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Dialectique et Sociologie: selon Georges Gurvitch

Author(s): Pierre Ansart


Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 69e Année, No. 1 (Janvier-Mars 1964), pp.
101-115
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40900798
Accessed: 07-04-2018 22:40 UTC

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Dialectique et Sociologie
selon Georges Gurvitch

Dans sa recherche d'une méthode sociologique susceptible de conduire


à un constant renouvellement de l'expérience, Georges Gurvitch ne cesse
de souligner que la préoccupation dominante, la « vocation » de la socio^
logie contemporaine, est et doit être de retrouver la pluralité, la diversité
des cadres sociaux et leur complexité spécifique. Alors que les sociologies
du xixe siècle s'efforçaient de réduire les phénomènes sociaux à des
éléments simples, à des facteurs dominants ou à des processus d'évolution
linéaires, la méthode sociologique actuelle s'efforce de ne rien négliger
de la diversité, de reconnaître tous les types de groupements et toutes
les manifestations de la sociabilité, insistant sur leur pluralité, leur ori*
ginalité particulière et la complexité de leurs relations. Ce souci de res-
pecter le pluralisme fondamental de la réalité sociale et son inépuisable
richesse, contraint le sociologue à multiplier les méthodes d'approche des
totalités sociales, et, en particulier, à constituer une typologie des prin-
cipales structures sociales observables et des phénomènes sociaux totaux
qui leur sont sous-jacents, dont le but sera de différencier, de classifier,
de souligner les particularités. C'est ainsi que la sociologie générale s'effor-
cera de distinguer les types de sociétés globales, les types de classes
sociales et de groupements au sein de chaque société, les diverses mani-
festations de la sociabilité, et les différents « étagements » de la réalité
sociale.
Mais cette préoccupation de multiplier les distinctions risque, semble-
t-il, de conduire à des difficultés particulières : si cette analyse attentive
des pluralités est seule capable de fournir une vision aussi adéquate
que possible de la complexité, n'est-il pas à craindre que le souci de
séparer et de différencier ne voile le mouvement, la mobilité, le renou-
vellement des structures et des expériences ? N'y aura-t-il pas diffi-
culté, d'autre part, après avoir poursuivi ce qui apparaît comme un
morcellement, à retrouver la totalité globale de la société avec ses conflits

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internes, et les fonctions relatives des classes ou des groupes au sein


de cette totalité ? Ces questions peuvent d'autant moins être éludées
que les sociétés ne constituent pas des ensembles immobiles aux cadres
figés. Si Georges Gurvitch assigne pour objet à la sociologie de souligner
les discontinuités entre les types et leur différenciation, il insiste avec la
même vigueur sur l'urgence de retrouver le mouvement, le changement,
la mobilité des rapports entre les groupes, les classes, et les manifesta-
tions de la sociabilité. Loin d'être un ensemble constant « d'ordres »
ou « d'institutions » figés, comme le voulait une sociologie de l'ordre, la
société est un devenir constant, résultat d'une pratique incessamment
renouvelée et modifiée ; les structures elles-mêmes sont des processus
permanents, des œuvres sans cesse refaites, des équilibres provisoires entre
les mouvements de structuration et de déstructuration. Les groupes
sociaux, les classes et les différents groupements, loin de se réduire à des
associations ou des agrégats d'individus isolés, constituent de véritables
unités actives ayant une tâche, une œuvre à accomplir, et ils se mani-
festent par des formes particulières d'action et de décision. De plus,
tous ces groupements ne cessent d'entrer en relations et conflits, soit
qu'ils s'opposent et que leurs tensions soient latentes ou manifestes,
soit qu'ils se complètent et que des équilibres toujours précaires s'ins-
tituent entre eux. La tâche du sociologue est de déceler les multiples
manifestations de ces rapports mouvants : antinomie ou équilibre,
conflit ou complémentarité ; aucun concept limité, tel que celui de
conflit de classes, par exemple, n'étant en mesure d'exprimer toute la
diversité de ces dynamiques. Ainsi, la pratique, l'action, la création, sont
présentes dans tous les phénomènes sociaux : l'existence d'une société
est un « drame » qui ne cesse de se jouer entre les multiples classes et
groupes en présence et au sein de chacun d'eux.
Dès lors une nouvelle difficulté ne manque pas de surgir : si les rela-
tions changeantes, issues de l'action des groupes, sont diverses et irré-
ductibles à un type commun, faut-il abandonner l'espoir de définir une
méthode commune susceptible d'y introduire une certaine unité, et
faut-il se résigner à un éparpillement irréductible des observations ?
L'approfondissement de la notion de dialectique qui nous est proposé
dans l'ouvrage Dialectique et Sociologie x montrera que toutes ces diffi-
cultés ne sont qu'apparentes. En effet, si la sociologie a pour but de
déceler aussi bien les différences, les discontinuités et les pluralités, que
les créations, les tensions et les processus mobiles de structuration ou
de déstructuration, tous ces aspects de la pratique sociale, malgré leur
extrême complexité, correspondent à une dialectique réelle, mouvement
incessant entre termes réciproques, indépendants et interdépendants.

1. Georges Gurvitch, Dialectique et Sociologie, Paris, Flammarion, « Nouvelle Biblio-


thèque scientifique », 1962.

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Dialectique et Sociologie

Toute œuvre humaine, étant affrontement d'un sujet collectif ou indi-


viduel contre un donné qu'il modifie et qui le modifie, peut être dite
dialectique : l'homme et la société dialectisent tout ce qu'ils rencontrent,
et toute action, toute création du sujet, se situe dans un processus mobile
de type dialectique. Les relations entre les groupes et entre les classes,
quelle que soit leur forme particulière, que la lutte y soit présente ou
absente, étant relations mobiles entre éléments qui se modifient à mesure
de leurs rapports, ont un caractère essentiellement dialectique, ou plus
exactement, elles sont en elles-mêmes des dialectiques. Enfin les rap-
ports entre les totalités sociales de différents niveaux, étant des relations
réciproques de création et d'interdépendance, ressortissent eux aussi
à la même notion.
Dès lors la dialectique apparaît comme un concept fondamental de
la recherche sociologique, et sa définition remet en cause tous les cadres
de la sociologie générale. Seule une pensée dialectique qui pourra décou-
vrir les unités et les diversités, qui pourra reconnaître à la fois les diffé-
rences, les pluralités, et, surmontant les distinctions, reconnaître leur
liaison interne et dynamique, qui pourra, en introduisant le négatif,
comprendre le mouvement, l'instable, l'astruturel autant que le struc-
turé, sera en mesure de retrouver les complexités concrètes. La dialec-
tique, étant la caractéristique première de la pratique sociale, doit être
la notion première d'une pensée sociologique ; elle n'apparaît pas, en
réalité, après un premier temps de la recherche qui serait celui de la
division et de la classification : c'est, au contraire, la perspective dia-
lectique qui doit permettre simultanément de distinguer et de surmonter
la classification, permettre de percevoir à la fois le divers et le mouve-
ment, l'incessante pratique sociale concrète.
Il ne s'agit point de réintroduire par ce biais, dans les sciences humaines,
un nouveau dogmatisme qui imposerait à la recherche une méthode
définitivement fixée. Aux méfiances que suscite encore le terme de dia-
lectique, l'auteur répond que le premier effet de la dialectique est préci-
sément, en opposant un terme à l'autre, en n'apercevant de vérité que
dans le maintien des tensions, de refuser tout dogmatisme, tout système
arrêté comme tout concept figé. La dialectique, en tant que méthode,
doit constituer une épreuve, une condition intellectuelle liminaire condui-
sant à la dissolution des perspectives limitées et systématiques. Ce n'est
qu'ainsi entendue qu'elle pourra apparaître comme la méthode générale
et comme l'introduction nécessaire à toutes les sciences humaines ;
c'est à démontrer cette dernière assertion que s'attache l'auteur de
Dialectique et Sociologie qui propose de faire inscrire au fronton de la
nouvelle Maison des Sciences de l'homme : « Que nul n'entre ici s'il n'est
dialecticien.... »
Mais de quelle dialectique s'agit-il ? S'agit-il de revenir aux théories
dialectiques du xixe siècle ? Quelle serait la nature de cette dialectique

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susceptible de constituer la méthode fondamentale des sciences humaines


et quels seraient ses procédés ? Enfin, et ce point est essentiel, la dia-
lectique est-elle seulement une méthode, est-elle le mouvement même
de la réalité sociale, ou serait-elle à la fois méthode et réalité ?

Pour répondre à ces questions, et avant d'exposer ce que serait une


dialectique empiriste et réaliste, Georges Gurvitch se propose, non de
faire un historique complet de la notion, mais d'interroger et de critiquer
quelques théories dialectiques que nous apporte l'histoire de la philo-
sophie. En effet, la sociologie, si elle est tout à fait indépendante de la
philosophie et se pose d'autres problèmes, ne saurait ignorer la pensée
philosophique ; un dialogue s'institue entre elles et cette recherche
méthodologique en fournit un exemple : c'est à l'histoire de la philoso-
phie que la sociologie générale peut demander l'interprétation du mou-
vement dialectique, et c'est en relisant cette histoire que la méthode
sociologique peut se préparer à éviter les écueils et à déceler les difficultés
qui devront être surmontées. Cette interrogation pourra devenir elle-
même une dialectique puisque, comme il y aura lieu de le souligner,
sociologie et philosophie, peuvent être en rapports dialectiques, de même
que la sociologie et le savoir historique.
Si Platon commence l'histoire de la dialectique, sa théorie avertit
davantage des erreurs à éviter que des moyens de découvrir les véritables
caractères de la dialectique. En effet, en faisant de la dialectique un
cheminement vers l'intuition intellectuelle des Idées, la philosophie
platonicienne définit a priori le terme du cheminement et réduit ainsi
la dialectique à n'être essentiellement, quelles que soient les réserves
que l'on puisse faire à ce sujet, qu'une méthode pour parvenir à la con-
naissance de l'intelligible. En faisant de ce cheminement une progres-
sion et une ascèse, elle définit une dialectique ascendante qui prétend
distinguer ce qui est inférieur et ce qui est supérieur dans une hiérarchie
ontologique définitive ; enfin, en prétendant fixer un but suprême, elle
définit un achèvement, un terme qui devient en même temps un absolu
consolateur. Plotin n'a fait que combiner dialectiques ascendante et
descendante dans une dialectique mystique de participation à l'Un
qui est placé dans l'éternité vivante : les « hypostases » ne sont que des
étapes de la première. Il a préfiguré Hegel tout en pouvant se passer
de la dialectique. La dialectique agnostique négative de Damascius et
Denys l'Aréopagite, en niant que la dialectique puisse parvenir à un
achèvement, à l'intuition suprême et à une consolation, restitue, au
contraire, le sens du relatif : au lieu d'affirmer pour évidente une
hiérarchie des êtres et pour définitive une échelle de valeurs, elle
insiste, au contraire, sur la relativité des conceptualisations, et sur
l'opacité fondamentale du réel. La dialectique négative conduit ainsi,

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Dialectique et Sociologie

non à un aboutissement consolant mais à une recherche, à la recon-


naissance des contradictions et à la négation de leur dépassement ; elle
annonce, plus que la dialectique platonicienne ou plotinienne, la dialec-
tique empirique de la méthodologie moderne.
Si la critique kantienne se veut une dénonciation de la dialectique,
elle reconstitue, par son mouvement critique, une dialectique, et ce n'est
point par accident qu'elle a suscité chez Fichte, Hegel et Proudhon,
la renaissance de cette pensée qu'elle croyait dénoncer. Toutefois la
dialectique n'est encore chez Kant, comme chez la plupart de ses pré-
décesseurs, qu'une méthode intellectuelle, le propre d'une démarche de
la raison ; c'est avec l'œuvre de Fichte que la réalité sociale et son histoire
font irruption dans la dialectique et en transforment radicalement les
caractères. Malgré, en effet, les fluctuations de sa pensée, et sans par-
venir à se défaire entièrement du problème platonicien, Fichte, en appro-
fondissant la dialectique entre « l'être » et la That-Handlung ou activité
créatrice propre à l'humanité, fait en même temps de cette dernière un
mouvement dialectique. Dès lors, le centre de la dialectique se déplace :
sans conduire à son terme cette intuition essentielle, Fichte découvre
que le foyer de la dialectique n'est pas exclusivement la conscience du
sujet ou la méthode intellectuelle mais l'activité sociale, le mouvement
réel, la société en acte. Au moment ou Saint-Simon, à partir de l'obser-
vation des phénomènes concrets, découvrait le conflit entre les classes
sociales et s'efforçait de penser l'histoire en termes de lutte des groupes
sociaux en présence, Fichte, à partir des difficultés de la philosophie
idéaliste et d'une interrogation sur le sens de la Révolution de 89, par-
venait à une dialectique comme mouvement de la réalité sociale, indé-
pendante de toute méthode, et ouvrait ainsi la voie à une dialectique
réaliste.
En cette histoire de la dialectique, ce sont bien ses moments négatifs,
où elle se dépouille de ses dogmatismes et de ses réductions, qui sont
les plus créateurs : ce n'est pas lorsqu'elle décrit un devenir prévu et
nécessaire, lorsqu'elle se fait émanatiste ou théologique qu'elle s'enrichit,
mais lorsqu'elle se fait prudente, critique et négative ; et si Platon intro-
duit son histoire, ce n'est pas Plotin qui en enrichit la notion, mais la
dialectique négative de Damascius ou du Pseudo-Denys. Aussi bien la
dialectique de Hegel constitue-t-elle un recul par rapport aux plus fécondes
intuitions de Fichte. En effet, si Hegel introduit justement l'histoire
des hommes et des efforts collectifs dans la dialectique, ne détruit-il
pas en même temps le sens même des dialectiques concrètes en les situant
comme des moments d'une théogonie ? A la tentative que l'on s'est
proposée d'isoler la Phénoménologie de VEsprit pour en souligner le
caractère réaliste, ne faut-il pas opposer la totalité de l'œuvre où la
Logique et la Philosophie du Droit ont une place au moins aussi impor-
tante que la Phénoménologie ? Envisagée dans son ensemble l'œuvre de

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Hegel constitue un retour aux dialectiques positives et finalement un


panlogismo mystique : malgré les analyses concrètes de la Phénoméno-
logie, l'histoire de l'humanité reste bien celle d'une dialectique ascen-
dante par laquelle, à travers des moments ou même des étapes néces-
saires, l'homme retrouve, après l'aliénation, la réconciliation dans le
savoir absolu. A la description des dialectiques réelles s'ajoute, mais
aussi se substitue, une marche vers Dieu qui s'est aliéné dans le Monde
créé ; les moments de cette marche sont d'autant moins ouverts à l'in-
certitude de l'action qu'il s'agit de la « reconversion », du retour de Dieu
à lui-même, par l'intermédiaire de « la mystique du concept créateur »
agissant comme l'envoyé de Dieu sur terre afin de ramener l'humanité
vers Lui. Ce n'est pas en vain que Aufheben signifie non pas dépasser,
mais conserver, garder K Cette interprétation se trouve confirmée, et
en même temps dénoncée, par les conclusions politiques de ce système :
porté à résoudre les dialectiques en les unifiant dans la synthèse, Hegel
fait de l'État politique l'incarnation de l'Esprit ; au lieu d'apercevoir
dans la société civile, comme le faisaient Fichte et Saint-Simon, un effort
collectif de travail et de création existant par lui-même et entrant éven-
tuellement en conflit avec l'État, Hegel nie à la société civile la possi-
bilité de constituer une unité et ne lui fait tenir sa réalité que de l'État ;
il confine ainsi aux théories les plus réactionnaires et les moins socio-
logiques.
Entre Hegel et Marx, et à l'antipode des commentateurs qui veulent
surtout souligner leur continuité, ne faut-il pas plutôt mettre en évidence
les oppositions flagrantes et retenir l'opinion de Marx lui-même qui
affirmait que sa méthode, loin de continuer la méthode hégélienne, en
était « le contraire direct ? » Ou même, ce qui subsisterait de la pensée
de Hegel dans l'œuvre de Marx n'en serait-elle pas la partie la plus
caduque ? Alors que Hegel subordonnait la dialectique au devenir de
l'idée, Marx situe sans ambiguïté la dialectique dans la seule pratique
sociale. La dialectique est le mouvement même de la réalité sociale et
historique ; non que cette réalité se réduise au devenir de l'économie
comme on a pu le penser faussement, puisque Marx cherche au contraire,
comme il le précise clairement dans ses œuvres de jeunesse, à surmonter
l'opposition de l'idéalisme et du matérialisme. Dans la pratique sociale,
Marx découvre avec raison, non' pas une dialectique, mais une pluralité
de dialectiques différentes : les dialectiques entre les forces productives
et les rapports de production, les prises de conscience, les œuvres de
civilisation et les idéologies, entre les classes sociales, les dialectiques des
aliénations, les dialectiques de la vie économique et, en particulier, de
l'économie capitaliste, celle enfin du mouvement historique et de ses
crises révolutionnaires. Il subsiste néanmoins de la théodicée hégélienne,

1. Dialectique et Sociologie, p. 83.

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Dialectique et Sociologie

la transformation de la dialectique historique en une marche triomphante


de l'humanité vers un salut définitif : Marx n'a pu se défaire ni de l'em-
prise de la philosophie de l'histoire, ni d'une préoccupation apologétique
faisant de la fin de l'histoire le but de l'humanité.
C'est pourquoi l'œuvre, si souvent mal comprise, de Proudhon apporte
à la théorie de Marx des correctifs essentiels et à l'histoire de la dialec-
tique un moment qui ne saurait être négligé. Contre Hegel, et non moins
que Marx, Proudhon sut situer la dialectique dans les réalités sociales
concrètes et apercevoir que les phénomènes économiques du capita-
lisme étaient dialectiques et contradictoires. Sa méfiance, qui devint
dans ses dernières œuvres hostilité vigoureuse, à l'égard de la théorie
hégélienne de la synthèse, lui permit de distinguer, mieux que Marx
la pluralité des contradictions et l'irréductibilité de certaines d'entre
elles. S'il n'eut pas un sens suffisant de la dimension historique, il sut
découvrir la diversité des phénomènes sociaux, la multiplicité des rap-
ports spécifiques qui peuvent se constituer entre eux, et parvint à échap-
per radicalement au danger de l'étatisme.
Cette histoire de la dialectique ne prétend pas être exhaustive et le
lecteur peut regretter qu'elle ne puisse être poursuivie. Dans cette recherche
où les dialectiques négatives dispersent les fragiles édifices proposés
par les dialectiques positives, Pascal, Kierkegaard, Bergson, pourraient
aussi prendre leur place. Mais, à cette histoire des idées répond aussi,
directement ou indirectement, l'histoire des hommes, et, si la pensée
de Georges Gurvitch choisit ici de s'attacher aux auteurs, elle ne s'éloigne
point de l'histoire concrète et, derrière les oppositions intellectuelles,
le lecteur peut imaginer les drames de l'histoire. A la société patricienne
de la Grèce s'oppose la décomposition de l'Empire romain, à la bourgeoi-
sie allemande conservatrice s'opposent les premières insurrections
ouvrières du xixe siècle, et l'on pourrait ajouter qu'aux expériences
récentes du socialisme étatique s'opposent des expériences diverses
telle l'activité du syndicalisme révolutionnaire. L'histoire de la dialec-
tique est aussi la dialectique de l'histoire et s'interroger sur le passé de
la dialectique c'est aussi interroger l'histoire des hommes.
Les échecs successifs des dialectiques positives permettent à l'auteur
de montrer quels écueils doit surmonter la dialectique pour parvenir
A constituer la méthode des sciences humaines. Tout d'abord, elle ne
saurait être, et en aucune manière, apologétique : elle ne peut être un
instrument intellectuel destiné à valider artificiellement des intuitions
ou des doctrines découvertes a priori. Elle n'est pas un procédé de jus-
tification mais un moyen d'investigation, de recherche, destiné à décou-
vrir le réel : elle s'interroge sur un objet qu'elle ne connaît pas ou qu'elle
connaît mal et dont elle va tenter l'approche sans prétendre jamais
î'épuiser ; elle s'efforce continuellement d'assouplir et d'enrichir les
procédés opératoires, tenant en méfiance tous les concepts achevés et
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les systématisations. Ni Fichte, ni même Proudhon, aussi soucieux


qu'ils aient été de découvrir l'activité sociale créatrice, n'ont su se garder
d'asservir la dialectique, qu'il se soit agi de démontrer l'inconnaissa-
bilité de l'absolu ou l'éminente perfection d'une société organisée dans la
multiplicité des équilibres.
De plus, la dialectique n'a pour objet de décrire ni la progression, la
montée vers un terme final, ni l'émanation, la descente vers une réalité
inférieure : elle n'est ni ascendante ni descendante. Elle n'est pas un
messianisme apportant les moyens de notre salut, ni l'histoire d'une
délivrance conduisant à la réconciliation universelle ou à la réalisation
de l'homme total ; elle n'est pas non plus l'histoire d'une chute méta-
physique. A ces dialectiques verticales doit se substituer une dialectique
résolument antidogmatique conduisant jusqu'à leur terme les intuitions
des dialectiques négatives. Au lieu de conter le cheminement vers une
parousie, la dialectique détruit à la fois la notion d'achèvement, la possi-
bilité d'une totalisation définitive du devenir, et la notion même d'étape
à réaliser et à surmonter : elle a pour tâche de découvrir les multiples
tensions et conflits qui peuvent apparaître et qui peuvent être aussi
bien des processus d'unification que des processus de diversification^
Aucune des grandes doctrines philosophiques n'a pu atteindre ce rejet
radical de la notion de cheminement et si les dialectiques négatives s'en
sont approchées, elles ont été suivi au xixe siècle de philosophies de
l'histoire qui ont réintroduit des formes affadies de théodicée.

Enfin, et c'est un point que l'auteur avait déjà développé en des tra-
vaux antérieurs mais sur lequel il insiste avec force dans son livre comme
un problème essentiel, les dialecticiens n'ont retenu parmi les multiples
relations que le type de la contradiction, de l'antinomie. Bien qu'il ait
pressenti dans ses analyses économiques et historiques la diversité des
tensions et des conflits, Marx ne parvint pas à se défaire de la simpli-
fication hégélienne ramenant tous les types de rapports à l'antinomie.
Et Proudhon, s'il dénonça justement cet appauvrissement de la dialec-
tique en découvrant l'importance des équilibres et des implications,
n'alla pas toutefois jusqu'à expliciter la pluralité des procédés dialectiques
et opéra, lui aussi et malgré ses intentions, une certaine « inflation des
antinomies » *. Pour libérer la dialectique de tout dogmatisme, il faut
tout particulièrement briser cette réduction et mettre en évidence la
pluralité des procédés opératoires propres à la dialectique. Des termes^
des groupes sociaux, peuvent être interdépendants, complémentaires,
en rapports d'ambiguïté, en constante modification réciproque, sans
qu'apparaissent des rapports antinomiques ou conflictuels. D'où l'urgence
d'une typologie des procédés dialectiques dont on sait que l'auteur

1. Ibid., p. 116.

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^propose cinq formes essentielles sans que cette liste prétende être exhaus-
tive : complémentarité, implication, ambiguïté, polarisation ou anti-
nomie, enfin réciprocité des perspectives. Aucun de ces procédés ne peut
constituer le modèle universel des dialectiques ; si, dans l'observation
d'une certaine société, la polarisation peut constituer le meilleur procédé
de dévoilement de la réalité, il se peut que ce même procédé soit de peu
d'usage en une autre société ou en une autre période historique de la
même société. Lorsque Marx reprochait à Proudhon de ne pas suivre
à la lettre le schéma de l'antinomie, il ne s'apercevait pas qu'il ne for-
mulait qu'un reproche dogmatique et ne découvrait pas que Proudhon
parvenait précisément à échapper à l'hégélianisme en distinguant, dans
la société qu'il observait, des rapports dialectiques différents du seul
type antinomique.

C'est donc bien à une nouvelle dialectique, enrichie de la critique des


échecs passés, qu'il convient de parvenir et à une nouvelle définition.
La dialectique désigne le devenir des relations réciproques entre les
éléments d'un ensemble ; elle « vise à la fois des ensembles et leurs élé-
ments constitutifs, les totalités et leurs parties » 1 ; elle concerne les
mouvements de transformation des totalités et de leurs éléments, mais
elle retient particulièrement la réciprocité des perspectives entre ces
termes. Elle s'oppose à toute réduction du multiple dans l'un et à toute
dispersion de l'unité dans la multiplicité ; elle ne doit point retenir
seulement les processus tendant aux unifications et aux structurations,
elle doit étudier avec autant d'intensité le mouvement vers les pluralités
et la réalité du pluralisme. La dialectique se refuse à isoler un terme de la
totalité : introduire le négatif, cela ne signifie pas réduire les relations
à l'antinomie et situer chaque élément dans une contradiction, mais
replacer une partie dans des totalités qui peuvent être de types différents,
et montrer ainsi que « aucun élément n'est jamais identique à lui-même
au point de vue dialectique » 2. Aussi la méthode dialectique s'oppose-
t-elle totalement à la logique formelle : elle nie la possibilité d'isoler
l'élément, elle refuse la réduction du cheminement au discursif, la frag-
mentation du devenir en une succession d'étapes, de moments qui seraient
seuls accessibles à l'observation et à la généralisation. Sous les apparentes
stabilités, elle découvre le devenir, les tensions, les oppositions, les conflits,
et repousse ainsi toute « formule cristallisée » 8, qu'il s'agisse des systèmes,
des concepts figés ou des cadres sociaux apparemment immobiles.
Mais ces indications méthodologiques ne peuvent revêtir toute leur
portée que s'il est répondu avec précision à la question : quels sont les
champs d'application de la dialectique ? Est-elle une méthode intellec-
1. Ibid., p. 24
2. Ibid., p. 25.
3. Ibid., p. 26.

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tuelle destinée à constituer un instrument pour la recherche, ou faut-iï


penser que l'objet étudié est lui-même engagé dans un mouvement
dialectique ? A ces questions, les dialectiques du passé n'ont apporté
que des réponses fragmentaires : soit qu'elles aient limité la dialectique
à une méthodologie, soit qu'elles aient affirmé la réalité du dialectique
mais sans s'interroger sur les rapports entre les méthodes et la réalité
étudiée. Ces ambiguïtés ont eu pour effet de permettre le retour au
dogmatisme en négligeant le problème de la relativité de la connaissance.
Georges Gurvitch s'efforce, au contraire, d'apporter à ces problème»
des réponses non ambiguës en distinguant trois aspects de la dialectique :
celui de la réalité sociale, celui de la méthode et enfin celui des relation»
entre ces deux premières dialectiques.

Tout d'abord, la pratique sociale est en elle-même un ensemble dia-


lectique et un ensemble de dialectiques : « En tant que mouvement
réel, la dialectique est la voie (dia) prise par les totalités humaines en
train de se faire et de se défaire, dans l'engendrement réciproque de leurs
ensembles et de leurs parties, de leurs actes et de leurs œuvres, ainsi
que dans la lutte que ces totalités mènent contre les obstacles internes
et externes qu'elles rencontrent sur leur chemin K » L'observateur
découvre dans la pratique sociale une pluralité de dialectiques : les rap-
ports qui unissent le groupe social et les données de son action, les rap-
ports entre les groupes partiels, entre les étagements de la réalité sociale,
entre les totalités et les différents groupes, réalisent des dialectiques
diverses. Il serait particulièrement erroné de chercher à réduire ces types
de dialectique à un modèle unique comme l'ont fait Hegel et Marx, alors
que l'observation fait apparaître leur pluralité et impose l'usage de
différents procédés opératoires. Enfin la présence, dans la pratique
sociale, des décisions, des prises de conscience collectives et individuelles
indiquent suffisamment que l'on ne saurait attribuer aux phénomènes
de la nature une semblable dialectique.

En second lieu, « la dialectique est une méthode et plus largement une


manière de saisir, de comprendre, de connaître... le mouvement des tota-
lités humaines réelles ■ ». Aux ambiguïtés des sociologies du xixe siècle
à ce sujet, Georges Gurvitch oppose une distinction précise entre la
dialectique du concret et la dialectique méthodologique. La méthode
ne peut prétendre, comme le voudrait un empirisme simpliste s'effacer
devant la collection des observations : indispensable à la connaissance,
elle crée des perspectives, des cadres de référence qui comportent une
certaine marge d'artificialité et elle possède ainsi une relative indépen-

l. Ibid,, p. 179.
2. Ibid., p. 180.

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Dialectique et Sociologie

dance par rapport au réel. Si certains procédés dialectiques peuvent être


utilisés dans les sciences de la nature, la méthode dialectique dans son
ensemble s'impose nécessairement dans les sciences de l'homme où elle
tente de retrouver des relations réelles qui sont elles-mêmes dialectiques.
C'est dans ce domaine, et en tant que méthode, que la dialectique doit
briser des conceptualisations qui se prétendraient définitives, nier le
discursif, procurer, une « purification, une rude épreuve, une ordalie x »
destinée à détruire les systèmes et à préparer un enrichissement incessant
des cadres opératoires pour parvenir à des expériences en renouvellement.

Mais il faut ajouter en troisième lieu, que les rapports entre le mou-
vement réel et la méthode sont eux-mêmes dialectiques, ce que n'avaient
aperçu ni le spiritualisme ni l'humanisme dialectique : en effet, si pour
Hegel la dialectique s'identifie à la raison et si pour Marx elle se borne
à reproduire le mouvement de la praxis, aucune distance n'est introduite
entre la méthode et le réel. Or « il n'existe pas de parallélisme rigoureux
entre les sphères du réel et les sciences qui les étudient * » ; toute science
prend une certaine distance par rapport à son objet, crée ses cadres
opératoires et les revise continuellement afin de mieux ressaisir son
objet et organiser l'expérience. Ainsi y a-t-il entre les concepts, les pro-
cédés opératoires, les résultats acquis d'une part, et les champs d'inves-
tigation d'autre part, une dialectique de réciprocité. L'expérience qui
est le but des méthodes est totalement dialectique, à la fois parce qu'elle
est une question plus ou moins organisée posée au réel et parce qu'elle
porte sur une pratique sociale qui est elle-même dialectique et expé-
rimentale.

A ces trois aspects de la dialectique il faut ajouter encore que les


rapports entre les diverses sciences sociales et plus particulièrement entre
l'histoire et la sociologie sont des rapports dialectiques qui peuvent
revêtir selon les problèmes étudiés et les méthodes utilisées les divers
types de relation. La réalité historique est un secteur privilégié de la
réalité sociale, caractérisé par la conscience collective ou individuelle
et par la liberté humaine dont l'action peut réussir à modifier ou à bou-
leverser les structures établies. Tandis que l'historien s'attache à l'étude
de cette réalité, le sociologue s'efforce de la confronter avec les cadres
sociaux non historiques ou peu historiques. Ainsi, entre la science histo-
rique et la sociologie s'institue-t-il un rapport paradoxal : l'historien
étudie la part prométhéenne de la réalité sociale, les transformations,
les discontinuités, mais, par sa méthode, il tend en recherchant l'événe-
ment et les causalités à accentuer la continuité des passages entre les

l. ibid., p. 181.
2. iota., p. isa.

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structures et la continuité des ruptures elles-mêmes; le sociologue étudie


une réalité relativement plus continuiste, mais, par sa méthode typo-
logique, il tend au contraire à souligner les différenciations et les discon-
tinuités. Ces rapports complexes ne pourront être analysés que par les
différents procédés opératoires de dialectisation : l'histoire et la socio-
logie peuvent être soit en complémentarité réciproque, en implication
mutuelle, en polarisation dialectique, en réciprocité de perspectives.
Il en sera de même des rapports entre sociologie et philosophie.

Dans sa Critique de la Raison dialectique, J.-P. Sartre qualifie cet


hyper-empirisme de « néo-positivisme », non pour en nier l'importance
mais pour en affirmer un caractère provisoire. En revendiquant le carac-
tère empirique de sa méthode, le sociologue ne ferait seulement de la
dialectique qu'une conclusion empirique et se refuserait à faire de la
raison dialectique l'universalité a priori contenue dans toute expérience ;
de même, en multipliant les rapports dialectiques, et en se méfiant de
l'a priori, l'anthropologie empirique rendrait possibles les observations
mais ne pourrait parvenir à assumer « l'attitude totalisante * » seule
capable de réintérioriser les moments divers dans une progression syn-
thétique.
Ce débat est d'autant plus éclairant que les intentions sont, dans
une certaine mesure, convergentes : la Critique de la Raison dialectique
rencontre au cours de sa recherche progressive les concepts définis
par l'empirisme dialectique : les notions de masse, de groupes, de classes ;
et s'accorde avec lui pour souligner que les totalisations sociales sont
dialectiques et jamais achevées. Les deux conceptions mettent en évi-
dence que ía pratique sociale est incessamment action, lutte, création,
travail, transformation, et que seule la notion de dialectique peut expri-
mer la réalité et la nature de la praxis humaine. Mais les convergences
se limitent là et restent plus apparentes que réelles : en effet, l'hyper-
empirisme ne peut que refuser délibérément tout postulé philosophique
quel qu'il soit et l'acceptation a priori d'éléments apodictiques, seraient-
ils ceux de l'expérience dialectique ; il doute d'autre part, de la possi-
bilité de reconstituer une unité de développement et s'efforce, au contraire,
de mettre en garde contre les déformations de l'expérience que peut
entraîner une telle préoccupation. En tentant de réconcilier Marx, Hegel
et l'existentialisme, Sartre accorderait en fait, selon la critique de Georges
Gurvitch, le primat à la dialectique de l'existence individuelle 2 dont
il développe l'histoire à travers les avatars des aliénations dans le monde
naturel et dans le monde social, reconstituant ainsi, à l'instar de Hegely
une dialectique ascendante de la raison. Or le réalisme dialectique ne
saurait accepter ni cette primauté de l'expérience individuelle ni cette
1. Critique de la raison dialectique, p. 116 et passim.
¿. Dialectique et sociologie, p. ¿ó ex. 1/4.

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Dialectique et Sociologie

substitution d'un mouvement dialectique artificiel aux multiples dia-


lectiques concrètes. Il ne s'agit en aucun cas, pour l'empirisme dialec-
tique, d'attendre de la dialectique une doctrine où l'histoire serait cons-
tituée et comme engendrée par le devenir d'une raison, mais bien d'affron*
ter la complexité du réel, de créer des cadres conceptuels opératoires
susceptibles de permettre une expérience, une recherche et la progression
d'un savoir. Quelle qu'opposition que l'on ait lieu de faire entre les sciences
naturelles et les sciences de l'homme, il reste qu'il s'agit bien de viser
à la création d'une science destinée à approximer une réalité sans cesse
renouvelée, inépuisable et souvent imprévisible, et appelée aussi à par-
venir autant qu'il est possible à des explications que la dialectique n'ap^
portera pas, car elle ne peut servir elle-même d'explication, mais qu'elle
préparera.
A travers cette critique de l'ouvrage de Sartre, c'est à nouveau la
dialectique hégélienne qui se trouve dénoncée, et il ne serait pas impos-
sible d'apercevoir dans la conception proposée par Georges Gurvitch
une critique radicale de cette philosophie. En effet, aussi proche de
l'expérience humaine que puissent être certains passages de la Phéno-
ménologie de l'Esprit, l'histoire humaine reste, dans la philosophie
hégélienne, un devenir de la raison, sinon un devenir mystique. Contre
Hegel, il faut restituer toute la virulence de la critique de Marx et la
conduire jusqu'à son terme en ne considérant les prises de conscience
et les initiatives réfléchies que dans leur fonction relative au milieu des
activités collectives. Il reste, d'autre part, que la dialectique hégélienne
est une dialectique qui s'achève, qui aboutit, elle conte un mouvement
ascendant vers l'Esprit et nie ainsi, à la limite, toute valeur à la dialec-
tique puisque les conclusions en sont connues avant toute recherche. Or,
en tant que méthode intellectuelle, la dialectique doit être au contraire
un instrument d'investigation, et d'autant plus exigeant et virulent,
qu'en opposant à toute affirmation la négation, à tout achèvement le
relatif, elle interdit systématiquement tout arrêt, toute conclusion
définitive dans les réalités et dans les idées. En donnant à la synthèse
une valorisation et même un caractère béatifiant, la philosophie hégé-
lienne transforme artificiellement le mouvement historique en devenir
ascendant et est conduite à glorifier les termes synthétiques comme
celui de l'État, à nier le sens et le caractère novateur des actes de liberté.
Une dialectique réellement critique sera conduite, au contraire, à rendre
relatif tout élément des totalités sociales et à se refuser à toute valori-
sation totalitaire : elle soulignera le caractère prométhéen du mouvement
social réel et fera de la liberté non le moment nécessaire d'une totalité
mais éventuellement l'action libératrice qui brise une structure ou instaure
un ordre non contenu dans le déroulement passé.

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Revue de méta. - N° 1, 1964. 8

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Cette interprétation de la dialectique, pour être bien comprise, ne doit


être interrogée ni comme un système ni comme une doctrine : la méfiance
affirmée à l'égard des pensées systématiques ne constitue pas une pré-
caution de style, elle anime les intentions fondamentales de cette concep-
tion. Le but n'est pas de faire de la dialectique un achèvement intellec-
tuel ou la conclusion des recherches, mais, au contraire, une démarche
préalable et immanente à la recherche, une méthode préparant et condui-
sant à l'expérience ; et le problème essentiel est de savoir si la dialec-
tique ainsi comprise sera bien en mesure d'exprimer les dialectiques
concrètes et d'orienter vers d'incessantes expériences. La méthode dia-
lectique sera susceptible d'approcher la réalité humaine si elle ne recons-
titue en aucune manière un formalisme ou une conceptualisation qui
s'arrogerait un caractère définitif : les concepts, les types, les procédés
doivent conserver leur caractère mobile et être revisés à mesure des
expériences ; elle pourra, d'autre part, conduire à des « expériences
infiniment variées x » à condition qu'elle ne réintroduise en aucun ca
des a priori dogmatiques, et que s'institue entre les expériences, entre les
résultats inattendus de la recherche et les procédés opératoires, une
dialectique incessante. Or c'est bien ce que signifie l'expression « hyper-
empirisme dialectique » : le terme « empirisme » désignant, non une pris
de position philosophique, mais une volonté de fidélité à l'expérienc
au sein d'une dialectique active de recherche et de vérification. Ain
formulée la méthode dialectique sera effectivement en mesure de cons-
tituer la méthode de la sociologie et d'assurer à la recherche le détache-
ment qui est la condition de sa progression.
Dans la formulation des indications concernant les dialectiques concrètes
une précision paraît devoir être apportée : on peut se demander si l
préoccupation de dédogmatiser la sociologie n'a pas conduit l'auteu
à insister sur la difficulté d'exprimer le devenir et à jeter un doute sur
la possibilité, pour la sociologie, de ressaisir la dimension temporell
des totalités sociales. En effet, s'il insiste bien sur le fait que la méthod
dialectique a pour objet d'étudier les totalités humaines « en marche
et dans leur a mouvement », il semble amené, dans ses précisions sur les
procédés dialectiques opératoires, à étudier surtout les types de relation
au sein des totalités considérées dans un instant de leur histoire au détri-
ment de leur transformation dynamique. Il se soucie de préserver la
sociologie de la tentation que constitue la philosophie de l'histoire, et
veut mettre en garde le sociologue contre toute interprétation préma-
turée du devenir social ; mais ces précautions ne doivent pas faire oublier
qu'en d'autres ouvrages, l'auteur s'est élevé vigoureusement contre une
conception trop statique du fait social et a démontré la possibilité d'étudier
la pluralité des temps sociaux. La dialectique n'est donc nullement

1. ibid., p. 185.

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Dialectique et Sociologie

limitée à l'étude des relations au sein d'un groupe considéré en un moment


de son histoire, elle a aussi pour objet d'étudier les dimensions tempo-
relles des groupes et, sans reprendre les erreurs des philosophies de l'his-
toire, elle doit permettre l'étude des dynamiques sociales et de « La
multiplicité des Temps sociaux ».

Pierre Ansart.

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8*

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