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De l’illicéité de la révision constitutionnelle du 25 mars 2024 au Togo | Bibi Pacôme MOUGUE

DE L’ILLICÉITÉ DE LA RÉVISION CONSTITUTIONNELLE


DU 25 MARS 2024 AU TOGO

Bibi Pacôme MOUGUE

Doctorant en droit public à l’Université de Kara (TOGO)

Laboratoire de Droit et de Sciences politiques

En 2012, dans un bref article portant sur l’idée de la constitution en Afrique, le


professeur KOKOROKO faisait observer que « la toute-puissance du chef de l’État,
construite sur une présidence ad vitam æternam, influe sur le respect des textes
constitutionnels, tel qu’originairement pensé par le peuple. « Tout part de lui et
revient toujours à lui », et l’on admettra sans peine que les textes constitutionnels,
loin d’être la Bible, ne sont plus touchés avec les mains tremblantes, tel que
l’enseignait Charles de Montesquieu. Le Sénégal du président Abdoulaye Wade, le
Gabon du président Omar Bongo, le Togo du président Eyadéma Gnassingbé ou le
Zimbabwe du président Robert Mugabé, etc., en demeurent des exemples typiques.
Cependant, en œuvrant ainsi, les textes perdent de leur superbe aux yeux des acteurs
relégués à la périphérie et deviennent le cadre de pouvoir et d’oppression pour ceux
au cœur du système politique. Une telle configuration offre un terreau éminemment
fertile à des crises politiques préjudiciables à leur majesté »1. Par ailleurs, et comme
le rappelait le professeur KPODAR « quand, pour faire un changement à la
constitution, il faut un changement de constitution, la secousse est trop forte et, dans
cette secousse, la modification de quelques formes devient trop souvent la violation
de tous les principes »2.

1KOKOROKO (D.), « L’idée de la constitution en Afrique », Afrique contemporaine, Repères, 2012/2 (n° 242), p. 117.
2CONSTANT (B.), Cours de politique constitutionnelle, 2ème éd., 1879, T. 1, p. 268, cite par KPODAR (A.), « Controverse
doctrinale – MM. Dodzi KOKOROKO et Adama KPODAR : Le point de vue de M. Adama KPODAR », in 21 Ans de jurisprudence
de la Cour constitutionnelle du Bénin (1991-2012), Dossier spécial, Annuaire béninois de justice constitutionnelle, OSIWA, Presses
Universitaires du Bénin, I-2013, p. 703.
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En effet, s’il est vrai que « les constitutions ne sont pas des tentes dressées pour le
sommeil »3 et que « la mutabilité de la constitution est donc une réalité qu’on ne
peut condamner au risque de figer la société politique dans une idée de droit qui ne
correspond plus à la réalité »4, il n’en demeure pas moins que « la révision de la
constitution ne doit pas déboucher sur la fraude à la constitution, ou à son
instrumentalisation »5, ainsi que nous mettait en garde le professeur KPODAR. Sur
ce point, le professeur KOKOROKO avait d’ailleurs déjà dressé un constat
implacable : « en Afrique, depuis les années 2000, les réformes des textes
fondamentaux participent, pour la plupart, de la volonté des gouvernants d’en faire
un usage instrumental tourné vers la pérennisation au pouvoir du chef de l’Etat et
le renforcement de ses prérogatives »6. Il nous semble utile de mentionner in extenso
la définition qu’il proposait s’agissant de la notion d’instrumentalisation de la
constitution. Selon lui, l’instrumentalisation de la constitution est « une pratique
consistant à procéder à la révision de la constitution non pas pour l’adapter à une
réalité à laquelle elle ne répondrait plus, mais plutôt à la conformer aux vœux du
prince ou d’un personnage résolument déterminé à rester au pouvoir, si possible,
jusqu’au retour annoncé de Jésus-Christ »7.

L’on ne peut alors s’étonner que la réforme constitutionnelle en cours au Togo fasse
polémique. Entre hantise et extase, l’initiative suscite bien de passion, de
spéculations, de réserves et d’antagonisme. Introduite en fin décembre 2023 par des
députés à l’Assemblée Nationale, ce nouveau contrat social, dont la véritable teneur
est pourtant méconnue du Peuple, a été voté dans la nuit du 25 mars 2024 à une forte
majorité (89 voix Pour ; 1 Contre ; 1 Abstention). Dès les premières heures de
l’annonce de cette délibération, la réforme fait l’objet d’une fronde de la part de
l’opposition non parlementaire et d’une levée de boucliers au sein de la jeunesse
togolaise sur les réseaux sociaux avec des slogans hashtag aussi explicite que
contestataires (#SansNousConsulter ; #TouchePasAmaConstitution). La principale

3 ROYER-COLLARD (P.-P.) cité par RAFSANDJANI (H. M.), Les révisions constitutionnelles en Afrique et la limitation des
mandats présidentiels Contribution à l’étude du pouvoir de révision, Thèse de doctorat, Droit public, Université de TOULON,
2022, p. 26.
4 KPODAR (A.), « Bilan sur un demi-siècle de constitutionnalisme en Afrique noire francophone », in La constitution béninois du

11 décembre 1990. Un modèle pour l’Afrique ? Mélanges en l’honneur de Maurice Ahanhanzo-Glèlè, Paris, L’Harmattan, 2014,
p. 8.
5 Ibidem, p. 9.
6 KOKOROKO (D.), « Controverse doctrinale – MM. Dodzi KOKOROKO et Adama KPODAR : Le point de vue de M.

KOKOROKO », in 21 Ans de jurisprudence de la Cour constitutionnelle du Bénin (1991-2012), op. cit., p. 719.
7 Idem.

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pomme de discorde porte sur la nécessité ou non d’un référendum pour procéder à
une telle réforme, avec en toile de fonds la sempiternelle problématique de la
limitation du nombre et de la durée du mandat présidentiel. La polémique prend des
proportions telles que dès réception du texte adopté, le président de la République,
demande, le 29 mars 2024, à l’Assemblée nationale de procéder à une nouvelle
délibération. Pendant ce temps – alors que l’exécutif et le législatif se renvoient la
patate chaude – les populations, qui n’ont toujours pas eu le privilège ou la grâce
d’accéder au contenu de leur probable prochaine Loi fondamentale, sont tenues à
l’écart du processus. Partant, l’on peut légitimement penser à une forme
d’instrumentalisation de la constitution.

Dans les lignes qui suivent, nous nous proposons de livrer notre analyse de cette
révision constitutionnelle sous l’angle de sa licéité ou de son illicéité. N’ayant pas
eu accès au texte adopté, mais uniquement à une ancienne mouture non officielle,
quelques bribes issues des infographies publiées sur les réseaux sociaux et des
entretiens réalisés par les députés, les membres du gouvernement et des professeurs
de droit, entre autres, notre analyse portera fondamentalement sur le processus choisi
pour réaliser cette réforme constitutionnelle.

Quelques précisions terminologiques s’imposent tout de même, concernant la


révision constitutionnelle, la licéité de la mise en œuvre d’un tel pouvoir. Primo, par
révision constitutionnelle, nous désignons « l’action de modifier la constitution
selon une procédure spécialement prévue à cet effet, afin de l’améliorer ou de la
consolider (…) » 8 . Il est généralement admis que l’objectif d’une révision
constitutionnelle est d’améliorer la Constitution en vigueur « sans aller jusqu’à sa
transformation »9. Les défenseurs de la réforme parlent tantôt d’une révision, tantôt
d’un changement, et de nouvelle constitution. Or, la doctrine constitutionnaliste
distingue bien ces deux concepts dans la mesure où ils ont différentes implications.
Comme le rappelle NAHM-TCHOUGLI, en prenant appui sur d’autres travaux, la
révision de la constitution est « l’acte par lequel on procède à une modification de

8 RAFSANDJANI (H. M.), Les révisions constitutionnelles en Afrique et la limitation des mandats présidentiels Contribution à
l’étude du pouvoir de révision, op. cit., p. 20.
9 SY (P. M.), Le développement de la justice constitutionnelle en Afrique noire francophone : les exemples du

Bénin, du Gabon et du Sénégal, Thèse de doctorat, 1998, cité par DIALLO (I.), « Pour un examen minutieux de la question des
révisions de la Constitution dans les États africains francophones », Afrilex, p. 4, https://afrilex.u-bordeaux.fr/wp-
content/uploads/2021/03/POUR_UN_EXAMEN_MINUTIEUX_DE_LA_QUESTION_DES_REVISIONS_DE_LA_CONSTIT
UTION_DANS_LES_ETATS_AFRICAINS_FRANCOPHONES.pdf consulté le 10 avril 2024.
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la constitution selon le régime que cette dernière a elle-même prévu »10, tandis que
le changement de constitution, c’est l’opération qui « vise à en rédiger une
nouvelle » 11 . En ce sens, le pouvoir de rédiger une constitution – le pouvoir
constituant originaire – est en principe un pouvoir insubordonné, c’est-à-dire un
« pouvoir initial, autonome et inconditionné »12. Le constituant originaire agit et
existe « en dehors de toute habilitation constitutionnelle »13, là où, a contrario, le
constituant dérivé ne se déploie « qu’en vertu d’une constitution »14. Le premier, en
quelque sorte, s’auto-institue pendant que le second est institué15.

L’on peut noter que sur son site internet officiel, l’Assemblée nationale togolaise
parle d’une « révision constitutionnelle »16. On relèvera également que, dans son
communiqué de presse du 03 avril 2024, la Présidence de la République parle d’une
« loi de révision constitutionnelle »17. Ainsi donc, il s’agit bien d’une révision de la
constitution togolaise de 1992. En tant que telle, cette révision doit, comme nous
l’avons exposé précédemment, respecter les règles et procédures établies par la
Constitution, y compris les engagements internationaux auxquels le Togo a souscrit.

Secundo, « la licéité d’une révision constitutionnelle suppose le respect de deux


exigences cumulatives : un impératif formel et un impératif finaliste. Partant, une

10 ARDANT (P.), « La révision constitutionnelle en France : problématique générale » In La révision de la Constitution, journées
d’études des 20 mars et 16 décembre 1992, Association française des constitutionnalistes, Economica, 1993, p. 80, cité par NAHM-
TCHOUGLI (M.), « La dernière vague du constitutionnalisme en Afrique noire francophone : la désacralisation de la Constitution
», RCC, 2020/4 Semestriel, p. 14.
11 NAHM-TCHOUGLI (M.), « La dernière vague du constitutionnalisme en Afrique noire francophone : la désacralisation de la

Constitution », préc.; voir aussi MODERNE (F.), « Réviser » la Constitution. Analyse comparative d’un concept indéterminé »,
Paris, Dalloz, 2006 p. 97.
12 BURDEAU (G.), Traité de Science politique, Tome VII : La démocratie gouvernante, son assise sociale et sa philosophie, Paris,

Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 1973. pp. 517 et s., cité par NAHM-TCHOUGLI (M.), « La dernière vague du
constitutionnalisme en Afrique noire francophone : la désacralisation de la Constitution », préc.; voir aussi LE PILLOUER (A.),
« Pouvoir constituent originaire et pouvoir constituent dérivé : à propos de l’émergence d’une distinction doctrinale », RHFD n°
25-26, 2006, 123-141.
13 BONNARD (R.), Les actes constitutionnels de 1940, Paris, LGDJ, 1942, p. 36, cité par RAFSANDJANI (H. M.), Les révisions

constitutionnelles en Afrique et la limitation des mandats présidentiels Contribution à l’étude du pouvoir de révision, op. cit., p.
75.
14 Idem.
15 Idem. RAFSANDJANI souligne dès lors qu’« il n’y a et ne saurait y avoir de pouvoir constituant qu’à titre originaire.

Logiquement, lorsqu’on est un constituant, on ne peut dériver d’aucune autre autorité. On est constituant parce qu’on est celui à
partir duquel toutes les autorités découlent. Être un pouvoir dérivé implique forcément le fait d’être habilité, donc celui d’être
institué. Nous sommes donc d’avis que le pouvoir de réviser la constitution n’est, en réalité, qu’un pouvoir constitué ».
16 Assemblée nationale, Révision constitutionnelle : le Togo passe à une Vème République avec un régime parlementaire, 26 mars

2024,https://assemblee-nationale.tg/revision-constitutionnelle-le-togo-passe-a-la-veme-republique-avec-un-regime-parlementaire/
consulté le 09 avril 2024.
17 Communiqué disponible sur : https://www.republiquetogolaise.com/politique/0404-9106-revision-constitutionnelle-le-chef-de-

l-etat-a-echange-avec-le-bureau-de-l-assemblee-nationale consulté le 09 avril 2024.


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révision constitutionnelle est licite si elle est opérée suivant la procédure prévue par
la constitution et à condition qu’elle aboutisse à une modification consolidante »18.

Comme l’explique RAFSANDJANI, « la licéité s’élève au-delà de la simple


exigence de respect des normes posées. En cela, la licéité dépasse les considérations
classiques de validité normative. Elle ne nie pas la légalité ou la constitutionnalité,
mais conditionne la validité au respect d’autres considérations. À ce titre, la licéité
est définie également comme étant la « qualité de ce qui est objectivement bon »19.
Le licite correspond à ce qui est permis ou autorisé, non pas seulement parce que la
règle l’habilite, mais parce qu’il est bon d’observer un tel comportement. Entendu
en ce sens, le seul fait de respecter les règles ne suffit pas à rendre l’acte ou le
comportement licite. Il faut aussi que l’observation de la règle soit faite dans le bon
contexte ou suivant le bon usage. Ainsi, en droit constitutionnel, la licéité suppose
effectivement que soit respectée la constitution, mais, en plus, que la finalité, les
moyens, la motivation ou les intentions, qui obéissent à des logiques notamment
politiques, sociologiques ou idéologiques, soient conformes aux exigences
constitutionnelles. Il y a donc, dans la licéité, l’introduction d’exigences
extrajuridiques sous la forme de valeurs et de normes morales qui viennent en
complément des normes juridiques posées. Avec la licéité, on a ainsi affaire à des
« références légales sur les valeurs ». Vu en ce sens, la problématique de l’étude ne
conduit donc pas à évaluer le pouvoir de révision uniquement selon un strict rapport
de conformité avec les énoncés constitutionnels. Il faut en outre prendre en
considération la situation politique, le contexte historique ou encore les rapports
institutionnels» 20 . Telle que présentée et expliquée, on s’aperçoit qu’en réalité,
l’illicéité « englobe toute méconnaissance d’une règle impérative qu’elle résulte ou
non d’un texte 21 ; il s’agit en clair de « la violation d’un impératif »22.

18 RAFSANDJANI (H. M.), Les révisions constitutionnelles en Afrique et la limitation des mandats présidentiels Contribution à
l’étude du pouvoir de révision, préc.
19 « Licéité », in Encyclopedia Universalis, disponible sur https://www.universalis.fr/dictionnaire/liceite/, cite par RAFSANDJANI

(H. M.), Les révisions constitutionnelles en Afrique et la limitation des mandats présidentiels Contribution à l’étude du pouvoir de
révision, op.cit., p. 29.
20 RAFSANDJANI (H. M.), Les révisions constitutionnelles en Afrique et la limitation des mandats présidentiels Contribution à

l’étude du pouvoir de révision, op. cit., p. 29.


21 VINEY (G.), « Cessation de l’illicite et responsabilité civile », in Mélanges en l’honneur de Gilles Goubeaux, LGDJ, 2009, p.

547, cité par RAFSANDJANI (H. M.), Les révisions constitutionnelles en Afrique et la limitation des mandats présidentiels
Contribution à l’étude du pouvoir de révision, op. cit., p. 30.
22 Idem.

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La problématique qui surgit dans ces conditions est assez claire. Il s’agit d’examiner
la mise en œuvre du pouvoir de révision constitutionnelle telle qu’elle a été effectuée
par l’Assemblée nationale le 25 mars 2024 et se poursuit. Plus précisément, nous
focaliserons notre réflexion sur la question de savoir si la révision constitutionnelle
en cours au Togo et visant à passer à une nouvelle République avec un régime
parlementaire est licite ?

Pour mener nos analyses, nous adopterons une approche, non pas seulement
positiviste ou normativiste, mais surtout politique et institutionnelle du droit
constitutionnel en prenant en considération « la disposition de la chose politique, les
enjeux de pouvoir ainsi que les intentions des constituants, des législateurs et des
gouvernants »23.

En effet, comme l’explique RAFSANDJANI, « contrairement à une approche


normativiste, le seul fait de respecter la procédure ne peut pas être suffisant dans le
cadre d’une approche politique. Il convient de vérifier que la procédure de révision
a été utilisée à l’intérieur du champ de ses usages conformes et licites. Tel ne sera
pas le cas si la procédure de révision, certes observée, a été instrumentalisée à des
fins intéressées extérieures aux champs des usages politiques conformes à la
procédure de révision »24. La licéité d’une révision constitutionnelle renvoie donc à
la combinaison entre le recours à une procédure régulière et des changements
consolidant les éléments fondamentaux du système constitutionnel. Ces deux
exigences sont cumulatives25.

Nous démontrerons que la révision constitutionnelle en cours ne répond pas à cette


double conditionnalité requise pour être considérée comme licite, puisqu’elle est
menée suivant une procédure irrégulière (I) et compte tenu du fait qu’elle aboutit à
une déconsolidation des éléments fondamentaux du système constitutionnel togolais
(II).

I. UNE RÉVISION CONSTITUTIONNELLE IRRÉGULIÈRE

On qualifie d’irrégulière la révision constitutionnelle « qui a été réalisée sans qu’ait


été suivie la procédure normale, c’est-à-dire la procédure qui est régie par la clause
23 RAFSANDJANI (H. M.), Les révisions constitutionnelles en Afrique et la limitation des mandats présidentiels Contribution à
l’étude du pouvoir de révision, op. cit., p. 32.
24 Ibidem, p. 37.
25 Ibidem, p. 39.

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de révision clairement identifiée (…). En effet, une comparaison suffit pour vérifier
si la clause de révision a été observée et si la bonne procédure a été empruntée.
Rapportée au cas africain, l’observation de la plupart des réformes
constitutionnelles engagées permet de constater que celles visant à neutraliser la
clause de limitation des mandats ne respectent pas le processus posé par la clause
de révision. Il apparaît en effet que, la plupart du temps, ces dernières suivent une
procédure différente de celle prévue par la clause de révision »26 . L’irrégularité
d’une révision constitutionnelle peut également résulter de la violation de certaines
interdictions spécifiques en la matière. L’encadrement du pouvoir de révision
constitutionnelle ayant pour but d’empêcher que soient adoptées des révisions
illicites 27 , la mise en branle de ce pouvoir en outrepassant les limitations ou
interdictions fixées la rend irrégulière.

Dans notre cas, la révision constitutionnelle en cours est irrégulière parce qu’elle
viole une interdiction régionale temporelle de modification des lois électorales (A),
et l’interdiction nationale circonstanciée de révision en période d’état d’urgence (B).
Le vice est encore plus prégnant lorsqu’on s’aperçoit qu’il s’agit d’un évitement
frauduleux de l’exigence de référendum en cas de révision touchant la clause
limitative encadrant le mandat présidentiel (C).

A. La violation d’une interdiction régionale temporelle

Aux termes de l’article 1er du Protocole a/sp1/12/01 sur la démocratie et la bonne


gouvernance28 :

« Les principes ci-après sont déclarés principes constitutionnels


communs à tous les Etats membres de la CEDEAO:

a) - La séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire

(…)

b) Toute accession au pouvoir doit se faire à travers des élections libres,


honnêtes, et transparentes.

26 Ibidem, p. 49.
27 Ibidem, p. 352.
28 Protocole a/sp1/12/01 sur la démocratie et la bonne gouvernance additionnel au Protocole relatif au mécanisme de prévention,

de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité.


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c) Tout changement anti-constitutionnel est interdit de même que tout


mode non démocratique d’accession ou de maintien au pouvoir.

d) La participation populaire aux prises de décision, le strict respect des


principes démocratiques, et la décentralisation du pouvoir à tous les
niveaux de gouvernement.

(…) ».

Aux termes de l’article 2 du même Protocole :

« 1. Aucune réforme substantielle de la loi électorale ne doit intervenir


dans les six (6) mois précédant les élections, sans le consentement
d’une large majorité des acteurs politiques.

2. Les élections à tous les niveaux doivent avoir lieu aux dates ou
périodes fixées par la Constitution ou les lois électorales ».

De même, l’article 23 de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la


gouvernance énonce :

« Les Etats parties conviennent que l’utilisation, entre autres, des


moyens ci-après pour accéder ou se maintenir au pouvoir constitue un
changement anticonstitutionnel de gouvernement et est passible de
sanctions appropriées de la part de l’Union :

(…)

5. Tout amendement ou toute révision des Constitutions ou des


instruments juridiques qui porte atteinte aux principes de l’alternance
démocratique ».

Dans notre contexte, les élections législatives pour le renouvellement de


l’Assemblée nationale, qui devaient normalement se tenir avant la fin de l’année

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2023, ont été reportées : d’abord au 13 avril 202429, ensuite au 20 avril 202430 ; et, à
présent, au 29 avril 2024 31 . Par ailleurs, les prochaines élections présidentielles
étaient censées avoir lieu en 2025.

En effet, le 23 janvier 2024, au cours de la première session extraordinaire de l’année,


la présidente de l’Assemblée nationale, Mme Yawa Djigbodi TSEGAN, annonce
qu’un groupe de députés a déposé une proposition de révision de la constitution. La
démarche ne manquait pas de surprendre même la présidente de l’institution qui
déclara dans la foulée « nous constatons que notre législature n’a pas fini de révéler
ses mystères… ». L’étonnement prenait son sens lorsqu’on songeait au fait que de
décembre 2018 à décembre 2023, les députés n’avaient ni déposé ni voté une
quelconque proposition de lois. Dans son annonce, la présidente précisait toutefois
que la proposition de loi de révision de la constitution avait été déposée le 28
décembre 2023.

Dans la nuit du 25 mars 2024, la proposition est votée à plus de 4/5 des députés au
Parlement. Dans un article intitulé « Révision constitutionnelle : le Togo passe à la
Vème République avec un régime parlementaire »32, publié sur le site internet de
l’Assemblée nationale, les togolais apprennent que « la révision consacre des
changements notables notamment, le passage de la IVe République à la Ve
République et du régime fort présidentialisé au régime parlementaire, la mise en
place d’un président du conseil des ministres élu par l’Assemblée nationale, la
consécration des droits et devoirs dans une déclaration solennelle des droits et
devoirs fondamentaux, l’érection de la Haute Autorité pour la transparence, la lutte
contre la corruption et l’intégrité de la vie publique, la refonte de la justice ordinaire
et des autorités constitutionnelles indépendantes, la suppression de la Cour suprême,

29 Voir Portail officiel de la République togolaise, « Les élections législatives et régionales fixées au 13 avril 2024 », disponible
sur https://www.republiquetogolaise.com/politique/0902-8891-les-elections-legislatives-et-regionales-fixees-au-13-avril-2024
consulté le 09 avril 2024.
30 Voir Portail officiel de la République togolaise, « Les élections législatives et régionales repoussées au 20 avril 2024»,

https://www.republiquetogolaise.com/politique/2502-8960-les-elections-legislatives-et-regionales-repoussees-au-20-avril-2024
disponible sur consulté le 10 avril 2024.
31 Voir Portail officiel de la République togolaise, « Les élections législatives et régionales fixées au lundi 29 avril 2024 »,

disponible sur https://www.republiquetogolaise.com/politique/1004-9132-les-elections-legislatives-et-regionales-fixees-au-lundi-


29-avril consulté le 10 avril 2024.
32 Disponible sur le site de l’Assemblée nationale togolaise https://assemblee-nationale.tg/revision-constitutionnelle-le-togo-passe-

a-la-veme-republique-avec-un-regime-parlementaire/ consulté le 09 avril 2024.


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la mise en place du Protecteur du citoyen en lieu et place du Médiateur de la


République »33.

L’on y apprend également que « l’adoption de la présente proposition de révision


positionne, au centre de la vie politique, l’Assemblée nationale et le Sénat qui jouent
un rôle très important. Ainsi, comme innovations, le président de la République est
élu pour un mandat unique de six (6) ans par l’Assemblée nationale et le Sénat en
congrès. Le président du Conseil est désigné pour un mandat de six (6) ans. Il est le
chef du parti ou le chef de file de la coalition de partis, majoritaire à l’issue des
élections législatives. Les députés quant à eux sont élus au suffrage universel, direct
et secret pour un mandat de six (6) ans renouvelable. Le mandat des sénateurs est
également de six (6) ans renouvelable »34.

L’on peut y lire, par ailleurs, que « cette revue s’impose à plus d’un titre afin
de clarifier et renforcer la stabilité juridique, de garantir la stabilité et la continuité
de l’état de droit, de créer des bases solides pour la participation et l’inclusion
citoyenne aux politiques ainsi qu’à la gestion de la chose publique, d’organiser la
République et les pouvoirs en fonction de l’évolution et des réalités de l’intégration
sous régionale de notre pays et enfin de protéger et renforcer les droits et libertés
fondamentaux des citoyens ». Enfin, l’on y découvre que « l’article 102 de la
présente constitution dispose qu’elle est promulguée dans les 15 jours suivant son
adoption et elle sera exécutée comme loi fondamentale de la Vème République ».

Il en résulte que cette révision de la Constitution togolaise de 1992, qui intervient à


quelques semaines des élections législatives et régionales prévues le 29 avril 2024,
modifie drastiquement les règles encadrant les élections législatives et
présidentielles dans notre pays. La modification touche au mode de désignation du
président de la République, à la durée de son mandat, à la limitation du nombre de
mandats présidentiels, au mandat des députés et des sénateurs. Il s’agit clairement
d’une modification substantielle des règles électorales en vigueur au Togo.

De plus, en prévoyant son entrée en vigueur en pleine période électorale législative,


alors qu’elle instaure un régime parlementaire avec un président du conseil des
ministres, chef du parti ou chef de file de la coalition des partis majoritaire à l’issue

33 Idem.
34 Idem.
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des élections législatives, et élu pour un mandat illimité de six ans, cette révision
constitutionnelle modifie complètement l’enjeu de ce scrutin repoussé au 29 avril.

Or, l’article 2 du Protocole de la CEDEAO, que la doctrine qualifie de « texte


matériellement constitutionnel » 35 interdit les réformes substantielles de la loi
électorale qui interviennent dans les six mois précédant les élections. Sans le
consentement d’une large majorité des acteurs politiques.

Les défenseurs de cette révision estiment que les informations, à ce propos,


circulaient depuis des semaines et que l’opposition ne peut pas soutenir qu’elle
ignorait une telle initiative. Il y a lieu de préciser que les candidatures à ces élections
avaient été clôturées avant que la classe politique de l’opposition non parlementaire
et l’opinion nationale apprenne véritablement les grandes lignes de la proposition de
révision constitutionnelle qui était en cours d’examen et d’adoption à l’Assemblée
Nationale. Il va sans dire que si certains acteurs politiques et certaines organisations
de la société civile ou certains citoyens avaient eu connaissance du contenu et de la
portée de la proposition de loi en discussion, leur intérêt pour une candidature à ces
élections et leur positionnement n’auraient aucunement été la même.

Dans une contribution intitulé « succès et crises du constitutionnalisme africain », le


professeur CONAC souligne qu’« en Afrique comme ailleurs, une Constitution ne
peut être viable que si elle repose sur un large consensus » 36 . À cet égard, les
défenseurs de la révision discutée estiment aussi qu’il y a un large consensus autour
de cette réforme, non seulement au regard de la majorité des députés qui l’a votée,
mais aussi comme ils ont tenu compte de certaines revendications de l’opposition
non parlementaire allant dans le sens de l’instauration d’un régime parlementaire.
Ils citent en ce sens notamment les travaux de la Commission de réflexion sur les
réformes politiques, institutionnelles et constitutionnelles (CRRPIC) 37 dont le
rapport avait été remis en septembre 2017 au président de la République.

35 FALL (I. M.), SALL (A.), « Une Constitution régionale pour l’espace CEDEAO : Le Protocole sur la démocratie et la bonne
gouvernance de la CEDEAO », p. 2., disponible sur https://jaga.afrique-
gouvernance.net/_docs/pr_sentation_et_analyse_du_protocole_sur_la_d_mocration_de_la_cedeao.pdf consulté le 10 avril 2024.
36 CONAC (G.), « Succès et crises du constitutionnalisme africain », in DU BOIS DE GAUDUSSON (J.), et al., Les Constitutions

africaines publiées en langue française, Tome 2, La Documentation française, 1998, p. 13.


37 Décret n° 2015- 001/PR du 09 janvier 2015 portant création de la Commission de réflexion sur les réformes politiques,

institutionnelles et constitutionnelles au Togo ; décret n° 2015- 002/PR du 09 janvier 2015 portant nomination du président de la
Commission de réflexion sur les réformes politiques, institutionnelles et constitutionnelles au Togo; Décret n° 2017-002/PR du
03/01/17 portant nomination des membres de la Commission de réflexion sur les réformes politiques, institutionnelles et
constitutionnelles au Togo.
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De l’illicéité de la révision constitutionnelle du 25 mars 2024 au Togo | Bibi Pacôme MOUGUE

Quand bien même, il serait vrai que l’opposition politique togolaise, y compris celle
non représentée actuellement au Parlement, aurait clairement manifesté son adhésion
au principe d’une nouvelle constitution et d’un régime parlementaire dans le cadre
de certains dialogues ou négociations antérieures, il n’en demeure pas moins que cet
assentiment fut donné il y a bien des années et dans une configuration politique
différente, et que, plus encore, plusieurs de ces partis de l’opposition n’étaient pas
informés du contenu de la proposition de révision constitutionnelle en cours, encore
moins de l’agenda arrêté pour son adoption et son entrée en vigueur.

Le consensus ne se présume pas, il ne se décrète pas non plus. Déduire le


consentement sur une réforme aussi fondamentale, qui entraine un changement de
constitution et de république, rien qu’à travers les positions exprimées par des
responsables de l’opposition, il y a bien des années de cela, et se fonder sur ces
éléments pour conduire la révision sans s’assurer que ce consentement est toujours
de mise, témoigne d’un manque de rigueur, de transparence et de sincérité.

Puisqu’elle intervient moins de six semaines avant les élections et qu’elle ne


recueille pas le consentement d’une large majorité des acteurs politiques, la révision
constitutionnelle adoptée s’est faite en violation de l’article 2 du Protocole de la
CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance et de l’article 23 (5.) de la
Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance.

Par ailleurs, la révision constitutionnelle querellée contrevient à une seconde


interdiction circonstanciée cette fois-ci nationale, tout aussi fondamentale en pareille
matière.

B. La violation d’une prohibition nationale circonstanciée

L’article 144 alinéa 5 de la Constitution togolaise actuellement en vigueur dispose :

« Aucune procédure de révision ne peut être envisagée ou poursuivie


en période d’intérim ou de vacance ou lorsqu’il est porté atteinte à
l’intégrité du territoire ».

L’article 5 de la loi n°2019-009 du 12 août 2019 sur la sécurité intérieure dispose


que :
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De l’illicéité de la révision constitutionnelle du 25 mars 2024 au Togo | Bibi Pacôme MOUGUE

« La sécurité est un droit fondamental et l'une des conditions de


l'exercice des libertés individuelles et collectives.

L'Etat a le devoir d'assurer la sécurité en veillant, sur l'ensemble du


territoire national, à la défense des institutions et des intérêts nationaux,
au respect des lois, au maintien de la paix et de l'ordre public, à la
protection des personnes et des biens.

(…) ».

Aux termes du décret N°2022-072/PR du 13 juin 2022 portant déclaration de l’état


d’urgence sécuritaire :

« Article 1er : L’état d’urgence est déclaré à compter du 13 juin 2022


dans toutes les préfectures et communes de la région des savanes pour
une période de quatre-vingt-dix (90) jours.

Il peut être étendu, au besoin, à l’ensemble du territoire national.

Article 2 : Les dispositions de la loi relative à la sécurité intérieure ainsi


que celles de l’ordonnance déterminant les conditions de mise en œuvre
de l’état d’urgence au Togo s’appliquent pleinement pendant toute la
durée de l’état d’urgence ».

L’article 1er de la loi du 12 mars 2024 autorisant la prorogation de l’état d’urgence


sécuritaire :

« L’Assemblée nationale autorise le Gouvernement à proroger l’état


d’urgence sécuritaire dans la région des savanes pour une période de
douze (12) mois à compter du 13 mars 2024 ».

Dans l’exposé des motifs de la loi du 12 mars 2024 autorisant la prorogation de l’état
d’urgence sécuritaire le Gouvernement rappelle explicitement que « notre pays a été
victime de plusieurs attaques terroristes enregistrées dans la région des Savanes
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De l’illicéité de la révision constitutionnelle du 25 mars 2024 au Togo | Bibi Pacôme MOUGUE

visant non seulement les forces de défense et de sécurité déployées dans le cadre de
l'opération Koundjoaré mais aussi les paisibles populations de cette partie du
territoire national ainsi que leurs biens ». Le Gouvernement ajoutait que c’est « afin
de lutter efficacement contre cette menace et les atteintes graves à l'intégrité du
territoire national » que le président de la République a décrété en juin 2022,
conformément à l’article 94 de la Constitution, l’état d’urgence sécuritaire dans toute
la région des Savanes, d’une part, et que c’est dans le but de « maintenir la vigilance
des populations, de mettre les forces de défense et de sécurité dans les meilleures
dispositions et d’adapter la lutte suivant l’évolution de la situation » qu’il a sollicité
(et obtenu) la prorogation de ce dispositif sécuritaire dans cette région.

Il ressort de la lecture combinée de ces dispositions législative et réglementaire


qu’un état d’urgence est décrété au Togo, notamment dans la région des Savanes,
depuis juin 2022 et que sa prorogation a été actée une nouvelle fois en mars 2024
pour douze mois. Il faut en déduire que la procédure de révision constitutionnelle
initiée par les parlementaires togolais et qui a abouti au vote du 25 mars 2025 est
une violation de l’alinéa 5 de l’article 144 de la Constitution.

D’ailleurs, en termes de statu quo, si l’on s’en tenait à la teneur et à la rigueur des
textes dans ce qu’ils ont de plus protecteur et bloquant, il nous faudrait rappeler, en
plus de l’interdiction des révisions constitutionnelles en période d’état d’urgence,
que la tenue des élections est proscrite dans des contextes sécuritaires délétères.

Il résulte, en effet, de l’article 6 de l’ordonnance N° 2020-007 du 03 octobre 2020


déterminant les conditions de mise en œuvre de l'état d'urgence au Togo que :

« L'Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant la durée de l'état


d'urgence.

Le gouvernement ne peut ni démissionner ou faire l'objet d'une motion


de censure ou de défiance pendant la durée de l'état d'urgence.

Toutefois, il peut faire l'objet d'un remaniement en application de


l'article 66 de la Constitution.

Les institutions de la République en fin de mandat restent en place


jusqu'à la fin de l'état d'urgence. De même, l'élection ou le
renouvellement du mandat des instances dirigeantes des institutions de
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De l’illicéité de la révision constitutionnelle du 25 mars 2024 au Togo | Bibi Pacôme MOUGUE

la République sont suspendus pendant la durée de l'état d'urgence. Ils


sont organisés après la levée de l'état d'urgence ».

En effet, avec une population de plus de 8.602 km²38 la région des Savanes située au
Nord du pays, qui ouvre sur la frontière Togo/Burkina-Faso, comporte sept
préfectures : Tône, Cinkassé, Kpendjal-Ouest, Kpendjal, Oti-Sud, Oti, Tandjouaré.
D’après les résultats du dernier recensement général de la population et de l’habitat39,
cette région concentre une population de 1.143.520 habitants. Non seulement, les
élections législatives et régionales projetées concernent tou.te.s les togolais.e.s, y
compris les concitoyen.ne.s de la région des Savanes, mais aussi et de surcroît une
révision constitutionnelle qui aboutit à un changement de constitution et de
République ne peut se faire sans que tou.te.s togolais.e.s aient été consultées. Ils
doivent pouvoir exprimer leur consentement en toute liberté, en toute quiétude, en
toute transparence, en toute connaissance de cause, des conséquences et des enjeux.
Or, il se trouve qu’une partie des populations de la région des Savanes a fui pour
trouver refuge dans d’autres localités, et, il va sans dire que celles qui n’ont pas fui
ne seraient pas dans la sérénité et la quiétude requise pour aller à des consultations
électorales quelles qu’elles soient. Quoi qu’il en soit, les prochaines élections
législatives et régionales devraient finalement se tenir le 29 avril 202440.

De ce point de vue, il faut s’interroger sur les raisons qui poussent le régime en place
à maintenir les élections dans des conditions sécuritaires délétères et à refuser
l’organisation de consultation référendaire. Si l’on considère que celui qui peut le
plus (ici, par l’organisation couplée des élections législatives et régionales) peut le
moins (l’organisation d’un débat national et d’une consultation du peuple par
référendum), l’on est en droit de penser que le refus d’organiser une véritable
consultation nationale libre, transparente, inclusive, sincère, débouchant sur un

38 Région des Savanes (Togo) https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9gion_des_Savanes_(Togo) consulté le 10 avril 2024 ; pour


une présentation historique, voir DE HAAN (L.), La région des savanes au Togo : l'État, les paysans et l'intégration régionale,
1885-1985, trad. du néerlandais par Evelyne Codazzi, Paris, Karthala, 1993, 353 p.
39 INSEED, Togo, Résultats définitifs du RGPH-5 de Novembre 2022, disponible sur https://inseed.tg/resultats-definitifs-du-rgph-

5-novembre-2022/ consulté le 09 avril 2024.


40 Voir Présidence de la République togolaise : Compte-rendu du Conseil des ministres du 09 avril 2024; Republic of Togo : Les

élections législatives et régionales fixées au 29 avril, publié le 10 avril 2024, Les élections législatives et régionales fixées au lundi
29 avril - Site officiel du Togo, République Togolaise (republiquetogolaise.com) consulté le 11 avril 2024.
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De l’illicéité de la révision constitutionnelle du 25 mars 2024 au Togo | Bibi Pacôme MOUGUE

référendum, pour l’élaboration d’une nouvelle constitution est constitutive d’une


fraude à la constitution.

C. L’évitement frauduleux de l’exigence d’un referendum

L’ancien Vice-président du Conseil d’État français, Jean-Marc SAUVE, avait bien


démontré que « le référendum, en permettant une participation directe des citoyens,
est un instrument de consolidation de la démocratie »41. En matière d’élaboration
d’une nouvelle constitution, le professeur GBEOU-KPAYILE souligne qu’une
attention particulière devrait être accordée « au choix des rédacteurs du projet, à
l’opinion des destinataires et au contexte. L’idée principale qui sous-tend cette
démarche est que plus les destinataires de la norme sont réputés avoir participé à
la rédaction en amont de l’énoncé, plus celui-ci a des chances de produire les effets
escomptés, la norme étant alors supposée mieux connue et intégrée par ses
destinataires, qui peuvent malgré tout ressentir le besoin de la modifier selon des
modalités préétablies »42. Pourtant, dans notre contexte, le pouvoir en place met en
œuvre toute sorte de stratagème pour ne pas respecter cette exigence en toute
transparence et en toute sincérité.

Dans la constitution togolaise, l’article 144 est l’article unique du titre XIII intitulé
‘‘De la révision’’. Conformément aux dispositions de cet article :

« L’initiative de la révision de la Constitution appartient


concurremment au président de la République et à un cinquième (1/5)
au moins des députés composant l’Assemblée nationale.

Le projet ou la proposition de révision est considéré comme adopté s’il


est voté à la majorité des quatre cinquièmes (4/5) des députés
composant l’Assemblée nationale.

41 SAUVE (J.-M.), Intervention lors du colloque organisé par la Société de législation comparée le 4 novembre 2011 sur le thème :
"théorie et pratiques du référendum", disponible sur https://www.conseil-etat.fr/publications-colloques/discours-et-
interventions/referendum-et-democratie consulté le 09 avril 2024.
42 GBEOU-KPAYILE (N. G.), « L’idée de Constitution en Afrique noire francophone », Afrilex, p. 14, disponible sur

https://afrilex.u-bordeaux.fr/wp-content/uploads/2021/03/Article_GBEOU-KPAYILE.pdf, consulté le 09 avril 2024.


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De l’illicéité de la révision constitutionnelle du 25 mars 2024 au Togo | Bibi Pacôme MOUGUE

A défaut de cette majorité, le projet ou la proposition de révision


adoptée à la majorité des deux tiers (2/3) des députés composant
l’Assemblée nationale est soumis au référendum.

Le président de la République peut soumettre au référendum tout projet


de loi constitutionnel.

Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie en


période d’intérim ou de vacance ou lorsqu’il est porté atteinte à
l’intégrité du territoire.

La forme républicaine et la laïcité de l’Etat ne peuvent faire l’objet


d’une révision ».

Aussi, en vertu de l’article 59 de la Constitution :

« Le président de la République est élu au suffrage universel, libre,


direct, égal et secret pour un mandat de cinq (05) ans renouvelable une
seule fois.

Cette disposition ne peut être modifiée que par voie référendaire.

Le président de la République reste en fonction jusqu’à la prise de


fonction effective de son successeur élu ».

Les défenseurs de la présente réforme constitutionnelle se fondent sur les


dispositions de l’article 144 de la Constitution pour fonder leur démarche. Ils
estiment ainsi qu’étant donné que le texte a été adopté par 89 députés sur 91, au-delà
des 4/5 requis, point n’est besoin de passé par le référendum. Lorsqu’on leur oppose
l’alinéa 2 de l’article 59 de la Constitution dans la mesure où la réforme touche au
mode de désignation et à la durée du mandat du président de la République, ils
estiment que cette disposition n’est pas applicable en l’espèce. Il en résulte une
question de conflit entre ces dispositions constitutionnelles.

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De l’illicéité de la révision constitutionnelle du 25 mars 2024 au Togo | Bibi Pacôme MOUGUE

Pour résoudre cette difficulté, il existe deux méthodes 43 . Comme le rappelaient


certains auteurs, « en premier lieu, en cas de contradiction entre des textes de dates
différentes le plus récent l’emporte » 44 . Entre les deux dispositions évoquées,
l’article 59 est le plus récent. C’est le résultat de la réforme constitutionnelle du 15
mai 2019. Donc, en cas de contradiction entre l’article 59, notamment son alinéa 2,
et l’article 144, l’article 59 l’emporte.

« En second lieu, la règle spéciale déroge à la règle générale »45, soit specialia
generalibus derogant. Dans la loi fondamentale, l’article 144 fait figure de régime
général des révisions constitutionnelles. L’alinéa 2 de l’article 59 représente un
régime spécial pensé pour s’appliquer pour les modifications qui toucheraient
l’alinéa 1er de cet article consacré au mode de désignation du président de la
République et à la durée de son mandat. Quoique l’article 144 réglait la question des
révisions constitutionnelles dans leur ensemble, le constituant a quand même jugé
nécessaire d’insérer, en 2019, un alinéa spécifique à l’article 59 pour indiquer que
cette disposition ne peut être modifiée que par voie référendaire. Il en ressort que le
constituant considère que le mode de désignation du président de la République et
la durée de son mandat qu’il vient de consacrer à l’article 59 sont d’une importance
telle qu’ils méritent une protection beaucoup plus forte en cas de révision
constitutionnelle. Cette protection différencie la révision de cette disposition
particulière par rapport aux procédures de révision pouvant être menées sur le
fondement de l’article 144. En tant que régime spécial, l’article 59 alinéa 2 l’emporte
face à l’article 144 de la Constitution.

L’application des dispositions de l’article 144 plutôt que celles de l’article 59, alors
que la révision remet en cause le mode de désignation du président de la République
et la clause limitative de son mandat, vicie la procédure et rend la réforme irrégulière.
Cette mise en œuvre viciée et vicieuse du pouvoir de révision participe à la
déconsolidation du système constitutionnel national.

II. UNE RÉVISION CONSTITUTIONNELLE DÉCONSOLIDANTE

43 BOUGRAB (J.) et MAUS (D.) (dir.), « De la méthode en droit constitutionnel », in François Luchaire, un républicain au service
de la République, De Republica, n°7, Edition de la Sorbonne, Paris, p. 307-359.
44 Idem.
45 Idem.

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L’analyse de la licéité de la révision constitutionnelle doit intégrer « d’autres formes


de régularités – des comportements, des actes, des interprétations, des
raisonnements, des discours, des principes, ou des idées – parce qu’elles sont vécues
comme telles par les acteurs juridiques ou parce qu’elles s’imposent comme telles,
et qu’il serait absurde de les exclure de l’objet constitutionnel »46.

À travers l’analyse des comportements, des interprétations, des raisonnements des


idées, des manœuvres, des stratagèmes, nous verrons qu’en plus d’être irrégulière,
la révision constitutionnelle en cours provoque une triple déconsolidation du
système constitutionnel togolais : une déconsolidation d’un acquis démocratique (A),
une déconsolidation de droit (B) et une déconsolidation d’une coutume
constitutionnelle (C).

A. La déconsolidation d’un acquis démocratique

Le suffrage universel direct et la limitation du mandat du président de la République


constituent un acquis démocratique. Ils ont été obtenus au prix de rudes contestations
politiques et de longues négociations, après les indépendances, en particulier dans le
contexte de l’avènement du multipartisme et du renouveau démocratique. L’élection
du président de la République au suffrage universel direct est inscrite dans le système
constitutionnel togolais depuis la première constitution de 1961 47 . La clause
limitative de mandat intègre, quant à elle, la tradition constitutionnelle togolaise dès
la constitution de 196348. Mais, la Constitution togolaise de 1980, qui consacre le
parti unique, la supprime49. Cependant, la clause est réintroduite dans la Constitution
du 14 octobre 199250, malgré la réticence du Général GNASSINGBE Eyadéma. Le
31 décembre 2002, alors qu’il finissait son second et dernier mandat sous la IVème
république au regard de l’article 59 de la Constitution de 1992 (version initiale), le
Général GNASSINGBE Eyadema fit adopter une loi de révision constitutionnelle51

46 ALTWEGG-BOUSSAC (M.), « Le droit politique, des concepts et des formes », Jus Politicum, n° 24, mars 2020, p. 58, cité par
RAFSANDJANI (H. M.), Les révisions constitutionnelles en Afrique et la limitation des mandats présidentiels - Contribution à
l’étude du pouvoir de révision, op. cit., p. 35.
47 Article 33 alinéa 1er de la Constitution togolaise du 9 avril 1961 : « Le président de la République est élu pour sept ans au
suffrage universel, direct et secret. Il est rééligible ».
48 Article 22 alinéa 1er de la Constitution togolaise du 5 mai 1963 : « Le président et le vice-président de la République sont élus
pour cinq ans au suffrage universel direct. Ils sont rééligibles une seule fois à l'un ou à l'autre de ces postes ».
49 Article 12 alinéa 1er de la Constitution togolaise du 9 janvier 1980 : « Le président de la République est élu pour 7 ans au suffrage

universel direct sur proposition du Congrès de R.P.T. Il est rééligible ».


50 Article 59 de la Constitution du 14 octobre 1992 (version initiale) : « Le président de la République est élu au suffrage universel
direct pour un mandat de cinq ans renouvelable une seule fois. En aucun cas, nul ne peut exercer plus de deux mandats ».
51 Loi de révision n°2002-029 du 31 décembre 2002.

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De l’illicéité de la révision constitutionnelle du 25 mars 2024 au Togo | Bibi Pacôme MOUGUE

qui supprime la clause de limitation de mandat52. C’est ainsi qu’il put se présenter et
remporta l’élection présidentielle de 2003. Malgré l’accentuation de la crise
politique que la suppression de la clause limitative et la réélection du Général
GNASSINGBE Eyadéma engendrèrent, ce dernier conserva le pouvoir jusqu’à son
décès le 5 février 2005.

Au lendemain de la mort du Général, une autre révision tout aussi rétrograde


intervient. En effet, le 6 février 2005, l’Assemblée nationale vote une loi de révision
constitutionnelle qui supprime l’interdiction constitutionnelle des révisions en
période de vacance du pouvoir (prévue à l’article 144 de la Constitution) et modifie
la durée de la période d’intérim (article 65)53. C’est sur la base de cette révision et
d’autres artifices spectaculaires, qu’en quelques jours Faure E. GNASSINGGE, fils
du feu Général GNASSINGBE, prendra la succession de son père, après avoir été
installé, manu militari, par l’armée qui lui vouera allégeance. Toutefois, du fait de
la contestation de l’opposition et de la société civile, et sous la pression de la
communauté internationale, cette loi est annulée par une autre qui intervient
quelques jours après, soit le 24 février 2005 54 . Dans la foulée, une élection
présidentielle est organisée. Malgré les contestations de l’opposition, les accusations
de fraudes et les drames qui ont émaillé le processus (avant, pendant et après) 55,
Faure E. GNASSINGBE remporte le scrutin et est proclamé président de la
République.

Héritier d’une constitution à mandat présidentiel illimité 56 , le président de la


République briguera deux autres mandats (en 2010 et en 2015) durant lesquels, la
question de la limitation du mandat présidentiel sera au cœur des crises, des
revendications politiques, des cadres permanents de dialogues et de concertations,

52 Aux termes de l’article 59 issue de la révision de 2002 « Le président de la République est élu au suffrage universel direct et
secret pour un mandat de cinq (05) ans.
Il est rééligible.
Le président de la République reste en fonction jusqu'à la prise de fonction effective de son successeur élu ».
53 Loi de révision n° 2005-02 du 6 février 2005 modifiant les articles 65 et 144 de la Constitution; pour une analyse, voir BIKORO

(J.-M.), Le temps en droit constitutionnel africain. Cas des États africains d’expression française, Thèse de doctorat, Droit public,
Université de Yaoundé, 2018, p. 274 et s.
54 Loi de révision n° 2002-06 du 24 février 2005 modifiant les articles 65 et 144 de la Constitution (et rétablissant la version

précédente de ces articles).


55 Sur les événements de 2005 où des centaine de morts ont été malheureusement répertoriées, voir Commission Vérité Justice et

Réconciliation (CVJR), Rapport final – Volume 1 : Activités, Investigations, recommandations, 2012, p. 54 et s., https://hcrrun-
tg.org/wp-content/uploads/2017/09/Rapport-Final-CVJR-TOGO-.pdf consulté le 11 avril 2024 ; voir aussi KOKOROKO (D.), «
Les élections disputées : réussites et échecs », Pouvoirs, 2009/2-n°129, pp.116 à 120.
56 ADIKOU (M.), « La révision constitutionnelle de 2002 et ses conséquences politiques au Togo de 2015 à 2020», Akofena, n°006,

Vol. 2, sept. 2022, p. 220.


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De l’illicéité de la révision constitutionnelle du 25 mars 2024 au Togo | Bibi Pacôme MOUGUE

des négociations sur les réformes constitutionnelles et institutionnelles sous l’égide


d’émissaires sous régionaux et avec l’accompagnement de la Communauté
internationale. Après plusieurs échecs, ce processus politique houleux et douloureux
aboutira à l’adoption d’une révision constitutionnelle le 15 mai 2019 57 qui
réintroduit la clause limitative de mandat doublée d’une clause de révision renforcée,
à l’article 5958.

En réalité, et comme l’expliquait RAFSANDJANI, « la clause de limitation est un


principe fondateur de la structure basique du néo-constitutionnalisme africain »59.
Elle peut être considérée « au plus, comme un principe fondateur inhérent au
constitutionnalisme africain, ce dont nous sommes convaincus, au moins, comme un
principe essentiel »60.

L’histoire constitutionnelle du Togo et le cadre régional de la CEDEAO qui oriente


la convergence démocratique confirment l’attachement des peuples ouest africains,
en général, et togolais, en particulier, à la limitation de mandats. Le rapport de
l’étude au fond du projet de la loi de révision de mai 2019, ayant (ré)introduit la
clause de limitation de mandat dans la Constitution togolaise, souligne clairement la
fondamentalité de cette clause et l’importance majeure accordée à l’encadrement
renforcé d’éventuelles révisions qui pourraient la toucher : « la commission a pris
en compte l’amendement qui limite à deux (02), le nombre de mandats du président
de la République. Pour la commission, il s’agit d’une mesure importante non
seulement pour préserver la paix et la cohésion sociale, mais aussi prendre en
compte l’une des recommandations de la 53è Conférence des chefs d’États et de
Gouvernement de la CEDEAO relative à la limitation du nombre de mandats
présidentiels. Les échanges et discussions sur cet amendement ont abouti à une
position unanime des députés. Ainsi, la commission a reformulé l’article 59 comme
suit : « Le président de la République est élu au suffrage universel, libre, direct, égal
et secret pour un mandat de cinq (05) ans renouvelable une seule fois. Par ailleurs,

57 Loi n° 2019-003 du 15 mai 2019 portant modification des dispositions des articles 13, 52, 54, 55, 59, 60, 65, 75, 94, 100, 101,
104, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 115, 116, 117, 120, 125, 127, 128, 141, 145, 155 et 158 de la Constitution du 14 octobre 1992.
58 Article 59 issue de la révision constitutionnelle du 15 mai 2019: « Le président de la République est élu au suffrage universel,

libre, direct, égal et secret pour un mandat de cinq (05) ans renouvelable une seule fois.
Cette disposition ne peut être modifiée que par voie référendaire.
Le président de la République reste en fonction jusqu’à la prise de fonction effective de son successeur élu ».
59 RAFSANDJANI (H. M.), Les révisions constitutionnelles en Afrique et la limitation des mandats présidentiels - Contribution à

l’étude du pouvoir de révision, op. cit., p. 248.


60 Ibidem, p. 26.

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De l’illicéité de la révision constitutionnelle du 25 mars 2024 au Togo | Bibi Pacôme MOUGUE

la commission indique que, les dispositions de l’alinéa précédent du même article


ne peuvent être modifiées que par voie référendaire, en créant un nouvel alinéa 2
libellé comme suit : « Cette disposition ne peut être modifiée que par voie
référendaire »61.

Dans cette même perspective, le professeur KOKOROKO soulignait, à juste titre, le


lien quasi-inextricable entre la démocratie et le renouvellement du personnel
politique. Selon lui, « la démocratie, c’est la faculté pour tout citoyen d’être tour à
tour gouverné et gouvernant. Il apparaît donc que l’alternance au pouvoir participe
de l’essence même de la démocratie. Aussi, la limitation du nombre de mandats
présidentiels, renforcée par celle de l’âge, est-elle l’une des récentes innovations du
nouveau constitutionnalisme en Afrique. Elle rompt avec la longévité au pouvoir qui
était la caractéristique fondamentale des régimes politiques à parti unique. Il nous
semble que les limitations de mandat et d’âge participent au renouvellement du
personnel politique lequel demeure un critère fondamental de la démocratie. Il est
ainsi possible que la levée de cette double limitation compromette l’alternance
démocratique surtout lorsqu’on sait les conditions dans lesquelles sont organisées,
depuis les années 1990, les élections politiques et les référendums en Afrique »62.

C’est au regard de cette fondamentalité et de cet encadrement renforcé de la clause


de limitation de mandat dans le néo-constitutionnalisme africain63 qu’on comprend
l’idée que « les révisions qui touchent la clause de limitation des mandats exposent
davantage la structure basique. Il faut donc s’assurer qu’elles n’introduisent pas
des amendements qui pourraient s’analyser comme autant de régressions. Cette
évaluation doit s’effectuer en prenant en compte la philosophie générale dans
laquelle le constituant a entendu placer la clause de limitation. En effet, cette
dernière participe, avec d’autres dispositifs, à la consolidation de la démocratie en
facilitant l’alternance politique. Il en ressort que son contournement, qui peut aller
jusqu’à sa suppression, favorise la confiscation du pouvoir et, en cela, installe les
révisions concernées dans une dynamique à rebours de celle voulue initialement par

61 Assemblée nationale, Rapport de l’étude au fond du projet de loi portant modification des articles 59, 60, et 100 de la constitution
du 14 octobre 1992, p. 12, disponible sur https://assemblee-nationale.tg/wp-content/uploads/2021/10/constitution-rapport.pdf,
consulté le 10 avril 2024.
62 KOKOROKO (D.), « Controverse doctrinale – MM. Dodzi KOKOROKO et Adama KPODAR : Le point de vue de M.

KOKOROKO », in 21 Ans de jurisprudence de la Cour constitutionnelle du Bénin (1991-2012), op. cit., p. 719.
63 LOADA (A.), « La limitation du nombre de mandats présidentiels en Afrique francophone », Afrilex, n° 03, 2003, p. 139-174,

https://afrilex.u-bordeaux.fr/2003/06/28/la-limitation-du-nombre-de-mandats-presidentiels-en-afrique-francophone/ consulté le 11
avril 2024.
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les constituants (...). Les révisions constitutionnelles portant sur la clause de


limitation des mandats affaiblissent la structure basique constitutionnelle. Elles ont
un effet régressif qui est contraire à l’impératif finaliste assigné au pouvoir de
révision »64.

La proposition de révision constitutionnelle qui supprime la clause de limitation de


mandat, pour le principal tenant du pouvoir exécutif, est donc une régression
significative par rapport à l’avancée démocratique. Ceci est d’autant plus manifeste
qu’en fin de compte, ladite révision qui serait en fait un changement de constitution
et de République, pourrait permettre à l’actuel chef de l’État, qui est à son quatrième
mandat, de briguer plusieurs autres mandats et de se maintenir à la tête de l’exécutif65.
Même si cette analyse demeure hypothétique, elle ne saurait être écartée de la
réflexion, tant elle épouse les arcanes d’une stratégie de contournement de la clause
de limitation de mandat présidentiel. La manœuvre est bien connue et étudiée par les
constitutionnalistes africains qui l’appréhendent comme « une méthode de
substitution aux pratiques anticonstitutionnelles ou illégales d’antan comme les
putschs, la succession par des dauphins désignés ou encore la mise en place de
comités militaires de transition. Le but poursuivi reste quant à lui identique à celui
que poursuivaient les anciennes méthodes : la confiscation du pouvoir »66.

Dans cette situation, l’on peut se demander si la révision constitutionnelle, qui


supprime la limitation du mandat pour des motifs avoués ou inavoués, est en phase
avec l’impératif finaliste de consolidation démocratique voulu par le néo-
constitutionnalisme africain ?67. À l’analyse, l’on se rend compte que « la majorité
des chefs d’État dans les pays qui ont effectué ces types de révisions
constitutionnelles se sont maintenus. Il n’y a donc pas eu l’alternance politique
souhaitée par les constituants africains des années »68. Des études menées en 2018
montrent que « le temps moyen au pouvoir pour les 10 dirigeants africains qui ont
éludé les limites de mandats est de 22 ans »69. Voici qu’à peine réintroduite, la clause

64 RAFSANDJANI (H. M.), Les révisions constitutionnelles en Afrique et la limitation des mandats présidentiels - Contribution à
l’étude du pouvoir de révision, préc.
65
66 Ibidem, p. 278-279.
67 Ibidem, p. 280.
68 Idem.
69 Centre d’études stratégique de l’Afrique, « Limites et durée de mandat des dirigeants africains liés à la

stabilité», infographie disponible sur https://africacenter.org/fr/spotlight/limites-et-duree-de-mandat-des-dirigeants-africains-lies-


a-la-stabilite/ cité par RAFSANDJANI (H. M.), Les révisions constitutionnelles en Afrique et la limitation des mandats
présidentiels - Contribution à l’étude du pouvoir de révision, p. 281.
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De l’illicéité de la révision constitutionnelle du 25 mars 2024 au Togo | Bibi Pacôme MOUGUE

limitative est aussitôt contournée dans une tentative pour la supprimer ou se


prémunir de ses effets. Or, l’ « on ne saurait considérer que la constitution devrait
être modifiée sans avoir été pratiquée un certain temps »70.

Il importe de dire que la révision constitutionnelle en cours est illicite parce qu’elle
porte atteinte à un élément fondamental de notre ordonnancement juridique. Il s’agit
de la clause de limitation de mandat, qu’elle contourne au profit du chef de l’État en
exercice depuis 2005, soit depuis le décès de son père qui régna pendant plus d’une
trentaine d’années. Dans ce mouvement de déconsolidation, l’état de droit lui-même
n’est pas épargné.

B. La déconsolidation de l’état de droit

L’état de droit est « un impératif catégorique, le dénominateur commun de tous les


États modernes qui se réclament de l’idéologie démocratique »71. C’est « le lit sur
lequel repose les démocraties contemporaines ou mieux leur réceptacle. Il s’ensuit
de là que toute société dans laquelle l’état de droit n’est pas consacré ni
juridiquement garanti n’a point de démocratie »72 . Par définition, l’état de droit
« signifie que l’exercice de la puissance publique n’est autorisé que sur la base de
la Constitution et de lois formellement et matériellement compatibles avec la
Constitution ayant pour but la protection de l’être humain, la liberté, l’équité et la
sécurité juridique »73.

Dans un état de droit, le respect de la Constitution est une obligation fondamentale


qui s’impose à tous les acteurs. M. BITEG rappelle en ce sens que « La Constitution

70 BADET (G.), « La rigidité de la Constitution béninoise de 1990 à l’épreuve des expériences de sa révision », Afrilex, Août 2020,
p. 31, https://afrilex.u-bordeaux.fr/2020/08/05/la-rigidite-de-la-constitution-beninoise-de-1990-a-lepreuve-des-experiences-de-sa-
revision/ consulté le 09 avril 2024. En outre, et quand bien même la Constitution en vigueur ne l’interdit pas, nous pensons qu’il y
a quelque chose de problématique, sur le plan éthique et démocratique, dans le fait pour des députés dont le mandat est, en principe,
expiré, mais qui sont maintenus en fonction en attendant l’élection d’une nouvelle législature, de proposer et de voter une révision
constitutionnelle alors qu’aucune circonstance particulière liée à l’intérêt général ne justifie cet empressement de dernières minutes.
Ceci est d’autant plus problématique et suspicieux que l’élection législative qui devrait permettre le renouvellement de l’hémicycle
et, partant la légitimité même de celle-ci, a été repoussée à maintes reprises à cause de cette révision constitutionnelle.
71 YOMBI (S. M.), « L’état de droit dans le renouveau démocratique en Afrique noire francophone », Revue RRC, n°002 / Octobre

2019, p. 1.
72 Ibidem, p. 1-2
73 Voir JACQUE (J.P.), Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, 11e éd., Paris, Dalloz, Les mémentos, 2016, p.11, cite

par YOMBI (S. M.), « L’état de droit dans le renouveau démocratique en Afrique noire francophone », op. cit., p. 2; voir aussi
HAMON (L.), « L’état de droit et son essence », RFDC, 1990/4, pp.699 et ss; DONFACK SOKENG (L.), « A la recherche de
l’état de droit. Notion. Acceptions. Application. », Communication au Colloque de la CIB, Yaoundé, Palais des Congrès, 07-12-
2016, p. 1 et s.
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De l’illicéité de la révision constitutionnelle du 25 mars 2024 au Togo | Bibi Pacôme MOUGUE

est une norme impérative parce qu’elle comporte la formule d’une règle qui est
péremptoire par elle-même. Pour cela, elle organise des institutions, détermine des
compétences, formule des prohibitions, impose des obligations. À ce titre, pour
reprendre Henri Capitant, le respect de la Constitution est un impératif juridique
qui a vocation à être universel. Entendue comme patrimoine commun des États
modernes, la soumission à la loi fondamentale est requise à l’égard de l’ensemble
du corps social »74.

Sur les plateaux télés et sur les ondes des chaînes radios, les défenseurs de la réforme
constitutionnelle répondent aux critiques de l’opposition non parlementaire, qui
fustigent cette initiative, en paraphrasant la réponse du député André LAIGNEL, à
son collègue Jean FOYER, lors du débat sur la nationalisation, à l’Assemblée
nationale française, le 13 octobre 1981. À l’époque, la gauche venait d’arriver au
pouvoir avec MITTERRAND. Le débat faisait rage entre la majorité et l’opposition.
La droite soutenait que les nationalisations sont inconstitutionnelles et FOYER
défendait l’exception d’irrecevabilité. En réplique, LAIGNEL déclara : « Les
nationalisations sont-elles conformes à l’article 17 de la Déclaration des droits de
l’homme ? M. Foyer répond par la négative. C’est sa responsabilité. Mais, à ce
moment précis, son raisonnement bascule du juridique au politique. De ce fait, il a
juridiquement tort, car il est politiquement minoritaire ».

À l’instar de LAIGNEL, les défenseurs de la réforme constitutionnelle dans notre


contexte, faisant allusion au boycott des élections législatives de 2018 par
l’opposition, estiment que « l’opposition (non parlementaire) a juridiquement tort
parce qu’elle est politiquement absente ». À ce propos, qu’il me soit permis de
rappeler que l’absence d’une partie de l’opposition à l’Assemblée nationale n’est pas
une caution ni un blanc-seing pour opérer des réformes anti-constitutionnelles. Que
les partis de l’opposition contestataire de la réforme aient été présents ou absents de
l’hémicycle est une circonstance superfétatoire, qui n’exonère pas la majorité
parlementaire et les autres députés de l’obligation pour eux de respecter les textes
nationaux et les engagements internationaux applicables en la matière. D’ailleurs, le
Doyen Yves MENY ne soutenait-il pas sans ambages qu’« il n’y a pas de

74 BITEG (A. G. E.), « L’obligation de respect de la Constitution dans le nouveau constitutionnalisme des États d’Afrique noire
francophone », Afrilex, octobre 2023, p. 1, disponible sur https://afrilex.u-bordeaux.fr/wp-
content/uploads/2023/10/Afrilex_Alain_Ghislain_Ewane_Biteg_Lobligation_de_respect_de_la_Constitution.pdf consulté le 09
avril 2024.
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constitutionnalisme possible là où l’on peut affirmer que vous avez juridiquement


tort parce que vous êtes politiquement minoritaires »75.

Dans une démocratie qui se veut un État de droit76, le respect de la Constitution par
la majorité parlementaire ne peut pas être tributaire de la présence ou de l’absence
de l’opposition à l’Assemblée nationale. Non, il s’agit d’abord et avant tout d’un
devoir 77 et dont on ne peut se dérober en arguant l’absence ou le boycott des
élections par certains. La pensée de MENY n’est pourtant pas méconnue de certains
défenseurs de la réforme, à l’instar du professeur KPODAR qui, après l’avoir
rappelée78 précisait à juste titre : « au sens formel le constitutionnalisme est donc
cette adhésion à la Constitution comme loi fondamentale, particulièrement élaborée
en vue de limiter le pouvoir. Au sens substantiel, il recouvre une autre réalité selon
laquelle, cette norme fondamentale doit non seulement véhiculer une idée de droit
qui promette la réalisation du bonheur du peuple, mais également contenir des
mécanismes qui le réalisent effectivement, en limitant ce pouvoir. Le second devrait
être admis comme le baromètre à l’aune duquel il faudra mesurer la vitalité de la
démocratie »79 . Relevons qu’avant Yves MENY, la formule d’André LAIGNEL
avait été critiquée par Alexis TOCQUEVILLE qui l’a qualifiée de « tyrannie de la
majorité »80.

N’est-ce pas justement parce que le respect de la Constitution est un devoir et qu’il
faut éviter que la tyrannie n’impose son règne que notre constituant a pris le soin de
prescrire en son article 148 que :

« Toute tentative de renversement du régime constitutionnel par le


personnel des Forces Armées ou de sécurité publique, par tout individu
ou groupe d’individus, est considérée comme un crime imprescriptible
contre la nation et sanctionnée conformément aux lois de la
République » ?

75 MENY (Y.), In Dictionnaire constitutionnel, Paris, PUF, 1992, p. 213, cité par KPODAR (A.), « Bilan sur un demi-siècle de
constitutionnalisme en Afrique noire francophone », op. cit., p. 17.
76 Voir FAVOREU (L.), « De la démocratie à l'état de droit », Le Débat, 1991/2 (n° 64), p. 154-158; CHEVALLIER (J.), - « L’état

de droit », RDP, mars-avril 1988, pp. 313-380.


77 ROUSSEAU (D.), Constitutionnalisme et démocratie, Collège de France, La vie des idées, 19 septembre 2008,

https://laviedesidees.fr/Constitutionnalisme-et-democratie, consulté le 10 avril 2024.


78 KPODAR (A.), « Bilan sur un demi-siècle de constitutionnalisme en Afrique noire francophone », préc.
79 Idem.
80 DE TOCQUEVILLE (A.), De la démocratie en Amérique, volume I, 2e partie, chapitre VII, cite par NABLI (B.), « L'opposition

parlementaire : un contre-pouvoir politique saisi par le droit », Pouvoirs, 2010/2 (n° 133), p. 125-141.
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Dans une tentative de systématisation des valeurs juridiques fondamentales du


constitutionnalisme, le professeur KPODAR retenait que celles-ci « concernent
d’abord l’interdiction de l’absolutisme et de la présidentialisation à outrance des
régimes, la nécessité de résoudre les problèmes politiques par les mécanismes
prévus par la constitution, le besoin d’assurer l’alternance au pouvoir par les
moyens constitutionnels de dévolution du pouvoir »81. Puis, avant de rappeler qu’ « il
y a une obligation pour les gouvernés d’obéir aux gouvernants »82, il précisa qu’« il
existe une responsabilité de la part des gouvernants de préserver la liberté des
individus et de renforcer l’état de droit » 83 . À cet égard, on peut légitimement
s’interroger sur le fait de savoir si les gouvernants et les défenseurs de la révision
constitutionnelle irrégulière en cours contribuent au renforcement de l’état de droit
en procédant comme ils le font.

Il n’est pas surabondant de souligner que même s’il n’est pas surprenant qu’un texte
de loi soit voté tard la nuit dans un hémicycle, l’adoption d’une nouvelle constitution
par les représentants du peuple la nuit enlève à ce texte une partie non négligeable
de la solennité républicaine attendue en pareille matière dans un État démocratique.
Le 16 juin 1789, en France, n’est-ce pas la remarque de M. BIAUZAT, qui déclara :
« Messieurs, nous allons nous constituer. Un acte aussi important et aussi solennel
doit être fait en plein jour, avec tous les membres, en présence de la nation. Mes
sentiments vous sont connus, je déclare que je vote pour qu'on se constitue en
Assemblée nationale, non pas dans le moment actuel, mais demain je le signerai de
mon sang »84, qui entraina la levée de la séance ? Il s’agit là d’un fait assez évocateur
et révélateur de l’importance de la symbolique du moment où est censé intervenir
une décision de constitution.

De fait, donc, l’adoption d’une nouvelle constitution ne peut se faire en catimini,


furtivement et nuitamment, alors que le Peuple souverain dort dans l’ignorance de
ce que son sort serait en train d’être scellé par ses représentants.

81 KPODAR (A.), « Bilan sur un demi-siècle de constitutionnalisme en Afrique noire francophone », op. cit., p. 23.
82 Idem.
83 Idem.
84 GAULTIER DE BIAUZAT (J.-F.), Communes : ajournement de la décision de se constituer en Assemblée nationale, suite à une

remarque de M. de Biauzat, lors de la séance du 16 juin 1789. In Archives Parlementaires de 1787 à 1860 - Première série (1787-
1799), Tome VIII - Du 5 mai 1789 au 15 septembre 1789, Paris, Librairie Administrative P. Dupont, 1875. p. 126.
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De l’illicéité de la révision constitutionnelle du 25 mars 2024 au Togo | Bibi Pacôme MOUGUE

Au demeurant, les contestations de l’opposition, y compris les avis défavorables de


certains parlementaires, au sujet de cette révision constitutionnelle (notamment ceux
du Nouvel Engagement Togolais - NET), ainsi que la levée de bouclier que l’on
observe au sein de la société civile, des leaders religieux, des universitaires, et d’une
bonne partie de la population togolaise témoignent de l’absence de consensus
national autour de cette initiative.

Face à la contestation, plutôt que de revenir à l’orthodoxie constitutionnelle et


démocratique, le régime en place choisit d’aller plus loin dans la déconsolidation de
l’état de droit. Alors que l’opposition non parlementaire, y compris le NET qui est
représenté à l’Assemblée nationale, réclame l’abandon de cette réforme
constitutionnelle, le Bureau de l’Assemblée nationale a, après une rencontre avec le
chef de l’État, et sur encouragement de ce dernier, lancé une « tournée d’information
et d’écoute des populations sur la révision de la constitution »85.

Cette tournée, qui a lieu du 8 au 9 avril 202486, mobilise les chefs traditionnels et les
« groupes organisés » sur toute l’étendue du territoire, est une manœuvre visant à
masquer le déficit d’inclusion, de participation et de consultation du peuple en amont.
En paraphrasant HERMAN et CHOMSKY, auteurs de ‘‘La Fabrication du
consentement : De la propagande médiatique en démocratie’’, nous pourrions dire
que le régime de Faure E. GNASSINGBE conceptualise sur le tas et dans le vif, sous
le regard stupéfait de l’opposition, de la société civile (et particulièrement de la
jeunesse contestataire sur les réseaux sociaux), un modèle inédit de « fabrication du
consensus » pour tenter de rendre crédible un processus vicié en amont et décriée en
aval par une partie significative de la classe socio-politique avisée.

Et, puisque le ridicule ne tue pas, en réponse à la campagne de protestation lancée


sur les réseaux sociaux avec l’hashtag #SansNousConsulter, une fois la tournée
d’information et d’écoute lancée, ils ont vite fait de lancer un hashtag avec comme
slogan #OnNousConsulte. Dans cette contre-offensive médiatique du régime pour
noyer la contestation politique, des influenceurs togolais, assez populaires et suivis
par les jeunes sur FaceBook, Instagram et Tik-Tok sont mis à contribution pour
produire des contenus soutenant cette révision constitutionnelle ou, à tout le moins
85 Portail Officiel de la République togolaise, Révision constitutionnelle : L’Assemblée nationale en tournée d’écoute des
populations, publié le 8 avril 2024, https://www.republiquetogolaise.com/politique/0804-9120-revision-constitutionnelle-l-
assemblee-nationale-en-tournee-d-ecoute-des-populations consulté le 09 avril 2024.
86 Idem.

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De l’illicéité de la révision constitutionnelle du 25 mars 2024 au Togo | Bibi Pacôme MOUGUE

et de façon sibylline, pour décourager les jeunes qui souhaiteraient manifester leur
mécontentement à son encontre.

Pendant ce temps, l’opposition politique et l’opinion publique contestataire qui


maintiennent la pression pour emmener le pouvoir en place à retrouver le droit
chemin, celui du droit et du bon sens peinent à s’exprimer et à manifester. Alors que
les défenseurs de la révision constitutionnelle sillonnent le pays et organisent des
rencontres multiformes pour exposer leurs arguments et tenter de convaincre les
leaders locaux, ceux qui s’érigent en opposition contre cette entreprise illicite
doivent faire face aux restrictions de l’espace public, notamment dans l’exercice de
leur liberté d’expression (en particulier sur les réseaux sociaux) 87 et de
manifestations publiques88, quand ils ne sont pas purement et simplement arrêtés89.

Les temples du savoir, où la liberté d’expression et la pensée critique devraient être


exaltées, sont également investis par les promoteurs de cette réforme illicite pour
tenter de convaincre la jeunesse, à travers les communautés estudiantines des
universités publiques, de soutenir la réforme. Dans un communiqué du 10 avril 2024
diffusé, relatif à « la tentative de manipulation de l’opinion estudiantine en faveur
d’un changement de constitution », la Synergie des Élèves et Étudiants du Togo
(SEET), tout en soulignant le caractère partial et propagandiste d’une conférence
débat organisée à propos de la révision constitutionnelle en cours, rapportait ainsi
que lors de ladite séance « la parole avait expressément été refusée à certains
étudiants susceptibles de se montrer critique et de mettre à mal le dessein des
organisateurs de manipuler et de rallier l’opinion estudiantine à leur cause, celle
d’un coup d’État contre la Constitution du Peuple. Les étudiants de l’Université de

87 Voir par exemple le communiqué du Garde des sceaux ministre de la justice et de la législation et du ministre de la sécurité et de
la protection civile, du 7 avril 2024, disponible sur https://icilome.com/2024/04/togo-modification-constitutionnelle-le-
gouvernement-met-en-garde-les-internautes-togolais/ consulté le 09 avril 2024. Voir aussi IciLomé.com, « Togo – Modification
constitutionnelle : Des forces de l’ordre empêchent une conférence de presse de l’opposition », https://icilome.com/2024/03/togo-
modification-constitutionnelle-des-forces-de-lordre-empechent-une-conference-de-presse-de-lopposition/ consulté le 10 avril
2024.
88 Voir Communiqué du Gouvernement togolais du 09 avril 2024, disponible sur https://icilome.com/2024/04/togo-maintien-des-

manifestations-de-protestation-le-gouvernement-met-en-garde-les-organisateurs/ consulté le 10 avril 2024 ; Mediapart, « Togo :


Une réunion de l’opposition dispersée par les forces de l’ordre », AFP – Dépêche du 27 mars 2024, disponible sur
https://www.mediapart.fr/journal/fil-dactualites/270324/togo-une-reunion-de-l-opposition-dispersee-par-les-forces-de-l-ordre
consulté le 10 avril 2024 ; Mediapart, « Togo : Les forces de l’ordre empêchent une manifestations de l’opposition », AFP –
Dépêche du 12 avril 2024, disponible sur https://www.mediapart.fr/journal/fil-dactualites/120424/togo-les-forces-de-l-ordre-
empechent-une-manifestation-de-l-opposition consulté le 13 avril 2024.
89
Voir 24Heures Infos, « Révision constitutionnelle au Togo : 9 opposants membres de la DMK arrêtés », disponible sur
https://24heureinfo.com/politique/revision-constitutionnelle-au-togo-9-opposants-membres-de-la-dmk-arretes/ consulté le 08
avril 2024.
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De l’illicéité de la révision constitutionnelle du 25 mars 2024 au Togo | Bibi Pacôme MOUGUE

Lomé, dépités par ces manœuvres, ont fini par vider la salle dans leur grande
majorité, mettant fin par ricochet à la pseudo conférence débat »90.

Le niveau de déconsolidation de l’état de droit atteint son paroxysme, lorsqu’on


ajoute à cela le fait que la loi de révision constitutionnelle votée et pour laquelle, des
émissions radio-télé-diffusées, des débats et des interviews sont organisés, de même
qu’une tournée des parlementaires auprès des chefs traditionnels et des groupes
organisés dont on peut questionner l’indépendance, vis-à-vis du parti au pouvoir et
de la majorité parlementaire, n’a toujours pas été rendu publique pour que chaque
citoyen togolais puisse en prendre connaissance.

Le 26 mars 2024, interrogé par certains concitoyen.ne.s sur le réseau social X (ex-
twitter) à propos de l’indisponibilité du texte officiel de la proposition de loi de
révision en question, le Ministère de la communication a répondu que « le texte
adopté sera mis à votre disposition une fois promulgué et publiée au journal officiel
de la République ». Or, sitôt après le vote d’une loi et avant même sa promulgation
par le président de la République, l’Assemblée nationale avait coutume de rendre
publics sur son site non seulement la loi adoptée, mais aussi le projet et la proposition,
l’exposé des motifs, le rapport au fond et les amendements. Le secret et la
confidentialité dont est entouré le texte proposé, discuté, adopté, appelé à une
nouvelle délibération, et qui fait l’objet de conférence-débat, d’émission, d’interview,
de tournée d’information et d’écoute auxquelles participent des ministres et
universitaires, qui affirment n’avoir pas vu le texte, est un marqueur du recul
démocratique et de l’état de droit dans notre pays.

Pour dire la chose crument et abruptement, il s’agit d’une réquisition de la


constitution par le politique, au sens où l’entendait le professeur AIVO91. Comme
l’explique le professeur GBEOU-KPAYILE, cette « emprise du politique sur la
Constitution (…) est la traduction matérielle de ce que le professeur Ahadzi-Nonou
qualifie de « rébellion du politique »92. Aussi, ajoutait-il en le déplorant que cette

90 Communiqué Réf. N°010/SEET/BE/P/SG/2024 de la Synergie des Élèves et Étudiants du Togo (SEET) relative à la tentation de
manipulation de l’opinion estudiantine en faveur d’un changement de constitution, 10 avril 2024.
91 AIVO (F. J.), « La crise de normativité de la Constitution en Afrique », RDP, N°1-2012, p. 166.
92 GBEOU-KPAYILE (N. G.), « L’idée de Constitution en Afrique noire francophone », op. cit., p. 26. Concernant la notion de

“rébellion du politique”, voir AHADZI-NONOU (K.), « Constitution, démocratie et pouvoir politique en Afrique », in La
constitution béninoise du 11 décembre 1990 : un modèle pour l’Afrique ? Mélanges en l’honneur de Maurice Ahanhanzo-Glélé,
L‟Harmattan, 2014, p. 70.
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De l’illicéité de la révision constitutionnelle du 25 mars 2024 au Togo | Bibi Pacôme MOUGUE

réquisition de la constitution par le politique érode « encore plus la normativité de


la loi fondamentale »93.

Au fond, la finalité de toutes ces manœuvres est aussi d’éviter de soumettre le texte
au référendum alors qu’il s’agit d’une nouvelle constitution. Le professeur
KPODAR soulignait, à propos de cette technique, que « par cette pirouette,
caractéristique d’une inflation du réformisme constitutionnel, que les gouvernants
d’Afrique noire francophone, ont malheureusement dénaturé l’idée de droit
contenue dans la constitution, en ce qui concerne particulièrement la séparation des
pouvoirs »94.

Certes, le pouvoir en place a, de façon répétée, refusé de se soumettre aux


prescriptions de la Constitution par l’instrumentalisation des révisions
constitutionnelles95. Mais, à travers la révision constitutionnelle en cours, un cap est
franchi dans le vice et la perversion du système constitutionnel togolais. Le
stratagème utilisé est un facteur de déconsolidation d’une coutume constitutionnelle
solidement ancrée.

C. La déconsolidation d’une coutume constitutionnelle

Les soutiens de la réforme constitutionnelle déclarent qu’il s’agit en réalité d’un


changement de constitution, une nouvelle constitution qui fait passer le Togo dans
une nouvelle République avec un régime parlementaire. Nous sommes bien dans un
cas de figure de ce que la doctrine constitutionnaliste désigne par « fraude à la
constitution »96.

Le professeur KPODAR avait bien mis en exergue cette technique qu’il qualifiait de
« pirouette »97 et qui consiste, entre autres, à utiliser le pouvoir de révision pour
aboutir subrepticement à l’écriture d’une nouvelle constitution (tout en écartant le

93 GBEOU-KPAYILE (N. G.), « L’idée de Constitution en Afrique noire francophone », préc.


94 KPODAR (A.), « Bilan sur un demi-siècle de constitutionnalisme en Afrique noire francophone », op. cit., p. 9.
95 BITEG (A. G. E.), « L’obligation de respect de la Constitution dans le nouveau constitutionnalisme des États d’Afrique noire

francophone », op. cit., p. 23,


96 Cf. LIET-VEAUX (G.), « La fraude à la Constitution. Essai d’une analyse juridique des révolutions communautaires récentes :

Italie, Allemagne, France», RDP 1943, pp. 116-151; KAMTO (M.), « Révision constitutionnelle ou écriture d’une nouvelle
constitution », Lex Lata, n° 023-024, février-mars 1996, pp. 17-20; OUEDRAOGO (S.-M.), La lutte contre la fraude à la
Constitution en Afrique noire francophone, Thèse de doctorat, Université Montesquieu-Bordeaux IV, 2011, p. 111 et s; voir aussi
ECK (L.), L’abus de droit en droit constitutionnel, Thèse de droit, Université Jean Moulin Lyon III, décembre, 2006 ; KAMTO
(M.), « Révision constitutionnelle ou écriture d’une nouvelle constitution », Lex Lata, n° 023-024, février-mars 1996, pp. 17-20 ;
LAVROFF (D-G.), « De l’abus des réformes : réflexions sur le révisionnisme constitutionnel », RFDC (HS n°2), 2008, p. 55 et s.
97 KPODAR (A.), « Bilan sur un demi-siècle de constitutionnalisme en Afrique noire francophone », préc.

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Peuple ou en se jouant de lui). Dans le cas qui nous concerne, il s’agit plus
précisément d’une manœuvre illicite que le professeur FALL nomme l’« évitement
frauduleux du référendum »98 à travers l’instrumentalisation du pouvoir de révision
constitutionnelle99 par le régime en place.

Pourtant, comme l’a si bien démontré O. BEAUD, l’adoption d’une nouvelle


constitution requiert « un acte solennel, un acte fondamental au sens plein du terme,
et non pas n’importe quelle révision constitutionnelle dont le peuple pourrait être
exclu au bon gré des gouvernants »100. Le professeur RIVERO estimait ainsi que
« la démocratie idéale, c’est le régime dans lequel le pouvoir est exercé par ceux
qui lui sont assujettis, de telle sorte que ne s’impose à eux aucune volonté étrangère
à la leur »101.

En écartant le Peuple du processus d’élaboration et d’adoption d’une nouvelle


constitution, le pouvoir de Lomé II provoque une déconsolidation d’une coutume
bien établie dans le système constitutionnel togolais en matière d’adoption de
nouvelle constitution et de passage à une nouvelle République. Pour se rendre à cette
idée, il faut partir de l’essence de l’objet, car « l’essence est la clef de la constitution.
Comprendre comment une chose est constituée, c’est remonter vers son essence. Et
saisir son essence, c’est saisir le principe de sa constitution »102.

En effet, l’histoire enseigne que la coutume est la source primitive du droit103. Dans
notre contexte, le recours au référendum, en tant qu’instrument privilégié de la
démocratie directe104, constitue une véritable coutume constitutionnelle solidement
ancrée dans notre système constitutionnel. Certes, classiquement la notion de

98 FALL (I. M.), « La révision de la Constitution au Sénégal », Afrilex, disponible sur https://afrilex.u-bordeaux.fr/wp-
content/uploads/2021/03/La_revision_de_la_Constitution_au_Senegal_Ismaila.pdf consulté le 09 avril 2024.
99 DIALLO (I.), « Pour un examen minutieux de la question des révisions de la Constitution dans les États africains francophones

», op. cit., p. 8 et s.; voir aussi MELEDJE (D. F.), « La révision des constitutions africaines dans les États africains francophones.
Esquisse de bilan », RDP 1992, n° 1, p. 111 et s.; ATANGANA-AMOUGOU (J-L.), « Les révisions constitutionnelles dans le
nouveau constitutionnalisme africain », Politeia, n° 7, Printemps 2007, p. 583.
100 BEAUD (O.), « La souveraineté de l’Etat, le pouvoir constituant et le Traité de Maastricht », in Rev. fr. Droit adm., 9 (6), nov.-

déc. 1993, p. 1063, cite par DUMONT (H.), « Réflexions sur la légitimité du referendum constituent », in Variations sur l’éthique,
Hélène Ackermans, p. 338.
101 RIVERO (J.), « Introduction », in La participation directe du citoyen à la vie politique et administrative, Travaux des XIIe

Journées d’études juridiques Jean Dabin sous la direction de Francis Delpéréé, BRUYLANT, Bruxelles, 1986, p. 8.
102 LADRIERE (J.), « Le citoyen, le pouvoir politique et l’administration. Réflexions sur la démocratie », in La participation du

citoyen à la vie politique et administrative, Travaux des XIIe Journées d’études juridiques Jean Dabin sous la direction de Francis
Delpéréé, BRUYLANT, Bruxelles, 1986, p. 22.
103 MAGED (E. H.), La coutume constitutionnelle en droit public français, op. cit., p. 4.
104 CARRÉ DE MALBERG (R.), « Considérations théoriques sur la question de la combinaison du référendum avec le

parlementarisme », RDP 1931, p. 225 et s.


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coutume constitutionnelle comme source du droit constitutionnel a été controversée


en droit public français105. Mais, l’idée d’une coutume constitutionnelle qui vient
compléter le texte de la constitution a souvent été admise avec une certaine prudence
toutefois106. De nos jours, la coutume constitutionnelle fait l’objet d’un accueil plus
favorable de la part des constitutionnalistes français qui reconnaissent qu’elle permet
la formation de principes généraux devenus définitifs à mesure qu’ils sont confirmés
dans la pratique 107 . Aussi considèrent-ils que « la réalité du fonctionnement des
régimes politiques montre que même en présence d’une constitution écrite, un
régime ne peut être appréhendé dans sa complétude, qu’en prenant en compte
certaines sources non écrites du droit constitutionnel, notamment la coutume et la
pratique réelle du pouvoir. C’est même, dans certains travaux doctrinaux, un
rapport inversé dans la hiérarchie des sources qui est privilégié. D’un côté, la
constitution serait impuissante, dans certains cas, à contenir la volonté réelle des
pouvoirs publics et de l’autre, la coutume constituerait la source supérieure à la
règle de droit constitutionnel » 108 . S’agissant du recours au référendum, le
professeur DUPRAT a bien fait observer qu’en France, « il est acquis, depuis 1946,
que le pouvoir constituant originaire du peuple s’impose dans l’adoption d’un
nouveau texte constitutionnel »109.

De son côté, le constitutionnalisme africain et les constitutionnalistes togolais ne


sont pas réfractaires à l’idée de coutume constitutionnelle. D’abord, on lit, en effet,
sous la plume du professeur KPODAR qu’« aujourd’hui, il est clair que le droit
constitutionnel n’est pas toujours dans la constitution »110. Ensuite, dans sa critique
sur la théorie kelsénienne de la hiérarchie des normes juridiques, le professeur

105 MAGED (E.-H.), La coutume constitutionnelle en droit public français, Libr. Duchemin, A. Chauny et P. Quinsac, Paris, 1976,
p. 2-4 ; voir aussi GICQUEL (J.), Essai sur la pratique de la Ve République, 1968, p. 30 et ss.; VEDEL (G.), « Le droit, le fait, la
coutume », Le Monde, 27 juillet 1968 ; PRELOT (M.), « Sur une interprétation coutumière « de l'article 11 », Le Monda, 15 mars
1969 ; CHEVALLIER (J.), « La coutume et le droit constitutionnel français », RDP, 1970. p. 1413; CAPITANT (R.), « La coutume
constitutionnelle », RDP, 1979, p. 968 ; LEVY (D.), « De l’idée de coutume constitutionnelle à l’esquisse d’une théorie des sources
du droit constitutionnel et de leur sanction », in Mélanges Charles Eisenmann, Paris Cujas, 1975, pp. 81 et ss. ; TROPER (M.), «
Nécessité fait loi. Réflexions sur la coutume constitutionnelle », in Mélanges offerts au professeur Charlier, Paris, Éd. de
l’université et de l’enseignement moderne, Paris, 1981, p. 319.
106 Voir par ex. LAFERRIÈRE (J.), « La coutume constitutionnelle, son rôle et sa valeur en France », RDP, 1944, p. 23
107 LAINE (J.), Empirisme et conceptualisme en droit constitutionnel, Thèse de doctorat, Droit public, Université de Lille 2, 2011,

p. 74 ; voir aussi LAURANS (Y.), Recherches sur la catégorie juridique de Constitution et son adaptation aux mutations du droit
contemporain, Thèse de doctorat, Droit public, Université Nancy 2, 2009, p. 154.
108 LAINE (J.), Empirisme et conceptualisme en droit constitutionnel, op. cit., p. 122.
109 DUPRAT (J.-P.), « Le référendum constitutionnel dans un système français dominé par une logique représentative », RIDC.

Vol. 58 N°2, 2006, p. 558 ; voir aussi DUMONT (H.), « Réflexions sur la légitimité du referendum constituent », in Variations sur
l’éthique, Hélène Ackermans, p. 331 et s.
110 KPODAR (A.), « Bilan sur un demi-siècle de constitutionnalisme en Afrique noire francophone », op. cit., p. 17.

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HOUNAKE, reprenant à son compte la position critique de la doctrine belge,


notamment celle de VAN DE KERCHOVE, notait qu’ « en dehors des normes
posées conformément à un acte juridique et selon un mode de formation « dérivée »,
« il existe également d’autres normes, telles que la coutume, la jurisprudence et les
principes généraux du droit, procédant d’un mode de formation « originaire »111.
Enfin, M. TRIMUA reconnaissait explicitement qu’en Afrique la pratique
constitutionnelle « traduit in concreto les aspirations de la collectivité, en exerçant
une influence régulatrice, normative sur les individus et sur la collectivité dont le
comportement s'en trouve influencé, tout en préservant l’unité politique et la
stabilité de la collectivité. De la répétition successive et constante des mêmes
pratiques par différents acteurs politiques et sociaux successifs, découle, une
coutume constitutionnelle ou, à tout le moins des conventions de la constitution qui
trahissent un sentiment de droit et de nécessité de droit qui auraient dû s'exprimer
dans le texte constitutionnel » 112 . Aussi, ajoutait-il que la République
constitutionnalise la « … coutume, elle-même, établie non seulement comme norme
supplétive, mais aussi comme norme alternative au droit écrit dans certaines
matières et même comme source du droit »113.

Il convient de rappeler que l’existence d’une coutume suppose celle de deux


éléments bien distincts : un élément matériel, encore dit objectif ou de fait, le corpus,
l’usage ; un élément immatériel ou psychologique, subjectif, l’animus, la conviction
du caractère juridique de cet usage 114 . Pour qu'il y ait usage, il faut que quatre
conditions soient réunies, la répétition, la durée, la constance et la clarté115. Ensuite,
cet usage doit être revêtu de l’onction de l’opinio juris.

L’histoire politique togolaise montre à suffisance qu’en matière d’adoption de


nouvelle constitution, le recours au référendum a acquis le statut de coutume
constitutionnelle. Depuis son indépendance, le Togo a changé de Constitution à
quatre reprises et, à chaque fois, et toutes ces fois, le recours au référendum a été un

111 HOUNAKE (K.), « La théorie Kelsenienne de la hiérarchie des normes juridiques à l’épreuve de la doctrine constitutionnaliste »,
Annales de l’Université Marien NGAOUBI, Sciences juridiques et politiques, Vo. 19, N° 2 – Année 2019, p. 148.
112 TRIMUA (C. E.), « L’idée républicaine de la constitution en Afrique francophone », Afrilex, p. 4, disponible https://afrilex.u-

bordeaux.fr/wp-content/uploads/2021/03/L_idee_republicaine_de_la_constitution_en_Afrique_franco_phone.pdf consulté le 10
avril 2024.
113 Ibidem, p. 10.
114 RIALS (S), « Réflexions sur la notion de coutume constitutionnelle: A propos du dixième anniversaire du referendum de 1969 »,

La Revue administrative, PUF, 32e Année, No. 189, Mai Juin 1979, p. 265.
115 Ibidem, p. 266.

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passage obligé. En effet, après l’accession à l’indépendance, une nouvelle


constitution est adoptée à l’issue d’un référendum organisé le 9 avril 1961 (627 688
inscrits ; 564 617 votants ; 99,62 Pour ; 0,38% Contre)116 . La seconde constitution
qui fait entrer le Togo indépendant dans sa deuxième République est adoptée à
l’issue d’un référendum le 5 mai 1963 (639 524 inscrits ; 582 309 votants ;
98,53 Pour ; 1,47 Contre) 117 . La troisième constitution togolaise est adoptée
également à l’issue d’un référendum le 30 décembre 1979 (1 303 970 inscrits ; 1 295
609 votants ; 99,87 Pour ; 0,13% Contre)118. La quatrième constitution, qui consacre
la quatrième République du Togo indépendant, est adoptée à l’issue d’un référendum
le 27 septembre 1992 (1.972.676 inscrits ; 1.464.479 votants ; 98.11 Pour ; 0.82%
Contre)119.

Rappelons aussi qu’avant l’adoption de la Constitution de 1992, le président de la


République, le Général GNASSINGBE Eyadéma avait accordé une interview le 6
juin 1991, dans laquelle il déclarait « Nous avons réinstallé un comité chargé de
préparé une nouvelle constitution. Cette nouvelle constitution… Lorsque ce projet
de constitution m’a été remis, j’ai, le 12 janvier 1969, adressé un message à la
Nation disant que « bientôt nous allons soumettre le projet de constitution au
référendum pour que le Peuple puisse librement se prononcer »… »120.

Dans la suite de cette interview, le Général GNASSINGBE Eyadéma réaffirme son


attachement au recours à un référendum pour l’adoption d’une nouvelle constitution.
Il déclarait en ce sens : « Le 30 octobre 1990, j’ai installé un comité chargé de
préparé la nouvelle Constitution ; un comité de 109 membres, et j’avais dit que ce
Comité était souverain. Et cet avant-projet de Constitution m’a été remis par son
président le 03 janvier. Et alors, ce projet de Constitution a été revu par les
constitutionnalistes… Quand j’ai reçu le FAR, ils ont cherché à savoir où on en était,
je leur ai dit qu’aujourd’hui ce n’est plus un avant-projet de constitution, c’est un
projet de constitution qui est prêt… Et nous avons, en accord avec le FAR, formé
une Commission nationale paritaire chargée de préparer le Forum National du
Dialogue (…). Je suis d’accord que les intellectuels puissent voir, analyser de

116 Journal officiel de la République togolaise, 6e année, n° 155, 13 avril 1961, p. 1 ; numéro spécial, n° 157, 17 avril 1961, p. 293.
117 Journal officiel de la République togolaise, 8e année, n° 220, 12 mai 1963, p. 305 ; n° 342 du 31 décembre 1966, p. 13.
118 Journal officiel de la République togolaise, 25e année, n° 2, 12 janvier 1980, p. 3 et 7-11.
119 Journal officiel de la République togolaise, 37e année, numéro spécial, n° 36, 19 octobre1992.
120 Un Histoire togolaise : 6 Juin 1991: Retour d'Eyadema d'Abuja, disponible sur Youtube,
https://www.youtube.com/watch?v=UAQMH43-7so consulté le 11 avril 2024.
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nouveau ce projet de constitution avant qu’il soit soumis au référendum… Il faut


apprendre à renseigner objectivement le Peuple. Le peuple, on ne peut pas le
tromper tout le temps. Le Peuple n’est pas dupe. Il faut dire la vérité au Peuple. On
peut soumettre le projet de Constitution au référendum et le Peuple se prononce. Le
pouvoir ne m’appartient pas. Il appartient au Peuple. C’est lui qui décide et
nous nous sommes là pour le solliciter. Ou il refuse ou il accepte » 121 . Cette
insistance du Général GNASSINGBE Eyadéma pour l’adoption d’une nouvelle
constitution par référendum témoigne de ce que le recours à cet usage est revêtu
d’une opinio juris. Il s’agit plus précisément de la conscience qu’il faut se soumettre
à un tel usage et qu’il est obligatoire de recourir au référendum pour adopter une
nouvelle Constitution.

La doctrine constitutionnaliste togolaise reconnait également que l’adoption d’une


nouvelle constitution doit obligatoirement se faire par la voie du référendum. En
novembre 2017, dans une tribune publiée au journal Focus Infos, et dans laquelle il
proposait de « passer à une Vème République, surtout que l’on souhaite réviser cette
constitution de 1992 par referendum », le professeur KPODAR déclarait lui-même
sans ambages : « On le sait, l’adoption d’une nouvelle constitution de nature rigide
s’effectue par référendum, dans une société démocratique. Il suffit donc de dire que
la Vème République ne naîtra formellement que par son adoption référendaire sur
le tombeau de la constitution de 1992 qui sera, elle, abrogée »122. Il n’y a donc pas
de débat qui tienne sur cette question, sauf à se dédire et à faire le jeu du régime au
pouvoir.

En effet, dans la typologie des coutumes constitutionnelles, la doctrine retient selon


leur valeur par rapport à la Constitution écrite, la coutume supra-constitutionnelle
ou constitutionnelle, la coutume infra-constitutionnelle, mais constituante, la
coutume infra-constitutionnelle non constituante, la coutume interprétative qui n’en
est pas réellement une 123 . En tant que principe originaire qui préside et régit à
l’adoption de toute nouvelle constitution au Togo depuis son indépendance,
l’exigence coutumière du recours au référendum pour l’adoption de nouvelle
constitution – au regard de l’historicité de sa formation, de son primat, de son utilité
121 Idem.
122 KPODAR (A.), « Adama KPODAR, Agrégé des Facultés, lance un appel à une Vè République », Focus Infos, n°191, du 25
Octobre au 08 Novembre 2017, p. 4.
123 RIALS (S), « Réflexions sur la notion de coutume constitutionnelle: A propos du dixième anniversaire du referendum de 1969 »,

op. cit., p. 267.


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De l’illicéité de la révision constitutionnelle du 25 mars 2024 au Togo | Bibi Pacôme MOUGUE

normative, ainsi que de son ancrage dans la conscience politique et doctrinale du


constitutionnalisme togolais – peut légitimement être élevé au rang de coutume
supra-constitutionnelle.

Ainsi, en excluant le Peuple du processus d’adoption de cette nouvelle constitution,


le régime de Faure E. GNASSINGBE commet une des pires impostures et une des
pires forfaitures politico-juridiques que même les régimes les plus répressifs que le
Togo a connus depuis son indépendance n’ont pas osé. En définitive, la révision
constitutionnelle du 25 mars 2024 qui entend doter le Togo d’une nouvelle
constitution le faisant passer de sa IVème à sa Vème République avec un régime
parlementaire, est incontestablement illicite. Les arguments qu’avancent les
initiateurs et les défenseurs de cette réforme pour soutenir le procédé qu’ils ont
adopté pour y parvenir ne résistent pas à l’analyse critique menée à l’aune des canons
et des étalons du droit et de la doctrine constitutionnelle.

La validation d’une telle réforme constituerait une énième régression du


constitutionnalisme africain dans l’évolution duquel le pouvoir togolais s’est
souvent illustré de manière assez spectaculaire comme un brillant mauvais élève en
mettant en œuvre tous les stratagèmes connus et non connus qui inscrivent le Togo
à contre-courant de l’idéal démocratique et de l’état de droit.

C’est pourquoi, comme le préconisait VIGOUROUX, il est indispensable de


défendre la Constitution : « au sens premier du terme, comme les Allemands avec
leur Verfassunsschutz contre les auteurs de crimes et de délits qui tendent à subvertir
l’organisation républicaine. La République a le devoir de défendre ses lois (…). Au
sens second, et surtout, pour défendre et promouvoir une règle commune définie
selon un processus démocratique. Pas nécessairement cette Constitution mais une
constitution. La qualité de la Constitution se mesure à la fois par sa permanence et
par son aptitude à la révision. Il n’y a aucun paradoxe à rapprocher ces deux
impératifs » 124.

Dans cette perspective, l’intervention de la justice constitutionnelle, garant de l’état


de droit et du fonctionnement régulier des institutions 125 , pourrait se révéler
124 VIGOUROUX (C.), « De l’office de la Constitution », in Après-demain, Éditions Fondation Seligmann, 2021/4 (N°60-61, NF),
p. 6.
125 KPODAR (A.), « Bilan sur un demi-siècle de constitutionnalisme en Afrique noire francophone », op. cit., p. 11; KANTE (B.),

« Les juridictions constitutionnelles et la régulation des systèmes politiques en Afrique », in Mélanges en l’honneur de Jean Gicquel,
Constitutions et pouvoirs, Paris, Montchrestien, 2008, pp. 265-276.
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salvatrice au regard de sa capacité à protéger l’état de droit126, à consolider les acquis


démocratiques127, et même si le juge constitutionnel africain, balloté entre le droit et
la politique128 - ce qui le rendrait souvent impuissant, parfois complice129 - n’a pas
toujours été à la hauteur des attentes130. Sa contribution serait salutaire lorsque, face
à une loi organique ou une loi de révision constitutionnelle, voire une loi référendaire
qui serait le résultat d’une instrumentalisation de la Constitution, il se libèrerait de
la camisole de force qui l’empêche de déployer son plein potentiel et de se dresser
comme le dernier rempart contre l’inconstitutionnalité et l’anti-constitutionnalité.

En attendant la délivrance du juge constitutionnel togolais, on aurait pu espérer que


les constitutionnalistes togolais s’érigent en éclaireur et en sentinelle pour situer les
acteurs politiques et l’opinion publique, conformément aux connaissances établies
par la doctrine constitutionnelle et aux valeurs fondamentales du constitutionnalisme
africain. Force est de constater que, dans le rang des défenseurs de cette révision
constitutionnelle illicite en question, se trouvent des juristes constitutionnalistes qui
adoptent pourtant des positions bien différentes dans leurs productions scientifiques.

À titre illustratif, M. TRIMUA, qui vante aujourd’hui les mérites du régime


parlementaire retenue dans la révision constitutionnelle, écrivait pourtant dans un de
ses articles scientifiques que « le souci d'une limitation de l'absolutisme passait
nécessairement par des tentatives de réduction des pouvoirs royaux, la
rationalisation du chef de l'Etat par une redistribution des pouvoirs exécutifs avec
un premier ministre, disposant d'un soutien parlementaire majoritaire. Cependant,
toutes ces tentatives se sont heurtées à la conception unitaire du pouvoir du Chef

126 CONAC (G.), « Le juge dans la construction de l’Etat de droit en Afrique francophone », L’Etat de droit, Mélanges en l’honneur
de Guy Braibant, RFDA, 1996, p. 16 et s; SALAMI (A.I.), La protection de l’Etat de droit par les cours constitutionnelles africaines.
Analyse comparative des cas béninois, ivoirien, sénégalais et togolais, Thèse de doctorat, Droit public, Université de Tours, 2005.
127 KOKOROKO (D.), « L’apport de la jurisprudence constitutionnelle africaine à la consolidation des acquis démocratiques. Les

cas du Bénin, du Mali, du Sénégal et du Togo », RBSJA, n° 18, juin 2007, pp. 87-128.
128 MASSINA (P.), « Le juge constitutionnel africain francophone: entre politique et droit », RFDC, 2017/3 (N°111), pp. 641 à

670.
129 KPEDU (Y. A.), « La limitation du pouvoir constituant en Afrique francophone », RTSJ n°7, Janv.-Juin 2015, p. 165. Voir aussi

MASSINA (P.), « Le juge constitutionnel africain francophone: entre politique et droit », RFDC, 2017/3 (N°111), p. 668 ; l’auteur
souligne que : « lorsque la Constitution est intervenue dans des clivages politiques opposés, ou lorsque le pouvoir est aux mains
d’une autorité forte, le juge constitutionnel a du mal à faire preuve d’audace, comme pour ne pas gêner le pouvoir ».
130 KPODAR (A.), « Bilan sur un demi-siècle de constitutionnalisme en Afrique noire francophone », op. cit., p. 11-12; DIALLO

(I.), « A la recherche d’un modèle africain de justice constitutionnelle », Annuaire International de Justice Constitutionnelle, XX,
Economica, PUAM, Paris, 2004, pp. 93-120; SOGLOHOUN (C.P.T.), Le rôle du juge constitutionnel dans le processus de
démocratisation en Afrique. Les cas du Bénin, du Mali, du Sénégal et du Togo, Thèse de doctorat, Droit public, Université
d’Abomey-Calavi, 2011; HOUNAKE (K.), Les juridictions constitutionnelles dans les démocraties émergentes de l’Afrique noire
francophone : Les cas du Bénin, du Gabon, du Niger, du Sénégal et du Togo, Thèse de doctorat, Droit public, Université de Lomé,
2012.
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africain. Celui-ci s'il connaît l'institution d'un primus inter pares parmi ses notables
au sein de la cour royale, n'admet pas l'idée d'un partage et d'un exercice concurrent
des pouvoirs exécutifs. Les propositions de régime parlementaire et leurs dérivés
était congénitalement déjà en échec face à cette conception des pouvoirs exécutifs
opposée à un bicéphalisme exécutif. Le premier ministre, par sa dépendance à
l'égard du Parlement, devenait une taupe parlementaire au sein de l'exécutif et
inaugurait ainsi une relation faite de conflictualité avec le Chef de l'Etat. De même
la soumission à l'élection et donc à une concurrence dont l'électeur était l'arbitre, et
non à une détermination intitu personae, introduisait un autre élément de
conflictualité entre le Chef de l'État et le premier ministre, mais également à l'égard
de toute prétention à l'élévation. La limitation recherchée du pouvoir du chef d’Etat
africain est dans un tel système une gageure »131.

Interrogé, dans la fièvre de l’élection présidentielle de 2015, sur la question de savoir


entre le régime parlementaire et le régime présidentiel lequel recueillerait l’adhésion
du candidat de son parti, Faure E. GNASSINGBE, dans la perspective des réformes
constitutionnelles et institutionnelles, M. BAWARA, ministre du gouvernement
togolais, juriste de formation, aujourd’hui défenseur de la révision constitutionnelle
instaurant le régime parlementaire, répondait en ces mots : « Concernant les
attributions du premier ministre et du président de la République, moi, je ne suis pas
partisan des fictions juridiques. On écrit quelque chose dans un texte et on croit que
cela peut se réaliser. Regardez tout autour de nous ; combien de régimes
parlementaires il y en a ? Presque pas. C’est des régimes présidentiels. Même là où,
dans les textes de loi, on dit que c’est un régime parlementaire – le régime burkinabé
était un régime parlementaire ; est-ce que vous connaissiez le premier ministre
burkinabé? – le président de République finit par exercer la réalité du pouvoir
(…) »132.

De même, dans un essai de réponse à la question de savoir « lequel des régimes


parlementaire et présidentiel convient le mieux à l’environnement politique togolais
actuel ? », M. KOUPOKPA, enseignant-chercheur, constitutionnaliste togolais,
répondait que « (…) sur le plan scientifique tous les régimes politiques se valent, et
politiquement la question est si sensible. La prudence doit alors être de mise, car

TRIMUA (C. E.), « L’idée républicaine de la constitution en Afrique francophone », op. cit., p. 22.
131
132
BAWARA (G.), Intervention lors de la conférence débat organisée par le CACIT le 26 mai 2015, disponible sur la chaîne
YouTube du CACIT, https://www.youtube.com/watch?v=ByV_Yj4PooU consulté le 11 avril 2024.
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toute prise de position pourrait être interprétée en fonction des intérêts personnels,
égoïstes et divergents des protagonistes »133.

Mieux encore, le professeur KPODAR qui soutient aujourd’hui la procédure


irrégulière suivie pour adopter cette nouvelle constitution ne soutenait-il pas lui-
même en 2013134 que « le pouvoir constituant de révision ne peut pas se comporter
comme le pouvoir constituant originaire, même s’il se manifeste dans le corps du
peuple lui-même »135 ? Aussi, en prenant appui sur la contribution de Arnaud LE
PILLOUER 136 qui établit l’opposition entre la révision et l’abrogation de la
Constitution en liaison avec l’exercice du pouvoir constituant, et en reprenant à son
compte les doutes et les interrogations que formule cet auteur, par exemple, quant à
la licéité ou à la légitimité de l’utilisation de la révision de la Constitution pour
abroger la Constitution, le professeur KPODAR n’insistait-il pas que « sur un plan
de pure technique juridique, il convient de distinguer la révision de la modification
totale »137 ?

Pour contester la substitution du pouvoir constituant originaire par le juge


constitutionnel béninois à travers sa célèbre décision controversée du 20 octobre
2011 dite « Les Options fondamentales de la Conférence nationale » 138 , le
professeur KOKOROKO, ne martelait-il pas, en 2013139, la pensée de l’Abbé Sieyès
qui soutenait justement que «… dans chaque patrie, la Constitution n’est point
l’ouvrage du pouvoir constitué, mais du pouvoir constituant. Aucune sorte de
pouvoir délégué ne peut rien changer aux conditions de sa délégation »140 ?

133 KOUPOKPA (E. T.), « Quel régime politique pour les états Africains : le cas du Togo », Afrika focus — Vol. 27, n° 1, 2014, p.
34.
134 KPODAR (A.), « Controverse doctrinale – MM. Dodzi KOKOROKO et Adama KPODAR : Le point de vue de M. Adama

KPODAR », op. cit., p. 716.


135 Ibidem., p. 706.
136 LE PILLOUER (A.), « De la révision à l’abrogation de la Constitution : les termes du débat », Jus Politicum-Autour de la notion

de Constitution, n° 3-2009, pp. 1-20, cite par KPODAR (A.), « Controverse doctrinale – MM. Dodzi KOKOROKO et Adama
KPODAR : Le point de vue de M. Adama KPODAR », op. cit., p. 708.
137 KPODAR (A.), « Controverse doctrinale – MM. Dodzi KOKOROKO et Adama KPODAR : Le point de vue de M. Adama

KPODAR », préc.
138 Cour constitutionnelle du Bénin, Déc. DCC 11-067, 20 oct. 2011 relative à la Loi organique portant conditions de recours au

referendum votée par l’Assemblée Nationale le 30 septembre 2011.


139 KOKOROKO (D.), « Controverse doctrinale – MM. Dodzi KOKOROKO et Adama KPODAR : Le point de vue de M.

KOKOROKO », in 21 Ans de jurisprudence de la Cour constitutionnelle du Bénin (1991-2012), op. cit., p. 728.
140 SIEYES (E.), Qu’est-ce que le Tiers Etat ?, Champion, 1888, p.111, cite par KOKOROKO (D. K.), « Controverse doctrinale –

MM. Dodzi KOKOROKO et Adama KPODAR : Le point de vue de M. KOKOROKO », in 21 Ans de jurisprudence de la Cour
constitutionnelle du Bénin (1991-2012), op. cit., p. 722.
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Même si cela peut paraître décevant, notamment pour certains de leurs étudiants,
voir que des constitutionnalistes soutiennent cette réforme constitutionnelle illicite
n’est pas très surprenant. Les accointances entre les constitutionnalistes et le pouvoir
politique en Afrique sont connues et étudiées. Le professeur AIVO expliquait à ce
sujet que « les difficultés des constitutionnalistes au contact du pouvoir politique
tiennent principalement à deux facteurs. La doctrine est desservie par elle-même et
asservie par le politique. Elle est desservie par son accointance avec le pouvoir
politique, car cette promiscuité abolit sa distance axiologique d’avec celui-ci. Sûre
de son savoir, la doctrine s’insère imprudemment dans une relation privilégiée avec
le pouvoir politique dont elle ne maîtrise pas toujours l’irrationalité et les
contraintes. Une lecture goffmanienne de ce face-à-face suggère que, sous l’effet de
sirènes politiciennes, certains parmi ces « manieurs d’idées » baissent la garde à
l’égard du politique et s’exposent à la critique de la compromission »141.

Afin de sortir de ce marasme moral interne, l’on pourrait légitimement se tourner


vers l’extérieur, notamment en saisissant une juridiction régionale compétente.
Comme il a été démontré, la révision constitutionnelle en cours au Togo est une
violation de l’article 2 du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne
gouvernance, et de l’article 23 de la Charte africaine de la démocratie, des élections
et de la gouvernance. En conséquence, la Cour de justice de la CEDEAO 142 ou la
Cour africaine des droits de l’homme et des peuples143 pourrait utilement être saisie
afin de contrôler la conventionalité de cette réforme.

Pour finir, on rappellera que, dans son article cité in limine, le professeur
KOKOROKO reconnaissait que « si on admet qu’on ne change pas les habitudes
politiques avec des mécanismes tous aussi sophistiqués que rudimentaires, redorer
la grandeur des textes constitutionnels passe indubitablement par une révolution des
141 AIVO (F.-J.), « Les constitutionnalistes et le pouvoir politique en Afrique », RFDC 2015/4 (N°104), Éditions PUF, p. 789.
142 Une saisine de cette Cour pourrait d’ailleurs être une occasion pour elle de faire évoluer son contrôle sur les lois de révisions
constitutionnelles. Pour quelques précédents et des analyses, voir par exemple : CJ-CEDEAO, Arrêt n°ECW/CCJ/JUD/06/10 du
18 novembre 2010, Affaire Hissein Habré c/République du Sénégal ; CJ-CEDEAO, Arrêt n°ECW/CCJ/APP/19/15, Affaire Congrès
pour la Démocratie et le Progrès (CDP) contre l’État du Burkina Faso, 13 juillet 2015 ; AKANDJI-KOMBÉ (J.-F.), « Le juge de
la CEDEAO et la révolution démocratique burkinabè. Brèves remarques préoccupées sur une décision inquiétante », Les notes de
l’IAM, 2015 ; OUEDRAOGO (Y.), « Retour sur une décision controversée : l’arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO du 13
juillet 2015, CDP et autres c/ État du Burkina », Les annales de droit, n° 10, 2016, pp. 197-232.
143 Celle-ci se montre plus accueillante et disposée à procéder à un contrôle du pouvoir de révision. Voir CADH, Arrêt Tanganyika

Law Society et Legal and Human Rights Centre c. République-Unie de Tanzanie et (2) Reverend Christopher R. Mtikila c.
République-Unie de Tanzanie, 14 juin 2013, RJCA, vol 1, 2006-2016 ; ODINGA (A. D.), « La première décision au fond de la
Cour africaine des droits de l’homme et des peuples », RDH, n° 6, 2014 ; BOUKRIF (H.), « La Cour africaine des droits de l’homme
et des peuples : un organe judiciaire au service des droits de l’homme et des peuples en Afrique », RADIC, vol. 6, 1998, pp. 60-8 ;
NTOLO NZEKO (A. D.), « La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples et la Constitution », RFDC, n° 121, 2020 ;
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mentalités, mettant en jeu des institutions fortes »144. Peut-être qu’avant de mener
une révolution des mentalités pour redorer la grandeur du constitutionnalisme
togolais, les initiateurs et les défenseurs de la révision constitutionnelle en cours
devraient, après introspection, procéder à la catharsis de leur compromission.

Doufelgou, 13 avril 2024

144 KOKOROKO (D.), « L’idée de la constitution en Afrique », op. cit., p. 117.


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