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Revue d’économie industrielle

Une nouvelle approche de la spécialisation internationale


Charles Albert Michalet

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Michalet Charles Albert. Une nouvelle approche de la spécialisation internationale. In: Revue d’économie industrielle, vol. 17,
3e trimestre 1981. pp. 61-75;

doi : https://doi.org/10.3406/rei.1981.2019

https://www.persee.fr/doc/rei_0154-3229_1981_num_17_1_2019

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Abstract
This article presents a methodology that endeavours to take into account all the direct and indirect
effects of new technology — here the microelectronics technology — on the level of employment. After
having briefly reviewed the shortecomings and the hypothesis of two widely used approaches (the
microeconomic approach without feedback effects and the macroeconomic approach in comparative
statics), the author develops a third approach in terms of time transition process. From a previous work
on the transition pro- cess of the computer diffusion in the UK and from a formalized mathematical
model, he concludes that the time path of the level of employment depends on the rate of diffusion and
the degree of superiority of the new technology upon the old one. In any case, the level of employment
will always be lower at the end of the transition process, even if temporary increase can occur during a
process.

Résumé
Les analyses de l'insertion des économies nationales dans la division internationale du travail
obéissent encore au paradigme traditionnel de la théorie de l'échange international centré sur la
circulation des marchandises. Une nouvelle approche multidimensionnelle est proposée. Elle est
fondée sur la prise en compte d'ensembles hiérarchisés de modalités d'internationalisation comprenant
la dimension commerciale, production technologique et financière à la sortie comme à l'entrée. Ces
structures permettent de définir une nouvelle interprétation de la spécialisation internationale en termes
de compétitivité avec l'introduction de comptes empruntés à la théorie de l'économie industrielle. Enfin,
des propositions sont esquissées pour la définition d'une « bonne » spécialisation dans une optique
néointerventionniste.
Une nouvelle approche de la

spécialisation internationale

Charles-Albert
UniversitéDirecteur
de MICHALET
Paris du
X Nanterre
CEREM

« Les systèmes métaphysiques qui contredisent des résultats


observationnels ou des théories hautement confirmées sont des
points de départ extrêmement précieux... ».
P.K. FAYERABEND : Comment être un bon empiriste.
Plaidoyer en faveur de la tolérance en matière épistémologique. (In
P. JACOB, de Vienne à Cambridge, Paris, Gallimard, 1980).

Quelle que soit l'interprétation qui en est donnée, l'existence de la crise


économique a provoqué une réflexion approfondie sur ce qui devrait être la place de
l'économie française dans la Division Internationale du Travail. De multiples
réponses ont été apportées : regroupements géo-politiques, repérage des
créneaux à demande dynamique, priorité aux secteurs à haute technologie,
restructurations industrielles, reconquête du marché intérieur... (1).

En dépit de leur variété, elles ont toutes en commun de se situer explicitement


ou implicitement dans le cadre de la théorie traditionnelle de l'économie
internationale. Nous pensons que ce paradigme est totalement inadéquat à la réalité
actuelle ; ailleurs nous avons esquissé une théorie « métaphysique » de
l'économie mondiale (2). Dans cet article, nous voudrions développer deux propositions.

La première est de caractère méthodologique. Elle vise à la construction d'une


approche multidimensionnelle et hiérarchique pour l'étude empirique de
l'interprétation d'une économie nationale dans l'économie mondiale (3). La seconde de
caractère analytique. Il nous est apparu que pour tenter de reformuler une
théorie à la spécialisation internationale, les concepts de l'économie industrielle sont
pertinents. Puisque l'économie mondiale n'obéit plus à la même logique que celle
du modèle traditionnel, puisque la réalité en formation n'est plus axée
exclusivement sur les Etats-Nations, les flux de marchandises et les relations
internationales, la question se pose de savoir si « l'économie industrielle internationale » ne
constitue pas le champ adéquat pour l'intelligibilité de l'économie mondiale.

(1) Dans un numéro récent consacré à la Nouvelle Division Internationale du Travail (n° 14, 1980),
La Revue d'Economlie Industrielle a apporté sa contribution à ce débat.
(2) Cf. C.A. MICHALET, Le capitalisme mondial, (Paris, PUF, 1976).
(3) Cette étude a été effectuée par l'équipe du Centre d'Etudes de la Recherche sur l'Entreprise
Multinationale (CEREM) dans le cadre d'une ATP de la DGRST consacré à la Division Internationale
du Travail. Nous reprenons en partie le chapitre consacré à la problématique générale.

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1. — L'INTEGRATION D'UNE ECONOMIE NATIONALE DANS
L'ÉCONOMIE MONDIALE : UN CADRE MÉTHODOLOGIQUE

Le rejet du paradigme traditionnel impose une nouvelle méthodologie pour


saisir l'intégration d'une économie nationale dans l'économie mondiale. En
effet, dans le cadre de la théorie classique de la Division Internationale du
Travail, l'insertion d'une économie nationale était exclusivement conçue en termes
d'échanges commerciaux. Notre proposition principale est de considérer
l'articulation d'une économie nationale à l'économie mondiale, selon une approche mul-
tidimensionnelle. Cela signifie qu'à côté de l'analyse des flux d'exportations et
d'importations de marchandises, il est nécessaire de prendre en compte les flux
d'investissements directs, les flux de technologie et les flux de capitaux. Après
avoir défini les différentes modalités de l'internationalisation, nous constaterons
que leur ensemble est différent de leur simple addition. Le phénomène
d'intégration est non seulement multidimensionnel, il est aussi structuré.

1.1. Un phénomène multidimensionnel

Pour une économie donnée, son intégration à l'économie mondiale peut être
analysée à plusieurs niveaux différents. Dans l'étude empirique, nous avons
distingué entre les flux d'exportations/importations, les flux d'investissements
directs à l'entrée et à la sortie, les ventes et les achats de technologie, les réseaux
bancaires et les mouvements de capitaux bancaires. Les données portent sur la
période 1968-1978 ; sept zones ont été définies : Etats-Unis, CEE, reste OCDE,
Amérique Latine, POM, Reste PVD et pays de l'Est. Le découpage sectoriel est
le même pour les trois premières modalités d'internationalisation, il a été
déterminé par le plus petit commun dénominateur constitué par les statistiques
relatives aux flux d'investissements directs. Cette approche permet donc de
superposer, à l'entrée ou à la sortie, pour une période donnée, pour des zones et des
secteurs identiques, quatre dimensions de l'intégration de l'économie française dans
l'économie mondiale : l'internationalisation commerciale, l'internationalisation
de la production, l'internationalisation technologique et l'internationalisation
financière. Par là nous pensons rompre avec la démarche traditionnelle qui réfère
généralement le phénomène d'internationalisation à la seule dimension des
échanges dans l'optique traditionnelle des théories de la Division Internationale
du Travail.

Il ne nous semble pas nécessaire de nous appesantir longuement sur chaque


dimension de l'internationalisation. Nous préférons insister ici, dans la ligne
tracée par notre problématique, sur les aspects analytiques en rupture avec le
paradigme traditionnel. En effet, l'appréhension simultanée de plusieurs formes
d'internationalisation constitue un « écart » par rapport à la théorie dominante.
Néanmoins, c'est le passage du paradigme de l'économie internationale à
l'économie mondiale qui ouvre la possibilité d'une approche multidimensionnelle et
de « déterrer des faits nouveaux ». L'hypothèse d'immobilité des facteurs de
production exclut la reconnaissance des phénomènes d'internationalisation de la
production qu'impliquent toujours un transfert de capitaux. L'investissement
direct peut prendre des modalités diverses : création d'unités productives,
rachats d'entreprises existantes, prises de participation majoritaires ou
minoritaires. Les filiales d'un Groupe multinational peuvent être orientées vers la
fabrication pour le marché total (filiales-relais) ou spécialisées dans la fabrication de

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composants destinés à être exportés vers d'autres filiales (filiales-ateliers) (4).
L'internationalisation de la production peut aussi s'inscrire dans la dynamique
de restructuration des grands Groupes avec des procédures de prises de
participations croisées et de spécialisation fine intrabranche, conduisant à une répartition
du marché mondial. Les phénomènes de concentration/centralisation à
l'intérieur de la zone des pays industrialisés font aussi partie des processus
d'internationalisation même s'ils ne se traduisent pas automatiquement par des flux
classiques de capitaux (5). Il en va de même du développement des nouvelles formes
d'investissement comme les accords de coopération industrielle, le leasing, les
apports de technologie (6) qui n'impliquent pas toujours un transfert de
capitaux, ou, à tout le moins, un transfert équivalent à la valeur des actifs. Ainsi, la
rupture avec le paradigme traditionnel doit être menée jusqu'au bout. Si
l'hypothèse d'immobilité des facteurs de production désigne le « fait nouveau »
constitué par l'investissement direct, la définition de l'internationalisation de la
production ne doit pas être limitée par le champ dessiné a contrario, en référence à la
théorie de l'échange. Le phénomène déborde le facteur capital. Ce qui compte
c'est que la production d'une entreprise ne soit plus concentrée sur un seul espace
national, mais organisée dans un espace multinational. Ce qui revient à insister
sur ce qui assure l'unité stratégique et de gestion de ces entités constituées
d'unités productives dans plusieurs pays : les structures organisationnelles. Ce sont
elles en effet qui assurent le contrôle des activités délocalisées à l'échelle mondiale
du Groupe. Mais du même coup, l'analyse non seulement ne respecte plus les
dogmes de l'économie internationale mais se prend à mêler micro et
macroéconomie. Nous y reviendrons plus loin. Il en va de même si l'on prend en
compte une autre dimension de l'internationalisation : la technologie.

Comme dans le cas de la dimension productive, le modèle de l'échange


international ignore les flux de technologie. Leur prise en compte est en effet impensable
puisque la technologie est supposée se diffuser instantanément dans tous les pays.
Il s'agit de la condition nécessaire à l'hypothèse d'idendité des fonctions de
production. Le courant néo-technique (Posner, Hufbauer, Vernon) a tenté tout à la
fois de sauvegarder le modèle et d'y introduire la technologie par un
élargissement de la notion de dotations en fonction. Mais il échappe à rendre compte
totalement des conditions de production de l'écart technologique et, surtout, des
modalités du transfert international des technologies. En respectant le cadre des
relations internationales, l'école néo-technique ne peut saisir que la circulation de
la technologie constitue un aspect du phénomène d'internationalisation de la
production et que, en réalité, une part prédominante des flux est interne aux FMN
(7).

(4) Sur tous ces points, M. DELAPIERRE et CA. MICHALET : Les Investissements étrangers en
France : stratégies et structures. (Paris, Calmann-Lévy, 1976).
(5) Cf. J.-P. THUILLIER : Les investissements directs européens aux Etats-Unis : investissements
croisés et centralisation du capital, à paraître.
(6) Cf. C. OMAN, The « new forms » of Investment in developing Countries, a state-of-the-art.
Working document. Center of Development, OCDE.
(7) Sur tous ces points v. B. MADEUF : L 'ordre technologique International (Paris, La
Documentation française, 1981).

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Pour tenter d'appréhender la dimension financière, nous avons choisi
d'utiliser les données concernant le réseau des banques et les mouvements de capitaux
bancaires à long terme. Là encore, il n'y a pas simplement rupture avec le modèle
HOS qui exclut la circulation internationale des capitaux. De même que pour la
technologie, il existe des tentatives pour intégrer celle-ci dans la logique, bien
qu'avec des conséquences surprenantes puisque les flux de capitaux se substituent
aux flux de marchandises. Mais ce qui nous semble caractéristique de la
dimension financière c'est qu'elle est peut-être celle qui a réussi à s'écarter le plus du
cadre inter-national. En effet, les circuits financiers mis en place par les banques
multinationales (BMN) à travers leurs filiales sur les places financières off-shore
peuvent être considérés comme transnationaux. Ils échappent largement aux
contrôles des organismes publics nationaux ou internationaux. Le fonctionnement
des sytèmes d'Euro-devises avec les marchés d'euro-crédit et d'euro-émissions,
les mécanismes de refinancement inter-bancaire et intra-bancaire reposent tout
entier sur les BMN. Il s'agit en fait d'un système financier transnational qui s'est
développé par l'initiative privée et dont la régulation est encore à l'étude... (8).

Au total, la place d'une économie nationale dans la DIT ne peut donc être
réduite au modèle unidimensionnel du paradigme de l'échange international.
Mais il ne suffit pas de définir les différents niveaux de son intégration à
l'économie mondiale. L'analyse que nous venons de faire ne constitue qu'une étape. En
effet, le processus d'intégration ne résulte pas seulement de l'addition des
différentes modalités commerciales, productives, technologiques et financières. Il
s'agit maintenant de tirer les conséquences de leurs inter-relations. Le
phénomène d'intégration est multidimensionnel, il est aussi structuré.

1.2. Un phénomène structuré

Les différentes dimensions de l'internationalisation des économies ne sont pas


autonomes les unes par rapport aux autres. Elles constituent au contraire un
ensemble structuré. Il existe des interdépendances entre les diverses formes de
l'expansion mondiale d'une économie, ainsi qu'entre celles qui s'y implantent en
provenance du reste du monde. L'analyse des interdépendances peut se faire en
termes de complémentarité ou de substitution. Le résultat, par rapport à un pays
(ou une région) de provenance ou d'accueil, se traduit par une structure
hiérarchisée des formes d'internationalisation.

1.2.1. La notion de complémentarité est assez facile à illustrer. Il existe, par


exemple, une liaison entre la croissance des exportations et la dimension
financière. A l'heure actuelle, les crédits acheteurs et fournisseurs jouent un rôle
prépondérant dans la réussite commerciale sur les marchés étrangers. L'installation
d'un réseau multinational de filiales de commercialisation ira dans le même sens.
Il existe aussi un effet de complémentarité entre l'internationalisation de la
production et les flux de capitaux à long terme ; entre l'implantation productive à
l'étranger et les ventes de technologie ; entre la dimension financière et
l'expansion commerciale et/ou la délocalisation de la production. Bien entendu, les inter-

(8) Sur tous ces points CA. MICHALET : Banque multinationale, firme multinationale et économie
mondiale (MELANGER, J. WEILLER, à paraître). Voir aussi : La dimension monétaire et
financière du capitalisme mondial, in Les Euros Crédits (Paris, Librairie Technique, 1981).

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relations ne sont pas à sens unique. Ainsi, la présence d'un réseau bancaire peut
favoriser l'investissement à l'étranger des Groupes, à moins que ce soit la multi-
nationalisation de ces derniers qui provoque la multinationalisation des banques.
La dimension technologique suit l'expansion commerciale ou productive, mais
une avance technologique peut induire des exportations de biens d'équipement,
surtout si les conditions financières sont compétitives. Les formes de
l'internationalisation peuvent donc être regroupées et leurs rapports ne sont pas univoques.
A priori toutes les combinaisons sont possibles. L'étude empirique fera
apparaître celles qui sont les plus fréquentes. La mise en évidence des effets de
substitution est plus malaisée. Ainsi dans la littérature économique consacrée aux effets
des investissements directs, de nombreuses études ont cherché à déterminer si
la production à l'étranger était un substitut aux exportations (9). Les conclusions
ne sont pas très précises. D'une part, parce que l'effet ne peut être mis en
évidence qu'a posteriori et de façon hypothétique : que se serait-il passé pour les
exportations si les investissements à l'étranger n'avaient pas eu lieu ? D'autre
part parce que le contenu socio-politique est brûlant par l'impact de l'effet de
substitution sur l'emploi. Il semble bien que la recherche ne doit pas être limitée
aux effets directs. L'investissement à l'étranger peut avoir des répercussions
négatives dans son secteur mais positives dans d'autres secteurs (biens
d'équipement). Depuis 1975, il est tentant d'examiner les potentialités de substitution
entre la dimension productive et la dimension financière en direction des pays en
voie de développement. L'analyse des flux globaux publiés par le CAD (10) fait
apparaître un gonflement des prêts bancaires privés et un tassement des flux
d'investissements directs. Enfin, la question peut être posée d'une substitution de
la dimension technologique à la dimension productive aussi bien dans le cas des
pays industrialisés que dans celui des pays en voie de développement, comme
effet des accords de coopération industrielle entre grands groupes ou des accords
d'assistance technique dans le cadre de joint-ventures avec des firmes locales.

Seule l'étude empirique peut donner des réponses au jeu de la


substitution/complémentarité, il n'est donc pas nécessaire d'insister davantage.
En revanche, ce qu'il importe de souligner c'est la dynamique des interrelations
entre les différentes modalités de l'internationalisation. Dans la longue période,
il peut survenir des modifications dans leur importance relative. Ces
déformations des structures multidimensionnelles sont le résultat des effets qui viennent
d'être distingués. Mais elles peuvent conduire à mettre en lumière une autre
caractéristique du phénomène d'internationalisation.

1.2.2. Montrer que l'intégration d'une économie nationale à l'économie mondiale


s'effectue à plusieurs niveaux, permet sans doute de sortir de l'univers réduction-
niste de la théorie traditionnelle de la DIT, mais c'est encore insuffisant. Une
étape reste à franchir qui correspond à la question de savoir si toutes les formes
d'internationalisation sont équivalentes pour une économie donnée ou, au
contraire, si la mise en évidence d'une hiérarchie des formes de l'internationalisation
est une condition nécessaire à la caractérisation des types d'intégration d'une
économie donnée à l'économie mondiale.

(9) Cf. rapport RYBICOFF : Commission de Finances du Sénat des Etats-Unis, 1973. Voir aussi
rapport Hufbauer-Adler (1971).
(10) Rapport du Comité d'Aide au développement de l'OCDE.

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Pour tenter d'évaluer ces cas de figure, nous avons suivi la méthodologie
suivante en référence à l'économie française. D'une part, nous avons déterminé
l'importance relative de chaque modalité de l'expansion internationale française
vis-à-vis de sept zones géographiques (11). Pour chacune d'entre elles, le
pourcentage par rapport au total des exportations, des flux d'investissements directs,
des ventes de technologie, du réseau et des prêts bancaires, conduit à mettre en
lumière une structure hiérarchisée des formes de l'internationalisation française à
l'étranger. La même démarche a été menée, pour les mêmes modalités en ce qui
concerne les formes de la pénétration des différentes zones dans l'économie
française. On obtient ainsi des « blocs d'internationalisation » ou des « structures
internationalisées à dominantes » soit à la « sortie » soit à 1'« entrée ». Il est
ainsi possible de privilégier une forme d'internationalisation particulière et de
montrer les zones pour lesquelles elle est prépondérante, selon que l'économie
française est dans la position d'un pays d'accueil ou d'origine.

Cette procédure aboutit à une typologie des formes d'expansion/pénétration


selon les zones obtenues par la combinaison hiérarchisée des différentes
modalités. Il est plausible de privilégier des structures à dominante commerciale (export-
import) productive (flux d'investissements directs) technologique (recettes et
dépenses de technologie), financière (réseaux et mouvements de capitaux
bancaires). L'analyse du classement de ces différentes formes peut permettre d'établir
des liaisons de complémentarité par la proximité constante de classement ou de
substitution (disparition ou écarts croissants dans le classement) quant on prend
une période assez longue. Nous avons retenu la période 1968-78 en choisissant
trois années pour lesquelles les structures dominantes ont été saisies synthétique-
ment (1969, 1973, 1978). Les études spécifiques consacrées à chaque forme
permettent de saisir de manière beaucoup plus fine les changements durant la
période. Bien entendu, il est possible d'imaginer pour une zone donnée des
structures à double ou triple dominante pour lesquelles plusieurs formes viendraient à
égalité. Ainsi, l'expansion française dans une zone A peut se caractériser par une
structure à dominante technologico-productive ou productive financière...
Toutes les combinaisons sont a priori possible entre les quatre modalités retenues.
L'étude empirique montrera si certaines sont existantes ou non, si elles sont
stables ou non, si elles sont spécifiques à telle ou telle zone, si elles sont symétriques
à l'entrée et à la sortie, si elles évoluent dans le temps.

Bien entendu, le même raisonnement peut être appliqué dans le cas des
structures de pénétration de l'économie française.

Le repérage de ces différentes structures hiérarchisées d'expansion-


pénétration, l'analyse de leur déformation dans le temps, la nature des formes
dominantes selon les différentes zones d'expansion et de pénétration ne peut plus
être interprétée à l'aide du paradigme traditionnel. L'exercice auquel nous nous
sommes livrés exige de poser les jalons d'une reformulation de l'analyse de la
spécialisation internationale.

(11) Etats-Unis, CEE, reste pays de l'OCDE, Amérique latine, POM, autres PVD, pays de l'Est.

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2. — POUR UNE NOUVELLE FORMULATION DE LA SPECIALISATION
INTERNATIONALE

L'hypothèse de l'existence d'une structure hiérarchisée des formes


d'internationalisation ne peut pas être interprétée dans le cadre du paradigme de l'échange
international. Elle requiert une conception nouvelle de la spécialisation
internationale qui soit définie immédiatement à l'échelle mondiale.

2.1. L'abandon nécessaire du cadre théorique traditionnel. Chercher à


sauvegarder la théorie de la spécialisation internationale nous semble un exercice voué à
l'échec.

Tout d'abord, la proposition que nous avons faite de saisir comme une
structure hiérarchisée les différentes formes de l'internationalisation, est beaucoup
plus englobante que la théorie traditionnelle qui se limite à l'échange de produits.
Il ne s'agit évidemment pas d'une généralisation de type post-ricardien étendant
le schéma à deux produits et deux pays à m produits et n pays. En revanche, il
pourrait être tentant de la situer dans le prolongement des tentatives
néotechniques qui ont cherché à expliquer la spécialisation d'un pays sur la base
d'une conception plus complexe de la dotation en facteurs. La difficulté ne serait
peut-être pas dans le fait de définir une dotation en facteurs plus large qui
expliquerait les structures dominantes variées qui ont été suggérées précédemment. Le
paradoxe, ou plutôt la contradiction dans les termes, provient du fait que la
dotation en facteurs qui doit déterminer ex ante la spécialisation — expliquer les
« structures à dominante » dans notre perspective — est elle-même déjà
internationalisée.

La mobilité des facteurs de production ôte toute pertinence à l'idée centrale,


dans le paradigme traditionnel, d'une dotation en facteurs définissant un espace
(abstrait) matériel qui s'insérerait sur la base d'un avantage comparatif
préexistant (en économie fermée) dans la DIT. Il ne s'agit plus de passer d'une économie
fermée à une économie ouverte,, car l'Etat-Nation n'est plus un espace clos de
facteurs de production mais un espace béant où entrent et sortent du capital, de
la technologie, du travail et, bien sûr des biens. Cette mobilité rend pour le moins
evanescente la détermination d'une base économique nationale stable, sur
laquelle serait fondée une insertion optimale sur le marché mondial.

Si la détermination ex ante de l'insertion d'une économie nationale dans la


DIT par sa dotation en facteurs perd sa validité, il serait peut-être opportun de
prêter plus d'attention aux explications par la demande. Mais alors s'ouvre une
nouvelle piste de recherche qui, en un certain sens prolonge les analyses de Linder
mais en les généralisant à nos structures multidimensionnelles.
Confrontés à la structure de la demande d'une zone donnée A, il serait
intéressant de savoir si les formes à dominantes des différents pays « exportant » vers
cette zone sont identiques. Si l'on fait l'hypothèse plausible mais que nous ne
pouvons pas démontrer empiriquement encore, que les structures
multidimensionnelles des différents pays sont différentes, il resterait à expliquer ces écarts.
Puisque la dotation nationale en facteurs ne peut plus être utilisée, il devient
nécessaire de trouver autre chose permettant d'interpréter les caractéristiques
nationales, des réponses à la demande de la zone A, reflétée par les structures
différenciées des différents pays « commerçant » avec cette zone. La réponse à cette

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question nous mettrait sur la voie d'une nouvelle conception de la spécialisation,
dont la nécessité devient évidente dans la mesure où la terminologie de l'ancienne
— exporter, commercer — n'est plus adéquate au phénomène
d'internationalisation que nous cherchons à comprendre.

2.2. L'autonomie relative des structures à dominante

L'hypothèse de travail que nous proposons est axée sur l'idée d'une autonomie
relative des structures à dominante.

Dans la mesure où il n'est plus possible de conserver le schéma mécaniciste


déterminant la spécialisation à partir d'une dotation nationale en facteurs, il est
possible de s'interroger sur la pertinence d'une approche définissant la «
spécialisation » d'un pays donné sur la base des structures à dominante, ou, si l'on veut
continuer à utiliser l'ancien langage, sur la base de sa dotation factorielle
internationalisée. Mais la différence avec l'ancienne approche est radicale. En effet,
dans cette nouvelle perspective, il n'y a plus détermination ex ante des choix de
spécialisation puisque c'est le processus d'internationalisation lui-même qui va
faire apparaître les avantages comparatifs d'un pays. L'intégration de
l'économie nationale dans l'économie mondiale n'est plus définie antérieurement à
l'ouverture de l'économie mais elle est construite par le processus même de
l'internationalisation. Il résulte de cette proposition un certain nombre de
conséquences. En premier lieu, si l'on s'en tient au domaine privilégié des échanges —
c'est-à-dire le cas d'une structure à dominante commerciale — on peut imaginer
que l'échange puisse se faire entre des économies ayant une technologie
identique (hypothèse HOS de l'identité des fonctions de production) et des dotations
nationales identiques, ce qui cette fois est incompatible avec la théorie
traditionnelle. Il faudrait modifier la terminologie et parler de dotations territoriales
identiques pour marquer que l'on se cantonne aux facteurs localisés à l'intérieur des
frontières politiques de l'Etat-Nation. L'avantage comparatif est alors donné par
la dotation internationalisée, c'est-à-dire, par la structure caractéristique de la
combinaison des différentes modalités de l'internationalisation. On s'aperçoit,
ensuite, que les clivages traditionnels entre le national et l'international, le
domestique et l'étranger, se posent dans des termes très différents. Ils ne peuvent
plus être fondés à partir de critères économiques. La définition de l'Etat-Nation
est déterminé par la superstructure institutionnelle et politique comme espace
d'exercice d'une souveraineté nationale qui inclut les choix de politiques économ-
liques. Mais dans l'optique que nous explorons, la « contrainte internationale »
ne peut plus être comprise comme une ligne, une limite qui se déplace en
augmentant ou réduisant la place relative du « secteur exposé » ou soumis à la
concurrence internationale et du secteur « protégé ». Dorénavant, la contrainte
internationale est une donnée structurelle de l'espace national, modelé par les modalités
de son expansion internationale et par celles de la pénétration étrangère. L'Etat-
Nation, par son intégration dans l'économie mondiale devient un territoire
économique. La « contrainte internationale » est internalisée : elle reflète
l'articulation du territoire national à l'économie mondiale. Il est une autre conséquence de
cette optique qui mérite encore plus d'être taxée de métaphysique, ce qui est,
comme nous l'avons indiqué plus haut, précisément notre intention. Dans le
prolongement de cette conception de l'internalisation de la contrainte, il est possible
d'imaginer que les structures multidimensionnelles internationalisées, du fait
même de leur relative autonomie, exercent un effet en retour par les pays
d'origine.

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Nous voulons exprimer par là l'idée selon laquelle il ne suffit pas de s'en tenir à
la constatation de l'expansion mondiale des structures commerciales,
productives, technologiques et financières d'un pays ainsi qu'à la pénétration dans ce
pays des mêmes structures par l'étranger. Le phénomène d'internationalisation
exerce un effet en retour sur les économies de départ et, c'est plus évident, sur les
économies réceptrices. La rencontre des tendances à l'internationalisation et de la
persistance des entités nationales, même modifiées, se traduit par quelque chose
de nouveau que nous avons déjà désigné par la notion « métaphysique »
d'économie mondiale. Ce qui correspond à l'intégration d'une économie nationale
dans l'économie mondiale est donc le produit d'un processus, dynamique, de
caractère dialectique et qui définit, à nos yeux, la formation de la « spécialisation
internationale » ainsi reformulée. Mais pour éviter de tomber dans la
métaphysique, au sens habituel, il est nécessaire de déterminer les forces qui animent cette
dialectique du retour-dépassement des structures internationalisées sur les
structures nationales. L'économie mondiale ne tombe pas du ciel. Elle est le résultat
des choix d'agents économiques que l'on ne peut plus réduire, comme dans
l'optique traditionnelle, aux seuls Etats-Nations.

2.3. Les nouveaux déterminants de la spécialisation internationale

Puisque les dotations factorielles macro-économiques des Etats-Nations ne


suffisent plus à fonder la spécialisation internationale, il devient nécessaire de
rechercher les déterminants de la DIT à un autre niveau. Nous pensons que la
réponse est dans le rôle majeur des Groupes industriels et financiers. Pour
employer la terminologie consacrée, bien qu'elle ne soit pas totalement adéquate,
il semble utile d'examiner les fondements micro-économiques de la spécialisation
internationale.
Concrètement, le phénomène d'internationalisation des dotations factorielles
et la formation de structures à dominante ont pour support les choix des firmes
exportatrices, des FMN, des sociétés d'ingénierie et de conseil, des banques. Bien
souvent, et singulièrement au niveau mondial, ces différentes activités sont
menées conjointement par de puissants Groupes multinationaux. Ce sont eux qui
jouent un rôle déterminant dans le processus d'internationalisation ; les PMI ne
participent pas directement à ce processus. D'où l'apparition sans cesse renforcée
d'économies nationales à structures duales où la partie internationalisée — qui ne
doit plus être définie comme l'était le secteur exposé — devient de plus en plus
importante et joue un rôle moteur.

Les Groupes sont les porteurs de cette spécialisation qui ne peut plus être
référée exclusivement à la détermination a priori des dotations nationales. La
formation des structures à dominantes différenciées selon les zones de pénétration
résulte de la coopération entre les partenaires commerciaux, industriels,
financiers, technologiques. La répartition des rôles est variable selon la structure
industrielle des pays d'origine et/ou les régions d'expansion. Mais l'effet de
synergie contenu dans ces structures multifonctionnelles internationalisées
apparaît comme devant dorénavant servir à définir les avantages comparatifs des
Nations. Avantages comparatifs qui ne sont plus exclusivement le reflet des
dotations nationales initiales mais qui se définissent au niveau mondial. Finalement,
elles traduisent des avantages compétitifs. Cette dernière formulation nous
semble plus adéquate que celle d'avantages comparatifs dans la mesure où elle
englobe le comportement d'agents micro-économiques en concurrence.

REVUE D'ÉCONOMIE INDUSTRIELLE — n°17,3* trimestre 1981 69


Bien que l'expression soit fréquemment utilisée, il est difficile de fonder dans le
cadre de la théorie traditionnelle, la notion de compétitivité nationale. Dire que le
Japon est plus compétitif que la Grande-Bretagne n'a guère de sens dans le
paradigme ancien même si la quasi totalité des observations est unanime à partager
cette opinion. De la même façon, pour revenir aux fondements, Ricardo n'aurait
jamais soutenu que le Portugal était plus compétitif que la Grande-Bretagne dans
le vin et moins dans le drap. Ou encore, dans les termes d'Heckscher-Ohlin, il
serait assez curieux d'affirmer que les terres à vin portugaises sont plus
compétitives que celles de la Grande-Bretagne. Il serait pourtant erroné de rejeter la
formule de la compétitivité internationale d'un pays pour son à peu-près
journalistique et son absence de rigueur analytique. S'il est vrai, en effet, que le terme ne
peut être utilisé dans la conception traditionnelle, il désigne néanmoins une
réalité qu'il faut définir, ne serait-ce que, par hypothèse, elle échappe au champ
d'investigation du paradigme de l'économie internationale.

Le mot compétitivité se comprend par rapport à l'idée de concurrence et,


singulièrement de concurrence sur le marché. Est compétitif, l'agent qui défend et,
surtout, accroît sa part de marché. Le Japon peut être dès lors, désigné comme
une économie compétitive parce que sa part du marché mondial des automobiles,
de l'électronique ou de la motocyclette augmente. Mais que désigne 1'« économie
japonaise » ? Tout d'abord il faut reconnaître, dès le départ, que la notion de
compétitivité exige la référence à un agent. Pour aller vite, le mot compétitivité
appartient à la boîte à outils de l'économie industrielle et non pas à celle de la
macro ou de la micro-économie. Toujours de façon abrupte, l'exigence de l'agent
peut se traduitre, dans le cas du Japon, en disant le Groupe Honda, ou le Groupe
Mitsubishi, etc., sont compétitifs. Ajoutons immédiatement qu'ils sont
d'autant plus compétitifs qu'ils reçoivent l'appui d'organismes étatiques dans le
cadre d'une coordination stratégique organisée par le MITI. Le modèle japonais
se révèle donc particulièrement compétitif par le jeu de l'alliance réussie des
groupes industriels, commerciaux et de l'Etat et, aussi, par le maintien d'un certain
ordre social. Au niveau mondial, les Groupes japonais sont confrontés à des
Groupes américains ou européens qui eux aussi, s'appuient sur les aides de leurs
Administrations et sur des structures socio-politiques. De cette confrontation
surgit un certain partage des marchés et de la localisation des activités
productives. Cela signifie que la spécialisation de chaque pays se définit davantage en
termes de concurrence oligopolistique qu'en termes de dotations factorielles. Cette
situation, qui implique une rationalité économique partagée, peut aboutir à au
moins trois résultats : a) l'éviction pure et simple des/ou de certains concurrents
avec l'accentuation de la concentration industrielle mondiale ; b) l'entente par
fusion, absorption ou cartellisation avec l'accentuation de la centralisation à
l'échelle mondiale ; c) la spécialisation/production fine de caractère intra-
sectoriel sur la base de créneaux. La Division Internationale du Travail est donc
générée strictement au niveau mondial par les choix des Groupes. Elle n'est plus
le résultat de la mécanique newtonienne des Etats-Unis mais celui de la
compétitivité dans la définition de laquelle, les Etats, en tant qu'organe politico-
économique jouent un rôle indiscutable mais non exclusif et non prépondérant.

La spécialisation fondée sur la notion de compétitivité doit conduire en fin de


compte à un résultat différent de celui auquel aboutirait l'analyse traditionnelle.

En premier lieu, même si comme nous tenons à le souligner à nouveau, la


prédominance des choix des Groupes dans la concurrence internationale ne signifie

70 REVUE D'ÉCONOMIE INDUSTRIELLE — n°17,3' trimestre 1981


pas la disparition des Etats-Nations, la nature de ceux-ci est cependant
profondément transformée. L'Etat, à travers ses administrations spécialisées est un
élément, parfois primordial, de la compétitivité internationale des Groupes. Mais
l'Etat-Nation comme espace économique cohérent et prévalent est remis en
cause. Du fait même de leur engagement dans la concurrence à l'échelle
mondiale, les Groupes distendent leurs liens avec leur pays d'origine. Ils décident de
produire hors des frontières, ils achètent des inputs et vendent des outputs à
travers des circuits qui ne sont pas automatiquement placés sur l'espace national. Ils
recourrent à des sources de financement et/ou utilisent leurs propres disponibilité
selon des canaux qui ne transitent pas non plus forcément par leur pays d'origine.
Ils mettent au point et produisent des technologies ailleurs que dans leur propre
pays. Ils rationalisent leur production à l'échelle mondiale en n'accordant pas à
l'espace d'origine un statut particulier... En bref, la stratégie, les structures orga-
nisationnelles et la gestion des Groupes, dominée par l'impératif de compétitivité
prend une autonomie vis-à-vis des Etats d'origine. C'est ce phénomène qui
justifie l'idée déjà annoncée d'autonomisation des structures à dominante. En outre,
les espaces nationaux sont pénétrés par les Groupes étrangers qui agissent selon la
même rationalité globale que celle des Groupes nationaux. Il en résulte que
l'Etat-Nation est doublement internationalisé du fait de l'action de « la sortie »
des Groupes d'origine nationale et de « l'entrée » des Groupes étrangers. La
tendance est à la transformation des Etats-Nations en simple supports territoriaux
structurés par les activités des Groupes multinationaux.

L'introduction de la notion de compétitivité peut avoir une seconde


conséquence qui montre à nouveau combien le cadre théorique habituel est inadéquat
pour rendre compte de la réalité contemporaine. Elle nous semble en effet
contradictoire avec la philosophie même de la DIT fondée sur les avantages
comparatifs. L'objectif de l'accroissement de la part de marché n'est pas compatible
avec celle de la spécialisation ricardienne. La situation de départ choisie par
Ricardo qui donnait au Portugal une meilleure productivité à la fois dans la
production du drap et du vin ne conduirait pas forcément au partage des activités
mais bien plutôt à l'élimination pure et simple des secteurs vinicole et textile de
l'Angleterre. Il semble bien que dans la logique de la compétitivité, la notion smi-
thienne d'avantages absolus retrouve une certaine validité, compte tenu
évidemment des transformations subies par les structures nationales par
rapport à la conception de Smith. En outre, la rationalisation des activités mise en
place par les grands Groupes à l'intérieur de leur propre espace multinational,
mais aussi par le résultat d'accords et d'ententes peut être conçue comme une
extension à l'échelle mondiale, du fameux exemple de la manufacture
d'épingles ! C'est en ce sens qu'il faut comprendre les tendances très fortes à la
spécialisation internationale intra-industrielle et à la centralisation internationale. Ceci
étant, nous venons de pousser à fond les implications d'un modèle néo-libéral où
le jeu des économies d'échelle est plus déterminant que celui des dotations facto-
rielles et où l'économie internationale deviendrait un sous-secteur de l'économie
industrielle. Il reste à poser la question des limites à l'expansion de l'économie
mondiale. Il ne peut être répondu ici à une interrogation d'une telle ampleur et
qui dépasse d'ailleurs les ambitions de cette étude. Nous choisissons donc de
l'aborder très partiellement à travers le rôle de l'Etat, c'est-à-dire, d'un point de
vue normatif.

REVUE D'ÉCONOMIE INDUSTRIELLE — n°17,3' trimestre 1981 71


3. — LE CHOIX D'UNE BONNE « SPECIALISATION »

Le paradigme de l'économie internationale n'accorde aucune place au rôle de


l'Etat comme agent actif. Il s'agit de laisser faire les lois de la spécialisation
internationale fondée sur les avantages comparatifs en proscrivant toute intervention
discrétionnaire, conçue généralement comme de nature protectionniste. La
nouvelle définition de l'Etat-Nation est indissociable d'une prise en compte du rôle
de l'Etat. Il n'y a rien là de paradoxal car avec le passage de l'économie
internationale à l'économie mondiale, la conception du libre-échange doit être, elle
aussi, révisée. Il s'agit donc de cerner les principes du rôle néo-libéral de l'Etat
avant de considérer les linéaments d'un nouvel interventionnisme. Mais dans ce
dernier cas encore, la terminologie habituelle n'a plus le même contenu. Et ceci
d'autant plus que nous nous situons dans une période de « crise » économique
mondiale.

3.1. La conception néo-libérale de l'intervention de l'Etat favorise


l'approfondissement des tendances de l'économie mondiale telles qu'elles ont été décrites
précédemment. Depuis le début des années 60, les pays industrialisés ont encouragé
le développement multidimensionnel du processus d'internationalisation.
L'impératif de compétitivité a conduit l'Administration à inciter la formation de
Groupes puissants à vocation internationale, capables d'affronter la concurrence
internationale. Il n'est pas nécessaire d'insister beaucoup sur cette politique qui,
dans le cas français, a été engagée avec vigueur à partir du milieu des années 60.
Le point est de savoir si l'apparition de la crise est susceptible de remettre en
cause cette orientation. Dans la logique néo-libérale, le ralentissement du taux de
croissance ne doit pas conduire à contester l'ouverture de l'économie. Il ne s'agit
plus, sinon dans les discours, de se référer aux principes du libre échange tels
qu'ils ont été élaborés dans le cadre de l'économie internationale. Il s'agit
toujours de compétitivité internationale et celle-ci peut être compatible avec des
mesures de caractère protectionniste, à condition qu'elles soient limitées et
sectorielles. Ce néo-mercantilisme correspond bien, au niveau doctrinal, à la recherche
des avantages absolus. Il reste que plusieurs interprétations de la crise existent. Si
on la fait naître avec et par la hausse du prix du pétrole, l'intensification de
l'internationalisation des structures multidimensionnelles est plus que jamais
imperative. En effet, elle constitue la réponse à l'aggravation du poids des
importations et à la stagnation concomitante des marchés domestiques. En d'autres
termes, l'adoption de mesures de freinage conjoncturel dont on espère qu'elles vont
réduire le déséquilibre de la balance des opérations croissantes, devrait être
compensée par la dynamique de l'internationalisation multidimensionnelle. L'effet de
synergie entre les différentes modalités fondé sur les effets de
complémentarité/substitution dont il a été fait mention plus haut, sera
particulièrement recherché. Non seulement parce qu'il est un facteur de compétitivité,
mais aussi parce qu'il constitue une riposte adaptée au risque d'un retour, dans
certains pays, de mesures protectionnistes : l'implantation productive directe,
l'activité bancaire délocalisée, la vente de technologie prendront le relais des
exportations si celles-ci sont menacées ou interdites par d'éventuelles mesures
tarifaires ou non-tarifaires. Les Groupes ne peuvent être que favorables à une
telle ligne puisque, d'une part, ils sont déjà très engagés dans une stratégie
d'internationalisation et, de l'autre, parce que le marché domestique déjà très
étroit son attrait encore réduit par le freinage de la croissance et les mesures de
politiques économiques qui l'accompagne (taux d'intérêt élevé, encadrement du

72 REVUE D'ÉCONOMIE INDUSTRIELLE — n°17,3» trimestre 1981


crédit, anticipations pessimistes de la demande). Il n'est donc pas étonnant dans
le cas français comme dans le cas anglais, par exemple, que la baisse de
l'investissement privé au niveau domestique ne se soit pas accompagnée d'un
ralentissement comparable de l'investissement direct à l'étranger. Mais pour mieux saisir
ce décalage, il est utile d'introduire une seconde interprétation de la crise, celle-ci
fait débuter le phénomène récessionniste avant la crise pétrolière, à la fin des
années 60. Elle repose sur une explication en termes de baisse de rentabilité du
capital, elle-même provoquée par une modification de la répartition entre le
profit et la masse salariale (12). L'obtention de coûts unitaires plus bas à l'étranger,
dans les nouveaux pays industriels mais aussi aux Etats-Unis et au Canada, a dû
constituer une incitation forte à la délocalisation et cela d'autant plus que le
dollar était encore sous-évalué par rapport aux monnaies européennes et que l'accès
aux financements internationaux était plus facile qu'au niveau national.

Conjointement à ce mouvement de création d'unités nouvelles à l'étranger par


les entreprises financières et non-financières, la décennie soixante dix est
marquée par une autre tendance qui se développe à un rythme encore plus rapide : les
investissements croisés entre pays fortement industrialisés. La multiplication des
aspirations, d'absorptions de fusions, de prises de participation entre firmes
américaines et européennes manifeste la centralisation internationale du capital.
Cette évolution apparaît comme constituant une réponse appropriée à une
situation de croissance très ralentie (13).

Ainsi, dans le climat général de néo-libéralisme, il ne semble pas que la crise


puisse ralentir l'internationalisation des économies. L'interpénétration des
économies industrielles s'est accentuée. Le mouvement a entraîné avec lui une
fraction des pays considérés comme en voie de développement et qui ont été
officiellement reconnus par les instances internationales comme constituant une
catégorie spécifique : les nouveaux pays industriels. Les pays pétroliers ont eux aussi été
intégrés à l'économie mondiale mais selon des modalités différentes. En
revanche, la grande majorité des pays en voie de développement non producteurs de
pétrole ont plutôt subi un processus de marginalisation. La constatation que la
crise a stimulé la formation de l'économie mondiale ne doit pas surprendre dans
la mesure où l'internationalisation est un moyen de contrebattre les tendances
inhérentes au fonctionnement du capitalisme (14). Le discours néo-libéral traduit
cette réalité en termes normatifs : la bonne spécialisation internationale est celle
qui résulte de la compétitivité des nations. C'est donc celle qui est produite par le
jeu de la concurrence/collusion entre les grands Groupes de l'oligopole mondial.
L'adéquation entre la politique néo-libérale et la logique du fonctionnement de
l'économie mondiale rend singulièrement difficile toute tentative de rupture avec
l'orientation dominante.

(12) Cf. J.-M. LORENZI, O. PASTRE, J. TOLEDANO : La crise du XXe siècle, (Paris,
Económica, 1980).
(13) J.P. THUILLIER, Op. cit.
(14) C.A. MICHALET, Tendances récentes du capitalisme mondial, in Revue d'Economie
Industrielle, op. cit.

REVUE D'ÉCONOMIE INDUSTRIELLE — n° 17, 3» trimestre 1981 73


3.2. La conception néo-interventionniste

L'abandon de l'option néo-libérale ne signifie pas le retour au


protectionnisme, le choix de l'autarcie étant exclu. Il exige plutôt la recherche d'un nouveau
type de rapport avec l'économie mondiale, ce qui constitue une voie difficile. En
toute hypothèse, le protectionnisme ne peut plus être envisagé dans les termes
traditionnels. A titre d'illustration, les relations entre le Japon et les Etats-Unis sont
pleines d'enseignements. Les avertissements américains au Japon et les accords de
« restriction volontaire » aux exportations ne signifiant pas ipso facto la fin de la
réduction de la pénétration japonaise sur le marché américain. Elle s'effectue
simplement selon d'autres moyens. Ceux-ci peuvent être jugés socialement plus
acceptables qu'une politique d'exportations agressives flirtant avec le dumping.
La production sur place de voitures ou d'appareils électroniques par les Groupes
japonais aura au moins l'avantage d'utiliser la main d'œuvre américaine. Mais
l'impact direct risque d'être faible (forte automatisation) et l'impact indirect
menaçant (baisse des producteurs américains non compétitifs). D'où l'intérêt
d'une conception plus originale fondée sur la reconquête du marché intérieur
telle qu'elle est proposée par J. Mistral (15).

Il ne faudrait pas, à notre avis, réduire la conception de J. Mistral à un effort


visant seulement à réduire les importations afin de laisser le marché domestique
aux entreprises nationales. Cet aspect existe dans son schéma, mais celui-ci n'est
pas conçu dans une perspective autarcique. Bien plus, il semble bien que
l'accroissement de la part de marché dont bénéficieraient les firmes locales aurait
pour effet de renforcer leur compétitivité internationale par le jeu des économies
d'échelle. On peut trouver là une influence du modèle japonais de compétitivité
où la séquence marché intérieur puis exportations fait du premier un tremplin
pour les secondes. Mais ce qui est central dans la thèse défendue par l'auteur,
c'est la nécessité d'élaborer une stratégie industrielle accordant la priorité au
secteur des biens d'équipement. Cet accent vise non seulement à réduire la forte
propension à importer de l'économie française qui rend périlleuse pour l'équilibre de
la balance commerciale toute politique de relance, il vise aussi, et surtout, à
instaurer un mode d'accumulation que l'on peut qualifier d'autocentré. Il ne nous
semble pas que l'auteur en induise une stratégie de repli. Bien au contraire, le
modèle d'accumulation qu'il préconise devrait permettre une insertion favorable
— en termes de balance des paiements et de taux de croissance — de l'économie
française dans l'économie mondiale. Mais alors, la question peut être posée de
savoir ce qui différencie la politique de reconquête du marché intérieur de la
politique néo-libérale puisque, dans les deux cas, on accepte la « contrainte
extérieure ». Selon notre interprétation, ce commun dénominateur ne fait que
traduire le caractère difficilement réversible — à moins d'un changement
d'orientation politique radical — du phénomène d'internationalisation. L'objectif défini
par J. Mistral est déjà fort ambitieux. La reconstitution (ou la formation pure et
simple) d'une économie cohérente avec un secteur de biens d'équipement
compétitif permettant de réduire ou de supprimer la dépendance vis-à-vis de
l'extérieur constitue un objectif très considérable. Il ne faut pas oublier, en effet, que
contrairement à l'économie japonaise des années 60, qui sert souvent de
référence, l'économie française des années 70 est déjà fortement internationalisée

(15) J. MISTRAL, Maîtrise du marché intérieur, compétitivité et redéploiement, rapport au colloque


de Bordeaux, 29-30 juin 1981, à paraître.

74 REVUE D'ÉCONOMIE INDUSTRIELLE — n° 1 7, 3- trimestre 1981


selon les niveaux multiples analysés plus haut. L'intégration à l'économie
mondiale est donc une réalité. Elle s'est effectuée selon la logique des stratégies
privées de l'oligopole international. Cette constatation fait douter que l'on puisse
faire de la thèse de J. Mistral un simple brûlot à jeter contre le gonflement des
importations. Il existe au moins deux raisons pour écarter ce choix et pour tenter
d'aller plus loin.
En premier lieu, l'objectif de reconquête du marché intérieur ne saurait, pour
nous, être limité aux seules importations. Il doit être étendu aux autres modalités
de l'internationalisation. Faire autrement, c'est risquer de retomber dans le
paradigme traditionnel. Mais alors, la généralisation de la thèse risque de modifier
son contenu. Ce n'est plus de la reconquête du marché intérieur dont il faudrait
parler, mais bien plutôt de la reconquête de l'économie nationale. Dans cette
nouvelle perspective, si, une fois de plus, le repli autarcique est écarté, que peut
signifier d'autre sa reconquête que la maîtrise de l'accumulation ? En second
lieu, la justification de la reconquête du marché intérieur par les économies
d'échelle dont bénéficieraient en conséquence les firmes nationales, est un
argument très secondaire pour les Groupes multinationaux. Ceux-ci recherchent
l'obtention des économies d'échelle par la rationalisation de leurs activités au
niveau mondial. Cette option préalable détermine ensuite le type d'opérations
qui seront effectuées avec tel pays, l'économie d'origine ne recevant pas un statut
particulier. En conséquence, si la reconquête du marché intérieur est considérée
comme le préalable à une insertion réussie dans la DIT, le schéma de la
spécialisation ex ante est réintroduit au même coup et avec lui le paradigme traditionnel de
l'économie internationale. Or nous avons tenté de montrer que celui-ci perdait
toute pertinence quant étaient prises en compte la stratégie et l'organisation des
Groupes. Dans le cadre de l'économie mondiale, contrairement à celui de
l'économie internationale, la « spécialisation » se créée dans le processus
d'internationalisation lui-même. Tout au plus, l'argument des effets d'échelle par l'extension
de la part de marché reconquise pour les firmes nationales vaut pour les PMI.
Pour celles qui ébauchent une expansion mondiale, l'expérience, au sens du
Boston Consulting Group, acquise dans la production pour le marché domestique
serait appréciable.

La rupture par rapport à la thèse néo-libérale ne peut donc pas être recherchée
dans des interprétations néo-protectionnistes. Elle doit être cherchée ailleurs,
dans une conception néo-interventionniste. A nos yeux, le changement
d'orientation doit se fonder sur les éléments qui permettent de sortir d'une «
spécialisation » internationale déterminée par les « avantages compétitifs », c'est-à-dire
en fin de compte, par la concurrence oligopolistique à l'échelle mondiale. Il s'agit
finalement de réagir contre la tendance qui transforme l'Etat-Nation en un
simple territoire amorphe. Cette ambition est aussi en rupture avec le libéralisme
classique où il fallait laisser faire le jeu des avantages comparatifs tels qu'ils res-
sortaient des dotations factorielles.
Notre démarche aboutit donc à reconnaître le rôle de l'Etat dans la maîtrise de
la spécialisation. Il s'agit en fait, pour lui, de reconquérir l'initiative des choix
définissant la participation de l'économie nationale dans l'économie mondiale. Si
l'option d'une fermeture de l'économie est éliminée, il reste alors à mettre au
point une nouvelle formule de concertation avec les Groupes visant dans le cadre
d'une programmation à moyen-long terme à choisir les structures
d'internationalisation qui correspondent le mieux à une stratégie industrielle commandée par la
recherche d'une accumulation autonome.

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