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Ces rappels sur l’ergonomie prospective et l’innovation technologique ayant été effectués, il
s’agit dorénavant de préciser en quoi l’analyse de l’activité, tirée d’une ergonomie plus
traditionnelle, serait inadaptée à ces situations de conception qui ciblent des technologies
encore inexistantes.
En premier lieu, il convient d’expliciter ce que l’on entend par “analyse de l’activité”. Nous
trouvons deux termes dans cette expression : analyse et activité. Le premier terme désigne
une opération intellectuelle consistant à décomposer un tout en ses différentes parties et à
établir des liens entre ces parties (Dictionnaire Le Robert). Le second terme, l’activité, renvoie
plus directement à des élaborations intellectuelles et à des modèles répandus dans le champ
de l’ergonomie. L’activité peut être définie comme ce qui est généré par la rencontre entre
une tâche et un opérateur (Leplat, 2008), notamment en termes d’effets de cette rencontre
sur la tâche (par exemple, sa progression) ou sur l’opérateur (par exemple, l’augmentation du
niveau de fatigue). Cette approche de l’activité est basée sur la théorie de l’activité de Leontiev
(1975) qui postule qu’une activité est guidée par un motif. C’est pour répondre à ce motif
qu’un opérateur entreprend son activité. Les effets de l’activité sur l’opérateur et sur la tâche
entraîneront chez l’opérateur des mécanismes de régulation pour mener à bien l’activité en
conformité avec son motif. Selon la théorie de l’activité, l’analyse ne peut se faire au niveau de
l’individu, mais doit être réalisée à un niveau plus global, qui inclut l’individu en tant que sujet,
les outils qu’il utilise, ses relations avec la communauté qui l’entoure et le produit qu’il se
propose de réaliser. C’est ce contexte minimal qui est appelé activité. Analyser une activité,
c’est analyser un système minimal, les interactions qui s’y produisent, les transformations qui
s’y opèrent, tout en gardant une vision globale de la structure. De plus, une activité est une
construction collective complexe médiatisée par les instruments.
De ce point de vue, l’analyse de l’activité semble peu pertinente si, comme c’est le cas pour
l’ergonomie prospective, les situations où se déroulent cette activité future sont encore
inexistantes, puisque ni les tâches, ni les opérateurs, ni les interactions collectives ne sont
accessibles directement pour recueillir des données à partir d’observations, d’entretiens ou de
questionnaires. Une ergonomie centrée sur l’innovation technologique nécessite dès lors de
s’appuyer sur des démarches, méthodes et outils différents, et plus à même de rendre
accessible l’activité future et les besoins qui en découleront.
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B. L’ergonomie prospective : quelle démarche ? et quels outils ?
L’ergonomie prospective est une démarche réflexive qui s’appuie sur trois principaux
fondements et fait appel à plusieurs disciplines complémentaires afin de créer des produits
innovants.
Son premier fondement est prospectif. La «prospective», définie par Gaston Berger (1955),
est issue de la contraction des deux termes que sont prospection et perspective. La
prospective, en tant que discipline, nécessite l’adoption d’une attitude prospective qui
constitue un premier élément relatif à une démarche globale. Cette attitude consiste en cinq
points (Berger, 1959) : 1 et 2) « la prospective est l'étude de l'avenir lointain ». Elle ne se
confond pas avec la futurologie car l'avenir reste ouvert à notre action et se projette
davantage qu'il se prédit ; 3) il faut faire reposer cette prospection des perspectives d’avenir
sur la base d’une analyse en profondeur qui convoque nécessairement des aspects relatifs à
l’interdisciplinarité ; 4) entreprendre une démarche prospective implique une prise de risque
évidente, ces risques doivent être mesurés ; 5) enfin, cette quête d’action sur l’avenir implique
des considérations éthiques fondamentales qui doivent conduire à placer l’humain au centre
de la démarche.
Chaque scénario implique des utilisateurs futurs avec des besoins différents dans un contexte
différents auxquels l’ergonomie prospective tentera de répondre en aidant à la création de
produits innovants.
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Le second fondement de l’ergonomie prospective est donc créatif. La créativité se définit
comme la capacité individuelle ou collective à imaginer un concept neuf, un objet inédit, un
produit à la fois novateur et adapté au contexte d’usage et aux futurs utilisateurs. Une part
substantielle des futurs revenus des sociétés dépend de la conception de produits créatifs
(Eppinger, Whitney, Smith, & Gebula, 1994) pour leur permettre d’être compétitives sur le
marché. Cet aspect souligne l’enjeu stratégique que peut représenter l’ergonomie prospective
pour les entreprises afin d’anticiper au mieux les besoins des utilisateurs et donc orienter la
recherche et la production pour répondre aux futures demandes. La conception créative
s’apparente à de la résolution de problèmes, plusieurs modèles en ont été proposés (McNeill,
Gero & Warren, 1998 ; Amabile, 1996 ; Gelb,1996 ) avec à chaque fois trois étapes
communes : la formulation/reformulation du problème (réponse aux besoins et prise en
compte des contraintes liées au contexte et au caractéristiques des utilisateurs), la recherche
de solutions créatives et l’évaluation des idées ou solutions créatives. Il existe des méthodes
d’idéation variées allant du brainstorming, du focus group, de la création de personas, de
l’utilisation de cartes d’idéation aux ateliers de conception afin de proposer plusieurs solutions
aux problèmes formulés. Selon le modèle A-GC (Bonnardel, 2000, 2006), deux processus
cognitifs sous-jacents seraient à la base de la recherche de solutions créatives : la réalisation
d’analogies et la gestion de contraintes.
Si l’ergonomie prospective en répondant à des besoins encore inexistants s’assure du
caractère nouveau des produits qu’elle génère, l’impossibilité pour les concepteurs de se
baser sur un contexte précis et des contraintes claires ne permet pas de bien définir le
problème auquel ils doivent trouver une solution. L’équation pourrait présenter trop
d’inconnues et amener à la conception de produits inadaptés. De plus, la réalisation
d’analogies pourrait s’avérer difficile dû au manque d’objets source d’inspiration sur lesquels
se baser. C’est un risque qui doit être mûrement réfléchi par les ergonomes, les concepteurs
et surtout les entreprises avant d’investir du temps et de l’argent dans un projet prospectif.
Si l’ergonomie prospective est présentée par Brangier et Robert (2010) comme une nécessité,
elle soulève, pour le moment, autant de questions qu’elle n’apporte de réponses.
Premièrement, avec cette conceptualisation de l’ergonomie selon la temporalité, Brangier et
Robert n’ont certainement pas été très "innovants" puisque l’on retrouve le très traditionnel
triptyque passé-présent-futur qui semble simpliste, voir caricatural. En effet, on remarquera
aisément que la frontière entre les différents types d’ergonomie est en réalité beaucoup plus
floue que ce qui est présenté par Brangier et Robert (2010). Par exemple, si l’ergonomie
corrective intervient bien sur des situations ou des produits déjà existants (passé), elle
implique la conception de solutions qui prennent en compte le contexte et les utilisateurs
actuels (présent) et peut même, dans certains cas, anticiper les problématiques futures. La
temporalité n’est donc pas la variable la plus pertinente à mettre en avant, le statut du besoin
utilisateur (clairement défini, mal défini et inconnu) et le degré de réflexivité autour du projet
seraient peut-être plus appropriés. Il faut ajouter à cela que l’intérêt de l’ergonomie pour les
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usages futurs n’est pas nouveau. Maurice de Montmollin (1967) avançait déjà l’idée
d’ergonomie préventive en étudiant «des systèmes qui n’existent pas encore dans la réalité».
Avec l’arrivée récente du robot Perseverance sur Mars, la question de la conquête spatiale est
plus que jamais d’actualité. Le principal objectif énoncé par l’inénarrable Elon Musk pour son
entreprise SpaceX est de rendre possible la colonisation de Mars en fournissant des moyens
de transport capables d’aider à établir une colonie permanente et autonome sur Mars au cours
des 50 à 100 prochaines années.
Au-delà des défis technologiques, la colonisation martienne soulève des questions relatives au
bien-être et à la santé psychologique des premiers colons. Les connaissances actuelles sur
l’impact physique et psychologique entraîné par les vols spatiaux (Nicolas, Gaudino, Martinent,
& Weiss, 2016) et de l’isolation sociale en général (e.g. Cacioppo, Hawkley, Norman &
Berntson, 2011 ; Gow et al., 2007) permettent d’ores et déjà de craindre des atteintes à la
cognition et au bien-être des voyageurs, lors du vol spatial puis de la vie sur Mars en elle-
même.
Séparés de leurs proches, les colons martiens seront vraisemblablement amenés à éprouver
ce que Cacioppo et Hawkley (2009) appellent la “solitude perçue”. A moyen et long termes, ce
phénomène est un facteur de baisse de la qualité de vie ressentie et de déclin cognitif,
notamment d’une baisse de Quotient Intellectuel (Gow et al., 2007). Les premiers colons
martiens, scientifiques de pointe, seront amenés à affronter des défis inédits : on comprend
dès lors l’impératif crucial qu’ils puissent les relever en disposant de leurs capacités
intellectuelles pleines et entières. Pour répondre à cette nécessité, les ergonomes en position
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prospective pourraient mobiliser les fondements d’intervention définis par Brangier et Robert
(2010) :
3) Un fondement ergonomique.
L’analyse des besoins de soutien cognitif et social sur Mars pour chaque persona crée
viendrait enrichir les pistes soulevées par les scénarios et, ultimement, la conception. Les
potentiels utilisateurs futurs pourraient notamment être recrutés chez les spationautes actuels,
voire au sein de leurs familles. Lors de la phase d’évaluation du ou des produits, les méthodes
habituelles de l’ergonomie pourront être déployées : inspection ergonomique des produits,
tests utilisateurs sur des échantillons d’utilisateurs futurs répondant aux personas, échelles
UX…
Ainsi, via des scénarios, une analyse des besoins liée à des personas et à une revue
approfondie de la littérature scientifique sur les émotions en situations extrêmes et les effets
de l'isolation sociale réelle ou perçue sur la cognition, une intervention d’ergonomie
prospective pourrait être à même de répondre à une partie des défis posés par la colonisation
martienne.
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Les SPACE BUDDIES™ seraient conçus pour répondre aux besoins des premiers colons
martiens, modélisés après une enquête approfondie.
Ces besoins aurait pour objet le traitement de la solitude perçue et pourraient notamment
inclure :
- Un aspect curatif, via des entraînements cognitifs. Ces derniers viseraient spécifiquement
les fonctions cognitives atteintes par la solitude perçue, à savoir la mémoire sémantique, la
vitesse perceptuelle et les habiletés visuo-spatiales (Wilson et al., 2007).
- Un aspect préventif, via des interactions différées avec les proches réels (moyens de
communication habituels) et en simultané avec le SPACE BUDDY™ (imitation de la voix et de
la posture de la famille, des enfants et du conjoint ; aspects tactiles).
Les SPACE BUDDIES™, en étant doté d’intelligence artificielle, pourraient notamment s’adapter
aux préférences et aux caractéristiques de chacun de leurs utilisateurs ainsi qu‘à l’état
émotionnelle de l’usager au moment de l’interaction. Cet exemple n’est qu’illustratif, et se
destine simplement à présenter une des nombreuses options ouvertes par l’ergonomie
prospective pour répondre à la problématique soulevée.
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D. Bibliographie.
Brangier E., & Robert J.-M. (2014). L'ergonomie prospective : fondements et enjeux.
Le travail humain, 77(1), 1-20.
Brangier, Eric & Robert, Jean-Marc. (2010). Manifeste pour l'ergonomie prospective: anticiper
de futures activités humaines en vue de concevoir de nouveaux artéfacts.
10.1145/1941007.1941016.
Cacioppo, J. T., Hawkley, L. C., Norman, G. J., & Berntson, G. G. (2011). Social
isolation. Annals of the New York Academy of Sciences, 1231(1), 17.
Eppinger, D. S., Whitney, E. D., Smith, P. R., & Gebula, A. D. (1994). A model based method
for organizing tasks in product development. Research in Engineering Design, 6, 1-13.
Gow AJ, et al. Social support and successful aging: Investigating the relationships
between lifetime cognitive change and life satisfaction. Journal of Individual Differences
2007;28:103–115.
McNeill, T., Gero, J. S., & Warren, J. (1998). Understanding conceptual electronic
design using protocol analysis. Research in Engineering Design, 10, 129-140.
Wilson RS, et al. Loneliness and risk of Alzheimer disease. Arch Gen Psychiatry
2007;64:234–240.