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Introduction
3
Cependant, tout en accordant à la philosophie une
place centrale dans l’examen rationnel et méthodique du
texte révélé, le Discours décisif n’est pas à proprement
parler un éloge de la philosophie. Son titre complet est
à cet égard tout à fait significatif. Il s’agit en effet
littéralement du « Livre du Discours Décisif où l’on
établit la connexion existant entre la Révélation et la
Philosophie (kitâb Fasl al-Maqâl wa taqrîr ma bayna al-
Charî’at wa al-Hikmat mina al-Ittisâl) ». Le verbe
ittasala, dont dérive le substantif ittisâl, signifie
littéralement prendre contact, se connecter, l’action de
relier et, d’une certaine manière, de réduire les
distances séparant une chose d’une autre et de trouver
ainsi un point d’intersection, de rencontre, de jointure
ou, pour le dire dans les termes de Montaigne, de
couture2. Le concept de connexion ou d’ittisâl ne désigne
donc ni à proprement parler et strictement accord ou
harmonie, ni même conciliation ou réconciliation servant
à résoudre un conflit initial. La sagesse, ou la
philosophie et la révélation ou la religion, dont la
particularité est de s’énoncer dans le Livre ou dans une
source scripturaire, sont deux activités parallèles qui
peuvent – et doivent – dialoguer, parce qu’elles
cherchent toutes les deux la vérité. Elles sont certes,
comme l’écrit Averroès au § 71, « sœurs de lait »,
s’abreuvent à la même source, mais restent irréductibles
l’une à l’autre. L’objet du Discours Décisif est de
souligner ainsi la pluralité des rationalités et des
types de raisonnement : philosophique, juridique,
médical, scientifique, mais aussi théologique ou
dialectique et religieux ou rhétorique. Comme le précise
Alain de Libéra3, « Fasl al-maqâl n’est pas un manifeste
du « rationalisme », mais la mise en œuvre d’une
réflexion sur la philosophie au sein d’une certaine
rationalité discursive ». Et c’est en cela qu’il serait
une fatwâ, c’est-à-dire une réflexion sur le statut
juridique ou légal de l’examen rationnel ou du syllogisme
démonstratif et, par la même occasion, du droit, ou du
syllogisme analogique ou juridique, de la théologie, ou
du syllogisme dialectique et des autres productions de
l’esprit, ou du syllogisme rhétorique. C’est en effet en
tant que câdî ou juge, et dans le cadre d’une juridiction
2
Pour caractériser la relation amicale, Montaigne use du terme de « couture » entre les deux âmes amies, Essais, livre I,
chapitre XXVIII.
3
Dans l’introduction au Discours décisif, trad Marc Geoffroy, p 11. (GF-Flammarion, 1996).
4
religieuse, qu’Averroès examine le syllogisme
démonstratif et, par conséquent, le statut de la
rationalité philosophique.
4
Il s’agit d’une des quatre écoles du fiqh ou de la jurisprudence sunnite, se situant entre une interprétation purement
littérale du Coran et des dits prophétiques, et une lecture où l’analogie et le syllogisme rationnel interviennent.
5
Une des deux écoles de théologie ou du kalâm de l’Islâm. L’acharisme, historiquement second par rapport au
mutazilisme, domine le monde sunnite en Orient comme en Occident .
6
Ibn Tûmart, le fondateur de la dynastie des Almohades fait une critique acerbe du mâlikisme et de sa doctrine de
l’imitation servile.
7 Averroès établit une analogie entre l'univers créé et mis en ordre par Dieu et un artefact fabriqué par l'artisan.
5
La connaissance des choses de la nature, de leur genèse
comme de leur ordre et régularité, participe ainsi à la
connaissance de Dieu en tant qu'Artisan supérieur. Tel
nous semble être d'ailleurs le sens du terme arabe dalîl,
utilisé par Averroès, qui signifie preuve, mais aussi et
en même temps ce qui renvoie ou réfère à autre chose et
en trace le chemin ou la voie d'accès. C'est ainsi que
tout être particulier ou tout étant est tout à la fois la
preuve et l'indice qui témoignent de l'existence de
l'Artisan divin. Ce sont ces multiples preuves qui
autorisent en effet la compréhension et
l’intelligibilité, par celui qui examine attentivement la
création ou la nature, de l'idée de Dieu. Or, celle-ci
pouvant être déduite par raisonnement et démonstration,
constitue alors pour le musulman qui en est apte un des
moyens de connaître Dieu et de justifier son existence et
sa perfection. Dans cette perspective, l'usage du
syllogisme démonstratif ne peut aucunement être
incompatible avec la foi islamique. Et les preuves
qu'évoque Averroès, tout en étant à la fois physico-
théologiques ou cosmologiques et téléologiques, se
révèlent un pur produit du raisonnement. En effet, ce
sont les principes de causalité, d'identité, de finalité
et de non-contradiction qui, tout en étant les catégories
mêmes du discours, de l’interprétation et de la
connaissance, soutiennent l'impossibilité logique du
néant : l'ordre de la nature, l’être ou le tout ne peut
pas procéder de rien ou du non-être. Les lois de la
pensée, c'est-à-dire des syllogismes discursifs sont
également les lois de l'être. Averroès est
incontestablement l'héritier des Grecs et le disciple
d'Aristote.
1) L’unité de la vérité.
8 Cf. Ibn Rushd, al-Kashf 'an manâhij al-adilla, ( Dévoilement des méthodes d'établissement des preuves), in
Falsafat Ibn Rushd, Beytouth, 1982, p.70.
7
« réfléchir, écrit Averroès au paragraphe 4, n’est rien
d’autre qu’inférer, extraire l’inconnu du connu – ce en
quoi consiste en fait le syllogisme, ou ce qui s’opère au
moyen de lui -, […] ». Il est donc impossible que la
philosophie mène à l'infidélité et à l’impiété. Au
contraire, elle confirme, par la voie du syllogisme
rationnel, ce que la lettre même de la révélation
recommande, à savoir de reconnaître la nécessité de
l'existence du Créateur à partir de la méditation sur
l’univers et la totalité de la création.
9
Le prophète aurait dit dans un « hadîth », en réponse à quelqu’un qui l’interrogeait sur le sens des versets équivoques,
que lorsque la lettre du « Coran » contredit les lois de la raison, celle-ci est en droit de l’interpréter en l’adaptant à
ses exigences.
10
applique de fait le raisonnement démonstratif et une
démarche rationnelle et rigoureuse. C’est en effet
l’observation attentive du réel, divers et multiforme,
qui conduit l’homme de science et de clairvoyance à
émettre des hypothèses et à parvenir à la conclusion
selon laquelle l’ordre observé est l’œuvre d’un Artisan
supérieur dont le Savant et le Sage sont précisément des
attributs essentiels.
10
Abû Nasr Mohammad al-Farâbî (259/8772 – 339/950) est considéré comme le second Maître après le divin Aristote,
considéeé alors comme le premier Maître.
11
Dans Ihsâ’al-‘ulûm (Enumération ou recensement des sciences), cité par Ali Benmakhlouf dans Averroès, p. 107.
11
le médecin personnel du khalife Almohad, Abû Ya’qûb Yûsuf
(1163-1184)12. Reprenant alors la question d’Avicenne de
savoir si la médecine est une science ou un art, il
répond, dans Généralités de la médecine, qu’elle est « un
art opératoire tiré de principes vrais, par lequel sont
recherchées la conservation de la santé du corps humain
et [les causes de] la maladie, selon ce qui est possible
dans chaque corps ». Pour le philosophe Cordouan, le but
du médecin, (désigné en arabe par le nom de tabîb mais
aussi de hakîm, le sage), « n’est pas de guérir
obligatoirement, mais de faire le nécessaire selon la
mesure et le moment convenables, puis d’attendre le
résultat, comme dans l’art de la navigation ou la
conduite des armées ». Comme le droit, la médecine
suppose certes un cadre théorique et des « principes
vrais », mais s’attache à un corps singulier qu’elle
examine dans des circonstances et des conditions
particulières. Le médecin, comme le juge, ou le câdî, et
comme le navigateur ou le stratège militaire, conjecture,
voire tâtonne et applique des règles, certes
rationnelles, mais tirées de l’expérience ; donc
empiriques et valables certes souvent, mais seulement
probables et non nécessaires. C’est pourquoi trois
modèles ou paradigmes méthodologiques nous semblent être
à l’œuvre dans le Discours décisif : le paradigme logico-
médical, analysant le syllogisme analogique dont se sert
la médecine, par définition expérimentale ou opératoire,
le paradigme juridique et le paradigme herméneutique.
Du paradigme logico-médical.
13
Ecrit avant 1162, cet ouvrage fut traduit en latin par Bonacosa en 1255, sous le titre de Colliget, et en hébreu. Il fut
publié en 1482 et en 1560 à Venise, et enseigné dans les facultés de médecine occidentales jusqu’aux XVII et
XVIIIème siècles.
13
médecine ou la santé des corps, le droit ou la santé du
corps social, et la philosophie ou la santé des âmes. Il
suggère par ailleurs que s’il peut y avoir de mauvais
médecins, il peut exister également de mauvais juges et
de mauvais philosophes.
Du paradigme juridique.
Du paradigme herméneutique.
15
Ali Benmakhlouf, Averroès, p.63. Collection « Tempus PHILO ».
16
mais aussi à déchiffrer ou interpréter, à se remémorer et
se souvenir. Or, cet impératif exhortant à connaître, et
à reconnaître dans la création les indices et les signes
du divin, a pour première conséquence de réhabiliter
l’ensemble des savoirs à la portée des hommes, et de
refuser alors de réduire la connaissance aux sciences
strictement religieuses et à la simple justification de
la pratique cultuelle. C’est précisément ce que signifie
la constante référence par Averroès à sa pratique de
câdî. Car, le champ du droit, semble dire notre
philosophe, dépasse la stricte sphère de la religion
réduite à ses dogmes et rites, et à son seul aspect
cultuel. Le droit, dont la compétence est essentiellement
interprétative et analogique, se révèle d’ordre logique
et non seulement religieux. En effet, si en tant que
programme pour savoir, le Coran ne livre aucune science
positive, il encourage néanmoins vivement la recherche,
par tous les moyens, de la vérité, laquelle réside
ultimement dans la connaissance de Dieu, comme Artisan
supérieur, et du monde, en tant qu’ensemble d’artefacts
et de preuves de son existence. Or, le moyen le plus sûr,
qui permet d’y parvenir et de pouvoir tirer ou extraire
l’inconnu du connu, n’est autre que le syllogisme tout à
la fois analogique, pratique ou juridique et rationnel,
démonstratif ou théorique. Et si le premier vise à
procurer la béatitude dans l’au-delà et le bonheur ou le
contentement ici-bas aux membres de la cité, en présidant
à la cohésion de la communauté politique et sociale, le
second vise à augmenter la connaissance de Dieu et du
monde et à la parfaire. Le syllogisme démonstratif est en
effet la forme d’accès au vrai la plus aboutie, celle qui
correspond justement à l’être le plus parfait, Dieu, et
dont sont capables les plus sages et les plus doués parmi
les hommes. « Il est évident, écrit Averroès au
paragraphe 4, que ce procédé d’examen (qu’est le
syllogisme rationnel ou démonstratif) auquel appelle la
Révélation, et qu’elle encourage, est nécessairement
celui qui est le plus parfait et qui recourt à l’espèce
de syllogisme la plus parfaite ». C’est ainsi qu’au
paragraphe 13, Averroès semble distinguer deux
possibilités ou voies quant à la connaissance de Dieu :
soit « connaître Dieu », soit « connaître vraiment
Dieu ». Or, c’est précisément cette deuxième possibilité
qu’autorise l’examen rationnel et déductif et qui
confirme la supériorité du syllogisme démonstratif sur
17
les autres formes de raisonnement. Tel est le sens du
paragraphe 20 qui, revenant sur la seconde manière de
connaître Dieu, affirme que « celui qui connaît vraiment
Dieu use d’un syllogisme certain ». Or, ajoute Averroès,
seul le philosophe ou « le sage use d’un syllogisme
certain », et cela parce qu’il a obligation, comme tout
croyant, « en vertu de la Loi révélée dont [il] doit
suivre l’ordre, d’examiner rationnellement les étants,
[et] de connaître, avant de les examiner, ces choses qui
sont à l’examen rationnel ce que les outils sont à
l’activité pratique »16.
18
Ce terme ne s’emploie que pour désigner l’homme dont la nature est duelle, à la fois biologique, sensible ou
charnelle, et spirituelle ou intellectuelle. Il a lien avec le corps, al-badan, qui est en quelque sorte l’épaisseur
charnelle et désirante.
22
groupe d’hommes défini une fois pour toutes et
définitivement. L’élection dont il s’agirait serait donc
celle du mérite que seul l’effort personnel de
clairvoyance, d’approfondissement du jugement et d’examen
rationnel rend possible. Tel nous semble être le sens du
§ 38 où Averroès nuance en quelque sorte son élitisme en
écrivant que « Dieu a fait à Ses serviteurs qui n’ont pas
accès à la démonstration, à cause de leurs dispositions
innées, ou de leurs habitudes, ou à défaut des conditions
[qui leur eussent permis] cet apprentissage, la grâce de
leur en présenter des symboles et des allégories, […] ».
26
Cette définition du temps physique est empruntée à Aristote par Averroès, qui vise ainsi à montrer la conformité des
Anciens, c’est-à-dire d’Aristote et des péripatéticiens musulmans, au texte coranique.
27
Coran, XLI, 11 (trad. Masson)
34
énoncée univoquement », écrit à cet égard Averroès.
29
Discours décisif, § 8.
37
instruire en faisant la part entre ce qui est utile et
recevable et ce qui doit être signalé comme erreur ou
méprise. La philosophie dont parle Averroès ne se réduit
donc pas aux outils logiques, qui président à
l’organisation de la pensée, mais s’inscrit également
dans une histoire, celle des hommes et de leurs idées.
C’est une œuvre humaine commune dont l’édifice est
toujours à parfaire. Et comme chaque homme peut et doit,
selon ses aptitudes, apporter sa pierre à l’ouvrage, la
connaissance des œuvres des autres ne signifie nullement
reproduction du même, ni simple imitation servile des
anciens, mais une revivification de leur apport et son
adaptation aux spécificités culturelles de ses
récepteurs. Il s’agit en effet d’y reconnaître ce qui y
est universel et à la mesure de tout homme, et de
souligner l’unité de la vérité et la continuité des
projets humains pour y parvenir.
30
J’emprunte ces formules à Kant pour lequel le philosophe est, non pas l’artiste, mais le législateur de la raison. La
philosophie s’entend selon les « notions scolastique, cosmique et cosmopolitique », dit-il.
31
Cf. Discours décisif, § 64 et 65, p. 163 – 165.
44
Ibn Tûmart, à l’acharisme en général et au mâlékisme32 en
particulier. En tant qu’école juridique, ce dernier est,
doctrinairement, proche du hanbalisme et, par conséquent,
du courant des Ahl al-hadîth (les gens de la sunna et des
dits du prophète), et opposé au hanafisme33 et, par
conséquent, au courant des Ahl ar-ra’y wa al-qiyâs (les
gens du jugement personnel et du syllogisme rationnel et
analogique). Ce que reproche Ibn Tûmart au mâlékisme,
c’est sa tendance à privilégier les furû’, à savoir
l’accessoire et le secondaire, au détriment des usûl ou
des fondements et principes. A l’étude active et
attentive du Coran et des Hadîth, il a, selon le
fondateur des Almohades, substitué l’imitation aveugle et
le simple commentaire du commentaire, favorisant par là
une littérature d’hagiographie et une sorte de culte du
maître ou de l’imâm. Or, comme pour Averroès, pour les
Almohades, la norme du fiqh ou de la jurisprudence
islamique n’est pas à chercher dans l’autorité des
anciens maîtres ou imâms, mais dans la Révélation elle-
même, c’est-à-dire dans la source même de la Loi, à
savoir le Coran. C’est là probablement un des arguments
expliquant pourquoi notre philosophe Cordouan est, selon
l’expression d’Alain de Libéra, « un intellectuel
organique », au service du pouvoir des Almohades dont la
doctrine était précisément désignée par « doctrine de la
pensée » (madhhab al-fikr). En effet, pour Ibn Tûmart,
l’examen rationnel, al-qiyâs, mais aussi ce qu’il
désignait tantôt par le mot ar-ra’y (jugement ou pensée),
tantôt par le terme a-zann (l’opinion droite), et
l’ijtihâd (l’effort personnel de discernement) doivent
jouer un rôle dans la pratique sociale des prescriptions
religieuses et pour la cohésion de la communauté
politique des croyants. Il refuse par ailleurs que ces
différents recours soient à leur tour érigés en normes
absolues et définitives, et que l’imitation servile et
aveugle substitue l’autorité d’un seul individu à la
nécessité de l’examen rationnel et de l’effort personnel
de jugement.
36
Terme coranique soulignant le caractère prodigieux du Coran. Constituant le prototype du livre, ce dernier est pour le
musulman la source et la raison d’être de toute lecture, de toute interprétation et de toute méditation. C’est en cela
qu’il serait inépuisable et, même, inimitable.
49
philosophique évoquée et définie dès le début du Discours
décisif ? S’agi-il en effet de la connaissance des étants
et des artefacts conduisant progressivement et
méthodiquement au premier principe et à l’Artisan divin
et, donc, à la vérité ?
Conclusion
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