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Scholars, Professors and Experts on Asia and Pacific

Communication

L’effet de vie dans l’écriture musicale, calligraphique et picturale chinoise


/
The Effect of life in musical, calligraphic and pictorial Chinese writing

Véronique ALEXANDRE JOURNEAU


Ministère de l’Education Nationale

3ème Congrès du Réseau Asie - IMASIE / 3rd Congress of Réseau Asie - IMASIE
26-27-28 sept. 2007, Paris, France

Maison de la Chimie, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales,


Fondation Maison des Sciences de l’Homme

Thématique 7 / Theme 7 : Arts et littératures / Arts and literatures


Atelier 42 / Workshop 42 : Correspondances entre les arts et avec les lettres en Asie : l’effet
de vie au cœur des œuvres artistiques et littéraires / Correspondences between the Arts and
with Literatures in Asia : the « Effect of life » at the core of art and literature

© 2007 – Véronique ALEXANDRE JOURNEAU


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« L’effet de vie dans l’écriture musicale, calligraphique et picturale chinoise »
Dr. Véronique Alexandre Journeau

Introduction
L’appréciation des œuvres se fait en Chine depuis plusieurs millénaires par la voie
métaphorique, comme nous l’avons vu lors du précédent congrès du Réseau Asie (2005)
dans le même atelier. Pourquoi cet appel à la métaphore ? parce qu’elle crée une image
mentale, parce que au delà de la concision et de la suggestion que celle-ci recèle par nature,
une essence et un mouvement sont captés, porteurs sans doute, c’est notre propos
aujourd’hui, d’un effet de vie. Bien que les différents arts soient distingués ici nous verrons
qu’ils relèvent de la même approche, voire s’entremêlent. La formulation de l’effet visé est de
même nature et complète fort heureusement des indications techniques qui, dans une
culture de transmission orale des pratiques artistiques, est d’une extrême sobriété. Ainsi,
« 栖鳳梳翎 le phénix se perche pour peigner ses plumes » pour le geste musical, « 春鹭窥
鱼 ,秋蛇赴穴 aigrette de printemps guette le poisson, serpent d’automne se hâte vers un
trou » pour le geste calligraphique, et « 枝葉運用,如鳳翩翩 ; 葩萼飄逸,似蝶飛遷 quand on
dispose les feuilles, c’est comme un phénix qui s’élève ; les pétales de fleurs sont légers
comme des papillons au vol » pour le geste pictural expriment l’effet de vie dont l’intention
est la source et la réalisation artistique le tracé.

I – Le phénix se perche pour peigner ses plumes (栖鳳梳翎xi fèng shu líng)
Cette métaphore du 风宣玄品 Fengxuan xuanpin ([3], p. 404) décrit très précisément une
position de jeu à la cithare qin, celle qui consiste à poser un doigt de la main gauche sur la
corde pour appuyer au point qui donne la hauteur de note attendue. Il existe trois sortes de
jeu à la cithare 琴 qin du point de vue de la main gauche : en cordes à vides (散音 san yin)
où la main droite joue seule, en notes appuyées de la main gauche (按音 an yin), celle qui
nous intéresse ici, et en notes harmoniques (泛音 fan yin) où la main gauche effleure la
corde au lieu de s’y poser.
Le jeu en notes appuyées, simple à envisager (pose du doigt sur la corde), est cependant
illustré par trois métaphores différentes, pour l’annulaire (le doigt le plus fréquemment
utilisé), pour le pouce et pour le majeur : les doigts se posent effectivement différemment sur
la corde dans une position qui correspond à la posture indiquée par chacune des
métaphores. Ainsi alors que le pouce assume son appui en plongeant seul pour se poser
sur la tranche, l’annulaire est penché comme une barque à marée basse et, dans ce cas le
pouce, alors en position de retrait, se positionne de manière à ne pas capter d’énergie,
effectivement comme une aile à demi repliée. Quant au majeur, doigt central, il adopte une
position encore différente.
La métaphore pour l’annulaire ([3], p. 401) 1 , est (栖鳳梳翎 xi fèng shu líng) :

Photo main gauche YOU Liyu [15]

Atelier 42 : Correspondances entre les arts et avec les lettres en Asie : l’effet de vie au cœur
des œuvres artistiques et littéraires
« L’effet de vie dans l’écriture musicale, calligraphique et picturale chinoise »
Véronique ALEXANDRE JOURNEAU - 1 -
Métaphore pour l’annulaire de la main gauche (poème sous l’image) :
Phénix se perchant pour peigner ses plumes
Un phénix se perche sur un arbre Wu 2 ;
3
sans voler ni chanter dans l’intention de s’élancer vers le ciel ;
il brandit ses plumes et les effleurent,
l’annulaire penché de côté avec le pouce fléchi, 4
du fait de cette posture, a cette désignation.
Geste technique (texte sous la représentation de la main) titré 按 àn :
Le pouce se rapproche de la paume latéralement
par rapport au doigt en appui (annulaire) ;
Par exemple, l’annulaire appuie au 10° blason,
et reste posé ainsi.

Si, dans l’absolu, la représentation de la position de la main peut être décrite selon la formule
que j’ai utilisée, c’est-à-dire « comme une barque à marée basse », l’impression laissée est
statique, plus figée que celle insufflée par la métaphore ci-dessus qui donne l’idée d’un
mouvement et prend en compte la composition plurielle de la main (distinguant chaque doigt)
alors que la barque est une globalité. L’aspect dynamique et le fait de prendre un animal
plutôt qu’un objet révèle une animation qui est l’effet de vie attendu.
Les manuels pour la pratique des arts sont une tradition en Chine. Et une liste
d’appréciations des qualités et des défauts et de prescriptions relatives au jeu de la cithare
qin est à la disposition de l’interprète. Elle est de source certainement ancienne car elle est
située dans la compilation 成一堂琴谈 Chenyitang qintan (Propos sur le qin de la salle
Chengyi) [2] entre la liste exhaustive des doigtés (probablement recensée à partir de tous les
écrits de ce type) et la présentation des écrits de 稽康 Ji Kang et 蔡邕 Cai Yong, deux lettrés
poètes et citharistes de l’aube de notre ère.
Le « troisième tabou » dans le jeu de la cithare qin est « 一忌名指按弦食中紧起虽云大雅而吟
猱不活 » : quand l’annulaire est appuyé sur la corde, si le majeur et l’index serrés se
dispersent comme les nuées des grandes Odes (allusion-métaphore pour le Shijing, Livre
des Odes), les [vibratos] 吟 yin et 猱 nao ne sont pas vivants [main gauche]. C’est-à-dire que
la position de la main sur ce doigt doit bien sûr être esthétique (aspect mimésis) mais surtout
insuffler la vie au jeu.
La métaphore complémentaire pour le pouce ([3], p. 401) est (神鳳銜書 shen fèng xián shu) :

Photo main gauche YOU Liyu [15]

Métaphore pour le pouce de la main gauche (poème sous l’image) :


Phénix merveilleux portant un message
Phénix, oh, phénix !
éprouvant la vertu à son apogée,
portant le message qui présente le modèle,
apparaissant au moment d’un don du ciel ;
C’est signe de l’appui pour un jeu réel,
et d’obtenir une substance comparable en qualité.

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Véronique ALEXANDRE JOURNEAU - 2 -
Geste technique (texte sous la représentation de la main) titré 按 àn :
Avec la chair de l’ongle (du pouce), presser sur la
corde comme pour pénétrer le bois et utiliser la force
sans la manifester, c’est la signification de an.
Par exemple, le pouce appuie au 9° blason,
et reste posé ainsi.

Le rôle du pouce est plus fortement associé à un geste plus puissant, pour le jeté (掩 yan)
sur la corde en cognant le bois, l’égratignure de corde (掐起 qiaqi) et la frappe rebond (對起
duiqi) alors que l’annulaire est le doigt le plus sollicité d’une manière générale et pour les
effleurement de corde tels que le jeu en harmoniques ‘papillon poudré’ et les sons ténus (帶
起 daiqi). 5 Quant au majeur, par rapport au geste concentré sur la pose des deux autres
doigts, il donne de l’importance au mouvement qui précède et suit la pose, c’est-à–dire que
le mouvement s’inscrit dans un ensemble du même ordre que la pensée (intuition-
réalisation-perception).

Les animaux servant ici de modèle sont des phénix parce que la main gauche en se posant
devient complémentaire de la main droite, les deux mains fonctionnent alors en couple et
doivent le faire en harmonie, notion symbolisée par le couple de phénix (qui fait aussi l’objet
d’une autre description poético-picturale, celle de l’harmonie).
La métaphore complémentaire des deux ci-dessus pour le majeur ([3], p. 405) est (野雉登木
yě zhì deng mù) :

Photo main gauche YOU Liyu [15]

Métaphore pour le majeur de la main gauche (poème sous l’image) :


Faisan sauvage en appui sur un arbre
Juste au moment opportun, le faisan sauvage,
s’envole dans le soleil matinal,
et prend appui sur un arbre pour chanter ;
Clarté et vigueur du son, alors le musicien
cherche l’intention pour comprendre
le legs des anciens caché dans les écrits.
Geste technique (texte sous la représentation de la main) titré 按 àn puis tuiqi et tuichu :
an : fléchir le pouce en le rapprochant de la paume en position verticale [c’est-à-dire sur la tranche], et
poser par exemple le majeur au 10° blason,
tuiqi se dit du doigt posé (zhu) en descendant sur la corde au début et produisant un son dit tuiqi
[appogiature supérieure au vol];
tuichu se dit quand on prolonge l’appogiature pour sortir [poussée] à l’extérieur des blasons.

La métaphore pour le majeur fait appel au faisan, qui s’associe d’autant plus au phénix que
son mouvement est ici complémentaire par l’inverse, c’est-à-dire d’envol par rapport à la
pose. Le choix du faisan s’explique aussi par ce qu’il représentait dans les temps anciens
([4], p. 212) :

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« L’effet de vie dans l’écriture musicale, calligraphique et picturale chinoise »
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« Les joutes sexuelles ont fini par être remplacées par des danses où ne figuraient que des
hommes. Il exista jadis une danse du faisan. Comme les paysans et les paysannes, faisanes et
faisans dansaient au printemps de chaque année. [...] Ainsi que dans les danses rustiques,
c’étaient les femelles qui, par leurs chants, appelaient les mâles. Elles avaient l’initiative. [...]
Finalement, ce furent les mâles qui jouèrent le premier rôle. Leurs danses, au lieu de pourvoir à
la prospérité de l’espèce, eurent alors pour fin de régler les manifestations du tonnerre. Celui-ci,
qui se cache en hiver, doit se faire entendre dès que revient le printemps. Mais il faut que
d’abord les faisans "chantent leurs chants et fassent comme un battement de tambour avec
leurs ailes." Ils créent ainsi le tonnerre. Aussi bien en sont-ils l’emblème. Le tonnerre est faisan.
Seulement, aux temps féodaux, on voit en lui, non pas un couple de faisans danseurs, mais un
faisan mâle. »
La citation de Marcel Granet montre la mise en parallèle directe des animaux et des
hommes, mais le rythme des saisons y est aussi présent de même que la symbolique sous-
jacente aux métaphores avec le faisan / tonnerre et les ailes qui battent le tambour.
Les trois métaphores retracent un instant de vie plein de signification alors qu’en leur
absence, les images picturale et photographique donnent l’impression d’un instantané figé et
suscitent une analyse par mimésis. Il s’agit pour le musicien d’être pénétré, en amont, de
l’instant décrit pour insuffler à son geste l’effet ressenti afin que l’auditeur (et il est le premier
des auditeurs), en aval, le perçoive. Une mimésis au-delà du visible, un geste animé par
l’intuition de l’invisible, voilà ce que proposent les métaphores pour l’enseignement du jeu de
la cithare qin. Ce qui a, semble-t-il, été perçu par Marc-Mathieu Münch ainsi : « Là où l’on
dit, en Occident, que la littérature est mimésis et poièsis, on dit en Chine que le lecteur
participe au mouvement de l’univers. » ([11], p. 79)

II - Aigrette de printemps guette le poisson, serpent d’automne se hâte vers un trou


(春鹭窥鱼, 秋蛇赴穴 chun lù kui yú, qiu shé fù xué)
Cet aphorisme de 沈 益 Chen Yi, 唐 Tang dynastie, a été choisi parmi les vingt-deux
sentences, versifiées en un distique de deux fois quatre caractères, publiées par 朱关田 Zhu
Guantian ([16], p. 311-312). Elle semble prête à être apposée sur un rouleau de peinture, et
pourtant elle est une appréciation calligraphique. J’ai commenté trois autres de ces
aphorismes dans ma communication pour le congrès 2005 du Réseau Asie ([8], p. 4),
illustrant les règnes minéral, végétal et animal en les accompagnant de calligraphies dans
une approche phénoménologique.
Un manuel approprié à une appréciation technique des détails de réalisation calligraphique
est, par exemple, un texte d’abord attribué à un anonyme des 宋 Song puis envisagée
comme annexe au traité de 歐陽詢 Ouyang Xun de la dynastie des 唐Tang et intitulé les 三
十 六 法 trente-six procédés calligraphiques ([10], p. 98-104) dont nous avons traduit et
commenté dans La pensée du geste dans les arts du lettré ([7], p. 321-348) la présentation
la plus complète 6 . Or, ce type de prescription est beaucoup plus hermétique que les
aphorismes donnant à voir un équilibre et un mouvement au sein de la Nature. Les quatre
premiers procédés sont relatifs à la composition spatiale et décrits ainsi :
排叠 (pai dié) aligner – superposer [organisation du plan en trame]
避就 (bì jiù) s’écarter – s’approcher [mouvements contraires dans le plan]
顶戴 (dǐng dài) appuyer – porter [interactions haut-bas]
穿插 (chuan cha) entrecroiser [intersections]
Ce type de formulation est un aide-mémoire pour vérifier la qualité de l’écriture calligraphique
et, pour interpréter ce mémento, j’ai tenté de classer les trente-six procédés en grandes
rubriques : les appuis sont les procédés 5 à 9, les ajustements vont de 10 à 17, les astuces
de 18 à 21, les relations de 22 à 27, et les relativités de 28 à 36.

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« L’effet de vie dans l’écriture musicale, calligraphique et picturale chinoise »
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Le procédé 16 conseille ainsi : « 覆冒 (fù chang) couvrir-recouvrir » [ajustement de la partie
supérieure] ; et c’est ce qui se passe avec l’aigrette en surplomb d’un côté et le serpent
(presque) dans son trou de l’autre.
Le procédé 18 conseille de « 借换 (jiè huàn) pratiquer un échange » [astuce de substitution] ;
et c’est ce qui est symbolisé dans l’aphorisme par le passage entre le printemps et
l’automne, et entre l’attaque et la fuite.
Quand au procédé 23, « 救应 (jiù ying) aider aux enchaînements » [relation d’anticipation], il
est explicité comme suit :
凡作字, 一笔才落, 便当思第二三笔如何救应, 如何结裹,
« 书法 »所谓意 在笔先, 文向思后是也.
« En général quand on fait le caractère, le pinceau à peine posé, il est facile de penser
comment enchaîner avec les 2e et 3e traits, comment établir les relations internes ;
ce que « De la calligraphie » appelle "l’intention au début du pinceau, la pensée
précédant l’écriture". »
Il s’agit de percevoir la dynamique à l’œuvre, en l’occurrence dans notre aphorisme, les
plongeons à venir dans l’instant de l’aigrette et du serpent, l’une pour happer une proie et
l’autre pour éviter d’en être une. Là réside l’effet de vie que va donner à l’œuvre le
calligraphe et que va percevoir le lecteur.
Le serpent d’automne qui se hâte vers un trou correspond au geste effectué rapidement
avec un mouvement d’ondulation des quatre points que l’on trouve par exemple en bas des
caractères 馬 cheval ou 鳥 oiseau, et qui, dans l’écriture cursive sont un seul trait. Voici deux
caractères 為 wéi (épais/fin) écrits par 王羲之 Wang Xizhi ([9], p. 5 et 24) appréciables sur
cet effet :

L’aigrette qui guette le poisson correspond à un point en surplomb, penché en bascule sans
cependant tomber, c’est-à-dire ni assis sur le rebord ni éloigné du rebord, que l’on trouve par
exemple dans le caractère hallebarde et tous les caractères qui présentent cet élément
comme partie droite du caractère. Voici deux caractères 或 huò et 咸 xian écrits par 王羲之
Wang Xizhi dans la célèbre préface au pavillon des orchidées ([9], p. 3 et 13) appréciables
sur cet effet :

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Comme les indications techniques étaient nécessaires mais insuffisantes pour insuffler
l’esprit du jeu, des appréciations esthétiques de type mixte ont été nécessaires pour
apprécier la qualité calligraphique, encore brèves et allusives mais créant une image
mentale susceptible de guider le geste, telles que ces aphorismes sous forme de distiques et
de forme métaphorique, qui, regroupés en un panorama constitué par différents calligraphes
éminents donnent une idée de l’esthétique du pinceau.
Marc-Mathieu Münch précise : « Il me semble donc qu’il y a neuf facultés dans la psyché qui
travaillent concurremment aussi bien dans la vie que dans la lecture d’une œuvre d’art. Ce
sont d’abord la perception, la conceptualisation, l’imagination, la formalisation, l’intuition et
l’affectivité. » ([11], p. 36)
En Chine, ces facultés ne sont pas juxtaposées ou cumulables, mais font partie d’un
processus, mouvement de type yin-yang entre intériorisation et extériorisation : de la source,
perception stimulant l’imagination, imagination interprétant en fonction de l’affectivité (monde
sensible) et faisant remonter, par la voie de l’intuition dans le monde des idées où s’effectue,
par assentiment, la conceptualisation aboutissant à la formalisation, qui elle-même régit la
production. Le type d’appréciation que nous avons étudié vise à signifier que ce qui résulte
en production de la formalisation devrait être en adéquation avec la perception-sensation
source.

III - Quand on dispose les feuilles, c’est comme un phénix qui s’élève ; les pétales de fleurs
sont légers comme des papillons au vol ((枝葉運用,如鳳翩翩 ; 葩萼飄逸,似蝶飛遷 zhi yè
yùn yòng rú fèng pian pian, pa è piao yì, si dì fei qian)
Dans un fameux manuel de peinture ([12], p. 251), la “méthode pour peindre les fleurs”
indique simplement :
« Quand on peint les fleurs [d’iris et orchis], il faut leur donner cinq pétales. Les pétales
les plus larges sont droits ; les pétales les plus minces sont penchés. Pour pointer les
étamines, on emploie l’encre foncée. Quand les étamines sont au milieu des pétales,
c’est qu’on voit [la fleur] de face. Quand les étamines apparaissent de chaque côté du
pétale du milieu, c’est que la fleur est vue de dos. Quand on aperçoit les étamines de
côté, c’est que la fleur est vue obliquement. »
Cette description technique laisse place à de multiples combinaisons : rien n’est dit, par
exemple, des angles d’orientation de ces pétales (entre eux et par rapport aux feuilles), de
leurs longueurs relatives (entre eux et par rapport aux feuilles), de la proportion de larges et
de minces (entre pétales et par rapport aux feuilles), etc. C’est sans doute la raison pour
laquelle, ne pouvant décrire la multiplicité des possibles, une métaphore vient préciser l’effet
à donner / à percevoir :
« Quand on dispose les feuilles, c’est comme un phénix qui s’élève (枝葉運用,如鳳翩翩) ;
les pétales de fleurs sont légers comme des papillons au vol (葩萼飄逸,似蝶飛遷) »
En effet, ce n’est pas la forme qui est signifiée mais la façon dont elle est perçue. Il se trouve
que nous avons ici un dessin de phénix qui s’élève avec la métaphore pour le jeu appuyé de
l’annulaire et qu’une autre métaphore pour le jeu en harmoniques (effleurement des cordes,
en général par l’annulaire) évoque justement la légèreté des papillons.
Il est plus aisé de trouver directement la légèreté du papillon que l’envol du phénix dans les
exemples donnés dans le manuel intitulé Les enseignements de la Peinture du Jardin grand
comme un Grain de Moutarde où cette métaphore est énoncée ([12], p. 243). Voici parmi les
illustrations proposées ([12], p. 248) un choix de papillons, aux ailes déployées, en vol et aux
ailes repliées :

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Par contre, le vol du phénix est moins aisé à percevoir dans un dessin de feuilles, pourtant,
cette représentation d’une touffe de courts brins peut évoquer une queue d’oiseau qui, du fait
qu’elle est insérée dans un déploiement de longs brins s’entrecroisant, paraît animée.

C’est sans doute cette double structure de la queue de phénix qui a suscité le
rapprochement métaphorique. Dès lors, à rechercher l’essence du mouvement du phénix qui
s’élève, il est tentant de regarder la métaphore suggérée pour le jeu de la cithare qin. On y
constate que c’est en effet dans cette position et par l’ondulation de ‘fins rubans’ émergeant
et flottant librement mais de concert à partir d’une touffe de plumes qu’est crée l’effet de vie.
Une illustration est proposée pouvant être associée au texte métaphorique dans son entier
([12], p. 256) :

C’est réellement une voie de compréhension de la composition de peintures d’iris parce


qu’un manuel contemporain perpétue ce type de composition ([14], p. 5) :

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La queue de phénix est présente chaque fois et l’effet de vie provient de l’animation des
brins comme des fleurs qui laissent deviner qu’ils se déploient ainsi sous l’effet du vent,
source de vie la plus prégnante de l’esprit chinois.

Conclusion
Les explications techniques sont aussi sobres dans les manuels techniques pour la cithare
qin que dans ceux pour la calligraphie ou la peinture, et, dans chaque cas, des métaphores
viennent soutenir la conception de la réalisation du geste ou de la composition en indiquant
une attitude et/ou un mouvement qui permet la saisie-captation de l’essence de l’être d’une
façon qui n’y est pas directement visible (image) mais suggérée (distique ou poème). La
compréhension de ces aphorismes poétiques exige une connaissance et une pratique
préalables du geste artistique. Mais les mots ne sont pas là pour dire, expliquer, résoudre ou
commenter mais pour être contemplés et savourés du fait de cet effet de vie qu’ils recèlent.
Marc-Mathieu Münch a retenu d’une notion indienne proche de l’esprit de la résonance du
souffle (気韻 qi-yun, premier principe de 謝赫 Xie He, cher aussi à François Cheng, [1],
p. 78) 7 : « La notion de dhvani est généralement traduite par l’expression de « sens
suggéré » ou le terme de « résonance ». On voit combien elle est proche de l’effet de vie
que nous considérons finalement comme un système d’échos dans la psyché » ([11], p. 98).

Dans quelle mesure, les observations faites pour la Chine, ces images mentales créées
dans l’esprit, pourraient-elles se vérifier pour d’autres pays d’Asie ? Comment sont
formulées leurs appréciations de la qualité ? Certaines métaphores sont-elles
partagées pour décrire cet invariant qui paraît universel ?

Bibliographie
[1] CHENG, François, Le vide et le plein, le langage pictural chinois, Seuil, Points Essais, 1991 (1ère
édition en 1979), 157 pages.
[2] Chengyitang qintan 诚一堂琴谈 (Propos sur le qin de la salle Chengyi), Paris : Bibliothèque
Nationale, section des manuscrits orientaux, Fonds chinois 5562-II (vers 1705).
[3] « Fengxuan xuanpin 風宣玄品 Mystère que nous dit le vent », Qinqu jicheng 琴曲集成 (Ouvrage
de référence sur la musique de qin), compilé par ZHA Fuxi 查阜西, Zhonghua shuju chubanshe 中华书
局出版社 (Editions du livre chinois), Beijing 北京, 1963, pp. 351-732.
[4] GRANET, Marcel, La civilisation chinoise, Paris : Albin Michel, L’Evolution de l’humanité, 1994, 580
pages.
[5] HONG Pimo 洪丕谟, Shufa xuandu 书论选读 (Sélection de propos sur la calligraphie), 郑州
Zhengzhou, 2000, 250 pages.
[6] JOURNEAU ALEXANDRE, Véronique, La Cithare chinoise qin : Texte-Image-Musique, Thèse de
Doctorat en Histoire de la musique et musicologie, Paris IV Sorbonne, 2003, 888 pages.
[7] JOURNEAU ALEXANDRE, Véronique, La Pensée du geste dans les arts du lettré, Thèse de Doctorat
en Asie orientale et sciences humaines, Paris VII Denis Diderot, 2005, 999 pages.
[8] JOURNEAU ALEXANDRE, Véronique, « L’art du dire chinois sur l’art : le cas des aphorismes
métaphoriques », Correspondances entre les arts et avec les lettres en Asie : le cas de la métaphore
entre musique, calligraphie-peinture et poésie-littérature (www.reseau-asie.com, congrès 2005, atelier
XXXVI, 11 pages).
[9] LIANG Bangzhi 梁邦植, Wang Xizhi Lantingxu 王羲之兰亭序 (Préface au pavillon des orchidées de
Wang Xizhi), Zhongguo gudai mingjia mingtie zhiyi 中国古代名家名帖之一 (Une stèle célèbre d’un
maître des dynasties passées de la Chine), Jiangxi meishu chubanshe 江西美术出版社 (Editions
artistiques du Jiangxi), Nanchang 南昌, 1996, 33 pages.

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« L’effet de vie dans l’écriture musicale, calligraphique et picturale chinoise »
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[10] Lidai shufa lunwenxuan 历代书法论文选 (Anthologie de traités calligraphiques des dynasties
passées), Shanghai shuhua chubanshe 上海 书画出版社 (Editions de peintures et de calligraphies de
Shanghai), Shanghai上海, 1998 (3e édition, 1e édition en 1979), 1038 pages.
[11] MÜNCH, Marc-Mathieu, L’Effet de vie ou le singulier de l'art littéraire, Paris : Honoré Champion,
2004, 400 pages.
[12] PETRUCCI, Raphael, Encyclopédie de la peinture chinoise 芥子園畫傳, Les Enseignements de la
Peinture du Jardin grand comme un Grain de Moutarde, Paris : Librairie You Feng, 2000, 519 pages.
[13] Shijing zhijie 詩經直解 Interprétation directe du Shijing, 陳子展Chen Zizhan, 复旦大學出版社
Fudan daxue chubanshe Editions de l’université Fudan, 上海 Shanghai, 1985 (1ère édition en 1983),
1220 pages.
[14] Xieyi huahui jiaoxue fudao congshu 写意花卉教学辅导丛书, 兰 (Collection guide d’enseignement
pour la peinture à grands traits de plantes et fleurs, Vol. Orchidées), Shanxi renmin meishu chubanshe
陕西人民美术出版社 (Editions artistiques du Shanxi), Xi’an 西安, 2001, 21 pages.
[15] YOU Liyu, Cithare qin et chant, DVD AIDIAA (Association Internationale de DIAlogues Artistiques)
D15-2007.
[16] ZHU Guantian 朱关田, Zhongguo shufa shi, Sui Tang Wudai 中国书法史隋唐五代 (Histoire de la
calligraphie chinoise : Sui, Tang et Cinq dynasties), Jiangsu jiaoyu chubanshe 江苏教育出 版社
(Editions éducatives du Jiangsu), 南京Nanjing, 1999, 411 pages.

1
Voir aussi mes thèses pour les autres indications techniques (La Cithare chinoise qin : texte-image-musique, [6],
p. 249), et le commentaire esthétique et philosophique en correspondance entre les arts et avec la poésie (La
pensée du geste dans les arts du lettré [7], notamment p. 51-53).
2
L’arbre Wu donne le bois dit 梧桐 wutong qui sert à faire la cithare qin et sert donc aussi de métaphore pour
désigner l’instrument en poésie.
3
Sans voler c’est-à-dire sans déployer les ailes, mais aussi sans chanter probablement parce qu’il va utiliser son
bec pour nettoyer son aile, mais cette précision est aussi le symbole pour le jeu que c’est une position pour la
main gauche mais qu’il faudra un mouvement de la main droite pour obtenir un son.
4
Cette position d’appui, avec par mimésis l’annulaire penché et la main en forme d’aile non déployée mais
étendue pour le nettoyage par le bec, est fondamentale pour la qualité du son (voir plus loin).
5
Doigtés détaillés dans ma thèse sur la cithare qin ([6], p. 233, 236 et 243).
6
L’édition 书论选读 Shufa xuandu (Sélection de propos sur la calligraphie) 洪丕谟 Hong Pimo, 郑州 Zhengzhou,
e e
2000 ([5], p. 94-103) omet deux procédés : le 5 et le 19 .
7
Qui précise : « Le souffle et le rythme sont deux notions solidaires…elles se trouvent réunies dans le premier
des six canons pour la peinture que [Xie He] a fixés au Ve siècle: engendrer et animer le souffle rythmique. »

Atelier 42 : Correspondances entre les arts et avec les lettres en Asie : l’effet de vie au cœur
des œuvres artistiques et littéraires
« L’effet de vie dans l’écriture musicale, calligraphique et picturale chinoise »
Véronique ALEXANDRE JOURNEAU - 9 -

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