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L’Etat et les milieux d’affaires au Cameroun : autoritarisme, ajustement au


marché et démocratie

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Mathias Eric Owona Nguini


University of yaoundé II Cameroon and Paul Ango Ela Foundation
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L'ETAT ET LES MILIEUX D'AFFAIRES AU CAMEROUN :
AUTORITARISME, AJUSTEMENT AU MARCHE ET DEMOCRATIE
(1986 -1996)

Mathias Eric OWONA NGUINI

CEAN - IEP DE BORDEAUX ET GRAP.

Le Cameroun a connu d'importantes transformations politiques et économiques entre 1986 et 1996, ceci
d'autant plus que les bases du pouvoir ont été déstabilisées avec la rupture de la trajectoire de croissance
qui s'était dessinée entre 1975 et 1986. Les chocs conjoncturels extérieurs (fluctuation des cours mondiaux
du pétrole et des produits de rente agricole, baisse de la production pétrolière et instabilité du dollar
provocatrice de pertes de changes) intervenus entre 1986 et 1987 allaient provoquer une crise des finances
publiques et se convertir en retournements structurels compromettant la tendance de croissance de 1975 à
1986 (avec une moyenne annuelle de 6 à 7 % en termes réels). Ces chocs économiques de 1986-1987
intervenaient après les chocs politiques de 1982-1984 liés à la crise de succession présidentielle dont les
deux protagonistes centraux furent MM. Ahidjo (chef de l'Etat sortant et démissionnaire) et Biya (chef de
l'Etat entrant).

C'est la crise économique de 1986-1987 qui ébranla la formule patrimoniale de "régulation politique"
s'appuyant sur un "complexe politico-économique" dominé par l'Etat 1. Le "rôle moteur de l'intervention
2
publique" allait être remis en cause avec la récession . C'est dans ce contexte qu'allaient s'opérer la
formulation et la mise en oeuvre des politiques d'ajustement entre juillet 1987 et novembre 1989. Les
milieux d'affaires nationaux et étrangers évoluant dans l'économie camerounaise allaient être concernés au
premier plan par le couplage entre processus de réforme politique (orienté vers une transition
démocratique) et dynamique de réforme économique (visant à une réorganisation compétitive de
l'économie par le marché) qui s'est développée entre 1987 et 1996.

C'est dans ce cadre qu'il convient de saisir l'évolution du tissu entrepreneurial au Cameroun ou l'émergence
et le maintien d'opérateurs nationaux ou étrangers comme des agents s'efforçant de tirer parti de
l'environnement socio-économique et socio-politique pour rechercher des profits et occuper une position de
monopole en exploitant des innovations ou des rentes. L'examen des relations entre l'Etat et les milieux
d'affaires nationaux ou étrangers va privilégier une approche institutionnelle afin de comprendre les
modifications de l'orientation et de l'organisation des talents entrepreneuriaux dans un contexte de passage
3
du "capitalisme politique" à "l'Etat minimum" .

Le train de réformes politiques et économiques mis en oeuvre et qui a permis l'ajustement à la "démocratie
4
de marché" devait permettre de renforcer ou de relancer l'esprit d'entreprise au Cameroun. Il convient
5
d'examiner comment la gestion politique des affaires et des entreprises a évolué . Il importe d'abord de
rendre compte des affaires au temps de l'import-substitution (I). Par la suite, il convient d'étudier la
recomposition du tissu entrepreneurial dans le contexte d'ajustement politique et économique (II).

I - L'ENTREPRISE ET LES AFFAIRES AU TEMPS DE L'IMPORT - SUBSTITUTION

Les systèmes de définition institutionnelle de l'entreprise et des affaires mis en place dans un contexte de
valorisation étatique de la substitution des importations ont canalisé les choix d'allocation en maintenant
6
des activités productives a côté d'activités de "recherche de rentes" . La formation d'un tissu
entrepreneurial s'est amorcée, quoique celui-ci soit resté d'un dynamisme limité et inégal (selon les acteurs
et les secteurs) en raison des contraintes d'une économie de rente (A). L'histoire des rapports entre Etat et
milieux d'affaires a été caractérisée par des logiques politiques conservatrices dans les alliances qui se sont
constituées dans un esprit de capitalisme patrimonial (B).

A - Le dynamisme limité et inégal du tissu entrepreneurial dans Une économie de rente

Les acteurs du pouvoir ont essayé de construire un cadre de contrôle de l'offre entrepreneuriale et de la
gamme des activités d'affaires en essayant d'intervenir dans l'organisation des domaines rentables et
profitables entre différents opérateurs nationaux ou étrangers dans un contexte de croissance de l'économie.
L'optique prépondérante des décisions d'orientation des ressources entrepreneuriales a été marquée par la
valorisation des activités à faible risque et la canalisation des entreprises innovantes (1). L'attention
accordée aux stratégies de substitution des importations a correspondu à une exploration limitée d'une
promotion des exportations fondée sur une intensification de la compétitivité (2).

1. L'orientation dominante vers les entreprises à faible risque et la canalisation récurrente des
activités innovantes

Les décisions publiques de régulation de l’offre entrepreneuriale ont été marquées par un environnement
politico-économique peu favorable à la prise élevée de risques dans les activités productives centrées
autour de l’industrie manufacturière par des opérateurs privés nationaux. Les référentiels du " libéralisme
planifié " (sous la présidence de M. Ahidjo) et du " libéralisme communautaire " (sous celle de M. Biya)
ont contribué à orienter les politiques publiques de gestion de l’entrepreneuriat vers une ouverture limitée
7
aux capitaux privés nationaux dans le développement des activités industrielles manufacturières . En effet,
ces capitaux privés " s’investissent en majorité dans le secteur tertiaire (commerce, transport,
8
immobilier ) " .
Les opérateurs privés nationaux ne disposaient pas de moyens importants d'investissement pour s'engager
dans des activités productives dotées d'un risque élevé et faiblement caractérisées par un retour rapide du
capital et une rentabilité immédiate. Et en dépit de la dynamique de croissance entre 1977 et 1981 de 13%
en termes réels, les capitaux étrangers représentaient 28,6 milliards de francs CFA des 59 milliards du
capital social total des 100 plus grandes entreprises au Cameroun (soit 48%) alors que les intérêts privés
camerounais ne représentaient que 8% de ces investissements de 1980 (soit près de 4,8 milliards de francs
9
CFA), essentiellement concentrés dans les brasseries et le tabac .

En 1984, sur un échantillon de 409 sociétés, ce capital social cumulé de provenance étrangère s'élevait à
129,7 milliards de francs CFA (317 millions de francs CFA par société) soit 39% du capital de ces sociétés
avec un taux de contrôle des capitaux étrangers de 64% et une participation majoritaire dans plus de 60%
10
des sociétés, de ces capitaux étrangers .

Les opérateurs privés nationaux continuaient à être dominés dans les filières industrielles et les services par
des intérêts étrangers. Les intérêts étrangers bénéficiaient d'une forte implantation dans l'agro-alimentaire,
les métaux, le commerce général, les établissements financiers,les transports, le bois et le papier. La
pénétration étrangère en valeur relative était particulièrement forte dans le secteur du bâtiment et travaux
publics, le commerce général et l'industrie des métaux. C'est surtout à travers l'Etat qu’allait s'opérer la
participation camerounaise dans le capital des sociétés, surtout à travers la Société Nationale des
Investissements (SNI). Cette importance des capitaux d'origine publique rendait compte de l'efficience
limitée des dispositifs d'incitation à la formation où à la consolidation d'un entrepreneuriat local. L'Etat
allait pourtant, après la mise en place du CAPME (Centre d'Assistance aux Petites et Moyennes
Entreprises) en 1970 et du FOGAPE (Fonds d'Aide et de Garantie de crédit aux Petites et Moyennes
Entreprises) en 1975, procéder à une réforme de ce dernier organisme en 1984. C'est qu'en effet, le
financement des entrepreneurs par le FOGAPE s'avérait peu efficace (3,66 milliards de francs CFA pour
11
138 industriels en 1975 et 1984) . Si l'accès des entreprises privées camerounaises allait être facilité par
l'Etat à travers la réforme bancaire de 1973, l'orientation des crédits montrait que le financement à court
terme était privilégié dans un souci de minimisation des risques. Les banques commerciales préfèrèrent
accorder des crédits à des opérations de ce type pourtant caractérisées par des effets multiplicateurs limités
sur l'économie. La répartition par terme des concours des banques commerciales à l'économie a toujours
été dominée par le court terme (74,45 % en 1983 et 76,77 % en 1986) par rapport au moyen terme (24,42
12
% en 1983 et 23,15 % en 1986) ou au long terme (1,13 % en 1983 et 0,08 % en 1986) .

Les entreprises innovantes susceptibles d'introduire de nouveaux produits et procédés de fabrication ou de


nouvelles formes d'organisation du travail requièrent une importante immobilisation du capital difficultée
au Cameroun par la configuration restrictive du marché des capitaux. Le financement bancaire des activités
productives, surtout celui des projets risqués à haute ou moyenne intensité de capital, était peu prisé. Les
entrepreneurs et hommes d'affaires locaux étaient moins bien placés que les opérateurs étrangers contrôlant
des petites et moyennes entreprises au Cameroun et souvent engagés dans des activités industrielles pour
fournir des garanties permettant d'accéder au crédit bancaire. L'accumulation du capital à moyenne à large
échelle s'opérait dans ces conditions institutionnelles où les activités industrielles apparaissaient peu
13
profitables et où les marchés étaient limitée par des contraintes de "répression financière" .

Le nouveau Code des investissements de juillet 1984 s'efforça de créer un contexte plus favorable à la
mobilisation du capital pour le développement des petites et moyennes entreprises (PME) nationales. C'est
qu'en effet, le cadre institutionnel d'incitation à la production industrielle avait favorisé les grandes
entreprises souvent placées sous contrôle étranger au détriment des PME largement détenues par des
opérateurs locaux. Le Code des investissements de 1984 a ainsi organisé un régime spécifique pour les
PME avec des avantages de longue durée (application d'un taux réduit de 5 % des droits et taxes à
l'importation des équipements industriels, application d'une exonération des droits et taxes des équipements
industriels locaux) ou de durée moyenne (exonérations de la taxe sur la distribution du crédit, de l'impôt sur
les sociétés, des droits d'enregistrement). En dépit des mesures d'encouragement à la création ou à la
consolidation des PME-PMI (petites et moyennes entreprises ou industries), le financement des petites
unités industrielles locales s'est alors effectué en partie en dehors du système bancaire à travers les circuits
14
émergents de "développement décentralisé" comme les tontines .

Les activités liées au secteur manufacturier exigeaient que les entreprises qui y étaient engagées pussent
compléter leur accès au crédit dans les banques locales par des ressources d'autofinancement et une
mobilisation adéquate de soutiens.

C'est pourquoi l'industrie au Cameroun allait être marquée par une accentuation de l'intervention de l'Etat et
le recul progressif des entreprises étrangères impliquées dans cette activité productive. Le volume global
des capitaux étrangers est passé de 67% en 1973 à 39% en 1984. La consolidation limitée des petites et
moyennes entreprises a montré la faiblesse du "foisonnement industriel" comme processus
15
d'"industrialisation diffuse" . Les orientations publiques de modélisation des ressources entrepreneuriales
ont mis en évidence une attention privilégiée pour des projets d'industrialisation par substitution des
importations à haute intensité de capital.

2. La valorisation rentière des stratégies d'import-substitution et l'exploration limitée des choix de


promotion compétititive des exportations

Dans la phase d'expansion de 1975 à 1986, les orientations publiques en matière d'entrepreneuriat ont
privilégié une organisation des activités et des affaires tournée vers des stratégies de substitution des
importations. L'Etat allait largement prendre en charge le processus de recentrage de l'industrialisation
autour de l'import-substitution. En procédant ainsi, les acteurs du Gouvernement Camerounais entendaient
opérer un développement industriel par le haut qui donna lieu à des "imprudences" et des "incohérences"
dans les "tentatives de construction d'un secteur moderne" avec des projets ambitieux comme la SOCAME
(Société camerounaise d'engrais), SODEBLE (Société de développement du blé) ou CELLUCAM
16
(Celluloses du Cameroun) . L'évolution des recettes pétrolières de l'Etat entre 1978 et 1981 a favorisé les
dépenses d'investissement non seulement pour l'exploitation ou la transformation des ressources pétrolières
mais aussi pour l'éxécution des grands projets d'entreprises publiques et parapubliques industrielles. Cette
évolution allait favoriser la progression de l'industrie entre 1979-80 et 1984-85, de 26,5%. Les grands
projets d'import-substitution liés aux entreprises au secteur public et parapublic ont pu bénéficier de l'appui
17
de l'Etat et du système bancaire, se voyant affecter 40 milliards de francs CFA . Les complexes
18
industriels et agro-industriels qui furent mis en place devaient induire des "linkage effects" . Les recettes
d'exportation et l'expansion pétrolière ont permis à l'industrie de transformation camerounaise de s'installer
dans une phase de haute conjoncture, avec une importante canalisation des revenus de l'or noir vers des
investissements industriels d'une grande intensité en capital, comme ceux de la CELLUCAM (60 millions
19
de francs CFA par emploi) ou de la SOCAME (80 millions de francs CFA par emploi) . La politique de
lancement de ces complexes industriels et agro-industriels a requis des investissements très lourds en raison
de la mobilisation coûteuse de technologies à forte intensité capitalistique. Les coûts d'investissement des
projets d'industrialisation par substitution des importations furent largement supportés par l'Etat alors que
les entreprises étrangères (essentiellement des multinationales ont très souvent refusé d'assumer
directement les risques financiers et commerciaux liés au lancement des grands complexes industriels).

Un mouvement d'expansion industrielle allait s'opérer entre 1979-80 et 1984-85 (contribuant pour 406
milliards de francs CFA au produit intérieur brut en valeur courante, l'industrie allait passer à 1317
milliards sur 3839 milliards de francs CFA de PIB en prix courants (34,30%). L'Etat tout autant que les
opérateurs privés étrangers importants, a joué un rôle important dans le développement amorcé du tissu
industriel, intervenant pour près de 40% dans la formation de la valeur ajoutée du secteur industriel. Le
développement de l'entrepreneuriat industriel s'effectuait dans un contexte de croissance qui a favorisé la
hausse du taux d'investissement qui passera de 21% en 1979-1980 à 24,7% en 1986-1987. L'Etat joua donc
un rôle important dans l'association d'opérateurs privés camerounais aux "joint-ventures (entreprises
conjointes)" à travers lesquelles les pouvoirs publics organisèrent avec le concours des entreprises
multinationales, les combinaisons de capital devant permettre de mener ce processus d'industrialisation par
substitution des importations qui incorporait des entrepreneurs autochtones. Le développement des
stratégies d'industrialisation par substitution des exportations allait correspondre à des opérations coûteuses
comme le montrent les cas de la Cameroon Sugar Company (23,7 milliards de francs CFA et 3126
emplois) ou de la Société Nationale de raffinerie (66 milliards de francs CFA et 302 emplois).

Ces investissements coûteux étaient censés permettre une capitalisation productive à partir de complexes
20
présentés comme des "pôles de croissance" . Le IVème plan de développement (1975-1981) avait été
caractérisé par un investissement public fortement axé vers les grandes entreprises industrielles comme la
CELLUCAM ou la SOCAME.

L'Etat allait se constituer une puissance entrepreneuriale à travers la Société Nationale d'Investissement
(SNI), véritable holding financier qui a joué un rôle cardinal dans la gestion des prises de participation et
des prêts aux entreprises. En juin 1984, la SNI gérait un portefeuille de 40 milliards 485 millions de francs
CFA. Cette structure financière a été l'un des cadres d'extension de l'intervention étatique, cette agence
jouant un rôle-clé dans le financement des activités de production. En juin 1985, le portefeuille prêts et
prises de participation de la SNI s'élevait à 52,6 milliards de francs CFA avant provisions pour
dépréciation. La SNI disposait alors d'un portefeuille de 80 sociétés avec 37 milliards de francs CFA de
participation et 15,5 milliards de prêts. La SNI joua donc un rôle essentiel dans le financement (national)
du développement, constituant un des organismes privilégiés de soutien de l'Etat.

Les entreprises étatiques et para-étatiques engagées dans l'import-substitution étaient souvent placées en
position de monopoles ou de quasi monopoles et évoluaient dans un marché intérieur où elles pouvaient
bénéficier d'instruments de protection. Le cadre d'incitation institutionnel faisait effectivement appel à des
mesures de protection contre les importations avec divers droits d'importation établis dans le cadre du tarif
extérieur commun de l'UDEAC, des licences d'importation et des mesures non tarifaires comme le
contingentement ou des incitations liées au Code des investissements. Le financement bancaire favorisa les
industries caractérisées par une faible création de valeur ajoutée (pétrole,bois,textile,alimentation et travaux
publics) 21 . La plupart de ces industries restait néanmoins dominée par le secteur pétrolier qui en 1985-
1986 a contribué pour près de 439 milliards de francs CFA au PIB en prix courants alors que l'industrie de
transformation a produit une valeur ajoutée de 537 milliards de francs CFA sur les 1373 milliards
représentant la contribution totale de l'industrie au PIB en prix courants. La compétitivité de l'industrie
camerounaise restait limitée comme cela pouvait se percevoir dans le potentiel d'exportation étriqué de
l'industrie manufacturière où seule l'exportation de l'aluminium et de ses sous-produits disposait d'un
dynamisme d'ailleurs fort relatif (2,2% des exportations totales en 1981-82 et près de 6,9% en 1984-85).
L'on peut noter l'absence d'une stratégie d'expansion et de diversification des branches industrielles
tournées vers l'exportation. Le développement des affaires et de l'entreprise au temps de l'import-
substitution a été caractérisé par la position dominante de l'Etat et des grandes ou moyennes entreprises
étrangères par rapport au secteur privé national disposant d'une faible expérience industrielle et étant
fortement orienté vers les activités spéculatives. La progression des activités industrielles basées sur des
configurations de haute compétitivité et de haute productivité restait bloquée dans un système bancaire qui
a privilégié les activités dotées des rendements les plus élevés et de la plus faible durée d'immobilisation
comme le commerce général ou la construction immobilière. La prédilection pour le financement à court
terme qui renvoie à la précarité et à la fragilité des processus de maturation des dépôts courts en crédits
longs n'a pas favorisé les petites et moyennes entreprises ni les secteurs d'entreprise tournés vers
l'exportation et n'a pas été modifiée par l'arrivée des banques d'affaires américaines comme la Boston Bank,
la Chase Manhattan Bank attirées par la rente pétrolière. Le secteur productif industriel restait confronté du
fait de sa dépendance technologique à des problèmes de compétitivité, celle-ci étant affectée par la
progression rapide des produits bruts et demi finis passant de 19,3% des importations d'équipement et biens
industriels en 1979/80 à 20,6% en 1980/81 pour atteindre 28,6% en 1983/84 et représentant près de 75%
des coûts unitaires de production 22.

La valorisation de l'entreprise et des affaires au temps de l'import-substitution restait entravée par des
obstacles institutionnels au développement des marchés. C'est pourquoi les différents opérateurs étaient
engagés dans une activité de "recherche de rentes" pour réduire les coûts de transaction sur les marchés.
C'est aussi pourquoi il convient de rendre compte des alliances politiques opérées par les acteurs du monde
des affaires dans un contexte institutionnel de canalisation et de stérilisation du dynamisme entrepreneurial.

B - Les logiques conservatrices des alliances politiques des réseaux d'affaires dans un capitalisme
patrimonial

Les différents opérateurs engagés dans des réseaux d'affaires et des milieux d'entreprises devaient se
constituer un capital de relations politiques afin de pouvoir mener leurs activités dans une économie
fortement caractérisée par le poids de l'Etat. La construction des alliances entre les entreprises et les
hommes d'affaires nationaux ou étrangers donne lieu à des négociations et des transactions importantes sur
les gains d'activité qui mettent en évidence le rôle-clé du pouvoir d'arbitrage dans l'allocation des valeurs
entrepreneuriales (1). La mise en oeuvre des ressources d'arbitrage montre comment le patronage peut
intervenir comme ressource d'échange et source de rente importante dans un marché imparfait (2).

1. Le rôle-clé du pouvoir politique d'arbitrage des alliances d'affaire dans la détermination des gains
d'activité

L'Etat au Cameroun joue un rôle très important dans la constitution des alliances politiques permettant à
des réseaux d'affaire de s'insérer dans des actes d'échange et de production. Dans cette perspective, les
acteurs de la bureaucratie étatique utilisaient parfois leur pouvoir de définition de la structure des "droits de
propriété" 23 afin de définir les conditions d'accès des entrepreneurs étrangers ou nationaux aux "ressources
d'allocation" 24 leur permettant d'émerger ou de consolider leur position. C'est dans cette optique que les
pouvoirs publics ont agi pour orienter et définir les alliances politiques et économiques devant prévaloir
dans la filière pétrolière. L'économie pétrolière fut ainsi organisée comme un oligopole défini autour
25
d'entreprises multinationales comme ELF-AQUITAINE,SHELL- PECTEN,MOBIL-OIL et CFP . Les
dirigeants de l'Etat camerounais mirent en place avec la création de la Société Nationale des Hydrocarbures
(SNH) en 1980, un dispositif devant assurer pour le compte de l'Etat, la prospection et l'exploitation des
gisements de pétrole.Les dirigeants camerounais usèrent simultanément des instruments de "politique
règlementaire" et de "politique distributive" en mettant en place le Code des Hydrocarbures, une législation
rigide organisant le partage de la production pétrolière à propos duquel l'Etat s'est assuré de 60 à 70% des
ressources tirées de l'extraction de pétrole brut 26 . C'est toujours en jouant sur les pouvoirs d'arbitrage que
l'Etat a imposé des règles lui permettant de disposer de parts dans les grandes entreprises pétrolières. Le
cadre d'incitation mis en place dans le secteur pétrolier s'est fondé sur des décisions politiques y favorisant
par des mesures financières et fiscales, les grandes entreprises étrangères et insérant celles-ci dans
l'organisation des gains d'activité. Les réseaux dirigeants allaient s'efforcer de faire de la SNH, un véritable
holding supervisant les transactions financières et commerciales liées aux ressources pétrolières sous le
contrôle de la Présidence à travers le secrétaire général de celle-ci, qui est président du Conseil
d'administration de la SNH. Il s'agissait pour les dirigeants du Gouvernement de contrôler des ressources
d'accumulation qui auraient rapporté à l'Etat 500 milliards de francs CFA en moyenne annuelle entre 1980
27
et 1986 : et de canaliser l'activité des entreprises multinationales insérées dans le complexe politico-
pétrolier, à travers les impôts sur les bénéfices et les redevances payés à l'Etat par ces compagnies
pétrolières.

Dans le contexte d'expansion économique marqué par les stratégies d'import-substitution, les acteurs de
l'Etat ont utilisé leur pouvoir d'arbitrage politique dans la configuration des alliances constituées pour les
montages des entreprises para-étatiques. Les opérateurs nationaux "associés au projet de société du
pouvoir politique" comme MM.Joseph Kadji Defosso, Hassan Tanko et Daniel Nanga Awah ont été
respectivement insérés dans les noyaux (durs) d'actionnaires de certaines "joint ventures" comme la
CAMSUCO (Cameroon Sugar Company), la Société Camerounaise de Sacheries (SCS) ou la Société des
Tanneries et Peausseries du Cameroun (STPC) aux côtés d'entreprises multinationales comme le groupe
Grands Moulins de Paris (GMP), Hobum Africa ou les Tanneries Paul Vaillant 28. L'intervention arbitrale
de la bureaucratie gouvernementale en vue de la modification des gains d'activité s'est également effectuée
à travers la réforme bancaire de 1973 qui allait imposer une règlementation requérant la participation
étatique au capital de tous les établissements à un niveau minimum de 35%. Les acteurs du pouvoir
entendaient utiliser leur pouvoir de contrôle de "chances financières" et de "chances monétaires" comme
un "des principaux monopoles de l'Etat" afin de conforter l'insertion de certains opérateurs privés
nationaux dans les montages industriels 29 . L'accès d'entrepreneurs nationaux aux "monopoles du capital"
dominés par les grandes entreprises étrangères a néanmoins conduit à privilégier des activités spéculatives
30
. Le système bancaire dut s'adapter aux effets de la recommandation faite par le comité monétaire
national aux banques en 1973 et les appelant à accorder au moins 20% de crédits aux entreprises à capitaux
et dirigeants camerounais.

Les acteurs de l'Etat s'efforcèrent de modifier les gains d'activité et l'allocation des ressources
entrepreneuriales par des mesures d'incitation devant déboucher sur l'émergence ou la consolidation des
petites et moyennes entreprises. Le Code des investissements marquera sa reconnaissance du rôle des PME.
Le régime des PME sera privilégié dans le Code des investissements de 1984 avec un cadre politico-
juridique dénommé "régime C" . L'agrément au régime des PME supposait que les entreprises envisageant
de bénéficier de ce régime fussent des firmes avec 65% au moins du capital social appartenant aux
investisseurs nationaux, avec des coûts de création d'emplois relativement modernes et un niveau
d'investissement inférieur à 500 millions de francs CFA. Ces mesures institutionnelles d'incitation visaient
à accompagner et à stimuler le développement des affaires à travers les PME. Le traitement des dossiers
d'agrément au régime des PME fit même l'objet de mesures administratives de décentralisation. La
formulation émergente d'une politique gouvernementale des PME entendait inscrire son action dans une
orientation correspondant à un "capitalisme materné" 31 .

Les pouvoirs d'arbitrage politique en privilégiant les PME dans le Code des investissements (révisé) de
1984 permirent la formulation d'une optique qui élargissait le champ des manoeuvres d'affaires au-delà de
l'espace occupé par les grandes entreprises étrangères ou nationales, ce qui permettait de tempérer un
processus d'industrialisation par substitution des importations à travers des complexes qui ont absorbé une
part significative des ressources financières fournies par la rente pétrolière. La rente pétrolière avec sa
diffusion dans l'économie, en dépit de la gestion conservatrice de ses ressources financières à travers la
technique du compte hors budget, allait contribuer au processus d'accumulation de la classe
entrepreneuriale émergente et soutenir la demande globale. Les ressources du CHB ont financé près de
50% des dépenses publiques en capital jusqu'en 1986. Dans cette optique, on peut penser que les pouvoirs
publics n'ont pas seulement privilégié les PME dans le Code des investissements de 1984 mais entendaient
aussi prendre en compte certaines recommandations du Conseil économique et social. Convoqué en
septembre 1983 par le Président Biya, le Conseil économique et social a fait paraître des recommandations
appelant l'Etat à opérer des arbitrages au profit des petites et moyennes entreprises jusque-là pénalisées
pour favoriser leurs gains d'activité productives : "Les banques pratiquent une discrimination dans l'octroi
de crédit aux entreprises de production agricole, aux petites et moyennes entreprises, préférant financer la
commercialisation des produits d'exportation" 32 .

Les pouvoirs politiques d'arbitrage avaient une importance considérable dans une économie où la dépense
publique d'investissement joua un rôle central pour stimuler la demande et produisit des effets d'externalité
positive au bénéfice des entreprises nationales ou étrangères. C'est pourquoi les différents opérateurs
s'efforcèrent d'avoir accès aux lieux de décision publique pour y tisser des alliances (formelles ou
informelles); et que les agents de la bureaucratie étatique tirèrent profit de cette situation pour construire
des relations d'échanges politiques avec les milieux d'affaires.

2. Les ressources politiques du parrainage des réseaux d'affaires : instruments d'échanges


réciproques et sources de rente

La bureaucratie étatique profita de la trajectoire de croissance de 1975-1986 pour renforcer ses moyens de
patronage et de parrainage politiques des affaires en usant des ressources d'accumulation apportées par la
rente agricole et pétrolière afin de définir les conditions institutionnelles de fonctionnement des activités
productives ou distributives des petites, moyennes et grandes entreprises. Ces pratiques de patronage
avaient déjà été utilisées dans les années soixante pour construire des liens d'échange politique : "M.
Ahidjo, son ministre Victor Kanga et l'administration ont facilité pour des raisons politiques, la
progression économique des commerçants Bamiléké en fermant les yeux sur de nombreuses irrégularités
commerciales,fiscales et douanières" 33 . Par la suite, entre 1975 et 1982, des stratégies de reéquilibrage
furent opérées dans les réseaux d'affaires nationaux (émergents) au profit d'opérateurs Foulbés et Haoussa.
Dans ce contexte de marchandisation imparfaite et incomplète, l'ordre dirigeant a facilité "le
développement des activités des Aladjis du Nord dans le commerce des denrées alimentaires (riz,farine de
blé,sucre) tandis que les Bamiléké se concentrent sur le commerce des autres produits" 34 . Ces logiques
de soutien (formel ou informel) des oligopoles privés (comme celui du riz) ne se sont pas seulement
appuyées sur des autorisations d'importations et sur l'octroi de facilités de crédit mais aussi sur la
complaisance et la tolérance de fraudes fiscales et douanières 35 . Certains des opérateurs privés nationaux
disposant de licences d'importation du riz - alors qu'il existait des sociétés nationales de production comme
la SEMRY (Société d'expansion et de modernisation du riz à Yagoua) - n'ont pas respecté leurs quotas en
les achetant sans en prendre livraison et en continuant à importer du riz d'Inde et du Pakistan. Les
entrepreneurs camerounais ne furent pas les seuls à bénéficier du patronage politique pour leurs activités et
leurs affaires.

Les grandes entreprises étrangères furent impliquées dans des ententes et des alliances politiques leur
permettant d'avoir un accès privilégié à des opportunités d'affaires. C'est ainsi que le secteur du bâtiment et
des travaux publics était dominé par un oligopole constitué de grandes entreprises étrangères - dont de
nombreuses filiales de sociétés multinationales - qui ont bénéficié d'un "régime d'oligopole de fait,
permissif de phénomènes d'ententes et de partage cartellisé du marché" 36 . Des entreprises comme
Dragages, (une filiale du groupe Bouygues). Les Grands Travaux de Marseille, Razel,SATOM ou la
COGEFAR ont pu mobiliser au sein des cercles publics de décision, des ressources de patronage leur
permettant de tirer profit de la croissance de la dépense publique d'investissement dans les grands travaux
d'infrastructures. Ces entreprises étaient insérées dans "la logique d'action collusive" dominant le secteur
du BTP 37 .

Le développement des affaires et de l'entreprise au Cameroun s'effectuait dans un contexte où les


transactions effectuées sur les marchés appelaient des stratégies réciproques entre acteurs du pouvoir et
opérateurs économiques étrangers ou nationaux. La construction d'affinités ou de loyautés politiques ne
concernait pas seulement les opérateurs nationaux mais aussi les entrepreneurs et hommes d'affaires ou les
sociétés étrangères. C'est ainsi que le président du groupe français les Grands Moulins de Paris-SOMDIAA
qui allait être associé aux projets de la CAMSUCO et de la SODEBLE, disposait de bonne relations avec le
Président Ahidjo.

Toutefois, la visibilité de ces transactions était beaucoup plus accentuée lorsqu'elles concernaient les
patrons camerounais présents dans des instances comme le Conseil économique et social, le Comité central
de l'UNC (Union nationale camerounaise, le parti unique) ou la Chambre de Commerce, d'Industrie et des
Mines. C'est cette configuration des réseaux d'accumulation qui allait être déstabilisée par les luttes
politiques et économiques liées à la crise de succession présidentielle de 1982-1984. Le conflit de la
succession présidentielle - dont M. Ahidjo et Biya étaient les protagonistes principaux - s'organisa autour
d'un enjeu qui "ne résidait pas seulement en une bonne démocratisation où une mauvaise perpétuation du
passé mais aussi en la répartition des fruits de l'accumulation dont on sait qu'en Afrique, elle est
indissociable du contrôle du pouvoir" 38 . Le discours politique axé sur les thèmes de la "rigueur" et de la
"moralisation" par le Président Biya et ses associés constitua un registre de politique symbolique
susceptible de provoquer la méfiance ou la défiance de certains opérateurs nationaux ou étrangers qui
avaient tiré parti de leur accès à l'Etat pour préserver leurs activités productives. M. Biya, par l'entremise de
son ministre des Finances. M. Etienne Ntsama fit fermer les entrepôts fictifs du port de Douala.

Des opérations de contrôle douanier furent également menées en 1983-84 pour résorber les usages abusifs
de la procédure des "admissions temporaires", opérations qui suscitèrent des problèmes dans l'organisation
des filières de distribution 39 . Les mesures de recouvrement des créances bancaires consenties aux hommes
d'affaires du Nord furent approuvées par les acteurs de la Chambre de Commerce, d'Industrie et des Mines
alors dirigée par l'homme d'affaires Joseph Noucti Tchokwago en août 1983. Les réseaux d'affaires
Bamiléké très influents à la Chambre de Commerce se ravisèrent une fois que cette politique de contrôle
commercial et financier les concernât tout autant que les entrepreneurs Foulbé-Haoussa.

Au cours du conflit de succession présidentielle de 1982-1984, les groupes d'intérêts liés aux réseaux
d'affaires allaient s'affronter à propos du contrôle "d'activités directement improductives de recherche du
profit" qui étaient des "activités improductives consommatrices de ressources comme le non-paiement des
droits ou le lobbying en voie d'obtenir les licences d'importation et d'investissement lucratives" 40. Et c'est
dans le cadre de ces affrontements autour de la protection des rentes de situation commerciale qu'il
convient de situer le développement des spéculations et de pénuries sur les produits de première nécessité
dont le commerce était destiné par des opérateurs du Nord (Foulbés-Haoussa) et de l'Ouest (Bamiléké).
C'est pourquoi certains opérateurs Bamiléké furent suspectés de collusion avec des réseaux Foulbé-
Haoussa au point que M. André Sohaing (un homme d'affaires Bamiléké) fut arrêté et interrogé pendant un
temps, lors des enquêtes ayant suivi la tentative manquée du coup d'Etat d'avril 1984 contre le régime du
Président Biya. Dans ce contexte de crise politique, les mesures de contingentement des transferts de fonds
et des retraits bancaires adoptées en avril 1984 pour éviter l'évasion des capitaux par le ministre des
Finances Etienne Ntsama, suscitèrent une vive polémique au sein des milieux d'affaires à tel point qu'elles
furent rapidement rapportées. Ces tensions politico-financières exprimaient au sein des milieux d'affaires
camerounais la peur de perdre des soutiens politiques après le départ de M. Ahidjo de la Présidence de la
République au profit de M. Biya, la peur de ne plus pouvoir tirer parti des ressources du "straddling" 41 .
L'arrestation de M. Blaise Pascal Talla - un homme d'affaires Bamiléké, un temps suspecté de complot en
novembre 1984 - semble avoir précipité l'initiative des entrepreneurs de l'Ouest conduits par M. Joseph
Kadji Defosso de solliciter une audience auprès de M. Paul Biya, lors de la visite officielle du Président à
Douala en décembre 1984. M. Talla fut relâché en janvier 1985 sur ordre du Président Biya.

Le Président Biya, entreprit lors du 4ème congrès ordinaire de l'UNC à Bamenda en mars 1985 - au cours
duquel le parti unique allait se transformer en RDPC (Rassemblement Démocratique du Peuple
Camerounais) - de faire entrer des hommes d'affaires au Comité central comme MM. Samuel Kondo,Pierre
Tchanqué , Joseph Sack et James Onobiono. En cooptant ces entrepreneurs (industriels), il s'agissait dans la
stratégie autoritaire de libéralisation de M. Biya de faire croire que le "régime d'une teneur fortement
bureaucratique s'ouvrait à une représentation des milieux d'affaires nationaux" 42 .

Des hommes d'affaires avaient déjà été présents dans le Comité central du parti unique à l'instar de
MM.Claude Djuimo et André Sohaing entre 1975 et 1985 ou de M.Jean-Bernard Ndongo Essomba qui y
accéda en mai 1984. Après les tensions de 1983-1984, le Président Biya utilisa les bons offices de M.Jean
Nkuete (Secrétaire général adjoint de la Présidence) et Joseph Fofé (ministre du Travail et de la Prévoyance
Sociale) pour maintenir le contact avec les réseaux d'affaires Bamiléké entre 1985 et 1986.

Les rapports entre l'Etat et les entrepreneurs allaient être redéfinis avec la déstabilisation des formules
d'import-substitution. L'entreprise et les affaires allaient désormais pâtir de la montée en régime d'une crise
des finances publiques et de l'économie de rente. La logique de l'ajustement politique et économique qui
allait s'imposer, entendait modifier les règles des rapports entre l'Etat et les réseaux d'affaires en remettant
en question les normes d'un capitalisme orienté politiquement.

II - LA RECOMPOSITION DES MILIEUX D'AFFAIRES A L'HEURE DE L'AJUSTEMENT


ECONOMIQUE ET POLITIQUE

Le développement des affaires et de l'entreprise au Cameroun pâtira de la crise de l'économie de rente dans
laquelle s'étaient déployées les stratégies de substitution des importations dès lors soumises à des tensions
qui se sont amplifiées à partir de 1986-1987 et ont déstabilisé les bases politiques et économiques de "l'Etat
patrimonialisé" 43 . La dynamique d'ajustement structurel formellement orientée vers la libéralisation a dû
faire face à des incertitudes qui ont rendu problématique la construction d'un entrepreneuriat vertueux (A).
Les alliances politiques des réseaux d'affaires à l'heure de la démocratisation passive restaient marquées par
la recherche de parrainages et révélaient la persistance d'un marché (fort) imparfait (B).

A. La construction problématique d'un entrepreneuriat vertueux par un ajustement incertain au marché

La mise en oeuvre d'un mouvement d'ajustement réel supposé déboucher sur une stabilisation et une
restructuration de l'économie ne semble pas avoir abouti à une redynamisation des affaires et des
entreprises. On examinera d'abord comment la conduite de l'ajustement réel n'a pas débouché sur une
libéralisation efficace susceptible de stimuler le développement des affaires (1). La formulation et
l'exécution d'un ajustement monétaire ne semblent pas avoir résorbé la dynamique de contraction du cycle
des affaires (2).

1. La conduite incohérente de l'ajustement réel comme obstacle à la r redynamisation des affaires

Les chocs financiers et commerciaux liés à la baisse des cours mondiaux du pétrole, du café, du cacao ou
du coton ou encore aux mouvements erratiques de dollars allaient susciter une déstabilisation des finances
publiques. La dynamique d'entrée en crise des finances publiques allait se répercuter sur le système
bancaire vis-à-vis duquel l'Etat était resté prêteur net jusqu'en 1985. L'Etat allait progressivement retirer ses
dépôts bancaires et solliciter également les ressources financières d'agences étatiques comme la Société
nationale des Hydrocarbures (SNH), l'Office national de commercialisation des produits de base (ONCPB),
la Caisse nationale de prévoyance sociale (CNPS) ou le Crédit foncier (CFC) pour financer son déficit. Dès
lors, l'Etat accumula de nouveaux arriérés sur les règlements dûs aux entreprises privées mais aussi
publiques en affectant les comptes d'exploitation de ces entreprises. Les entrepreneurs privés locaux à
l'instar de leurs homologues étrangers retirèrent leurs dépôts pour se désengager auprès de leurs bailleurs
de fonds extérieurs ou pour régler leurs tensions de trésorerie. Le système bancaire dont la recapitalisation
avait été différée allait souffrir d'une réoganisation dans laquelle "les pratiques de la dette et du commerce
s'interpénètrent dans la mesure où l'endettement permet de financer les échanges" 44 . Dans ce contexte de
crise, certains groupes de marchands locaux qui avaient profité "des mécanismes de chevauchement du
commerce et de l'activité manufacturière par les entrepreneurs" et de "l'utilisation du système financier
moderne, en réalité infiniment plus volumineuse que leur recours à la société des tontines," refusèrent de
rembourser leurs crédits 45 46

Avec la montée de la crise, les mésententes entre le patronat national ou étranger et le Gouvernement
s'exprimèrent au sujet de la persistance de distorsions en raison des monopoles ou des quasi monopoles
associés aux entreprises étatiques et para étatiques. La faillite des complexes industriels d'import-
substitution tels que la CELLUCAM (Celluloses du Cameroun) liquidée en juillet 1986, allait être
vivement critiquée. La "crise de l'Etat fiscal" 47 au Cameroun allait continuer en dépit de la mise en oeuvre
48
de mesures d'ajustement autonome à partir de juillet 1987 . Les acteurs de la coalition dirigeante
initièrent de 1987 à 1991, des mesures de libéralisation du contexte institutionnel (réhabilitation du système
bancaire et financier, réforme des entreprises publiques et parapubliques dans le secteur industriel ou
commercial, réforme du système des prix, mise en place d'un programme de vérification des importations,
plan directeur d'industrialisation). La conduite des mesures d'ajustement dépendant mises en place sous le
contrôle du Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale entre septembre 1988 et octobre
1989 était essentiellement orientée vers des mesures d'ajustement réel de l'économie. Le train de réformes
mis en oeuvre pour la libéralisation à travers les accords de confirmation de septembre 1988 et de
novembre 1991 constituait un dispositif d'ajustement avec un taux de change fixe. La politique de réforme
visait aussi à résorber la crise des finances publiques en procédant à la rationalisation des choix
budgétaires. Globalement, ce cadre d'austérité budgétaire s'inscrivait dans un programme de stabilisation
des finances publiques visant à moyen terme, à atteindre une maîtrise des dépenses de l'Etat ; le règlement
des arriérés intérieurs de l'Etat ; la restructuration des dépenses de l'Etat ; la restructuration des dépenses et
des revenus fiscaux ou le suivi d'une politique d'endettement dynamique et efficace.

Le Gouvernement camerounais en mettant en oeuvre une stratégie d'ajustement entendait faire face au
creusement du déficit fiscal et du déficit externe avec la chute de plus de 65 % des termes de l'échange
entre les années budgétaires 1985-1986 et 1987-1988. En dépit de la démarche de recours au crédit interne
(169 milliards de francs CFA en 1988-1989) et en dépit de l'accumulation d'arriérés de paiements (250
milliards de francs CFA en 1986-1987), l'Etat n'avait effectivement pu résorber les tensions liées à une
impasse budgétaire caractérisée par la perte de 300 milliards de francs CFA de recettes du fait de la chute
des cours du pétrole, des matières premières agricoles et des fluctuations du dollar entre avril 1986 et juin
1987. La stratégie d'ajustement autonome mise en oeuvre entre 1987 et 1988 donnant lieu à une
compression draconienne de la demande publique et des investissements publics (- 40 % en 1987-1988 et -
45 % en 1988 - 1989) ou de la consommation publique (chutant de 7 % en 1987-1988 à 20 % en 1988-
1989) n'a pas supprimé l'évolution déficitaire des finances publiques en dépit de la réduction des déficits
opérée par le Gouvernement dans le cadre des politiques de stabilisation entre 1986-1987 (508 milliards) et
1989-1990 (- 526 milliards de francs CFA) 49 . La compression drastique des dépenses en capitaux de l'Etat,
dépenses qui sont passées en termes réels de 470,9 milliards de francs CFA en 1985-1986 à 283 milliards
en 1987-1988, a contribué à réduire le dynamisme des affaires et de l'entreprise.

La transmission du déficit des finances publiques dans le temps montre que les opérations financières de
l'Etat camerounais restaient marquées par une inégalité des vitesses d'ajustement entre dépenses et recettes.
Le déficit du tableau des opérations financières de l'Etat serait passé de 508 milliards de francs CFA à 180
milliards de francs CFA. Toutefois, ces efforts de réduction des déficits ont été obtenus essentiellement à
travers l'ajustement des dépenses opéré sur l'investissement et les moyens de fonctionnement des services,
et n'ont pas remis en cause le ralentissement de l'activité d'ailleurs perceptible dans la régression des
recettes budgétaires. Les déficits allaient se maintenir en dépit des mesures de réduction des salaires de
février 1991 et surtout de janvier et de novembre 1993. C'est qu'en effet la structure des dépenses publiques
restait plus favorable aux investissements et était fortement orientée au profit des salaires et que l'épargne
budgétaire n'a pas connu d'amélioration notable. La possibilité de toute relance de l'économie était obstruée
par la récurrence des dynamiques d'alourdissement des contraintes d'endettement et de paiement. La
dégradation des finances publiques en 1985-1986 avait donné lieu en 1985-1986 à l'accumulation d'arriérés
de l'Etat tant à l'égard du secteur parapublic que du secteur privé. Cette spirale de l'endettement était liée à
la stratégie de compensation de la baisse de revenus entraînée par le retournement conjoncturel de
l'économie en faisant un appel massif aux ressources extérieures dans un contexte de détérioration continue
du PIB.

Au 31 janvier 1992, l'encours de la dette extérieure s'élevait à 1 554 milliards de francs CFA,
essentiellement contractés auprès des membres du Club de Paris (à 80 %) 50 .

La dette intérieure était quant à elle estimée à 968 milliards de francs CFA, soit 32,50 % du PIB au 31 mars
1992, avec un encours de 370 milliards et des arriérés de 596 milliards. En dépit des rééchelonnements de
la dette du Club de Paris en mai 1989 (621 millions de dollars) et en janvier 1992 (606 millions de dollars),
le Trésor camerounais sera incapable d'assumer ses engagements vis-à-vis des bailleurs de fonds. En raison
de cette incapacité d'honorer ses obligations de paiement, l'Etat camerounais allait entretenir des relations
tendues avec les bailleurs de fonds. En juin 1992, la Banque Mondiale allait suspendre ses décaissements et
remettre en cause l'accord de confirmation de décembre 1991 signé pour neuf mois, après n'avoir versé que
8 des 28 millions de DTS prévus dans le cadre de ce programme entre mars et juin 1990. L'accord de
confirmation conclu entre le Cameroun et le FMI en septembre 1988 avait déjà été abandonné en raison des
difficultés des finances publiques 51 . En raison de la détérioration de la situation financière révélée par le
règlement des arriérés camerounais dûs à la Banque Mondiale (en décembre 1992 et en juillet 1993 : 23,5
milliards de francs CFA et 30 milliards de francs CFA) par la France, le FMI allait refuser de signer un
nouvel accord de confirmation avec le Cameroun en février puis en juin 1993. En contrepartie du
rééchelonnement de la dette espéré par les autorités camerounaises (dette dont le paiement des intérêts
s'élevait à 17 % des dépenses au début de 1993), le FMI continuait à demander un dégraissage de la
Fonction publique et une réduction du niveau de l'endettement extérieur qui se situait à 70,81 % du PIB.

La restructuration réelle restait limitée par la lenteur d'exécution du programme de restructuration des
entreprises publiques officiellement lancé en juin 1986 avec la création d’une mission de réhabilitation des
entreprises publiques et parapubliques. Une liste de 15 entreprises à privatiser fut publiée en 1990, dont 4
seulement avaient été privatisées en novembre 1993. La restructuration bancaire entreprise à partir de 1989
n'a pas complètement assaini ce secteur dont les créances douteuses qui en limitaient la crédibilité
s'élevaient à 403 milliards au mois de mai de cette année-là, soit 41 % de l'encours total des crédits à
l'économie. Parce que l'entreprise de restructuration du système bancaire s'est réalisée dans un contexte
économique de décroissance, sa mise en oeuvre a été délicate. Le système bancaire a vu ses capacités de
financement de l'économie camerounaise se réduire en raison de l'accumulation importante de créances
impayées. Et le produit net bancaire a diminué de 43 % entre 1990-1991 et 1992-1993. Le Gouvernement
camerounais n'a pu satisfaire aux critères de la restructuration, ne respectant pas le calendrier des
engagements et n'apportant pas les liquidités requises pour en couvrir les coûts. La politique du crédit s'est
caractérisée par la persistance d'un coût élevé et du rôle dirimant des contraintes d'exploitation des matières
premières, rôle révélant la faiblesse d'une dynamique globale de mobilisation de l'épargne pour le
financement de l'investissement. En effet, les capacités internes de financement de l'investissement seront
fragilisées de façon significative par la chute de l'épargne intérieure qui ne représentera en 1992-1993 que
40 % de son montant en 1986-1987.

Dans ce contexte de détérioration de l'économie, le développement des affaires et la stimulation de


l'entreprise ne pouvait s'opérer. Le secteur industriel allait en particulier souffrir de l'absence de dynamisme
de la consommation liée à la baisse du pouvoir d'achat. En 1992-1993, le chiffre d'affaires des entreprises
affiliées au SYNDUSTRICAM baissa de 10,3 %. Entre 1984 et 1992, l'investissement industriel aurait
baissé de 46 à 17 %, l'industrie nationale devant également gérer les effets déstabilisateurs de la monnaie
nigériane avec le prix du dollar exprimé en naira, qui a grimpé de 39,69. La dégradation de l'activité
industrielle pouvait se percevoir à travers le recul de 42 % de l’activité des entreprises du Cameroun en
concurrence avec le Nigéria 52 . La dynamisation de l'industrie et des services restait problématique dans un
contexte peu attrayant pour de nouveaux investissements privés nationaux ou étrangers. L'échec de
l'ajustement réel empêcha donc la restauration d'un climat favorable aux affaires et au développement des
activités entrepreneuriales. C'est pourquoi l'hypothèse d'un ajustement monétaire allait progressivement
gagner en consistance.

2. La mise en oeuvre de l'ajustement monétaire et ses effets dynamiques limités sur l'évolution des
affaires

La dévaluation du franc CFA en janvier 1991 qui concerna le Cameroun (membre de la Zone Franc) était
supposée améliorer la compétitivité des différents secteurs de l'économie. Cet ajustement devait en
particulier dynamiser les structures industrielles et les services.

Avant la dévaluation, l'industrie manufacturière avait été confrontée à des problèmes considérables de
compétitivité liés à la surévaluation du franc CFA et pâtissait aussi d'un mouvement général de contraction
de la consommation. Le secteur manufacturier resta confronté à d'importants problèmes de trésorerie avec
la baisse du pouvoir d'achat de nombreux ménages. Les activités industrielles subirent un choc important
53
avec la réforme fiscalo-douanière de l'UDEAC . Les effets de cette réforme sur l'industrie ont été
dénoncés par un entrepreneur comme M. Samuel Kondo patron du SYNDUSTRICAM (syndicat des
industriels du Cameroun et membre du Comité Central du RDPC (parti du Président). La réforme fiscalo-
douanière pouvait en effet réduire les retombées positives d'un changement de parité du franc CFA par
rapport au franc français et absorber les effets de cette dévaluation. La mise en place d'un tarif extérieur
commun (TEC) pouvait favoriser la consommation des biens finis importés et obstruer la consommation
des produits finis locaux privés d'exonération fiscale et parafiscale.

La levée des barrières tarifaires opérée dans le cadre de la réforme fiscalo-douanière démantelait toute
protection en faveur des unités locales de production industrielle comme le montre l'exemple de la filière
sucre où la production nationale concernait des entreprises publiques ou des sociétés mixtes liant des
entrepreneurs étrangers et des partenaires privés camerounais. La CAMSUCO (Cameroun Sugar Company)
qui dominait cette filière dut affronter une concurrence provenant de l'Union Européenne et bénéficiant de
subventions publiques importantes. Les entreprises industrielles locales durent pâtir de transferts non
exécutés, s'élevant à 9,5 milliards de francs CFA pour les transactions effectuées par des opérations
camerounaises avec des partenaires autres que français. Les opérateurs camerounais furent pénalisés par
rapport aux opérateurs français qui ont pu bénéficier de mesures de compensation avec une somme de 300
millions de francs français, leur permettant de reconstituer leurs fonds de roulement et de disposer de taux
bonifiés de prêts. En l'absence de mesures d'accompagnement, les opérateurs camerounais ne purent
bénéficier d'un dispositif permettant de compenser un endettement doublé par la dévaluation.

La dévaluation de janvier 1994 devait améliorer l'utilisation des capacités installées des industries de
transformation des produits camerounais à des fins d'exportation, comme dans la filière des textiles (cas de
la CICAM) et de l'agroalimentaire (CHOCOCAM). Toutefois, les opérateurs industriels comptant une part
considérable d'intrants étrangers dans leur processus de production comme PLASTICAM (société des
plastiques du Cameroun) avec 65 %, ont encaissé le choc de la dévaluation de façon particulièrement
brutale. De façon générale, les effets de la dévaluation sur les filières industrielles ont été contrastés. Les
industries de substitution d'importation peu dépendantes d'intrants importés ont pu rétablir leur
compétitivité contrairement à celles dépendantes de facteurs de production importés. Par contre, les filières
industrielles exportatrices ont pu tirer parti de la dévaluation dans le secteur de l'aluminium (à l'instar
d'ALUCAM, filiale du groupe français Péchiney) ou de la transformation du bois à l'instar de la SFID,
filiale du groupe français Rougier). Toutefois, l'essentiel des entreprises du secteur industriel fortement
dépendantes de la demande interne ont pâti du tassement de la consommation. Le non-paiement persistant
de la dette intérieure par l'Etat et aux dépens des entreprises privées (329 milliards de francs CFA) et
publiques (314 milliards) a continué à dégrader la trésorerie de ces dernières et à compromettre leur
crédibilité auprès des banques. Ce faisant, les entreprises ont été empêchées d'accéder au surplus de
liquidité qui a suivi la dévaluation dans les pays de la zone franc d'Afrique Centrale, le plafond des taux
d'escompte (overdraft) à 15 % alors que les dépôts ont baissé de 7,5 à 5 %. Même avec la modification des
taux d'intérêt et du taux de change et la mise en place d'un marché monétaire interrégional, opérées au
cours de 1994, la demande de crédit n'a pas suivi au Cameroun.

En dépit de la réorientation des politiques de réforme par la manipulation des prix (prix des devises, taux
de change, taux d'intérêt), la dynamisation des affaires et de l'entreprise restait limitée. La dévaluation n'a
pas débouché sur une reprise des investissements des entreprises mêmes exportatrices, les opérateurs
54
n'ayant pas fait montre d'anticipations positives sur l'évolution de l'économie . Les opérateurs
économiques considéraient que certains signaux économiques et financiers étaient alarmants comme le fait
que le Gouvernement camerounais n'ait pu respecter les critères d'ajustement fiscal prévus dans l'accord de
mars 1994 afin de ramener le déficit au budget primaire à 5,5 % du PIB et réduire le déficit budgétaire
global de plus de 3 % par rapport au PIB 55 . Les résultats économiques et financiers se sont améliorés dans
le deuxième semestre de 1994 avec un redressement des recettes fiscales passées de 25 milliards de francs
CFA en août 1994 à 45 milliards de francs en janvier 1995. En dépit de l'amélioration des performances
budgétaires en 1995-1996, la dette extérieure et intérieure demeure un lourd handicap pour la reprise
économique et constitue un fardeau financier considérable pour l'Etat.

Le Gouvernement camerounais devait en effet faire face à la chute de la production pétrolière (3,5 millions
de tonnes en 1995, 45 %) et devait améliorer ses recettes non pétrolières. Les investisseurs locaux ou
étrangers restaient attentistes en raison d'une dépression de la demande intérieure porteuse de
désindustrialisation et renforcée par la contraction de l'investissement et de la consommation publique. Les
milieux d'affaires restaient prudents et méfiants en dépit d'une amélioration de la balance commerciale liée
à la contraction des importations (surtout celle des biens de consommation), une relance des exportations
hors-pétrole et une baisse du chômage de 24,6 % à 18,1 % 56 .

Les alliances et ententes conservaient une place importante à l'heure de l'ajustement économique et
politique. C'est qu'en effet les entrepreneurs étrangers et nationaux se devaient de faire des placements
politiques dans un contexte où l'ajustement économique n'évoluait pas vers une dynamique globale de
restructuration efficiente.

B - Les alliances politiques des milieux d'affaires entre démocratisation passive et marché imparfait

La dynamique de récession amorcée entre 1986 et 1987 est venue déstabiliser les alliances politiques
constituées entre acteurs du pouvoir et opérateurs économiques nationaux ou étrangers à travers un
processus complexe d'échanges alimenté par l'expansion de l'économie. La formulation des politiques
d'ajustement rendant compte de la crise de l'économie de rente a désorganisé ou ébranlé les logiques
établies de parrainage des affaires (1). La mise en route d'un dispositif d'ajustement réel puis monétaire n'a
pas empêché que de nouvelles stratégies de recherche de rentes apparaissent comme des effets pervers de la
libéralisation avortée qui rend compte de la constitution problématique d'un marché auto-organisateur (2)

1. La désorganisation des logiques de parrainage des affaires par la crise de l'économie distributive

Avec la crise des finances publiques de 1986-1987, les luttes politico-commerciales et politico-financières
qui avaient émergé en 1983 avec l'arrivée de M. Nomo Ongolo au ministère du Commerce et de l'Industrie.
Pourtant en mai 1986, le Président Biya avait rencontré les principaux opérateurs nationaux comme MM
Soppo Priso,Kadji Defosso, Pierre Tchanqué, Mohammadou Catche ou James Onobiono 57 . M. Biya avait
promis à ces opérateurs qu'il débloquerait le dossier des arriérés de paiement envers les entreprises
nationales et 46 milliards de francs CFA furent effectivement mobilisés à cette fin. Les acteurs du pouvoir
entreprirent aussi de régler les arriérés dûs aux entreprises étrangères. Avec l'émergence de la crise, des
apports en argent frais furent même orientés vers des sociétés en difficulté comme les Nouvelles Brasseries
africaines (NOBRA) dirigées par M. Pierre Tchanqué (Président de la Chambre de Commerce, d'Industrie
et des Mines). Les acteurs du pouvoir s'efforçaient de préserver leur pouvoir d'arbitrage en dépit de la
montée de la récession.

Les luttes politico-commerciales et politico-financières qui étaient apparues au moment de la crise de


succession présidentielle de 1982-1984 à la veille d'un retournement de conjoncture économique furent
réactivées entre 1986 et 1987. Ces luttes s’étaient déjà exprimées lorsque M. Nomo Ongolo (ministre du
Commerce et de l'Industrie) entreprit d'ouvrir les circuits formels du commerce d'importation aux
opérateurs Beti dans des filières d'affaires où les logiques préétablies de parrainage avaient consolidé des
rentes de position en faveur d'opérateurs Bamiléké ou Haoussa. L'introduction d'acteurs Beti dans ces
réseaux d'affaires privilégiés était alors vouée à être exclusivement perçues dans ces conditions, comme la
justification réelle de la politique de rigueur mise en exergue par le Président Biya entre 1983 et 1986 :
"Tout comme la tentative de putsch avait été le prétexte pour déstabiliser les réseaux Foulbé-Haoussa, la
politique dite de rigueur a surtout servi à dépouiller les réseaux Bamiléké des parts de rente qu'ils
contrôlaient sous le régime précédent au profit du lobby Beti" 58 . C'est dans une logique voisine et
partiellement péremptoire qu'il sera relevé que les opérateurs Beti auraient bénéficié exclusivement
"d'interventions ad hoc" et "exorbitantes" pour ne pas payer des taxes à l'importation 59 . Des entrepreneurs
et hommes d'affaires nationaux de toutes les régions ou des opérateurs étrangers pouvaient disposer de tels
passe-droits fiscaux ou douaniers. C'est ainsi qu'un homme d'affaires (Bamiléké) de premier plan avec un
haut fonctionnaire Beti des Douanes put commercialiser d'importantes quantités de riz sans payer de droits
de douane et en faisant passer cette marchandise pour une cargaison envoyée par le programme alimentaire
mondial (PAM) en 1986.

En dépit des mesures de parrainage d'opérateurs Beti dans les filières commercialo-financières, les
opérateurs Foulbé-Haoussa et Bamiléké ont conservé -pour l'essentiel- des positions leur permettant
d'exploiter des rentes. C'est ainsi que l'oligopole d'importation du riz est resté dominé par des opérateurs
Foulbé-Haoussa comme Alhadji Ahmadou Baba, Alhadji Aminou Adama, Alhadji Mohammadou Abbo
Ousmanou ou des acteurs Bamiléké tels que André Sohaing ou Maurice Kamgaing. De la même façon, un
opérateur comme M. Mohammadou Catche présent dans le commerce général était également impliqué
dans le négoce des produits de base à l'instar d'acteurs Beti comme MM Moïse Ayolo, Bernard Ndongo
Essomba ou Emile Engamba ou d’un homme d'affaires Yambassa comme Théodore Ebobo. C'est dans
cette activité de négoce des produits de base qu'un opérateur de premier plan comme M. Joseph Kadji
Defosso a pu prospérer et renforcer son activité commerciale avant de s'engager dans l'industrie brassicole.

Avec la crise économique et financière révélée par le retournement de la conjoncture de 1986, les relations
entre l'Etat et les entrepreneurs allaient se tendre. La bureaucratie gouvernementale et surtout le Président
Biya furent affectés par le fait que les opérateurs étrangers qui avaient pu percevoir les arriérés de paiement
dûs par l'Etat n'aient pas ré injecté cet argent dans les circuits nationaux de l'économie. Les grandes
entreprises qui avaient constitué des situations d'oligopole ou de monopole dans certains secteurs (comme
les bâtiments et les travaux publics ou les grands équipements dominés par les sociétés étrangères) étaient
en effet enclines à accélérer le rapatriement de leurs gains ou leur départ en cas de récession. C'est ainsi que
contrairement aux attentes des sphères de décision publique camerounaises, le règlement des arriérés de
l'Etat en 1986 a entraîné la sortie de 100 milliards de francs CFA du circuit interne, ce qui a accentué
l'illiquidité de l'économie. Les transferts massifs de capitaux par les entreprises étrangères qui contribuaient
à la crise de liquidité du système bancaire, ne facilitèrent pas toujours les relations avec l'Etat confronté à la
montée de la récession. Les liens entre la bureaucratie étatique et certains réseaux d'affaires nationaux
étaient également tendus. Le Gouvernement suspectait en effet certains hommes d'affaires de l'Ouest "de
préférer les réseaux financiers informels des tontines aux institutions bancaires et de se livrer à une
contrebande effrénée aussi bien qu'à l'exode des capitaux" 60 . Cependant, il n'y a pas eu de mouvements
de retrait des agréments commerciaux ou industriels de ces opérateurs de l'Ouest et du Nord. Cela
n'empêcha pas certains milieux d'affaires de considérer que les acteurs du régime de M. Biya avaient
facilité l'implantation commerciale et industrielle d'opérateurs indo-pakistanais : "Désespérant de fomenter
à coups de faveurs bancaires, une "nouvelle bourgeoisie" susceptible de rivaliser avec les opérateurs
Bamiléké, Bamenda et Haoussa", la coalition de M. Biya aurait "introduit le loup indo-pakistanais dans
l'économie camerounaise" 61 . Ces perceptions exprimaient la tension entre certains réseaux d'affaires dans
un contexte de crise économique aggravée qui allait accentuer la lutte pour le contrôle de "l'économie
réelle" 62 . L'un des points de divergence entre l'Etat et les hommes d'affaires était lié aux faibles capacités
des pouvoirs publics à juguler la fraude douanière. Ceci obligeait les entrepreneurs à devoir se doter de
ressources politiques pour essayer de se préserver de la concurrence. Par contre, dans les cercles de
pouvoir, on reprochait à certains segments des milieux d'affaire de se livrer à la fraude fiscale. Un
contentieux fiscal allait ainsi opposer en janvier 1987, la direction des Impôts -un des compartiments les
plus sensibles du ministère des Finances- à l'entrepreneur Joseph Kadji Defosso, contentieux qui aboutit à
la mise sous scellés d'une des sociétés dirigées par cet opérateur, l'Union camerounaise de Brasseries avec
l'assentiment du ministre de tutelle André Booto A Ngon 63 .

Les entrepreneurs nationaux s'inquiétaient de l'intervention de certains courtiers proches du pouvoir comme
M. Damase Omgba dans les marchés publics à l'instar de celui de la construction de l'aéroport allemand
Dywidag (DYCKERHOFF UND WIDMAN). Ces opérateurs s'interrogeaient aussi sur l'intérêt de M.
Damase Omgba pour des entreprises à privatiser. Suspectant ce dernier d'intervenir par le biais du groupe
français Laugier et Gillot intéressé par la perspective de reprises dans le secteur des assurances au
Cameroun 64 . La perspective des privatisations allait relancer des conflits au sein de l'Etat et des milieux
d'affaires. C'est ainsi que la question de la reprise de la PAMOL Limited Company, une filiale de la
multinationale agro-industrielle UNILEVER que celle-ci décida de liquider en 1987, constitua un enjeu
important entre les élites politiques et économiques du Sud-Ouest et du Nord-Ouest avec la controverse
suscitée par l'offre d'achat de MM. Nangah Awah et Ngufor 65. La privatisation de l'ex-OCB (Organisation
Camerounaise de Banane) qui intéréssait le groupe français Compagnie fruitière de Marseille avait
également suscité des conflits au sein même de la Présidence entre MM Robert Mbella Mbappe (Directeur
du Cabinet présidentiel) et Jean Nkuete (Secrétaire général du Gouvernement). M Mbella Mbappe qui
disposait d'intérêts dans la filière bananière aurait reproché à M Nkuete d'avoir presque exclusivement
66
proposé des repreneurs issus des milieux d'affaires Bamiléké . A ces luttes d'accumulation, vinrent
s'ajouter les tensions créées par la pénétration commerciale et industrielle des réseaux d'affaires indo-
pakistanais qui avaient tiré profit des incitations officielles destinées à attirer les investissements étrangers
en 1984. Certaines de ces sociétés indo-pakistanaises avaient pu obtenir une protection douanière
importante comme la CAMELCAB pour ses baguettes de soudure utilisées dans la fabrication de câbles.
Cette protection habilitait la CAMELCAB à importer légalement ces produits et à se situer en position de
67
force par rapport à la SATICAM-CAMOA liée à une société française . De telles protections firent
considérer que ces réseaux d'affaires indo-pakistanais disposaient d'appuis dans les milieux politico-
bureaucratiques et pouvaient constituer des réseaux interlopes permettant à certains acteurs du pouvoir de
recycler les prébendes accumulées dans des opérations financières, commerciales ou industrielles.

Les conflits d'accumulation qui émergèrent avec les perspectives de restructuration, de liquidation ou de
privatisation des entreprises publiques ou parapubliques appelées par l'ajustement et qui se sont esquissées
entre 1987 et 1990, montraient les difficultés de construction d'un secteur privé efficace. Les mesures de
libéralisation de l'économie pour être efficace, supposaient aussi des changements politiques et
institutionnels de l'ordre néo-patrimonial.

2. Les placements politiques concurrents du capital dans un marché imparfait

La construction d'un capitalisme efficient au Cameroun allait se heurter aux contraintes économiques et
politiques d'une régulation patrimoniale qui persistait en dépit de son entrée en crise. C'est pourquoi les
entrepreneurs et les marchands nationaux ou étrangers étaient concernés par les échanges et les luttes
politiques qui débouchèrent sur l'ajustement de l'ordre autoritaire à travers une dynamique de transition
démocratique entre 1990 et 1992. Les entrepreneurs ne furent pas en tant que communauté professionnelle,
placés en première ligne dans les mobilisations collectives de février à juin 1990 au cours desquelles la
revendication démocratique s'est construite, à la différence des avocats, des journalistes ou même du
clergé. L'attentisme politique des entrepreneurs nationaux de premier plan demeura en dépit de la
contestation ouverte du régime de parti unique entre février et juin 1990. Dans sa stratégie de
redéploiement libéral symbolisée par l'annonce de la perspective au multipartisme, M. Biya allait en sa
qualité de Président du RDPC, associer deux des hommes d'affaires nationaux au Comité Central tels que
les entrepreneurs de l'Ouest comme MM. Victor Fotso, Lévis Koloko et Mme Françoise Foning ou des
opérateurs du Nord comme les Alhadjis Mohammadou Abbo, Amadou Tanko et Youssouf Bachirou. Ces
hommes d'affaires rejoignaient des opérateurs déjà présents au Comité Central depuis mai 1984 (Jean
Bernard Ndongo Essomba) ou mars 1985 (Pierre Tchanque, James Onobiono ou Samuel Kondo). Le
Président Biya et ses associés politiques, en cooptant ces opérateurs, anticipaient sur la légalisation du
multipartisme, envisageant ainsi de capter la loyauté de ces entrepreneurs susceptibles d'être sollicités pour
le financement des activités politiques du parti gouvernant.

Les hommes d'affaires cooptés dans le Comité Central du RDPC furent sollicités au cours de la conjoncture
de crise politique d'avril à novembre 1991, lorsque les acteurs des formations d'opposition légalisés à partir
de février 1991 et des associations civiques réunies dans une Coordination nationale contestèrent le schéma
gouvernant de transition démocratique. MM Onobiono et Fotso, deux hommes d'affaires proches du régime
furent pris à partie par les réseaux de la contestation devant subir respectivement la mise à sac des
équipements de la SITABAC (société industrielle des tabacs du Cameroun) et une campagne diffamatoire
de presse insinuant l'implication dans un trafic de drogue. Des opérations "villes mortes" furent organisées
au cours de cette crise : "Les opérations "villes mortes" de 1991 ont été à cet égard le bras économique
d'une confrontation dont les enjeux portèrent au départ sur la redistribution des dépouilles de l'Etat" 68 .
La crise politique de 1991 permit à des entrepreneurs importants de se rapprocher des partis d'opposition
comme MM. Kadji Defosso et Claude Djuimo qui participèrent à la réunion de lancement de l'Union
nationale pour la démocratie et le progrès (UNDP), une formation d'opposition créée par des acteurs
politiques et économiques autrefois loyaux à l'égard du Président Ahidjo. Ce fut aussi le cas
d'entrepreneurs comme MM Mohammadou Catche, Ahmadou Hadji ou Hassan Tanko d'importants
entrepreneurs au Nord qui apportèrent leur soutien à l'UNDP. M. Noucti Tchokwago, ancien président de
la Chambre de Commerce et membre du Comité Central du RDPC (de mars 1985 à juin 1990) devint
président du Congrés Panafricain du Cameroun (CPC). M. Moussa Yaya, un politicien autrefois proche de
M. Ahidjo et depuis reconverti dans les affaires, devint Président d'honneur de l'Union démocratique du
Cameroun (UDC). Certains entrepreneurs profitèrent de la crise politique de 1991 pour s'autonomiser à
l'instar de M. Paul Soppo Priso qui de sa propre initiative tenta de s'imposer comme médiateur entre les
69
acteurs du pouvoir et les acteurs de l'opposition en mai 1991 . M. Kadji Defosso organisa en tant que
président du groupement des hommes d'affaires camerounais (GHAC), une rencontre de concertation entre
entrepreneurs et acteurs politiques, accordant un intérêt privilégié aux responsables des partis d'opposition.
M. Kadji Defosso était même suspecté dans les milieux du pouvoir d'être un des financiers et un des
parrains de l'opposition en raison des réunions de la Coordination de l'opposition organisées à l'hôtel
Arcade (dont il était le gérant). M. Kadji Defosso fut même soupçonné d'abriter M. Djeukam Tchameni (un
jeune entrepreneur de services informatiques) reconverti dans l'activisme politique au sein de l'association
70
de choc Cap-Liberté, recherché par les services de sécurité . Ce dernier avait été accusé par l'artiste
Lapiro de Mbanga -lui-même soupçonné par les milieux d'opposition d'avoir été retourné par le pouvoir-
d'être le cerveau de l'opération de vente (forcée) de cartons rouges et jaunes, sorte de tickets d'impôt
révolutionnaire qui ont donné lieu à des stratégies d'accumulation par extorsion au profit d'acteurs de la
contestation 71 . Au cours de la crise de 1991, d'autres démarches d'accumulation prébendière avaient été
menées pour le compte de certains responsables des forces de l'ordre. Des hommes d'affaires comme Paul
Soppo Priso, Joseph Kadji Defosso ou James Onobiono allaient tenir un rôle important au cours de la
Conférence tripartite de Yaoundé réunie du 30 octobre au 17 novembre 1991 pour désamorcer la crise. La
Conférence tripartite déboucha sur la suppression par le Gouvernement des commandements opérationnels,
la levée des opérations de désobéissance civile par les partis d'opposition et la reconnaissance d'un
moratoire fiscal en faveur des entrepreneurs affectés par les "villes mortes". La crise politique d'avril à
novembre 1991 allait constituer une source "d'instabilité politique" pour l'entrepreneuriat et les affaires 72 .
En effet, le groupe français Castel qui contrôlait les Brasseries du Cameroun -société qui avait racheté
l'International Brasseries à l'homme d'affaires Fotso- dut subir la destruction de nombreuses infrastructures
à la suite d'une rumeur selon laquelle le Président Biya en était un actionnaire important. Les stratégies de
rupture de loyauté vis-à-vis de l'Etat liées à la désobéissance civile auraient selon les milieux diplomatiques
coûté près de 2 milliards de francs CFA par jour, soit la moitié du chiffre fourni par les réseaux de
l'opposition et de la contestation. Certaines entreprises commerciales comme Monoprix décidèrent alors
dans ce contexte d'insécurité de se retirer comme l'avaient fait les banques d'affaires américaines comme la
Boston Bank ou la Chase Manhattan Bank avec l'émergence de la crise économique en 1986-1987.

En 1992, les hommes d'affaires nationaux allaient s'investir dans la mobilisation pour les élections
législatives et présidentielles respectivement organisées en mars et en octobre. Certains entrepreneurs liés
au parti gouvernemental (le RDPC) participèrent comme candidats à ces élections à l'instar de MM Lévis
Koloko ou Valentin Fossi. M. Jean-Bernard Ndongo Essomba devint même Président du groupe
parlementaire du RDPC. D'autres hommes d'affaires comme M. Paul Soppo Priso prirent leurs distances
vis-à-vis de la programmation -jugée précipitée- des élections législatives. M. Henry Tame Soumedjong
dénonça la suspension de la consommation des produits laitiers d'une de ces sociétés pour non-respect des
normes d'hygiène, considérant cette mesure comme une décision politique justifiée par le fait que les
acteurs du pouvoir le soupçonnaient de financer l'Union des forces démocratiques du Cameroun (UFDC) 73
. M. Tame Soumedjong fit même appel pour le défendre à l'association Laakam qui revendiquait le
monopole de la défense des intérêts Bamiléké. Les hommes d'affaires proches du régime furent de nouveau
sollicités avec la promotion de MM Bernard Ndongo Essomba et Mohammadou Abbo, déjà présents au
Comité Central du RDPC, au sein du Bureau politique du parti du Président Biya. Lors de ce
renouvellement de l'équipe du RDPC en juillet 1992, M. André Sohaing accéda au Comité Central. C'est
d'ailleurs une délégation d'hommes d'affaires proches du pouvoir et conduits par MM Victor Fotso et Pierre
Tchanqué et comprenant des opérateurs comme James Onobiono, Mohammadou Fadil ou Emmanuel Ze
Mendoua, qui demanda au Président Biya de convoquer des élections présidentielles anticipées pour
rétablir un climat politique serein et propice à la relance. Ces hommes d'affaires soutinrent M. Biya au
cours des élections présidentielles d'octobre 1992 dont le chef de l'Etat avait accepté le principe du 25 août
1992. M. Bello Bouba Maigari (devenu président de l'UNDP après l'éviction de M. Samuel Eboua en
janvier 1992) bénéficia du soutien d'hommes d'affaires comme MM. Mohammadou Catche et Adji. M. Fru
Ndi continua à disposer de l'appui d'hommes d'affaires d'importance moyenne comme MM. Henry Njiwah
ou Jean Djokou. Les milieux du pouvoir suspectaient MM. Kadji Defosso et Tame Soumedjong, des
hommes d'affaires de l'Ouest, d'avoir apporté leur soutien à la candidature de M. Fru Ndi. En raison de ces
perceptions, un nouveau contentieux fiscal allait opposer M. Kadji au ministère des Finances en décembre
1992 et qui allait aboutir à une mise sous scellés de l'UCB en avril 1993 74 . La contestation de la victoire
électorales de M. Biya en octobre 1992 allait donner lieu à des luttes politico-économiques. Un groupe
d'opérateurs économiques basé à Bafoussam et proche de l'opposition lança un mot d'ordre de grève des
importateurs après avoir adressé une lettre au Président Biya par l'entremise de Mme Kadji, en décembre
1992. Ce groupe a même demandé à M. Jacques Delors de sensibiliser les pays de la Communauté
européenne à une grève des importations et d'appeler d'autres opérateurs économiques d'Europe, d'Asie et
75
d'Amérique pour que ceux-ci n'envoient pas de marchandises au Cameroun . Des hommes d'affaires
associés au régime de M. Biya allaient réagir contre cette campagne au cours d'une réunion présidée par M.
Pierre Tchanqué (président de la Chambre de Commerce avec la participation de MM. André Sohaing
(président du groupement des importateurs GIC), Garba Aoudou (président du Syndicat des commerçants
importateurs et exportateurs du Cameroun) et Mme Françoise Foning (présidente du groupement des
76
femmes d'affaires du Cameroun) . Avec ces luttes au sein de la Communauté des entrepreneurs,
l'économie restait handicapée par les logiques de concurrence déloyale comme celles associées en mars
1993 au mot d'ordre de boycott des produits français inscrit dans le plan d'action de l'Union pour le
changement (UPLC) arrêté à Bafoussam et signé par M. Fru Ndi pour contester la victoire électorale de M.
Biya.
La consolidation d'une économie marchande compétitive restait difficultée par ces luttes politiques qui
renforçaient la méfiance des entreprises manufacturières camerounaises et étrangères vis-à-vis de la
politique industrielle. Des contraintes rentières et quasi-rentières persistaient dans la réalisation du capital
industriel et commercial comme l'ont montré les controverses sur les droits de propriété dans certaines
transactions entre des entrepreneurs camerounais et des opérateurs allemands (ce fut le cas dans les
contentieux entre M. James Onobiono et les administrateurs allemands représentant REEMTSMA dans la
SITABAC et qui ont obtenu le soutien d'autres associés camerounais de cette société comme M. Théodore
Ebobo. M. Mohammadou Bayero Fadil, un autre patron national, s'opposa à ses associés allemands au sein
de la SITRA (société internationale de transit). Les investisseurs allemands considérèrent que les usages
internationaux du droit des affaires n'avaient pas été respectés dans ces contentieux et que MM. Onobiono
et Fadil, entrepreneurs liés au RDPC -le parti dominant de la coalition gouvernante du Président Biya -
avaient tiré parti de leurs relations politiques pour prendre le contrôle du capital des sociétés faisant l'objet
77
de contentieux . Les contraintes rentières et quasi rentières semblaient persister aussi à propos des
privatisations.

La conduite des privatisations donna souvent lieu à des luttes d'influences 78 comme celles qui ont eu lieu
79
au sein du Gouvernement entre partisans et adversaires du groupe français Rivaud (Terres Rouges)
intéressé par la filière bananière où intervenait déjà de grandes entreprises étrangères comme Del Monte lié
par un contrat de partenariat à la Cameroon Development Corporation ou la Compagnie Fruitière de
Marseille impliquée dans la Société des Hautes Plantations de Nyombe-Penja et la Société des Bananeraies
de la Mbomé 80 . La perspective de la privatisation de la CDC a suscité une mobilisation importante des
élites politiques et du Sud-Ouest et du Nord-Ouest anglophone d'autant plus que certaines rumeurs faisaient
état d'une reprise par des sociétés françaises. C'est pourtant la Commonwealth Development Corporation
qui détenait une créance de 25 millions de dollars sur la CDC qui a explicitement déclaré son intérêt pour
la privatisation de cette dernière. La privatisation de la société HEVECAM qui intéressait le groupe
français Rivaud (Terres Rouges) suscita aussi des désaccords au sein du Gouvernement entre partisans et
adversaires de cette solution. Dans le secteur de la distribution pétrolière, les grandes sociétés étrangères
comme la SHELL, ELF, MOBIL, TOTAL et TEXACO qui détenaient près de 20 % du marché sont peu
favorables à la libéralisation estimant que celle-ci les pénaliserait en favorisant la contrebande et qu'elles
seraient les seules à respecter la réglementation (fiscalité, contrôle de qualité et normes de sécurité) 81 . Par
contre, la filière bois a connu une forte progression de la production avec un taux global de transformation
de la production de 45 % sauf les grandes sociétés qui ont un taux s'élevant à 70 %. Et les grands groupes
tels que Rougier (SFID) ou Bolloré (SIBAF, FORCAMPO) ou les sociétés moyennes comme les
établissements Coron ou Pallisco du groupe Pasquet ont opéré de nouveaux investissements industriels
pour répondre aux signaux du marché (baisse de la production asiatique, tensions sur les exportations de
grumes) mais leur expansion reste soumise à une fiscalité pesante (surtaxe progressive à l'exportation,
redevance, taxe d'abattage, droit de sortie sur les grumes exportés). La privatisation de certaines sociétés
suscita des controverses comme l'a montré la reprise de la société COCAM (société des contreplaqués du
Cameroun) par un opérateur libanais de la filière bois, M. Michel Khouri fut considérée comme une
opération au profit d'acteurs du pouvoir présentés de façon polémique comme des lobbies "rdépécistes" 82 .
C'est dans la même logique que fut envisagée l'opération de rachat de la SODECOTON (société de
développement du coton, par les acteurs du holding de la SMIC (société mobilière d'investissements du
Cameroun) dirigé par l'homme d'affaires Baba Ahmadou (membre du Comité Central du RDPC, et
comprenant des personnalités influentes comme MM. Djibril Cavaye Yeguie (Président de l'Assemblée
Nationale), Hamadou Moustapha (Vice-Premier ministre chargé de l'habitat) , Sadou Hayatou (ancien
Premier ministre) et le Lamido de Rey Bouba, Abdoulaye Bouba. Cette opération stoppée en 1995 par le
Président Biya sur les conseils de M. Marafa Hamidou Yaya (conseiller spécial à la Présidence) et sous la
pression des bailleurs de fonds internationaux allait pourtant être confirmée par une décision de justice en
1996. La lenteur des privatisations des entreprises publiques et parapubliques firent considérer à certains
acteurs qu'il demeurait de nombreux obstacles politiques au capitalisme 83 .

CONCLUSION

Les relations entre l'Etat et les entrepreneurs ou les marchands nationaux ou étrangers restent difficiles au
moment où un nouveau programme d'ajustement structurel a fait l'objet d'un accord avec le FMI en février
1996, après l'échec du précédent accord de mars 1994. Lors d'une rencontre organisée en février 1996 entre
le ministre de l'Economie et des Finances M. Justin Ndioro et les patrons du GICAM (groupement pour la
coordination des intérêts économiques) conduits par M. André Siaka (directeur général des Brasseries du
Cameroun appartenant au groupe français CASTEL), ce dernier exprima de nouvelles réserves sur la
politique économique du Gouvernement. M. Siaka estimait que cette politique gouvernementale n'était pas
propice à la relance et souhaitait le paiement de la dette intérieure et le relèvement des salaires de la
Fonction Publique pour une redynamisation de la demande. De son côté, le ministre Ndioro faisait valoir
que la stabilisation des finances publiques restait l'objectif prioritaire, continuant à miser sur l'amélioration
des encaissements fiscaux 84 . La construction identitaire d'un entrepreneuriat professionnel au Cameroun
reste difficile d'autant plus que les hommes d'affaires sont comme les "politiciens entrepreneurs" ou les
"politiciens investisseurs" obligés d'opérer des placements politiques pour préserver leurs activités 85 . Le
risque entrepreneurial -surtout industriel - reste peu valorisé. En dépit des mesures d'ajustement,
l'environnement économique demeure peu prévisible inhibant le développement d'une gestion
véritablement entrepreneuriale s'inscrivant dans un "capitalisme rationnel", et évoluant plutôt vers une
86
accentuation de l'informalisation de l'économie . De nouvelles menaces d'interférence entre logiques
politiques et logiques économiques apparaissent avec l'organisation d'opérations "villes mortes" prévues en
mai 1996 par l'UNDP et le SDF pour protester contre la nomination de délégués du Gouvernement après
les élections municipales de janvier 1996. L'homme d'affaires James Onobiono critiqua la perspective de
ces nouvelles opérations de désobéissance civile : "Je ne comprends pas que toute la protestation politique
se résume à la destruction d'un tissu économique fragile, et que ceux-là même qui veulent demain assurer
la gestion de l'Etat devraient avoir à coeur de défendre" 87 .

Dans un contexte d'incertitude persistante -en dépit d'un retour timide à la croissance- l'économie
camerounaise reste marquée par les appétences rentières des hommes politiques et des hommes d'affaires
qui s'expriment dans différents scandales politico-financiers et politico-commerciaux. Au Cameroun
comme ailleurs, "le capitalisme est aussi un visiteur qui sait à l'occasion être quelque peu crapuleux" 88 .
En dépit de la différenciation des itinéraires d'accumulation ou de désaccumulation dans les sociétés de
l'Ouest, du Sud ou du Nord, l'orientation économique des acteurs locaux reste marquée par un "éthos de la
rente" 89 . Un éthos économique camerounais se dégage progressivement en dépit de l'existence de
variations des "régimes du désir" (rétention, manducation et conversion) trop rapidement définis comme
régimes de gratifications distincts et respectifs des entrepreneurs de l'Ouest, du Sud ou du Nord. Il s'agit
90
d'un éthos de l'endettement aux prises avec les trajectoires en politique . La gestion de l'ajustement
économique et politique ne semble pas avoir amélioré les perspectives d'affaires pour les entreprises
étrangères ou nationales. C'est qu'en effet les logiques rentières ont pu survivre en dépit de leur
dérèglement. Dans ce contexte, l'affirmation du capitalisme camerounais comme une économie de marché
vertueuse et industrieuse sortie des chemins de la rente et de la dépendance par une régulation politique du
profit, reste problématique. En ce qui concerne les acteurs locaux, il importe qu'ils développent des
dispositions soutenant l'accumulation et canalisant les formes régionales de l'éthos d'endettement en
s'appuyant sur les répertoires d'action organisant les rapports entre sorcellerie, richesse et pouvoir et
91 92
stigmatisant certaines formes de manducation . La socio-génèse d'un marché autorégulateur au
Cameroun est conditionné pour parvenir à un capitalisme consolidé par un processus de "civilisation des
moeurs" 93 financières, commerciales et industrielles se fondant sur l'autocontrôle par les entrepreneurs de
leur métabolisme de la manducation. C'est à ces conditions qu'on pourra consolider le dynamisme du
secteur privé et modifier la situation actuelle où l'Etat contrôle plus de 50 % de la production
manufacturière, les intérêts étrangers représentant 35 % alors que le secteur privé national ne compte que
94
pour 15 % . Il importe donc de relancer le développement du secteur privé ; de réorganiser la
diversification du monde national des affaires caractérisé par trois types de trajectoires (autodidactes issus
du commerce et largement constitués d'opérateurs Bamiléké et Foulbé-Haoussa, des fonctionnaires
reconvertis comme MM. Sack ou Catche et des diplômés ayant exercé dans le secteur privé ou para public
tels que MM. Onobiono, Pius Bisseck et Jean-Jacques Ekindi 95.

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