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LINGUISTIQUE NOUVELLE

L'ÉNONCIATION

JEAN CERVONI

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


LINGUISTIQUE NOUVELLE
COLLECTION DIRIGÉE PAR
GUY SERBAT

ISBN 2 13 040127 9
Dépôt légal — 1 édition : 1987, décembre
© Presses Universitaires de France, 1987
108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
N. B. —Les indications bibliographiques utiles ont été placées dans
les notes en bas de pages.
Avant-propos

POURQUOI UN NOUVEL OUVRAGE


SUR L'ÉNONCIATION ?

Depuis que le sens est devenu le pôle d'attraction de la


linguistique, la composante énonciative du langage est
l'objet d'une exploration de plus en plus diversifiée. Il
est en effet assez généralement admis que l'étude séman-
tique des énoncés reste pauvre et peu satisfaisante si
l'on ne tient pas compte de l'énonciation.
Comme il s'agit d'un vaste domaine difficile à dominer,
les auteurs qui l'abordent et qui ont le souci de donner
à leurs ouvrages une certaine unité choisissent en général
soit de grouper les faits autour d'un thème jugé central :
subjectivité, performativité ou, plus largement, pragma-
tique du langage, soit de privilégier une direction parti-
culière : étude du discours rapporté, de l'implicite, de
l'argumentation, de la relation interlocutive...
L'inconvénient de la première option est que la conver-
gence donnée aux faits risque de faire passer au second
plan des thèmes qui n'ont rien de secondaire; avec la
seconde, le risque est que le lecteur ne voie plus com-
ment l'aspect particulier isolé par l'auteur peut s'arti-
culer avec une problématique plus générale. Dans un
cas comme dans l'autre, le risque peut être aggravé et,
de plus, la lecture rendue difficile par la prolifération
des détails.
Un des bons moyens de se faire une idée générale et
équilibrée de la problématique énonciative est de lire
et de confronter, difficiles ou non, un grand nombre
d'ouvrages de toutes tendances sur la question. Mais si l'on
est réaliste, on sait que ce travail n'est à la portée que des
seuls spécialistes.
Or il existe un public varié qui souhaite légitimement
approcher de ce résultat en prenant des raccourcis — du
moins dans un premier temps. Nous songeons notam-
ment aux étudiants en lettres ayant à s'occuper de « lin-
guistique de l'énonciation », aux professeurs non spécia-
listes que le sujet attire (les uns et les autres sont de plus
en plus nombreux), à l'honnête homme du XX siècle,
qui ne peut se désintéresser de ce qui touche directement
au phénomène de la communication.
C'est de ces constatations que découle la conception
de ce petit livre. Il vise à répondre à la demande des
différents types de lecteurs que nous venons d'évoquer.
Mais ce qu'il propose n'est ni une vulgarisation ni
une présentation simplifiée à l'excès. Il nous semble en
effet que, pour parvenir à une vue générale et équilibrée
de la problématique énonciative, il est indispensable de
bien connaître — aussi bien les uns que les autres — les
problèmes que posent la deixis, les modalités et les actes
de langage. Il faut posséder les moyens d'une réflexion
personnelle approfondie sur chacun de ces trois grands
problèmes. Le livre se divise en gros en trois parties,
consacrées aux déictiques, aux modalités et aux actes de
langage.
Chapitre Premier

L'OBJET DE LA LINGUISTIQUE

Les travaux portant sur l'énonciation sont d'une telle


diversité qu'on peut à bon droit se demander ce qui per-
met de les rassembler sous une appellation unique. Quels
sont les traits communs, suffisamment significatifs, qui
les rapprochent et les constituent en un ensemble distinct ?
Le plus général de ces traits est qu'ils reposent sur une
conception de l'objet de la linguistique plus extensive
que celles qui ont servi de base, au cours de ce siècle, aux
théories dont le retentissement a été le plus grand. Un
bon moyen de situer la linguistique de l'énonciation est donc
de procéder à une évocation rapide de ces linguistiques
non énonciatives.

/ Linguistiques non énonciatives

A – Saussure et les structuralistes

Pour Saussure, le problème de l'objet de la linguistique


se posait en ces termes : à quelles exclusions cette branche
de l'étude du langage doit-elle se résoudre pour devenir
une science autonome ? La réponse de Saussure, on s'en
souvient, était que la linguistique devait se limiter à
l'étude de la langue en elle-même et pour elle-même, la
langue étant définie comme un système de signes et de
règles, trésor collectif déposé dans chaque cerveau, en-
semble de conventions propres à tous les locuteurs d'un
même idiome, code unique et homogène leur permettant
de communiquer.
Ce qui était exclu, c'étaient notamment les compo-
santes de la communication autres que ce code lui-même.
C'était la prise en compte du fait que chaque utilisation
dudit code est une succession d'opérations
— prenant place dans un cadre spatio-temporel précis;
— concernant un référent (entités, événements, états de
choses du monde extra-linguistique) chaque fois
particulier;
— mettant en jeu un locuteur et un allocutaire avec
toute leur subjectivité, au sens le plus large du
terme ;
— et constituant le lieu d'une interaction incessante de
l'un sur l'autre.
La « langue » selon Saussure était donc le type par
excellence de l' artefact, objet artificiel que le savant re-
construit par abstraction à partir de la matière que son
observation appréhende.
Dans cette perspective, la tâche du linguiste allait
consister à réunir un ensemble aussi riche que possible
de messages produits par les usagers d'une langue; puis,
une fois ce corpus constitué, à rechercher sans idée pré-
conçue de quelles unités il se compose, à classer ces
unités et à dégager les lois de leur combinaison.
Cette tâche, c'est grosso modo celle qu'a réalisée la lin-
guistique dite structurale.
Avant de préciser pourquoi son point de vue sur le
langage en est venu à être considéré comme trop étroit,
trop réducteur et même, parfois, d'une simplicité frisant
le simplisme, il convient de souligner sa fécondité.
En effet, la linguistique structurale a excellé dans la
mise au point de méthodes efficaces — principalement
celle de la commutation —, grâce auxquelles elle a su,
avec beaucoup de rigueur, segmenter le corpus, isoler
dans la chaîne ininterrompue qui le constitue les unités
signifiantes et les unités phoniques minimales non signi-
fiantes, reconnaître les traits distinctifs par lesquels
chaque unité s'oppose à toutes les autres du même niveau
(morphématique ou phonématique), regrouper en para-
digmes les éléments qui présentent un certain nombre de
propriétés distributionnelles communes.
Dans le domaine de la phonologie, sa réussite a été
éclatante. C'est un point qui n'est pas contesté.
En syntaxe, elle a à son actif, outre l'établissement de
classes de mots mieux définies que les parties du discours
de la grammaire traditionnelle, une analyse des phrases
dite analyse en constituants immédiats qui a le mérite de bien
montrer comment, dans la phrase, s'organisent les rap-
ports entre les syntagmes et, à l'intérieur de ceux-ci, les
rapports entre les morphèmes.
Il n'est pas jusqu'à la sémantique qui n'ait tiré parti
de l'application des méthodes structurales à son propre
domaine. La recherche des traits distinctifs (dans l'ordre
de la signification) par lesquels les morphèmes s'opposent
les uns aux autres — traits auxquels on a donné le nom
de sèmes — a abouti aux analyses sémiques ou componen-
tielles. D'autre part, l'explicitation de la composition sé-
mique des morphèmes a fourni un moyen de mieux
décrire les phénomènes de la synonymie, de la polysémie
et de l'homonymie, de la métaphore et de la métonymie.
Enfin elle a permis de mieux dégager les structures selon
lesquelles s'organise le lexique d'une langue.
Le bilan de la linguistique structurale est donc riche.
Elle constitue une étape importante dans le développe-
ment de la linguistique.
Mais il est venu un moment où on a été plus sensible
à ses insuffisances qu'à ses apports.
Parmi les critiques dont elle a fait l'objet, il convient de
mentionner, mais sans nous y attarder parce qu'elles ne
vont pas très précisément dans le sens d'une linguistique
de l'énonciation, celles du linguiste américain N. Chomsky.
B - Chomsky
Celui-ci reproche au structuralisme de ne pas rendre
compte d'une caractéristique, à ses yeux essentielle, du
langage : la créativité, c'est-à-dire le fait qu'avec un
nombre fini de catégories et de règles constituant sa
compétence, le locuteur-auditeur d'une langue puisse
produire-interpréter toutes les phrases de cette langue
et rien que celles-ci — phrases dont le nombre est infini.
Pour essayer d'en rendre compte, la grammaire géné-
rative substitue
— à une conception statique du langage, une conception
dynamique ;
— à une appréhension des faits au seul niveau des sé-
quences de morphèmes et de phonèmes, l'hypothèse
d'une série de niveaux sous-jacents à chaque phrase
et d'un ensemble de règles de transformation pour
passer d'une structure profonde à une structure de
surface;
— à une description structurale d'un corpus donné, la
simulation sous la forme de dérivations de type ma-
thématique (donc hypothético-déductif) d'une série
d'opérations ordonnées dont le résultat est une phrase.
La notion de niveau et celle d'opération, qui font partie
de l'appareil conceptuel fondamental de la grammaire
générative, se retrouvent dans certaines théories de
l'énonciation. Mais cette identité dans la terminologie
ne signifie pas que Chomsky adopte une perspective
énonciative.
a / Le « locuteur-auditeur idéal » n'est nullement
conçu comme un sujet de l'énonciation auquel se rattache-
raient des modalisations diverses pouvant avoir une
influence déterminante sur le sens de l'énoncé. Il est une
pure abstraction, une sorte de machine vérificatrice de
la grammaticalité des phrases. Il est dépourvu de toute
insertion dans un contexte situationnel, social, psycholo-
gique, cognitif ou psychanalytique.
b / Une perspective énonciative, c'est là le point im-
portant, se distingue avant tout par une attitude beau-
coup moins restrictive que celle des structuralistes dans
l'analyse du sens, autrement dit par une conception
élargie de la sémantique.
c / Or, sur ce plan, la linguistique chomskyenne ne
va guère au-delà de la linguistique structurale. Les tra-
vaux de Katz et Fodor, repris par Chomsky dans le
deuxième état de sa théorie tel qu'il l'expose dans Aspects
de la théorie syntaxique, ne représentent guère qu'une inté-
gration dans le modèle génératif de l'analyse componen-
tielle. Et l'analyse componentielle est bien loin de suffire
à rendre compte du sens d'une production langagière
réelle, c'est-à-dire non détachée artificiellement de ses
conditions de production.
A la rigueur, le souci des générativistes de relier le
lexique à la syntaxe (qui n'existait pas chez les structura-
listes) pourrait être considéré comme un progrès. Mais
en fait ce souci se traduit par l'élaboration de règles
d'insertion lexicale qui apparaissent souvent comme tau-
tologiques ou artificielles.
Il est vrai que dans des états plus récents de sa théorie
le linguiste américain a été amené à modifier son point
de vue sur la composante sémantique et à faire une place
dans son modèle à des phénomènes comme la présuppo-
sition, la focalisation et la topicalisation, donc à se rap-
procher de la problématique qui nous intéresse.
d / Mais ce sont des adjonctions qui, pour lui, ne re-
mettent pas en cause le postulat formulé dès 1957, selon
lequel, au niveau le plus profond, au point de départ
des dérivations qui aboutissent à la phrase, ce qu'il
convient de poser, c'est une structure syntaxique.
C'est pourquoi l'on pense particulièrement à Chomsky
quand on lit, dans la Préface de la Linguistiquegénérale de
Depuis que le sens est devenu le pôle d'attraction de la
linguistique, la composante énonciative du langage fait l'objet
d'une exploration de plus en plus diversifiée. Il est en effet
assez généralement admis que l'étude sémantique des énoncés
reste pauvre et peu satisfaisante si l'on ne tient pas compte de
l'énonciation.
Ce qu'on peut attendre avant tout d'un nouvel ouvrage
sur la question, après tant d'autres, c'est donc qu'il mette en
relief les acquis les plus solides, qu'il soumette à une critique
sans complaisance un certain nombre d'idées reçues ou ren-
force, s'il y a lieu, leurs assises théoriques, qu'il aide à repenser
les définitions et qu'il propose, en tenant compte de travaux
récents, de nouvelles synthèses pouvant déboucher sur des
perspectives fécondes.
Tels sont les objectifs que l'auteur a visés. Le regroupement
des différents points traités en trois sections —Deixis, Moda-
lités, Actes de langage et pragmatique —lui permet de donner
une vue générale et équilibrée de la problématique de l'énon-
ciation.
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