Roussel, Qomment j'ai écrit certains de mes livres (Paris:


J.J. Pauvert, 1963), p. 26.

2- l!Ë4., p. 27.
3- ~., p. 28.
4- l!Ë4., p. 37.
5- ~., p. 161.
6- ~., p. 263.
55

tout un texte de Pierre Janet, ft Les caract~res psychologiques de


l'extase! ". Pierre Janet a été, pendant plusieurs années, le psy-
chiatre de Roussel, qu'il soignait pour une maladie nerveuse. Son
témoignage éclaire d'une 1umi~re intéressante l'homme et l'écrivain.
En écrivant La. Doublure, l l'Age de dix-neuf ans, Roussel

a connu plusieurs mois de grand bonheur. Il se sentait habité par


la gloirel
Ce que j'écrivais était entouré de rayonnements,
je fermais les rideaux, car j'avais peur de la
moindre fissure qui ent laissé passer au dehors
les rayons lumineux qùi sortaient de ma plume,
je voulais retirer l'écran tout d'un coup et
illuminer le monde. 2
Apr~s l'échec du roman, cette impression de gloire dispara1t, et
Roussel éprouve alors le désir fou, qu'il entretiendra pendant des
années, de " retrouver, ne fnt-ce que cinq minutes les sentiments
qui ont inondé son coeur pendant ces quelques mois, l dix-neuf
ans 3 ". Roussel affirme au docteur Janet qu'il a vécu davantage
en écrivant La Doublure que dans tout le reste de son existence. Il
fut alors révélé , 1ui-m~me, il fut lui-même d'une man1~re absolue.
Le besoin d'écrire et l'objet de l'écriture na1tront alors du be-
soin de retrouver cette " sensation du soleil moral 4 ":

1- Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres (Paris:


J.J.Pauvert, 1963), p. 127.
2- Ibid., p. 129.
3- Ibid., p. 131.
4- Loc. cit.
Martial écrit d'autres volumes, il est vrai,
mais ce n'est pas pour faire quelque chose
de supérieur au premier ouvrage, il n'y a
pas de progr~s dans l'absolu, et il a eu du
premier coup l'absolu de la gloire. Tout au
plus ces nouveaux volumes aideront-ils le pu-
blic ignorant et retardataire à lire et à
voir le rayonnement du premier. 1
Pour Roussel, le moment nodal, celui qui est à la fois
point de départ et terme d'un retour espéré, se trouve dans le
passé, Le présent et l'avenir l'1~téressent dans la mesure ob
ils sont une promesse ou un espoir de retrouvailles.
Ce sentiment d'accomplissement que Roussel recherche apr~s

La Doublure, s'il ne le trouve pas dans l'écriture, lui est assuré


par son don d'imitateur;
Je ne connus vraiment la sensation du succ~s que
lorsque je chantais en m'accompagnant au piano et
surtout par de nombreuses imitations que je
faisais d'acteurs ou de personnes quelconques.
Mais là, du moins, le succ~s était énorme et
unanime. 2
L'imitation est un dédoublement, une perte de soi-m3me pour devenir
l'autre 1 il y a là une intuition du sujet comme vide. Ainsi se dé-
finit une symbolique propre à Roussel, volonté d'arr~ter le temps,
plaisir de se dédoubler par l'imitation, espoir de se dédoubler au

1- Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres (Paris 1


J.J.Pauvert. 1963), p. 131.
2- ~., p. 34-35.
57

point de retrouver une impression passée, souci du reflet identique


~ l'objet, importance d'une reconnaissance publique.
Roussel a connu sa plus grande révélation par l'écriture.
au phénom~ne littéraire est liée une expérience existentielle dé-
terminante. Nous pouvons déj' émettre une hypoth~sel chez Boussel,
vie et oeuvre se confondent dans une m'me recherche.
On peut se demander , quoi était due l'impression de gloi-

re liée , La Doublure. Rappelons-nous cecil Roussel, en écrivant


ce roman, avait la conviction que le langage était un double par-
fait de la réalité. Par les mots, le jeune écrivain avait proba-
blement l'impression de ma1triser la réalité qu'il voulait décri-
re. Cette emprise sur le monde lui procurait un sentiment de toute-
puissance.
Les oeuvres qui ont suivi La Doublure n'ont pas permis de
retrouver cette sensation de gloirel désormais, le langage ne peut
plus assurer la tranquille possessioA de la réalité. Roussel tente
de trouver une nouvelle man1~re d'écrire, un nouveau langage, qui
posséderait les m&mes propriétés que celui de La Doublure:
Cette prospection n'allait pas sans me causer
des tourments et il m'est arrivé de me rouler
par terre dans des crises de rage, en sentant
que je ne pouvais parvenir l me donner les
sensations d'art auxquelles j'aspirais. 1

1- Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres (Paris.


J.J.Pauvert, 1963), p. 29.
Le procédé na1t l la suite de ces recherches fiévreuses. Roussel
l'adopte, probablement parce qu'il le considllre comme une solution
capable de renouveler l'expérience de son premier roman. Nous trou-
vons, dans Impressions d'Afrique, un passage qui raconte cet événe-
ment en termes voilésl
Aprlls Uli3 heure de course en pleins bois,
les deux enfants se trouvllrent devant un
inextricable fouillis d'arbres, marquant le
d9but d'une vaste futaie inexplorée que les
gens du pays appelaient le ft Maquis ft. Cette
désignation était justifiée par un extraordinaire
enchevetrement de branches et de lianes, nul ne
pouvait s'aventurer dans le Maquis sans risquer
de s'y perdre l jamais. l
Nina et Séil-Kor s'obstinent ~ vouloir trouver une issue par les
moyens habituelsl boussole, signes sur les arbres, fromage. Ils
pourront enfin s'orienter grâce aux étoilesi semblables ~ " l'étoi-
le au front " de Roussel, elles sont un gage de salut, de retour au
point de départ. Le Maquis est probablement le la.ngage qui a perdu

son pouvoir magique d'élucidation et qui appara1t confus et arbitrai-


re.
La recherche d'un nouveau langage correspond ~ celle d'un
nouvel univers romanesque. Dans le procédé, la destruction du lan-
gage commun entraine celle du monde qu'il sous-tend, si féroce pour

1- Raymond Roussel, Impressions d'Afrique (Paris: J.J.Pauvert, 1963),


p. 160.
59

Roussel. Destruction de l'ancien monde, création d'un monde nou-


veau 1
Martial a une conception tr~s intéressante de la
beauté littéraire, il faut que l'oeuvre ne con-
tienne rien de réel, aucune observation du mon-
de ou des esprits, rien que des combinaisons tout
l fait imaginairesl ce sont déjl des idées d'un
monde extra-humain. 1
Ce jeu imaginaire ne serait-il pas une tentative de Roussel pour
se rapprocher de soi, de ses propres configurations intérieures?
Libéré des servitudes extérieures, Roussel peut se mettre l l'écou-
te de son monde intime.

Une premi~re preuve nous en est donnée dans Comment j'ai


écrit certains de mes livres. l'auteur explique l'origine verbale
du Club des Incomparables, centre vital des Impressions d'Afrique,
1- Cercle (rond) l rayons (Traits géomé-
triques) 2- cercle (club) l rayons
(rayons de gloire); d'o~ le Club des
Incomparables. 2
Rayons, gloire. nous retrouvons le vocabulaire employé par
Roussel dans sa confession posthume et dans ses entrevues avec Janet.
Quant au mot cercle, on peut supposer qu'il symbolise l'harmonie,
l'équilibre, et la totalité si chers l Roussel, et qu'il est une réré-

1- Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres (Paris 1


J.J. Pauvert, 1963), p. 132.
2- ~., p. 15.
60

rence l ses obsessions temporellesl le cercle est abolition du temps.


Les autres associations rapportées dans Comment j'ai écrit certains de
mes livres ne sont pas toutes aussi évidemment personnellès. Mais cet
exemple démontre que l'origine verbale des Impressions d'Afrique n'est
pas impersonnelle et purement linguistique. Les mots du procédé cor-
respondent A un choix, peut-~tre inconscient, mais on peut croire qu'ils
permettront de donner na1ssan~e A un univers qui ressemble aux préoccu-
pat ions de l'auteur.
Une lecture de l'oeuvre, selon cette optique, nous fournit
une prem1~re constatation: les participants du Gala des Incompara-
bles (donc, les membres du Club), ressemblent A Roussell comme lui,
ils ont la gloire, mais celle-ci est permanente, reconnue, applau-
die. Leur numéro manifeste un génie créateur, et Roussel croyait
que ses oeuvres étaient destinées l une reconnaissance publique
retentissante:
Il attribue l ses ouvrages une importance démesurée,
il n'est jamais ébranlé par l'1nsucc~s flagrant, ( ••• )
il a une foi abso1uedln~la destinée qui lui est ré-
servée.~.:)l

Les grandes oeuvras sont le fruit de longues et pénibles fatigues.


Dans les Impressions d'Afrique, nous voyons les personnages prépa-

1- Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres (Paris:


J.J. Pauvert, 1963), p. 128.
61

rer fébrilement leurs numéros, durant de longs mois, et terminer


la représentation du Cala compl~tement épuisés. Quant l Roussel,
Il travaille d'une mani~re réguli~re, un nombre
d'heures déterminé chaque jour sans se permettre
aucune irrégularité, avec un grand effort et sou-
vent une grande fatigue, A édifier de grandes
oeuvres li ttéraires ~ .. :j!-
Les personnages du Gala ont, comme Roussell " L'étoile que l'on
porte au front resplendissante 2 n. Roussel met donc en sc~ne
sa propre gloire, il veut éclairer le public ignorant, il corrige
par le r&ve son triste échec.
Les participants du Gala ont leur théâtrel ils se donnent
en représentation, ou présentent leur oeuvre. On peut supposer

que le théâtre de Roussel, ce sont ses oeuvres dont tous les élé-
ments seraient les incarnations diverses de son moi.
L'omniprésence des machines dans le roman n'est pas l'effet
du hasard, il faudrait plutôt y voir un élément primordial de la
mythologie rousselienne. Pourquoi le procédé crée-t-il un monde
mécanisé, soumis, dompté, oh tout est prévisible et prévu? Pourquoi

1- ~ymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres (Paris:


J.J.Pauvert, 1963), p. 127.
2- ~., p. 128.
62

ces numéros du Gala, faits d'ordre et de rigueur?


La machine, oeuvre d'organisation, d' informa-
tion, est, comme la vie et avec la vie, ce
qui s'oppose au désordre, au nivellement de
toutes choses, tendant ~ priver l'univers de
pouvoirs de changement. La IDa,chine est ce
par quoi l'honune s'oppose l. la mDrt de l'uni-
vers, elle ralentit, comme la vie, la dégra-
dation de l'énergie et devient stabilisation
du monde. 1
Les machines de Roussel sont en effet essentiellement conserva-
trices; elles ne créent rien de nouveau, ne font que perpétuer
le passé ou créer des doubles, des reflets. Tr~s souvent, elles
sont des synth~ses du passé, qu'e11es réorganisent dans le présent.
Nous avons vu que la plupart des numéros du Gala produisaient des
sons et des images, une multitude de signes (donc, d'informations)
~ voj.r et l. entendre. Les numéros du Gala sont conçus avec le dé-
sir de ma1triser la mati~re, le hasard; ils sont l. ce point par-
faits qu'ils rivalisent avec les machines les plus perfectionnées,
faites pour reproduire indéfiniment ce pour quoi elles ont été
créées.
Roussel r~vait peut-~tre inconsciemment d'un mécanisme, qui,

1- Georges Simondon, La. Philosophie, " La pensée technique ", (Paris:


Denoèl, 1969), p. 516.
comme la resurrectine et le vita1ium, permettrait de faire re-
na1tre quelques moments déterminants de l'existence passée.
La thé ma tique de la machine, de l'ordre, de la rigueur

indique une peur presque maladive du désordre, de l'irrationnel,


de toutes les forces incontre1ab1es. Roussel ne croit plus que
le langage puisse doubler la réalité ni la circonscrire parfaite-
ment; le langage s'est révélé arbitraire. L'écrivain a donc vou-
lu trouver un autre langage qui soit parfaitement dompté et qui
n'ait pas d'autre mission que la construction d'univers parfaite-
ment rigoureux, de spectacles ob rien ne soit 1aiss& au hasard.
Roussel invente un univers dans lequel la vie est ma1trisée parce
que mécanisée.
Autre façon de lutter contre la mort et la déperdition
d'énergie. maltriser le temps, c'est-~-dire l'abolir. Cette ten-
tative est l'une des plus impérieuses pour l'écrivain. Plusieurs
critiques ont souligné que, derri~re l'inquiétude du langage, se
cachait une inquiétude du temps. Notre auteur, racontent ceux qui
l'ont connu, était hanté par la peur du vieillissement et de la mort;
il se faisait teindre les cheveux, n'aimait que ce qui lui rappelait
le passé, etc ••••
64

Nous avons vu que le temps chronologique des premi~es oeu-


vres a été remplacé, bient8t, par le temps cyclique des oeuvres ~

procédé. Le procédé, en plaçant la gen~se de l'oeuvre au niveau ver-


bal, détruit le t~mps commun chronologique et crée un temps nouveau,
qui sera essentiellement celui de la répétition. La répétition est
en effet la mani~re la plus certaine de nier le changement. Nul doute
qu'il faille voir dans La Doublure l'origine d'une telle entreprise;
l'expérience de ce roman est ~ la fois le point de départ et le terme

espéré de toute l'expérience littéraire. En créant un temps cyclique,

Roussel réalise par l'écriture ce qu'il esp~re conna1tre au plan existen-


tiel.
On devine la valeur thérapeutique d'une telle entreprise. Grâ-
ce au procédé, les mots s'organisent selon les désirs secrets de
l'écrivain; le procédé assure les distances avec le réel et Roussel dispo-
se des mots librement.
Le but ~ atteindre, c'est une illusion d'identité entre
objet et imagez qu'un monde en miniature, un monde de
chambre close, de petit théâtre, vienne, par un biais
quasi photographique, tenir lieu d'un univers recor~u
désormais comme inaccessible. L'imitation qui était au
'~coeur du monde enfantin détermine le projet de l'écri-
vain. La littérature sera la machine de Louise Montales-
cot qui rÏproduit le paysage m~me devant lequel on l'a
placée.

1- Robert André, " La stll1e de Raymond Roussel", Raymond Roussel,


revue Bizarre, no J4-35.~Paris, J,J, Pauvert, 1964 j ,p.90
65

Dans Impressions d'Afrique. Séil-Kor est guéri de son amnésie


grâce aux plantes magnétiques de Darrianda il prend pour Nina.
jeune fille qu'il a beaucoup aimée. les images la représentant.
Cette illusion lui permet de retrouver la mémoire. S'il y a
guérison par l'image, il y a. aussi. espoir de guérison par le
langage. Celui-ci crée, par une sorte de magie, la réalité que
Roussel aimerait vivre. les retrouvailles rêvées.

Le procédé est expression. libération du moi, mais sous


une forme masquée. Entre lui-même et son oeuvreJRoussel a placé
plusieurs écrans qui brouillent les pistes. Cette démarche est
mise en évidence dans La Poussi~re de Soleils: Guillaume Blache
a caché un trésor et a fourni cependant une série d'indices qui
peuvent mener les astucieux ~ la découverte. Comme dans le procé-
dé, la premi~re piste est double; deux indices permettent de trou-
ver la voie des recherches: le vieux Kléossem et le crAne d'Ambro-
si.
Partout présent dans l'oeuvre de Roussel, le th~me du se-
cret semble renvoyer ~ quelque découverte primordiale. A tel
point que certains lecteurs et critiques de Roussel ont été tentés
par une explication initiatique de ses oeuvres: placée tout enti~-
66

re sous le signe de la recherche, du trésor enfoui, de l'origine


occultée, présentant en certaines de ses parties des similitudes
avec la pensée ésotérique et cabalistique (selon des recherches
entreprises par André Breton et Jean Ferry, mais abandonnées en
cours de route) l'oeuvre de Roussel, et particuli~rement les textes
produits par le procédé n'enferment-ils pas une vérité, un myst~­

re qui serait au centre de la création artistique? Si tel était


le cas, les oeuvres elles-m~mes ne seraient que des indices, dési-
gnant quelque chose de plus essentiel qu'elles. Ce secret, s'il
existe, n'a pas encore été dévoilé.
Analyser les oeuvres de Roussel dans cette optique (ou les
regarder comme les résultantes de simples jeux de mots) présente-
rait des dangers évidents. L'explication initiatique ne pourrait
pas rendre compte de la totalité de l'oeuvre, dont nous venons
d'étudier des éléments essentiels. D'autre part, comme le fait
remarquer Alain Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman, m~me si
Roussel privilégie le myst~re comme th~me, ce myst~re ou secret
en lui-m~me a fort peu d'importance. La plupart du temps, les per-
sonnages savent ce qu'ils cherchent. Seules importent les démar-
ches qui vont mener au but.
67

Il Y a en moi une gloire immense en


puissance comme dans un obus formidable
qui n'a pas encore éclaté(••• ~.
Ses romans ne seraient-ils pas précisément les fragments de ce
soleil éclaté en parcelles de mots? Il est significatif que le
titre d'une pi~ce de théâtre s'appelle La eoussi~re de soleils.
Roussel semble avoir voulu dissoudre sa personnalité dans des rnil-
liers de mots choisis pour le procédé. Le p~re du personnage prin-
cipal de La roussi~re de soleils convertissait sa fortune en pier-
res précieuses, qu'il cachait" dans quelque bonne cachette indécou-
vrable apr~s sa mort 2 u. Blache agissait ainsi par haine de l'huma-
nité, mais on peut tr~s bien imaginer que le motif de Roussel était
la pudeur,' c'est-l-dire la peur de se dévoiler, le culte du secret

et de l'intériorité préservés.
De la m~me façon, Roussel a caché le procédé dans sa fiction,
il l'a dissous en poussi~res de soleil. Nous avons vu, dans la pre-
mi~re partie de cette étude, que les Impressions d'Afrique ne lais-
saient rien transpara1tre de leur origine verbale. Le fameux secret

1- Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres (Paris,


J.J. Pauvert, 1963), p. 128.
2- Raymond Roussel, La poussi~re de soleils (Parisl J.J.Pauvert, 1963),
p. 10.
68

dont nous avons parlé est sans doute le procédé lui-m~me: Roussel
en donne des indices dans L'Etoile au front, dans La J'oussi~re de
soleils; et, ~ la fin de Nouvelles Impressions d'Afrique, Roussel
n'a pu résister au plaisir de fournir quelques indices du procédée
Combien change de force un mot suivant les cas~
Eclair dit " feu du ciel escorté de fracas "
Ou .. reflet qu'un canif fait jaillir de sa lame ";
Corbeille qui, trouvée dans un épithalame
Offre aux yeux de l'esprit l'empire du joyau
Rend ailleurs " dépotoir ~ vieux papiers "; noyau
Ici sert pour " com~te ". et sert 1~ pour" cerise";
( • • .) 1.

Roussel emploie la m~me méthode que Guillaume Blache, il conserve


le secret, mais fournit des indices qui peuvent mener ~ son é1uci-
dation. Roussel n'a pas voulu emporter son secret dans la tombe;
il nous a offert son oeuvre dédoublée en fiction et en théorie.
Comment j'ai écrit certains de mes livres, c'est l'envers. la face
cachée des Impressions d'Afrique. Mais dans la confession posthu-
me, il faut voir plus que l'aveu d'une technique d'inspiration, on
peu~ se demander pourquoi Roussel a choisi d'expliquer comment fU-
rent écrits quatre de ses livres, alors qu'il parle peu, ou pas du
tout, de ses autres oeuvres. C'est que Comment j'ai écrit certains

1- Raymond Roussel, Nouvelles Impressions d'Afrique (Paris 1 J.J.Pauvert,


1963), p. 79.
de mes livres dévoile l'essentiel sur l'écrivain Roussel. pour
lui, tout le prob1~me de la création romanesque est lié au 1anga-
ge, aussi bien dans les oeuvres ~ procédé que dans les autres.
L'oeuvre rousse1ienne en son entier est une interrogation et une
recherche sur la nature du langage.
Nous devons donc éviter les interprétations initiatiques,
psychanalytiques et autres, pour nous en tenir ~ la seule explica-
tion qui ne risque gu~re de tromper. celle de Roussel. A l'origi-
ne des Impressions d'Afrique, il y a eu le procédé; apr~s sa mort,
Roussel nous oblige ~ cette donnée comme point de départ. De la
même façon, les probl~mes du langage et du procédé ont été notre
point de départ dans cette étude et sont notre point d'arrivée;
comme dans Impressions d'Afrique, le signifiant nous m~ne au signi-
fié, qui nous ram~ne au signifiant.

A la fin de son Raymond Roussel, Michel Foucault affirme:


Mais sans doute fallait-il aussi que de
toutes parts s'annonce dans notre culture
une conscience qui avant tout langage s'in-
qui~te et s'anime, s'étouffe et reprend vie
de la merveilleuse carence des Signes. L'an-
goisse du signifiant, c'est cela qui fait
de la souffrance de Roussel la solitaire
mise au jour de ce qu'il y a de plus proche
dans notre langage ~ nous. Qui fait de la
maladie de cet homme notre prob1~me. Et qui
nous permet de parler de lui ~ partir de son
70

propre langage. 1

Nous avons vu, au cours des pages qui préc~dent, que le procédé
n'excluait pas l'expression personnelle, mais qu'il en était un
mode privilégié. La remarque de Michel Foucault nous engage sur
une autre voiel l'oeuvre de Roussel exprimerait aussi ce que nous
sommes, dépasserait son auteur pour atteindre des vérités univer-
selles.
Message, automatisation, mécanique, parole, écriture, ma-

chine, signe, sonl dans les Impressions d'Afrique, nous avons


abordé des éléments qui font partie intégrante de notre culture.
Par exemple, notre civilisation a projeté partout cette obsession2
de la machine, jusque dans les images de la biochimiel la vie cellu-
laire est décrite en termes de télécommunication, téléguidage,
code, etc. Ce qui est moderne chez Roussel, c'est la symbolisation
de l'oytil1age dans l'écriture. Ce roman fut pourtant composé il
y a plus de soixante ans. L'univers rousse1ien, ~ sa limite, peut
sembler une anticipation du nôtrel monde dominé par les signes,
homme dépossédé au profit de la machine, omniprésence de la chose

1· Michel Foucault, Raymond Roussel (Paris 1 Gallimard, 1963), p. 210.


71

écrite et parlée, technologie et notion de l'information avancée,


etc. • •
Roussel admirait Jules Verne, auteur d'épopées qui, pour
irréalisables qu'elles paraissaient à l'époque, n'en sont pas moins
devenues réalités aujourd'hui. Le domaine de Roussel, comme celui
de Verne, est l'utopies l'imaginaire l'emporte sur le vécu, la fiction
se donne pour un savoir. Toutes les inventions d'Impressions d'Afri-
que sont d'ordre pseudo-scientifiques. Cette utopie annonce ce qui
va ou ce qui pourrait devenir possible.
Dans cette hie volante capable de construire l'image d'un
re1tre endormi, grâce à l'action du vent; dans cette cage de verre
enfermant des cadavres soudain doués de vie, dans cet aqua-micans
brillant comme le soleil, dans le personnage de Rhéjed utilisant un
aigle pour s'élever dans les airs, il est possible de reconna!tre
quelques-uns des vieux mythes de l'humanité: domination quasi magi-
que des éléments naturels, renaissance apr~s la mort, pierre philo-
sophale, apesanteur. Le monde merveilleux créé par Roussel correspond
non seulement à ses rêves, mais aux rbves de toute l'humanité.
D'où vient sans doute que cette oeuvre, d'ailleurs si extra-
vagante, donne une impression de déjà vu. Roussel nous présente
l'aspect féerique, artificiel, d'un univers que nous connaissons déjà
pour y vivre quotidiennement, de ce qui pour nous est image d'Epinal,
Roussel fait une fête, un Gala des Incomparables.
72

L'expérience de Fogar, dans Impressions d'Afrique, symbolise


assez bien l'avent~~e de Roussel dans le monde imaginaire. Comme
Roussel, Fogar choisit une " mort factice l " ho tout ce qui l' entou-
re, pour descendre explorer une région qu'il esp~re peuplée de mer-
veilles: la mer, ~âce aux plantes hypnotiques d'un sorcier, Fogar
atteint un état de profonde léthargie; il descend dans la mer, pé-
n~tre dans un labyrinthe, continue dans une vaste caverne, y prend
trois objets qu'il ram~ne au sol. Or, parmi ces trois éléments ma-
rins, se trouve une stupéfiante éponge au coeur humain:
Vue ainsi par transparence, l'éponge montrait,
au milieu de son tissu presque diaphane, un
véritable coeur humâ1n en miniature auquel se
rattachait un réseau sanguin fort complexe.
L'aorte, bien dessinée, charriait une foule de
globules rouges qui, par toutes sortes de vais-
seaux ramifiés ho l'infini, distribuaient la vie
jusqu'aux plus lointaines portions de l'organis-
me. 2
L'univers imaginaire de Roussel est directement tributaire du lan-
gage, avons-nous déjho dit. Or, le nouveau langage de Roussel, qui
est celui du procédé, ~e crée pas un univers purement imaginaire.
Il peut, tout au plus, nous révéler certains aspects inédits de ce
que nous connaissons déjho. Selon Foucault, au bout de son aventure
dans l'imaginaire, Roussel trouve~~un coeur humain, celui qui battait

1- Raymond Roussel, Impressions d'Afrique (Paris 1 J.J.Pauvert, 1963),


p. 240.

2- ~., p. 127.
73

peut-3tre A son insu dans toutes ses créations.


Loin d'être un langage qui cherche A commencer,
il est la figure seconde d.e:1-mots déjA parlés.
c' est le langage de toujours travaillé par la
destruction et la mort. C'est pourquoi son re-
fus d'être original lui est essentiel. Il ne
cherche pas A trouver, mais par-den la mort,
A retrouver ce langage même qu'il vient de
massacrer, A le retrouver identique et en-
tier. 1

Toutes les oeuvres de Roussel appartiennent au domaine


de la poésie. Cette affirmation, évidente dans le cas d'oeuvres
comme La. Doublure, La. Vue et Nouvelles Impressions d'Afrique, qui
sont écrites en vers, peut étonner quand on songe aux oeuvres A
procédé. Pourtant, Roussel écrit dans Comment j'ai écrit certains
de mes livres 1
Ce procédé" en somme" est parent de la
rime. Dans les deux cas, il y a créa-
tion imprévue due A des combinaisons
phoniques. 2
Deux différences majeures existent cependant entre ces types d'oeu~

vres. La Doublure, La. Vue et Nouvelles Impressions d'Afrique sont des

romans, même s'ils sont organisés comme des po~mes; les combinaisons
phoniques dont parle Roussel, sont commandées d'une certaine mani~re

1- Michel Foucault, Raymond Roussel (Paris 1 Gallimard, 1963), p. 61-62.


2- Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres (Paris 1
J.J. Pauvert, 1963), p. 23.
74

par le type d'univers' décrire. Rousse1'décrit des images et


des sentiments auxquels les mots sont soumis. Les romans et
pi~ces de théâtre , procédé ont été déterminés par des jeux de
mots qui ont défini le champ sémantique de la fiction. Cette poé-
sie originelle n'est pas visible au moment de la lecture, car
Roussel camoufle le procédé. Nous pouvons avancer que Roussel
se rapproche davantage de la poésie dans ses oeuvres ~ procédé
que dans ses longs po~aes.

Roussel pousse ~ la limite, et jusqu" la théorie, une

méthode de production qui est toujours plus ou moins ~ l'oeuvre


chez les po~tes. J~ Cohen, dans Structure du langage poétique,
définit la véritable poésie par l'écart qui existe entre ce que
les mots signifient habituellement et l'effet qu'en tire le po~te.

Plus l'écart est grand, plus la poésie est belle et 9rig1nale. Or,
n'est-ce pas précisément la méthode rousse1ienne? Chez l'auteur
d'Impressions d'Afrique, la recherche de l'écart est systématiques
il a m~me inventé un procédé pour assurer cette distance avec le
sens commun. Le refus de prendre les mots dans leur sens habituel,
le jeu qui lui permet d'obtenir une image inédite avec deux mots qui
ont· deux sens différents, la destruction de phrases toutes fa1-
tes pour en obtenir d'autres sans valeur syntaxique, font de Roussel
un technicien de l'écart poétique. D'autant plus que chez lui, cette
75

méthode d'inspiration est la seule employée pour quatre oeuvress


il ne semble pas recourir ~ d'autres moyens pour construire sa
fiction.
Roussel déduit un monde des mots mais quelle part accor-
de-t-il ~ la logique, au hasard et au::.choix quand il crée? Nous
avons vu que l'univers roman~sque de Roussel ressemble ~ son uni-
vers mental. On peut se demander si la nature de la fiction ne

préside pas d'une certaine mani~re au choix des mots primitifs.


Prenons l'exemple des mots " louche ~ envie " d' o~ Roussel
tirera le personnage de Sirdah qui louche et a une envie sur le
front. Ces deux mots poss~ent une caractéristique que Roussel
recherche: le bisémantisme. Louche est ~ la fois une grosse cuil-
1er et un qualificatif: personne louche. Le mot envie fait penser
à une tache sur la peau et à l'impression ressentie par une per-
sonne qui a faim. Tout bisémantisme n'est pas nécessairement fé-
cond; si Roussel a choisi ces deux extensions de sens, c'est qu'il
les trouve dignes d'intér3t. Il indique: " Je dois dire que ce
premier travail était difficile et me prenait déj~ beaucoup de
1
temps ".
Jusque-là Roussel suit la logique du vocabulaire mais en fai-
sant un choix entre les différentes voies que lui propose son matériau.

1- Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres (Paris:


J.J. Pauvert, 1963), p. 14.
Une étude de l'oeuvre montre cependant que l'utilisation du mot
louche va beaucoup plus loin que ne le laisse entendre Roussel.
Il a fait de Sirdah une femme qui louche, mais il a utilisé les
autres acceptions du mot dans la trame de son récit. Ainsi Sirdah
a été chassée d'Ejur dans des circonstances et par des manigances
louches de sa m~re. De plus, la jeune fille, recueillie par un
Français, reçoit une éducation européenne, ce qui lui donne une per-
sonnalité double, " louche ".
Le talent et le choix de l' écrivain entrent de p1us~,en plus
en ligne de compte l mesure que se poursuivent les opérations; quand,
dans son roman, Roussel décrit les résultats de l'association ver-
bale, on peut dire que le mot a été exploité dans toutes ses possibi-
lités et que tout obéit l une stricte logique. M&me si le procédé
lui a fourni tous les éléments de son oeuvre, Roussel reste libre de
les ordonner comme il le désire. Or, nous l'avons vu dans la seconde
partie, Roussel reste fid~le l l'essence m&me du langage et du procédé
et construit un univers qui leur ressemble.
L'univers l décrire préside-t-il au choix des mots ou les
mots déterminent-ils enti~rement la fiction? A ce niveau-ci de notre
étude, nous pouvons affirmer que l'on ne peut privilégier une seule
de ces deux affirmations. Roussel a découvert dans le langage des mé-
canismes, des possibilités qui correspondaient aux tendances et aux
intér&ts de son esprit. Le langage a révélé Roussel l 1ui-m&me, et
77

l'écrivain A cause de sa personnalité. de ses expériences. a exploité


les mots comme nul ne l'avait fait jusqu'A lui. Ainsi une étude
du langage rousselien. une étude thématique des oeuvres rousseliennes
et une approche psychologique de l'homme comportent fatalement des élé-
ments identiquesl fascination pour l'imitation, les reproductions. les
doubles, les répétitions. les cercles, les équivalences, les mécanismes,
la rigueur, etc. Or, c'est ce que nous avons fait dans les trois par-

ties de notre travail. Roussel a trouvé dans l'exploitation des mots


la meilleure expression de soi, et ce faisant il a poursuivi une ré-
flexion sur le langage qui le met au premier plan des écrivains du
XXe si~cle, avec les surréalistes notamment.
On peut se demander si Roussel a pu retrouver cette merveil-
leuse sensation de soleil moral qui a caractérisé ses dix~neuf ans.
Apr~s avoir écrit Nouvelles Impressions d'Afrique. il abandonne le
domaine littéraire et poursuit sa qu~te dans les échecs (ob il excel-
le), puis dans les drogues. Il écrit encore Cbmment j'ai écrit cer-
tains de mes livres, indiquant 1 " Et je me réfugie, faute de mieux,
dans l'espoir que j'aurai peut-être un peu d'épanOUissement posthume
A l' endroit de mes livres 1 ".
Et c'est la mort (probablement un suicide) à Palerme. Roussel
a-t-il abandonné son oeuvre littéraire parce qu'il avait poursuivi

1- Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres (Paris:


J.J. Pauvert. 1963). p. 35.
jusqu'~ ses extr~mes limites son expérience verbale, ou parce
qu'il n'espérait plus trouver dans le langage la miraculeuse
formule de la resurrectine et du vitalium? Nous ne le saurons
probablement jamais.
Un point reste cependant h. ~lucider = Pou:Ié"g,uoi la demil-
re oeuvre poétique de Roussel s'intitule-t-elle Nouvelles Impres-
sions d'Afrique? Quel rapport y a-t-il entre ce long po~me écrit
sans procédé et l'aventure des passage~s du Lyncée? Voici ce que
Michel Foucault dit des Nouvelles Impressions d'Afrique 1
Et ce"traité de l'identité perdue" peut se lire
comme un traité de toutes les merveilleuses tor-
sions du langage; réserve d'antiphrases (chant l,
série a), de pléonasme (l, b), d'antonomases (l, c),
d'allégories (II, a), de litotes (II, b), d'hyper-
boles (II, c), de métonymies (tout le chant III),
de catachr~ses et de métaphores au chant IV. 1
La demi~re oeuvre poétique est donc la f~te d'un langage qui re-

nonce ~ décrire autre chose que ses propres procédés. Roussel, ici,
ne crée plus d'histoire ni de trame romanesque. Le langage parle de
lui-m~me en une vision décousue. Des Impressions d'Afrique aux ~­

velles Impressions d'Afrique, il y aurait le passage d'un langage qui


crée à partir d'un manque (l'espace tropologique découvert dans les

1- Michel Foucault, Raymond Roussel (Paris: Gallimard, 1963), p. 189.


79

mots) à un langage qui parle d'un manque, de l'arbitraire linguisti-


que.
A la fin de ces Nouvelles Impressions d'Afrique, il est
question de silence: " -De se taire, parfois, riche est l'occa-
sion; ))) 1 " Tout se passe comme si le langage au bout de sa
course n'entrevoyait qu'une issuez sa propre abolition. En effet,
le langage, apr~s avoir tenté en vain de rejoindre ce dont il par-
lait: le réel, . (que ce soit avec la prétention de le doubler ou par
le biais de l'imaginaire), le nie par son silence. Entre l'homme
et l'univers, entre l'écrivain et son projet)la distance est devenue
si considérable qu'elle ne peut pl~s ~tre conjurée par aucun langa-
gel

Il ne faut pas oublier cependant, qu'apr~s Nouvelles Impres-


sions d'Afrique, vient la confession posthume, qui renvoie à l'oeu-
vre antérieure et particuli~rement à Impressions d'Afrique et au pro-
cédé: le cercle se referme et le roman que nous venons d'étudier,
privilégié par Roussel au moment de sa mort, brille comme une lumi~re,

témoin d'une entreprise littéraire et existentielle unique.

1- Raymond Roussel, Nouvelles Impressions d'Afrique (Paris, J.J. Pauvert,


1963), p. 79.
CONCLUSION
Nous avons élaboré notre sujet, le procédé dans les
Impressions d'Afrique de Raymond Rous~el, en trois grandes
étapes qui nous ont mené du procédé comme gen~se de l'oeuvre
~ l'étude de la fiction elle-même, et ~ la signification glo-
bale de l'entreprise rousselienne.
On ne peut dissocier le roman Impressions d'Afrique du
procédé, Celui-ci est l la fois fabrication et th~me de l'oeu-
vre, qu'il détermine en ses moindres parties, véritable tremplin
verbal de l'imagination créatrice. Le procédé exploite le poly-
morphisme et le polysémisme du langage selon une technique rigou-
reuse, La structure des Impressions d'Afrique, ses th~mes (ma-
chine, théâtre, gloire, ma1trise du hasard, artifice et illusion)
miment les principales caractéristiques du langage et du procédé:
ressemblances, répétitions, analogies, reproductions, etc. Mais
le sens de l'oeuvre, constamment présentée comme une énigme ~ dé-
chiffrer, se perd dans les multiples rouages du procédé, se fige
dans les machines A imitation du Gala des Incomparables. Roussel
voulait-il retrouver le temps perdu grâce au procédé et A la fiction
qu'il pouvait créer? Certains passages de Comment j'ai écrit cer-
82

tains de mes livres peuvent le laisser croire. Son expérience


du langage est pour lui une expérience existentielle tr~s pro-
fonde.
Les trois parties de notre travail s'éclairent les unes
les autres comme les trois volets d'une même réalité, et témoi-
gnent de l'ambigu!té de l'expérience rousselienne du langage.
L'oeuvre de Roussel, si originale qu'elle soit, n'en pré-
sente pas moins des similitudes avec l'oeuvre de Mallarmé, les
textes surréalistes et ce~~s produits de ce qu'il est convenu
d'appeler le " nouveau roman ". Mais, comme nous le verrons, ces
ressemblances se teintent de différences, lesquelles manifestent
la démarche essentiellement personnelle et solitaire de Roussel.
Selon Mallarmé, les mots renvoient l. une réalité profanel
mais il existe une réalité plus fondamentale que le langage permet
également de découvrir. Cette opération exige du respect, une foi
et une technique tr~s pures. Il faut que le langage fonctionne par
lui-même et atteigne au pur symbole, ce qui exclut tout lyrisme et
tout réalisme. Pour Roussel comme pour Mallarmé, la poésie comble
le défaut des langues. Roussel pallie ce manque en exploitant
systématiquement les failles du langage, l partir desquelles il crée
de nouveaux objets, un monde imaginaire qui doit tout l son origine
verbale. Mallarmé voulait créer une oeuvre sublime, et Roussel a
8)

tenté de rejoindre par l'imaginaire une dimension inédite du réel.


Certains surréalistes, dont André Breton et Louis Aragon,
ont affirmé que les oeuvres de Roussel étaient surréalistes avant la
lettre. Les surréalistes et Roussel ont voulu libérer le langage
de toute servitude, défier les 101s de la logique et du bon sens,
créer des images et des objets inédits. Ils ont proclamé le droit
l l'imagination, la primauté de la puissance d'invention sur toute
autre forme de recherche littéraire, le pouvoir générateur de l'ima-
ge. Roussel a écrit la plupart de ..ses oeuvres avant l'explosion
surréaliste et de nombreux éléments le séparent de cette école: son
désengagement total de la réalité que les surréalistes prétendent
transfigurer, sa technique logique et rigoureuse aux antipodes de
l' écriture dite Il automatique ", son indépendance farouche. Il nous
se~~le néanmoins qu'on pourrait peut-être trouver la théorie des
oeuvres de Roussel dans l'aventure surréaliste.
Roussel est sans doute aussi un ancêtre du nouveau roman. ,
Culte de l'objet, disparition de l'humanisme traditionnel (i.e. de
l'esthétique et de la psychologie autrefois liées à la notion de
roman), description minutieuse du monde extérieur, des gestes et
des mouvements. Une autre des tendances du roman moderne consiste
l prendre pour sujet du roman l'écriture elle-m'me; le roman se dé-
crit dans son acte de production. Mais là o~ Roussel transforme
84

en fiction cet acte de production, la plupart des romanciers


modernes aboutissent ho une impasses leurs oeuvres décrivent
l'impuissance du langage ho dire autre chose que lui-m&me.
Comment Roussel a-t-il pu éChapper l ce narcissisme fort en-
nuyeux du langage? Il était po'te et tenait pour essentielles
les puissanceâ de l'imagination.
On peut maintenant se poser la question suivantes

quel a été l'apport de Roussel l la littérature? Cet apport se


situe au niveau" de l'inspiration, de la connaissance de l'hom-
me et de son langage, des relations oeuvre-lecteur, et Roussel
ouvre ainsi d'intéressantes perspectives d'avenir.
Plusieurs écrivains, des si'cles passés et d'aujourd'hui,
ont reconnu le langage comme moteur premier de l'oeuvrel mais
personne n'a, comme Roussel, créé un procédé original qui permet-
te d'exploiter les ressources du langage d'une mani're systéma-
tique. Roussel a démontré dans Comment j'ai écrit certains de mes
livres, les caractéristiques impersonnelles, linguistiques et
objectives du procédé; au cours de notre recherche, nous avons dé-
couvert ce que ses créations devaient l l'imagination, au choix,
à l'inconscient collectif, et au psychisme de leur auteur. Roussel
a créé un genre hybride, qui tient à la fois de la puésie (gen'se
de la fiction) et du roman (organisation du texte, avec une histoi-
8.5

re, un début et une fin comme dans tous les romans). Ses oeuvres
font la preuve que la faiblesse du langage comme matériau litté-
raire peut !tre transcendée et qu'elle enferme en puissance des
mondes merveilleux.
Désormais, il n'est plus possible de lire une oeuvre lit-
téraire comme on le faisait auparavant. Il faut la considérer
comme une structure, un mécanisme démontable en ses moindres par-
ties qui s'éclairent et se compl'tent les unes les autres. Il
n'est gu're étonnant que les structuralistes se soient passion-
nés pour l'oeuvre de Roussel; elle leur permet de mettre en prati-
que leur théorie. Cependant, notre recherche nous a prouvé
que l'oeuvre rousselienne n'est pas enti'rement réductible
A uns structure ,si originale et savante soit-elle. Il Y
/
a plus : l'automate moderne et la technologie, le langage et
l'univers des signes, une tentative existentielle et littérai-
re pour trouver le salut , etc •

L'homme et l'univers sont encore A inventer; c'est


ce que semble indiquer la tentative de Roussel .L'univers
romanesque de cet écrivain inaugure l"re ludique, dans la-
quelle l'homme, ayant été libéré de nombreuses tâches par la
technologie ,peut valoriser les pouvoirs d f invention et de
86

création. Le langage rousselien débouche sur un avenir ou


le salut de l'homme se joue selon ses possiblités de jeu •
Le Gala des Incomparables était ~ la fois un moyen de passer
le temps et une promesse de salut 1 image mAme de la vie.
L'homme peut-il se sauver par l'oeuvre d'art ? Il peut tout
au moins se mieux connattre et chercher de nouvelles solutions.
87

Bibliographie des ouvrages consultés

1- Oeuvres de Raymond Roussel


Roussel, Raymond Locus Solus.
Lausanne, Ed. Rencontre, 1962. 459.P.
ft
Comment j'ai écrit certains de mes livres.
Paris, J.J. Pauvert, 1963. 323p.

" La Doublure.
Paris, J.J. Pauvert, 1963. 194p •

" . L'Etoile au front.


Paris, J.J. Pauvert, 1963. 226p.

" Impressions d'Afrique.


Paris, J. J. Pauvert, 1963. 3l6p.
Il
Nouvelles Impressions d'Afrique.
Paris, J.J. Pauvert, 1963. 17lp.

" La Poussi~re de soleils.


Paris, J.J. Pauvert, 1963. 2QOp.
Il
La Vue.
Paris, J.J. Pauvert, 1963. l44p.

11- Ouvrages cités


André, Robert " La st~le
de Raymond Roussel ",
~ond Roussel, revue Bi~arre, no
35 (1964), 1591>.
Bonic, Jean " Roussel en Sorbonne "J ~
Roussel, revue Bi~arre, no ~~~
(1964), l59.P.
Fontanier, Pierre Les figures~du discours.
Paris, Flammarion, 1968. .503p.
(Coll. Science de l'homme)
Foucault, Michel Raymond Roussel.
Paris, Gallimard, 1963. 2lOp.
(Coll. Le Chemin)
88

Kristeva, Julia " la productivi té dite texte ",


Recherches pour une sémanalyse.
Paris, Ed. du Seuil, 19691 pp.
208-245. )BOp.
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