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REVUE

D
DEESS

ÉTUDES TARDO-ANTIQUES
Histoire, textes, traductions, analyses, sources et prolongements de l’Antiquité Tardive

(RET)

publiée par l’Association « Textes pour l’Histoire de l’Antiquité Tardive » (THAT)

ANNÉE ET TOME VIII


2018-2019

Supplément 6
REVUE DES ETUDES TARDO-ANTIQUES
REVUE DES ÉTUDES TARDO-ANTIQUES
(RET)
fondée par
E. Amato et †P.-L. Malosse

COMITÉ SCIENTIFIQUE INTERNATIONAL


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Corcella (Università della Basilicata), Raffaella Cribiore (New York University), Kristoffel Demoen
(Universiteit Gent), Elizabeth DePalma Digeser (University of California), Leah Di Segni (The
Hebrew University of Jerusalem), José Antonio Fernández Delgado (Universidad de Salamanca),
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chez (Universitat de Barcelona), †Pierre-Louis Malosse (Université de Montpellier 3), Annick Mar-
tin (Université de Rennes 2), Sébastien Morlet (Université Paris-Sorbonne et Institut Universitaire
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ISSN 2115-8266
RET Supplément 6

Figures du premier Christianisme


Jésus appelé Christ, Jacques « frère du Seigneur »,
Marie dite Madeleine et quelques autres

Textes de la session scientifique THAT, Paris-Sorbonne,


3 février 2018

Édités par

BERNARD POUDERON

2018
MARIE DE MAGDALA ET LA MÈRE DE JÉSUS

Ce n’est somme toute qu’assez tardivement – à l’extrême fin du VIe siècle – que
le personnage de Marie-Madeleine qui nous est familier est véritablement né1. C’est
le pape Grégoire le Grand qui décida, ex cathedra (homélie prononcée en 591), que
trois personnages féminins mentionnés dans les évangiles n’en faisaient (et n’en
feraient désormais) plus qu’un2 : Marie de Magdala, Marie dite de Béthanie et une
« pécheresse » anonyme mentionnée par Luc (Lc 7, 36-50). C’est à cette dernière
confusion que la Magdaléenne doit, encore aujourd’hui, sa sulfureuse réputation
d’ex-prostituée3. Si cette position arbitraire – qui fit autorité dans l’Église latine
jusqu’à la Réforme – est de plus en plus contestée, il n’en demeure pas moins que
les idées de luxure et de prostitution sont encore aujourd’hui si étroitement
associées à Marie de Magdala qu’on a peine à imaginer que, durant plusieurs siècles,
des milliers de chrétiens majoritairement orientaux, aient pu, de leur côté, l’identifier
à la mère de Jésus !
La Magdaléenne est sans aucun doute, après la mère de Jésus, la figure féminine
la plus importante des évangiles. Elle était, selon Luc, du nombre de ces femmes

1
Pour un dossier plus complet, je renvoie à mon ouvrage : Thierry MURCIA, Marie appelée la
Magdaléenne – Ier-VIIIe siècle – Entre Traditions et Histoire, Presses Universitaires de Provence, Aix-en-
Provence, 2017. Une version tout public de l’ouvrage est téléchargeable gratuitement sur le site de
La Vie des Classiques (édition Les Belles Lettres), sous le titre : Marie-Madeleine : l’insoupçonnable vérité ou
Pourquoi Marie-Madeleine ne peut pas avoir été la femme de Jésus (propos recueillis par Nicolas Koberich), 2017,
110 pages : http://www.laviedesclassiques.fr/article/thierry-murcia-marie-madeleine-l’insoupçon
nable-vérité
Voir également, en ligne, la courte synthèse intitulée « Marie de Magdala : la Mère de Jésus ? »,
ConnHell 141, juillet 2015 (28/06/2015), article premier : http://ch.hypotheses.org/1278 / English
translation (2017) on Academia : “Is Mary of Magdala the mother of Jesus?” :
https://www.academia.edu/35344112/_Thierry_Murcia_Is_Mary_of_Magdala_the_mother_of_J
esus_Connaissance_hellénique_141_juillet_2015_English_translation_2017_
2
Grégoire le Grand, Ev. 25 et 33 ; Ez. 8, 2.
3
Nous appelons « Marie », « la Magdaléenne » – et accessoirement « Marie de Magdala » – la
femme mentionnée sous ce(s) nom(s) dans les évangiles et qui suit Jésus, est présente au Calvaire et
au sépulcre et qui, témoin de la Résurrection, court annoncer la nouvelle aux disciples. Nous appelons
« Madeleine » ou « Marie-Madeleine », le personnage féminin composite et haut en couleur forgé
ultérieurement par la tradition.

«RET» Supplément 6, 2018-2019, pp. 47-69


48 THIERRY MURCIA

que Jésus avait soignées, qui s’étaient attachées à lui, et qui, avec quelques autres,
soutenaient financièrement le petit groupe des disciples (Lc 8, 1-3). Marie de
Magdala compte, en outre, parmi les témoins insignes de la Passion. D’après Jean,
au Calvaire, elle est présente au pied même de la Croix (Jn 19, 25). D’après les
Synoptiques, elle observe la scène mais à quelque distance. Elle assiste, qui plus est,
à l’ensevelissement et, le Sabbat achevé, elle est la première à se rendre, seule (selon
Jn 20, 1) ou avec d’autres (d’après les Synoptiques), sur la tombe du Maître. Elle
trouve le sépulcre vide, la pierre qui en bouchait l’entrée ayant été déplacée. D’après
Jean, c’est à elle – et elle seule – que le Ressuscité apparaît en tout premier lieu et
elle court immédiatement avertir les disciples. Témoin privilégié et acteur de tout
premier plan, Marie occupe toujours la première place : lorsqu’elle se trouve en
compagnie d’autres femmes, elle est toujours nommée en tête de liste. Un seul passage
fait exception : Jn 19, 25. C’est également le seul passage des évangiles qui semble
mettre en présence Marie de Magdala et la mère de Jésus. La Magdaléenne se trouve
être, enfin, le personnage féminin le plus souvent cité dans les évangiles, avant même
la mère de Jésus. Mais la question va justement se poser ici de savoir dans quelle
mesure ces deux figures féminines, toutes deux nommées Marie, doivent
effectivement être distinguées…

Combien de femmes au pied de la Croix ?

Des quatre évangélistes, Jean est le seul à mettre en présence la Magdaléenne et


la mère de Jésus. Mais – ce qui semble être en contradiction avec ce que rapportent
les trois autres évangélistes – il est en outre le seul à dire explicitement que la mère
de Jésus était présente au Golgotha. Il écrit en effet :

Près de la croix de Jésus se tenaient sa mère et la sœur de sa mère, Marie, femme de


Clopas, et Marie de Magdala4.

Ce passage, singulier à plus d’un titre, appelle d’autres remarques :

– C’est la seule et unique fois, dans les évangiles, que Marie de Magdala ne figure
pas en tête de liste.
– Son nom se trouve, qui plus est, curieusement relégué à la fin5.

4
Jn 19, 25 (traduction Bible de Jérusalem).
5
Dans les 13 autres passages des évangiles où son nom est cité – y compris chez Jean – elle est
le principal protagoniste de la scène et, lorsqu’elle apparaît en compagnie d’autres femmes, elle figure
systématiquement en tête de liste : Mt 27, 56 et 61 ; 28, 1 ; Mc 15, 40 et 47 ; 16, 1 et 9 ; Lc 8, 2 ; 24,
10 ; Jn 20, 1, 11, 16 et 18. On peut comprendre qu’elle ne soit nommée qu’après la mère de Jésus en
MARIE DE MAGDALA ET LA MÈRE DE JÉSUS 49

– La mère de Jésus, elle, occupe la première place mais elle n’est – selon les
apparences – pas nommée (c’est habituel chez Jean).
– C’est le seul verset du Nouveau Testament qui attribue explicitement une « sœur »
à la mère de Jésus, une certaine « Marie [femme] de Clopas ».

Précisons que Jean est également le seul des quatre évangélistes qui présente des
proches ou des disciples de Jésus à proximité de la Croix. Les autres évangélistes
signalent plusieurs femmes qui observent de loin, mais les noms qu’ils nous donnent
ne paraissent pas concorder avec ceux fournis par Jean. Selon Matthieu, les témoins
de la scène sont « entre autres, Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques et de
Joseph, et la mère des fils de Zébédée » (Mt 27, 56), soit au moins trois femmes. Il
s’agit, selon Marc, de « Marie de Magdala, Marie mère de Jacques le Petit et de Joset,
et Salomé » (Mc 15, 40)6. De cette confrontation, on peut déduire, à la suite de
Lagrange7 – et ce point fait d’ailleurs l’objet d’un quasi-consensus – que la Salomé
de Marc n’est autre que la mère des fils de Zébédée (c’est-à-dire des apôtres Jacques
et Jean) présente chez Matthieu. Luc est le moins précis. Il parle des « femmes qui
l’accompagnaient depuis la Galilée, et qui regardaient » (Lc 23, 49). Il ajoute
cependant, plus loin, qu’on comptait parmi elles : « Marie la Magdaléenne, Jeanne
et Marie, mère de Jacques » (Lc 24, 10). Luc omet Salomé (la mère des fils de
Zébédée) et il est le seul à mentionner une certaine « Jeanne ». Sans doute ce
personnage est-il plus familier à la communauté dont lui-même est issu ou à laquelle
il s’adresse. Il nous précise ailleurs que Jeanne est l’épouse de « Chouza, intendant
d’Hérode », une personne importante donc, qui assistait financièrement le groupe
des disciples (Lc 8, 2). Ce détail excepté, les Synoptiques s’accordent sur trois
points :

– La présence de Marie de Magdala, toujours citée en tête de liste.


– La présence de Marie mère de Jacques et de Joset (en seconde position chez
Marc et Matthieu).
– L’absence apparente de Marie mère de Jésus.

Jean, quant à lui, précise que « près de la croix de Jésus se tenaient sa mère et la
sœur de sa mère, Marie, femme de Clopas, et Marie de Magdala » : eiJsthvkeisan
de; para; tw'/ staurw'/ tou' ∆Ihsou' hJ mhvthr aujtou' kai; hJ ajdelfh; th'" mhtro;"
aujtou', Mariva hJ tou' Klwpa' kai; Mariva hJ Magdalhnhv (Jn 19, 25). Combien

Jn 19, 25 – unique passage des évangiles où les deux personnages sont en présence – mais pourquoi
n’est-elle pas mentionnée immédiatement après elle ?
6
Voir, de façon plus précise, Th. MURCIA, Marie appelée la Magdaléenne, p. 213-225 (chapitre
XVII : « Marie, mère de Jacques et de Joses »), qui fait le point sur cette question.
7
Marie-Joseph LAGRANGE, Évangile selon saint Jean, Paris, 19366, p. 492, note à 19, 25.
50 THIERRY MURCIA

de femmes avons-nous là et qui sont-elles ? Notons d’abord – au-delà de l’apparente


contradiction – que Marie de Magdala (notre point de référence) est également
présente, à ceci près que son nom n’est mentionné qu’en dernier. Le second
personnage, « la sœur de sa mère, Marie, femme de Clopas » – s’il est bien question
d’un seul et même personnage – est probablement identique à la « Marie, mère de
Jacques (et de Joset) » mentionnée par les trois autres sources : il s’agirait alors de
la tante de Jésus. Jean, comme Luc, omet Salomé.
De fait, selon le découpage retenu, quatre lectures différentes de Jn 19, 25 sont
théoriquement possibles :

1. « Sa mère (A) et la sœur de sa mère (B), Marie, femme de Clopas (C), et Marie
de Magdala (D) » : quatre personnages distincts, dont au moins trois nommés
« Marie ».
2. « Sa mère (A) et la sœur de sa mère (B), Marie, femme de Clopas (B), et Marie
de Magdala (C) » : trois personnages, tous nommés « Marie ».
3. « Sa mère (A) et la sœur de sa mère (B) : Marie, femme de Clopas (A), et
Marie de Magdala (B) » : deux personnages nommés Marie.
4. « Sa mère (A) et la sœur de sa mère (B) : Marie, femme de Clopas (B), et
Marie de Magdala (A) » : deux personnages nommés Marie.

L’immense majorité des exégètes restent divisés sur la question de savoir si


l’évangéliste mentionne ici trois ou quatre femmes. Selon la combinaison n°1
(disposition ABCD), nous aurions une simple énumération8. Selon la combinaison
n°2 (ABBC), nous aurions une énumération avec apposition : « la sœur de sa mère »
serait identique à « Marie, femme de Clopas » (« sœur » pouvant accessoirement
s’entendre d’une belle-sœur ou d’une cousine). Les combinaisons 3 et 4 n’ont que

8
Dans la Peshitta, la conjonction waw [et] sépare « la sœur de sa mère » et « Marie, femme de
Clopas », ce qui pourrait étayer cette lecture. Mais la Peshitta n’est qu’une traduction faite sur le grec,
et aucun manuscrit grec ne contient cette conjonction. Celle-ci est également absente des versions
coptes lycopolitaine, sahidique et bohaïrique (mais on la rencontre dans un manuscrit en vieux
bohaïrique). Apparemment, elle ne figurait pas, non plus, dans le Diatessaron (voir Diatess. 51, 49-50,
version arabe), quoiqu’on la rencontre dans l’un des manuscrits (Arabicus Vaticanus XIV : A.-
S. MARMARDJI, p. 494-495). Malheureusement, dans la vieille version syriaque (Vetus Syra) des
évangiles (antérieure à la Peshitta), jusqu’ici représentée par deux manuscrits – le palimpseste du Sinaï
(Codex Sinaïticus = Syrsin) et le manuscrit de Cureton (Codex Curetonianus = Syrcur) – toute la partie
correspondant à Jn 19, 25 est manquante. Le Cureton ne contient Jean – et de façon incomplète –
que jusqu’au chapitre 14. Dans le Sinaïticus une bonne partie du récit de la Passion (Jn 18, 32 à 19,
39) est également perdue. Tout récemment, le texte inférieur de deux manuscrits palimpsestes (Sinaï,
NF syr. 37 et Sinaï, NF syr. 39) a été identifié (S. BROCK, 2016) comme appartenant à un nouveau
témoin manuscrit de la Vetus Syra. Le texte est également lacunaire et s’arrête à Jn 13, 30.
MARIE DE MAGDALA ET LA MÈRE DE JÉSUS 51

peu – voire pas du tout – retenu l’attention des spécialistes. La combinaison n°3,
qui présente un parallélisme (ABAB), a certes parfois été évoquée. Selon cette
option, il n’y aurait que deux femmes présentes : Marie de Magdala, qui serait la
sœur de Marie [femme] de Clopas, qui serait elle-même la mère de Jésus. Cette
lecture se heurte toutefois à la documentation la plus ancienne, qui est unanime
pour faire de Joseph l’époux de Marie. La dernière combinaison, elle, forme un
chiasme (disposition ABBA), autrement dit, une structure « en croix » : Marie de
Magdala serait la mère de Jésus et Marie de Clopas sa (belle-)sœur. C’est la
combinaison qui nous semble, à tous points de vue, la plus signifiante et la plus
pertinente. C’est, en outre, la seule qui s’accorde ou du moins qui n’entre en conflit
avec aucun des éléments dont nous disposons par ailleurs9. Selon cette lecture, Jean
ne parlerait donc en réalité ici que de deux femmes : il les présenterait, puis les
nommerait, mais en ordre inversé pour former un chiasme.
Les chiasmes portant sur une seule phrase ne sont pas rares dans les évangiles
(« les derniers seront [les] premiers, et les premiers seront [les] derniers » ;
« quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé »…), mais on
en trouve également qui portent sur des développements plus longs et qui
fonctionnent à plus grande échelle, sur des unités narratives, par exemple. Ce ne
sont plus alors les quelques mots d’une même unité syntaxique qui sont repris de
façon inversée, mais les idées principales d’une section plus importante. Plusieurs
commentateurs, parmi lesquels Raymond Edward Brown, ont clairement mis en
évidence la structure chiasmatique (ou chiastique) de tout le récit de la crucifixion
et de l’ensevelissement dans l’Évangile de Jean10. La fonction essentielle de ce type
de construction est connue : il s’agit d’abord de mettre en avant l’élément central.
Mais, précise Roland Meynet, encore faut-il être en mesure d’en « identifier avec
précision le centre, c’est-à-dire “l’essentiel”11 ». Or Brown a montré que le tronçon
correspondant à Jn 19, 25-27 constitue ce qu’il appelle un « excellent noyau central
du récit de la crucifixion12 ». Toute la structure s’articule parfaitement autour de Jn
19, 25-27 qui en constitue la clé et qui permet de saisir tout l’ensemble. Brown,
toutefois, pas plus que ses devanciers, n’a poussé l’analyse au-delà de la
macrostructure. Il a su repérer le « macro-chiasme » qui structurait tout l’épisode,
en partant du tableau de la condamnation de Jésus pour aboutir à Jn 19, 25-27 et

9
Y compris la tradition la plus ancienne qui fait de Clopas un frère de Joseph – et donc de Marie
de Clopas, la belle-sœur de Marie.
10
R. E. BROWN, La mort du Messie. Encyclopédie de la Passion du Christ de Gethsémani au tombeau. Un
commentaire des récits de la Passion dans les quatre évangiles, Paris, 2005, p. 999-1001.
11
R. MEYNET, « Comment établir un chiasme. À propos des “pèlerins d’Emmaüs” », NRTH
100, 1978, p. 240.
12
R. E. BROWN, La mort du Messie, p. 999.
52 THIERRY MURCIA

repartir jusqu’à la scène de la mise au tombeau, mais n’est pas descendu au niveau
de la microstructure. Aussi, selon ce savant – qui identifie (correctement selon nous)
deux des personnages féminins présents au Calvaire comme étant l’un, Marie de
Magdala, l’autre, « Marie de Jacques » – l’évangéliste Jean mentionnerait, au total,
trois ou – plus vraisemblablement – quatre femmes.
Jn 19, 25-27, se situe donc au cœur du « macro-chiasme » mis en évidence par
plusieurs critiques. Aussi le lecteur est-il censé trouver là un passage crucial du point
de vue du rédacteur. De fait, Jésus, sur le point de mourir, exprime ici ses dernières
volontés. Celles-ci, à valeur testamentaire, concernent sa propre mère et le « disciple
bien-aimé ». Ce dernier, qui n’est autre que le narrateur et qui compte parmi les
témoins oculaires, se trouve être alors officiellement promu gardien de la tradition
familiale. Et il nous révèle du même coup, subtilement, « qui est qui » : Marie de
Magdala et « l’autre Marie » – épouse de Clopas et mère de Jacques et Joset – sont
la mère et la tante de Jésus. Au moyen d’une série de chiasmes situés au cœur d’un
macro-chiasme, il légitime sa mission et nous fournit la clé qui nous révèle le lien
véritable qui unit la Magdaléenne à Jésus :

Près de la croix de Jésus se tenaient sa mère (A)


Et la sœur de sa mère (B),
Marie, femme de Clopas (B),
Et Marie de Magdala (A).

Jésus donc voyant sa mère (A)


Et le disciple se tenant auprès (B’),
Celui qu’il aimait (B’),
Dit à sa mère (A) :

« Femme (A),
Voici ton fils (B’) ».
Puis il dit au disciple (B’) :
« Voici ta mère (A) »13.

Le hasard ne saurait sérieusement être invoqué ici. Une construction aussi habile
ne peut objectivement qu’être intentionnelle. Ce faisant, l’évangéliste inscrit, en
filigrane, une série de trois croix en X sur la Croix en † (ou en T) sur laquelle Jésus
a été supplicié. Il convient de préciser que cette singulière construction n’est pas

13
Jn 19, 25-27. La traduction est celle de la Bible de Jérusalem, mais le passage en italique a été
rendu plus littéralement du grec pour faire ressortir le chiasme qu’on ne distinguait plus (traduction
interlinéaire de M. CARREZ, 1993).
MARIE DE MAGDALA ET LA MÈRE DE JÉSUS 53

née de rien (elle est scripturairement fondée) et qu’elle trouve sa pleine justification
dans cet évangile. Mais nous n’entrerons pas dans les détails ici14.

Des témoignages concordants

Les listes de femmes présentes lors de la Passion proposées par les Synoptiques
– qui jusqu’ici semblaient ignorer la présence de la mère de Jésus – ne sont dès lors
plus inconciliables avec celle de Jean. Marc (Mc 15, 40) et Matthieu (Mt 27, 56)
mentionnent trois femmes : Marie de Magdala, Marie mère de Jacques le Petit et de
Joset – que Matthieu appelle aussi « l’autre Marie » (Mt 27, 61 ; 28, 1) – et Salomé
(la mère de deux des apôtres : Jacques et Jean). Le groupe dont ils parlent comprend
encore d’autres femmes restées anonymes, qui se tiennent à distance et observent
de loin15. Nous sommes en focalisation externe, la scène est vue de loin. Chez Jean,
la perspective change : la focalisation est interne et la scène est vue de près. Il ne
mentionne que celles qui, lors du dernier soupir, sont présentes au pied même de la
croix. Jean propose un plan rapproché, intimiste. Les femmes ne sont plus que
deux : la mère (Marie de Magdala) et la tante de Jésus (« l’autre Marie », par rapport
à celle-ci), autrement dit, les seules proches parentes. Lui-même proche de la mère
de Jésus – et « fils spirituel » de celle-ci – Jean se revendique de la tradition familiale.
Les autres évangélistes, qui mentionnent également les deux femmes – mais sans
jamais préciser le lien de parenté qui les unit à Jésus – ajoutent à cette liste la mère
de Jacques et Jean, deux des trois principaux apôtres avec Pierre16 ; eux s’inscrivent
dans la tradition apostolique. Mais pourquoi les Synoptiques ne présentent-ils pas
clairement la Magdaléenne et Marie mère de Jacques comme des parentes de Jésus ?
Plusieurs critiques ont observé que « l’Évangile johannique dévoile à plusieurs
reprises l’identité de personnages que les Synoptiques préféraient passer sous
silence » : un silence qualifié d’« anonymat protecteur » par Gerd Theissen. L’enjeu
de cet anonymat consisterait alors « à fournir à la relation des faits la véridicité du
témoignage oculaire tout en occultant ce qu’il peut avoir de compromettant pour
les personnes »17. Nous avons nous-même avancé diverses hypothèses18. Force est

14
Voir Th. MURCIA, Marie appelée la Magdaléenne, p. 247-260 (chapitre XIX : « Au cœur du
chiasme. Les sources cachées de Jean 19, 25-37 – florilège »).
15
Mt 27, 55-56 ; Mc 15, 40-41 ; Lc 23, 49.
16
Mt 17, 1 ; 20, 20 ; 26, 37 ; Mc 3, 16-17 ; 5, 37 ; 10, 35, 41 ; 13, 3 ; 14, 33 ; Lc 5, 8-10 ; 8, 51 ; 9,
28, 54 ; Ac 1, 13.
17
R. SILLY, « Identification de Marie la Magdaléenne dans l’Évangile selon saint Jean », RevTh
117, 2017, p. 446 et 463.
18
Voir Th. MURCIA, Marie appelée la Magdaléenne, p. 271-280.
54 THIERRY MURCIA

de constater, en l’occurrence, l’incroyable ingéniosité du chiasme johannique :


ouvert pour les uns, scellé pour les autres, il permettait – et a permis – de façon
sélective, de préserver cet anonymat.
Si l’on devait s’en tenir à la « lecture standard » des sources évangéliques, Marie,
la mère de Jésus, quoique présente durant le ministère public de son fils19, aurait
été absente, aussi bien lors de la Passion (sauf chez Jean) et de l’ensevelissement
que de la visite au tombeau. Une absence (lors de l’ensevelissement et de la visite
au sépulcre) qu’on peine à expliquer, a fortiori chez Jean qui précise bien – même
s’il est le seul à l’indiquer clairement – que la mère de Jésus était présente au
Golgotha. À la lumière du chiasme johannique, les relations évangéliques sont
concordantes et complémentaires. Le récit de Jean est d’une parfaite cohérence. De
même qu’elle est présente au Calvaire, Marie est présente au sépulcre : une version
désormais confirmée par les Synoptiques (et inversement). Témoin de l’agonie de
son fils, c’est tout naturellement qu’elle se trouve être à la tête du groupe de femmes
qui se rendent au tombeau. Marie entend bien alors s’acquitter, envers son fils
défunt, des devoirs qui reviennent à la mère. Chez Matthieu, le Ressuscité lui
apparaît prioritairement, à elle et à sa « sœur », « l’autre Marie » (Mt 28, 9-10). Chez
Jean, gardien de la tradition familiale, c’est à elle seule qu’il se manifeste au matin
de Pâques. D’où qu’on y regarde, la mère de Jésus n’a cessé d’être présente.

Marie « la Magdaléenne » ou Marie « de Magdala » ?

D’après l’explication la plus répandue, Marie aurait été originaire de la localité


de Magdala, sur les bords du lac de Tibériade. Cette explication n’est pas
satisfaisante pour plusieurs raisons20 :

– Ce n’était pas la norme, à cette époque et dans ce milieu, de nommer une


femme d’après son lieu d’origine (contrairement aux hommes) : il n’y a aucun
précédent biblique21. Une femme était ordinairement désignée d’après le nom
de son père ou de son époux, voire de son (ou ses) fils.

19
Mt 12, 46-50 ; 13, 55 ; Mc 3, 31-35 ; 6, 3 ; Lc 8, 19-21 ; Jn 2, 1-12.
20
Voir Th. MURCIA, Marie appelée la Magdaléenne, p. 287-302 (Chapitre XXII : « Marie de Magdala
ou Marie la Magnifiée ? »).
21
Dans les Actes des Apôtres, Lydie, négociante en pourpre, est dite être originaire « de la ville
de Thyatire », mais elle n’est pas appelée pour autant « Lydie de Thyatire » (Ac 16, 14, 40). De même,
en Lc 4, 36, l’hôtesse du prophète Élie est appelée « une veuve de Sarepta, au pays de Sidon » mais
elle demeure anonyme. C’est le lieu de rappeler que « Marie de Béthanie » n’est pas un nom biblique :
ce nom ne figure nulle part sous cette forme dans les Écritures. Il s’agit uniquement d’une appellation
MARIE DE MAGDALA ET LA MÈRE DE JÉSUS 55

– Magdala n’apparaît jamais dans le Nouveau Testament en tant que lieu


géographique déterminé22.
– L’explication toponymique – qui associe Magdalênê à Magdala – ne remonte
pas plus haut qu’au IVe siècle et n’est alors présentée que comme une
hypothèse.
– Magdala, en tant que lieu présumé de la naissance de Marie, n’est pas
mentionné dans les itinéraires de pèlerins avant le VIe siècle.
– L’emploi de hJ kaloumevnh entre « Marie » et Magdalhnhv en Lc 8, 2
(« Marie appelée la Magdalênê ») paraît exclure toute référence à un nom de lieu.
– Cet emploi spécifique laisse entendre qu’il s’agit d’un surnom.

Dans la Bible, quand le mot kalouménos (kalouvmeno") – au féminin chez Luc –


sépare deux autres termes et que le premier des deux termes est un nom propre, le
second n’est jamais un nom de localité : il s’agit toujours alors d’un surnom qui
entend souligner une caractéristique physique ou morale d’un personnage.
D’ailleurs, en Lc 24, 10 – la deuxième et dernière fois que la Magdaléenne est
désignée par son nom chez l’évangéliste – les termes sont inversés. Marie est cette
fois nommée hJ Magdalhnh; Mariva, ce qui montre que Magdalênê signifie autre
chose, chez Luc, qu’un simple nom de lieu23.

Si l’on remonte à l’araméen sous-jacent, les termes que l’on traduit par Marie de
Magdala peuvent avoir plusieurs sens qui renvoient, pour la plupart, à l’idée
d’éminence. Ils peuvent notamment signifier Marie « la grande », voire « la tour »
(magdela). Ou encore, en araméen de Palestine (megaddela)24 : Marie « la Bien Consi-

créée par les exégètes pour désigner la sœur de Marthe et de Lazare. Chez Jean, ce personnage féminin
est simplement appelé « Marie ».
22
En Mt 15, 39, il est question d’un certain « territoire de Magadan », inconnu par ailleurs. Le
Textus receptus porte ici Magdala, mais il s’agit d’une correction de copiste (lectio facilior). Les meilleurs
manuscrits ont Magadan. Mc 8, 10, qui rapporte la même scène, parle, lui, de « la région de
Dalmanoutha ».
23
Voir J. E. TAYLOR, « Missing Magdala and the Name of Mary “Magdalene” », PEQ 146, 3,
2014, p. 206.
24
Le Talmud de Babylone aurait conservé la bonne vocalisation. Mais les scribes y auraient ajouté
neshaya pour lui donner le sens de « coiffeuse ». Volontairement ou non, megaddela aurait ensuite été
rapidement confondu – peut-être du vivant même de Marie et toujours avec cette idée d’« éminence »,
d’« élévation » – avec magdela, « la Tour » (orthographe identique en araméen), avant d’être interprété
comme un toponyme : « de Magdala » (IVe siècle). Notons enfin que si l’épithète ʠʬʣʢʮ accolée au
nom de la mère de Jésus n’est présente qu’en Lc 8, 2 et dans la partie finale des évangiles, c’est que
celle-ci ne lui a vraisemblablement été attribuée que postérieurement à l’événement pascal. C’est
selon nous la raison pour laquelle, contrairement aux premiers destinataires des évangiles, ses
compatriotes ne la connaissent, eux, que sous le nom de « Marie » (Mt 13, 55 ; Mc 6, 3) et que ce
56 THIERRY MURCIA

dérée », « la Célébrée », « la Magnifiée », « l’Exaltée » (au sens laudatif). Nous aurions


donc là, à l’origine, une épithète élogieuse attribuée à Marie, destinée à la singulariser
(une femme juive sur quatre, en moyenne, s’appelait Marie/Miryam, en Palestine,
à cette époque) et à souligner son caractère éminent (elle a été choisie entre toutes :
Lc 1, 42)25. Plutôt que d’être traduit en grec, le vocable sémitique, devenu spécifique
– à la façon de « Maccabée », de « Nazaréen » ou de Théotokos – aurait été translittéré.
Il n’était ni utile, ni souhaitable, à l’époque de la rédaction des évangiles, d’être plus
précis : leurs premiers destinataires devaient alors savoir de qui il s’agissait. Une fois
passé en grec, le sens du vocable se serait rapidement perdu et aurait alors
faussement été interprété comme un toponyme.

Traditions anciennes sur l’apparition de Jésus ressuscité à « Marie »

Les vestiges, dans la documentation ancienne, de cette identification sont bien


plus nombreux qu’on aurait pu, de prime abord, l’imaginer. Le fait est que, dans la
mesure où elle n’allait pas dans le sens de l’opinio communis, chaque attestation, prise
isolément, a jusqu’ici été systématiquement rejetée. Aussi, quand ils n’ont pas été
purement et simplement « corrigés », les divers témoins manuscrits ont-ils été
soigneusement écartés. Mais un pas considérable a récemment été franchi26 quand
Éphrem de Nisibe (voir infra) – le plus illustre des Pères de l’Église syriaque – a lui-
même enfin été reconnu, par l’ensemble de la communauté scientifique, comme un
partisan de cette identification. Cette caution magistrale lui a alors valu le titre de
« tradition », toutefois assorti du qualificatif de « marginale ».
Force est pourtant de constater que, bien loin d’être marginale, cette tradition
– qui fait de la Magdaléenne la mère de Jésus – est attestée par de nombreux
documents anciens d’horizons divers, internes et externes au christianisme. On peut
même dire qu’il s’agit paradoxalement là de la tradition la plus ancienne et la mieux
documentée dont nous pouvons actuellement disposer concernant l’état civil de la
Magdaléenne. Mais il convient également de préciser qu’il existe, ou a existé, dans
l’Église, plusieurs traditions concurrentes, toutes également orthodoxes, concernant

nom n’est encore accompagné d’aucun complément, qui eût semblé (et eût été) anachronique, dans
les récits matthéen et lucanien de l’enfance.
25
À partir du participe passif de l’afel du syriaque, Nicolas Asselin (étudiant en Études Anciennes
à l’Université Laval, Québec) a proposé, à l’appui de notre thèse, de donner à cette épithète le sens
de [celle qui est] « Élevée » ou « Couronnée ». L’idée étant, précise-t-il, « que la traduction de la Peshitta
nous renvoie également à ce même participe en omettant le -hnh et en le féminisant avec le tho »
(courriels du 08 et du 29 mars 2018).
26
Suite à l’acquisition, en 1956, par Sir Chester Beatty, d’un manuscrit syriaque du Commentaire
du Diatessaron d’Éphrem (manuscrit Chester Beatty 709).
MARIE DE MAGDALA ET LA MÈRE DE JÉSUS 57

la première apparition du Ressuscité à « Marie ». Et que, quoique divergentes, ces


traditions s’accordent toutes pour faire de la mère de Jésus le premier témoin de la
Résurrection27. Il est possible de les décliner comme suit :
– Tradition est-orientale ou « diatessarique » : c’est la tradition la plus ancienne.
Elle identifie spontanément Marie de Magdala – en tant que premier témoin –
à la mère de Jésus. On la retrouve surtout dans les textes syriaques28 et coptes.
Elle remonte, pour le moins, au Diatessaron de Tatien (c. 170), mais elle est en
réalité plus ancienne encore29.
– Tradition ouest-orientale30 : elle identifie « l’autre Marie » (la mère de Jacques
i.e. Marie de Clopas) à la mère de Jésus. Elle fait de cette femme, conjoin-
tement avec Marie dite de Magdala, le premier témoin de la Résurrection.
Les plus anciennes traces de cette tradition ne remontent pas plus haut qu’à
la seconde moitié du IVe siècle. Elle a pu naître en réaction à la tradition est-
orientale31. Elle trouve en tout cas rapidement plusieurs partisans, aussi bien
dans l’Église grecque que dans l’Église latine32.
– Tradition égyptienne (ou syro-égyptienne)33 tardive ou diatessarique de type
C : elle scinde la figure de la Magdaléenne diatessarique (Marie de Magdala
= Marie mère de Jésus) en deux figures distinctes, toutes deux de Magdala,
toutes deux appelées Marie et toutes deux également vierges. La première

27
Voir Th. MURCIA, Marie appelée la Magdaléenne, p. 59-67 (chapitre V : « L’apparition de Jésus
ressuscité à Marie »). On lira également, sur la question du ou de la bénéficiaire de la protophanie,
l’article de A.-C. BAUDOIN, qui suit immédiatement.
28
Éphrem de Nisibe, Comm. Diatess. 2, 17 : « “Tu écarteras le glaive” (Lc 2, 35), bien plus : “Tu
douteras aussi”, parce que celle-ci a cru qu’il était le jardinier » (traduction Louis LELOIR). D’autres
références infra.
29
Par « diatessarique » nous entendons une tradition dont le Diatessaron a été le principal vecteur.
Le Diatessaron (« à travers les quatre ») est une harmonie syriaque des évangiles traditionnellement
attribuée à Tatien (c. 170). C’est sous cette forme que les évangiles ont d’abord été connus en syriaque,
en arménien, et sans doute aussi, en arabe.
30
Dans son étude monumentale sur le christianisme syriaque, Robert Murray oppose, lui, la
tradition syrienne de langue syriaque (que nous avons nommée « diatessarique » ou « est-orientale »)
à la tradition syrienne de langue grecque ou « antiochienne » (que nous avons nommée « ouest-
orientale »). Le constat est le même, ce n’est qu’une question de terminologie. Voir R. MURRAY,
Symbols of Church and Kingdom. A Study in Early Syriac Tradition, Cambridge, 1975, p. 330, 334.
31
Robert Murray est d’accord pour dire que la tradition ouest-orientale – qu’il appelle
« antiochienne » – est postérieure à la tradition est-orientale : ses représentants auraient connu la
tradition qui faisait de la mère de Jésus un témoin de la Résurrection et ils auraient identifié celle-ci
à « l’autre Marie » (Marie de Clopas). Voir R. MURRAY, Symbols of Church and Kingdom, p. 334.
32
Ambroise de Milan, Virg. III, 14 ; Jean Chrysostome, Hom. Mt. 88, 2 (sur Mt 27, 55-56), PG
58, col. 777 [827] ; Sévère d’Antioche, Cath. 77, [50] et [86].
33
Cette tradition tardive est probablement d’origine syro-palestinienne, mais les témoins dont
nous disposons sont essentiellement coptes.
58 THIERRY MURCIA

est la mère de Jésus, tandis que la seconde est la tante de celle-ci34. La mère
de Jésus continue d’être identifiée à la Magdaléenne de Jn 20, 1-1835.
Essentiellement attestée par des sources coptes, cette tradition marginale, qui
paraît vouloir faire la synthèse entre les traditions précédentes, n’est pas
antérieure au VIIe siècle.
– Tradition byzantine tardive : elle attribue à la seule Vierge Marie une première
apparition du Ressuscité. Cette manifestation serait antérieure à celle dont
Marie de Magdala aurait bénéficié et totalement indépendante de celle-ci.
Cette tradition, qui ne trouve aucun appui scripturaire, est relativement
tardive. Elle n’est pas attestée, de façon sûre, avant le IXe siècle36. Mais elle a
fini par occulter complètement la tradition ouest-orientale jusqu’à se
substituer à elle.
Notons que les témoins de la tradition la plus ancienne ont pour dénominateur
commun :
– D’identifier Marie de Magdala – premier témoin de la Résurrection – à la
mère de Jésus37. Cette identification, qui est d’emblée admise, est souvent
implicite.
– De traiter la pécheresse anonyme de Luc (qui ne peut, censément, être
identifiée à la mère de Jésus) comme un personnage à part.
– D’ignorer ou de laisser dans l’ombre Marie dite « de Béthanie » (pour la
plupart d’entre eux).
– Quand ils y font néanmoins référence, d’identifier également celle-ci – du
moins pour la majorité d’entre eux – à la Magdaléenne en tant que mère de
Jésus (tradition diatessarique de type B)38.

34
Pseudo-Cyrille de Jérusalem, Pass. a, 7 [141a] : « Marie la Magdaléenne fut celle qui éleva Notre
Dame à tous, la vraie Reine, avant qu’elle ne devienne suffisamment grande pour se retirer au
Temple » (traduction A. CAMPAGNANO).
35
Pseudo-Cyrille de Jérusalem, Vit. 155 [48a-b] : « Il apparut d’abord à celle qui lui avait donné
le jour, Marie, la sainte Vierge, selon le témoignage du fils du tonnerre, l’évangéliste Jean » (traduction
Roelof VAN DEN BROEK).
36
Georges de Nicomédie, Orat. 9 (Sur Marie présente au tombeau) = PG 100, col. 1493D-1496C ;
Pseudo-Maxime le Confesseur, Mar. 89-92 ; Syméon Métaphraste, Mar. 35-36 (PG 115, col. 555-
556).
37
C’est l’élément qui a prioritairement retenu notre attention.
38
Les témoins qui considèrent clairement la sœur de Marthe comme un personnage distinct sont
minoritaires (tradition diatessarique de type A).
MARIE DE MAGDALA ET LA MÈRE DE JÉSUS 59

L’apparition à Marie dans le Diatessaron

Éphrem de Nisibe (c. 306-373) nous a laissé un Commentaire du Diatessaron qui


est encore considéré aujourd’hui comme le meilleur témoin d’un document dont il
n’existe plus, par ailleurs, que des reconstitutions et des traductions (en arabe,
persan, grec, latin…). Suite à la découverte, dans les années 1950, d’un manuscrit
syriaque du Commentaire d’Éphrem daté de c. 50039, nous avons acquis la certitude
que la figure féminine à qui le Ressuscité se manifestait dans la version diatessarique
de Jn 20, 11-18 – et qui, pour nous, est Marie de Magdala (Jn 20, 18) – était bien,
sinon pour l’auteur du Diatessaron lui-même, du moins pour ses lecteurs (dont
Éphrem), identifiée à la mère de Jésus. De même qu’en Jn 20, 11 – où nous lisons,
dans nos Bibles : « Marie se tenait près du tombeau, au dehors, tout en pleurs… » –
notre premier témoin féminin de la Résurrection n’était pas autrement nommé que
« Marie (Maryam) ». Il en était manifestement ainsi dans le Diatessaron syriaque pour
les passages correspondant à Jn 20, 2, 11 et 1640. Il convient en outre de signaler
que, dans la vieille version syriaque des évangiles (Codex Sinaïticus = Syrsin), antérieure
à la Peshitta mais postérieure au Diatessaron, la précision traduite par « de Magdala »
– qui suit ordinairement le nom de « Marie » en Jean 20, 18 – est également absente :
une omission qui pourrait signifier que pour le traducteur de la Vetus Syra également
(c. IVe siècle), la Magdaléenne n’est autre que « Marie ». Initialement, donc, dans les
versions syriaques les plus anciennes, la péricope de Jn 20, 11-18, commençait par
« Marie se tenait près du tombeau, au-dehors, tout en pleurs… », et s’achevait par :
« Marie vient annoncer aux disciples : “J’ai vu le Seigneur” et qu’il lui a dit cela ».

Les témoins de la tradition diatessarique

Outre Tatien41 – à qui l’on s’accorde pour attribuer la paternité du Diatessaron –


qui sont ces fameux témoins textuels de la tradition que nous avons qualifiée de
« diatessarique » ? La majorité des documents sont, comme les évangiles, d’origine
orientale. La plupart nous ont été transmis en copte ou en syriaque. Les sources
grecques sont moins nombreuses. Les sources arabes et éthiopiennes ne sont que
des traductions d’originaux syriaques ou coptes. Quant aux sources latines, peu
nombreuses, elles se ramènent, pour l’heure, à une poignée d’auteurs.

39
Voir la note 26 Le texte syriaque du Diatessaron est perdu et le Commentaire d’Éphrem était
jusque-là essentiellement connu par des manuscrits arméniens.
40
Voir Diatess. 53, 9, 18 et 23 (version arabe).
41
Voir Diatess. 53, 9-24 (version arabe) et le Commentaire du Diatessaron d’Éphrem.
60 THIERRY MURCIA

Dans certains de ces documents (voir infra), l’identification de la Magdaléenne


– et plus spécialement de la Marie de Jn 20, 11-18 – à la mère de Jésus est explicite
et donc irréfutable. Mais, dans de nombreux cas, celle-ci n’est qu’implicite :
l’information ne peut être obtenue que par recoupements et/ou par une série de
questionnements. Une des difficultés majeures, en l’occurrence – et quelles que
soient les sources – vient du fait que la mère de Jésus est rarement désignée par
son nom complet : quand « Marie » est nommée, de laquelle s’agit-il ? La
Magdaléenne et la mère de Jésus sont-elles, le cas échéant, clairement distinguées ?
Sont-elles parfois mises en présence ou en concurrence ? Peut-il s’agir d’un seul et
même personnage ? Marie de Magdala est-elle identifiée à la pécheresse de Luc ?
(Le cas échéant, il ne peut s’agir de la mère de Jésus). À quel(s) passage(s) du
Nouveau Testament est-il fait référence ? En quelle langue, où, quand et par qui, le
texte a-t-il été rédigé ? À quelle tradition peut-on le rattacher, lui ou son auteur ?
De la réponse à ces interrogations peuvent naître soit des certitudes, soit de simples
présomptions.
Parmi les témoins explicites figurent des documents externes au christianisme,
à commencer par le Talmud de Babylone. En B. Shabbat 104b, B. Sanhédrin 67a et
en B. Ḥagiga 4b-5a (et dans leurs commentaires), la mère de Jésus est appelée Miriam
megaddela (rendu par megaddelet dans l’hébreu des Toledot Yeshu). Elle n’est pas
considérée comme une prostituée (ce n’est pas la pécheresse anonyme de Luc) mais,
au pire, comme une épouse infidèle dont Jésus est le fils. On laisse entendre par là
qu’il s’agit d’un enfant illégitime : une façon de signifier, pour les rabbins, que le
christianisme – qui en découle – n’a, lui non plus, aucune légitimité. Nous n’avons
pas ici une tradition rabbinique indépendante qui ferait de la Magdaléenne la mère
de Jésus. Le Talmud nous transmet, certes, d’anciennes traditions juives, mais il
s’inscrit aussi dans son Sitz im Leben42. Témoin de l’époque et du milieu dans lequel
il a été rédigé, il se fait seulement ici l’écho de la tradition diatessarique.
L’influence diatessarique est également perceptible dans d’autres documents
externes au christianisme – le Psautier manichéen et le Livre de Jean (mandéen) – où
l’identification entre la mère de Jésus et la Magdaléenne n’est pas clairement
affirmée, mais où elle se laisse facilement deviner43. Comme le Talmud,
manichéisme et mandéisme sont nés ou ont fleuri dans la région de Babylone où le
Diatessaron n’a longtemps été que la seule forme d’Évangile en circulation.
Dans les écrits gnostiques ou assimilés (Évangile selon Marie, Évangile selon Philippe,
Pistis Sophia, Évangile de Thomas, Dialogue du Sauveur, Sagesse de Jésus-Christ, Généalogie

42
Voir Th. MURCIA, Jésus dans le Talmud et la littérature rabbinique ancienne, Turnhout, 2014.
43
Voir Th. MURCIA, Marie appelée la Magdaléenne, p. 101-130 (chapitre VIII : « Marie de Magdala
dans les sources marginales : Apocryphes, gnostiques, manichéennes et mandéennes »).
MARIE DE MAGDALA ET LA MÈRE DE JÉSUS 61

de Marie, Questions de Marie), la forme complète « Marie de Magdala » apparaît assez


peu. Le plus souvent – ce qui est d’ailleurs un trait commun à la plupart des
documents, y compris patristiques, dont nous pouvons disposer – il est simplement
question de « Marie ». Les spécialistes de ces textes, s’appuyant sur des arguments
également pertinents mais qui paraissent s’opposer, ne parviennent pas à tomber
d’accord sur l’identité de celle-ci : s’agit-il de la Magdaléenne ou de la mère de Jésus ?
Il convient d’abord de faire observer – détail semble-t-il jusqu’ici négligé par tous
les commentateurs – que les deux Marie ne sont simultanément présentes dans
aucun de ces textes. La meilleure explication, au regard des divers arguments déjà
avancés de part et d’autre, est qu’il s’agit, tout simplement, d’un seul et même
personnage féminin, tantôt appelé « Marie » ou « Marie mère de Jésus » et tantôt
« Marie de Magdala »44.
Dans la Pistis Sophia, par exemple, la Magdaléenne et la mère de Jésus, toutes
deux très présentes, ont de longs échanges avec le Ressuscité (dialogues
postpascals). Mais, si l’on observe attentivement chaque partie du corpus, on
s’aperçoit que « Marie mère de Jésus » n’est explicitement mentionnée (11 fois) que
dans le livre I45, tandis que « la Magdaléenne », elle, n’est explicitement mentionnée
(12 fois) que dans les livres II et III46. Précisons, en outre, que la Magdaléenne y
est alors étroitement associée à l’apôtre Jean, lui-même qualifié de « vierge »47. Le
livre IV, qui forme la partie la plus ancienne du corpus, ne fait mention, lui, que de
« Mariham ». Celles-ci ne sont jamais ensemble, ni distinguées. L’explication la plus
évidente – et qui semble également avoir échappé à tous les critiques – est qu’il
s’agit, en fait, d’un seul et même personnage appelé :

– Marie mère de Jésus dans le livre I.


– Marie la Magdaléenne dans les livres II et III.
– Mariham dans le livre IV.

Quand l’hérésiologue Épiphane de Salamine (c. 310/320-403) renvoie, dans son

44
Concernant la « Marie » de l’Évangile selon Philippe, Robert Murray avait déjà envisagé une
influence du Diatessaron. Voir R. MURRAY, Symbols of Church and Kingdom, p. 333-334. On peut
facilement comprendre que la mère de Jésus, considérée comme chaste (vierge), ait pu servir de
modèle aux groupements gnostiques, en particulier encratiques. Une ex-pécheresse notoire,
même repentante, aurait forcément beaucoup moins bien convenu. L’étonnant récit des Questions de
Marie (voir infra) aurait pu être l’exception qui confirme la règle. Mais un examen plus attentif
montre qu’il n’en est rien : ici aussi, l’épisode n’a de sens que si le protagoniste féminin est la mère
de Jésus.
45
Pistis Sophia, I, 8, 59 [3 fois], 61 [3 fois], 62 [4 fois].
46
Pistis Sophia, II, 83, 85, 87, 88, 90, 94, 96, 97, 98, 99 ; III, 127, 132.
47
Voir notamment Pistis Sophia, II, 96.
62 THIERRY MURCIA

Panarion, à deux écrits gnostiques inconnus par ailleurs – la Généalogie de Marie


(Panarion, 26, 12, 1-4) et les Questions de Marie (Panarion, 26, 8, 2-3) – lui non plus ne
précise pas clairement de quelle Marie il s’agit. C’est que, pour lui, comme pour ses
lecteurs, comme pour les gnostiques qu’il combat, la chose est évidente : il n’est
question ici que d’une seule Marie, à savoir la Magdaléenne, qui est la mère de Jésus.
Quand, en Panarion, 80, 9, 3, Épiphane cite cette fois Jn 20, 17, il précise en effet :
« Le Seigneur l’a ordonné dans l’Évangile […] en disant à sa mère (th'/ mhtri;
aujtou')48 : “Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père”49 ». Il
ne s’agit ici ni d’une glose, ni d’une faute de copiste50, comme une lecture attentive
de Panarion, 78, 13, 1-2 peut le confirmer : en Jn 19, 25, l’évêque de Salamine voyait
bien un chiasme51.
Le témoignage d’Épiphane se trouve renforcé par celui, de peu postérieur, de
Théodoret de Cyr (c. 393-c. 460). Cet évêque, qui fit remplacer dans toutes les églises
de son diocèse le Diatessaron par les quatre évangiles sous forme séparée, n’en est
pas moins paradoxalement, lui aussi, un témoin incontestable de la tradition
diatessarique. Citant également Jn 20, 17, il s’étonne pareillement en ces termes :
« Pourquoi le Seigneur dit-il à sa mère Marie52 : “Ne me touche pas” ? »53. Notons
que Robert Murray – qui cite ce texte – explique que les éditeurs du document ont
entretenu une certaine confusion en prenant l’initiative de « corriger » les manuscrits
« sans même toujours nous dire qu’ils l’avaient fait ». Et il s’indigne, à juste titre :
« Si seulement les éditeurs retranscrivaient ce que les manuscrits disent54 ! »
Mais le témoin patristique le plus prolixe de notre tradition diatessarique reste
Éphrem de Nisibe (c. 306-373), à qui l’on doit – nous l’avons dit – un Commentaire
du Diatessaron. L’ensemble de ses œuvres (authentiques) montrent non seulement
que cette tradition trouvait bien sa place dans le Diatessaron, mais que ce docteur de

48
Texte identique en Jn 19, 26 dans le Textus receptus (et dans la Bible de l’Église grecque
orthodoxe, 1904) et cf. Lc 7, 15.
49
Pan. 80, 9, 3 (PG 42, col. 769C). Cf. Pan. 26, 15, 6 et Anc. 90, 5 où Épiphane renvoie à la même
scène évangélique – « Marie » (la Magdaléenne) en Jn 20, 17 – mais sans toutefois spécifier qu’il s’agit
bien, pour lui, de la mère de Jésus.
50
On appréciera particulièrement ici le (sic!) introduit par Franck Williams dans sa traduction
anglaise de ce passage : « The Lord enjoined it in the Gospel by illustrating it from one woman and
telling his mother (sic!), “Touch me not, for I am not yet ascended to my Father” ». – Epiphanius of
Salamis, The Panarion, traduction Fr. WILLIAMS, vol. 2, Leyde - New York, 1994, p. 636 [p. 653 dans
l’édition de 2013 qui remplace (sic!) par (sic)].
51
Voir Th. MURCIA, Marie appelée la Magdaléenne, p. 171-184 (chapitre XII : « Jean 19, 25 : Les
saintes femmes au pied de la Croix »).
52
PG 6, col. 1293, note 72 : pro;" th;n mhtevra Marivan.
53
Quaest. orth. 48 (texte autrefois attribué à Justin).
54
R. MURRAY, Symbols of Church and Kingdom, p. 331.
MARIE DE MAGDALA ET LA MÈRE DE JÉSUS 63

l’Église – considéré comme le plus illustre des Pères syriaques – identifiait lui aussi
formellement la Magdaléenne à la mère de Jésus. Il écrit notamment :

Quand sa mère le vit, après sa victoire sur les enfers, elle voulut le caresser
maternellement […] Pourquoi donc a-t-il empêché Marie de le toucher55 ? Peut-être
parce qu’il l’avait confiée à Jean : Femme, voici ton fils (Jn 19, 26). Cependant, comme
Marie était là pour le premier miracle [Cana], de même elle eut les prémices de la
sortie des enfers. Ainsi, bien qu’elle ne l’ait pas touché, elle fut réconfortée56.

De ce fait établi57, on peut déduire que les Pères syriaques des générations
précédentes, tel Aphraate58 (mort vers 346) – qui n’utilisait l’Évangile que dans sa
version diatessarique – et postérieures, tels Isaac d’Antioche59 (Ve siècle) et Jacob
de Sarug60 (mort en 521), doivent également être comptés parmi les témoins de
cette tradition. De fait, l’étude des Homélies de Jacob de Sarug montre qu’il utilisait
aussi bien la Peshitta que le Diatessaron61. Or, dans son Homélie sur la Dormition, cet
auteur précise que la mère de Jésus – qu’il appelle également « la mère de
miséricorde », « la Vierge » et « la Bénie » – était présente lors de l’ensevelissement62.
Et, dans l’épisode de la visite au tombeau, il identifie clairement Marie de Magdala
(qu’il appelle simplement « Marie ») à celle-ci63.
Il n’est pas envisageable, dans le cadre étroit de cet article, de proposer une
analyse, même succincte, de chaque source. On devra se contenter ici d’un catalogue
provisoire des témoins – avérés ou présumés – de notre tradition.
Aux témoins patristiques déjà mentionnés (Tatien, Aphraate, Éphrem de Nisibe,
Épiphane de Salamine, Théodoret de Cyr, Isaac d’Antioche, Jacob de Sarug), il
convient d’ajouter, selon nous, les auteurs suivants : Hippolyte de Rome64, Sévérien

55
Marie de Magdala en Jn 20, 17.
56
Éphrem de Nisibe, Comm. Diatess. 5, 5 et 21, 27 (traduction Louis LELOIR).
57
Voir également : Éphrem de Nisibe, Comm. Diatess. 2, 17 ; Res. 4, 13 et cf. supra l’article de
Fr. CASSINGENA-TREVEDY notes 28-33 et le texte afférent. Pour d’autres références : Th. MURCIA,
Marie appelée la Magdaléenne, p. 73-76 (chapitre VI : « Marie de Magdala mère de Jésus comme premier
témoin des apparitions »).
58
Voir Marie-Joseph PIERRE, Aphraate le Sage persan : Les Exposés, vol. 2, Paris, 1989, p. 797, note
26.
59
Isaac d’Antioche, Serm. 13 (Sur le jeûne du Carême), 409-417.
60
R. MURRAY, Symbols of Church and Kingdom, p. 332 ; R. H. CONNOLLY, « Jacob of Serug and
the Diatessaron », JThS 8, 1907, p. 581-590.
61
R. H. CONNOLLY, « Jacob of Serug and the Diatessaron », p. 590.
62
St. J. SHOEMAKER, Ancient Traditions of the Virgin Mary’s Dormition and Assumption, Oxford, 2002,
p. 409.
63
R. H. CONNOLLY, « Jacob of Serug and the Diatessaron », p. 587-590.
64
Tradition diatessarique de type B.
64 THIERRY MURCIA

de Gabala65, Paulin de Nole66, Sedulius67, Pierre Chrysologue68, Romanos le


Mélode69, le Pseudo-Clément de Rome70, le Pseudo-Cyrille de Jérusalem71, le
Pseudo-Épiphane72, le Pseudo-Cyrille d’Alexandrie73, Cyriaque de Behnessa74. Sont,
en outre, pressentis75 : Justin le philosophe (dont Tatien fut, sinon le disciple, du
moins l’auditeur)76, Irénée de Lyon77 (qui aurait été le maître d’Hippolyte), l’auteur
anonyme du traité À Diognète78, Astérius le sophiste79, Cyrille de Jérusalem80 ainsi
qu’Origène81.

65
Tradition diatessarique de type B.
66
Paulin de Nole, Epist. 50, 16-18 – à comparer avec Éphrem de Nisibe, Comm. Diatess. 2, 17 – et
voir la réponse d’Augustin à Paulin (Epist. 149, 32-33).
67
Sedulius, Pasc. 5, 359-364 : « À sa mère toujours vierge, le Seigneur ressuscité s’est manifesté
en premier… »
68
Pierre Chrysologue, Pass. 76, 2-3 : « Il n’est pas même donné à Marie la permission de le toucher
[…] Elle a entendu à juste titre : “Ne me touche pas” […] Or la même Marie établie maintenant au
sommet de la foi, élevée maintenant au faîte de l’Église, peut toucher le Christ et l’étreindre avec
toute la tendresse de la sainteté » (traduction Marie STEFFANN). Voir également : 64, 2 (fin) ; 74, 3 ;
75, 3 ; 76, 2-3 ; 77, 4-5 [cf. 82, 6].
69
Romanos le Mélode, Hymn. 35, 11-12 : « Mère, tu seras la première à me voir au sortir du
tombeau… ».
70
Pseudo-Clément de Rome, Virg. II, 15 : « Marie vint au sépulcre […] Il lui dit : “Ne me touche
pas, parce que je ne suis pas encore monté vers mon Père”. N’est-ce donc pas une chose étonnante
de la part de Notre Seigneur qu’il n’ait pas permis à Marie, la femme Bénie, de toucher ses pieds ? »
(ANF 8, p. 102-103).
71
Les références explicites sont nombreuses chez cet auteur, par exemple : Pseudo-Cyrille de
Jérusalem, Virg. 10 [283a-b] ; 13 [284b-285a] ; Pass. a, 5 [139b-140a] ; Vit. 155 [48a-b]. Le Pseudo-
Cyrille est notre principal témoin de la tradition diatessarique de type C (la plus tardive). Les trois
auteurs suivants doivent également, selon nous, être rattachés à cette même tradition de type C.
72
Pseudo-Épiphane, Cat. copt. ev. scholie sur Mc 16, 2 (et vers suivants).
73
Pseudo-Cyrille d’Alexandrie, Cat. copt. ev. scholie sur Lc 2, 44-46 : « Il apparut d’abord à sa
mère, puis à ses disciples ».
74
S. C. MIMOUNI, Les traditions anciennes sur la Dormition et l’Assomption de Marie. Études littéraires,
historiques et doctrinales, Leyde - Boston, 2011, p. 150 : « Mais la Vierge resta debout à l’extérieur du
sépulcre, pleurant son fils unique. […] Elle se retourna et vit Jésus debout […] Croyant que c’était
le jardinier […] Le Seigneur (gloire à lui) lui dit : “Marie !”. Après l’avoir regardé, Marie s’écria :
“Rabbouni !”, c’est-à-dire Maître. Il lui dit : “Tu ne crois pas, ô ma mère ?” […] Elle lui dit : “Ô mon
Fils !”… »
75
Des auteurs que rien, après examen, ne permet pour l’instant d’écarter de cette liste.
76
Tatien, Orat. 18-19 ; Irénée de Lyon, Haer. I, 28, 1 ; Eusèbe de Césarée, H.E. IV, XXIX, 1-3.
77
Irénée de Lyon, Haer. V, 31, 1.
78
Diogn. 12, 8-9.
79
Astérius le sophiste, Hom. 6, 8.
80
Cyrille de Jérusalem, Cat. bapt. 14, 12.
81
Plusieurs indices indirects.
MARIE DE MAGDALA ET LA MÈRE DE JÉSUS 65

Parmi les sources apocryphes, il faut – ou faudrait, selon le cas – compter :


l’Épître des Apôtres82, l’Épître du Pseudo-Tite83, la version syriaque des Actes de Jean, les
Actes de Jean à Rome, les Actes de Thaddée84, le Livre de la Résurrection de Barthélemy85,
l’Évangile de Gamaliel, l’Évangile [dit] des douze apôtres86, les Actes de Philippe, la Vie de
Jésus en arabe, le Livre du Coq, l’Homélie sur la vie de Jésus87, ainsi que plusieurs versions
anciennes (syriaques et coptes) de la Dormition (en particulier celles où Jésus
embrasse sa mère « sur la bouche »88).
On peut également verser au dossier divers textes hagiographiques (la Vie copte
de Jean Chrysostome89, le Panégyrique des trois enfants de Babylone90…) ou liturgiques
(Hymne de la Semaine Sainte pour la nuit de la Résurrection91, Apolytikion du deuxième
mode plagal de l’Octoikos92, plusieurs homélies…).
L’itinéraire intitulé De situ Terrae Sanctae, rédigé vers 530 par un certain
Théodosius, qui précise que Magdala est le lieu ou « “Dame” ou “Sainte” (selon les

82
Tradition diatessarique de type B.
83
Pseudo-Tite, Virg. 9, 17-19.
84
Ac Thadd 6, 12 : « Il a été vu en premier par sa mère et par d’autres femmes, et par Pierre et
Jean ».
85
Rés Barth 9, 1-3 [6b-7a] : « “Mariham, la mère du Fils de Dieu” […] Elle se retourna. Elle dit :
“Rabboni” […] [Jésus] lui dit : “[…] Ma mère, […lève-toi et va] dire à mes frères [que je suis ressuscité
d’entre les morts]” ». Voir également 11, 3 [8b] ; 23, 6 [21b].
86
Év Douze, 14e fragment : « “Mon fils, tu es ressuscité” […] Elle voulait le saisir pour le baiser
sur la bouche. Mais lui l’en empêcha et la pria, disant : “Ma mère, ne me touche pas”… » (traduction
Eugène REVILLOUT).
87
Témoin probable de la tradition de type C.
88
Voir Th. MURCIA, Marie appelée la Magdaléenne, p. 355-356. Sur la question plus générale du
baiser entre Jésus et Marie de Magdala (sa mère), voir Marie appelée la Magdaléenne, p. 131-150
(chapitre IX : « Le baiser de Jésus à Marie »), ainsi que : « Le baiser de Marie à Jésus » dans « Marie
de Magdala : la Mère de Jésus ? », ConnHell 141, juillet 2015 (28/06/2015), article premier, online :
http://ch.hypotheses.org/1278.
89
Citée par P. DEVOS, « De Jean Chrysostome à Jean de Lycopolis. Chrysostome et Chaldèkôn »,
AB 96, 3-4, 1978, p. 399-401 : « “Je suis ressuscité, ô ma mère” […] Elle s’élança vers lui, voulant le
saisir […] Mais lui l’(en) empêcha, disant : “Non ma mère, ne me touche pas” […] Pourquoi la Vierge
n’a-t-elle pas reconnu qu’il n’était pas le jardinier ?… » Ce document et le suivant doivent dépendre
de la tradition de type C.
90
Panégyrique des trois enfants de Babylone, fol. 125v–126r : « Cette parole que le Sauveur a dite à
Marie Madeleine : “Ne me touche pas” […] Le Sauveur aussi rendit le salut à la Mère de Dieu, avant
toutes les femmes… » (traduction H. DE VIS).
91
Hymne citée par R. MURRAY, Symbols of Church and Kingdom, p. 147-148 : « Il incita Marie de
Magdala à venir pour voir sa résurrection […] Ici, il nous montre un mystère concernant son Église
et sa mère […] Marie, figure de l’Église, regarda à l’intérieur du sépulcre… »
92
« Marie était dans le tombeau, cherchant ton corps très pur. Tu as vaincu l’enfer, et il n’a rien
pu contre toi ; tu as marché au-devant de la Vierge, et tu nous as donné la vie. Gloire à toi, Seigneur
ressuscité des morts ! » (traduction L. ARNAUD).
66 THIERRY MURCIA

manuscrits) Marie est née », nous paraît également être un témoin difficilement
contestable. D’autant que des textes rabbiniques de la même époque, qui
mentionnent Magdala93, se comprennent beaucoup mieux si cette localité était alors
considérée, par les fidèles de l’endroit, comme le fief de la mère de Jésus.
Faut-il également verser au dossier, comme nous le pensons, plusieurs
représentations anciennes, parmi lesquelles les mosaïques de la basilique Saint-
Apollinaire-le-Neuf de Ravenne (première moitié du VIe siècle) ou les miniatures
– de même inspiration syro-byzantine – de l’Évangéliaire syriaque de Rabbula (daté de
586)94 ? Ces dernières ont parfois été invoquées comme témoins de la tradition
ouest-orientale qui identifie « l’autre Marie » à la mère de Jésus95. Mais l’ensemble
de ces représentations peut tout aussi bien être invoqué comme témoin de la
tradition diatessarique qui, non seulement est plus ancienne, mais est mieux attestée.
Deux personnages féminins sont présents au sépulcre : Marie de Magdala et l’autre
Marie. L’une devance l’autre, toute de pourpre vêtue : c’est la mère de Jésus. Mais
de laquelle des deux Marie s’agit-il ? De la première ou de la seconde ? En fait, non
seulement les deux interprétations sont possibles, mais ce sont les deux seules
possibles.
Il est vrai que, parmi les témoignages allégués, certains – implicites ou seulement
supposés – sont contestables. Ils feront, nous l’espérons, l’objet de discussions. Les
indices dont nous disposons sont parfois indirects et/ou ténus. Mais, si l’on part
du principe que notre tradition s’enracine dans les évangiles mêmes, il est
raisonnable de penser qu’elle a dû, un temps, être majoritaire. De fait, parmi les
auteurs chrétiens des trois premiers siècles que nous avons pu recenser, ceux qui
opèrent une distinction (plus ou moins) explicite entre la Magdaléenne et la mère
de Jésus se comptent sur les doigts d’une main96.

93
J. Taanit, IV, 5/8 (69a) ; Lamentations Rabba, 2, 4 (sur 2, 2) ; Cantique Rabba, 1, 56 (sur 1, 12).
94
Voir Th. MURCIA, Marie appelée la Magdaléenne, 2017, p. 71-72 et 359-361 (photographies).
95
À ces représentations, il convient d’ajouter celles qui figurent sur la face intérieure du couvercle
du reliquaire dit « du Saint Sanctuaire » : un coffret en bois de provenance syro-palestinienne
également daté du VIe siècle (Musée sacré du Vatican, Trésor de la Chapelle du Sancta Sanctorum au
Latran). Les modèles utilisés par l’artiste sont les mêmes que ceux dont on s’est servi pour réaliser
les miniatures de l’Évangéliaire de Rabbula. Voir, en ligne :
http://www.museivaticani.va/content/museivaticani/fr/collezioni/musei/cappella-di-san-pie
tro-martire/reliquiario-in-legno-dipinto-con-scene-della-vita-di-cristo.html#&gid=1&pid=1
96
Tertullien (c. 200) et, selon toute vraisemblance, le continuateur de Marc (Mc 16, 9-20) et
l’auteur de l’Évangile de Pierre.
MARIE DE MAGDALA ET LA MÈRE DE JÉSUS 67

Antiquité, déclin et disparition de la tradition diatessarique

Nul doute, quoi qu’il en soit, que la tradition diatessarique ait été, un temps,
particulièrement dynamique. Ses représentants sont suffisamment anciens et nombreux
pour qu’on ne puisse plus parler aujourd’hui ni de simple « confusion » (ce serait
prendre les Pères qui l’ont transmise pour de bien piètres exégètes), ni de « tradition
marginale » (ce serait faire fi de l’antiquité, de la quantité et de la diversité des
documents concernés).

– Anciens : parmi ces témoins, probables ou avérés, plusieurs sont du IIe siècle :
Justin (c. 150), Épître des Apôtres (c. 150), Tatien (c. 170), Irénée de Lyon
(c. 180), Hippolyte de Rome (c. 200), le traité À Diognète (fin IIe siècle) ;
auxquels il convient d’ajouter la plupart des écrits gnostiques ou assimilés,
en particulier l’Évangile selon Marie, l’Évangile de Thomas, la Sagesse de Jésus-Christ,
le Dialogue du Sauveur et, peut-être, l’Évangile selon Philippe mentionné par
Épiphane97 et auquel la Pistis Sophia (1, 42-44) pourrait également faire
allusion.
– Nombreux : tout du moins relativement. Selon Kathleen Corley98, Marie de
Magdala ne serait mentionnée, en tout et pour tout, que six fois dans les écrits
des Pères de l’Église des trois premiers siècles : une fois par Irénée, deux fois
par Tertullien, trois fois par Origène. Nous disposons en réalité d’une bonne
vingtaine d’attestations. À lui seul, Origène s’y réfère, à notre connaissance,
plus d’une quinzaine de fois99 et Hippolyte de Rome la mentionne également
à plusieurs reprises. Mais, si les témoignages patristiques des premiers siècles
restent, quoi qu’il en soit, assez peu nombreux, il convient surtout de noter
qu’hormis chez Tertullien, à ce que nous en savons, aucune distinction entre
la Marie de Jn 20, 1-18 et la mère de Jésus n’est jamais opérée chez les Pères
avant le IVe siècle.

Mais alors, comment expliquer le déclin, puis la disparition complète et définitive


de cette tradition autrefois si dynamique ? Plusieurs facteurs peuvent être invoqués :

1. Dès le départ, la barrière de la langue : les évangiles sont rédigés en grec, mais
le substrat est araméen (que signifie réellement ʠʬʣʢʮ … ?). Du nord au sud,

97
Épiphane (Pan. 26, 13, 2) cite ici un passage toutefois absent du seul manuscrit complet (NH
II, 3) de l’Évangile de Philippe qui nous est parvenu.
98
Citée par K. L. KING, « The Gospel of Mary Magdalene », dans E. SCHÜSSLER FIORENZA
(dir.), Searching the Scriptures, vol. 2, A Feminist Commentary, New York, 1994, p. 619, 632 (note 52).
99
Voir notamment Th. MURCIA, Marie appelée la Magdaléenne, p. 340.
68 THIERRY MURCIA

une ligne virtuelle coupe l’Empire romain en deux zones : grecque à l’est,
latine à l’ouest. À la mort de Théodose, en 395, cette séparation devient
effective : l’Empire fait alors place à deux entités politiques distinctes.
2. Le problème posé par le nombre et l’identité des figures féminines présentes
dans les évangiles (dont la plupart sont appelées Marie). Et, plus
spécialement : d’un côté, l’embarras suscité par la diversité des récits
d’« onction » (Mt 26, 6-16 ; Mc 14, 3-11 ; Lc 7, 36-50 ; Jn 12, 1-8) et, d’un
autre côté, la question du nombre et de l’identité des femmes présentes au
Calvaire (Mt 27, 56 ; Mc 15, 40 ; Lc 23, 49 ; 24, 10 ; Jn 19, 25).
3. L’épineux problème posé par Lc 8, 2 – resté alors sans véritable solution –
des sept démons de la Magdaléenne : comment la propre mère du Sauveur
aurait-elle pu avoir été « possédée »100 ?
4. La concurrence, à partir de la seconde moitié du IVe siècle, de la tradition
ouest-orientale qui identifie « l’autre Marie » (la mère de Jacques et Joset) à la
mère de Jésus.
5. À la fin du VIe siècle, en Occident, l’assimilation ex cathedra par le pape
Grégoire le Grand – qui, ce faisant, porte le coup fatal – de la Magdaléenne
à une femme de mauvaise vie (la pécheresse anonyme de Luc).
6. Les profonds bouleversements politiques des Ve-VIIe siècles : « invasions
barbares » et disparition de l’Empire romain d’Occident d’un côté, conquêtes
de l’Islam de l’autre. La vigueur de l’Église de langue syriaque, dernier bastion
orthodoxe de la tradition diatessarique, est alors très sérieusement entamée101.
7. Au IXe siècle, l’apparition de la tradition byzantine tardive, qui attribue à la
seule Vierge Marie une première manifestation du Ressuscité antérieure à
celle dont Marie de Magdala aurait elle-même bénéficié (et totalement
indépendante d’elle).

Si tous ces facteurs se conjuguent, certains sont plus étroitement liés : les facteurs
4 et 5 découlent des trois précédents et, d’une certaine façon, le dernier facteur peut
être considéré comme une résurgence de la tradition primitive (via, peut-être, la
tradition diatessarique de type C). Nos témoins se sont rapidement heurtés, à
l’ouest, à l’exégèse concurrente des Pères et docteurs de l’Église latine : Ambroise,
Jérôme, Augustin, et surtout, Grégoire le Grand. Ces mêmes oligarques de l’exégèse
et de la doctrine qui, depuis plus de quinze siècles, orientent notre lecture des textes,

100
Sur cette question délicate, voir : Th. MURCIA, Marie appelée la Magdaléenne, p. 309-336
(chapitre XXIV : « Les sept démons de Marie de Magdala »).
101
Le premier tiers du VIIe siècle marque la fin de la tradition diatessarique dans la sphère syro-
occidentale : voir Modeste de Jérusalem, Homélie sur les porteuses de parfums, apud Photius, Bibliothèque,
cod. 275 [511b]. Elle cède la place, dans l’Église copte, à la tradition de type C.
MARIE DE MAGDALA ET LA MÈRE DE JÉSUS 69

sont en partie responsables du barrage virtuel qui a empêché la tradition


diatessarique d’arriver jusqu’à nous. Le portrait bigarré de la Magdaléenne qu’eux-
mêmes nous ont légué, transmis de siècle en siècle et sans cesse retouché, nous est
devenu si familier qu’il est difficile aujourd’hui de nous en détacher. Il ne dépend
pourtant quant à lui d’aucune tradition antérieure.
On peut souhaiter que de nouvelles investigations feront s’allonger la liste – qui
ne prétend pas à l’exhaustivité – des témoins de la tradition diatessarique. Il ne
devrait quoi qu’il en soit plus être possible, désormais, de simplement les écarter
au seul motif qu’ils ne s’accordent pas avec l’opinion dominante actuelle. Marie de
Magdala et la mère de Jésus sont les deux faces d’une même pièce. Et elle est de
bon aloi : la pécheresse de Luc n’y a pas sa place. Durant deux millénaires, la
solution n’a jamais cessé d’être là, sous nos yeux. Mais si paradoxalement manifeste
qu’elle en était invisible : « Près de la croix de Jésus se tenaient sa mère… Marie de
Magdala » (Jn 19, 25).

Centre Paul-Albert Février (TDMAM-UMR 7297 Thierry MURCIA


/ Aix-Marseille Université-CNRS) murcia.t@vvanadoo.fr

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