Vous êtes sur la page 1sur 36

De la philosophie considérée comme un sport

Jacques Bouveresse
Dans Littérature 2013/4 (n°172), pages 85 à 119
Éditions Armand Colin
ISSN 0047-4800
ISBN 9782200928575
DOI 10.3917/litt.172.0085
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-litterature-2013-4-page-85.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 85 — #85
✐ ✐

JACQUES BOUVERESSE, COLLÈGE DE FRANCE

De la philosophie considérée
comme un sport

L’ÉCOLIER
Pourtant il faut qu’un concept soit là avec le mot.
MÉPHISTOPHÉLÈS
Fort bien ! mais il ne faut pas se tourmenter avec trop d’anxiété,
Car justement là où manquent les concepts, un mot se présente au bon
moment.
On peut avec des mots disputer excellemment.
Avec des mots mettre sur pied un système,
Les mots excellent à se faire croire,
À un mot pas un iota ne peut être dérobé.
GOETHE, Faust, v. 1993-2000.
N’employez pas de mots que vous n’employez pas à penser.
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


VALÉRY, C1, 408.

1. « GARE AU LANGAGE ! » OU « LE NETTOYAGE DE


LA SITUATION VERBALE »

« Ce que j’appelle l’animal-langage, dit Valéry dans un entretien avec


des médecins où il est question notamment du problème du langage et de
celui de l’aphasie, est difficile à dresser. Le grand art consiste à l’entraîner
selon une volonté déterminée, à le conduire dans des lieux inexplorés, tout
cela avec la maîtrise secrète et l’apparente légèreté d’action d’un dompteur
expert. C’est en quoi la poésie est un art du langage1 . » Cette façon de
concevoir le langage comme un animal qui nous maîtrise souvent beaucoup
plus que nous ne le maîtrisons nous-mêmes et que nous devons nous efforcer
en quelque sorte de dompter par des méthodes qui ne peuvent opérer que de
la façon la moins violente et la plus imperceptible possible n’a rien, chez
Valéry, d’une exagération rhétorique. Si on met à part le cas des sciences
exactes, qui jouissent de l’avantage considérable d’avoir réussi à se doter

1. Lucien Cornil, « À propos du langage », dans Paul Valéry vivant, Cahiers du Sud, 1946,
85
p. 223. Lucien Cornil (1888-1952) fut professeur d’anatomie pathologique à la faculté de
médecine de Marseille depuis la création de celle-ci en 1930 jusqu’à sa mort. L’entretien dont LITTÉRATURE
il est question ici eut lieu à Marseille dans le salon de Marguerite Fournier. N° 172 – D ÉCEMBRE 2013

rticle on line

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 86 — #86
✐ ✐

PAUL VALÉRY, EN THÉORIE

de leur propre langage et de pouvoir le contrôler et le diriger comme elles


l’entendent, il n’y a guère de questions, parmi celles qui nous semblent à la
fois les plus importantes et les plus difficiles à décider, dont le traitement
ne doive pas commencer par une mise en garde que le questionneur devrait
s’adresser à lui-même à propos de la façon dont il est susceptible de se
laisser manœuvrer à son insu par le langage :
Le contact d’un problème comme celui qui nous retient en ce moment,
m’oblige toujours à me mettre en garde. Tout m’incite d’abord à reprendre les
mots, puis la ligne expressive du langage, à en préparer le « champ opératoire »
en poursuivant ce que l’on peut appeler « le nettoyage de la situation verbale ».
Ceci s’étend d’ailleurs à toutes les questions que j’aborde.2
Sur ce qu’il faut entendre exactement par le genre de préparation
du champ opératoire que Valéry, s’inspirant de la pratique du chirurgien,
qualifie de « nettoyage de la situation verbale », on trouve des précisions
intéressantes dans la conférence qu’il donna en 1939 sur « Poésie et pensée
abstraite ». L’opposition qu’on a l’habitude de faire entre la poésie et la
pensée, et plus particulièrement la pensée abstraite, lui semble constituer
justement un exemple caractéristique de ces situations dans lesquelles nous
devons commencer par nous défaire d’une façon probablement biaisée de
voir et de décrire les choses que le langage nous a imposée avant que
nous ayons commencé à réfléchir aux objets concernés et aux relations
qui existent réellement entre eux. « J’ai l’impression, explique-t-il, que nous
avons appris et adopté cette antithèse avant toute réflexion, et que nous la
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


trouvons tout établie en nous, à l’état de contraste verbal, comme si elle
représentait une relation nette et réelle entre deux notions bien définies. Il
faut avouer que le personnage toujours pressé d’en finir que nous appelons
notre esprit a un faible pour les simplifications de ce genre, qui lui donnent
toutes les facilités de former quantité de combinaisons et de jugements, de
déployer sa logique et de développer ses ressources rhétoriques, de faire, en
somme, son métier d’esprit aussi brillamment que possible3 . »
Or il est essentiel, selon Valéry, de donner à notre esprit le moins
possible d’occasions de cette sorte et de nous efforcer toujours, sur n’im-
porte quelle question, de commencer par le commencement véritable, et non
par celui que le langage semble nous imposer comme un point de départ
suffisamment clair et précis pour nous permettre d’aller immédiatement
et résolument de l’avant. Les premiers contacts d’un problème avec notre
esprit constituent justement la chose dont nous devons nous méfier particu-
lièrement :
Il faut prendre garde aux premiers mots qui prononcent une question dans
86 notre esprit. Une question nouvelle est d’abord à l’état d’enfance en nous ;

2. Ibid., p. 224.
LITTÉRATURE 3. Paul Valéry, « Poésie et pensée abstraite », Œ, I, 1315. Le texte est celui de la Zaharoff
N ° 172 – D ÉCEMBRE 2013 Lecture, que Valéry donna à l’université d’Oxford en 1939.

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 87 — #87
✐ ✐

DE LA PHILOSOPHIE CONSIDÉRÉE COMME UN SPORT

elle balbutie : elle ne trouve que des termes étrangers, tout chargés de valeurs
et d’associations accidentelles ; elle est obligée de les emprunter. Mais par là
elle altère insensiblement notre véritable besoin (Œ, I, 1316).
Même s’il est prêt à exempter Descartes de presque tous les défauts
qu’il reproche généralement aux philosophes et enclin en tout cas à lui
pardonner nettement plus qu’aux autres, Valéry n’oublie pas néanmoins de
remarquer, à propos du Cogito, qu’entre le sujet philosophant et le genre de
commencement qu’il croyait avoir atteint sous la forme d’une proposition
qui soit réellement première, il y avait, malheureusement pour lui, toujours
déjà le langage lui-même :
Gare au langage. Il a ses origines et racines hors de nous, loin de nous. Donc
toute « intuition » qui nous vient sous forme articulée, quand elle se donne
pour primitive, immédiate, ne peut l’être ; et quand elle a trait à des choses
si éloignées de l’usage naturel du langage et des conventions, suppose une
explication en faits subjectifs descriptibles. Que mettre au lieu de Je suis – Une
comparaison avec quelque être ? Donc ce principe premier suppose une notion
de l’existence. Il y a d’ailleurs ici un nexus de mots abstraits les plus abstraits
qui permet de ressaisir indéfiniment la question. Miroirs parallèles4 .
Le problème qui nous est suggéré par la formule « Poésie et pensée
abstraite » se pose dans un type de « situation verbale » qui devrait nous
mettre immédiatement en alerte et dont on comprend aisément qu’il suscite
une méfiance à peu près égale chez le poète et chez le penseur Valéry. Les
deux termes qui y interviennent sont justement chargés au maximum de
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


valeurs incorporées et d’associations facultatives qui sont aisément prises
pour essentielles :
On dit « Poésie et Pensée abstraite » comme on dit le Bien et le Mal, le Vice
et la Vertu, le Chaud et le Froid. La plupart croient, sans autre réflexion, que
les analyses et le travail de l’intellect, les efforts de volonté et de précision
où il engage l’esprit, ne s’accordent pas avec cette naïveté de source, cette
surabondance d’expressions, cette grâce et cette fantaisie qui distinguent la
poésie, et qui la font reconnaître dès ses premiers mots (« Poésie et pensée
abstraite », Œ, I, 1314-1315).
Autant dire que la façon même dont la question est énoncée a tendance
à nous imposer déjà par elle-même une réponse que Valéry avait des raisons
précises et concrètes de considérer comme pour le moins précipitée et
insatisfaisante :
Tout véritable poète est bien plus capable que l’on ne le sait en général, de
raisonnement juste et de pensée abstraite.
Mais il ne faut pas chercher sa philosophie dans ce qu’il dit de plus ou moins
philosophique. À mon avis, la plus authentique philosophie n’est pas dans les
objets de notre réflexion, tant que dans l’acte même de la pensée et dans sa
manœuvre. Enlevez à la métaphysique tous ses termes favoris ou spéciaux, tout
87
4. P. Valéry, Cartesius redivivus, texte établi, présenté et annoté par Michel Jarrety, Cahiers LITTÉRATURE
Paul Valéry, no 4, Paris, Gallimard, 1986, p. 25. N° 172 – D ÉCEMBRE 2013

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 88 — #88
✐ ✐

PAUL VALÉRY, EN THÉORIE

son vocabulaire traditionnel, et peut-être constaterez-vous que vous n’avez pas


appauvri la pensée. Peut-être l’aurez-vous au contraire soulagée, rajeunie, et
vous serez-vous débarrassé des problèmes des autres, pour n’avoir plus affaire
qu’à vos propres difficultés, à vos étonnements qui ne doivent rien à personne,
et dont vous ressentez véritablement et immédiatement l’aiguillon intellectuel
(Œ, I, 1336).
Cette conviction de Valéry ne repose elle-même, souligne-t-il, sur
rien d’autre que des choses qu’il a lui-même expérimentées directement
comme poète et dont il est prêt à admettre qu’elles ne sont peut-être pas
nécessairement vraies pour tout le monde :
J’ai dit [...] que le poète a sa pensée abstraite, et, si l’on veut, sa philosophie ;
et j’ai dit qu’elle s’exerçait dans son acte même de poète. Je l’ai dit, parce que
je l’ai observé, et sur moi et sur quelques autres. Je n’ai, ici comme ailleurs,
d’autre référence, d’autre prétention ou d’autre excuse, que mon recours à ma
propre expérience, ou bien à l’observation la plus commune (ibid.).
Il est certes arrivé, admet Valéry, que la poésie s’emploie à formuler
des thèses ou des hypothèses de nature philosophico-scientifique et que « le
langage complet qui est le sien, le langage dont la forme, c’est-à-dire l’action
et la sensation de la Voix, est de même puissance que le fond, c’est-à-dire
la modification finale d’un esprit, ait été utilisé à communiquer des idées
“abstraites”, qui sont au contraire des idées indépendantes de leur forme – ou
que nous croyons telles » (ibid.). Mais, quel que puisse être le talent qui a été
dépensé dans ce genre d’entreprise, « il ne peut faire que l’attention portée
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


à suivre les idées ne soit pas en concurrence avec celle qui suit le chant.
Le DE NATURA RERUM est ici en conflit avec la nature des choses. L’état
du lecteur de poèmes n’est pas l’état du lecteur de pures pensées. L’état de
l’homme qui danse n’est pas celui de l’homme qui s’avance dans un pays
difficile dont il fait le relevé topographique et la prospection géologique »
(ibid.).
En d’autres termes, l’état dans lequel un poème cherche à mettre son
lecteur est par nature différent de celui du lecteur d’un texte philosophique.
Alain peut donc bien dire que « Valéry est notre Lucrèce », tout en restant
d’ailleurs conscient du fait que « les ressemblances n’expliquent rien, et la
combinaison la plus précieuse, celle du poète et du penseur, ne peut réussir
deux fois la même de ce grand jeu »5 . Il n’en reste pas moins que, si Valéry
consent à ce qu’on lui attribue une philosophie, ce n’est sûrement pas celle
que le philosophe peut être tenté de croire exprimée dans ses poèmes. « Un
poème est, dit-il, une sorte de machine à produire l’état poétique au moyen
des mots » (Œ, I, 1337). Et même s’il peut y avoir un usage des mots qui
réussit à la fois à produire des états poétiques et à susciter la formation de
88 pensées qui peuvent être plus ou moins abstraites, cela n’enlève rien à la
différence considérable qu’il y a entre ces deux choses.
LITTÉRATURE
N° 172 – D ÉCEMBRE 2013 5. Alain, Propos de littérature, Paris, Paul Hartmann, 1934, p. 29.

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 89 — #89
✐ ✐

DE LA PHILOSOPHIE CONSIDÉRÉE COMME UN SPORT

Un des principes fondamentaux de Valéry est, comme on vient de


le voir, que la philosophie d’un homme ne réside pas dans ce qu’il dit de
philosophique, mais plutôt dans ce qu’il fait et dans la manière dont il le
fait, dans le genre de volonté, d’organisation mentale et de fonctionnement
intellectuel que manifestent ses actions, ses réactions, ses projets et ses
réalisations. Cela n’est pas moins vrai pour celui qui fait œuvre de penseur ou
de poète que pour le savant, le conquérant, l’explorateur ou l’homme d’État.
« Pour moi, écrit Valéry, j’appelle philosophie tout ce qui est recherche
de pureté dans les éléments, ordre, rigueur, prolongement de l’ensemble,
volonté dans le dessein et maintien de volonté (C, III, 474). La volonté
dans le dessein et le maintien de cette volonté est justement la chose qui
l’impressionne plus que tout le reste chez Descartes. Sur ce qu’a été son
propre dessein, il constate au début des années trente : « J’ai cherché sur
toute chose pureté et précision – et pas un de ces ___ qui ont écrit sur moi ne
l’a dit quoique je l’aie dit moi-même – cent fois » (C, XVI, 31). On serait
presque tenté de conclure de cela qu’il n’a, en un certain sens, jamais rien
fait d’autre que de la philosophie, y compris dans son œuvre poétique : « La
poésie, précise-t–il, – n’a jamais été pour moi un but – mais un instrument
– un exercice et de ceci se tire son caractère – artifice – volonté » (C, III,
610). C’est de ce côté-là et de celui-là seulement qu’il faut chercher ce qui
autorise à qualifier sa poésie de « philosophique ».
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


2. QUE PEUT-IL RESTER DE LA PHILOSOPHIE APRÈS LE
« NETTOYAGE DE LA SITUATION VERBALE » ?

Dans l’avant-propos à Connaissance de la déesse, Valéry commence


par une évocation du problème de la quadrature du cercle, qui a été résolu
une fois pour toutes négativement par la démonstration d’impossibilité
donnée en 1882 par Lindemann ; et il constate que les poètes ne sont, en
revanche, « pas encore assurés de l’impossibilité de quarrer toute pensée
dans une forme poétique » (Œ, I, 1269). Ils peuvent donc continuer à
entretenir notamment la supposition et plus probablement l’illusion que des
idées philosophiques peuvent être exprimées dans une forme poétique. Mais
cela revient, pour Valéry, à ignorer que quelque chose a changé justement
dans l’idée que l’on se faisait autrefois de la philosophie et de ce que l’on
peut attendre d’elle : « Ce n’est plus faire de la philosophie que d’émettre
des considérations même admirables sur la nature et sur son auteur, sur la
vie, sur la mort, sur la durée, sur la justice... Notre philosophie est définie par
son appareil, et non par son objet. Elle ne peut se séparer de ses difficultés
propres, qui constituent sa forme ; et elle ne prendrait la forme du vers 89
sans perdre son être, ou sans corrompre le vers » (Œ, I, 1274). Valéry dit,
dans « Léonard et les philosophes », et il répète à maintes reprises sous des
LITTÉRATURE
formes à peu près équivalentes, que : « [...] Toute philosophie est une affaire N° 172 – D ÉCEMBRE 2013

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 90 — #90
✐ ✐

PAUL VALÉRY, EN THÉORIE

de forme. Elle est la forme la plus compréhensible qu’un certain individu


puisse donner à l’ensemble de ses expériences internes et autres, et ceci,
indépendamment des connaissances que peut posséder cet homme » (Œ,
I, 1238). C’est justement parce qu’elle n’est plus, au fond, qu’une affaire
de forme, qu’on ne peut pas chercher à lui imposer une forme empruntée
ailleurs sans la transformer en autre chose que ce qu’elle est ou peut-être,
plus exactement, ce qu’elle devrait désormais s’efforcer d’être.
L’opposition trop simple de la poésie et de la pensée abstraite, que
Valéry prend la peine de considérer avec une attention particulière, ne
constitue bien entendu, à ses yeux, qu’un cas particulier destiné à illustrer
une situation problématique qui n’a rien d’exceptionnel et se révèle même
très vite assez générale. La méthode de prévention qu’il a adoptée, pour
sa part, contre le risque qu’elle comporte est celle qui consiste à refaire à
chaque fois en entier la route qui a été tracée et imposée par d’autres, en
repartant du commencement réel, qui, pour l’intéressé, ne peut être que son
commencement à lui :
Quant à moi, j’ai la manie étrange et dangereuse de vouloir, en toute matière,
commencer par le commencement (c’est-à-dire par mon commencement indi-
viduel), ce qui revient à recommencer, à refaire toute une route, comme si tant
d’autres ne l’avaient pas déjà tracée et parcourue.
Cette route est celle que nous offre ou que nous impose le langage.
En toute question, et avant tout examen sur le fond, je regarde au langage ;
j’ai coutume de procéder à la mode des chirurgiens qui purifient d’abord leurs
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


mains et préparent leur champ opératoire. C’est ce que j’appelle nettoyage de
la situation verbale. Pardonnez-moi cette expression qui assimile les mots et
les formes du discours aux mains et aux instruments d’un opérateur (« Poésie
et pensée abstraite », Œ, I, 1316).
Or il peut arriver, et c’est ce qui se passe pour l’essentiel dans le cas
de la philosophie, que le nettoyage de la situation verbale nous révèle qu’il
n’y avait justement rien à examiner sur le fond et que la question était en
fait uniquement de langage :
Les questions de philosophie et d’esthétique sont si richement obscurcies par la
quantité, la diversité, l’antiquité des recherches, des disputes, des solutions qui
se sont produites dans l’enceinte d’un vocabulaire très restreint, dont chaque
auteur exploite les mots selon ses tendances, que l’ensemble de ces travaux me
donne l’impression d’un quartier, spécialement réservé à de profonds esprits,
dans les Enfers des anciens. Il y a là des Danaïdes, des Ixions, des Sisyphes
qui travaillent éternellement à remplir des tonneaux sans fond, à remonter
la roche croulante, c’est-à-dire à redéfinir la même douzaine de mots dont
les combinaisons constituent le trésor de la connaissance spéculative (Œ, I,
1316-1317).
90 « Ah ! qu’ils [les philosophes] m’embêtent ceux-là ! Ils parlent, ils parlent !
Mais justement le problème, qu’ils ne voient pas, est ... de langage 6 ! »
LITTÉRATURE
N° 172 – D ÉCEMBRE 2013 6. Yvette Delétang-Tardif, « Fragments », dans Paul Valéry vivant, op. cit., p. 206.

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 91 — #91
✐ ✐

DE LA PHILOSOPHIE CONSIDÉRÉE COMME UN SPORT

Dans le questionnement philosophique, le mot, qui ne devrait être


justement qu’un moyen et un instrument, « se change en énigme, en abîme,
en tourment de la pensée » (« Poésie et pensée abstraite », Œ, I, 1317).
Une idée à laquelle Valéry tenait particulièrement et sur laquelle il est
revenu sans cesse est que : « Nous ne comprenons les autres, et [...] nous
ne nous comprenons nous-mêmes, que grâce à la vitesse de notre passage
par les mots. Il ne faut point s’appesantir sur eux, sous peine de voir le
discours le plus clair se décomposer en énigmes, en illusions plus ou moins
savantes » (Œ, I, 1318). Dans la philosophie, et au degré le plus extrême
dans la métaphysique, le mot présente l’inconvénient de ne plus fonctionner
comme un passage que nous devons emprunter et franchir le plus rapidement
possible pour accéder à ce qui nous importe réellement, mais essentiellement
comme un retardateur et un obstacle qui, tout en excitant et en exaspérant de
façon torturante le désir de comprendre, rend tout simplement impossible la
compréhension. Comme on a pu s’en rendre compte d’après la déclaration
que j’ai citée au début, Valéry crédite la poésie de la capacité de dompter
l’animal qu’est le langage de la façon requise, c’est-à-dire avec le mélange
de fermeté et de douceur qui permet de s’en rendre maître sans le brutaliser.
Or il est convaincu que la philosophie, pour ce qui concerne sa relation
avec le langage, se trouve dans une position à peu près inverse : celle de
l’animal dompté par rapport au dresseur qui, sans qu’il s’en aperçoive, lui
impose sa volonté. C’est effectivement ce qui se passe lorsque le mot cesse
de fonctionner comme un instrument que le locuteur a à sa disposition pour
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


se transformer en une puissance qui le domine et le mène à sa guise.
Ce qui excite dans la métaphysique est justement la toute-puissance
exercée par certains mots et l’impossibilité d’en finir jamais avec eux par la
conversion réussie du langage en non-langage : « Ce qu’il y a d’excitant dans
les idées n’est pas idées ; c’est ce qui n’est point pensé, ce qui est naissant et
non né, qui excite. Il faut donc des mots avec lesquels on n’en puisse jamais
finir – et qui ne sont jamais annulés par une représentation quelconque :
des mots Musique... » (Tel quel, Œ, II, 706). Il faut ajouter à cela que,
si la métaphysique a besoin de mots qui font de la musique, la musique
peut aussi, inversement, avoir de son côté des prétentions métaphysiques.
« La musique, écrit Valéry, est devenue par Richard Wagner l’appareil de
jouissance métaphysique, l’agitateur et l’illusionniste, le grand moyen de
déchaîner des tempêtes nulles et d’ouvrir les abîmes vides. Le monde
substitué, remplacé, multiplié, accéléré, creusé, illuminé – par un système
de chatouilles sur un système nerveux – comme un courant électrique donne
un goût à la bouche, une fausse chaleur, etc. » (ibid.).
Il n’est donc pas surprenant que Valéry qualifie certains mots, qui, 91
comme c’est le cas par exemple du mot liberté, font partie du vocabulaire
restreint dans le périmètre duquel la métaphysique effectue des mouvements LITTÉRATURE
sans fin, de mots qui chantent plus qu’ils ne parlent. Mais le problème avec N° 172 – D ÉCEMBRE 2013

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 92 — #92
✐ ✐

PAUL VALÉRY, EN THÉORIE

la métaphysique est justement qu’elle ne réussit, dans le cas le plus favorable,


qu’à faire chanter maladroitement les mots, alors qu’elle croit au contraire
être en train de les faire parler et de les utiliser pour formuler les vérités les
plus profondes et les plus importantes de toutes :
Liberté : c’est un de ces mots détestables qui ont plus de valeur que de sens ;
qui chantent plus qu’ils ne parlent ; qui demandent plus qu’ils ne répondent ;
de ces mots qui ont fait tous les métiers, et desquels la mémoire est barbouillée
de Théologie, de Métaphysique, de Morale et de Politique ; mots très bons
pour la controverse, la dialectique, l’éloquence, aussi propres aux analyses
illusoires et aux subtilités infinies qu’aux fins de phrases qui déchaînent le
tonnerre.
Je ne trouve une signification précise à ce nom de « Liberté » que dans la
dynamique et la théorie des mécanismes, où il désigne l’excès du nombre
qui définit un système matériel sur le nombre des gênes qui s’opposent aux
déformations de ce système, ou qui interdisent certains mouvements (Regards
sur le monde actuel, Œ, II, 951).
Albert Béguin, qui commente la première phrase de ce passage célèbre,
y voit l’indication d’une des limites de Valéry :
Outre qu’il est paradoxal que ce soit un poète qui reproche aux mots de chanter
plus qu’ils ne parlent, on touche ici à l’une des limites de Valéry. C’est toujours
le même point où il s’arrête et se bute. Et c’est la frontière au-delà de laquelle
commence l’humain : l’humain qui n’est plus la noblesse de l’intelligence
en progrès, ni l’abstraite idée d’une espèce à l’esprit perfectible, tout entière
n’existant qu’en vue de cette perfection du savoir et du pouvoir. Les mots,
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


des deux côtés de cette limite, ne se ressemblent plus. Liberté en deçà, liberté
au-delà, mais c’est une autre liberté. Valéry revendique celle qui consiste à
n’être pas entravé dans le haut exercice de la connaissance ; il dédaigne celle
dont rêvent les hommes quand, victimes de l’injustice, ils sont privés d’amour
et de fraternité. Pour lui, ces aspirations sont vagues, affectives, il faut s’en
isoler. Il juge que les hommes ont tort de vouloir une liberté de vivre, quand
c’est la liberté de penser juste qui les grandirait7 .
Ce jugement contient sûrement une part de vérité, ou en tout cas de
plausibilité. Mais il faut remarquer que ce n’est pas le poète Valéry, mais le
penseur décidé justement à « regarder au langage », qui se préoccupe ici de
ce qu’un mot comme liberté nous permet véritablement de dire, au lieu de
se contenter simplement de chanter. Ce qu’il conteste n’est, bien entendu,
nullement que le mot puisse avoir un usage effectif, ou plutôt, en réalité,
une multitude d’usages, liés à des contextes linguistiques et des situations
extralinguistiques de l’espèce la plus diverse, mais la tendance à vouloir lui
trouver à tout prix « un “sens vrai”, une profondeur, une valeur autre que de
position et de circonstance, qui résiderait et subsisterait dans le mot isolé »
92 (Regards sur le monde actuel, Œ, II, 952). Ce sens vrai présumé présente

LITTÉRATURE 7. Albert Béguin, « Un optimisme sans espérance », dans Paul Valéry vivant, op. cit., p. 355-
N° 172 – D ÉCEMBRE 2013 356.

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 93 — #93
✐ ✐

DE LA PHILOSOPHIE CONSIDÉRÉE COMME UN SPORT

justement la ressource illusoire, mais infiniment précieuse et essentielle pour


le philosophe, de pouvoir donner lieu à des explorations qui n’en atteindront
jamais le fond et à des discussions et des controverses qui, comme celles
qui tournent autour de la question de savoir si la liberté est réelle ou si c’est
le déterminisme intégral qui l’est, ne finiront jamais (et ne doivent surtout
pas finir) :
Quand on s’interroge sur le sens d’un mot – ce qui est l’attitude du faiseur de
dictionnaire, ou du “philosophe” ou du critique, etc. –
On est conduit inconsciemment à inventer un sens idéal et faux. Car 1o on
considère le mot isolé 2o on refuse les sens de ce mot qu’on a observés dans
l’usage immédiat et qui paraissent incomplets ou absurdes ou pétitions de
principe.
On suppose que chaque mot a un sens – déterminé, qui ne soit que le sien
et qui corresponde à quelque chose – correspondance uniforme – et que le
système parfait des mots est quelque part – à la disposition d’un esprit assez
puissant et subtil pour l’atteindre (C1, 438-439).
Quand Valéry dit qu’il ne trouve de sens précis au mot « liberté »
que dans l’usage d’expressions comme celle de « degrés de liberté » d’un
système, il ne suggère évidemment pas que c’est le seul sens que l’on puisse
espérer réussir à lui donner. Il n’ignore pas que le mot a, dans le langage
ordinaire, une multitude d’usages parfaitement légitimes qui sont sans doute
plus ou moins imprécis, mais ne nous posent justement aucun problème et
ne nous fournissent aucune occasion de nous attarder sur eux. Mais ce n’est
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


pas à eux que se réfère la métaphysique et pas non plus sur eux qu’elle essaie
de faire reposer la valeur éminente qu’elle attribue au mot. Aux yeux de
Valéry, elle est la victime par excellence des deux suppositions erronées qu’il
critique ; et elle attribue justement, dans ses discussions, au mot liberté, qui,
pris isolément, n’a qu’une signification particulièrement vague et incertaine,
un sens idéal et faux qu’elle traite comme s’il était tout à fait déterminé et à
sa disposition quelque part.
Il est vrai néanmoins que, chez Valéry, l’absence de sens précis a
parfois tendance à se rapprocher probablement plus qu’il ne le faudrait de
l’absence de sens pure et simple et que l’effort de précision lui semble en
tout cas être la chose qui devrait compter par-dessus tout :
Je juge volontiers les gens – ou plutôt les esprits au degré de précision de leurs
expressions.
Ce n’est pas que je ne connaisse les illusions de la précision verbale. Mais
s’agissant de juger les hommes – et non les résultats eux-mêmes qu’ils pro-
duisent – je vois par là ce dont ils se satisfont et la vigueur de leurs attentions
(C1, 444).
Ce n’est pas non plus, il faut le souligner, que Valéry ignore les limites 93
qu’il peut être nécessaire d’imposer à l’effort de précision si l’on est disposé
à tenir compte du côté inhumain qu’il pourrait finir par conférer à la réalité LITTÉRATURE
dans laquelle nous vivons, au cas où il serait poussé réellement jusqu’au bout. N° 172 – D ÉCEMBRE 2013

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 94 — #94
✐ ✐

PAUL VALÉRY, EN THÉORIE

Même l’ennemi le plus déterminé des notions et des réalités imprécises ne


peut pas ne pas se rendre compte, au moins à certains moments, que la limite
qui sépare le domaine du vague de celui de l’exactitude a quelque chose à
voir avec celle qui sépare l’humanité de ce qui l’ignore ou la nie. Bien qu’il
réagisse, comme toujours, sans émotion particulière et d’une façon qui ne
comporte aucune espèce de sentimentalité à la situation peu réjouissante
que la perspective d’une élimination complète du vague oblige à envisager,
Valéry ne sous-estime en aucune façon les inconvénients et les risques du
processus de déshumanisation de la connaissance et de la vie dans lequel
l’humanité s’est engagée de façon irrésistible et apparemment irréversible
avec le développement de la science et de la technique modernes.
Dans ce qui fait l’humanité de l’homme, la référence au vague et
l’usage de notions qui sont à la fois indispensables et condamnées à rester
irrémédiablement imprécises sont, en effet, si essentielles que le crépuscule
du vague peut légitimement donner l’impression de devoir être aussi celui de
l’humanité elle-même. « Le vague, admet Valéry, le hiatus, le contradictoire,
le cercle – véritables fondements de tout et de chacun » (Ci, XII, 89). Pour
se maintenir, l’humanité civilisée a donc absolument besoin qu’un certain
nombre de choses à la fois grandes et vagues continuent à y être représentées
et gérées tant bien que mal d’une façon qui ne peut-être qu’approximative
et pour le moins peu rationnelle :
Dans toute civilisation paraît un homme préposé aux Choses Vagues. Il les
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


entretient, les ordonne autant que cela est possible, les munit de règlements, de
méthodes, d’incantations, de régularité – pompe, mètres, symboles, exercices
“spirituels”.
C’est le prêtre – le poète – le maître des cérémonies intimes – ou le démagogue
ou le héros. Le temple est bâti sur le nuage mais le nuage se reforme sans
cesse. Ils ne sont pas solides – mais en revanche ils sont éternels. Toute attaque
les dissipe mais nulle ne les détruit (C, III, p. 470).

On pourrait difficilement imaginer dans ce rôle de préposé à la gestion


du vague le philosophe, tout au moins le philosophe tel que le conçoit Valéry,
car la philosophie n’est pas séparable, pour lui, de l’effort fait pour n’utiliser
que des mots auxquels on a réussi à donner une signification suffisamment
précise :
Philosopher se réduit peut-être au propos de n’employer pas les mots dont on
n’entend pas nettement le sens – ou dont le sens n’est pas exprimé en fonctions
finies. (actes).
Ce serment comporte d’assez grandes conséquences (Cahier 86, « I », NAF
19292, f. 67 ro ).
94 Valéry est le premier à reconnaître que :

LITTÉRATURE L’humanité vit de fictions et de majuscules qui agissent sur chaque homme
N° 172 – D ÉCEMBRE 2013 avec plus d’intensité que toute réalité.

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 95 — #95
✐ ✐

DE LA PHILOSOPHIE CONSIDÉRÉE COMME UN SPORT

Le réel ne se suffit pas – et si ces fictions s’évanouissaient brusquement sans


remplaçants, les hommes ne leur survivraient pas.
Ainsi Demain – Moi – Propriété – la Mort (ibid., f. 10 vo ).

Une bonne partie des fictions et des majuscules dont il est question
ici et dont la disparition pure et simple semble à peu près impossible à
imaginer ont trait justement à des choses vagues. Et il est clair qu’au lieu
de se considérer comme chargée de l’administration de certaines d’entre
elles, avec lesquelles elle entretient par tradition une relation privilégiée,
la philosophie devrait, selon Valéry, adopter à leur égard une attitude qui
représente à peu près le contraire de cela. L’impossibilité de se défaire
des Choses Vagues ne les rend, à ses yeux, ni plus respectables pour le
philosophe ni plus faciles à supporter et encore moins à aimer.
Il est significatif que ce qui lui semble le plus gênant dans la croyance
(spécialement dans la croyance religieuse, mais cela s’applique manifes-
tement aussi à la plupart des choses que la philosophie nous demande de
croire) soit en premier lieu le vague et non pas, comme c’est le cas pour la
plupart de ceux qui la rejettent, l’incertitude :
La faiblesse des croyances est bien plus dans le vague des choses qui sont
proposées, que dans l’incertitude de ces choses.
On propose des choses qui n’ont pas d’images, pas de lieu, pas d’époque ; de
sorte que d’y croire, cela se réduit, en réalité, à un très petit effort intellectuel,
presque une petite page de mots à se répéter. Les formules sont précises et
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


comme rigoureuses, mais non par rapport à des objets puisqu’ils demeurent
impensables, mais par opposition à d’autres formules de même espèce qui
contredisent celles-là.
Quel que soit A, connu ou non, l’affirmer c’est nier non-A – La précision
des formules masque l’imprécision des objets et donne prise à la pensée, à
l’émotion.
La croyance peut suppléer à l’incertitude ; mais elle ne peut remédier au vague
– à moins, ou d’escamoter le problème, ou de faire soi-même ses précisions (c.
à d. devenir hérétique) » (Cahier 87, « J », NAF 19293, f. 35 vo ).
La foi n’est pas compatible avec la description et la définition précise des
choses auxquelles elle s’applique ni des formes réelles qu’elle peut prendre.
Elle ne peut pas être la pensée des dogmes (C, VIII, 122).

Il est assurément important et même essentiel pour la croyance de


réussir à créer l’impression que des définitions et des formulations précises
ont été données. Mais, pour Valéry, s’il y a quelque chose de pire que le
vague réel, c’est bien la précision seulement apparente :
Il y a quelque chose pire que l’absence de définitions et de noms exacts, c’est
l’apparence de définitions et de noms exacts. 95
Il y a, d’ailleurs, même dans les sciences où l’on peut définir un premier
moment où c’est le langage commun qui est le maître (Cahier 87, « J », loc. LITTÉRATURE
cit., f. 22 ro ). N° 172 – D ÉCEMBRE 2013

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 96 — #96
✐ ✐

PAUL VALÉRY, EN THÉORIE

C’est un avertissement qui, pour Valéry, ne devrait pas être entendu


uniquement par la religion. Il s’adresse également à la philosophie, qui, à
la différence de la science, ne réussit pas à s’affranchir de la dépendance
par rapport au langage commun, mais n’en excelle pas moins, elle aussi, à
créer une apparence de précision non pas par rapport aux choses concernées,
mais par rapport à d’autres façons d’essayer de leur donner un semblant
d’exactitude.

3. IL FAUT SAVOIR RECONNAÎTRE SES PROBLÈMES ET


LES CHOISIR DE PRÉFÉRENCE À CEUX DES AUTRES

Valéry dit des problèmes que lui suggèrent des termes comme Poésie
et Pensée abstraite – et il dit la même chose de la plupart de ceux de la
philosophie, qui ont eux aussi pour origine des mots que l’on écrit volontiers
avec une majuscule – que ce ne sont pas ses problèmes et qu’il ne les « sent »
pas. Or il a toujours considéré comme contraire à l’idée même de ce que
devrait être la philosophie la tendance qu’ont ses praticiens à considérer que,
si les réponses sont libres et plurielles, les problèmes doivent, pour leur part,
comporter quelque chose d’imposé et d’obligatoire. « [...] L’enseignement
de la philosophie, note-t-il dans « Léonard et les philosophes », quand il
n’est pas accompagné d’un enseignement de la liberté de chaque esprit non
seulement à l’égard des doctrines, mais encore à l’égard des problèmes
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


eux-mêmes, est à mes yeux anti-philosophique » (Œ, I, 1249).
Les philosophes ont assurément admis et souligné eux-mêmes régu-
lièrement que les questions qui les occupent ne sont pas des questions qui
viennent naturellement à l’esprit de tout le monde et qu’elles ont même, pour
la plupart des gens, un caractère difficilement compréhensible et plus ou
moins étrange. Mais c’était généralement pour ajouter que c’est une chose
regrettable et que les problèmes philosophiques sont, à la différence des
problèmes scientifiques, des problèmes qui concernent tout le monde et que
tout être humain digne de ce nom devrait par conséquent, dans l’idéal, se
poser. Dans une culture comme la nôtre, en tout cas, il est entendu que l’on
doit éprouver un certain respect, sinon pour les réponses de la philosophie,
qui ne sont pas forcément très convaincantes, du moins pour les questions
qu’elle pose ; et le but premier de l’enseignement philosophique est supposé
justement être d’éveiller un intérêt qui ne peut pas ne pas exister, au moins
sous une forme latente, chez l’élève pour les questions de cette sorte.
Valéry, comme on vient de le voir, est tout à fait insensible à cette façon
96 de regarder les choses. Le droit qu’il revendique et exerce est celui d’ignorer
non pas seulement les réponses, mais également, dans un bon nombre de
LITTÉRATURE
cas, les problèmes eux-mêmes. Quelqu’un qui considère la philosophie de
N° 172 – D ÉCEMBRE 2013 cette façon ne peut évidemment que désapprouver fortement le fait qu’elle

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 97 — #97
✐ ✐

DE LA PHILOSOPHIE CONSIDÉRÉE COMME UN SPORT

puisse faire l’objet d’un enseignement imposé et même d’un enseignement


tout court :
Que la philosophie soit devenue chose scolaire, chose distincte du philosophe,
chose professionnelle, chose de mémoire – cela est dérisoire.
Car elle ne s’explique que par l’existence individuelle, centrale – la volonté de
ne rien laisser non rapporté à un quelqu’un [...] (C1, 589).
La solution que Valéry a trouvée pour résister à l’influence de ques-
tions qui lui étaient étrangères a consisté à prendre la résolution de chercher
à chaque fois des difficultés qui n’aient rien d’artificiel et de fabriqué :
[...] Je me tournerai vers moi-même. J’y chercherai mes véritables difficultés
et mes observations réelles de mes véritables états ; j’y trouverai mon rationnel
et mon irrationnel ; je verrai si l’opposition alléguée [entre Poésie et Pensée
abstraite] existe et comment elle existe à l’état vivant. Je confesse que j’ai
coutume de distinguer dans les problèmes de l’esprit ceux que j’aurais inventés
et qui expriment un besoin réellement ressenti par ma pensée, et les autres,
qui sont les problèmes d’autrui. Parmi ceux-ci, il en est plus d’un (mettons
40 p. cent) qui me semblent ne pas exister, n’être que des apparences de
problèmes : je ne les sens pas. Et quant au reste, il en est plus d’un qui me
semble mal énoncé... Je ne dis pas que j’ai raison. Je dis que je regarde en
moi ce qui se passe quand j’essaie de remplacer les formules verbales par des
valeurs et des significations non verbales qui soient indépendantes du langage
adopté (« Poésie et pensée abstraite », Œ, I, 1318).
Cela revient à mettre en quelque sorte à la place de l’étonnement
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


imposé abstraitement et arbitrairement du dehors à tout le monde, pour une
part essentielle par le langage commun, celui de l’individu concerné et de
sa vie elle-même, qui revendique son droit de reconnaître ses problèmes et
de leur donner ses réponses :
C’est ma vie même qui s’étonne, et c’est elle qui me doit fournir, si elle le
peut, mes réponses, car ce n’est que dans les réactions de notre vie que peut
résider toute la force, et comme la nécessité, de notre vérité. La pensée qui
émane de cette vie ne se sert jamais avec elle-même de certains mots, qui ne
lui paraissent bons que pour l’usage extérieur : ni de certains autres, dont elle
ne voit pas le fond, et qui ne peuvent que la tromper sur sa puissance et sa
valeur réelle (ibid., 1319).
Il va sans dire que des mots comme « vie », dans des passages de
cette sorte, doivent être écrits avec une minuscule et utilisés d’une façon
qui ne peut susciter aucun besoin de s’interroger sur ce qu’ils disent. Valéry
mentionne précisément le mot Vie (avec majuscule), de même que celui de
Temps, comme faisant partie de ceux qui ont une tendance particulière à
nous faire croire qu’ils ont plus de sens que de fonctions (ibid., 1317) et
également plus de valeur que de sens véritable. Il dit aussi que : « Toute 97
philosophie où le mot vie est explicateur est nulle à mes yeux » (C1, 623).
Il ne peut donc s’agir, dans le passage cité, de l’utiliser philosophiquement LITTÉRATURE
pour expliquer une chose qui aurait besoin de l’être. N° 172 – D ÉCEMBRE 2013

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 98 — #98
✐ ✐

PAUL VALÉRY, EN THÉORIE

Mais, pour pouvoir se comprendre réellement soi-même, il faudrait


avoir la possibilité de ne s’exprimer que dans un langage que l’on a soi-
même fabriqué et qui ne suggère justement à son utilisateur que des pro-
blèmes qu’il a inventés ou en tout cas aurait pu inventer lui-même – les seuls
dont Valéry dit et répète qu’ils sont réels et importants pour lui :
L’obligation de traduire en langage nos états pour nous comprendre nous-
mêmes – de traduire en termes d’origine extérieure sociale, des produits
autochtones – de transformer le particulier, propre, et en somme accidentel, de
l’instant, en expressions faites d’éléments interchangeables – est remarquable.
Le Moi ne se dessine et ne se consolide que par imitations, emprunts, référence
à inconnus (C1, 446).
C’est ce qui fait la difficulté particulière de la question qui est d’une
certaine façon, pour Valéry, la plus importante de toutes, à savoir celle de la
distinction des problèmes qui ont une existence réelle et de ceux qui n’en
ont pas :
La plus grande ignorance est de ne savoir quelles questions ne se doivent poser.
C’est confondre les faux avec les vrais problèmes.
Que suis-je ? Tu crois que c’est un problème ? Ce n’est qu’un non-sens (C1,
505).
Le philosophe a donc besoin, sur ce point, d’être rappelé ouvertement
à l’ordre : « Qu’il surveille son questionnaire » (C, XV, 454). C’est ce qu’il
devrait faire pour commencer, au lieu de s’intéresser immédiatement au
répertoire des réponses. Valéry considère que cette tendance à s’attaquer
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


directement au problème au lieu de prendre la peine de s’assurer d’abord
qu’il a été bien énoncé est une des choses qui distinguent, plus généralement,
l’esprit littéraire de l’esprit scientifique. Revenant après coup sur la façon
dont il avait procédé lui-même dans la rédaction de l’Introduction à la
méthode Léonard de Vinci (1894), il écrit : « L’embarras de devoir écrire sur
un grand sujet me contraignit à considérer le problème et à l’énoncer avant
que de me mettre à le résoudre. Ce qui n’est pas, en général, le mouvement
de l’esprit littéraire, lequel ne s’attarde pas à mesurer l’abîme que sa nature
est de franchir » (Œ, I, 1153).
C’est probablement dans la philosophie que l’abîme est à la fois le plus
grand et franchi avec le plus de témérité (ou d’inconscience). Valéry n’hésite
pas à caractériser la philosophie comme étant « le lieu des problèmes que
l’on ne sait pas énoncer » (C1, 587-588). Mais le fait qu’on ne sache pas
les énoncer ne dissuade pas le philosophe de se croire néanmoins capable
de les résoudre et de chercher à donner l’impression de l’avoir bel et bien
fait. Valéry parle à ce propos d’une ruse qui permet à l’être humain de faire
98 passer l’art avec lequel il réussit à exprimer les questions insolubles pour
une réponse qui leur est donnée :
LITTÉRATURE L’homme est si malin que ses pensées sans réponse il a trouvé le moyen de
N° 172 – D ÉCEMBRE 2013 leur répondre et de tromper la douleur que lui font des questions insolubles...

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 99 — #99
✐ ✐

DE LA PHILOSOPHIE CONSIDÉRÉE COMME UN SPORT

par l’art de les exprimer. Pendant qu’il fabrique les belles phrases, les sombres
développements, pendant qu’il se bâtit une pure et savante prison logique, la
souffrance et la peur se changent en ressource de son orgueil, et s’oublient
profondément à se regarder (C1, 533-534).
Une remarque très suggestive, que Valéry fait presque comme en
passant dans les Cahiers, à propos de la métaphysique, est que ses problèmes
« sont les problèmes de la sensibilité qui prennent le langage de l’intellect »
(C1, 575 ; C, VIII, 724). Une façon de comprendre cette affirmation pourrait
être de dire que, dans le questionnement métaphysique, l’humiliation et la
souffrance que la résistance invincible des questions insolubles inflige à la
sensibilité sont surmontées par la transformation subreptice de la difficulté
en un problème que l’intellect peut traiter en donnant une impression de
supériorité et de maîtrise qui constitue pour l’esprit, à défaut d’une solution
réelle, au moins une sorte de satisfaction d’amour propre et de revanche
sur le sort. Sur la nature des questions philosophiques en général, Valéry
a une opinion qui semble assez proche de celle de Carnap et des membres
du Cercle de Vienne, puisqu’il pense que « la plupart des problèmes de la
philosophie sont des non-sens » (C1, 532). Mais des énoncés qui, exprimés
de façon trompeuse sous une forme théorique ou quasi-théorique, se révèlent
à l’analyse dépourvus de contenu théorique et de sens cognitif, peuvent
néanmoins bel et bien exprimer quelque chose, et même quelque chose de
particulièrement important pour l’être humain qui les formule, comme par
exemple un certain sentiment ou une certaine attitude émotionnelle à l’égard
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


du monde et de la vie. L’émotion, qui devrait utiliser plutôt le langage de
l’art, s’efforçant d’adopter, au lieu de cela, celui de l’intellect et de la théorie,
c’est une des incongruités que Valéry reproche apparemment, lui aussi, par
moments à la métaphysique. Il a d’ailleurs également en commun avec
Carnap la tendance à voir en Nietzsche une des exceptions qui confirment
sur ce point la règle, en ce sens qu’il est un des rares à être capable d’assumer
ouvertement le rôle du philosophe artiste, à ne pas prendre ses propositions
pour des assertions ayant un statut proprement théorique et à ne pas essayer
de les faire passer pour telles.
Même si la plupart des problèmes philosophiques ne sont malheu-
reusement que des apparences de problèmes et si les résultats auxquels ils
ont conduit sont, à ses yeux, inexistants ou à peu près dépourvus d’intérêt,
Valéry n’omet cependant pas de souligner généralement que leur discussion
a malgré tout été profitable et qu’elle pourrait même, aujourd’hui encore,
conserver une certaine utilité. La raison de cela est, dit-il, que : « L’acte me
semble plus précieux que le résultat. L’athlète fait des mouvements inutiles,
mais ses muscles pourront servir à l’occasion8 . » Cette constatation est sui-
vie immédiatement d’une application concrète au cas de la métaphysique : 99
LITTÉRATURE
8. P. Valéry, « Lettres à Albert Coste », dans Paul Valéry vivant, op. cit., p. 269. N° 172 – D ÉCEMBRE 2013

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 100 — #100
✐ ✐

PAUL VALÉRY, EN THÉORIE

À quoi ont abouti les siècles de métaphysique ? Pas à une quelconque vérité.
Il n’y a de vrai que le vérifiable. Mais ce n’est pas en vain qu’ils ont ergoté.
Certes, tous leurs résultats sont échec et mat. Hors de cause, leurs contradic-
tions, leurs formules, leur terminologie et surtout, leurs désirs ou prétentions
naïves.
Mais leurs surenchères, leurs luttes, leur bonne volonté et leur mauvaise foi
ont tiré de l’animal pensant bien des mouvements et des ruses. La dialectique,
lasse de jouer sur la Trinité, sur l’Être et parmi les Essences, s’est trouvée prête,
fine, juste le jour qu’il a fallu débrouiller la chute des corps et la puissance du
feu. Voilà en quoi je m’intitulerais Philosophe Sportif. Il y a quelque ridicule
aujourd’hui à prétendre expliquer. La conception d’un système semble aussi
fausse que celle d’un outil universel. La seule vérité réelle est celle instantanée,
imposée par les circonstances du moment à la diversité qu’on appelle un
Homme9 .
Ce qu’il y a de moins métaphysicien chez lui, estime Valéry, réside
précisément dans sa conception et sa pratique de la philosophie considérée
comme un sport d’une certaine sorte. Comme il l’explique à son correspon-
dant :
Tout ce qu’il y a de moins métaphysicien, ce que j’ai essayé constamment à
travers mille variations de sujet et de procédés, le voici : Introduire dans ma
pensée, quelle qu’elle soit, le souci de la rigueur, et la conscience d’elle-même ;
acquérir le plus de liberté à moi possible, de combinaison et de dissociation ;
éviter avec soin la confusion (que l’usage et le langage admettent et imposent)
entre les fictions et les vrais actes psychiques, entre le vu, le pensé, le raisonné,
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


le senti ; placer dans ces manœuvres et précautions intérieures l’essentiel,
l’important par excellence ; et retirer cette importance aux intuitions et aux
jugements mêmes, toujours provisoires.
Pour moi, une représentation ou “idée” du Monde (s’il existe) si on la veut
aussi exacte et fine que chacun la peut comporter, doit être précédée et dérivée
de cette Éthique... sportive10 .
Dans les Cahiers, cet aspect est souligné fréquemment avec parfois
une référence explicite à la gymnastique :
Ma philosophie est gymnastique.
L’idée Gymnastique est capitale – C’est là ma philosophie.
Manœuvre constante des deux opérations inverses : passer du conscient à
l’inconscient et de l’inconscient passer au conscient (C1, 328).
Valéry rend, sur ce point, un hommage appuyé au catholicisme, dont
il dit que seul « il a approfondi la “vie intérieure”, en a fait un sport, un
culte, un art, un but – et a pu aboutir, par une voie systématique, par des
opérations définies, par l’usage réglé de tous les moyens, par éliminations,
associations, progressions, périodes – à organiser, subordonner, diriger les
formes mentales, à créer des points fixes dans le chaos. [...] Ce labeur
100 incessant par quoi l’être est relié une fois de plus – en lui gît le secret de

LITTÉRATURE 9. Ibid.
N° 172 – D ÉCEMBRE 2013 10. Ibid.

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 101 — #101
✐ ✐

DE LA PHILOSOPHIE CONSIDÉRÉE COMME UN SPORT

la seule et véritable philosophie qui est de créer un ordre transcendant – je


veux dire qui comprend tout – et de faire un monde – d’absorber d’avance
l’accidentel... » (C1, 327-328).
Mais, comme on le voit, la « transcendance » dont il s’agit en l’oc-
currence consiste uniquement dans le caractère englobant du système que
l’esprit réussit à se donner par ses propres moyens et n’implique aucune
référence à un ordre supérieur. « L’esprit, dit Valéry, va dans son travail de
son désordre à son ordre. Il importe qu’il se conserve, jusqu’à la fin, des
ressources de désordre, et que l’ordre qu’il a commencé à se donner ne le
lie pas si complètement, ne lui soit pas un tel bandeau qu’il ne puisse le
changer et user de sa liberté initiale » (Cahier 87, « J », NAF 19293, f. 9
vo ). L’usage du possessif est ici essentiel : le désordre et l’ordre dont il est
question et le va-et-vient qui a lieu entre eux ne sont pas seulement des
propriétés de l’esprit en général, chaque esprit a son désordre, qu’il doit
s’efforcer de maîtriser par une méthode qui lui est propre et l’ordre (flexible
et révocable) à l’aide duquel il y parvient ne peut être également que le sien.
C’est la raison pour laquelle une philosophie, au sens où Valéry com-
prend le mot et est disposé à l’utiliser, ne peut être qu’individuelle et destinée
à un usage personnel. Un point sur lequel il revient constamment est que la
philosophie, en cela, se distingue, fondamentalement de la science. Elle ne
peut pas, comme elle, s’efforcer d’atteindre à une forme d’impersonnalité :
La philosophie, à mon avis, est la recherche que fait un homme d’une forme
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


qui soit capable de tout ce qu’il sait (Cahier 89, « L », NAF 19295, f. 37 vo ).
La philosophie est forme personnelle – Personnelle, pourquoi, et non la
« Science » ?
C’est qu’elle prétend au Tout et à ce Tout on ne peut faire correspondre que
l’Un. Tout n’a de sens que pour Un (s’il a un sens même pour Un).
Le problème qui existe pour A, n’existe pas pour B (C, VIII, 290).

Je reviendrai dans un instant sur ce que Valéry entend exactement


par son éthique intellectuelle sportive, qu’il a tendance à identifier tout
simplement à sa philosophie elle-même. Mais il me faut auparavant ajouter
quelques remarques à propos de l’importance primordiale qu’il accorde à la
discrimination qui doit être faite, préalablement à toute espèce de recherche,
entre les vrais et les faux problèmes et de la résistance opiniâtre qu’il oppose
à une quantité considérables de problèmes que, en dépit de leur caractère
consacré et vénérable, il n’est pas du tout disposé à accepter comme tels.
Dans de nombreux passages des Cahiers il se demande ce qui peut bien
justifier la prétention qu’ont les questions métaphysiques réputées les plus
profondes de s’imposer à nous sans discussion et d’exiger impérativement
une réponse : 101
On peut toujours substituer à la question métaphysique : Qui suis-je ou Quel LITTÉRATURE
suis-je ? – Que deviendrai-je ? Qui a fait ceci ? N° 172 – D ÉCEMBRE 2013

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 102 — #102
✐ ✐

PAUL VALÉRY, EN THÉORIE

la question : Qui te le demande ? Quel est le ressort de ces questions ? As-tu


le droit de les poser ? Conçois-tu même cette question ? Pouvons-nous poser
de véritables questions quand l’espèce même de la réponse ne n[ou]s est pas
connue ? Une question n’a de sens que si nous supposons la classe des choses
dont l’une serait la réponse. – Il faut que n[ou]s connaissions cette classe pour
énoncer la question. S’il n’en est pas ainsi, notre question crée cette classe, et
ce n’est plus une question, c’est une proposition affirmative déguisée. Qui a
fait le monde ? Ce n’est pas là une question. C’est un dogme (C1, 559).
En d’autres termes, Valéry soutient que, pour être réelle et avoir le
droit de demander une réponse, une question doit nous donner au moins
une certaine idée de ce que pourrait être la réponse et elle ne peut le faire
que s’il y a une classe de réponses possibles qui lui correspond et que nous
devons connaître préalablement pour pouvoir simplement la poser. Or c’est
une exigence que, selon lui, les questions métaphysiques sont par essence
incapables de satisfaire, ce qui fait d’elles des affirmations dissimulées sous
une forme pseudo-interrogative. Elles ont contre elles le fait, qu’il admet
sans aucune gêne, que les problèmes réels et intéressants pour lui sont ceux
qui ont une solution. « Le problème le plus important, écrit-il, est celui qui
peut être résolu » (C1, 492).
Pour ce qui est des autres problèmes, ceux qui, comme les problèmes
métaphysiques, ne le peuvent pas, la question qui se pose est d’abord celle
du besoin que nous avons de les poser et d’essayer de les résoudre :
L’homme se plaint par les religions et par la métaphysique de ne pas savoir qui
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


il est. Il l’a peut-être oublié et ce savoir s’est dissous dans l’exercice même de
l’existence. Je suis donc je n’y pense plus. – La pensée apparaît alors comme
l’état intermédiaire.
Nous n’avons aucun besoin réel de savoir qui nous sommes, et l’on voit mal ce
que nous ferions d’une réponse incontestable à cette question. Cette question
est artificielle : elle n’a même pas de sens.
On peut montrer qu’elle est artificielle – c. à d. obtenue par l’abus du signe |?| -
Car ce signe ? même implique que la réponse attendue est contenue à l’état de
possible dans l’entendement interrogateur. Or si une proposition possible était
la réponse à notre question, la réponse serait fonction de ce que nous sommes,
car nous sommes toutes les propositions possibles et nous aurions : x = ϕ(x)
ou x = x.
L’interrogation demande le sujet ou l’attribut (C,VIII, 65-66).
Pourquoi ne savons-nous pas, ne voyons-nous pas ce qui nous importe le plus,
et le secret de notre être, – c’est qu’il nous est inutile. Il ne doit pas nous être
sensible : peut-être n’existe-t-il pas. C’est une perspective (Cahier 89, « L »,
NAF 19295, f. 86 vo ).
Valéry utilise ici, pour justifier sa critique de la légitimité du ques-
102 tionnement métaphysique, un fait qu’il considère comme particulièrement
significatif et sur lequel il a souvent attiré l’attention, à savoir que certaines
LITTÉRATURE
fonctions semblent ne pouvoir s’effectuer correctement qu’à la condition
N° 172 – D ÉCEMBRE 2013 pour nous d’ignorer la façon dont elles le font :

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 103 — #103
✐ ✐

DE LA PHILOSOPHIE CONSIDÉRÉE COMME UN SPORT

L’action et la pensée humaine sont comme dominées par ce fait négatif, par
cette condition étrange – que le sujet, l’homme, est ignorant de son mécanisme.
Savoir marcher, n’est que marcher ; marcher, se passe de savoir comment l’on
marche, ce dont il serait d’ailleurs gêné –
Mais d’autre part la limite de tout savoir, l’état où il tend est précisément une
ignorance accompagnant l’acquisition d’une « propriété » (C, VIII, 65).
Il se pourrait, par conséquent, que le problème qui est supposé consti-
tuer la question métaphysique par excellence, celui de l’existence, soit lui-
même dépourvu de sens, parce qu’exister est une fonction dont l’exercice,
pour l’existant, ne pourrait être que compliqué et compromis, et non pas
amélioré, par la compréhension de ce qu’elle est. Peut-être nous faut-il
admettre que : « L’existence n’est pas compatible avec l’intelligence ou
la connaissance des conditions de l’existence » (Ci, IV, 302). Aux yeux
du métaphysicien de type traditionnel, une telle supposition a toutes les
chances de s’apparenter fortement à une forme d’obscurantisme philoso-
phique, autrement dit, d’obscurantisme pur et simple. Mais ce genre de
réaction n’a aucune chance de réussir à impressionner un penseur comme
Valéry, qui considère comme primordial de distinguer rigoureusement entre
ce que nous savons réellement et ce que nous croyons simplement savoir,
dans les cas les plus typiques essentiellement parce que nous croyons avoir
besoin de le savoir et voudrions à tout prix le savoir. Parler d’obscurantisme
n’est possible qu’à la condition de considérer comme un fait indiscutable
que nous sommes parvenus à savoir des choses essentielles, dont on pourrait
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


légitimement reprocher à certains de décider arbitrairement de tout ignorer,
dans un domaine – celui des choses qui justement nous importent le plus –
où, d’après Valéry, nous ne savons en réalité toujours à peu près rien.
La bonne réponse aux questions ultimes est donc probablement,
comme le suggère Nietzsche11 , celle qui consiste à ne pas se laisser
convaincre d’avoir besoin de leur donner une réponse, que celle-ci soit
supposée devoir être fournie par la religion ou par la métaphysique.

4. QUE PEUT FAIRE LA PHILOSOPHIE À UNE ÉPOQUE


OÙ LE POUVOIR EST DEVENU LA MESURE DU
SAVOIR ?

Valéry dit dans une lettre à Albert Coste :


Mon idéal serait de construire la gamme et le système d’accords dont la pensée
en général serait la Musique.
Il ne s’agit pas de dilettantisme (comme on disait en 80). Un cheval de course
entraîné tous les matins, poussé à fond, retenu à temps, pesé, nourri savamment,
103
11. Voir, par exemple, Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain : un livre pour esprits libres, II,
traduit de l’allemand par Robert Rovini, édition revue par Marc B. de Launay, Paris, Gallimard, LITTÉRATURE
1988, p. 184-185. N° 172 – D ÉCEMBRE 2013

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 104 — #104
✐ ✐

PAUL VALÉRY, EN THÉORIE

est une bien belle chose. Ce n’est pas du tout un dilettante. J’appellerai
désormais philosophe un tel animal intellectuel.
Mais ne croyez pas, mon cher Coste, que je me place à ce haut rang. Je n’ai ni
box verni, ni de lad qui m’étrille l’entendement ; sur la pelouse psychologique,
je ne trotte de syllogismes ni ne galope d’analogies.
Toutefois – soyons franc – si vers les 24 ans j’avais eu ce qu’il faut de
rente certaine pour la liberté complète de l’esprit – tout compris – (et ce
n’est pas énorme en vérité) je crois bien que j’aurais essayé. Essayé quoi ?
Énormément de choses pour ne bien retenir que ce qui aurait trouvé en moi
quelque résonance12 .
Ceux qui ont lu L’Homme sans qualités de Robert Musil peuvent
difficilement éviter de faire ici un rapprochement avec le fameux épisode
du « cheval de course génial », qui fournit au héros, Ulrich, l’occasion de
découvrir qu’il peut y avoir des analogies étroites entre un grand esprit et
un champion de boxe ou un steeple-chaser, ce qui a conduit à ce résultat
que pour finir « le sport et l’objectivité ont pu évincer à bon droit les
idées démodées que l’on se faisait jusqu’à eux du génie et de la grandeur
humaine13 . » On ne trouve évidemment, chez Valéry, qui, comme on l’a vu,
parle d’appliquer aux choses de l’esprit une éthique sportive et se qualifie
lui-même de philosophe sportif, aucun équivalent de la désillusion suscitée,
chez Ulrich, par la constatation que désormais un cheval de course peut
aussi être un génie, ce qui aura pour conséquence de le dissuader une
fois pour toutes de persévérer dans le projet qu’il avait formé de faire une
carrière de mathématicien. Pour Valéry, c’est justement à un sport d’une
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


certaine sorte, qui exige un entraînement constant et intensif de l’« animal
intellectuel », une chose qu’il a d’une certaine façon pratiquée toute sa vie,
qu’il faut accepter de comparer aujourd’hui la philosophie elle-même si
on veut pouvoir lui trouver un avenir. Il lui arrive d’ailleurs également de
caractériser la littérature comme n’étant au fond, elle aussi, rien d’autre
qu’une forme de sport :
J’ai regardé litt[érature] et phil[osophie] comme « sports » n’y voyant ni
d’autre « justification » – ni d’autre principe de perfectionnement, de sacrifices.
Sans quoi ce ne sont que des carrières et les valeurs ne sont qu’accidentelles –
dépendent du public (C, XV, 47).
C’est une remarque qui est confirmée largement par la multitude de
celles dans lesquelles il s’explique sur ce qu’il aime et ce qu’il n’aime
pas dans la littérature, comme par exemple la suivante : « Je n’aime pas la
littérature, mais les actes et les exercices de l’esprit » (Cahier 87, « J », NAF
19293, f. 39 ro ). Mais le prix à payer, si on applique cette façon de considérer
les choses à la philosophie elle-même, est évidemment l’impossibilité pour
elle de continuer à vouloir être ce qu’elle était censée être et avait cru être
104
12. P. Valéry, « Lettres à Albert Coste », loc. cit., p. 270.
LITTÉRATURE 13. Robert Musil, L’Homme sans qualités, traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet, Paris,
N ° 172 – D ÉCEMBRE 2013 Seuil, 1956, t. 1, p. 52.

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 105 — #105
✐ ✐

DE LA PHILOSOPHIE CONSIDÉRÉE COMME UN SPORT

jusqu’à présent, autrement dit, un savoir à prétention objective et universelle,


et le consentement à n’être plus que la philosophie d’un Moi nommément
désigné qui se l’est fabriquée pour son propre usage :
Ma « philosophie », vous le voyez, est individuelle. Elle m’implique, tel quel,
explicitement. Elle tend donc à une organisation finie, non à une explication
ou construction des choses.
Méthode plus que système. Méthodes plus que méthode. Je ne conçois pas
que l’on puisse considérer le Non Moi sans assigner le repère Moi. J’ajoute
que ce Moi n’est pas la personnalité. Des gens oublient dans la démence leur
personnalité ; ils conservent un Moi ; aussi inexistant, si vous voulez, et aussi
nécessaire que l’est, par exemple, le centre de gravité d’une bague14 .
Il est par conséquent tout à fait incongru d’essayer de comparer la
philosophie à une science, dans laquelle il pourrait être question de connais-
sance proprement dite et d’une augmentation des connaissances par la com-
binaison des efforts individuels et de ceux des époques successives :
Il est absurde de dire La Philosophie comme on dit La Physique. Car celle-ci
admet l’addition des efforts et des résultats. Elle s’occupe, en effet, de ce
qu’il y a de moins relatif, de moins personnel. Mais elle est donc, de ce chef,
incomplète connaissance.
Si l’on veut se faire une idée d’un tout plus total, il faut joindre à cette physique
quelque chose qui n’est vu que d’un seul et visible seulement par lui. Le plus
relatif doit s’adjoindre au moins relatif, et la conscience à la connaissance
(Cahier 92, « O », NAF 19298, f. 30 vo ).
Il n’y a pas de philosophie – parce qu’il y a des philosophes. Si elle existait,
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


ils s’ajouteraient au lieu d’être des types de contradiction et on en parlerait
juste autant que d’Euclide en géométrie – c’est-à-dire beaucoup (sans doute !)
mais – en dehors (Ci, II, 302).
Si la pluralité des points de vue ne peut être surmontée, il n’y a pas de
philosophie (C, VIII, 161).
Si la philosophie ne peut être que la chose la plus personnelle et
la moins universalisable qui soit, il résulte de cela inévitablement que
le philosophe a toujours tort de chercher à démontrer que la sienne est
supérieure à celle d’un autre et qu’elle l’emportera pour finir sur toutes
les autres. C’est un des reproches principaux que Valéry adresse, dans une
remarque qui date des années 1942-1943, à Nietzsche :
Lecture de Nietzsche – Ce qu’il y a de faux dans N[ietzsche] (qui est l’un de
ceux que j’estime le plus dans l’ordre idéologique), c’est l’importance qu’il
donne aux autres – la polémique – et tout ce qui fait penser à des thèses. Il
voit trop les choses déjà placées dans l’Histoire Littéraire, – et Lui, vainqueur
de Socrate et de Kant – –
Puis le mot magique : Vie. Mais c’est une facilité que de l’invoquer (C1, 743)15 .
105
14. P. Valéry, « Lettres à Albert Coste », loc. cit., p. 271.
15. Voir également C1, 660, où Valéry s’étonne, à propos de Nietzsche, que « cet homme
sincèrement seul » ait pu s’exprimer dans un langage à ce point guerrier et se laisser aller à de LITTÉRATURE
pareilles rodomontades et sonneries de fanfare. N° 172 – D ÉCEMBRE 2013

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 106 — #106
✐ ✐

PAUL VALÉRY, EN THÉORIE

Nietzsche, qui se montre de façon générale si méfiant à l’égard du lan-


gage, n’a, lui non plus, pas réussi à résister jusqu’au bout à la séduction d’un
certain nombre de mots magiques et a oublié le principe fondamental qui
veut que : « Des mots mis à la place des choses, et les combinaisons de ces
mots, cela ne vaut que dans la mesure où nous pouvons, à la fin, remettre les
choses à la place des mots » (C, VIII, 181). L’auteur de Zarathoustra s’est,
comme beaucoup d’autres philosophes, laissé aller à un usage intempérant
de mots et d’expressions auxquels Valéry reproche de n’avoir pas d’autre
valeur que fiduciaire et d’être véritablement « insolvables » (C, XXIX, 328).
On trouve, du reste, sur ce point dans les Cahiers une formule très remar-
quable. « L’être pensant, dit Valéry, est l’éternel endetté » (C, XXVI, 239).
Mais le problème spécifique du penseur philosophique est qu’il a oublié
généralement que « ce qui n’existe que moyennant un nom n’est guère qu’un
nom » (C, XXVII, 23) et n’est généralement même pas conscient d’avoir
une dette à acquitter ni par conséquent d’être incapable de le faire. L’usage
que fait Nietzsche de l’expression « la volonté de puissance », dont il se
sert un peu comme si elle constituait la réponse ultime à un bon nombre de
questions, suggère à Valéry le diagnostic suivant :
Toute métaphysique est un produit de l’inattention. On voit Nietzsche, par
exemple, si prévenu, si actif contre les fantômes verbaux, en arriver à la
volonté de puissance, lui qui mettait la volonté, entre guillemets, comme les
mots suspects, dont on ne prend pas la responsabilité (C1, 568).
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


Le fait que, comme le lui reproche Valéry dans une remarque de 1913,
la métaphysique continue à vouloir être universelle signifie qu’elle n’a pas
compris, comme elle aurait pu le faire en considérant l’exemple de la science,
en quoi consiste le seul rôle que peuvent encore prétendre jouer aujourd’hui
des propositions réputées universelles. À la différence de la science, elle
persiste à percevoir comme étant le but ce qui ne peut être en réalité qu’un
moyen :
La métaphysique, cette invincible et sotte prétention qui veut à toute force
prendre pour une valeur ou loi ou chose générale – un phénomène très particu-
lier et personnel.
Quand – précisément au contraire – toute proposition générale – « universelle »
comme disent les philosophes – est chose provisoire, moyen, instrument, usage
des signes purs, logistique (C1, 514).

On comprend mieux ce que veut dire Valéry en regardant la comparai-


son qu’il fait entre ce qu’Aristote et ses successeurs appelaient la science et
ce qu’on appelle aujourd’hui de ce nom :
106 Toute la manœuvre intérieure, conceptuelle, logique, tout ce qui se résume
en lois, formules, classements, tout ce qui se passe en êtres et entre choses,
LITTÉRATURE eux-mêmes définis par des mots autres, ou par des opérations de pensée, tout
N° 172 – D ÉCEMBRE 2013 cela, selon les anciens, était le but et la science. Ce fut Aristote.

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 107 — #107
✐ ✐

DE LA PHILOSOPHIE CONSIDÉRÉE COMME UN SPORT

Pour les modernes, tout cet appareil est provisoire. On peut raisonner, on
peut définir substance, accidents, puissance et acte, forces, etc. Mais ce sont
des instruments, des langages, des moyens de notation, d’exploration, des
intermédiaires.
La valeur de ces instruments n’est pas en eux, mais dans la puissance qu’ils
peuvent donner sur le réel. Le but ou science – est pour eux une manière de
penser et non telle pensée. – Et la satisfaction toujours payée par son arbitraire,
son écart du réel (C1, 504-505).

Autrefois, la part la plus importante du savoir était censée résider dans


ce qui se trouve aujourd’hui réduit au statut de manœuvre conceptuelle,
logique, etc., dont la valeur est jugée en fonction de la contribution qu’elle
est en mesure d’apporter à l’accroissement de la puissance dont nous dis-
posons sur le réel. Mais ce serait une erreur de croire que la valeur doit
être cherchée désormais plutôt dans les hypothèses et les théories explica-
tives que la science formule à propos de la réalité, dont on peut être tenté
de considérer qu’elles contiennent l’essentiel de ce que nous appelons la
connaissance scientifique. Car ce n’est pas du tout ainsi que les choses se
passent pour Valéry, qui pense que la science a, dans les faits, déjà aban-
donné largement la prétention d’expliquer :
La Science use de tout moyen pour ses fins qui ne sont plus « explicatives »
mais notatives, et notations en vue de développer des analogies ou de changer
de contradiction.
Ainsi l’idée de génie qui a consisté à unir une onde à un corpuscule, c’est-
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


à-dire un objet concevable au repos à un mode de mouvement de manière
indissoluble (Cartesius redivivus, op. cit., p. 21).

Les hypothèses et les théories ne sont plus, elles aussi, que des instru-
ments qui ont un caractère essentiellement provisoire et modifiable. « La
science opérante a fait, constate Valéry, d’autant plus de progrès qu’elle a
été plus indépendante des théories, qu’elle les a regardées davantage comme
de simples instruments, que l’on prend, que l’on laisse, que l’on reprend,
que l’on remplace par des inventions plus parfaites, et ceci ne pouvait pas ne
pas arriver quand la découverte s’est trouvée étroitement liée à la technique ;
que des faits nouveaux ont été révélés en abondance ; que les cadres et
les catégories éclataient ; que la pénétration dans des ordres de grandeur
de plus en plus éloignés de ceux de nos sens a montré d’inconcevables
combinaisons, etc. Et qu’il a fallu, en somme, reconnaître que le pouvoir
mettait à chaque instant le savoir en échec, et le réduisait à des recettes :
Faites ceci et cela s’ensuivra. Après tout, que me sont ces entités (car je ne
trouve pas d’autre nom) d’origine expérimentale indirecte, ces électrons, ces
photons, ces neutrons ? Leur véritable et seule définition positive consiste 107
dans le système d’actes et de perceptions par quoi nous obtenons certains
résultats sensibles à notre échelle. Nous en parlons quelque temps comme LITTÉRATURE
nous parlons d’une pierre, d’une vague, d’un projectile... » (ibid., p. 54). N° 172 – D ÉCEMBRE 2013

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 108 — #108
✐ ✐

PAUL VALÉRY, EN THÉORIE

La vérité est donc que nous nous sentons autorisés pendant un certain
temps à parler des entités théoriques et hypothétiques de cette sorte comme
de réalités comparables aux objets macroscopiques que nous connaissons par
la perception ordinaire. Mais pendant combien de temps pouvons-nous être
assurés qu’il restera possible et raisonnable de le faire ? « On pourrait dire,
remarque Valéry : désormais : le monde, en tant qu’objet de la science, est le
produit “à tel instant” des instruments et des procédés de cet instant. Autant
de moyens (relais) autant de faits nouveaux qui restreignent la généralité
des résultats antérieurs » (ibid., p. 32).
Une conséquence qui découle de cela est qu’on ne peut plus vivre
généralement que très peu de temps sur des choses connues : « Les moyens
sont devenus tels que l’imprévu est presque une loi nouvelle... » (ibid.)16 .
Une chose qui a particulièrement impressionné Valéry et dont il a tiré des
conclusions générales et radicales pour la philosophie de la connaissance et
l’épistémologie est la découverte de la rotation de la terre, qui constitue une
illustration typique du fait qu’il n’y a pas seulement des choses que nous
ne pouvons pas savoir, mais également des choses que peut-être nous ne
devrions pas savoir, en tout cas pas savoir directement. S’il arrive que nous
finissions malgré tout par les apprendre, nous découvrons en même temps
à quel point nous étions loin de savoir et le sommes probablement toujours
autant :
La démonstration de la rotation de la Terre est un événement capital de
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


l’histoire. Si elle tourne, mes sens ignorent cette vitesse et ne la révèlent
qu’indirectement. Je croyais savoir quelque chose. Si je puis ignorer un fait
aussi gros, s’il faut tant de siècles et de détours pour le découvrir, quels
soupçons sur tout ce dont je m’assure – !
Quelle diminution d’être sur une toupie !
L’étrange scientifique commence et ne s’arrêtera plus. Cela emporte et rapporte
les religions et les légendes. Le Christ n’eût pas osé dire, les Écritures écrire,
un prodige si niais, si énorme (C1, 548).
Non seulement la science s’éloigne de la perception ordinaire et du
langage commun d’une distance croissante et qui devient chaque jour un peu
plus sensible, mais encore elle s’éloigne de plus en plus vite de ce qu’elle
croyait encore savoir un instant auparavant. Et tout porte à croire, estime
Valéry, que les choses vont continuer à aller dans ce sens. D’une façon
qui pourrait sembler étonnante, il ne mentionne pas le fait que l’irruption
récurrente de l’étrange scientifique, qui est susceptible d’enlever ou au

16. Dans « La renaissance de la liberté » (1945), Valéry revient sur cette idée et parle, pour
caractériser le cours nouveau que les choses ont pris dans les sciences, d’« imprévu imprévi-
sible » : « N’oublions pas que le caractère le plus frappant de notre étrange époque est ce que
108 je nomme l’imprévu imprévisible. Car cette nouvelle sorte d’imprévu nous a été révélée par
les progrès scientifiques de ces dernières années. Nous avons vu surgir à plusieurs reprises des
faits absolument nouveaux, qui, chaque fois, ont dérangé l’ordonnance de la pensée scientifique
LITTÉRATURE et obligé d’utiliser des conceptions paradoxales et même contradictoires » (P. Valéry, Souvenirs
N° 172 – D ÉCEMBRE 2013 et réflexions, édition établie par M. Jarrety, Paris, Bartillat, 2010, p. 196).

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 109 — #109
✐ ✐

DE LA PHILOSOPHIE CONSIDÉRÉE COMME UN SPORT

contraire de restituer à l’étrange non scientifique une partie de sa légitimité


et de sa crédibilité, peut emporter et rapporter avec elle non seulement les
religions et les légendes, mais également les philosophies, comme cela a
été le cas, par exemple, avec l’avènement de la mécanique quantique, qui a
pu sembler notamment redonner un certain crédit aux défenseurs de l’idée
du libre arbitre contre les partisans du déterminisme. Mais on peut trouver
aisément dans les Cahiers des remarques qui indiquent clairement qu’il
considère comme peu significatifs aussi bien les effets que les changements
intervenus dans les sciences sont en mesure de produire sur la philosophie
que les influences qui peuvent être exercées sur le devenir des sciences par
des choix effectués dans la philosophie, en particulier dans la philosophie
des sciences. La philosophie, dans les faits, n’apprend pas grand-chose de
l’évolution des sciences, et elle se fait une idée tout à fait exagérée de son
pouvoir quand elle se croit capable d’exercer une action importante sur elle.
Le fait que l’imprévu soit devenu à présent presque la règle ne consti-
tue évidemment pas une bonne nouvelle pour la philosophie, qui, en matière
de connaissance, est par nature à la recherche de l’universel et du définitif.
Valéry exprime à un moment donné dans les Cahiers le changement qui
s’est produit en disant que nous sommes désormais conscients que nous ne
pouvons pas savoir, mais n’avons, en revanche, pas de raisons de douter que
nous puissions pouvoir. Nous sommes dorénavant beaucoup plus certains
de ce que nous pouvons que de ce que nous savons et également conscients
du fait qu’il n’y a probablement pas de limite prévisible et assignable à ce
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


que nous pouvons :
Nous autres Hommes, nous sommes ceux qui ne savons pas, et qui ne pouvons
pas savoir, et donc il n’y a point de Dieu. Nous pouvons pouvoir et nous ne
connaissons pas les bornes de ce pouvoir, mais notre savoir en suit exactement
les contours. Il est illusoire en tous les points où nul pouvoir ne le soutient.
Quant au pouvoir, il n’est pas illusoire, puisqu’il définit ce qui ne l’est pas, et
le distingue de ce qui l’est.
Il ne faut pas se laisser douter sur ce dernier point à cause des actions et
des mouvements humains que la croyance peut sembler produire, – à cause
des étonnantes énergies qu’elle excite, etc. Il faut distinguer les effets d’une
croyance qui sont réels et observables, d’avec son objet et son idéal qui sont
très divers. Quoique telle foi A soit contradictoire avec une foi B, les fidèles
de l’une et de l’autre feront des choses merveilleuses.
Quelque idée que se fît Colomb des terres inconnues et quelque ait été son
erreur d’imagination, il n’en a pas moins traversé la mer. Il s’est trouvé qu’il a
trouvé quelque chose ; il eût pu ne rencontrer que la Chine (C, VIII, 260).
La croyance qui a motivé le voyage de Christophe Colomb avait certes
le pouvoir de lui faire traverser l’océan, mais pas celui de lui faire découvrir 109
l’objet qu’il cherchait et ce n’est pas celui qu’il a découvert et aurait pu
ne pas découvrir. L’idée erronée que son imagination se faisait des terres LITTÉRATURE
inconnues suggérait, elle aussi, une façon de procéder et promettait un N° 172 – D ÉCEMBRE 2013

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 110 — #110
✐ ✐

PAUL VALÉRY, EN THÉORIE

résultat, mais l’avantage de la science, aux yeux de Valéry, est que ses
procédés et ses recettes à elle réussissent toujours, autrement dit, produisent
toujours ou en tout cas presque toujours le résultat escompté. C’est même
cela – le « pouvoir vérifiable » (et constamment vérifié) – qui, en fin de
compte, la définit et la distingue de la croyance non scientifique.
La philosophie se trouve, sur ce point, dans une situation particulière-
ment inconfortable. Car elle ne veut pas renoncer à agir et en même temps
s’obstine à n’utiliser que des moyens – en l’occurrence, ceux du langage –
qui sont inappropriés et inopérants. « L’impuissance, dit Valéry, est caracté-
ristique de la philosophie. Et ceci frappe – dans une époque où la puissance
est maîtresse » (C1, 605). Ou encore : « La philosophie est une tentative
d’agir avec des moyens insuffisants » (C, IV, 389). Le problème provient en
grande partie du fait que le philosophe, et tout particulièrement le métaphy-
sicien, continuent à surestimer l’importance du savoir et à ne pas se rendre
compte que ce qui compte est aujourd’hui le pouvoir. On pourrait même
aller jusqu’à dire que : « Substituer le pouvoir au savoir, c’est rompre avec
la métaphysique » (C1, 635). Car seule la métaphysique peut réussir encore
à ignorer que « savoir [...] perd toute signification et même toute bonne
conscience, quand le pouvoir n’y correspond pas » (C1, 637).

5. PEUT-ON SAUVER LA MÉTAPHYSIQUE ET LA


PHILOSOPHIE EN GÉNÉRAL, ET LE FAUT-IL ?
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


L’idée que se fait Valéry de ce qui peut rester à la métaphysique et des
possibilités qui s’offrent encore à elle alors que le bûcher de ses vanités est
en train de se consumer sous l’action de la science peut être résumée ainsi :

Tout ce que la métaphysique a pu dire sur l’univers, sur la matière, sur la vie, a
été ruiné par les faits ; les prétendues incompatibilités ; les catégories.
Toutes les sciences ont apporté leur fagot au bûcher ; elles y ont, d’ailleurs, pré-
cipité elles-mêmes leurs parties « philosophiques » c’est-à-dire les créations
verbales : Évolution, etc.
Qui se flatterait aujourd’hui de résoudre par les voies de la pensée la moindre
question de fait ??
Mais que reste-t-il de tous ces efforts ?
A. un entraînement. B. des œuvres d’art.
Mais alors, ce sont des moyens d’expression (Cartesius redivivus, op. cit.,
p. 55).

Comme on l’a vu, le changement qui s’est produit n’a pas seulement
110 contraint la science à sacrifier elle-même ses parties plus ou moins philoso-
phiques, il lui a fallu accepter également de rabaisser à un niveau pour le
LITTÉRATURE
moins subalterne ses parties proprement explicatives. Dans les marginalia
N° 172 – D ÉCEMBRE 2013 de « Léonard et les philosophes » (1929), Valéry écrit :

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 111 — #111
✐ ✐

DE LA PHILOSOPHIE CONSIDÉRÉE COMME UN SPORT

La science, au sens moderne du mot, consiste à faire dépendre le savoir du


pouvoir ; et va jusqu’à subordonner l’intelligible au vérifiable. La confiance
repose entièrement sur la certitude de reproduire ou de revoir un certain
phénomène moyennant certains actes bien définis. Quant à la manière de
décrire ce phénomène, de l’expliquer, c’est là la partie muable, discutable,
perfectible de l’accroissement ou de l’exposition de la science (Œ, I, 1253).
La question épistémologique principale qui demeure est évidemment
celle de savoir si les changements survenus dans la partie muable et en
particulier dans la partie explicative de la science contribuent réellement à
son accroissement ou au contraire ne font qu’améliorer le mode d’exposition
de ce qui est et reste, après comme avant, l’essentiel. Sur ce point, Marcel
Raymond n’a pas tort de remarquer que Valéry éprouve une sorte de malin
plaisir à détruire à chaque fois l’illusion que la science est enfin parvenue
à expliquer réellement quelque chose : « Rien de plus révélateur que le
contentement que procure à Valéry l’idée, la persuasion où il se complaît,
que la science ne sera jamais en mesure de proposer “une explication figurée
et même inintelligible” des choses – “Ce qu’espère Langevin, et non moi ;
discussion de la Société de Philosophie, 1929” (Marginalia de 1930, à
l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci [Œ, I, 1174])17 ». Valéry dit
effectivement, avant d’évoquer son désaccord avec Langevin : « Nous voici
– 1930 – au point où ces difficultés deviennent pressantes. J’ai exprimé très
grossièrement en 94 cet état actuel, nous en sommes à désespérer de toute
explication figurée – et même intelligible » (ibid.).
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


La controverse entre les partisans de l’atomisme, au premier rang des-
quels figurait Boltzmann, et les défenseurs de l’énergétisme (Mach, Helm,
Ostwald, Duhem, etc.) portait justement sur la question de savoir s’il était
raisonnable d’essayer de trouver une explication figurée des phénomènes
en recourant à ce qu’on appelait à l’époque des « modèles » ou des « ana-
logies » mécaniques et s’il ne fallait pas plutôt se contenter de les décrire
à l’aide d’instruments mathématiques appropriés, sans se risquer à faire
des hypothèses quelconques sur la nature des mécanismes sous-jacents. Un
passage des Cahiers qui date de la période à laquelle fait allusion Valéry
révèle, chez lui, une tendance caractéristique à renvoyer, dans les cas de
cette sorte, les adversaires dos à dos et à soutenir qu’il n’est pas possible
et pas non plus indispensable de réussir à les départager. On peut très bien
utiliser l’une ou l’autre des deux approches à tel ou tel endroit en fonction
des avantages qu’elle présente dans le cas concerné et sans avoir la préten-
tion de l’appliquer également à tous les autres. S’il y a une chose qui doit
susciter encore plus de méfiance que l’idée d’explication, c’est bien celle de
l’explication unitaire :
L’énergétique ou l’atomistique, cela se vaut. Prenez le plus commode, ici ou 111
là et tant pis pour l’unité –
LITTÉRATURE
17. Marcel Raymond, « Sur les traces de Valéry », dans Paul Valéry vivant, op. cit., p. 336. N° 172 – D ÉCEMBRE 2013

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 112 — #112
✐ ✐

PAUL VALÉRY, EN THÉORIE

Mais l’un est imaginatif, l’autre plus symbolique. En opérant sur atomes nous
profitons des pouvoirs spéciaux de l’imagination. Le comble est la théorie
cinétique.
Mais l’autre est si mathématique ! plus élégant – moins compliqué – L’éner-
gétique conduit à découvrir en faisant chercher où est passée telle quantité
d’énergie.
L’atomisme conduit à découvrir en obligeant à une précision – aux limites des
précisions représentatives. Tout mécanisme devant être imaginable.
L’énergétique permet de faire abstraction des choses invariantes d’un système
(Ci, II, 199-200).
Pourtant, Poincaré lui-même, un des hommes que Valéry admirait le
plus et dont il se sentait, du point de vue épistémologique, souvent assez
proche, ne parvint pas à conserver jusqu’au bout le scepticisme qu’il avait
longtemps professé à l’égard de l’atomisme et de la théorie cinétique des
gaz ; et il dut admettre tout à la fin qu’il y avait désormais de bonnes raisons
de considérer les atomes comme des réalités et non pas simplement comme
des commodités que nous offre l’imagination18 . Des exemples comme celui-
là pourraient sembler justifier l’idée que la science parvient malgré tout de
temps à autre à trouver quelque chose qui mérite réellement d’être appelé
une explication, même si, bien entendu, on peut en même temps mesurer à
quel point celle-ci est loin de pouvoir constituer l’explication ultime.
Valéry était suffisamment proche du milieu scientifique, et notamment
de Jean Perrin, pour n’ignorer rien de l’état de la question, et en particulier de
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


la façon dont les premières confirmations expérimentales sérieuses avaient
commencé à un moment donné à faire pencher nettement la balance du côté
des hypothèses atomistes. La conférence que Jean Perrin donna le 27 janvier
1910, quatre ans seulement après la mort de Boltzmann, à la Société fran-
çaise de philosophie sur « Le mouvement brownien », fut présentée comme
une défense du « principe de Réalité moléculaire ». Et on peut, semble-t-il,
parler, en l’occurrence, d’une victoire non seulement de l’atomisme sur son
adversaire le plus déterminé, l’énergétisme, mais également du point de
vue explicatif sur le point de vue descriptif, qui prescrit de s’en tenir à la
simple présentation la plus économique, la plus commode et la plus élégante
possible des phénomènes. Mais en lisant ce que Valéry écrit en 1930, alors
que des bouleversements imprévus ont à nouveau ébranlé entre-temps les
certitudes anciennes, on a l’impression qu’il a toujours au fond considéré
la prétention d’expliquer comme n’étant pas seulement condamnée à être
déçue, mais également comme comportant quelque chose de plus ou moins
incongru. Expliquer est, pour lui, une chose dont il faut se faire en quelque
sorte un devoir de montrer non seulement qu’on ne le pourra pas, mais
également qu’en réalité on ne devrait probablement pas le vouloir.
112
18. Henri Poincaré, « Les rapports de la matière et de l’éther », conférence faite à la Société
LITTÉRATURE française de physique le 11 avril 1912, dans Dernières Pensées, Paris, Flammarion, 1913, p. 196
N ° 172 – D ÉCEMBRE 2013 et 199.

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 113 — #113
✐ ✐

DE LA PHILOSOPHIE CONSIDÉRÉE COMME UN SPORT

D’une façon qui résume assez bien son point de vue, Valéry nous
recommande de résister à la tentation de voir dans la nature une théorie
dont les phénomènes constitueraient en quelque sorte l’application et que
nous pouvons espérer réussir à connaître de mieux en mieux, pour nous
contenter de la percevoir simplement comme une pratique dans laquelle
nous ne sommes parvenus, dans le meilleur des cas, qu’à reconnaître et à
exploiter certaines régularités :
La nature n’est qu’une pratique.
N[ou]s ne pouvons n[ous] empêcher d’y voir une théorie (C1, 690).
La raison pour laquelle il vaudrait mieux renoncer à l’idée d’explica-
tion, telle qu’elle continue à être comprise, est qu’il en est de notre compré-
hension comme de notre savoir : elle non plus ne peut pas aller au-delà de
notre pouvoir :
Nous n’avons pas à expliquer l’univers – mais à l’exploiter. Voilà le vrai
chemin.
Le transformer c’est le comprendre. C’est par la voie de l’exploitation des
choses et de nous que nous accédons à ce que n[ou]s pouvons comprendre –
c’est-à-dire à ce que n[ou]s pouvons (C1, 590).
Comprendre, c’est uniquement faire ou plutôt pouvoir faire, c’est-à-dire refaire
et nous ne comprenons rien au-delà ni autrement.
Pas d’autre science ni philosophie (C, IX, 501).
Ce lien intrinsèque que Valéry établit entre la compréhension et le
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


faire donne à lui seul une idée très claire des raisons de l’importance qu’il
accorde à la contribution que les œuvres d’art et les machines ont apportée
à la compréhension et qui est, à ses yeux, incomparablement plus réelle
et plus précieuse que celle que nous devons à des siècles de spéculation
philosophique. Mais aussi important que puisse être le faire, c’est aussi une
constante dans sa pensée et dans son œuvre que le faire effectif compte, en
dernière analyse, encore moins que le pouvoir-faire et la vérité trouvée que
le pouvoir et la méthode conduisant à la découverte de vérités. Valéry va,
sur ce point, si loin qu’il lui arrive d’inverser le rapport que l’on est tenté
d’établir entre le dressage de l’esprit et l’acquisition de la connaissance, qui
est censée être rendue possible ou en tout cas facilitée par lui, et d’absoudre
la métaphysique, considérée justement comme une simple méthode de
dressage, sans obligation de résultats ni risque de sanctions :
Ne chercher pas l’œuvre – mais les puissances. Les connaissances ne valent
que leur valeur de dressage.
La Métaphysique est la dernière méthode de dressage. Rien ne tire à consé-
quence. Rien n’est puni (C1, 330).
C’est un peu comme si, à celui qui a cherché en premier lieu la 113
méthode, la vérité devait être donnée en quelque sorte par surcroît et comme
une gratification (presque) secondaire. « Ne chercher pas, dit Valéry, la LITTÉRATURE
“vérité” – mais cultiver les forces et les organisations qui servent à chercher N° 172 – D ÉCEMBRE 2013

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 114 — #114
✐ ✐

PAUL VALÉRY, EN THÉORIE

ou à faire la vérité. Et si elle est, elle sera trouvée » (ibid.). Pour ce qui
concerne la philosophie, dont il soutient, comme on vient de le voir, qu’elle
aussi ne peut comprendre que pour autant qu’elle est capable de faire19 , la
solution ne peut consister ni dans le fait de se mettre au service de la science
et d’essayer de la suivre dans son évolution ni dans l’essai de devenir elle-
même scientifique. « ANCILLA THEOLOGIAE nuper. Cave ne scientiae serva
fiat [Naguère servante de la théologie. Attention à ce qu’elle ne devienne pas
servante de la science]. Je pense qu’il faut lui souhaiter un développement
tout autre » (Cartesius redivivus, op. cit., p. 40).
La philosophie ne peut pas vouloir se transformer elle-même en une
science à cause de ce que Valéry appelle son « vice capital » (ibid., p. 20), qui
réside dans son origine verbale et la prive à la fois de problèmes véritables
et de moyens et de pouvoirs comparables à ceux des sciences. Et elle ne
peut pas davantage accepter de se soumettre à la science, car celle-ci change
de façon trop rapide et trop radicale pour que la philosophie, si elle essaie de
s’adapter à l’imprévu qui y survient régulièrement et interdit de s’attarder
longuement sur un des états par lesquels elle passe, ne risque pas de perdre
irrémédiablement l’assise et la stabilité que semble exiger sa nature :
Une philosophie subordonnée à une Théologie, c’est-à-dire à un dogme, est
donc soumise à un système ou à un régime dont l’immutabilité quant à ses
principes est le caractère essentiel. Le dogme préservé (et l’on sait à quel point
la subtilité et l’ingéniosité de l’esprit permirent d’être hardi dans le fond, tout
en ménageant les termes) le penseur pouvait se livrer à ses problèmes.
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


Mais la science ne conserve que des actes et des faits qui se correspondent.
Il n’est de principe, de postulat, d’axiome qui n’ait été transformé, regardé
comme relatif. Il y a une infinité de géométries et le Malheureux temps se
trouve n’être plus cette souveraine variable indépendante de notre jeunesse.
Les corps simples sont beaucoup moins simples. Les atomes sont peuplés de
toute une dynamique en folie (ibid., p. 19).

19. Dans la façon dont elle est généralement pratiquée, elle a donc peu de chance de réussir
à comprendre réellement quelque chose. Après une lecture de Maine de Biran, Valéry note :
« Cet homme devait être incapable de faire quoi que ce soit et maladroit de ses mains. Vrai
philosophe » (C, XV, 17). Un point important, aux yeux de Valéry, en ce qui concerne la notion
du faire, est que savoir faire n’implique pas nécessairement vouloir faire et peut même signifier
presque le contraire. Faire peut vouloir dire, pour une part essentielle, défaire et laisser les
choses se faire d’elles-mêmes. C’est le sens de l’épisode fameux que rapporte Alain à propos
du grand fumeur qu’était Valéry. Dans le domaine intellectuel et artistique également, Valéry
pense que bien des choses qui comptent parmi les plus réussies se font à peu près de la façon
dont on « fait » une cigarette : « Comme je lui disais [...] : “Le difficile n’est pas de faire, mais
de défaire”, il m’interrompit, asseyant sa pensée par terre : “Avez-vous déjà fait des cigarettes ?
Oui ? Voyez, il s’agit de défaire, et encore de défaire, et même de refuser de faire. Elle se fait
sans qu’on y pense.” Dans le génie, me disait-il après cela, il y a grand risque de talent. Et
114 je rêvais de refaire la Jeune Parque telle qu’elle n’a pas été faite, toute de vers honorables et
gagnés à la sueur de mon front. La vraie Jeune Parque, telle que nous l’avons, est justement le
contraire de cela. Le long temps ne signifie pas travail forcé, bien au contraire. Il faut du temps
LITTÉRATURE pour refuser attention aux formes prématurées » (Alain, Propos de littérature, Paris, Hartmann,
N° 172 – D ÉCEMBRE 2013 1934, p. 42).

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 115 — #115
✐ ✐

DE LA PHILOSOPHIE CONSIDÉRÉE COMME UN SPORT

Aussi étrange que cela puisse sembler au premier abord, Valéry se


présente justement comme quelqu’un qui, loin de vouloir détruire la phi-
losophie, souhaiterait au contraire la sauver en lui proposant un moyen de
préserver son autonomie : « Mais quant à moi j’ai voulu sauver la philoso-
phie – en la rendant indépendante des sciences – et même des “mystiques” »
(C, XVI, 25). Loin de s’épuiser à essayer de courir derrière la science, que
ce soit pour la critiquer, au sens kantien du terme ou dans un autre quel-
conque, pour en faire l’analyse logique ou pour essayer de lui ressembler,
« la philosophie doit se dégager de la science » (C, XVI, 39)20 . Mais le pro-
blème est qu’elle éprouve justement une difficulté particulière à emprunter
le chemin qui s’offre à elle, autrement dit, à se reconnaître et à se présenter
ouvertement comme un faire :
La philosophie est un faire qui ne veut pas consentir à l’être – C’est une
littérature –
Elle ne veut pas que ce qu’elle fait soit son œuvre mais quelque chose de
plus (C, XVI, 37).
Ce quelque chose de plus qu’elle veut est généralement le droit de
présenter son faire comme l’ayant conduite à une forme de connaissance
qualifiée d’essentielle et dissociée malheureusement de toute idée de vérifi-
cation, ce qui, pour Valéry, oblige à compter la plupart des philosophes au
nombre des gens à propos desquels il confesse que : « Je ne puis appeler
intelligent un homme qui croit savoir quand il ne sait rien » (C, XXIX, 585).
La philosophie n’a pas encore réussi à tenir compte de ce que l’humanité
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


est en train de comprendre :
... Vers ce temps-là les hommes commencèrent à comprendre
que la véritable connaissance est création
que la marque de la vérité est la réussite des actes
que l’instinct achève l’intelligence
que le faire est le seul “savoir”
et ils virent que leurs œuvres d’art et leurs machines les avaient plus instruits
que la spéculation sans actes (C1, 579-580).
Pour que les choses changent, il faudrait que la philosophie consente
à s’inspirer davantage non pas, pour les raisons indiquées, de l’exemple
de la science, mais plutôt de celui de la poésie, pour autant que celle-
ci se perçoit et se présente comme n’étant justement rien d’autre qu’un
faire, ce qui pour Valéry ne peut évidemment susciter aucune espèce de

20. C’est évidemment un des points importants sur lesquels l’intérêt que Valéry a manifesté pour
les idées du Cercle de Vienne et l’approbation qu’il leur a accordée dans l’ensemble montrent
clairement leurs limites. Dans la « conception scientifique du monde » (pour reprendre le titre
du Manifeste de 1929) que défend le Cercle, on peut dire que la philosophie ne s’est justement
pas affranchie suffisamment du modèle de la science. Sur la question des relations de Valéry
avec le Cercle de Vienne, voir notamment Judith Robinson-Valéry, « Valéry et le Cercle de
115
Vienne : Lectures, affinités et différences », dans Valéry, la logique, le langage : la logique du
langage dans la théorie littéraire et la philosophie de la connaissance, textes réunis et présentés LITTÉRATURE
par Nicole Celeyrette-Pietri et Antonia Soulez, Sud, Marseille, 1988, p. 31-46. N° 172 – D ÉCEMBRE 2013

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 116 — #116
✐ ✐

PAUL VALÉRY, EN THÉORIE

réticence ou de difficulté : « Je ne crains pas le mot fabrication, car poésie


signifie fabrication » (« Sur les Narcisse » [1941], dans Paul Valéry vivant,
p. 289). La poésie, au sens dont il est question ici, est évidemment la
« poésie laborieuse », pour laquelle le faire et l’œuvre proprement dits
consistent moins dans le produit auquel ils ont abouti que dans le travail et
la composition eux-mêmes :
L’exercice de la poésie laborieuse m’a accoutumé à considérer tout discours et
toute écriture comme un état d’un travail qui peut presque toujours être repris,
et modifié ; et ce travail même comme ayant une valeur propre, généralement
très supérieure à celle que le vulgaire attache au produit.
[...]
Cette vue n’est pas celle des amateurs ordinaires des œuvres.
– Mais j’ai écrit tout ceci en suivant à partir de mon commencement, une autre
voie que celle où je pensais d’abord m’engager par ce même commencement.
Je voulais parler des philosophes. Et aux philosophes. Je voulais leur montrer
qu’il leur serait infiniment profitable de pratiquer cette laborieuse poésie qui
conduit insensiblement à étudier les combinaisons de mots non tant par la
conformité des significations de ces groupements avec une idée ou pensée que
l’on prend pour devant être exprimée qu’au contraire par leurs effets une fois
formées, entre lesquels on choisit (C, VIII, 774).
On pourrait craindre qu’il ne s’agisse d’accorder à la philosophie des
facilités et des libertés encore plus grandes que celles qu’elle s’octroie de
toute façon et qu’il peut y avoir des raisons de trouver déjà quelque peu
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


suspectes. Mais c’est à peu près exactement le contraire de cela qui est vrai
pour Valéry. Ce qu’il voudrait est justement que la philosophie, pour pouvoir
être prise à nouveau au sérieux, consente à s’imposer des contraintes et des
résistances au moins aussi rigoureuses que celles de la poésie. « L’honneur
de l’esprit est, dit-il, de créer des résistances » (C, XXVI, 105). Et « ce
qui coûte peu vaut peu » (C, XXIX, 181). Les philosophes ont assurément
l’habitude de se prendre beaucoup au sérieux. Mais ils ne sont peut-être pas
suffisamment sensibles à une question qui s’adresse aussi à eux : « Comment
peut-on “se prendre au sérieux” si ce n’est par les voies de la difficulté ? »
(C, XXVI, 281).
C’est un point sur lequel on ne saurait trop insister : Valéry pense que
les philosophes se sont, de façon générale, rendu la vie beaucoup trop facile
et que, quand cela n’a pas été le cas, ce qui nous permet de les admirer
encore aujourd’hui est le fait qu’ils se sont comportés, sans le savoir et
le vouloir, comme des artistes exigeants beaucoup plus que comme des
savants :
On peut concevoir une carrière toute nouvelle pour une « philosophie », – ou
116 plutôt pour un genre littéraire qui ayant pris conscience – d’abord de la vanité
d’une poursuite du savoir sur les pas de la science ; ensuite d’une valeur et
LITTÉRATURE d’une importance que l’on saurait désormais ne plus refuser aux monuments
N° 172 – D ÉCEMBRE 2013 de la métaphysique du passé, s’occuperait, se consacrerait à ce que je me

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 117 — #117
✐ ✐

DE LA PHILOSOPHIE CONSIDÉRÉE COMME UN SPORT

permettrai de nommer la recherche de la « poésie » dans la production et


l’organisation intrinsèque des idées.
Des exemples existent ? Croit-on que l’intérêt que peut encore exciter la
dialectique de Platon, la dépendance des propositions chez Spinoza, ne soit
pas déjà une preuve d’existence, une présomption de possibilités. Un tout autre
exemple est celui de Nietzsche. Ni les uns ni les autres ne nous apprennent
rien... que leur allure et structure d’esprit. Notre pouvoir extérieur n’est en rien
accru par leurs travaux (Cartesius redivivus, op. cit., p. 50).
Pour des raisons qui ne tiennent pas simplement au fait que la phi-
losophie, considérée comme un art, ne peut, étant donné ses origines, être
qu’un art du langage, Valéry préfère nettement la voir suivre l’exemple de
la poésie, ou plus exactement de l’exercice poétique21 , plutôt que celui de la
musique :
Philosophes.
Celui-ci communique une sorte de plaisir « esthétique ». Il agit comme vision
vague et symphonie. Ce n’est qu’un musicien manqué.
Un autre m’arme. J’en sors avec des moyens nouveaux, un ordre puissant, des
procédés applicables. Je le préfère (Ci, XII, 39).
Ce genre de remarque incite évidemment à se demander si ce à quoi
Valéry souhaitait finalement le plus voir la philosophie s’efforcer de ressem-
bler était plutôt un art ou un sport. La réponse est probablement qu’il faut
songer ici à un exercice qui, comme c’est le cas par exemple de la danse
et de la nage, puisse être les deux en même temps. Valéry dit d’ailleurs,
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


dans une remarque de 1933, à propos de Gladiator : « Philosophie “sportive”
sans illusion – le nageur, le danseur, qui ne vont nulle part » (C1, 365).
Mais il y a justement une différence importante entre celui qui cherche dans
la philosophie quelque chose comme un plaisir ou une émotion de nature
esthétique, qui peuvent être éprouvés de façon plus ou moins passive, et
celui qui pratique la philosophie de façon essentiellement active comme
un exercice relevant d’une sorte de « sport de l’esprit » (sur ce point voir
C, XV, 23) et dont, même s’il ne mène nulle part en particulier, on peut
sortir mieux équipé, mieux préparé et fortifié du point de vue intellectuel.
Au métaphysicien dont la condition se réduit à celle d’un « musicien sans
talent musical » (Carnap), Valéry aimerait voir substituer le métaphysicien
dans le rôle, ouvertement assumé, du sportif de l’esprit entraîné et aguerri.
Ce qu’il dit sur ce point, bien que peu susceptible de satisfaire les phi-
losophes de type traditionnel, n’en comporte pas moins également quelques
aspects qui ont (heureusement) de quoi les rassurer quelque peu :
21. Les trois meilleurs exercices que l’on puisse concevoir sont, dit-il : faire des vers, cultiver
les mathématiques, le dessin (C1, 334). Par exercices, il faut entendre : « actes non nécessaires
à conditions imposées, arbitraires, et rigoureuses ». La philosophie, telle qu’elle se présente la
plupart du temps, pouvant être considérée comme une sorte d’« exercice illimité des fonctions
117
interrogeantes de l’esprit » (C1, 596), il est clair que, pour pouvoir améliorer sa position (et sa
réputation) aux yeux de Valéry, il faudrait réussir à lui imposer des conditions d’exercice à la LITTÉRATURE
fois limitées, arbitraires et rigoureuses. N° 172 – D ÉCEMBRE 2013

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 118 — #118
✐ ✐

PAUL VALÉRY, EN THÉORIE

[...] Il y a deux sortes d’enrichissement de l’homme : on peut d’une part lui


offrir de l’énergie physique, des moyens d’action, des valeurs positives qui
diminuent ses efforts, améliorent sa vie, la prolongent, la divertissent. Mais
on peut d’autre part, lui délier l’esprit, diminuer sa crédulité, accroître ses
facultés de distinction et d’attention ; le mettre en garde contre les pièges du
langage, tout en lui enseignant à s’en servir avec une précision, une liberté, une
habileté accrue pour exprimer des relations plus complexes ; et tout ceci est
une manière d’être plus maître de soi – plus maître de soi contre les entreprises
d’autrui ; et plus maître de soi contre soi-même (Cartesius redivivus, op. cit.,
p. 51).
Le seul enrichissement que la philosophie peut réussir à nous procurer
est évidemment du deuxième type. Mais il est d’une importance qui est loin
d’être négligeable. La philosophie, telle que Valéry la comprend et se risque
parfois à supposer qu’il l’a lui-même pratiquée, devrait au moins permettre
à l’être humain d’accéder à une possession meilleure et plus complète de
soi-même (voir C, XII, 177). Il se demande même si nous n’allons pas
avoir besoin de la philosophie, redéfinie de façon appropriée, comme d’une
protection contre une menace qui pourrait bien devenir de plus en plus
précise. Étant donné le risque d’uniformisation et de standardisation que
le triomphe du mode de pensée et du langage scientifiques est en train de
faire courir à l’esprit, nous pourrions avoir à lui demander de plus en plus
de nous aider justement à essayer de rester ou de redevenir un peu plus
nous-mêmes :
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)


Que devient [...] la philosophie ?
Devant l’état d’esprit créé par les succès de la science, par ses applications,
etc. Je me demande si quelqu’un peut aujourd’hui espérer se fier à une méta-
physique, à une dialectique, à un processus logique quelconque ?
S’il ne faut pas donner un sens nouveau – et peut-être compter sur elle pour
redresser l’individu pensant et incomparable contre la tendance à l’assimila-
tion des esprits que la formation scientifique développe nécessairement, que
l’organisation de la vie, l’identité des informations, et jusqu’à la facilité de
s’instruire [...] (Cartesius redivivus, op.cit., p. 36).
Il ne faudrait évidemment pas se hâter de conclure que l’anti-
philosophe Valéry attendait, tout compte fait, beaucoup de la philosophie et
ne lui voulait peut-être même au fond que du bien. Ce serait oublier qu’il
ne se faisait probablement pas beaucoup d’illusions sur son aptitude à se
transformer et sur la possibilité qu’elle accepte de le faire de la manière
qu’il jugeait nécessaire pour assurer sa survie. S’il revenait aujourd’hui, le
spectacle qu’elle offre lui donnerait-il des raisons de la juger de façon moins
négative et plus optimiste ? Le moins que l’on puisse dire est que c’est
118 peu probable. « Lâcher la vérification pour avancer dans la connaissance,
note-t-il dans une remarque de 1926, est chose toujours comique » (C1,
LITTÉRATURE
617-618). La prétention à la connaissance accompagnée d’un désintérêt
N° 172 – D ÉCEMBRE 2013 presque complet pour la question de la vérification et la tendance à croire

✐ ✐

✐ ✐
✐ ✐
“Litterature_172” (Col. : RevueLitterature) — 2013/11/18 — 11:50 — page 119 — #119
✐ ✐

DE LA PHILOSOPHIE CONSIDÉRÉE COMME UN SPORT

qu’en ignorant la vérification on peut même ouvrir à la connaissance


des possibilités à peu près illimitées constituent visiblement, à ses yeux,
une sorte de vice rédhibitoire dont souffre la philosophie et qui rend
nécessairement quelque peu comiques les efforts de ses praticiens. Pour lui,
le sérieux réel ne réside sûrement pas du côté des philosophes, mais plutôt
de celui des savants et des artistes. Or se transformer en savant est une chose
que le philosophe ne peut pas, et se transformer en artiste une chose qu’il
pourrait en principe, mais qu’il ne veut pas et ne peut probablement pas
vouloir.
© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

© Armand Colin | Téléchargé le 13/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 46.193.66.79)

119
LITTÉRATURE
N° 172 – D ÉCEMBRE 2013

✐ ✐

✐ ✐

Vous aimerez peut-être aussi