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Litt 172 0085
Litt 172 0085
Jacques Bouveresse
Dans Littérature 2013/4 (n°172), pages 85 à 119
Éditions Armand Colin
ISSN 0047-4800
ISBN 9782200928575
DOI 10.3917/litt.172.0085
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De la philosophie considérée
comme un sport
L’ÉCOLIER
Pourtant il faut qu’un concept soit là avec le mot.
MÉPHISTOPHÉLÈS
Fort bien ! mais il ne faut pas se tourmenter avec trop d’anxiété,
Car justement là où manquent les concepts, un mot se présente au bon
moment.
On peut avec des mots disputer excellemment.
Avec des mots mettre sur pied un système,
Les mots excellent à se faire croire,
À un mot pas un iota ne peut être dérobé.
GOETHE, Faust, v. 1993-2000.
N’employez pas de mots que vous n’employez pas à penser.
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1. Lucien Cornil, « À propos du langage », dans Paul Valéry vivant, Cahiers du Sud, 1946,
85
p. 223. Lucien Cornil (1888-1952) fut professeur d’anatomie pathologique à la faculté de
médecine de Marseille depuis la création de celle-ci en 1930 jusqu’à sa mort. L’entretien dont LITTÉRATURE
il est question ici eut lieu à Marseille dans le salon de Marguerite Fournier. N° 172 – D ÉCEMBRE 2013
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2. Ibid., p. 224.
LITTÉRATURE 3. Paul Valéry, « Poésie et pensée abstraite », Œ, I, 1315. Le texte est celui de la Zaharoff
N ° 172 – D ÉCEMBRE 2013 Lecture, que Valéry donna à l’université d’Oxford en 1939.
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elle balbutie : elle ne trouve que des termes étrangers, tout chargés de valeurs
et d’associations accidentelles ; elle est obligée de les emprunter. Mais par là
elle altère insensiblement notre véritable besoin (Œ, I, 1316).
Même s’il est prêt à exempter Descartes de presque tous les défauts
qu’il reproche généralement aux philosophes et enclin en tout cas à lui
pardonner nettement plus qu’aux autres, Valéry n’oublie pas néanmoins de
remarquer, à propos du Cogito, qu’entre le sujet philosophant et le genre de
commencement qu’il croyait avoir atteint sous la forme d’une proposition
qui soit réellement première, il y avait, malheureusement pour lui, toujours
déjà le langage lui-même :
Gare au langage. Il a ses origines et racines hors de nous, loin de nous. Donc
toute « intuition » qui nous vient sous forme articulée, quand elle se donne
pour primitive, immédiate, ne peut l’être ; et quand elle a trait à des choses
si éloignées de l’usage naturel du langage et des conventions, suppose une
explication en faits subjectifs descriptibles. Que mettre au lieu de Je suis – Une
comparaison avec quelque être ? Donc ce principe premier suppose une notion
de l’existence. Il y a d’ailleurs ici un nexus de mots abstraits les plus abstraits
qui permet de ressaisir indéfiniment la question. Miroirs parallèles4 .
Le problème qui nous est suggéré par la formule « Poésie et pensée
abstraite » se pose dans un type de « situation verbale » qui devrait nous
mettre immédiatement en alerte et dont on comprend aisément qu’il suscite
une méfiance à peu près égale chez le poète et chez le penseur Valéry. Les
deux termes qui y interviennent sont justement chargés au maximum de
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LITTÉRATURE 7. Albert Béguin, « Un optimisme sans espérance », dans Paul Valéry vivant, op. cit., p. 355-
N° 172 – D ÉCEMBRE 2013 356.
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LITTÉRATURE L’humanité vit de fictions et de majuscules qui agissent sur chaque homme
N° 172 – D ÉCEMBRE 2013 avec plus d’intensité que toute réalité.
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Une bonne partie des fictions et des majuscules dont il est question
ici et dont la disparition pure et simple semble à peu près impossible à
imaginer ont trait justement à des choses vagues. Et il est clair qu’au lieu
de se considérer comme chargée de l’administration de certaines d’entre
elles, avec lesquelles elle entretient par tradition une relation privilégiée,
la philosophie devrait, selon Valéry, adopter à leur égard une attitude qui
représente à peu près le contraire de cela. L’impossibilité de se défaire
des Choses Vagues ne les rend, à ses yeux, ni plus respectables pour le
philosophe ni plus faciles à supporter et encore moins à aimer.
Il est significatif que ce qui lui semble le plus gênant dans la croyance
(spécialement dans la croyance religieuse, mais cela s’applique manifes-
tement aussi à la plupart des choses que la philosophie nous demande de
croire) soit en premier lieu le vague et non pas, comme c’est le cas pour la
plupart de ceux qui la rejettent, l’incertitude :
La faiblesse des croyances est bien plus dans le vague des choses qui sont
proposées, que dans l’incertitude de ces choses.
On propose des choses qui n’ont pas d’images, pas de lieu, pas d’époque ; de
sorte que d’y croire, cela se réduit, en réalité, à un très petit effort intellectuel,
presque une petite page de mots à se répéter. Les formules sont précises et
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Valéry dit des problèmes que lui suggèrent des termes comme Poésie
et Pensée abstraite – et il dit la même chose de la plupart de ceux de la
philosophie, qui ont eux aussi pour origine des mots que l’on écrit volontiers
avec une majuscule – que ce ne sont pas ses problèmes et qu’il ne les « sent »
pas. Or il a toujours considéré comme contraire à l’idée même de ce que
devrait être la philosophie la tendance qu’ont ses praticiens à considérer que,
si les réponses sont libres et plurielles, les problèmes doivent, pour leur part,
comporter quelque chose d’imposé et d’obligatoire. « [...] L’enseignement
de la philosophie, note-t-il dans « Léonard et les philosophes », quand il
n’est pas accompagné d’un enseignement de la liberté de chaque esprit non
seulement à l’égard des doctrines, mais encore à l’égard des problèmes
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par l’art de les exprimer. Pendant qu’il fabrique les belles phrases, les sombres
développements, pendant qu’il se bâtit une pure et savante prison logique, la
souffrance et la peur se changent en ressource de son orgueil, et s’oublient
profondément à se regarder (C1, 533-534).
Une remarque très suggestive, que Valéry fait presque comme en
passant dans les Cahiers, à propos de la métaphysique, est que ses problèmes
« sont les problèmes de la sensibilité qui prennent le langage de l’intellect »
(C1, 575 ; C, VIII, 724). Une façon de comprendre cette affirmation pourrait
être de dire que, dans le questionnement métaphysique, l’humiliation et la
souffrance que la résistance invincible des questions insolubles inflige à la
sensibilité sont surmontées par la transformation subreptice de la difficulté
en un problème que l’intellect peut traiter en donnant une impression de
supériorité et de maîtrise qui constitue pour l’esprit, à défaut d’une solution
réelle, au moins une sorte de satisfaction d’amour propre et de revanche
sur le sort. Sur la nature des questions philosophiques en général, Valéry
a une opinion qui semble assez proche de celle de Carnap et des membres
du Cercle de Vienne, puisqu’il pense que « la plupart des problèmes de la
philosophie sont des non-sens » (C1, 532). Mais des énoncés qui, exprimés
de façon trompeuse sous une forme théorique ou quasi-théorique, se révèlent
à l’analyse dépourvus de contenu théorique et de sens cognitif, peuvent
néanmoins bel et bien exprimer quelque chose, et même quelque chose de
particulièrement important pour l’être humain qui les formule, comme par
exemple un certain sentiment ou une certaine attitude émotionnelle à l’égard
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À quoi ont abouti les siècles de métaphysique ? Pas à une quelconque vérité.
Il n’y a de vrai que le vérifiable. Mais ce n’est pas en vain qu’ils ont ergoté.
Certes, tous leurs résultats sont échec et mat. Hors de cause, leurs contradic-
tions, leurs formules, leur terminologie et surtout, leurs désirs ou prétentions
naïves.
Mais leurs surenchères, leurs luttes, leur bonne volonté et leur mauvaise foi
ont tiré de l’animal pensant bien des mouvements et des ruses. La dialectique,
lasse de jouer sur la Trinité, sur l’Être et parmi les Essences, s’est trouvée prête,
fine, juste le jour qu’il a fallu débrouiller la chute des corps et la puissance du
feu. Voilà en quoi je m’intitulerais Philosophe Sportif. Il y a quelque ridicule
aujourd’hui à prétendre expliquer. La conception d’un système semble aussi
fausse que celle d’un outil universel. La seule vérité réelle est celle instantanée,
imposée par les circonstances du moment à la diversité qu’on appelle un
Homme9 .
Ce qu’il y a de moins métaphysicien chez lui, estime Valéry, réside
précisément dans sa conception et sa pratique de la philosophie considérée
comme un sport d’une certaine sorte. Comme il l’explique à son correspon-
dant :
Tout ce qu’il y a de moins métaphysicien, ce que j’ai essayé constamment à
travers mille variations de sujet et de procédés, le voici : Introduire dans ma
pensée, quelle qu’elle soit, le souci de la rigueur, et la conscience d’elle-même ;
acquérir le plus de liberté à moi possible, de combinaison et de dissociation ;
éviter avec soin la confusion (que l’usage et le langage admettent et imposent)
entre les fictions et les vrais actes psychiques, entre le vu, le pensé, le raisonné,
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LITTÉRATURE 9. Ibid.
N° 172 – D ÉCEMBRE 2013 10. Ibid.
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L’action et la pensée humaine sont comme dominées par ce fait négatif, par
cette condition étrange – que le sujet, l’homme, est ignorant de son mécanisme.
Savoir marcher, n’est que marcher ; marcher, se passe de savoir comment l’on
marche, ce dont il serait d’ailleurs gêné –
Mais d’autre part la limite de tout savoir, l’état où il tend est précisément une
ignorance accompagnant l’acquisition d’une « propriété » (C, VIII, 65).
Il se pourrait, par conséquent, que le problème qui est supposé consti-
tuer la question métaphysique par excellence, celui de l’existence, soit lui-
même dépourvu de sens, parce qu’exister est une fonction dont l’exercice,
pour l’existant, ne pourrait être que compliqué et compromis, et non pas
amélioré, par la compréhension de ce qu’elle est. Peut-être nous faut-il
admettre que : « L’existence n’est pas compatible avec l’intelligence ou
la connaissance des conditions de l’existence » (Ci, IV, 302). Aux yeux
du métaphysicien de type traditionnel, une telle supposition a toutes les
chances de s’apparenter fortement à une forme d’obscurantisme philoso-
phique, autrement dit, d’obscurantisme pur et simple. Mais ce genre de
réaction n’a aucune chance de réussir à impressionner un penseur comme
Valéry, qui considère comme primordial de distinguer rigoureusement entre
ce que nous savons réellement et ce que nous croyons simplement savoir,
dans les cas les plus typiques essentiellement parce que nous croyons avoir
besoin de le savoir et voudrions à tout prix le savoir. Parler d’obscurantisme
n’est possible qu’à la condition de considérer comme un fait indiscutable
que nous sommes parvenus à savoir des choses essentielles, dont on pourrait
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est une bien belle chose. Ce n’est pas du tout un dilettante. J’appellerai
désormais philosophe un tel animal intellectuel.
Mais ne croyez pas, mon cher Coste, que je me place à ce haut rang. Je n’ai ni
box verni, ni de lad qui m’étrille l’entendement ; sur la pelouse psychologique,
je ne trotte de syllogismes ni ne galope d’analogies.
Toutefois – soyons franc – si vers les 24 ans j’avais eu ce qu’il faut de
rente certaine pour la liberté complète de l’esprit – tout compris – (et ce
n’est pas énorme en vérité) je crois bien que j’aurais essayé. Essayé quoi ?
Énormément de choses pour ne bien retenir que ce qui aurait trouvé en moi
quelque résonance12 .
Ceux qui ont lu L’Homme sans qualités de Robert Musil peuvent
difficilement éviter de faire ici un rapprochement avec le fameux épisode
du « cheval de course génial », qui fournit au héros, Ulrich, l’occasion de
découvrir qu’il peut y avoir des analogies étroites entre un grand esprit et
un champion de boxe ou un steeple-chaser, ce qui a conduit à ce résultat
que pour finir « le sport et l’objectivité ont pu évincer à bon droit les
idées démodées que l’on se faisait jusqu’à eux du génie et de la grandeur
humaine13 . » On ne trouve évidemment, chez Valéry, qui, comme on l’a vu,
parle d’appliquer aux choses de l’esprit une éthique sportive et se qualifie
lui-même de philosophe sportif, aucun équivalent de la désillusion suscitée,
chez Ulrich, par la constatation que désormais un cheval de course peut
aussi être un génie, ce qui aura pour conséquence de le dissuader une
fois pour toutes de persévérer dans le projet qu’il avait formé de faire une
carrière de mathématicien. Pour Valéry, c’est justement à un sport d’une
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Pour les modernes, tout cet appareil est provisoire. On peut raisonner, on
peut définir substance, accidents, puissance et acte, forces, etc. Mais ce sont
des instruments, des langages, des moyens de notation, d’exploration, des
intermédiaires.
La valeur de ces instruments n’est pas en eux, mais dans la puissance qu’ils
peuvent donner sur le réel. Le but ou science – est pour eux une manière de
penser et non telle pensée. – Et la satisfaction toujours payée par son arbitraire,
son écart du réel (C1, 504-505).
Les hypothèses et les théories ne sont plus, elles aussi, que des instru-
ments qui ont un caractère essentiellement provisoire et modifiable. « La
science opérante a fait, constate Valéry, d’autant plus de progrès qu’elle a
été plus indépendante des théories, qu’elle les a regardées davantage comme
de simples instruments, que l’on prend, que l’on laisse, que l’on reprend,
que l’on remplace par des inventions plus parfaites, et ceci ne pouvait pas ne
pas arriver quand la découverte s’est trouvée étroitement liée à la technique ;
que des faits nouveaux ont été révélés en abondance ; que les cadres et
les catégories éclataient ; que la pénétration dans des ordres de grandeur
de plus en plus éloignés de ceux de nos sens a montré d’inconcevables
combinaisons, etc. Et qu’il a fallu, en somme, reconnaître que le pouvoir
mettait à chaque instant le savoir en échec, et le réduisait à des recettes :
Faites ceci et cela s’ensuivra. Après tout, que me sont ces entités (car je ne
trouve pas d’autre nom) d’origine expérimentale indirecte, ces électrons, ces
photons, ces neutrons ? Leur véritable et seule définition positive consiste 107
dans le système d’actes et de perceptions par quoi nous obtenons certains
résultats sensibles à notre échelle. Nous en parlons quelque temps comme LITTÉRATURE
nous parlons d’une pierre, d’une vague, d’un projectile... » (ibid., p. 54). N° 172 – D ÉCEMBRE 2013
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La vérité est donc que nous nous sentons autorisés pendant un certain
temps à parler des entités théoriques et hypothétiques de cette sorte comme
de réalités comparables aux objets macroscopiques que nous connaissons par
la perception ordinaire. Mais pendant combien de temps pouvons-nous être
assurés qu’il restera possible et raisonnable de le faire ? « On pourrait dire,
remarque Valéry : désormais : le monde, en tant qu’objet de la science, est le
produit “à tel instant” des instruments et des procédés de cet instant. Autant
de moyens (relais) autant de faits nouveaux qui restreignent la généralité
des résultats antérieurs » (ibid., p. 32).
Une conséquence qui découle de cela est qu’on ne peut plus vivre
généralement que très peu de temps sur des choses connues : « Les moyens
sont devenus tels que l’imprévu est presque une loi nouvelle... » (ibid.)16 .
Une chose qui a particulièrement impressionné Valéry et dont il a tiré des
conclusions générales et radicales pour la philosophie de la connaissance et
l’épistémologie est la découverte de la rotation de la terre, qui constitue une
illustration typique du fait qu’il n’y a pas seulement des choses que nous
ne pouvons pas savoir, mais également des choses que peut-être nous ne
devrions pas savoir, en tout cas pas savoir directement. S’il arrive que nous
finissions malgré tout par les apprendre, nous découvrons en même temps
à quel point nous étions loin de savoir et le sommes probablement toujours
autant :
La démonstration de la rotation de la Terre est un événement capital de
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16. Dans « La renaissance de la liberté » (1945), Valéry revient sur cette idée et parle, pour
caractériser le cours nouveau que les choses ont pris dans les sciences, d’« imprévu imprévi-
sible » : « N’oublions pas que le caractère le plus frappant de notre étrange époque est ce que
108 je nomme l’imprévu imprévisible. Car cette nouvelle sorte d’imprévu nous a été révélée par
les progrès scientifiques de ces dernières années. Nous avons vu surgir à plusieurs reprises des
faits absolument nouveaux, qui, chaque fois, ont dérangé l’ordonnance de la pensée scientifique
LITTÉRATURE et obligé d’utiliser des conceptions paradoxales et même contradictoires » (P. Valéry, Souvenirs
N° 172 – D ÉCEMBRE 2013 et réflexions, édition établie par M. Jarrety, Paris, Bartillat, 2010, p. 196).
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résultat, mais l’avantage de la science, aux yeux de Valéry, est que ses
procédés et ses recettes à elle réussissent toujours, autrement dit, produisent
toujours ou en tout cas presque toujours le résultat escompté. C’est même
cela – le « pouvoir vérifiable » (et constamment vérifié) – qui, en fin de
compte, la définit et la distingue de la croyance non scientifique.
La philosophie se trouve, sur ce point, dans une situation particulière-
ment inconfortable. Car elle ne veut pas renoncer à agir et en même temps
s’obstine à n’utiliser que des moyens – en l’occurrence, ceux du langage –
qui sont inappropriés et inopérants. « L’impuissance, dit Valéry, est caracté-
ristique de la philosophie. Et ceci frappe – dans une époque où la puissance
est maîtresse » (C1, 605). Ou encore : « La philosophie est une tentative
d’agir avec des moyens insuffisants » (C, IV, 389). Le problème provient en
grande partie du fait que le philosophe, et tout particulièrement le métaphy-
sicien, continuent à surestimer l’importance du savoir et à ne pas se rendre
compte que ce qui compte est aujourd’hui le pouvoir. On pourrait même
aller jusqu’à dire que : « Substituer le pouvoir au savoir, c’est rompre avec
la métaphysique » (C1, 635). Car seule la métaphysique peut réussir encore
à ignorer que « savoir [...] perd toute signification et même toute bonne
conscience, quand le pouvoir n’y correspond pas » (C1, 637).
Tout ce que la métaphysique a pu dire sur l’univers, sur la matière, sur la vie, a
été ruiné par les faits ; les prétendues incompatibilités ; les catégories.
Toutes les sciences ont apporté leur fagot au bûcher ; elles y ont, d’ailleurs, pré-
cipité elles-mêmes leurs parties « philosophiques » c’est-à-dire les créations
verbales : Évolution, etc.
Qui se flatterait aujourd’hui de résoudre par les voies de la pensée la moindre
question de fait ??
Mais que reste-t-il de tous ces efforts ?
A. un entraînement. B. des œuvres d’art.
Mais alors, ce sont des moyens d’expression (Cartesius redivivus, op. cit.,
p. 55).
Comme on l’a vu, le changement qui s’est produit n’a pas seulement
110 contraint la science à sacrifier elle-même ses parties plus ou moins philoso-
phiques, il lui a fallu accepter également de rabaisser à un niveau pour le
LITTÉRATURE
moins subalterne ses parties proprement explicatives. Dans les marginalia
N° 172 – D ÉCEMBRE 2013 de « Léonard et les philosophes » (1929), Valéry écrit :
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Mais l’un est imaginatif, l’autre plus symbolique. En opérant sur atomes nous
profitons des pouvoirs spéciaux de l’imagination. Le comble est la théorie
cinétique.
Mais l’autre est si mathématique ! plus élégant – moins compliqué – L’éner-
gétique conduit à découvrir en faisant chercher où est passée telle quantité
d’énergie.
L’atomisme conduit à découvrir en obligeant à une précision – aux limites des
précisions représentatives. Tout mécanisme devant être imaginable.
L’énergétique permet de faire abstraction des choses invariantes d’un système
(Ci, II, 199-200).
Pourtant, Poincaré lui-même, un des hommes que Valéry admirait le
plus et dont il se sentait, du point de vue épistémologique, souvent assez
proche, ne parvint pas à conserver jusqu’au bout le scepticisme qu’il avait
longtemps professé à l’égard de l’atomisme et de la théorie cinétique des
gaz ; et il dut admettre tout à la fin qu’il y avait désormais de bonnes raisons
de considérer les atomes comme des réalités et non pas simplement comme
des commodités que nous offre l’imagination18 . Des exemples comme celui-
là pourraient sembler justifier l’idée que la science parvient malgré tout de
temps à autre à trouver quelque chose qui mérite réellement d’être appelé
une explication, même si, bien entendu, on peut en même temps mesurer à
quel point celle-ci est loin de pouvoir constituer l’explication ultime.
Valéry était suffisamment proche du milieu scientifique, et notamment
de Jean Perrin, pour n’ignorer rien de l’état de la question, et en particulier de
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D’une façon qui résume assez bien son point de vue, Valéry nous
recommande de résister à la tentation de voir dans la nature une théorie
dont les phénomènes constitueraient en quelque sorte l’application et que
nous pouvons espérer réussir à connaître de mieux en mieux, pour nous
contenter de la percevoir simplement comme une pratique dans laquelle
nous ne sommes parvenus, dans le meilleur des cas, qu’à reconnaître et à
exploiter certaines régularités :
La nature n’est qu’une pratique.
N[ou]s ne pouvons n[ous] empêcher d’y voir une théorie (C1, 690).
La raison pour laquelle il vaudrait mieux renoncer à l’idée d’explica-
tion, telle qu’elle continue à être comprise, est qu’il en est de notre compré-
hension comme de notre savoir : elle non plus ne peut pas aller au-delà de
notre pouvoir :
Nous n’avons pas à expliquer l’univers – mais à l’exploiter. Voilà le vrai
chemin.
Le transformer c’est le comprendre. C’est par la voie de l’exploitation des
choses et de nous que nous accédons à ce que n[ou]s pouvons comprendre –
c’est-à-dire à ce que n[ou]s pouvons (C1, 590).
Comprendre, c’est uniquement faire ou plutôt pouvoir faire, c’est-à-dire refaire
et nous ne comprenons rien au-delà ni autrement.
Pas d’autre science ni philosophie (C, IX, 501).
Ce lien intrinsèque que Valéry établit entre la compréhension et le
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ou à faire la vérité. Et si elle est, elle sera trouvée » (ibid.). Pour ce qui
concerne la philosophie, dont il soutient, comme on vient de le voir, qu’elle
aussi ne peut comprendre que pour autant qu’elle est capable de faire19 , la
solution ne peut consister ni dans le fait de se mettre au service de la science
et d’essayer de la suivre dans son évolution ni dans l’essai de devenir elle-
même scientifique. « ANCILLA THEOLOGIAE nuper. Cave ne scientiae serva
fiat [Naguère servante de la théologie. Attention à ce qu’elle ne devienne pas
servante de la science]. Je pense qu’il faut lui souhaiter un développement
tout autre » (Cartesius redivivus, op. cit., p. 40).
La philosophie ne peut pas vouloir se transformer elle-même en une
science à cause de ce que Valéry appelle son « vice capital » (ibid., p. 20), qui
réside dans son origine verbale et la prive à la fois de problèmes véritables
et de moyens et de pouvoirs comparables à ceux des sciences. Et elle ne
peut pas davantage accepter de se soumettre à la science, car celle-ci change
de façon trop rapide et trop radicale pour que la philosophie, si elle essaie de
s’adapter à l’imprévu qui y survient régulièrement et interdit de s’attarder
longuement sur un des états par lesquels elle passe, ne risque pas de perdre
irrémédiablement l’assise et la stabilité que semble exiger sa nature :
Une philosophie subordonnée à une Théologie, c’est-à-dire à un dogme, est
donc soumise à un système ou à un régime dont l’immutabilité quant à ses
principes est le caractère essentiel. Le dogme préservé (et l’on sait à quel point
la subtilité et l’ingéniosité de l’esprit permirent d’être hardi dans le fond, tout
en ménageant les termes) le penseur pouvait se livrer à ses problèmes.
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19. Dans la façon dont elle est généralement pratiquée, elle a donc peu de chance de réussir
à comprendre réellement quelque chose. Après une lecture de Maine de Biran, Valéry note :
« Cet homme devait être incapable de faire quoi que ce soit et maladroit de ses mains. Vrai
philosophe » (C, XV, 17). Un point important, aux yeux de Valéry, en ce qui concerne la notion
du faire, est que savoir faire n’implique pas nécessairement vouloir faire et peut même signifier
presque le contraire. Faire peut vouloir dire, pour une part essentielle, défaire et laisser les
choses se faire d’elles-mêmes. C’est le sens de l’épisode fameux que rapporte Alain à propos
du grand fumeur qu’était Valéry. Dans le domaine intellectuel et artistique également, Valéry
pense que bien des choses qui comptent parmi les plus réussies se font à peu près de la façon
dont on « fait » une cigarette : « Comme je lui disais [...] : “Le difficile n’est pas de faire, mais
de défaire”, il m’interrompit, asseyant sa pensée par terre : “Avez-vous déjà fait des cigarettes ?
Oui ? Voyez, il s’agit de défaire, et encore de défaire, et même de refuser de faire. Elle se fait
sans qu’on y pense.” Dans le génie, me disait-il après cela, il y a grand risque de talent. Et
114 je rêvais de refaire la Jeune Parque telle qu’elle n’a pas été faite, toute de vers honorables et
gagnés à la sueur de mon front. La vraie Jeune Parque, telle que nous l’avons, est justement le
contraire de cela. Le long temps ne signifie pas travail forcé, bien au contraire. Il faut du temps
LITTÉRATURE pour refuser attention aux formes prématurées » (Alain, Propos de littérature, Paris, Hartmann,
N° 172 – D ÉCEMBRE 2013 1934, p. 42).
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20. C’est évidemment un des points importants sur lesquels l’intérêt que Valéry a manifesté pour
les idées du Cercle de Vienne et l’approbation qu’il leur a accordée dans l’ensemble montrent
clairement leurs limites. Dans la « conception scientifique du monde » (pour reprendre le titre
du Manifeste de 1929) que défend le Cercle, on peut dire que la philosophie ne s’est justement
pas affranchie suffisamment du modèle de la science. Sur la question des relations de Valéry
avec le Cercle de Vienne, voir notamment Judith Robinson-Valéry, « Valéry et le Cercle de
115
Vienne : Lectures, affinités et différences », dans Valéry, la logique, le langage : la logique du
langage dans la théorie littéraire et la philosophie de la connaissance, textes réunis et présentés LITTÉRATURE
par Nicole Celeyrette-Pietri et Antonia Soulez, Sud, Marseille, 1988, p. 31-46. N° 172 – D ÉCEMBRE 2013
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