Vous êtes sur la page 1sur 9

ANDRÉ BRETON

Il voulait, voyez ça, réconcilier le


rêve et la réalité. Avec ses copains
de jeunesse, qui s‘appelaient Eluard,
Soupault et Aragon, il a rêvé de
changer la vie. Il a découvert
Duchamp, Dali, Magritte, vincÏ;î
autres. Il a vomi l‘Église et le
patriotisme. Il a lutté contre toutes les
oppressions. Pour ne pas subir la
honteuse France de Vichy, il s‘est
exilé à New York. Il mesurait
1,74 m, il avait les gestes lents et un
caractère qui passait brutalement à
l‘orage. Il a fondé le surréalisme, seul
grand mouvement artistique de ce
siècle. Il a écrit L‘Amour libre, mais il
détestait le libertinage.

im

Nontm
Avec son allure mesurée et sa prose

(
à la Chateaubriand, n‘importe quel
imbécile aurait pu prendre André
Breton pour un vieux monsieur. Mais
André Breton n‘avait pas d‘âge. Il est
mort jeune homme, sous une gerbe
de roses rouges et noires, les
couleurs de l‘anarchie. André
Breton, porte ouverte sur la nuit,
W
André Breton, vous qui vous êtes si
souvent trompé parce que vous
remettiez tout en jeu chaque matin,
voici que Beaubourg vous rend
hommage. Passez un soir, vous
reconnaîtrez ces tableaux, ces objets
qui ont meublé votre vie. Et jetez un
coup d‘œil à ces pages, où nous
avons essayé, comme les
astronomes, de capter la lumière de
l‘étoile éteinte, mais toujours
uo
brillante, que vous êtes pour nous.
André Breton, poète moderne, guetteur des rues.

1 4 TÉLÉRAMA N° 2154 — 24 AVRIL 1991


oa
RAY
MAN

L‘époque Dada. En 1921 : Breton, Soupault, Rigaut, Péret.

e vieil homme au corps massif, Maintenant la nuit tombe ; une rumeur trée, verrous gros comme ça, et eux dans
chaussé d‘espadrilles, remonte la affairée enfle sur les rues chaudes. André des cages, qui hurlent et se battent à vous
rue Pigalle en s‘arrêtant parfois, le Breton s‘est collé au carreau. Les vieux mots cailler le sang. Les vrais déments se mélent
souffle court. Parvenu au numéro 30, de l‘Amour fou refont surface : « J‘aimerais aux simulateurs.
il lève les yeux — vos yeux, André que ma vie ne laissät après elle d‘autre L‘administration appelle ce z0oo humain
Breton, bleus usés d‘avoir tant re— murmure que celui d‘une chanson de guet— « service du 4e fiévreux ». Tout le monde dit
gardé — vers un théâtre écaillé où dansent teur, d‘une chanson pour tromper l‘attente. 4* dingues. C‘est là, au milieu de l‘abjection,
des filles nues. Il s‘engouffre dans un cou— Indépendamment de ce qui arrive, n‘arrive allongés sur les brancards qui leur servent
loir étroit, monte deux escaliers raides en pas, c‘est l‘attente qui est magnifique. » de lit, que les deux internes du service, Louis
domptant son asthme et pousse la porte de Pour moi qui, tapi dans la mémoire, Aragon et André Breton, passent leurs nuits
cet atelier où il demeure depuis 1922 — quel regarde Breton regarder la nuit, une autre à déclamer Rimbaud et Lautréamont. Et on
hommed‘habitudesvousfaites !Parlahaute scène émerge. C‘est la nuit aussi. La voudrait que le garçon de vingt ans qui a
baie, il regarde clignoter la place Blanche. Guerre dure depuis trois ans. Au Val—de— connu ça, fonde une école littéraire comme
Les néons lancent des baisers rose et vert Grâce, avec ce grand mur d‘enceinte qui les autres, habite rue des Saints—Pères et
sur les masques indiens, sur l‘encrier fait caisse de résonance, on entend dans postule à l‘Académie française 2
d‘Apollinaire, sur les photos de Man Ray, tout l‘hôpital le roulement sourd de la Vous aviez reçu, monsieur Breton,
sur l‘invraisemblable capharmaüm qui vous canonnade, à plus de cent kilomètres à d‘autres quartiers de violence en héritage.
sert à la fois de logis, de musée et d‘anti— l‘est. Parfois, les artilleurs lointains se las— Ce ne sont pas tous les petits garçons qui
chambre vers un monde sauvage, une sent. Alors les fous d‘ici prennent la relève. ressentent, au hasard d‘une visite au cime—
Amérique mentale dont vous vous êtes fait, Rapatriés de l‘abattoir. On les a mis dans tière, une « exaltation et une fierté défini—
votre vie durant, le guide et le gardien. ce pavillon, tout là—haut. Gendarmes à l‘en— tives » à la vue d‘une tombe gravée, en

TÉLÉRAMA N° 2154 — 24 AVRIL 1991 1 5


MOT D‘ORDRE

LA
GUERRE
Ce carnage
injustifiable, cette
duperie monstrueuse,
c‘est à partir d‘eux
que je me suis
persuadé que la parole
écrite
ne devait pas être
seulement instrument
de charme, mais
encore qu‘elle devait
avoir prise
sur la vie... » A.B.

« L‘acte surréaliste le
plus simple consiste,
revolvers aux poings,
à descendre dans ?a
rue et à tirer au hasard,
tant qu‘on peut
dans la foule. »
lettres rouges, du Ni dieu ni maître des liber— poussé à créer ce faux frère jumeau der— soutenir, au journaliste qui vous interroge
taires. Ce ne sont pas tous les enfants d‘une rière qui vous vous abritez ? en 1952, « qu‘il est assez difficile de remon—
mère bigote qui éprouvent, passé la cin— Votre voix de métal clair, à la fois ronde et ter le cours de sa propre sensibilité » et
quantaine, le besoin d‘intituler un tract : « A pleine d‘une menace contenue, n‘est plus qu‘au fond votre vie commence « au sortir
la niche les glapisseurs de Dieu » et qui là pour tomber sur nos reproches avec un de l‘adolescence », partagée entre le goût
mettent, comme seule condition à leur claquement de guillotine. Soyez félicité de Paul Valéry, d‘Apollinaire et de Rim—
engagement par la radio américaine, en pour le travail d‘escamotage. Du passé baud. Lisant devant le micro les réponses
1941, de ne jamais citer le nom du Pape ! vous avez fait table rase, et ramassé tous que vous avez rédigées avec soin et tra—
ILLUSTRATIONS : ROGER—VIOLLET, , DR

Peu de génies, enfin, s‘obstinent, leur vie les indices. Monsieur Breton père, brave cées de votre écriture trop parfaite, vous
durant comme vous l‘avez fait, à trafiquer homme de comptable, et Madame votre courez peu de risques d‘être débordé par
leur date de naissance. Que s‘est—il donc mère, qui vous giflait encore à dix—sept ans une confidence spontanée.
passé de si grave entre le Mardi gras de et qui, à dix—neuf, avide que vous deveniez L‘énigme, donc, demeure. Comment
l‘année 1896, à 20 h 30, où vous prétendez médecin — faute de polytechnicien —, devient—on André Breton ? Comment l‘in—
venir au monde, et le lendemain, Mercredi vous faisait réciter les os du crâne, n‘iront fime petit bourgeois de Pantin, qui chaque
des Cendres à 22 h, où vous naissez réel— plus témoigner au banc des biographies matin part pour la gare des Batignolles et le
lement 2 Quel besoin si impérieux vous a soupçonneuses. Vous pouvez effrontément lycée Chaptal, bon élève mais sans plus,

1 6 TÉLÉRAMA N° 2154 — 24 AVRIL 1991


TRANSFORMER LE MONDE

Sur le m 1 de « La Révolu—
«Que les indéri— tion surréaliste », des
sables s‘en aillent; membres du mouvement
les littérateurs indé— entourant Germaine Berton
qui avait assassiné un mili—
crotables, les viveurs tant fasciste : « Elle a fait ce
endurcis, les cher— que nous n‘avons su faire. »
cheurs d‘émotions
fortes, les snobs, les « Breton entra comme
fils de famille... » un grand fauve, escorté
A.B. de quelques fidèles ;
entendant son nom
murmuré de toutes
parts, il leva la tête,
arrondit le pouce et
l‘index devant un de ses
yeux, et à travers ce
monocle improvisé,
considéra le public avec
une superbe arrogance.
« La meilleure Dès que Tzara se mit à
œuvre poétique parler, il se dressa
fougueusement et,
sera celle qui est
tendant vers lui un doigt
écrite avec pour but accusateur, le couvrit
la victoire du d‘invectives. »
prolétariat ». A.B. SARANE ALEXANDRIAN

SALLE DES SOCIÈTÉS SAVANTES


u voiens c vu dei à œrme mmex

MISE EN ACCUSATON 7
JUCEMENT $

Le 13 mai 1921, Breton et ses amis ouvrent le procès de Maurice Barrès, accusé de « crime contre la sûreté de l‘esprit» .

platement bachelier de section D, même forme de fantaisie, il grimpe sur une scène même, le fou, sort de la tranchée, les obus
pas latiniste, deviendra—t—il l‘érudit incol— de théâtre en dégainant son revolver ; il lui obéissent et l‘évitent. Breton est fasciné.
lable et le chef à penser d‘une génération meurt en 19, plus ou moins suicidé à Le souvenir de cet homme, dans lequel il
d‘écrivains, qui bavarde des demi—journées l‘opium ; Breton ne quittera jamais le sou— voit le point extrême de la philosophie idéa—
avec Lévi—Strauss, écrit comme Bossuet et venir de cet être « par qui tout était bravé » liste, « ne s‘est plus jamais effacé ».
cite Hegel sans effort 2 et qui, « dans l‘horreur de ces temps... A passer si près dela folie en camisole,
Ses vrais maîtres, André Breton les a [apparaissait} comme le seul être absolu— vous avez côtoyé, André Breton, vos
peut—être trouvés en la personne de deux ment indemne, capable d‘élaborer la propres abîmes. C‘est avec « grand res—
fous : l‘un, son ami Jacques Vaché ; l‘autre, cuirasse de cristal tenant à l‘abri de toute pect », ce sont vos termes, que vous consi—
DR

un patient anonyme. Vaché, fou sociable, a contagion ». dérez «les égarements de l‘esprit
IMEDIA

choisi de vivre dans la provocation ; il a des Le second fou, anonyme celui—là, interné humain ». Et vous auriez bien fait le plon—
manies charmantes, comme ne pas serrer et a choisi de résister à la guerre en la niant. geon, avouez—vous, si vous n‘aviez été tua

la main aux gens, et coucher dans le lit Posté en première ligne, il refuse de croire « prémunim» par les « conditions de vie 9
Z

d‘une dame sans jamais la toucher ; il intolérables » qu‘entraîne la maladie men—


ILLUSTRATIO

au conflit. Les cadavres sont des manne—


passe parfois la mesure, et il faut tout de quins de cire apportés tout exprès, et les tale. Les « conditions de vie », voilà tout ce
même le ceinturer le jour où, vêtu d‘un uni— obus des simulacres. A preuve, lorsque lui— qui vous a retenu ? Avouez que c‘est peu.

TÉLÉRAMA N° 2154 — 24 AVRIL 1991 ‘ 7


D‘ailleurs, quel autre écrivain aurait eu
L‘AMOUR FOVU l‘idée, en 1928, de consacrer un numéro de
La Révolution surréaliste au cinquantenaire
de l‘hystérie, laquelle « n‘est pas un phé—
nomène pathologique », mais « un moyen
suprême d‘expression » ? Imagine—t—on
« Ma femme à la taille de
André Gide ou Albert Camus célébrant le
loutre entre les dents du tigre
Ma femme aux doigts de jubilé de la névrose obsessionnelle ou le
hasard et d‘as de cœur bicentenaire de la paranoïa ?
Aux sourcils de bord de nid Chez tout autre que vous, André Breton,
d‘hirondelle cette fascination maîtrisée pour la folie
Ma femme au ventre de aurait viré au drame — faute de maîtrise —
dépliement d‘éventail des jours ou tourné au médiocre — faute de folie.
Aux seins de spectre de la rose Vous seriez alors resté psychiatre ; vous
sous la rosée auriez peut—être versifié le dimanche.
Ma femme aux hanches de
Dtete 3113
L‘excès, que vous portez en vous, vous en a
Au sexe de glaïeul préservé. Lorsque, au détour de votre pre—
Ma femme au sexe d‘algue et mier voyage de noces, vous rendez visite à
de bonbons anciens Freud encore inconnu, vous le trouvez pré—
Ma femme aux yeux d‘eau pour tentieux et tristouillet. Son rationalisme vous
boire en prison... » assomme. GQuel intérêt de pénétrer dans la
L‘UNION LIBRE, 1931 cité du rêve, du désir brut et de la pureté des
instincts, si c‘est pour en tirer de pesantes
explications 2 Les psychanalystes ont
découvert l‘or, mais ils l‘utilisent en indus—
triels. Tant de niaiserie vous fait sourire. Aux
« Quand les marelles industriels, vous préférez les joailliers. L‘or
nouveau doit servir à fondre des bijoux
inconnus, et les bijoux à s‘accrocher au cou
abandonnées se retournent des femmes. On appelle ces bijoux : poé—
sie. Et la poésie — vous en avez retenu la
leçon d‘Apollinaire — ne se fait plus en
l‘une après l‘autre dans le ciel/
chambre, ni même dans cette nature que
vous abhorrez, mais dans les bars, les rues
Tout au fond de l‘entonnoir/ et les stations de métro.
J‘imagine ce jeune homme, puis cet
homme célèbre, puis ce vieil homme, par—
Dans les fougères foulées du courant sans répit les mêmes rues de Paris.
Au long d‘un demi—siècle, il ne change pas
de cap : d‘une main il s‘assure au fil du
regard/ rêve, de l‘autre il cherche à tâtons l‘amour.
Du Panthéon il file au passage Montmartre,
J‘ai rendez vous avec la dame avec détour obligé par le « sexe de Paris »,
cette place Dauphine lovée au creux d‘une
fourche de la Seine. De la foire du Trône au
du lac. » marché aux puces. D‘un café à l‘autre, des
Deux Magots au Certa, de Vénus au
Cyrano. Parfois la nuit y passe : « Nous
PÔEMES, 1946
parcourêômes, du crépuscule à l‘aube, le
boulevard Raspail, les frontières du jardin
du Luxembourg, la rue Soufflot jusqu‘à la
place du Panthéon... [après quoi nous
résolômes] d‘écrire en collaboration un
ouvrage où nous nous interdisions de cor—
riger, ni même de raturer... C‘est près de la
porte Maillot que nous décidâmes de choi—
sir le titre des Champs maignétiques. » (Phi—
lippe Soupault).
Il arrive que, la nuit venue, le promeneur
n‘aie pas de lit. André Breton se couche
un roman alors sur un banc. Parfois il emprunte l‘ate—
lier d‘un peintre. Parfois il retrouve l‘hôtel
[
des Grands—Hommes, place du Panthéon,
sur mMmol. » où Madame mère, débarquée sans crier
gare, constatant qu‘André a lâché la

NADJA,
médecine, lui avait fait une scène terrible et
coupé les vivres. Bientôt il emménagera rue
Pigalle, dans ce quartier peu convenable,
qui respire la vie et non les belles—lettres.
1928 André Breton, poète moderne. Promeneur
DR

infatigable, attentif à ce que nous ne savons


GALLIMARD

pas voir : une enseigne de café, « la tour


Saint—Jacques chancelante / Pareille à un

‘ 8 TÉLÉRAMA N° 2154 — 24 AVRIL 1991


LES ÊTATS $SECONDS

«4 Breton (à g.) inferne au Centre


psychiatrique de St—Dizier, en 1916.

« Je ne manquai pas de
regarder les lignes de la
main d‘André Breton ; une
chose m‘y frappa plus que
tout : c‘est la bizarrerie de
la ligne de tête, qui
indiquait clairement la
prédilection du sujet pour
la folie ; j‘avoue que cela
me fit un peu peur. »
La libraire
ADRIENNE MONNIER

« Tout se passait comme si l‘es—


prit, parvenu à cette charnière
e l‘inconscient, avait perdu le « Le poète à venir sur—
pouvoir de reconnaître où il ver— montera l‘idée dépri—
sait... Nous éprouvions toute la mante du divorce irré—
force des images... Nous étions
devenus leur domaine, leur mon— parable de l‘action et du
ture. » rêve. » A.B,.
« L‘Enigme de l‘heure »
de Giorgio de Chirico, 1912.

tournesol », et tout en haut de Paris la col— nouvelle. Armé de son « revolver à cheveux des yeux de certaine femme, s‘il commence
line du Sacré—Cœur, « où il faut aller voir de blancs », il peut s‘abstenir de faire partager par avouer « je n‘ai jamais su dire la cou—
bon matin... la ville se dégager lentement des sensations. Il ne s‘agit plus de chanter, leur des yeux », c‘est pour mieux nous
de ses voiles splendides, avant d‘étendre de séduire ou d‘envoûter, mais d‘emmener éblouir de son magnésium : « Ses yeux...,
les bras. » Sans André Breton, la Seine se le lecteurà la découverte. Les mots ne signi— comment faire comprendre, étaient de
contenterait de couler et les passages se fient plus rien d‘autre que ce qu‘ils disent. ceux qu‘on ne revoit jamais. » Comme dit
borneraient à protéger de la pluie. André Breton a rompu avec le poète de Paulhan, ce n‘est peut—être pas de la litté—
André Breton ne se promène pas pour ‘ métier et la littérature de compagnons— rature explicable, mais c‘est en tout cas de
sentir le frais du printemps. Il cherche, etr — chantourneurs. Lorsqu‘il cherche la couleur la littérature explicante.
trouve. « I/ semblait que l‘acte de voir fût Pendant un demi—siècle, avec des bon—
son acte premier et essentiel. Tout se pas—
sait comme si son essence eût été un
QUE LIRE 2 heurs variables, la prose meilleure que les
D‘André Breton, tous les textes majeurs exis— vers et les premiers poèmes supérieurs aux
regard qui ne cillait point, éternel, qui venait tent en poche, la plupart chez Gallimard, et autres, vous continuez, André Breton; de
des lieux extrêmes et se colorait légèrement certains en Livre de Poche—Hachette. L‘achat promener vos pas, laissant traîner vos yeux
de bleu en traversant la cornée. » (Charles du tome 1 des œuvres complètes en Pléiade et lançant vos fusées éclairantes. Parfois, le
Duits). Lorsque le regard bleu tombe sur un (période allant jusqu‘à 1931) dispense d‘une grand déclic jaillit : non content d‘ouvrir,
masque africain, sur un objet des Puces ou partie de ces achats et ajoute aux textes une depuis le monde réel, une porte battante
sur la première toile d‘un inconnu, André somme de documents passionnants : un vrai sur le rêve, vous faites entrer le réel dans le
roman, un roman vrai.
Breton ne se trompe jamais. Il a reçu ce
Breton a également écrit plusieurs livres d‘art, rêve — sous les traits d‘une femme. Le
don, et l‘avoue simplement : orpailleur de dont L‘Art magique, sublimement réédité poème devient rencontre d‘amour.
naissance, il voit mieux que d‘autres. Mau— chez Phébus/Adam Biro (890 F). On se doit Manon, Alice, Annie, Georgina, Simone,
rice Nadeau remarque très justement que aussi de lire le numéro d‘hommage de la Lise, Suzanne, Claire, Valentine, Jacque—
sa poésie « ne chante pas. Elle est dépour— NRF (Gallimard, 65 F) et concernant l‘aspect line, Elisa et sûrement quelques autres
vue de rythme, de nombre et de timbre. Un pictural Le Surréalisme, par Gaétan Picon entrent brutalement dans votre vie. Presque
seul sens est sollicité : la vue, par un spec— (Skira, 580 F). toutes rencontrées dans des cafés, des res—
tacle donné derrière une vitre et que nous Tous ces ouvrages, et d‘autres, parfois taurants, ou suivies le long d‘un trottoir.
ne parviendrons jamais à toucher, à sentir, rares, se trouvent à l‘entrée de l‘exposition, à Lorsque vous les abordez, presque toutes
Beaubourg. D‘autre part, France—Culture dif—
à goûter ».
fuse, du 29 avril au 4 mai, à 11 h 30, les pas— ont une coïncidence à la bouche, elles vien—
Grâce à ces seules images — mais sionnants Entretiens d‘André Breton. nent de lire un de vos textes, ou souhaitaient
quellés images ! — Breton crée une poésie vous connaître. L‘amour était au coin de la

TÉLÉRAMA N+° 2154 — 24 AVRIL 1991 1 9


rue, vous vous heurtez sans cesse à lui. Les

JE VoIsS, J‘IMAGINE étincelles de ce choc se nomment L‘Amour


fou, Arcane 17 ou Les Champs magné—
fiques.
Une seule fois, avec Nadja, le choc
prend des proportions d‘embrasement. La
littérature française en tremble encore. Pas
un mot de cette rencontre éperdue qui ne
soit vrai, depuis l‘accostage de Léona D., le
4 octobre 1926, sur le trottoir gauche de la
rue Lafayette, jusqu‘à la rupture, à la fin du
mois, suivie par l‘internement d‘office, en
mars suivant. En deux cents pages, une
pauvre fille blonde, tapin à la petite
semaine et délirante occasionnelle, vivant
d‘hôtel en hôtel aux crochets de protecteurs
hypocrites, appose son nom d‘emprunt —
Nadja, pour Nadejna : l‘espoir, en russe —
sur le début de la poésie contemporaine.
Avec Nadja, le grand passage est trouvé.
Le rêve a rejoint le quotidien, sous le signe
du hasard attentif. Pour la première fois, un
amour s‘est produit au—delà du miroir.
C‘est l‘image que je veux garder de
vous, André Breton : un homme qui
arpente Paris, la liberté aux pieds, la poésie
crépitant au bout des mains, prêt pour
« J‘ai blasphémé, peut—être ? » (« L‘Âge d‘or », Bunuel). l‘amour. Vous avez pour moi ce visage
qu‘a décrit un de vos disciples : « /mpos—
L‘amour, en tout ce qu‘il peut avoir pour deux sible que [le] regard [se détache] de cette
êtres d‘absolument limité à eux, d‘isolant du reste tête de jeune empereur romain qui doit d‘ici
du monde, ne s‘est jamais manifesté d‘une à quelques jours prendre le pouvoir. L‘em—
pire est devant lui, à genoux. Il ne reste qu‘à
manière aussi libre, avec tant de tranquille donner l‘ordre aux cohortes de l‘acclamer.
audace que dans L‘Âge d‘or. LA: À Cependant, il ajourne les fêtes du couron—
nement. On dirait même que tout cela l‘en—
nuie : le règne et la promulgation des lois.
L‘essentiel est fait. Il a donné sa frappe à
C‘est dans Les Vampires qu‘il l‘histoire. » (Dusan Matic)
faudra rechercher la grande Il y a dans ce portrait la force et la fai—
réalité de ce siècle. Au—delà de blesse de votre empire. Insomniaque, sou—
la mode. Au—delà du goût. vent déprimé, tour à tour follement odieux
puis charmeur comme on ne saurait être,
Le cinéma est le premier grand vous avèz fait le vide autour de vous. A
r>onf ouvert qui relie le jour à coup d‘exclusions, vous êtes devenu le seul
a nuit. A.B. croyant de la religion que vous fondiez.
Convaincu de la supériorité du rêve sur la
vie, vous n‘avez pas senti que le monde réel
vaut bien le surréel. Achamé à retrouver
Les plus profondes une impossible fusion de la beauté et de la
vérité, vous avez couru derrière un Paradis
Rhihts otec a c nt originel où, quoi que vous en disiez, les
portes n‘ouvrent qu‘en sens unique. Hyp—
la pensée dite primitive notisé par la folie des autres, mais négli—
geant la vôtre, vous êtes demeuré trop rai—
et la pensée sonnable. Vous y avez enfoui la vôtre
propre. Aveuglé par le merveilleux, vous
surréaliste : elles visent avez plongé tête la première dans une
l‘une et l‘autre à parapsychologie qui ne valait pas même
votre regard.
supprimer l‘hégémonie Mais lorsque je vous regarde, dans la
ET D.R.

nuit du Val—de—Grâce, déclamant au milieu


du conscient, du des fous, ou dans la nuit de la rue Pigalle,
FRANÇAISE

scrutant les néons de Paris, je pense à vous .


quotidien, pour se comme à quelqu‘un de très cher, qu‘on
aime non pas malgré, mais à cause de ses
ILLUSTRATIONS : CINEMATHEQUE

porter à la conquête de défauts.


Marcel Duchamp, votre plus vieil ami,
l‘émotion révélatrice. vous a rassemblé à sa façon, en trois
Masque eskimo
A.B. en bois de flottage. lignes : « Brefon aimait comme un cœur
bat. Il était l‘amant de l‘amour dans un
monde qui croit à la prostitution. C‘est là
son signe. » ® FRANÇOIS GRANON
] ANDRÉ BRETON

PAR PIERRE NAVILLE

c Était vaé AU Vo
Pierre Naville est l‘ultime témoin vivant de la naissance du surréalisme. Une brouille l‘oppose
pourtant à son compagnon et mentor Breton depuis 1928 !
ierre Naville souffre d‘un de ces quatre ans de lessivant compagnonnage L‘amitié patemaliste de Breton se fit ora—
maux qui vous colle à la peau avec Breton, avant l'éprouvonte excom— geuse quand Naville publia, en avril 1925,
quand on a 87 ans : il est l‘ultime munication de 1928. Entre une pertide un brûlot (« Beaux—Arts »} blasphéma—
survivant. Pesante situation. Le contfidence sur la sexualité à peine pronon— toire : « Je ne connais du goût que le
dernier des surréalistes se mettrait cée du Mage et la description de Nadja dégoût. Maîtres, maîtres chanteurs, bar—
volontiers aux abonnés absents. (« une prostituée qui vantait le métier poé— bouillez vos toiles. Plus personne n‘ignore
Surtout si l‘on veut lui mettre le nez dans le fiquement »), qu‘il fut un des rares à ren— qu‘il n‘y a plus de peinture surréaliste. »
cas Breton. Entre eux, il y eut d‘abord une contrer, Naville renvoie aux pièces qu‘il a Mais la répudiation sera politique, en
femme. En 1923, André Breton écrivait pour rassemblées sur cette époque (1). 1928. Naville est exclu du PC pour avoir pris
la future Mme Naville ce poème « à ma Codirecteur en 1924, de La Révolution le parti de l‘opposition de gauche en URSS.
très chère, à ma charmante amie Denise », surréaliste, Naville connut un Breton tout Breton jugeait alors inopportun de s‘aliéner
où l‘on lisait notamment : « S‘il fait beau juste issu du dadaïsme : « // avait déjà les communistes français. Il refusait par ail—
dans ton cœur il tonne sur tes reins (...) Va, grand air, bien que je ne sais quelle leurs de choisir entre Staline et Trotsky, per—
comète du rire où le néant t‘appelle,/ démarche aussi pouponne qu‘adolescente suadé qu‘il fallait sauver le surréalisme et
OQuvre tes jambes sur l‘éventail ou l‘om— y mélangeâût le charme avec une drôlerie ses révoltes de la politique et de ses
brelle. » Dès l‘année suivante, Pierre mi—figue mi—raisin. Il était voué au vert : consignes.
Naville (dans Asie, une ode à la même lunettes obscures, veston épinard, et cette Pierre Naville, imprudent et prosaïque
Denise) reprenait la plume là où Breton encre de praîirie qui tenait lieu de breuvage cadet aux yeux du mentor, aura droit à un
l‘avait laissée : « Et dans l‘écartement de magique. Beaucoup de réserve dans le chapelet d‘injures dans le « Second mani—
tes jambes reposées sur le sol brille la maintien, poussé quelquefois jusqu‘à l‘em— feste surréaliste » de l‘automne 1929 : « M.
démonialité qui te caractérise. » barras dans la tenue, ce qui l‘aidait à Naville, qui pratique avec ant, en vue du
Aujourd‘hui, Naville fait mine de se dé— assourdir les effets d‘un langage souvent résultat classique, la méthode de division
sintéresser quelque peu (sans doute pour prompt aux jugements sans réplique et aux des personnes, ne reculera, c‘est bien clair,
donner à croire qu‘il s‘en est remis) des injonctions comminatoires. » devant aucun moyen pour arriver à régen—
ter l‘opinion révolutionnaire. » Breton ajou—
tait : « /! y a déjà quelques mauvais jours
pour ce serpent boa de mauvaise mine eti
n‘est fort heureusement pas dit que des
dompteurs de la force de Trotsky et même
de Souvarine, ne finiront pas par mettre à la
raison l‘éminent reptile. » Rideau.
Pierre Naville, quelque dix ans plus tard,
savourera sa vengeance en obtenant, pour
Breton, qui avait enfin fait le bon choix, un
entretien avec « Le Vieux » Trotsky au
Mexique. Durant la guerre, Naville écou—
tera parfois Breton s‘exprimer, depuis New
York, à la radio (« Je ne trouvais pas sa
situation brillante »).
Les deux irréductiblement blessés se croi—
seront de loin en loin. La dernière fois, au
moment de la mort de Benjamin Péret,
dans un café des Halles : « Breton est
entouré de petits disciples qui commandent
des apéritifs riches. Lui, France—Soir sous le
bras, boit un verre de vin rouge. Il m‘assure
que nos querelles de jadis avaient été pure—
ment passionnelles, mais ne s‘excuse en
rien pour les diatribes fausses et ignobles
du Second manifeste. » Voilà comment
,. Naville Pierre en est venù à ne plus voir, en
% Breton André, qu‘une tranche de passé
$ décomposé e ANTOIÎNE PERRAUD
1924 : Séance de rêve éveillé. Au centre, André Breton et Pierre Naville. (1) Le Temps du surréel/(Galilée, 1977, 513 p.).

22 TÉLÉRAMA N° 2154 — 24 AVRIL 1991


PAR MATTA
CGEZn
En 1937, Matta est un jeune architecte de 26 ans. Breton voit ses dessins et le fait rentrer dans son
groupe. Matta était surréaliste et ne le savait pas. Souvenirs d‘une rencontre décisive.
omment mieux présenter à un marchand de tableaux. » Et c‘était envers quelqu‘un qui n‘exigeait pas cela...
Roberto Antonio Sebastian André Breton ! Il était gérant, à cette — Est—ce que vous parliez de la science,
Matta Echaurren, Basque du époque, d‘une petite galerie, la galerie qui vous a toujours fasciné, avec Breton ?
Chili 2 En disant qu‘il est l‘un Gradiva, rue de Seine. J‘ai beaucoup parlé — Non, c‘est d‘ailleurs en partie à cause
des plus grands peintres ce jour—là et Breton m‘a acheté quelques de cela que j‘ai été exclu en 1948 du
d‘aujourd‘hui, que tout le dessins. Je ne savais pas que le surréalisme groupe surréaliste, pour « intellectua—
monde l‘appelle Matta, et qu‘il faut aller le existait, c‘était un autre monde et l‘on me lisme ». Breton était bloqué là—dessus.
dénicher sur une colline de Tarquinia, disait : « Oui, tu es surréaliste ! » Comme sur la musique. Par manque d‘es—
ancienne cité des Etrusques à soixante kilo— — C‘est le début de votre amitié. Et en prit d‘abstraction. Pourtant, la. mathéma—
mètres de Rome. Là, dans la paix d‘un cou— 38, vous exposez à la galerie des Beaux— tique est un langage fascinant ! J‘avais
vent reconverti en atelier, Matta peint des Arts, dans le cadre de l‘Exposition inter— découvert, à Paris, au Palais de la Décou—
figures énigmatiques sur des toiles nationale du surréalisme. verte, les maquettes de la géométrie non
immenses comme des cartes géogra— — Oui, Breton a tout de suite écrit un euclidienne et cette révélation m‘avait
phiques. Il parle de sa rencontre avec texte sur mon travail dans la revue du Mino— enthousiasmé. L‘invisible nous entoure, l‘œil
André Breton, « ce chasseur qui tirait droit taure. ne voit pas, mais c‘est pourtant parfaite—
au cœur ». — En 1939, vous passez des vacances ment matériel. J‘imagine que j‘ai dû casser
— Quand rencontrez—vous Breton ? avec Breton... un peu la tête d‘André avec tout cela, loin
— En 1937. J‘étais un jeune architecte de — Gertrude Stein nous avait prêté pour du monde littéraire. Pourtant, je crois qu‘il a
vu tout de suite cette inquiétude qu‘il y avait
$à en moi. Voilà ce qui était beau en lui : il vous
éveillait à votre conscience. Il vous poussait
3 à toujours déterrer cette liberté en vous.
E4 — Et l‘art faisait partie de cet état
ô d‘éveil, chez lui ?
— Bien sûr, c‘était un passionné d‘art pri—
mitif, d‘ésotérisme, d‘objet populaire. Au
fond, je pense que le surréalisme constituait
Matta :
« Morphologie un monde clos. Franchi le seuil, chacun s‘at—
psychologique », tribuait un domaine. A l‘intérieur, il y avait
1939. Matta, à une distribution des rôles, l‘art, la poésie ou
cette époque, franchement la politique. Une fois ce seuil
visait à donner dépassé, on se trouvait seul et l‘exigence
une forme commençait à pousser. Ce que l‘on cher—
réelle, dans sa chait en vérité, c‘était une autre |ogique.
peinture, à des Non pas l‘irrationnel des rêves, que l‘on
réalités
psychiques : attache trop souvent au surréalisme, mais
l‘espoir, la vie, plus que cela : une logique neuve.
le désir. — Pourtant, malgré cette magie, cette
euphorie que vous apportez à un surréa—
vingt—six ans et je travaillais chez Le Corbu— l‘été une sorte de château à Chemillieu, lisme vieillissant, vous êtes exclu, après
sier. Mais, pour bien comprendre, il faut dans l‘Ain, situé sur un promontoire du votre retour de New York, par Breton...
que je vous parle de Federico Garcia Lorca Rhône. J‘étais avec Tanguy et sa femme — Oui, c‘est tellement triste, cette chose—
que j‘avais rencontré à Madrid, deux ans américaine, Gordon Onslow Ford, un là. Comment l‘intérêt général se transforme
auparavant... J‘étais devenu son ami, et il peintre anglais, et quelques amis. Breton, en hostilité particulière... On est pris par des
m‘a remis un livre accompagné d‘un petit sa femme et leur enfant, Aube, sont venus courants d‘air, tout est renvoyé dans le
mot d‘introduction en me disant : « Si tu nous rejoindre. Chacun occupait une pièce passé — comme quand quelqu‘un meurt.
dessines un jour, j‘ai un ami, à Paris, qui est en guise d‘atelier. On peignait. On discutait Vraiment ce sont des histoires sordides.
peintre, va donc le voir de ma part. » Entre beaucoup et l‘on se disputait pas mal aussi. — La conduite de Breton a un aspect
temps, la guerre d‘Espagne éclate, on Breton était très exigeant envers les gens terrible, non ?
assassine Federico et j‘en suis bouleversé. qu‘il choisissait... Je crois qu‘au—clelà de — On subit la mort, mais elle vaut par la
Peu à peu, comme je commence à dessi— l‘automatisme, sa vision du surr salisme résurrection. Au point de retrouver plus tard
ner, je vais donc rendre visite à cet ami de imposait que le groupe sorte de tous les l‘amitié d‘André Breton. Pour moi, c‘était
Lorca : c‘était Dalil Mais, moi, je ne clichés. Vous comprenez ? Ce qui l‘intéres—‘ très important : j‘étais libre, n‘est—ce pas.
connaissais pas Dali, il faut dire que je ne sait, c‘était la surprise. La sur—prise. C‘est—à— On sort et il faut refaire le réel... ®
connaissais rien à l‘art. Et Dali, regardant dire une prise sur le réel, sur le monde et sur Propos recueillis par
deux dessins, me dit : « Je vais te présenter les idées, plus loin. I! perdait tout intérêt LAURENT BOUDIER

Dossier réalisé par François Granon et Jean—Luc Douin avec Serge Ricco, Frédérique Chapuis et Muriel Amar.

Vous aimerez peut-être aussi