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Explication de différents paragraphes du Discours décisif

d'Averroès. (Traduction de Marc Geoffroy, GF-Flammarion,


1996 et œuvre désormais au programme de philosophie des
classes de Terminale).

Introduction

Dès le paragraphe introductif, Averroès précise que


l'objet du Discours décisif « est de rechercher, dans la
perspective de l'examen juridique, si l'étude de la
philosophie et des sciences de la logique est permise par
la Loi révélée, ou bien condamnée par elle, ou bien
encore prescrite, soit en tant que recommandation, soit
en tant qu'obligation.» C’est à cette question principale
que répondra la suite du livre pour montrer que la
révélation coranique déclare, non seulement licite ou
permis, mais aussi obligatoire l'examen rationnel des
étants ou du réel. C'est donc en tant que juriste
qu'Averroès s’interroge sur la légalité et la légitimité
de la philosophie en terre d'Islâm. Ce faisant, il
interroge sa propre activité de philosophe et de juge
pour montrer que si la philosophie des premiers maîtres
ou des « Anciens » est grecque, celle que pratiquent les
falâsifa du monde arabo-musulman, tout en étant dans la
continuité des prédécesseurs et dans leur héritage
intellectuel, s'inscrit dans l'horizon historique et
culturel qu'inaugurent la révélation coranique et la
tradition prophétique. C'est en effet à l'aune de versets
et de sourates du Coran et des dits prophétiques
qu'Averroès mesure à la fois la nécessité et la
légitimité de l'examen rationnel et de l'activité
philosophique.

Telle est l'originalité du Discours décisif qui, à


l'instar du Tahâfut al-Tahâfut (Réfutation ou Incohérence
de la Réfutation ou de l’Incohérence) et de Bidâyat al-
mujtahid wa nihâyat al muqtasid (Début pour celui qui
consent à l'effort personnel [de faire usage de l’examen
rationnel] et fin (ou clôture) pour celui qui se contente
[de recevoir un enseignement et d'être dans la simple
imitation]), se veut une réponse juridique et
1
philosophique, une sorte de fatwâ , répondant à tous les
1
Il faut noter que ce terme juridique ne figure pas explicitement dans Le Discours décisif, mais nous semble néanmoins
convenir à l’esprit qui anime cette œuvre. Une fatwâ, qui certes peut désigner une décision juridique devant être
1
détracteurs de l'usage de l’examen rationnel et
démonstratif pour l'interprétation et la compréhension du
texte révélé et des traditions ou hadîth du prophète.
C'est pourquoi du paragraphe 2 au paragraphe 5, Averroès
démontre, non seulement la nécessité et la légitimité du
raisonnement déductif, et partant la pertinence de son
propos et projet, mais aussi la connexion ou la jonction
entre la Loi révélée, al-Charî’at, et la sagesse, (ou la
philosophie), al-Hikmat. Celle-ci vise la vérité, al-
Haqîqat, dont la voie est précisément tracée et initiée
par la loi. Seule la recherche inlassable de la vérité
détourne des tourments de l'égarement, et est à même de
mener à l'accord des hommes de science et de
démonstration. Car, semble dire Averroès, le savant
véritable ne peut avoir d'autre but que de rechercher la
vérité, et non de semer la défiance, de troubler les
esprits et de favoriser ainsi la discorde. Et si la
philosophie est littéralement amour et quête de la vérité
que peut livrer la science ou la connaissance, son but
dans l'interprétation du texte sacré est alors de
confirmer, grâce au syllogisme démonstratif et au
raisonnement déductif, la vérité ou la rationalité de la
loi révélée ou de la révélation religieuse.

C’est de cette originalité du Discours décisif que


témoigne précisément le choix, par Averroès, des concepts
coraniques de hikmat et de charî’at, que l’on trouve dès
le titre et que l’on peut traduire respectivement de
sagesse ou de philosophie et de révélation ou de l’esprit
de la loi religieuse et scripturaire. En réalité, al-
hikmat, renvoyant littéralement à la sophia des Grecs,
signifie tout à la fois la science et la sagesse, ce
savoir synthétique qui n’épure le raisonnement que pour
réguler la conduite et l’existence sociale et politique
des hommes. La hikmat, que puise et découvre le musulman
dans le texte révélé, confère en effet un sens à sa vie
ici-bas et dans l’au-delà, et constitue, pour le croyant
comme pour tout homme, la condition de possibilité du
salut, du perfectionnement moral et du bonheur ou de la
félicité. Et c’est précisément ce caractère éminemment
éthique qui scelle le lien entre al-hikmat, ou la
sagesse, et la charî’at ou la loi révélée. Car celle-ci
ne se réduit pas, pour notre auteur, aux seuls dogmes qui

appliquée, est d’abord un avis ou un jugement d’ordre juridique.


2
conditionnent le crédo ou la profession de foi
islamique ; elle ne réside ni totalement dans les lois
définies et positives, ni seulement dans les
prescriptions et obligations canoniques, mais sert à
indiquer le chemin et la manière de s’orienter dans
l’existence, mais aussi, pour « l’homme de science
profonde », dans l’interprétation du texte coranique et
dans la connaissance de Dieu et du monde. C’est pourquoi
situant sa réflexion philosophique dans le cadre
juridique, Averroès s’attache, dans le Discours décisif,
à défaire le lien entre la théologie, ou plus précisément
le kalâm, et le droit, et à distinguer alors la réflexion
portant sur les dogmes de celle qui porte sur les normes.
Conformément à son sens initial de voie et de traçage
d’un sentier ou d’un chemin conduisant à la source, la
charî’at, dont parle Averroès, s’attache à la réception
d’une norme et à la décision personnelle de l’interpréter
et de chercher, à partir de son esprit, de sa qualité de
principe et de sa force législatrice et régulatrice, la
vérité.

Cette vérité, que le lecteur attentif du Coran


cherche et à laquelle ouvre et invite ou initie la
charî’at, est ainsi une. Mais les méthodes qui y
conduisent sont multiples et empruntent des usages
différents de la raison. Or, si parmi les méthodes
d'accès au vrai, il y a la philosophie, parmi les usages
de la raison, on trouve le syllogisme démonstratif
d'inférence ou de déduction dont Averroès dit au
paragraphe 4 qu’il « est nécessairement celui qui est le
plus parfait et qui recourt à l’espèce de syllogisme la
plus parfaite […] ». C'est pourquoi la première tâche
d'Averroès dans le Discours décisif est de définir
d'abord la philosophie et le syllogisme, et de préciser
ensuite qu'étant une des expressions de la vérité, la
révélation coranique peut et doit, même, être appréhendée
par l'usage démonstratif de la philosophie. Pour ce
faire, il s'appuie sur des versets coraniques, ceux
précisément qui invitent l'homme doué d’intellect et de
clairvoyance à réfléchir sur les signes divers et
multiples de la création divine, à méditer afin de
reconnaître dans les faits ou les choses, dans les
étants, des témoignages et des preuves de l'existence de
l’Etre des êtres, de l'Artisan divin.

3
Cependant, tout en accordant à la philosophie une
place centrale dans l’examen rationnel et méthodique du
texte révélé, le Discours décisif n’est pas à proprement
parler un éloge de la philosophie. Son titre complet est
à cet égard tout à fait significatif. Il s’agit en effet
littéralement du « Livre du Discours Décisif où l’on
établit la connexion existant entre la Révélation et la
Philosophie (kitâb Fasl al-Maqâl wa taqrîr ma bayna al-
Charî’at wa al-Hikmat mina al-Ittisâl) ». Le verbe
ittasala, dont dérive le substantif ittisâl, signifie
littéralement prendre contact, se connecter, l’action de
relier et, d’une certaine manière, de réduire les
distances séparant une chose d’une autre et de trouver
ainsi un point d’intersection, de rencontre, de jointure
ou, pour le dire dans les termes de Montaigne, de
couture2. Le concept de connexion ou d’ittisâl ne désigne
donc ni à proprement parler et strictement accord ou
harmonie, ni même conciliation ou réconciliation servant
à résoudre un conflit initial. La sagesse, ou la
philosophie et la révélation ou la religion, dont la
particularité est de s’énoncer dans le Livre ou dans une
source scripturaire, sont deux activités parallèles qui
peuvent – et doivent – dialoguer, parce qu’elles
cherchent toutes les deux la vérité. Elles sont certes,
comme l’écrit Averroès au § 71, « sœurs de lait »,
s’abreuvent à la même source, mais restent irréductibles
l’une à l’autre. L’objet du Discours Décisif est de
souligner ainsi la pluralité des rationalités et des
types de raisonnement : philosophique, juridique,
médical, scientifique, mais aussi théologique ou
dialectique et religieux ou rhétorique. Comme le précise
Alain de Libéra3, « Fasl al-maqâl n’est pas un manifeste
du « rationalisme », mais la mise en œuvre d’une
réflexion sur la philosophie au sein d’une certaine
rationalité discursive ». Et c’est en cela qu’il serait
une fatwâ, c’est-à-dire une réflexion sur le statut
juridique ou légal de l’examen rationnel ou du syllogisme
démonstratif et, par la même occasion, du droit, ou du
syllogisme analogique ou juridique, de la théologie, ou
du syllogisme dialectique et des autres productions de
l’esprit, ou du syllogisme rhétorique. C’est en effet en
tant que câdî ou juge, et dans le cadre d’une juridiction

2
Pour caractériser la relation amicale, Montaigne use du terme de « couture » entre les deux âmes amies, Essais, livre I,
chapitre XXVIII.
3
Dans l’introduction au Discours décisif, trad Marc Geoffroy, p 11. (GF-Flammarion, 1996).
4
religieuse, qu’Averroès examine le syllogisme
démonstratif et, par conséquent, le statut de la
rationalité philosophique.

En se plaçant ainsi sur le terrain légal du droit


musulman, le philosophe Cordouan répond aux critiques de
Ghazâlî et s’adresse, non seulement aux juristes
4 5
mâlikites , mais aussi aux acharites , désormais
triomphants dans le monde musulman sunnite et modèles
d’orthodoxie. Or, les mâlikites comme les acharites
bénéficiaient de l’appui des masses, qui considéraient
alors leurs doctrines comme conformes à la révélation et
comme, forcément, légitimes. C’est pourquoi le propos
d’Averroès dans Fasl al-maqâl est de s’adresser à
l’ensemble de la société andalouse, et notamment aux
savants élevés dans la tradition mâlikite, mais aussi au
pouvoir Almohade dont il salue la réforme politico-
religieuse6 et une certaine promotion de l’examen
rationnel ou de l’effort de jugement personnel. Le
Discours décisif est en effet le miroir d’une société et
d’une époque où s’interfèrent étroitement et sans cesse
plusieurs champs : politique, religieux et spéculatif ou
philosophique. En cela il revêt une fonction
philosophico-juridique mais aussi et surtout éthique et
politique.

Dès lors, si répondre à la question de savoir ce


qu'est la philosophie occupe sans conteste une place
centrale dans le Discours décisif, ce travail de
définition n’en reste pas moins seulement un des
multiples aspects et enjeux. Mais ceci ne dispensera pas
Averroès, au paragraphe 2, de définir la philosophie et
d’écrire que c'est l'acte qui consiste « dans l'examen
rationnel des étants, et dans le fait de réfléchir sur
eux en tant qu'ils constituent la preuve de l'existence
de l'Artisan, c'est-à-dire en tant qu'ils sont [analogues
à] à des artefacts – car de fait, c'est dans la seule
mesure où l'on en connaît la fabrique7 que les étants
constituent une preuve de l'existence de l'Artisan; […].»

4
Il s’agit d’une des quatre écoles du fiqh ou de la jurisprudence sunnite, se situant entre une interprétation purement
littérale du Coran et des dits prophétiques, et une lecture où l’analogie et le syllogisme rationnel interviennent.
5
Une des deux écoles de théologie ou du kalâm de l’Islâm. L’acharisme, historiquement second par rapport au
mutazilisme, domine le monde sunnite en Orient comme en Occident .
6
Ibn Tûmart, le fondateur de la dynastie des Almohades fait une critique acerbe du mâlikisme et de sa doctrine de
l’imitation servile.
7 Averroès établit une analogie entre l'univers créé et mis en ordre par Dieu et un artefact fabriqué par l'artisan.
5
La connaissance des choses de la nature, de leur genèse
comme de leur ordre et régularité, participe ainsi à la
connaissance de Dieu en tant qu'Artisan supérieur. Tel
nous semble être d'ailleurs le sens du terme arabe dalîl,
utilisé par Averroès, qui signifie preuve, mais aussi et
en même temps ce qui renvoie ou réfère à autre chose et
en trace le chemin ou la voie d'accès. C'est ainsi que
tout être particulier ou tout étant est tout à la fois la
preuve et l'indice qui témoignent de l'existence de
l'Artisan divin. Ce sont ces multiples preuves qui
autorisent en effet la compréhension et
l’intelligibilité, par celui qui examine attentivement la
création ou la nature, de l'idée de Dieu. Or, celle-ci
pouvant être déduite par raisonnement et démonstration,
constitue alors pour le musulman qui en est apte un des
moyens de connaître Dieu et de justifier son existence et
sa perfection. Dans cette perspective, l'usage du
syllogisme démonstratif ne peut aucunement être
incompatible avec la foi islamique. Et les preuves
qu'évoque Averroès, tout en étant à la fois physico-
théologiques ou cosmologiques et téléologiques, se
révèlent un pur produit du raisonnement. En effet, ce
sont les principes de causalité, d'identité, de finalité
et de non-contradiction qui, tout en étant les catégories
mêmes du discours, de l’interprétation et de la
connaissance, soutiennent l'impossibilité logique du
néant : l'ordre de la nature, l’être ou le tout ne peut
pas procéder de rien ou du non-être. Les lois de la
pensée, c'est-à-dire des syllogismes discursifs sont
également les lois de l'être. Averroès est
incontestablement l'héritier des Grecs et le disciple
d'Aristote.

En somme, tout en étant une fatwâ, le Discours


décisif est une œuvre de philosophie qui ne manque pas de
contenir des considérations proprement et hautement
philosophiques et métaphysiques, de les analyser
rigoureusement et méthodiquement, et de s’inscrire dans
les débats qui ont agité et opposé philosophes et
théologiens à propos de l’éternité du monde ou de son
caractère adventice, de la science divine par rapport à
celle des hommes, des attributs, des noms et de la
corporéité de Dieu, du libre arbitre ou de la
responsabilité humaine, des modalités de la vie future,
de l’intelligibilité et du sens de la prophétie, etc. Et
6
c’est en philosophe, en usant de déduction et de l’examen
rationnel, qu’Averroès tente de résoudre les problèmes
métaphysiques mais aussi éthiques et politiques soulevés
par la révélation coranique.

I) La philosophie comme moyen d’élever à la


connaissance de l’Artisan divin et de témoigner
en faveur de la vérité de la Révélation
religieuse.

1) L’unité de la vérité.

Filant l'analogie de l'art ou de la technique, al-


sinâ'at, et des opérations insufflées par Dieu à la
nature, al-tabî'at, (phusis), Averroès estime que
l’Artisan divin se manifeste partout dans le monde sous
la forme de la nature, qui serait alors tout à la fois
son œuvre et le miroir dans lequel il se révèle et
s’offre à la connaissance des hommes. Il ne manquera pas
alors d'écrire dans cette perspective que « ce en quoi
[l'artefact] prouve [l'existence de l'artisan], c'est
qu'il y a dans l'artefact la preuve, de par l'ordre qui
existe dans ses parties, c'est-à-dire le fait que
certaines [de ses parties] ont été fabriquées en vue des
autres, et de par l'adéquation de la totalité [des
parties] à l'usage visé [par la production de] cet
artefact, que celui-ci n'est pas un produit de la nature,
mais qu'il a été produit par un artisan qui y a ordonné
chaque chose suivant sa place […]»8. Comme le dit Marc
Geoffroy dans la note 3 du Discours décisif, il en est
des productions de la nature comme des productions de
l'art humain puisque les unes comme les autres existent
en vue d'une fin et sont l’effet d’une cause, d’un moteur
ou d’un premier principe. La possibilité de la
connaissance de Dieu est ainsi intimement liée à la
compréhension de la structure intelligible du réel, et
dépend donc étroitement de la connaissance des étants. La
preuve physico-théologique ou cosmologique se confond
alors avec la preuve téléologique. Il s'ensuit dès lors
que c'est dans et par l'acte de philosopher et de
réfléchir sur les étants que surgit l'évidence ou la
vérité de l'existence nécessaire de Dieu. Car,

8 Cf. Ibn Rushd, al-Kashf 'an manâhij al-adilla, ( Dévoilement des méthodes d'établissement des preuves), in
Falsafat Ibn Rushd, Beytouth, 1982, p.70.
7
« réfléchir, écrit Averroès au paragraphe 4, n’est rien
d’autre qu’inférer, extraire l’inconnu du connu – ce en
quoi consiste en fait le syllogisme, ou ce qui s’opère au
moyen de lui -, […] ». Il est donc impossible que la
philosophie mène à l'infidélité et à l’impiété. Au
contraire, elle confirme, par la voie du syllogisme
rationnel, ce que la lettre même de la révélation
recommande, à savoir de reconnaître la nécessité de
l'existence du Créateur à partir de la méditation sur
l’univers et la totalité de la création.

Il faut donc convenir que dans le Discours décisif,


Averroès ne soutient nullement la thèse de l’existence
d’une double vérité ni, à plus forte raison, celle de
l’incompatibilité du raisonnement déductif et de la
révélation religieuse. Partant du verset 7 de la sourate
III du Coran : « C’est Lui qui a fait descendre sur toi
(Muhammad) le Livre. On y trouve des versets univoques,
qui sont la Mère du Livre, et d’autres équivoques »,
Averroès note l’absence générale de ponctuation dans le
Coran et justifie alors son choix pour l’une des deux
lectures possibles de la suite du verset. En effet, dans
cette suite, on peut tantôt lire : « Mais nul n’en
connaît l’interprétation, sinon Dieu et les hommes d’une
science profonde. Ils disent : nous croyons en Lui, tout
vient de notre Seigneur ! Mais seuls les hommes doués
d’intelligence s’en souviennent » ; tantôt lire : « Mais
nul n’en connaît l’interprétation, sinon Dieu. Les hommes
d’une science profonde disent : Nous croyons en Lui, tout
vient de notre Seigneur ! Mais seuls les hommes doués
d’intelligence s’en souviennent ». Averroès opte sans
hésitation pour la première lecture, confortée à ses yeux
par la dernière phrase du texte coranique et par l’emploi
dans le même verset des termes d’univoque et d’équivoque
8
(muhkamât et mutashâbihât), qu’Averroès désigne, dans le
paragraphe 23 du Discours décisif, par le « sens
manifeste ou apparent », Al-zâhir, lequel est seulement
vraisemblable, et le « sens caché ou latent », al-bâtin,
lequel est archétypal et modèle de vérité. Or, pour notre
philosophe Cordouan, le Coran ne mentionne ce double sens
du texte révélé que pour inviter « les hommes d’une
science profonde » à le déchiffrer ou l’interpréter, à
connaître ou comprendre les signes que Dieu ouvre à leur
spectacle et à reconnaître, non seulement l’infinie
sagesse de l’Artisan divin, mais la raison d’être de la
révélation coranique comme de toute la création, de
l’univers.

Parce que les vérités religieuse et rationnelle


s’accordent entre elles et se rejoignent en témoignant
l’une en faveur de l’autre, Averroès s’évertue dans les
paragraphes 2 à 5 à montrer qu’invitant les hommes à
réfléchir et à examiner rationnellement les choses, la
révélation coranique justifie sans ambiguïté l’activité
philosophique. Car, philosopher est pour le musulman,
capable de démonstration et de connaissance profonde, une
obligation religieuse, juridique, éthique ou morale et
politique ou civique. « L’examen rationnel des étants par
la démonstration, écrit Averroès au paragraphe 18,
n’entraînera aucune contradiction avec les enseignements
apportés par le Texte révélé : car la vérité ne peut être
contraire à la vérité, mais s’accorde avec elle et
témoigne en sa faveur ». Donc, s’acquitter convenablement
de son obligation religieuse requiert la connaissance de
la démonstration puisque celle-ci, étant un type de
raisonnement ou de syllogisme, témoigne en faveur de la
vérité révélée. Là aussi, Averroès puise dans le Coran,
et même dans le premier pilier de l’islâm, la notion de
shahâdat ou de témoignage pour souligner l’unité de la
vérité et la légitimité du syllogisme démonstratif pour
l’établir et la reconnaître. Or, le verbe shahida, dont
dérive l’équivalent arabe « témoignage », signifie bien
témoigner. Seulement, on ne témoigne que de ce qu’on a
9
bien vu et examiné, que de ce qui s’impose comme vrai et
évident, que de ce qui mobilise la faculté de
discernement ou de clairvoyance. La même racine
trilingue, shahada, signifie précisément voir, non pas
tant avec les yeux du corps qu’avec les yeux de l’âme ou
de l’intellect. C’est pourquoi, précise Averroès, il
convient de définir cette voie d’accès au vrai qu’est le
syllogisme en général, d’en recenser les différents types
et de montrer enfin en quoi, parmi la variété des
syllogismes, le raisonnement démonstratif se révèle le
plus parfait, c’est-à-dire à la fois celui qui présuppose
la connaissance des autres et qui en est la synthèse et
le sommet.

D’ailleurs, pour souligner la validité du


raisonnement démonstratif comme sa valeur heuristique et
pédagogique, Averroès confère à son argumentation, dans
tout le Discours décisif, la forme de syllogismes
s’enchaînant dans un ordre logique et déductif. Il opte
en effet souvent pour le procédé de la dichotomie comme
en témoigne la succession des paragraphes 1 à 5. Ainsi,
si l’on admet que la spéculation philosophique conduit à
une connaissance, alors, ou bien cette connaissance n’a
strictement rien à voir avec la loi révélée, et dans ce
cas la question de leur compatibilité ne se pose guère,
ou bien le raisonnement démonstratif est quelque chose
dont parle le texte coranique, et dans ce cas deux
options sont désormais possibles : ou bien la conclusion
du syllogisme rationnel s’accorde avec la loi divine, et
dans ce cas, il n’y a pas de conflit, ou bien elle la
contredit, auquel cas il faut interpréter le texte
coranique et l’adapter aux exigences de la raison9
humaine.

En effet, si l’acte de philosopher consiste dans


l’examen rationnel de la création et des faits ou étants,
et si la loi révélée recommande vivement ce même examen
rationnel des choses mises à l’être par Dieu et
témoignant de sa perfection comme de son infinie
miséricorde, alors la spéculation philosophique s’inscrit
dans les limites des commandements divins. En raisonnant
en termes d’hypothèse et de conséquence, Averroès

9
Le prophète aurait dit dans un « hadîth », en réponse à quelqu’un qui l’interrogeait sur le sens des versets équivoques,
que lorsque la lettre du « Coran » contredit les lois de la raison, celle-ci est en droit de l’interpréter en l’adaptant à
ses exigences.
10
applique de fait le raisonnement démonstratif et une
démarche rationnelle et rigoureuse. C’est en effet
l’observation attentive du réel, divers et multiforme,
qui conduit l’homme de science et de clairvoyance à
émettre des hypothèses et à parvenir à la conclusion
selon laquelle l’ordre observé est l’œuvre d’un Artisan
supérieur dont le Savant et le Sage sont précisément des
attributs essentiels.

Car, le réel mis en ordre par Dieu et témoignant de


son infinie sagesse est multiforme, recèle des plis et
des strates et suppose plusieurs angles de perception et
d’examen rationnel. C’est pourquoi au juge ou juriste,
s’ajoutent alors le philosophe, le logicien mais aussi le
médecin. Toutes les sciences et tous les syllogismes
participant à la connaissance par l’homme de Dieu et du
monde sont en effet légitimes et constituent même une
obligation pour celui qui en est apte. Suivant Farâbî10
pour lequel « les arts dans lesquels on utilise le
syllogisme sont au nombre de cinq : apodictique,
dialectique, sophistique, rhétorique, poétique »11,
Averroès classe la rhétorique et la poétique parmi les
arts logiques et dans ce que les philosophes arabes, à la
suite de l’école d’Alexandrie, appellent l’Organon long.
Car, pour lui, il existe un lien entre la logique,
entendue comme théorie de validation de l’argumentation,
et la logique envisagée comme la discipline portant sur
les actes du langage. Or, la rhétorique comme la poétique
sont deux actes importants du langage et participent au
but visé par l’ensemble des arts logiques, à savoir
permettre d’abord la compréhension, la représentation et
la conception (al-tassawwur), et entraîner ensuite
l’assentiment (al-tasdîq).

En somme, c’est l’interrogation sur la théorie de la


réceptivité du texte religieux et révélé qui explique
l’intérêt d’Averroès (comme de l’ensemble des philosophes
musulmans) pour la logique d’Aristote et pour l’ensemble
des syllogismes. Et c’est en logicien qu’il s’intéresse
aussi et par voie de conséquence aux autres arts et
savoirs, comme la médecine par exemple. Car, outre d’être
commentateur d’Aristote et juge, Averroès fut également

10
Abû Nasr Mohammad al-Farâbî (259/8772 – 339/950) est considéré comme le second Maître après le divin Aristote,
considéeé alors comme le premier Maître.
11
Dans Ihsâ’al-‘ulûm (Enumération ou recensement des sciences), cité par Ali Benmakhlouf dans Averroès, p. 107.
11
le médecin personnel du khalife Almohad, Abû Ya’qûb Yûsuf
(1163-1184)12. Reprenant alors la question d’Avicenne de
savoir si la médecine est une science ou un art, il
répond, dans Généralités de la médecine, qu’elle est « un
art opératoire tiré de principes vrais, par lequel sont
recherchées la conservation de la santé du corps humain
et [les causes de] la maladie, selon ce qui est possible
dans chaque corps ». Pour le philosophe Cordouan, le but
du médecin, (désigné en arabe par le nom de tabîb mais
aussi de hakîm, le sage), « n’est pas de guérir
obligatoirement, mais de faire le nécessaire selon la
mesure et le moment convenables, puis d’attendre le
résultat, comme dans l’art de la navigation ou la
conduite des armées ». Comme le droit, la médecine
suppose certes un cadre théorique et des « principes
vrais », mais s’attache à un corps singulier qu’elle
examine dans des circonstances et des conditions
particulières. Le médecin, comme le juge, ou le câdî, et
comme le navigateur ou le stratège militaire, conjecture,
voire tâtonne et applique des règles, certes
rationnelles, mais tirées de l’expérience ; donc
empiriques et valables certes souvent, mais seulement
probables et non nécessaires. C’est pourquoi trois
modèles ou paradigmes méthodologiques nous semblent être
à l’œuvre dans le Discours décisif : le paradigme logico-
médical, analysant le syllogisme analogique dont se sert
la médecine, par définition expérimentale ou opératoire,
le paradigme juridique et le paradigme herméneutique.

2) Les différents paradigmes méthodologiques

Du paradigme logico-médical.

L’art médical que propose le philosophe Cordouan se


veut expérimental. Partant de l’observation détaillée du
corps (dont le symptôme, apparent ou manifeste par
définition, renvoie à une réalité cachée ou latente) et
de son dynamisme naturel, Averroès estime que la méthode
médicale se révélant tout à la fois fondée et efficace,
c’est-à-dire théorique et pratique, est précisément celle
qui permet au corps de retrouver son équilibre. Or, pour
12
Comme le khalif Abbasside Al-Ma’mûn à Bagdad, ce prince Almohade, éclairé et cultivé, encourage le commentaire
des philosophes Grecs, Aristote et Platon notamment, et invite Averroès, son médecin personnel, à lever
l’incertitude et la méfiance qui pèsent sur l’œuvre d’Aristote et que renforcent de mauvaises traductions. Pour
Yûsuf 1er, ce sont ces traductions confuses et approximatives qui provoquent l’hostilité des Foqâha, ou
jurisconsultes à la philosophie.
12
ce faire, il faut une connaissance théorique (quasiment
celle du physicien et du physiologiste ou même du
biologiste) des formes d’équilibre. Là aussi, le
syllogisme dialectique reste insuffisant et même
inopérant pour la connaissance du corps. En effet, dans
son Kitâb Al-Kulliyât fil-tibb ou De la médecine
universelle13, (traduit également par Généralités de la
médecine), Averroès souligne la nécessité pour le médecin
de s’appuyer sur l’observation et l’expérimentation,
d’avoir une connaissance de tout ce que la science
naturelle a accumulé sur le plan de la dissection et des
fonctions des membres et des organes, et de favoriser la
consultation régulière entre médecins. Cette consultation
concerne les médecins contemporains et musulmans, mais
aussi ceux d’autres époques, d’autres confessions ou
contrées et d’autres lieux. Et c’est pour mener à bout ce
projet de médecine universelle et systématique, qu’il
faut user du syllogisme rationnel et, donc, de
l’analogie.

Les paragraphes 14 et 15 illustrent la vertu


paradigmatique et exemplaire de la médecine dans le
Discours décisif. Ils permettent à Averroès de justifier
la distinction qu’il opère entre l’accidentel et
l’essentiel. « Il ne faut pas rejeter une chose bénéfique
par nature et par essence sous prétexte qu’il y a en elle
accidentellement un inconvénient », écrit-il en effet. Il
ajoute que « ce qui advient par une science requérant la
vertu pratique est susceptible d’advenir aussi par une
science requérant la vertu intellectuelle ». Car, à
l’instar de la médecine, la loi révélée, abstraite dans
son esprit ou principe, ne prend corps et réalité qu’une
fois appliquée aux cas particuliers et aux conditions
matérielles, sociales et historiques de l’existence des
croyants. La science qui requiert la vertu pratique est
ainsi la médecine mais également le droit, lesquels sont
un savoir rationnel, analogue à celui que construit la
philosophie, et pratique ou expérimental. « La relation
du médecin à la santé des corps est analogue à la
relation du Législateur [et du philosophe] à la santé des
âmes », écrit-il à cet égard dans le paragraphe 61 du
Discours décisif, faisant ainsi une analogie entre la

13
Ecrit avant 1162, cet ouvrage fut traduit en latin par Bonacosa en 1255, sous le titre de Colliget, et en hébreu. Il fut
publié en 1482 et en 1560 à Venise, et enseigné dans les facultés de médecine occidentales jusqu’aux XVII et
XVIIIème siècles.
13
médecine ou la santé des corps, le droit ou la santé du
corps social, et la philosophie ou la santé des âmes. Il
suggère par ailleurs que s’il peut y avoir de mauvais
médecins, il peut exister également de mauvais juges et
de mauvais philosophes.

Du paradigme juridique.

L’autre paradigme méthodologique utilisé largement


dans le Discours décisif est celui que l’on peut
qualifier de juridique. Car pour Averroès, le droit
conduit à la philosophie et présuppose cette
clairvoyance, al-bacîra, ce sens de discernement et de
circonspection dont parle le Coran. Le propre du droit
est en effet de trancher des différends et de réguler des
disputes et des controverses. Et si les décisions rendues
sont généralement bien acceptées et leurs contraintes
intériorisées, c’est parce qu’elles apparaissent justes
et équitables à ceux auxquels elles s’imposent. Or, ce
sont ces contraintes qui font du droit (musulman) un
véritable mixte d’art14 et de science et le domaine
d’imbrication des déductions rationnelles et des
convictions religieuses. Théorique et pratique, non
seulement le droit se conforme à un ensemble de principes
généraux et abstraits, mais s’efforce également de les
adapter à des cas particuliers et à des circonstances
historiques forcément différentes de celles du début de
la révélation islamique. En tant que câdî, Averroès
devait composer avec les quatre sources de la loi
religieuse que sont le Coran, les dits du prophète, le
consensus de la communauté religieuse et politique et
enfin la dérivation, al-qiyâs al-char’î, à savoir
l’analogie ou l’examen rationnel, lequel mobilise al-
ijthâd, ou l’effort personnel et interprétatif que fait
le juge pour passer du cas général au cas particulier.
Parmi ces sources, c’est incontestablement la
« dérivation », ou l’analogie qui emporte l’adhésion de
notre juge Cordouan et qui confère au droit sa rigueur et
sa force de légitimité. Averroès y voit en effet
l’articulation que réalise le juge entre la démarche
syllogistique et purement théorique, et la pratique,
c’est-à-dire l’application de la loi générale et sacrée à
des situations profanes et toujours nouvelles et
14
Au sens où le sont la morale et la politique qui, tout en étant éminemment rationnelles, tout en mobilisant la raison
pratique, ne sont ni des sciences ni de simples techniques opératoires.
14
particulières.

C’est que la loi religieuse du Coran et des Hadîth ne


peut pas à elle seule prévoir et envisager toutes les
situations possibles. La tâche du juge est alors de
chercher des similitudes entre la situation énoncée et
décrite par la loi originelle et celle, nouvelle ou
inédite, sur laquelle il doit désormais légiférer ou
statuer. Il utilise, pour ce faire, les analogies
d’attribution ou de proportion, lesquelles s’exercent
selon quatre étapes : 1)-le cas de base, à savoir la loi
religieuse originelle et principielle, 2)-le cas dérivé
assimilé, celui de la situation nouvelle et particulière,
3)-la cause ou l’argument de ressemblance, conférant au
cas examiné sa qualification légale, 4)-le jugement
jurisprudentiel et conforme à l’esprit de la loi
générale, enfin. Une parenté logique se dessine dès lors
entre le syllogisme démonstratif et le syllogisme
juridique : tous les deux suivent en effet un
raisonnement graduel et ordonné, définissent des règles
pour leur usage et relèvent d’un examen rationnel et
méthodique. Et si dans le droit l’analogie semble avoir
un avantage sur le syllogisme démonstratif, c’est parce
que la connaissance selon laquelle un particulier donné
implique un autre particulier est assurément plus
conforme à l’intelligence naturelle, communément partagée
et égale en tout homme.

Le droit, comme modalité d’accès à la vérité de la


loi révélée, atteste ainsi de la communauté et de
l’universalité du bon sens, c’est-à-dire de ce degré de
raison ou d’intelligence dont disposent tous les hommes
sans exception. C’est pourquoi la parenté entre le
raisonnement démonstratif et l’analogie juridique vise à
réhabiliter l’usage de toutes les formes de syllogisme
participant à la lecture et à l’interprétation du texte
religieux et à la connaissance de Dieu. En effet, la
philosophie ou le syllogisme rationnel et démonstratif se
révèle, en tant que méthode éclairant le texte coranique,
autant fiable et légitime que le syllogisme juridique
permettant au juge d’éclairer et d’interpréter la loi
révélée. Or, on ne peut pas promouvoir l’analogie
juridique, laquelle est un raisonnement authentique, et
condamner l’activité philosophique et l’usage déductif de
la raison, tantôt comme activité hérétique ou éloignée de
15
l’esprit de la révélation, tantôt comme une pratique
importée ou étrangère et inadaptée. Tel est précisément
le sens des paragraphes 7 à 11 du Discours décisif, qui
montrent clairement que le recours à la raison et à la
méthode déductive ne peut être « une innovation
blâmable » comme le prétendent les tenants de la lettre
du texte coranique, ceux qu’Averroès qualifie de
« littéralistes bornés ». Ils montrent également que
l’argument visant à rejeter et à disqualifier la
philosophie comme activité étrangère à l’islâm ne peut
être ni défendu ni valide, et cela parce que, comme le
dit Averroès lui-même au paragraphe 7, « l’étude du
syllogisme juridique elle aussi a été conçue
postérieurement au premier âge de l’islâm, et personne
n’est cependant d’avis que c’est une innovation
blâmable ; c’est donc la même opinion qu’il nous faut
avoir sur le syllogisme théorique ». Dans le paragraphe
13, Averroès ne manque pas d’ailleurs de retourner le
reproche « d’innovation blâmable », adressé à la
philosophie, contre ses tenants, les conservateurs. En
interdisant aux hommes de recourir à l’examen rationnel,
ces théologiens zélés contreviennent à l’injonction
coranique, selon laquelle seul l’examen rationnel
« conduit à connaître vraiment Dieu ». Si ignorance,
innovation blâmable et éloignement des prescriptions de
Dieu il y a, c’est de la part de « quiconque interdit
cette étude (de la philosophie) à quelqu’un qui y est
apte », nous dit en effet Averroès.

Du paradigme herméneutique.

Ainsi, le Coran est-il pour notre auteur un « texte


programmatique », comme l’écrit Ali Benmakhlouf dans son
livre consacré à Averroès15. Contenant plusieurs aspects
et abordant plusieurs domaines de l’existence humaine, il
ouvre à plusieurs champs d’investigation ou de
connaissance et, donc, à plusieurs grilles de lecture et
d’interprétation. Or, dans tous ces domaines et pour
toutes ces lectures, l’intellect ou la raison, al-‘aql,
assume un rôle de premier choix. En effet, dès le début
du Discours décisif, le Coran est présenté comme un texte
où se dessine un projet de connaissance et, plus
précisément, une injonction à connaître, à réfléchir,

15
Ali Benmakhlouf, Averroès, p.63. Collection « Tempus PHILO ».
16
mais aussi à déchiffrer ou interpréter, à se remémorer et
se souvenir. Or, cet impératif exhortant à connaître, et
à reconnaître dans la création les indices et les signes
du divin, a pour première conséquence de réhabiliter
l’ensemble des savoirs à la portée des hommes, et de
refuser alors de réduire la connaissance aux sciences
strictement religieuses et à la simple justification de
la pratique cultuelle. C’est précisément ce que signifie
la constante référence par Averroès à sa pratique de
câdî. Car, le champ du droit, semble dire notre
philosophe, dépasse la stricte sphère de la religion
réduite à ses dogmes et rites, et à son seul aspect
cultuel. Le droit, dont la compétence est essentiellement
interprétative et analogique, se révèle d’ordre logique
et non seulement religieux. En effet, si en tant que
programme pour savoir, le Coran ne livre aucune science
positive, il encourage néanmoins vivement la recherche,
par tous les moyens, de la vérité, laquelle réside
ultimement dans la connaissance de Dieu, comme Artisan
supérieur, et du monde, en tant qu’ensemble d’artefacts
et de preuves de son existence. Or, le moyen le plus sûr,
qui permet d’y parvenir et de pouvoir tirer ou extraire
l’inconnu du connu, n’est autre que le syllogisme tout à
la fois analogique, pratique ou juridique et rationnel,
démonstratif ou théorique. Et si le premier vise à
procurer la béatitude dans l’au-delà et le bonheur ou le
contentement ici-bas aux membres de la cité, en présidant
à la cohésion de la communauté politique et sociale, le
second vise à augmenter la connaissance de Dieu et du
monde et à la parfaire. Le syllogisme démonstratif est en
effet la forme d’accès au vrai la plus aboutie, celle qui
correspond justement à l’être le plus parfait, Dieu, et
dont sont capables les plus sages et les plus doués parmi
les hommes. « Il est évident, écrit Averroès au
paragraphe 4, que ce procédé d’examen (qu’est le
syllogisme rationnel ou démonstratif) auquel appelle la
Révélation, et qu’elle encourage, est nécessairement
celui qui est le plus parfait et qui recourt à l’espèce
de syllogisme la plus parfaite ». C’est ainsi qu’au
paragraphe 13, Averroès semble distinguer deux
possibilités ou voies quant à la connaissance de Dieu :
soit « connaître Dieu », soit « connaître vraiment
Dieu ». Or, c’est précisément cette deuxième possibilité
qu’autorise l’examen rationnel et déductif et qui
confirme la supériorité du syllogisme démonstratif sur
17
les autres formes de raisonnement. Tel est le sens du
paragraphe 20 qui, revenant sur la seconde manière de
connaître Dieu, affirme que « celui qui connaît vraiment
Dieu use d’un syllogisme certain ». Or, ajoute Averroès,
seul le philosophe ou « le sage use d’un syllogisme
certain », et cela parce qu’il a obligation, comme tout
croyant, « en vertu de la Loi révélée dont [il] doit
suivre l’ordre, d’examiner rationnellement les étants,
[et] de connaître, avant de les examiner, ces choses qui
sont à l’examen rationnel ce que les outils sont à
l’activité pratique »16.

Dans ce même paragraphe 20, notre philosophe Andalou


propose une définition de l’interprétation ou de ce qu’il
désigne par le terme arabe de ta’wîl. Est-ce à dire que
la démonstration est le degré supérieur et ultime de
l’interprétation ? La réponse affirmative nous est donnée
au paragraphe 19 où Averroès déclare que lorsqu’il y a
contradiction entre le sens apparent du texte coranique
et le résultat de la démonstration, « alors il faut
interpréter le sens obvie » ou patent. Or « interpréter,
ajoute-t-il au paragraphe suivant, veut dire faire passer
la signification d’une expression du sens propre au sens
figuré, sans déroger à l’usage de la langue des Arabes,
en donnant métaphoriquement à une chose le nom d’une
chose semblable, ou de sa cause, ou de sa conséquence, ou
d’une chose concomitante, ou en usant d’une autre
métaphore couramment indiquée parmi les figures du
langage »17. Parce qu’elle est écrite dans une langue
forcément humaine et particulière ou située, la loi
révélée s’adresse aux hommes doués de raison ou
d’intellect et doit alors faire l’objet d’interprétation.
Averroès souligne en effet l’importance de l’esprit de la
lettre et la nécessité de comprendre le texte au-delà de
sa littéralité. Le présupposé majeur d’une telle thèse,
c’est que le sens apparent et exotérique du texte sacré
renvoie toujours et indéfiniment à un sens caché et
ésotérique. Tel est le sens du mot ta’wîl, qui
littéralement veut dire reconduction au sens originel ou
premier et l’effort de pénétration dans les arcanes du
sens qui l’expriment et l’extériorisent. L’entreprise de
signification et d’interprétation est ainsi infinie
puisque le sens qu’il s’agit de déchiffrer n’est ni
16
Discours décisif, § 5 de la traduction de Marc Geoffroy, GF-Flammarion, 1996, p.107.
17
Discours décisif, trad. Léon Gauthier (1948) rééditée en 1988 par les éditions Sindbad.
18
toujours disponible, ni immédiatement accessible.
« Lointain » et enfoui ou caché, il est à découvrir
toujours et inlassablement dans et par l’effort de
lecture et d’examen rationnel. C’est ce que confirme, à
nos yeux, le choix par Marc Geoffroy de traduire les mots
zâhir et bâtin, non pas seulement par « l’exotérique » et
« l’ésotérique », mais également par « le sens obvie » et
« le sens lointain », c’est-à-dire enfoui et profond. Au
§ 38, Averroès ne manque pas en effet de préciser que le
sens du « Texte révélé se dédouble en sens obvie [ou
apparent] et en sens lointain [ou caché] : l’obvie, ce
sont les symboles employés pour représenter les idées, et
le lointain, ce sont les idées elles-mêmes, qui ne se
découvrent qu’aux gens de démonstration. »

Pourtant, si le raisonnement déductif se révèle le


plus parfait de ceux qui sont à la mesure de l’homme de
« science profonde », il n’est pas le seul appliqué à la
connaissance de Dieu et à l’appréhension de la lettre du
Coran. C’est ce que montrent les paragraphes 5, 17 et 20
selon lesquels il existe d’autres méthodes d’assentiment
et d’adhésion au vrai et à la certitude ; il y a en effet
des arguments rhétoriques, dialectiques et démonstratifs.
Toute la question est de savoir comment ces différents
syllogismes sont reliés entre eux, s’ils conduisent au
même type d’assentiment et s’ils possèdent tous le même
degré de certitude. Car, comme le suggère Farâbî dans
Ihsâ’ al-ulûm, (Enumération ou classification des
sciences), « combien même l’assentiment rhétorique n’est
pas vrai, il ressemble au vrai […] et ce qui ressemble au
vrai entre dans la science du vrai qui est la logique ».
Voilà ce qui vient à nouveau renforcer et confirmer la
théorie de l’unité de la vérité.

Il convient dès lors de préciser ce qu’il faut


entendre par ce qu’Averroès appelle le syllogisme
démonstratif, celui qu’il évoque dès le paragraphe 5 et
qu’il désigne par le terme arabe de borhân, que l’on peut
traduire par « preuve », conclusion nécessaire d’un
raisonnement ou d’une démonstration » et par « argument
assertorique » et apodictique. Al-borhân est ainsi tout à
la fois ce qui est construit et résulte de l’examen
rationnel, et qui, partant, témoigne de la rigueur et de
la précision du raisonnement, mais également et en même
temps ce à quoi la raison accorde nécessairement son
19
assentiment. Il est en effet ce devant quoi elle
s’incline et ce qu’elle construit rigoureusement d’abord,
pour reconnaître ensuite comme nécessairement vrai ou
valide. Car, dit Averroès au § 34, « le fait d’assentir à
quelque chose par l’effet d’une preuve établie dans son
esprit est un acte contraint et non libre […]. »
Autrement dit, nul ne peut nier l’évidence ou la vérité
qu’établit le raisonnement démonstratif.

31) La nécessité, la légitimité et la supériorité du


syllogisme démonstratif et de l’activité
philosophique.

Le syllogisme rationnel et démonstratif, qu’Averroès


désigne par le concept ou le terme de borhân, est ainsi
la méthode la plus épurée de connaissance des étants et
d’interprétation des signes divins et du texte coranique.
Il suppose un processus d’approfondissement, puisque la
science qu’il produit et articule est, nous dit Averroès,
« profonde » et requiert des aptitudes particulières.
« Celui qui connaît vraiment Dieu doit inférer de l’ordre
d’examiner rationnellement les étants l’obligation de
connaître le syllogisme rationnel en ses différentes
espèces », écrit notre philosophe Cordouan au § 6. Les
niveaux ou strates de lecture et d’interprétation que
recèlent la lettre du Coran et la connaissance du monde
impliquent alors une hiérarchie des compétences ou
aptitudes humaines. S’il n’y a pas chez Averroès de
double vérité, il y a en revanche des disponibilités
différentes pour l’accueil du texte sacré et sa
compréhension. Après avoir montré au paragraphe 5 les
différents types de syllogisme, Averroès en vient à
préciser, dans plusieurs passages du Discours décisif,
que l’examen rationnel est l’affaire d’une élite, et
revient de droit comme de fait à celui « qui y est apte,
c’est-à-dire [à] quelqu’un qui réunit deux qualités :
intelligence innée [d’une part], honorabilité légale et
vertu morale, [d’autre part] » (§ 13). Il y a en effet
ceux qui, nourris de philosophie et de sagesse, ont accès
au vrai que la démonstration établit, ceux qui
parviennent à l’assentiment certain ; et il y a le plus
grand nombre, la ‘âmma, ou les gens du sens commun qui
n’ont accès qu’aux arguments rhétoriques et aux plaisirs
que procurent, par exemple, la poésie avec ses rimes et
20
métaphores. Mais, est-ce que cela signifie que pour
Averroès, les hommes sont inégaux ? La masse ou la foule
qu’il évoque est-elle irrémédiablement en dehors de la
raison ou de l’intellect ?

La réponse que l’on peut tirer du Discours décisif ne


nous semble ni affirmative ni négative. Mais, ce que nous
pouvons soutenir avec Averroès, c’est que tous les hommes
sont capables d’assentiment et que la différence entre
celui que génère la démonstration, et qui conduit à la
certitude, et celui dont les arguments sont rhétoriques
et seulement conjecturels ou probables, serait alors de
degré ou quantitative. Dans la mesure où tous les hommes
sont des êtres créés par Dieu et partagent la même
essence ou nature, ils disposent tous de la raison,
laquelle est, dans le Coran, la condition de possibilité
du salut. La raison ou le bon sens revêt en effet, dans
le texte révélé, un sens inclusif et constitue le trait
distinctif de l’humanité dans son ensemble. C’est
pourquoi, en accord avec le message coranique, pour
Averroès la raison, al-‘aql, est communément partagée et
cela même qui est supposé pour la réception de la
révélation et pour ce premier degré d’assentiment que
sont la foi, le consentement au message divin et la
croyance religieuse. Donc, si différence il y a, ce n’est
pas entre les hommes, mais bien entre les trois voies de
l’assentiment. Dans cette perspective, il n’y aurait de
différence qu’entre les accidents. Or la raison en
l’homme n’est pas accidentelle mais nécessaire et
naturelle. Si elle est aiguisée et exercée chez le
philosophe ou le sage et l’homme de « science profonde »,
elle reste sous forme de simple puissance chez les
autres. Chacun est en effet en droit d’appréhender le
texte révélé selon ses propres aptitudes et dispositions.
Ceci est à nos yeux corroboré par ce que dit Averroès
dans son livre Al-bidâyat où, abordant en quelque sorte
le statut ontologique de la femme, il écrit qu’il « n’y a
pas de différence fondamentale entre la nature de la
femme et celle de l’homme qui pourrait justifier son
exclusion de certaines fonctions réservées aux hommes ».
Puisque les natures des êtres humains ne sont ni figées,
ni définitives, les femmes, selon leurs aptitudes,
peuvent être juges, imâmes, khalifes et philosophes.

Cependant, ces précisions n’annulent pas la réalité


21
de la hiérarchie des aptitudes humaines, ni la conclusion
d’Averroès selon laquelle il existe bel et bien une
élite. Au paragraphe 16, il ne manque pas en effet de
préciser que la vérité, la certitude ou la « conviction
s’établit pour chaque musulman par la méthode propre à
produire son assentiment déterminé par la nature de
chacun ». Que faut-il entendre par le mot « nature » ?
Est-ce un ensemble de dispositions innées et
définitives ? Ou est-ce seulement l’actualisation plus ou
moins réussie ou parfaite des mêmes possibilités ? Pour
répondre à ces questions, il faut revenir au texte arabe
et à sa terminologie. Averroès emploie deux termes que le
traducteur résume par le concept synthétique de
« nature ». Or, si les deux termes arabes sont ici
incontestablement synonymes et s’ils peuvent être
traduits par ce concept générique de « nature », ils
connotent également l’idée de ce qui est en puissance ou
de prédisposition, ce qui tend à se déterminer et à se
spécifier. Par exemple, dans ce §, le premier terme nous
semble signifier les niveaux, moments ou rythmes de
disponibilité de chacun. Si certains, même jeunes par
exemple, sont en mesure de saisir la vérité qu’établit la
démonstration, d’autres doivent davantage mûrir et se
préparer pour y accéder. Il en est de même pour le
concept de tabî’at qui, au-delà du sens général de milieu
naturel ou d’environnement, et du sens particulier de
« nature » et « d’essence », semble en outre souligner le
lien en l’homme de la nature et de la culture, des
prédispositions innées, al-fitra18, et de l’éducation.
C’est ainsi que le pluriel tabâi’ désigne tout à la fois
le comportement spontané et commun de tous les hommes,
régulant leur conduite par des conventions et des règles,
et leurs habitudes, mœurs et coutumes, forcément
particulières, diverses et historiques. Ainsi, en
affirmant que les hommes ne connaissent que ce que leurs
aptitudes intellectuelles permettent, Averroès ne fige
pas le devenir des hommes ni ne leur ferme nullement le
champ indéfini des possibles. Il dépendrait au fond de
chacun de faire partie de l’élite et d’accéder à la
connaissance la plus achevée, celle que procure le
syllogisme démonstratif. Par ailleurs, l’élite dont il
parle ne renvoie ni à un peuple déterminé, ni même à un

18
Ce terme ne s’emploie que pour désigner l’homme dont la nature est duelle, à la fois biologique, sensible ou
charnelle, et spirituelle ou intellectuelle. Il a lien avec le corps, al-badan, qui est en quelque sorte l’épaisseur
charnelle et désirante.
22
groupe d’hommes défini une fois pour toutes et
définitivement. L’élection dont il s’agirait serait donc
celle du mérite que seul l’effort personnel de
clairvoyance, d’approfondissement du jugement et d’examen
rationnel rend possible. Tel nous semble être le sens du
§ 38 où Averroès nuance en quelque sorte son élitisme en
écrivant que « Dieu a fait à Ses serviteurs qui n’ont pas
accès à la démonstration, à cause de leurs dispositions
innées, ou de leurs habitudes, ou à défaut des conditions
[qui leur eussent permis] cet apprentissage, la grâce de
leur en présenter des symboles et des allégories, […] ».

II) Considérations métaphysiques du Discours décisif.

En somme, la supériorité du syllogisme démonstratif


n’est que l’effet de sa difficulté et des qualités
intellectuelles qu’il requiert et qui sont celles du
philosophe. Or celui-ci, rappelle Averroès au paragraphe
13, « réunit deux qualités : intelligence innée [d’une
part], honorabilité légale et vertu morale, [d’autre
part] ». Par « honorabilité légale », il faut entendre,
non seulement une connaissance solide du droit et des
sources de la chari’at, à savoir le texte coranique et la
tradition prophétique, mais aussi une conduite et un
comportement conformes scrupuleusement aux prescriptions
sociales et religieuses de l’islam. Le philosophe, tel
que le conçoit Averroès, est en effet à la fois incarné
et situé ; c’est un homme qui, selon lui, vit dans une
communauté de croyants et que caractérisent une foi
particulière et un crédo déterminé.

La « vertu morale » concerne en revanche l’homme en


tant qu’individu mais vivant en société et renvoie à
l’éthique personnelle et, notamment aux qualités de
prudence, de probité et du sens de discernement qui,
selon Averroès, doivent caractériser le philosophe, le
juge et le législateur ou le khalife. Ainsi les qualités
d’honorabilité légale et de vertu morale sont-elles
nécessaires au philosophe. Toutefois, elles ne sont pas
son lot exclusif puisqu’elles sont susceptibles d’être
partagées par un plus grand nombre d’hommes. Il faut donc
au philosophe une qualité supplémentaire et, tout à la
fois, décisive et ultime ; il lui faut « l’intelligence
innée », à savoir cette aptitude rare d’intellection et
23
de pouvoir saisir et comprendre ce qui est spontanément
caché au commun des hommes. Et si cette intelligence est
innée, ce n’est pas parce qu’elle serait une qualité ou
un attribut accidentel, que certains posséderaient et
d’autres non, comme le fait d’être noir ou blanc, homme
ou femme, mais parce qu’elle serait une capacité de
pénétration dans les plis du sens et une sorte de « don »
qui, à l’instar du génie de l’artiste et du
mathématicien, demeurerait insaisissable et
indéfinissable.

Et c’est précisément cette intelligence innée et


éminente que requiert la tâche ardue d’interprétation du
texte coranique. Au paragraphe 26, Averroès ne manquera
pas de préciser que « la Révélation comprend de
l’apparent et du caché, et qu’il ne faut pas que
connaissent le caché ceux qui ne sont pas hommes à en
posséder la science et qui seraient incapables d’y rien
comprendre. » La hiérarchie établie entre al-`amma (le
sens commun) et al-khassa (l’élite) est ainsi ce que
commande la distinction qu’opère le Coran entre ses sens
latent ou caché et patent ou manifeste. Averroès ne
manquera pas alors d’ajouter « qu’aucune époque n’a
manqué de savants qui jugeaient que la Révélation
comporte certaines choses dont il ne faut pas que tout un
chacun connaisse le sens véritable ». C’est précisément
ce qui distingue les sciences théoriques et
démonstratives des connaissances qu’Averroès qualifie,
dans ce même paragraphe, de « religieuses » et de
« pratiques » et qui doivent, selon lui, « être
dispensées indifféremment à chacun ». Or, pour établir
ces connaissances communes aux croyants, il « suffit,
écrit Averroès, que se soit réalisé à leur sujet un
consensus consistant dans la diffusion d’une position
doctrinale donnée, […] ». La vertu du consensus, auquel
participe en droit tout musulman et que soutiennent tous
les savants, est ainsi d’harmoniser la pratique
religieuse et de préserver l’unité de la cité et la paix
civile.

Le consensus n’a dès lors aucune utilité ni


pertinence pour les questions qualifiées de
« théoriques » par notre auteur. C’est pourquoi le
reproche de rompre al-ijmâ’ (le consensus), adressé par
Ghazâlî aux philosophes, comme Farâbî et Avicenne, se
24
révèle infondé. Au paragraphe 27, Averroès précise que
Ghazâlî, « dans son ouvrage connu sous le titre de
L’Incohérence, a catégoriquement conclu à leur infidélité
quant à trois questions : la thèse de l’éternité a parte
ante du monde ; celle d’après laquelle Dieu – exalté
soit-Il – ne connaît pas les particuliers – mais Dieu est
bien au-dessus de cela ; et pour avoir interprété les
énoncés révélés concernant la corporéité de la
résurrection et les modalités de la vie future. » La
discussion que déroule Averroès dans les paragraphes
suivants (de 28 à 38) revêt alors une portée métaphysique
et mobilise toute la connaissance qu’il possède de
l’œuvre de son maître Aristote, mais aussi de celle de
ses prédécesseurs musulmans et des deux grandes écoles du
kalâm, en particulier de l’acharisme.

1) La position de Ghazâlî et de l’acharisme.

Mais avant d’exposer les thèses que défend Averroès


quant à ces trois questions, il convient d’abord de
préciser ce qu’en pensent Ghazâlî et, avec lui, l’école
théologique des acharites, et ce qu’en pensent ensuite
les philosophes hellénisants que dénonce Ghazâlî et qui
sont notamment Farâbî et Avicenne (ou Ibn Sînâ). On
notera au préalable que l’auteur du Discours décisif
semble partager certaines des critiques adressées par
l’auteur de Tahâfut al-falâsifa (L’incohérence des
philosophes) aux néoplatoniciens de l’Islâm, et notamment
à Avicenne.

Formée au milieu du IVème/Xème siècle, l’école


théologique des Acharites a représenté une doctrine
médiane, et cela parce qu’elle s’est constituée à la fois
contre le littéralisme étroit de ce qu’on appelle Ahl al-
hadîth (les gens qui se réfèrent à la lettre du texte
révélé et aux dits du prophète et qui se réclament de
l’école des Hanbalites19), et contre le rationalisme de
l’autre école théologique et juridique, celle des
Mutazilites. L’acharisme est également l’école qui
dominera le monde sunnite, en Orient comme en Occident
musulmans, et qui fera de Ghazâlî, à partir du triomphe
des Seljoukides à Bagdad et de la fondation de leur
université, la Nizâmiyya, son meilleur porte-parole et
19
Les Hanbalites constituent, à l’instar des Mutazilites et des Asharites, une école juridique et théologique qui refuse
toute interprétation et prône la seule attention à la lettre du Coran et au comportement du prophète.
25
son représentant le plus véhément. En effet, s’appuyant
sur la doctrine des Acharites, Ghazâlî lance son
offensive, d’abord contre les tenants du bâtin20, ou du
sens ésotérique du Coran et des Hadiths, et contre les
philosophes, ensuite, ou les tenants de l’examen
rationnel et démonstratif.

Les circonstances historiques et politiques


favorables à l’extension de l’acharisme n’expliquent pas
à elles seules son triomphe dans le monde sunnite. Cette
école doit surtout son succès à la simplicité des
solutions doctrinales qu’elle apporte aux deux grands
problèmes rencontrés par les musulmans et les théologiens
de l’islâm. Le premier consistait à répondre à la
question de savoir comment Dieu-Un, souverain et
transcendant, crée le monde et fait advenir le multiple ;
ce problème se situe donc sur le plan cosmologique ou
métaphysique et nous renvoie à la question de l’éternité
du monde ou de son caractère adventice. Ce problème
entraîne en outre la question de la science divine et,
corollairement de la connaissance par Dieu des
particuliers. Quant au second problème, il concerne la
psychologie religieuse et l’individu, à savoir les
conditions de la réception du message coranique par la
communauté des croyants.

Nous nous attacherons pour notre propos au problème


cosmologique et métaphysique que résout l’acharisme grâce
à ce qu’on pourrait appeler son atomisme. Contre les
philosophes néoplatoniciens, qui comprennent la création
comme une succession d’émanations et de manifestations
procédant de l’Un absolu, Dieu, les Acharites estiment
que cette thèse contredit l’idée que les musulmans et
l’orthodoxie sunnite se font de la liberté et de la
volonté absolue et impénétrable de l’essence divine.
Selon eux, une telle thèse aboutit nécessairement à
identifier le principe et sa manifestation. Autrement
dit, entre l’Un et le multiple, il n’y aurait de
différence que de degré, et, pire encore, il y aurait une
communauté de nature. Or, de telles conceptions
contredisent, à leurs yeux, le monothéisme radical qu’est
l’islâm et constituent un shirk, c’est-à-dire une
idolâtrie (ou le fait d’associer au Dieu transcendant un
20
Les « Bâtiniens », comme les appelle Henry Corbin, visent d’abord les chiites, et notamment les ismaéliens, et les
falâsifa hellénisants ensuite.
26
autre que Lui et de commettre ainsi la plus haute
infidélité)21. On comprend dès lors la virulence de Gazâlî
dans son Tahâfut al-falâsifa (L’Incohérence des
philosophes) contre les deux grands néoplatoniciens de
l’Islâm, Farâbî22 et Avicenne.

Mais les Acharites ne se contentent pas de critiquer


l’émanatisme des philosophes et de certains soufis, mais
s’attaquent également à l’idée d’une causalité
universelle, défendue par les Mutazilites et par les
péripatéticiens de l’Islâm, tel Averroès par exemple.
Pour le mutazilisme, les phénomènes de la création sont
soumis à un ensemble de causes qui s’élèvent
graduellement depuis les causes secondes, régissant le
monde de la matière, jusqu’aux causes premières d’abord,
et jusqu’à la Cause des causes, Dieu, enfin. Pour les
Mutazilites, la causalité à l’œuvre dans la création est
en quelque sorte l’effet de l’infinie sagesse de Dieu.
Mais, dans une telle cosmologie, les Acharites ne
manqueront pas d’entrevoir une sorte de déterminisme
introduit dans l’être même de Dieu. En effet, pour le
mutazilisme, la création du monde serait nécessaire ;
Dieu ne pourrait pas ne pas créer, ce qui constitue, aux
yeux des Acharites, une entrave à la toute-puissance
divine et à la liberté absolue du Créateur.

Car, pour les Acharites en général, et Gazâlî en


particulier, la relation entre Dieu et l’univers et,
donc, la création du monde, trouve sa justification,
certes d’abord dans la toute-puissance divine, mais aussi
et corollairement dans l’indivisibilité de la matière. En
effet, c’est parce qu’elle est indivisible que la matière
suppose un principe extérieur et transcendant qui lui
donne, ainsi qu’à tous les êtres composés, corporels et
matériels, leur détermination et leur être particulier.
Grâce à cet atomisme ou à cette théorie de
l’indivisibilité de la matière, l’idée d’un Dieu créateur
apparaît désormais évidente. Dès lors, la conséquence
d’une telle conception n’est autre que la récurrence de
la création. Ne trouvant pas en lui-même les raisons
21
On comprend l’accusation de holûl (l’incarnation de Dieu et la fusion avec Lui) adressée par les religieux à certains
mystiques ou soufis et à tous ce qu’on appelle les « Bâtiniens ».
22
Farâbi comme Avicenne sont des commentateurs d’Aristote et fins connaisseurs de sa logique. Mais, prenant la
Théologie d’Aristote, qui est une compilation de quelques Ennéades de Plotin et d’autres écrits de néoplatoniciens,
comme Proclus, pour une œuvre proprement aristotélicienne . Farâbî rédige même un traité pour montrer l’accord
entre la philosophie de Platon et celle d’Aristote.
27
suffisantes de ses déterminations et combinaisons, tout
assemblage d’atomes définissant tel ou tel être
particulier, s’avère purement accidentel. Et c’est
précisément parce qu’ils sont en perpétuel changement que
ces accidents nécessitent l’intervention permanente d’un
principe transcendant qui les crée, les soutienne et les
maintienne dans l’être. L’univers en entier est ainsi
maintenu d’instant en instant par la « Main divine »
toute-puissante. Seule cette dernière est alors garante
de l’unité, de la cohésion et de la durée d’un univers en
expansion continue.

Ainsi, en bon acharite, Gazâlî déconstruit


méthodiquement la doctrine de l’éternité du monde et ne
voit qu’un tissu de métaphores et même de fantasmes dans
la procession des Intelligences d’Avicenne. Il montre par
ailleurs que les philosophes sont incapables de démontrer
ce qui relève d’une adhésion immédiate et qui, par
définition, est indémontrable, comme la nécessité du
Démiurge ou de l’Artisan divin, l’unité et l’incorporéité
de Dieu, et la connaissance qu’Il a des choses et des
êtres particuliers. Et s’il admet la « corporéité de la
résurrection », c’est parce que, dit-il, l’absoluité et
l’impénétrabilité de la liberté et de la volonté divines
autorisent l’adhésion au mystère et miracle de la
résurrection des âmes comme des corps, de leur
délectation ou de leur damnation dans la vie future.

Mais, que dit Averroès en guise de réponse aux


critiques de Ghazâlî ? Avant de répondre à cette question
et d’analyser la réfutation par Averroès de Ghazâlî dans
le Discours décisif, il convient de préciser qu’Avicenne
soutient l’éternité du monde, l’impossibilité pour Dieu
de connaître les choses ou les êtres particuliers, et la
non-résurrection des corps. Il estime en effet que
supposer le monde créé et advenu selon l’absolu vouloir
de Dieu, c’est introduire le changement et l’arbitraire
dans son infinie perfection et sagesse. Or, ceci
contredit l’immutabilité de Dieu qui, au contraire,
conforte la thèse de l’éternité du monde.

Toute la question est de savoir si Averroès est du


même avis qu’Avicenne. Pour répondre, nous commencerons
par dire que le premier reproche qu’il adresse à Ghazâlî
est de considérer l’œuvre d’Aristote, sa logique comme sa
28
métaphysique, à partir de ce qu’en dit précisément
Avicenne. Or, ce dernier lui-même n’a pas bien compris
Aristote, qu’il a platonisé, semble dire Averroès dans
L’Incohérence de l’incohérence. C’est pourquoi la tâche
qu’il s’impose prioritairement est de favoriser la
compréhension du maître Grec et de réhabiliter ainsi
l’activité philosophique et, par là même, les
péripatéticiens.

2) La connaissance divine des particuliers :


première réponse aux critiques des philosophes
par Ghazâlî.

Averroès commence d’abord par considérer, au


paragraphe 29 du Discours décisif, la question de la
connaissance par Dieu des particuliers. Se référant aux
« philosophes péripatéticiens », à Aristote notamment, et
soucieux, en tant que musulman et monothéiste, de
concilier l’omniscience de Dieu avec son immutabilité, il
écrit que « leur opinion, au contraire, est qu’Il les
connaît, d’une science génériquement différente de celle
que nous en avons ». Que serait alors la science divine
par rapport à la science humaine ? Averroès répond,
d’abord grâce à l’adverbe « génériquement », soulignant
d’emblée la différence de nature entre les deux types de
science, et en écrivant ensuite que « notre science est
un effet causé par l’objet connu, et [qu’] elle est par
conséquent adventice comme l’objet, et mutable comme
lui ». La science humaine a donc les imperfections et les
défauts ou limites de ce qui est voué à la corruption et
à la génération ; elle est forcément partielle ou
approximative, imparfaite et inachevée. En revanche, « la
science de Dieu, ajoute Averroès, est elle-même
causatrice de ce qui est son objet, et qui est l’être ».
Elle est donc parfaite, achevée ou infinie et immédiate
ou totale. Dieu, écrit à cet égard Averroès dans Damîma
ou Appendice23, « connaît les choses parce qu’elles ne
proviennent de Lui qu’en tant qu’Il connaît, non pas en
tant qu’Il existe purement et simplement, ni en tant
qu’Il existe avec tel ou tel attribut, mais en tant qu’Il
connaît ». Autrement dit, c’est par Sa science infinie
que Dieu est cause de tout, du monde et des corps.
Averroès estime en effet « [qu’] en tant qu’Il ne connaît
23
C’est l’écrit que mentionne Averroès à la fin du § 29 et dont il dit qu’il l’a rédigé à la demande d’un ami,
probablement le khalife al-Mohade Abû Ya’qûb Yûsuf.
29
que Lui-même, Dieu connaît les étants par [son] être, qui
est la cause de leur être ». Dieu ne connaît pas les
choses une fois qu’il les a produites et mises à l’être,
mais c’est sa science infinie qui se révèle en elle-même
et par elle-même productrice et créatrice. En revanche,
l’homme ne peut connaître que ce qui est mis à l’être,
que ce qui est produit ou généré ; et il ne forme
d’universaux qu’à partir de particuliers mutables,
adventices et perçus d’abord par le corps et les sens.
Car, comme le dit Averroès au paragraphe 30, « les
universaux que nous connaissons sont aussi des effets
causés par la nature de l’étant, […] ».

Il n’y a donc aucune commune mesure entre la science


divine et celle des hommes ; et c’est par simple
homonymie que nous parlons de « science » dans les deux
cas. « Comparer l’une de ces sciences à l’autre revient à
assimiler des choses contraires par leurs essences et
leurs propriétés, ce qui est le comble de l’ignorance »,
écrit Averroès au § 29. Les mots de même forme mais de
signification antithétique, donnés en exemple dans ce
texte, sont ce que les linguistes arabes présentent comme
des cas particuliers d’homonymie ou d’ishtirâk lafdhî.
Donc, selon Averroès, Ghazâlî se trompe en prêtant aux
philosophes péripatéticiens la thèse selon laquelle Dieu
ne connaît pas les particuliers. En montrant que les deux
sciences, divine et humaine, « ne peuvent être embrassées
dans une même définition », Averroès ne critique pas
seulement Ghazâlî, mais dénonce également la méthode du
raisonnement des théologiens (ahl al-kalâm), à savoir la
dialectique de l’homonymie. Dès lors, contrairement à la
science humaine, la science divine ne peut être ni
particulière ou partielle ni universelle. Car, si on
admettait que Dieu connait les choses particulières de
manière universelle, comme le pensait Avicenne, on
suggérerait que Dieu aurait la science du particulier en
puissance et on mettrait alors en cause son immutabilité
et sa perfection. Or, tout ce qui est en puissance est
exclu de la science divine.

Averroès résout ainsi le problème de la connaissance


par Dieu des particuliers et lève l’accusation
d’infidélité qui pèse sur les philosophes, et notamment
les péripatéticiens, grâce au principe de causalité.
Faisant alors de Dieu un Acte pur et de sa science la
30
cause première, Averroès réhabilite Aristote et sauve par
là même le problème de la révélation comme celui de la
prémonition ou de la prophétie. Car, l’un des paradoxes
soulevés par Ghazâlî est de noter que si Dieu ne
connaissait que l’universel et non les particuliers, il
ne pourrait pas décider de la fidélité de l’un et le
rétribuer, comme de l’infidélité d’un autre et le damner.
Il ne pourrait pas non plus distinguer les prophètes
entre eux et leurs messages respectifs. Car, si tel était
le cas, il y aurait là une remise en cause de l’un des
crédos fondamentaux de la foi islamique, la croyance en
la prophétie en général et en celle de Muhammad en
particulier. C’est pour répondre à ces remarques
qu’Averroès exprime au § 30 son étonnement de voir
Ghazâlî, mais aussi Avicenne, « s’abuser à propos des
péripatéticiens au point d’imaginer que Dieu ne connaît
pas de sa science prééternelle les choses particulières,
eux dont l’opinion est que la vision vraie comprend la
prémonition des choses particulières devant advenir dans
le futur, et que cette science prémonitoire survient à
l’homme dans son sommeil de la part de la Science
prééternelle qui gouverne et domine le tout ». C’est donc
à partir de la science infinie de Dieu, qu’Averroès en
vient à justifier, non seulement la divination par les
songes, mais aussi et surtout la révélation du Coran par
l’intermédiaire de l’ange Gabriel (al-wahy) au prophète
Muhammad et la connaissance par Dieu du ghayb, de ce qui
fut et de ce qui sera, du temps passé comme du temps
futur. Cette justification ne vise pas seulement à
souligner la continuité logique de l’ensemble des
syllogismes et des actes du langage, mais à montrer
également que l’acte de conception ou de représentation,
al-tassawwur, est intimement lié, non pas seulement à la
faculté intellective ou à l’intellect, mais à
l’imagination également. Fidèle à Aristote pour lequel
l’âme ne peut penser sans image24, et à sa méthode de
l’ittisâl ou de mise en relation et de connexion,
Averroès ne cesse en effet d’établir des correspondances
et de traduire, grâce aux Anciens et à leurs concepts,
les termes et métaphores du texte sacré. « Ce que disent
les Anciens à propos de la révélation et de la vision,
écrit Averroès dans Incohérence de l’incohérence25, se
rapporte à Dieu par la médiation d’un être spirituel non
24
Cf Aristote, De anima III, 7, 431 a 16-17.
25
Averroès, Tahâfut al-tahâfut, pp. 515-517.
31
corporel, donateur, selon eux, de l’intellect humain ;
c’est ce que les contemporains appellent intellect agent
et que le récit scripturaire appelle ange ».

3) L’éternité a parte ante du monde : deuxième


réponse à Gazâlî.

La question de la science divine des particuliers


annonce celle de l’éternité a parte ante du monde et
celle, corollaire, de son caractère adventice. Dans le §
31, Averroès commence d’abord par minimiser la différence
entre les théologiens et les philosophes anciens sur
cette question, et à la réduire à une simple affaire de
mots ou de dénomination. « Tous, écrit-il, s’accordent à
dire qu’il y a trois sortes d’être, dont deux extrêmes
opposés et un intermédiaire entre ces deux extrêmes ».
Ceux-ci sont les corps matériels ou sensibles et
appréhendés par les sens ou la sensation, et Dieu,
« celui qui est l’Agent de tout, qui fait venir et
maintient tout à l’être » et qui « s’appréhende par la
démonstration ». Quant à l’être « intermédiaire entre les
deux extrêmes, c’est l’étant qui n’est pas venu à l’être
de quelque chose, et dont l’acte d’être n’est pas précédé
par le temps, mais qui est par quelque chose, à savoir
par un Agent : c’est le monde dans sa totalité ». Ces
trois sortes d’être sont donc les corps, le monde et
Dieu. Les corps, qui sont tout à la fois tirés de quelque
chose et causés par quelque chose, s’opposent
radicalement à Dieu qui, comme Acte pur, ne peut être ni
tiré de quelque chose ni causé par autre que Lui. Sur ces
deux extrêmes, il y a accord non seulement entre les
philosophes et les théologiens, mais aussi avec le texte
coranique.

La divergence entre théologiens et philosophes ne


concerne que le monde : celui-ci n’est pas tiré de
quelque chose mais est causé par quelque chose qui lui
est extérieur et le maintient dans l’être, Dieu. C’est à
la justification de cette thèse et à son explication que
sont consacrés les deux § suivants. En effet, pour les
uns comme pour les autres, « l’être du monde n’est pas
précédé par le temps - […] puisque le temps est connexe
au mouvement et aux corps », et le temps futur comme
l’être dans le futur sont infinis. Mais, contrairement
aux aristotéliciens, les théologiens, suivant en cela les
32
platoniciens, estiment que le temps passé et l’être dans
le passé sont, en revanche, finis et que le monde est
créé ex-nihilo. Or, l’antériorité de Dieu en tant que
cause du monde n’entraîne pas une antériorité selon le
temps. En outre, parce que le temps est la mesure du
changement ou du mouvement, il faut qu’il y ait quelque
chose qui change et qui soit mû, à savoir la matière,
laquelle se révèle être illimitée dans le passé et dans
le futur, c’est-à-dire éternelle. Tel nous semble être le
sens de la thèse de l’éternité a parte ante du monde qui
montre que ce dernier est causé par un agent, Dieu, qu’il
n’est pas précédé par le temps et qu’il n’est pas, comme
les corps, soumis à la corruption et, donc, adventice.

Mais, le caractère d’intermédiaire de l’être du monde


réconcilie au fond philosophes et théologiens et permet
d’affirmer avec Averroès que « les noms de prééternité et
d’adventicité appliqués au monde dans sa totalité [ne]
sont [pas] des opposés ». En effet, Selon la similitude
choisie, celle des corps tirés de quelque chose et causés
par quelque chose, ou celle de Dieu, qui comme Agent et
cause de tout, n’est ni tiré de quelque chose ni causé
par quelque chose, on peut qualifier l’être du monde
tantôt de prééternel, tantôt d’adventice. Car, dans ces
deux cas, il ne s’agit que de dénominations par
similitude et non de déterminations au sens propre. Ne
peut être nommé prééternel, à proprement parler, que ce
qui est non causé, c’est-à-dire Dieu et non le monde qui,
lui, est causé. Mais, doit-on le qualifier pour autant
d’adventice ? Non, semble dire Averroès, puisqu’il n’est
pas corruptible comme le sont tous les corps
nécessairement adventices. C’est dire qu’aucune
dénomination ne peut prévaloir sur l’autre. Il s’ensuit
que taxer d’infidélité la thèse des péripatéticiens et de
tous les philosophes est le comble de l’ignorance.

D’ailleurs, pour Averroès, les théologiens qui font


le reproche d’infidélité aux philosophes commettent la
grave erreur de perdre de vue, dans leurs controverses,
le texte coranique. Leurs opinions sur le monde « ne sont
pas conformes au sens obvie [ou manifeste] du Texte
révélé!», dit-il au § 33. En effet, l’examen inductif des
sourates évoquant la manière dont Dieu a fait être ou a
donné existence au monde, infirme la thèse acharite selon
laquelle l’être dans le passé et le temps passé sont
33
finis. C’est, selon Averroès, ce que confirme le verset 7
de la sourate XI du Coran où il est clairement stipulé
que « c’est Dieu qui a créé les cieux et la terre en six
jours – Son trône alors était sur l’eau ». Ainsi, selon
son sens obvie, ce verset montre que « quelque chose a
été antérieurement à cette existence-ci […] ; et que
s’écoulait du temps antérieurement à ce temps-ci, c’es-à-
dire le temps qui est apparié à cette forme d’existence-
ci, et qui est le nombre du mouvement de la sphère
suprême26 ». Les mots « trône » et « eau » semblent donc
militer pour l’existence d’un être dans le passé avant
que le monde ne reçût la forme qui est la sienne. Se
comprend dès lors la distinction qu’opère Averroès entre
la forme et l’être du monde : la première est adventice,
puisque la forme du monde est mise à l’être et est
susceptible de changement, quand l’être du monde et le
temps qui lui apparié, « sont sans fin », infinis ou
éternels. Il y a donc un temps antérieur au temps
physique, et « l’être créé par Dieu a précédé la
formation qui a créé ce monde-ci », écrit Alain De Libera
dans l’introduction au Discours décisif.

Par ailleurs, le verset 48 de la sourate XIV du


Coran, « le Jour où la terre sera changée en autre chose
que la terre, et [de même] les cieux […] », souligne
clairement, selon Averroès, « qu’il y aura une seconde
existence après celle-ci ». Ce verset constitue pour
notre auteur l’argument scripturaire et d’autorité qui
sert à justifier l’idée que la fin du monde n’est en rien
un anéantissement ou une extinction définitive de la
matière mais bien une transformation, et celle,
corollaire, de la pérennité ou de l’infinité du temps
futur. La référence à ce verset coranique vise également
à permettre la compréhension de la résurrection des corps
et à établir l’intelligibilité des modalités de la vie
future. Telle est enfin la portée du dernier verset cité
par Averroès dans ce § 33, « [Dieu] s’est tourné vers le
ciel qui était une fumée […] »27, lequel stipule par son
sens apparent que « les cieux ont été créés de quelque
chose », et que Dieu n’a jamais été avec le pur néant. La
création du monde à partir de rien ou du néant est une
idée éloignée du texte coranique et « n’y est nulle part

26
Cette définition du temps physique est empruntée à Aristote par Averroès, qui vise ainsi à montrer la conformité des
Anciens, c’est-à-dire d’Aristote et des péripatéticiens musulmans, au texte coranique.
27
Coran, XLI, 11 (trad. Masson)
34
énoncée univoquement », écrit à cet égard Averroès.

Ce dernier répond ainsi aux trois critiques que


Ghazâlî adresse à Farâbî et Avicenne et montre
rigoureusement, à partir de la lettre du Coran, que les
philosophes anciens et grecs sont en accord avec le sens
exotérique de la révélation et que les acharites, qui
prétendent expliquer la lettre même du texte coranique,
s’en éloignent pourtant et sont sur des positions
philosophiques platoniciennes. Il s’ensuit que les
philosophes péripatéticiens de l’Islâm ne peuvent être
accusés de rompre le consensus. Par ailleurs, le comble
du paradoxe, c’est que les théologiens acharites eux-
mêmes contreviennent à l’ijmâ’, puisque personne ne peut
les suivre sur une interprétation erronée du sens
apparent du Coran. Car, pour qu’il y ait authentiquement
consensus, il faut que l’ensemble des groupes de savants
musulmans, y compris les philosophes, accordent leur
consentement à une doctrine et à une interprétation
conformes à la loi révélée et aux aptitudes du plus grand
nombre des musulmans.

Voilà ce qui conduira Averroès à distinguer, dès le §


34, deux sortes d’erreurs en matière théorique comme en
matière pratique. Il commence d’abord par évoquer le
domaine théorique qui se caractérise par sa difficulté,
mais aussi et en même temps par son exigence de rigueur
et d’approfondissement. Car, le devoir du philosophe et
du savant en général est de s’incliner devant ce que la
preuve du raisonnement démonstratif établit. « Le fait
d’assentir à quelque chose par l’effet d’une preuve
établie dans son esprit est un acte contraint et non
libre, […] », écrit en effet Averroès en précisant
« qu’il n’est pas en notre pouvoir d’assentir ou non de
la même façon qu’il est en notre pouvoir de nous mettre
ou non debout ». Or, il n’est pas toujours aisé d’établir
la vérité et d’être à l’abri de l’erreur. C’est pourquoi
celle-ci se révèle pardonnable. En revanche, l’effort
d’établir grâce à la démonstration le vrai doit être
récompensé. C’est ce que corrobore le hadîth mentionné
dans ce § et dans lequel le prophète déclare « qu’un juge
produise un effort de jugement personnel et tombe juste,
il sera doublement récompensé. Qu’il se trompe, il aura
une récompense simple. » Or, ajoute Averroès, « y a-t-il
juge plus éminent que celui qui juge que l’être est tel
35
plutôt que tel ? » C’est dire que les meilleurs juges,
ceux qui selon Averroès « jugent sur les étants », sont
les savants et les philosophes auxquels Dieu a donné la
charge d’interpréter le texte révélé et d’user du
syllogisme démonstratif. Et si ces savants peuvent se
tromper, même quand ils suivent rigoureusement les règles
de leur science ou de leur art, comme dans l’examen
rationnel, l’art médical et le droit ou le jugement
légal, leur erreur est, « du point de vue de la Loi »,
pardonnable. Dès lors, si toutes les interprétations ne
se valent pas et si l’exigence du vrai se révèle
régulatrice dans l’examen rationnel du texte coranique et
des étants, interpréter reste à jamais un exercice
permanent, mobilise un effort continu, et la vérité qu’il
vise demeure toujours à la mesure de l’homme, polémique28
et animé par l’exigence de prudence et le désir de
sagesse.

Quant aux deux sortes d’erreur qui concernent la


pratique religieuse et le strict domaine du dogme et du
culte, elles sont tantôt l’impiété ou l’infidélité,
tantôt l’innovation blâmable. C’est ce que montre
Averroès dans les § 35 à 40, en désignant ce type
d’erreur de péché. En effet, partant du verset coranique
286 de la sourate II, selon lequel « Dieu n’impose à
chaque homme que ce qu’il peut porter » ou supporter, le
philosophe Cordouan estime que le musulman n’engage sa
responsabilité légale, qui suppose le libre-arbitre, qu’à
propos de ce sur quoi il a pouvoir d’agir. Il ne doit
donc assentir que selon sa nature ou ses dispositions,
comme il n’a pas à se prononcer sur les choses qu’il ne
connaît pas et dont il ne maîtrise ni le sens, ni la
portée ni les conséquences. Lorsque le théologien se
hasarde à conjecturer sur des questions métaphysiques et
à errer par ignorance ou inaptitude, son erreur est une
innovation blâmable. De même, lorsque le philosophe se
met à nier et à remettre en cause les principes
fondamentaux de la révélation, qui sont la reconnaissance
de l’unité et de l’existence de Dieu, des prophéties, de
la béatitude et des tourments dans l’au-delà, il commet
le grave péché d’orgueil, va au-delà de ses compétences
et trahit ses obligations. Car, si la véracité de ces
trois dogmes fondamentaux peut être établie par les trois
28
Au sens de Bachelard lorsqu’il parle dans Le Nouvel esprit scientifique de « l’observation scientifique » qu’il qualifie
justement de « polémique ».
36
types d’arguments, rhétoriques, dialectiques et
démonstratifs, il faut admettre l’existence dans le Coran
d’énoncés dont le sens obvie suffit, « qu’il n’est pas
permis d’interpréter, et dont l’interprétation est
infidélité […], ou innovation blâmable […]. »

III) La portée éthique et politique du Discours


décisif.

Les deux sortes d’erreurs trouvent en réalité leur


source dans les deux types de sens, « sens obvie » et
« sens lointain » du Coran. Parce que la Révélation
s’adresse à tous les hommes, ces sens sont à la portée de
tous mais selon la méthode de lecture et de compréhension
dont chacun est capable. Le sens apparent s’adresse à
tous les musulmans et doit faire, par conséquent, l’objet
d’un consensus. Quant au philosophe, son devoir et sa
fonction principale dans la cité musulmane consistent à
interpréter le « sens lointain » du texte révélé afin
d’éclairer ses pairs, les autres savants, et de guider
les princes ou gouvernants. C’est pourquoi, tout en
soulignant dès le paragraphe 17 l’universalité du message
de Muhammad, Averroès ne cesse de renvoyer à une sorte de
communauté de savants et de chercheurs qui, à travers la
géographie et l’histoire, ouvrent une chaîne de filiation
intellectuelle et se relaient.

1) L’acte de philosopher comme prise en charge d’un


héritage et comme expérience d’ouverture aux
autres.

Il préconise en effet le recours aux « Anciens »29


et mentionne une sorte de dette que chaque génération
mais aussi chaque peuple et chaque culture ou
civilisation doivent aux autres. Le paragraphe 9 est à
cet égard particulièrement éloquent puisqu’il y est
précisé que « si d’autres que nous ont procédé à quelque
recherche en cette matière, il est évident que nous avons
l’obligation, pour ce vers quoi nous nous acheminons, de
recourir à ce qu’en ont dit ceux qui nous ont précédés.
Il importe peu que ceux-ci soient ou non de notre
religion ». Et s’il « nous faut puiser à pleines mains
dans leurs livres », ajoute-t-il, c’est pour nous en

29
Discours décisif, § 8.
37
instruire en faisant la part entre ce qui est utile et
recevable et ce qui doit être signalé comme erreur ou
méprise. La philosophie dont parle Averroès ne se réduit
donc pas aux outils logiques, qui président à
l’organisation de la pensée, mais s’inscrit également
dans une histoire, celle des hommes et de leurs idées.
C’est une œuvre humaine commune dont l’édifice est
toujours à parfaire. Et comme chaque homme peut et doit,
selon ses aptitudes, apporter sa pierre à l’ouvrage, la
connaissance des œuvres des autres ne signifie nullement
reproduction du même, ni simple imitation servile des
anciens, mais une revivification de leur apport et son
adaptation aux spécificités culturelles de ses
récepteurs. Il s’agit en effet d’y reconnaître ce qui y
est universel et à la mesure de tout homme, et de
souligner l’unité de la vérité et la continuité des
projets humains pour y parvenir.

Car, si l’on doit s’évertuer à examiner


rationnellement toute sorte de textes et tous les êtres
ou étants, c’est bien parce que le sage participe de cet
Intellect séparé, garant de l’unité de l’espèce humaine,
et semble animé par une sorte de mission envers les
autres. En effet, comme le montre Averroès au paragraphe
8, « il serait difficile, pour ne pas dire impossible,
qu’un seul homme pût connaître par soi-même et de prime
abord tout ce qu’il y a besoin de savoir en la matière ».
En cela , il s’écarte de ses deux prédécesseurs, Ibn
Bajja, ou Avempace des latins, et Ibn Tufayl qui, avant
lui se sont posés la question de la connexion ou de la
continuité entre la sagesse, al-hikmat, et la loi
révélée, al-charî’at. Pour le premier, le contexte
politique et religieux de la société andalouse de
l’époque est hostile à l’exercice de la raison et donc de
la philosophie. Pour vivre en paix et exercer son
activité philosophique et rationnelle, le philosophe doit
alors se retirer et s’isoler. C’est ce qu’il préconise
dans son livre Le régime du solitaire. La même idée est
en quelque sorte défendue dans le roman philosophique
d’Ibn Tufayl, Hayy Ibn Yaqdhân, où ce dernier défend la
possibilité d’accéder à la vérité pour l’homme seul ou
isolé qui, grâce à l’exercice de sa raison et de sa
puissance de conception, parvient progressivement à la
vraie connaissance de Dieu et du monde. Telle n’est pas
l’option d’Averroès qui, selon les termes d’Alain de
38
Libéra, serait un « intellectuel organique », c’est-à-
dire un homme qui pense à l’abri du pouvoir politique et
religieux, mais aussi un câdî, disposant d’une véritable
autorité religieuse et politique, et un médecin de cour.

2) Le rôle du philosophe et du câdî dans la cité.

Mais Averroès ne s’écarte pas de ses prédécesseurs


uniquement pour des raisons conjoncturelles et
hasardeuses ; il s’en distingue également pour des
raisons structurelles et inhérentes à sa conception du
rôle de l’intellectuel ou du philosophe et du câdî dans
la société musulmane. En s’appuyant sur le parallélisme
ou l’homologie qu’il établit entre le syllogisme
rationnel et le syllogisme juridique, il en vient à
préciser au paragraphe 8 que « si aucun de ceux qui nous
ont précédés ne s’était livré à une recherche sur le
syllogisme rationnel et ses espèces, ce serait une
obligation pour nous que d’inaugurer cette recherche, et
pour le chercheur à venir de s’appuyer sur le chercheur
passé, de sorte que cette connaissance parvienne à sa
perfection ». Le sage est d’abord celui qui ose assumer
son obligation d’inaugurer, grâce aux syllogismes
juridique et rationnel, les recherches ayant trait au
sens de la révélation d’abord et de la vie ici-bas
ensuite. Il serait, pour Averroès, non pas tant seulement
le philosophe, dont la discipline mobilise des aptitudes
supérieures, mais également le câdî ou le spécialiste du
droit qui se nourrit sans cesse de philosophie et qui est
le sage pratique en quelque sorte. C’est ce que semble
illustrer le paragraphe 12 selon lequel la science qui
« appelle le plus la comparaison avec les mathématiques,
c’est la science des fondements du droit, et du droit
lui-même, […] ». Ce dernier est donc aussi rigoureux et
méthodique que le sont les mathématiques, lesquelles,
intelligibles ou abstraites et pures, sont, depuis
Platon, préparatoires à la philosophie, instrumentales et
donc à la fois propédeutiques ou paradigmatiques et
pédagogiques.

Toute la question est désormais de savoir pourquoi le


juge et, dans une certaine mesure, le philosophe
incarnent la figure de l’intellectuel et assument une
fonction clairement politique. Nous savons que le
39
reproche principal adressé par Averroès aux théologiens
du kalâm porte sur le danger de division et de discorde
qu’ils font encourir à la cité et aux musulmans. Ce n’est
donc pas tant leur incompétence philosophique et logique
qui est dénoncée, mais bien parce que leurs idées et les
divergences profondes de leurs écoles menacent la
cohésion sociale. La critique qui leur est adressée est
ainsi celle-là même que Platon adresse aux sophistes ;
elle est principalement éthique et politique.

C’est pourquoi la hiérarchie des voies d’accès au


vrai et la supériorité de clarté et de certitude de la
démonstration ne conduisent pas Averroès à condamner les
arguments rhétoriques. Parce que la finalité de « la
révélation n’est que d’enseigner tous les hommes, il
fallait nécessairement que le texte révélé comprît tous
les types de méthodes de production de l’assentiment et
de la représentation », écrit-il au § 51. « La finalité
de la révélation, ajoute Averroès, est d’enseigner la
science vraie et la pratique vraie ». La poésie, ses
métaphores et allégories comme l’ensemble des productions
de l’esprit sont, dans cette perspective, des formes
d’expression aussi légitimes et vraies que celles que
produisent la philosophie et ses concepts, et cela parce
que ce sont des œuvres de la raison et parce que tout
enseignement repose sur deux sortes d’opération : « [la
production] de la représentation et [la production] de
l’assentiment ». S’adressant au plus grand nombre, dont
le souci n’est autre que la conduite prudente des
affaires quotidiennes, « les arguments (rhétoriques),
explicitement mis en œuvre par le Texte révélé, relèvent
dans leur majorité des méthodes de production de la
représentation et de l’assentiment […] ». Etant
incontestablement un raisonnement, l’argument rhétorique
constitue néanmoins ce qu’on appelle un enthymème, à
savoir un syllogisme auquel manque une prémisse, qui
procède par ellipse et qui emporte immédiatement et sans
examen l’adhésion. Car, précise Averroès au § 51, si
« les méthodes de production de l’assentiment qui se
présentent aux hommes sont au nombre de trois –
démonstrative, dialectique et rhétorique -, les méthodes
de production de la représentation [sont] au nombre de
deux – représentation de la chose elle-même, ou de son
symbole – […] ». La première représentation est affaire
de démonstration, la seconde relève de la rhétorique et
40
même de la dialectique.

Ainsi l’intérêt de ce paragraphe 51 est non seulement


de reprendre l’argument coranique selon lequel le miracle
du texte révélé réside dans son destinataire universel,
mais également et, en quelque sorte, dans la définition
que propose Averroès de la politique et, corollairement,
de la révélation religieuse. Comme pour les Grecs, la
politique est d’abord pédagogie et éducation de l’âme ou
de l’homme qui, selon les philosophes musulmans, est un
être intermédiaire entre Dieu et les autres êtres
vivants, un être investi de la mission de vicariat ou de
représentant de Dieu sur terre. « La science vraie »
qu’enseigne la Révélation est « la connaissance de Dieu
et des étants tels qu’ils sont », mais aussi, ajoute
Averroès au § 49, « la connaissance de la béatitude et
des tourments dans l’au-delà ». Cette double
connaissance, spéculative ou métaphysique d’une part, et
éthique ou politique et eschatologique d’autre part,
revient exclusivement aux hommes de démonstration. Quant
à la pratique vraie qu’enseigne la Révélation, elle est
définie par Averroès à partir de son objectif, à savoir
l’évitement des actes qui valent les tourments ici-bas et
dans la vie future. Or, le croyant ne peut éviter les
vices et les tentations que s’il s’évertue à accomplir
des actes qui lui assurent la félicité. Pour ce faire, il
doit alors acquérir « la connaissance de ces actes ».
Ceux-ci sont de deux catégories : les actes « extérieurs
et corporels », qui concernent la pratique cultuelle et
rituelle que commandent la Loi révélée et ses
obligations, et les actes moraux ou « psychiques,
telles que la gratitude, la patience et autres
dispositions morales prescrites ou proscrites […] », à
savoir les vertus et les vices, « dont la science
s’appelle ascétisme ». Cette « pratique vraie » et la
science qui l’accompagne relèvent de la rhétorique mais
aussi de la dialectique, de « ces méthodes de production
de l’assentiment communes à la majorité des hommes »,
écrit Averroès au § 52.

On peut dire alors que la démonstration et la


rhétorique ne s’excluent pas et constituent deux voies
parallèles pour atteindre la vérité. En revanche, la
dialectique est pour Averroès ambivalente ; elle oscille
entre la sophistique ou l’éristique et la démonstration.
41
La présentant comme une méthode médiane que pratiquent
les théologiens mutazilites et acharites, Averroès en
fait au § 54 un examen rationnel susceptible de
« produire une persuasion meilleure que le sens obvie de
l’énoncé » coranique, et lui confère par conséquent un
rôle possiblement positif dans l’éducation des croyants.
Mais, usant très souvent d’arguments complexes pour
parler des principes simples de la foi, les propos des
dialecticiens finissent par avoir l’apparence de vérité
et de n’être que des ratiocinations creuses et stériles.
Les théologiens confondent alors le vrai en soi avec ce
qui est vrai accidentellement et mettent en débat des
questions qui ne méritent pas de l’être. Et c’est en cela
que les spécialistes de la dialectique, à savoir les gens
du kalâm, sont dangereux, semant la division et la
discorde parmi les musulmans. Tout le Discours décisif
vise en effet à dénoncer leur mauvais usage du
raisonnement démonstratif et leur incompétence en matière
de logique et de métaphysique. Car si la démonstration
et la rhétorique mènent, chacune à sa manière, à la
vérité, la dialectique peut en éloigner et sème le
trouble dans les esprits. Le reproche qu’adressent les
théologiens du kalâm aux philosophes, à savoir de
favoriser l’infidélité et d’éloigner de la loi révélée,
leur est, encore une fois, retourné par Averroès.

3) La nuisance politique des théologiens et des


jurisconsultes (foqahâ’).

Mais, qui sont ces théologiens du kalâm qu’Averroès


qualifie de sectaires et condamne comme étant les
sophistes du monde musulman ? Avant de répondre, il
convient de savoir ce que représente ce mouvement
d’explication et de compréhension du Coran qu’est le
kalâm. Comme son nom l’indique, ce dernier traite de la
parole de Dieu incarnée dans le texte révélé, un texte
proféré dans une langue humaine, l’arabe. D’emblée, les
problèmes soulevés par la lecture et la réception du
message coranique se révèlent d’ordre philosophique.
Faisant référence à lui-même, le Coran, dans sa sourate
41, verset 2-3 déclare en effet qu’il « est une
révélation descendue de la part du Très Miséricordieux,
Un livre dont les versets sont détaillés (ou clairs), un
Coran arabe pour des gens qui savent. » Mais que signifie
« un Coran arabe » ? Deux lectures ou interprétations
42
sont, là aussi, possibles. La première fera de la langue
de la révélation, l’arabe, une langue sacrée et partant
conclut, non seulement à l’inimitabilité du Coran et à
son caractère intraduisible et, donc, ininterprétable,
mais aussi à la supériorité des savoirs que génère
précisément le Texte sacré par rapport à ceux qui sont
profanes et importés. Mais, étant en rupture avec la
portée universelle du Coran et de son message, cette
version du verset coranique ne peut être retenue. Car,
l’autre lecture semble plus conforme à l’esprit du Coran,
puisque Dieu a choisi de se dire, de s’exprimer et de
révéler sa Parole dans une langue humaine et aussi
particulière que les autres. C’est précisément cette
version que confirme le verset 4 de la sourate 14 où Dieu
déclare : « Et Nous n’avons envoyé de messager qu’avec la
langue de son peuple, afin de l’éclairer ». Ainsi, l’un
des problèmes auquel est confronté le kalâm est celui de
la traduction, laquelle est une modalité de
l’interprétation, à savoir non seulement le passage ou le
transfert de sens d’une langue vers une autre, mais aussi
l’explication et l’interprétation du texte sacré à partir
d’outils et de concepts rationnels et logiques extérieurs
et de pure production ou institution des hommes.

Or, le problème de la traductibilité et de


l’inimitabilité du texte révélé ne manque pas de soulever
celui du statut du Coran. Descendu ou révélé et proféré
dans une langue humaine particulière et matérielle,
l’arabe, ce dernier est pour la première école du kalâm,
celle des mutazilites, créé, c’est-à-dire situé et
incarné dans un contexte culturel et linguistique défini.
‘Ilm al-kalâm, littéralement « la science de la Parole
divine », est donc la discipline qui s’occupe de ces
questions et qui, à vrai dire, se situe à la lisière des
« sciences de la religion », celles qui sont censées se
tenir au plus près du texte coranique. Le but du kalâm
serait ainsi de défendre, par la raison et dans un
discours ou une structure linguistique particuliers, les
dogmes de la révélation et de les reconstruire pour les
adapter à l’intelligence commune des hommes.

Cependant, une telle définition du kalâm


n’explique pas sa condamnation par Averroès dans le
Discours décisif. Celui-ci, parce qu’il projette
d’établir la connexion entre la Loi révélée et la sagesse
43
(ou la philosophie) fait justement la promotion de
l’examen rationnel, dont il fait une obligation légale et
religieuse. C’est précisément ce qu’il montre dans le §
48 où il justifie la rédaction du Discours décisif comme
étant un « discours sur la relation entre Révélation et
philosophie et sur les statuts qui dirigent
l’interprétation du Texte révélé ». En ce sens, Fasl al-
maqâl serait une réflexion sur la parole de Dieu, kalâm
Allah. Mais alors pourquoi les théologiens du kalâm qui
usent de « moyens rationnels » pour l’interpréter sont-
ils à ce point vilipendés par Averroès ? Et bien en
chargeant la raison de peser la révélation à sa balance,
ils produisent des « innovations » et deviennent eux-
mêmes des innovateurs. En effet, dans le travail
proprement théologique du kalâm, la raison s’égare, perd
de vue la source scripturaire et se prend elle-même pour
sa propre fin ; elle se met alors à produire des
spéculations vaines et des raisonnements creux qui
tournent immanquablement à l’éristique. Dans les
controverses qu’abritaient les écoles théologiques, pour
lesquelles la philosophie n’a de sens que « scolastique »
et se réduit à « une doctrine de l’habileté », il
s’agissait surtout et avant tout d’avoir raison des
arguments de l’adversaire et d’être un simple « artiste
de la raison »30. C’est en cela que les théologiens
dialecticiens sont de véritables sophistes qui, par leurs
raisonnements sophistiqués et obscurs, finissent par
perdre ceux qui les suivent, par les confondre et les
éloigner du droit chemin, c’est-à-dire de la méthode qui
sied à leurs aptitudes pour accéder au vrai. Ils ont
« précipité les gens dans la haine, l’exécration mutuelle
et les guerres, déchiré la Révélation en morceaux et
complètement divisé les hommes », écrit à cet égard
Averroès. Il ajoute que « les méthodes qu’ils ont
employées pour établir la validité de leurs
interprétations ne conviennent ni à la foule ni à
l’élite », puisque les principes sur lesquels ils
s’appuient sont sophistiques31.

A vrai dire, la critique que fait Averroès des


théologiens dialecticiens s’inscrit dans l’esprit de
celle qu’adresse le fondateur de la dynastie Almohade,

30
J’emprunte ces formules à Kant pour lequel le philosophe est, non pas l’artiste, mais le législateur de la raison. La
philosophie s’entend selon les « notions scolastique, cosmique et cosmopolitique », dit-il.
31
Cf. Discours décisif, § 64 et 65, p. 163 – 165.
44
Ibn Tûmart, à l’acharisme en général et au mâlékisme32 en
particulier. En tant qu’école juridique, ce dernier est,
doctrinairement, proche du hanbalisme et, par conséquent,
du courant des Ahl al-hadîth (les gens de la sunna et des
dits du prophète), et opposé au hanafisme33 et, par
conséquent, au courant des Ahl ar-ra’y wa al-qiyâs (les
gens du jugement personnel et du syllogisme rationnel et
analogique). Ce que reproche Ibn Tûmart au mâlékisme,
c’est sa tendance à privilégier les furû’, à savoir
l’accessoire et le secondaire, au détriment des usûl ou
des fondements et principes. A l’étude active et
attentive du Coran et des Hadîth, il a, selon le
fondateur des Almohades, substitué l’imitation aveugle et
le simple commentaire du commentaire, favorisant par là
une littérature d’hagiographie et une sorte de culte du
maître ou de l’imâm. Or, comme pour Averroès, pour les
Almohades, la norme du fiqh ou de la jurisprudence
islamique n’est pas à chercher dans l’autorité des
anciens maîtres ou imâms, mais dans la Révélation elle-
même, c’est-à-dire dans la source même de la Loi, à
savoir le Coran. C’est là probablement un des arguments
expliquant pourquoi notre philosophe Cordouan est, selon
l’expression d’Alain de Libéra, « un intellectuel
organique », au service du pouvoir des Almohades dont la
doctrine était précisément désignée par « doctrine de la
pensée » (madhhab al-fikr). En effet, pour Ibn Tûmart,
l’examen rationnel, al-qiyâs, mais aussi ce qu’il
désignait tantôt par le mot ar-ra’y (jugement ou pensée),
tantôt par le terme a-zann (l’opinion droite), et
l’ijtihâd (l’effort personnel de discernement) doivent
jouer un rôle dans la pratique sociale des prescriptions
religieuses et pour la cohésion de la communauté
politique des croyants. Il refuse par ailleurs que ces
différents recours soient à leur tour érigés en normes
absolues et définitives, et que l’imitation servile et
aveugle substitue l’autorité d’un seul individu à la
nécessité de l’examen rationnel et de l’effort personnel
de jugement.

Cette critique du juridisme étriqué du mâlikisme


conduira les khalifes Almohades à réserver une place de
choix au philosophe, tel Averroès, que « l’intelligence
innée » prédispose à l’examen rationnel, à
32
Il s’agit d’une des quatre écoles juridiques, du fiqh, de l’islâm sunnite.
33
C’est une des quatre écoles juridiques ou du fiqh du sunnisme.
45
l’interprétation vraie du texte révélé et au commentaire
des Grecs, et notamment d’Aristote. La critique qu’ils
encouragent du fiqh et du kalâm se situe ainsi au niveau
politique. Averroès ne manquera pas, dans cette
perspective, de noter au § 66 que les penseurs
spéculatifs du kalâm « sont devenus des oppresseurs pour
les Musulmans, en ce sens qu’une fraction des Acharites a
déclaré que quiconque ne reconnaîtrait pas l’existence du
Créateur – louangé soit-Il – d’après les méthodes qu’eux-
mêmes ont instituées dans leurs livres pour Le connaître
était infidèle, alors que les infidèles, les égarés, ce
sont eux en vérité ! »

Pourtant la dialectique dont font usage les


théologiens est mentionnée dans le Coran parmi les
méthodes « par lesquelles on appelle à connaître Dieu »34.
Mais elle reste pour Averroès douteuse et se révèle, dans
la hiérarchie que suggère le verset coranique (XVI,
125) : « Appelle les hommes dans le chemin de ton
Seigneur, par la sagesse et par la belle exhortation ; et
discute avec eux de la meilleure manière », au plus bas
degré. En effet, si « la sagesse », à savoir la
philosophie, occupe le premier rang, et « la belle
exhortation », à savoir la rhétorique, lui succède,
l’invitation à « discuter de la meilleure manière »
renvoie aux controverses des théologiens et à la
dialectique et se révèle, tel le simulacre produit par
l’artiste-peintre, doublement éloignée du pur
intelligible ou de l’archétype. C’est en effet au nom de
la dialectique et de son art de la controverse ou de la
dispute que le philosophe, théologien acharite et soufi,
Ghazâlî, fustige les philosophes et condamne sans appel
l’examen rationnel de la Révélation. Or, la particularité
de l’acharisme est de constituer une insurrection contre
l’idée d’un Dieu de raison, c’est-à-dire d’un Dieu
abstrait que le syllogisme démonstratif et rationnel
découvre et conçoit. Pour les théologiens de cette école,
le Dieu des croyants doit être personnel. Il possède
d’ailleurs des attributs et des noms qui le rendent
proche de ses fidèles et à même de répondre à leurs
prières et appels. Les dialecticiens visés par la
critique d’Averroès seraient ainsi davantage les
35
acharites que les mutazilites . Ceux-ci partageraient en
34
Cf. Discours décisif, § 17 de la traduction de Marc Geoffroy.
35
Dans le Discours décisif, §54, p.157, Averroès précise que par rapport aux Asharites, les Mutazillites « sont le plus
46
effet avec notre philosophe ce qu’on pourrait appeler
l’esprit philosophique et l’audace de la raison dont le
bon usage, dans le discours décisif, « travaille sur les
conditions de l’indépendance de la recherche
philosophique », selon Alain de Libéra. Quant aux
acharites, leur triomphe sonne le glas de l’aventure
rationnelle et philosophique et réduit la raison à une
simple faculté d’appréciation des arguments rhétoriques
et à ses fonctions perceptive, imaginative et polémique
ou apologétique.

Désormais, c’est pour des raisons essentiellement


politiques qu’Averroès critique les théologiens du kalâm
et dénonce leur dialectique de l’homonymie et leurs
polémiques et controverses incessantes. Il reproche en
effet à Ghazâlî son éclectisme ; il est, dit-il, tout à
la fois théologien ou savant du kalâm, soufi partisan
d’une science inspirée ou directe et d’une logique de
l’enthymème, philosophe ou amateur de démonstration, et
jurisconsulte ou spécialiste du fiqh. Il lui reproche
également d’avoir, à son insu, favorisé le double
dénigrement de la philosophie comme de la loi révélée, et
d’avoir commis une grave erreur : il a consigné dans ses
livres destinés au plus grand nombre des interprétations
que seuls les « gens de démonstration » sont capables de
comprendre. Pour exposer ces interprétations, il a en
outre employé « des méthodes poétiques et rhétoriques ou
dialectiques » ; il a mélangé les genres. Or, la
recommandation principale que fait Averroès « aux chefs
politiques des Musulmans, c’est d’interdire ceux de ses
livres [de Ghazâlî] qui contiennent la science à qui
n’est pas homme à pratiquer cette science, […] ». Il
appelle donc à décréter par décision politique et par
contrainte juridique ou légale l’interdiction des livres
de démonstration à la masse, la ‘âmma. « C’est du fait
des interprétations, écrit Averroès au § 64, et du fait
de l’opinion que celles-ci devraient, du point de vue de
la Loi révélée, être exposées à tout un chacun, que sont
apparues les sectes de l’Islâm, qui en vinrent au point
de s’accuser mutuellement d’infidélité ou d’innovation
blâmable, […] ».

Il s’ensuit que les « interprétations [du sens

souvent plus fiables dans leurs arguments ».


47
lointain du texte révélé] ne doivent être couchées par
écrit » que dans les livres dont le genre est
exclusivement démonstratif. Averroès recommande ainsi de
distinguer nettement les productions intellectuelles et
leurs genres : poétique ou rhétorique, théologique ou
dialectique, juridique ou analogique, philosophique ou
démonstratif et scientifique, mais aussi
historiographique ou hagiographique et tout ce qui relève
de la littérature du fiqh. Car, aux dispositions
naturelles de chacun doit correspondre le genre d’écrit
qui convient à ses aptitudes. Certes, Averroès lui-même
reconnaît au § 48 qu’il lui a « semblé opportun de mettre
par écrit […] le discours [sur la relation] entre
Révélation et philosophie et les statuts [régissant]
l’interprétation du Texte révélé ». Il a donc mêlé les
genres en consignant, dans une sorte de fatwâ, c’est-à-
dire dans un genre littéraire juridique et adressé au
plus grand nombre, des écrits herméneutiques de
connaissance profonde et adressés exclusivement aux gens
de démonstration. Il s’en explique néanmoins en précisant
que ce débat sur les statuts « de l’interprétation du
Texte révélé » est déjà public et qu’il constitue de ce
fait une urgence politique afin de contrer le sectarisme
dogmatique et le fanatisme ambiants.

En somme, il ne s’agit pas d’interdire purement et


simplement les livres de démonstration ou de philosophie,
mais de veiller à ce que soient remplies les conditions
politiques et sociales de leur diffusion comme de
l’exercice philosophique. Car, écrit notre philosophe
Cordouan au § 46, « interdire totalement [les livres de
démonstration] revient à barrer l’accès à quelque chose
que la Révélation appelle à pratiquer ; c’est faire [en
outre] du tort à la classe la plus parfaite des humains,
et à la classe la plus parfaite d’être ». Or, ajoute
Averroès, « c’est un bien que celle-ci soit connue telle
qu’elle est par ceux qui sont disposés à la connaître
telle qu’elle est ». Le terme de « bien », traduisant
l’arabe « ‘adl », à savoir le juste ou l’équitable et le
légitime, n’est pas ici anodin, puisqu’il rappelle, aux
yeux de notre auteur, la dimension pédagogique et
politique du Coran. En effet, si le Dieu des Acharites et
des « littéralistes bornés » est plutôt sectaire et
exclusif, le Dieu de la Révélation coranique, parce qu’il
enseigne tous les hommes, ouvre son Texte et sa Loi à une
48
pluralité de lectures et à différentes méthodes
d’interprétation et d’exégèse. Et parce que le khalife ou
le gouvernant est le « remplaçant » de Dieu sur terre, sa
mission est alors de garantir et de préserver la justice
divine et son équité. Par ailleurs, si chaque homme est
appelé à lire le texte révélé et à le déchiffrer selon
ses aptitudes et capacités de compréhension, l’homme de
démonstration ou le philosophe est seul en mesure, non
seulement d’en interpréter le sens obvie et d’en
découvrir le sens lointain ou caché, mais également de
distinguer l’interprétable de ce qui n’a pas à l’être. En
tant que veilleur sur la cohésion de la communauté et sur
la cohérence de la Révélation, sa mission est ainsi
éminemment éthique et politique. Il a en effet à
préserver le caractère inimitable et inépuisable du Texte
révélé, son i’jâz36, à montrer qu’il est au fond le
contretype du discours théologique et qu’il contient en
lui un « indice signalant l’interprétation vraie » à
celui qui est capable d’entrevoir la vérité et d’en
produire une « connaissance profonde ».

C’est pourquoi, revenant au sujet même du Fasl al-


maqâl, à savoir la connexion de la révélation et de la
philosophie, Averroès montre que celle-ci n’est pas la
servante de celle-là, qu’elles ne sont pas réductibles
l’une à l’autre, mais constituent « des compagnes et des
sœurs de lait ». Le devoir de l’une est de veiller sur
l’autre, car différentes, elles restent cependant
interdépendantes et liées du pacte d’amitié. C’est
pourquoi, écrit Averroès au § 71, « le mal qui vient d’un
ami est bien plus pénible que celui qui vient d’un
ennemi ». Dès lors, si le bien réside dans la
connaissance vraie des sens que recèle le Texte révélé
par le philosophe ou l’homme de démonstration, le mal,
provenant paradoxalement de « ceux qui se réclament de la
philosophie », est non seulement « le plus pénible des
maux » mais aussi celui qui engendre inimitié, aversion
et disputes. Averroès semble donc souligner une sorte de
proximité ente une certaine pratique de la philosophie et
la théologie ou le kalâm, tout en montrant néanmoins en
quoi les théologiens de l’Islâm sont de véritables
sophistes. Mais s’agit-il ici de la même activité

36
Terme coranique soulignant le caractère prodigieux du Coran. Constituant le prototype du livre, ce dernier est pour le
musulman la source et la raison d’être de toute lecture, de toute interprétation et de toute méditation. C’est en cela
qu’il serait inépuisable et, même, inimitable.
49
philosophique évoquée et définie dès le début du Discours
décisif ? S’agi-il en effet de la connaissance des étants
et des artefacts conduisant progressivement et
méthodiquement au premier principe et à l’Artisan divin
et, donc, à la vérité ?

Pour répondre à cette question, Averroès rappelle


d’abord que le kalâm, en tant que mauvaise philosophie,
est le mal politique radical et ce que le philosophe
véritable doit vigoureusement dénoncer. Mais, pour
favoriser une philosophie à la portée du plus grand
nombre ou, autrement dit, une éducation à une certaine
culture commune, Averroès semble introduire une nouvelle
voie d’accès au vrai pour l’ami de la sagesse et de la
révélation, une voie moyenne qui se situe en dehors des
trois sortes d’arguments, dialectiques, rhétoriques et
démonstratifs. Constituant en effet une méthode de
connaissance et s’adressant au plus grand nombre dont
elle assure le salut, cette voie est ce que rend possible
l’infinie Miséricorde de Dieu, suggère Averroès.
Débordant d’Amour pour l’ensemble de sa création, « Dieu
a mis fin à beaucoup de ces maux, de ces ignorances et de
ces tendances pernicieuses grâce à ce pouvoir
vainqueur », écrit-il au dernier § du Discours décisif.
En faisant explicitement référence au pouvoir politique
des Almohades, Averroès semble dire que certains khalifes
et gouvernants des contrées islamiques peuvent contribuer
par leur sagacité à l’instauration de la cité vertueuse
sur terre. Ils peuvent favoriser, grâce aux institutions
qu’ils instaurent et à leur manière d’exercer le pouvoir,
l’éducation à cette « voie moyenne » ou médiane et sa
promotion. Le pouvoir des souverains Almohades a ainsi
« ouvert la voie à de nombreux bienfaits, surtout pour
cette classe de personnes qui s’est engagée dans la voie
de l’examen rationnel et aspire à connaître la vérité »,
écrit à cet égard Averroès. Il a aussi, ajoute-t-il,
« appelé la foule à la connaissance de Dieu – louangé
soit-Il – par une voie moyenne, qui se situe au-delà du
bas niveau du conformisme imitatif, mais en deçà de
l’éristique des théologiens dialectiques ; […] ».

Le rôle du pouvoir politique est donc d’aider la


foule à s’orienter vers la connaissance de Dieu et à
éviter la voie étriquée de l’imitation servile, imposée
par certaines écoles juridiques, et la vaine spéculation
50
du kalâm. Son rôle est également de permettre à l’élite
de philosopher, de connaître rationnellement le réel et
de s’adonner sereinement à l’examen rationnel de « la
Source de la Révélation ». Ce faisant, en préservant du
double écueil, du conformisme juridique du fiqh et de
l’éristique théologienne du kalâm, le pouvoir assure une
fonction d’arbitrage et préserve les équilibres
indispensables à la paix civile. Or, les chefs politiques
ne peuvent interdire les livres de « science profonde » à
ceux qui n’en sont pas aptes, et favoriser par ailleurs
leur vulgarisation pour les rendre accessibles au plus
grand nombre que parce qu’eux-mêmes sont en mesure de
distinguer les écrits à la portée de tous de ceux
réservés à l’élite et aux « gens de démonstration ». Les
chefs politiques légitimes doivent-ils alors être eux-
mêmes philosophes et appartenir à l’élite ? Ou sont-ils
conseillés par ceux qui savent véritablement et dont
l’examen rationnel est garant de vérité et d’autorité ?
Etant câdî, médecin de cour et un « intellectuel
organique », Averroès semble opter pour la deuxième
alternative et fait du Discours décisif un double
plaidoyer, pour la foule et pour l’élite, refusant par là
un quelconque nivellement de supériorité ou d’infériorité
entre l’examen rationnel de la philosophie d’une part, et
la pratique sage et prudente de la foi religieuse d’autre
part. C’est en cela que le Fasl al-maqâl est une sorte de
fatwâ ou un avis de portée générale et qu’il s’inscrit
dans une situation historique locale et particulière.

Conclusion

En faisant du texte coranique une exhortation


continuelle à l’usage méthodique et rigoureux du
syllogisme démonstratif, Averroès participe à la double
fécondation de la pensée et de langue arabe. Car, celle-
ci n’est plus seulement le véhicule du Verbe divin, mais
aussi l’outil de la démonstration et de l’examen
rationnel. En cela, le Discours décisif témoigne, non
seulement de cette fin troublante et déclinante du XIIème
siècle de l’Andalousie musulmane, mais aussi et
paradoxalement de l’effervescence intellectuelle qui y
régnait. En effet, dans le Discours décisif, Averroès
tente de répondre à la question de savoir pourquoi les
51
théologiens du kalâm, qui s’appuient sur la logique des
Grecs et qui usent de moyens rationnels, condamnent à ce
point la philosophie, considérée alors comme
irrémédiablement autre et étrangère. L’autre question à
laquelle il tente de répondre est de savoir ce que la
philosophie peut apporter à la communauté des croyants et
à la cité musulmane. Toutes ces questions constituent au
fond le miroir des controverses et des débats qui
agitaient la société musulmane et les lettrés arabes en
Orient comme en Occident. Et si Averroès considère les
questions dialectiques des théologiens antiphilosophiques
et contraires à l’esprit du Coran, c’est parce qu’il
s’inscrit lui-même au cœur de la querelle et du débat
qu’ont créés les traductions des œuvres philosophiques
grecques au syriaque d’abord, puis à l’arabe ensuite.

Or ce mouvement de traduction faisait subir à la


langue arabe une sorte d’hybridation que les puristes
grammairiens voyaient d’un très mauvais œil. C’est ainsi
qu’en 932, un siècle après la fondation à Bagdad par le
khalife Abbasside, Al-Ma’mun, de la Maison de la Sagesse,
une controverse publique opposa un faylassûf, partisan de
la philosophie grecque et du mouvement de traduction de
ses livres, Abû Bishr Matta, à un représentant des
grammairiens, Abû Said Al-Sirafi, qui se présentait comme
le gardien de la pureté et de l’intégrité de la langue
arabe. Si pour le premier, les intelligibles, comme en
mathématiques, sont les mêmes pour tous les hommes et
dans toutes les langues, pour le second, chaque langue
possède son génie propre, et ses manières de dire ne sont
pas toujours transposables dans une autre. D’ailleurs,
ajoute Sirafi, la logique universelle d’Aristote, que ce
dernier présente comme une grammaire de la pensée en
général, n’est en réalité que la transcription de la
grammaire de la langue grecque. C’est pourquoi, estime
notre grammairien, il a fallu faire violence à la langue
du Coran pour traduire par exemple la copule « être »,
qui n’existe pas en arabe. La question est en effet de
savoir si l’on peut admettre des catégories universelles
de pensées qui ne soient d’aucune langue particulière, ou
si chaque langue produit une logique propre. Mais, selon
Averroès, tout en étant légitimes, ces remarques ne sont
pas limitatives. Car le mouvement de traduction fait que
les langues s’enrichissent et se fécondent les unes les
autres dans et par précisément leur hybridation. Comme
52
les différents syllogismes et voies d’accès à la
connaissance, les langues sont les modes d’expression du
vrai et du sens. Elles sont l’une des conditions de
possibilité de l’interprétation et témoignent elles aussi
de la pluralité et de la diversité des rationalités.

Telles sont les raisons qui nous semblent répondre à


la question de savoir que faire d’Averroès en Terminale
et en philosophie, et qui justifient à nos yeux l’étude
et la lecture du Discours décisif. En effet, au-delà de
son contexte religieux et historique, qui est celui de
l’Andalousie musulmane du XIIème siècle, ce dernier
développe une analyse authentiquement philosophique et
pose, ici et là, des problématiques faisant écho à notre
modernité et aux crises qu’elle traverse. Certes, comme
tous les penseurs de son temps, Averroès défend une
vision hiérarchique des hommes et investit une élite
restreinte de la responsabilité de prendre en charge
l’activité philosophique et l’exercice du pouvoir
politique. Mais il semble aussi et en même temps
s’interroger sur les conditions politiques et sociales
qui rendent l’acte de philosopher et son libre exercice,
pour ceux qui y sont aptes, possibles et favorables. S’il
ne prône expressément aucune forme d’égalité et
d’autonomie du sujet, il mesure la portée éthique et
politique de l’éducation et du bon gouvernement. Comme
Platon, Averroès estime que de droit le gouvernement
revient à ceux qui savent et détiennent la rationalité,
ceux qui maîtrisent leurs désirs et s’en préservent. Le
khalife ou le prince ne peut être, pour Averroès, un
tyran lequel, dit-il, est le plus esclave des hommes, un
être envieux, violent et dépourvu d’amis, un être dont
l’âme est appauvrie et servile. Forcément éclairé, le bon
gouvernant concourt à la cohésion sociale et favorise
l’activité philosophique et scientifique ou rationnelle.
La politique d’Averroès est ainsi une éthique qui naît de
la recherche spéculative et théorique sur le contenu même
de la Loi religieuse.

En effet, l’un des aspects de l’originalité du


Discours décisif réside dans sa conception du rapport de
l’examen rationnel avec la source de la croyance
religieuse. Averroès envisage la philosophie à l’aune de
la Loi révélée et de la tradition prophétique, en
veillant toutefois à ne jamais soumettre l’une à l’autre.
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En invitant à réfléchir sur les liens entre le
raisonnement démonstratif, le texte religieux et la
politique, il développe une critique tout à fait moderne,
non seulement de l’obscurantisme des théologiens
sectaires, mais aussi de l’oppression intellectuelle,
sociale et politique qu’entraînent leur dogmatisme et
leur ignorance, conjugués souvent à ceux des princes.
L’intuition qui anime le Discours décisif est que le
devoir du philosophe comme du câdî est d’endiguer le
danger que font peser sur la société musulmane ces
« littéralistes bornés ». Averroès était désormais
conscient que se jouait, à son époque comme pour celles à
venir, le destin de la philosophie et de l’activité
rationnelle et scientifique en terre d’islâm.

C’est pourquoi, s’opposant farouchement aux


partisans d’une tradition fermée aux autres et repliée
sur elle-même, il refuse la clôture culturelle, ses
impasses et ses régressions. Dans une belle leçon
d’altérité et d’ouverture aux autres, il nous apprend
alors que la vérité n’est ni grecque, ni arabe, ni
chrétienne ou musulmane, ni athée, agnostique ou
religieuse, mais l’œuvre commune de tous les peuples et
de tous les temps. Enfin, refusant d’opposer tradition ou
fidélité aux prescriptions religieuses d’une part, et
savoir ou examen rationnel d’autre part, Averroès charge
la philosophie de vivifier la tradition, qui cesse du
coup d’être un cortège funèbre de comportements
stéréotypés et la répétition stérile du même. Il montre
par là que la rationalité n’est pas exclusivement
philosophique et scientifique, mais réside également dans
les textes révélés et les religions. Tel est d’ailleurs
le sens de ce qu’il désigne, dans Fasl al-maqâl, par «
voie moyenne », celle qui à la lecture liturgique et
seulement psalmodique ou rituelle du Coran substitue la
lecture vivifiante de l’interprétation et de l’examen
rationnel.

Dans cette « voie moyenne », il y aurait les germes


d’une philosophie qui féconderait l’effort théologique du
kalâm et annoncerait une nouvelle conception de l’homme
et de ses rapports avec Dieu et la révélation coranique.
S’appuyant sur l’effort personnel d’interprétation de la
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source scripturaire de la loi, cette voie intermédiaire
entre l’éristique théologienne et la rigueur
démonstrative, encouragerait en effet l’usage pour tout
musulman, et selon ses aptitudes, de l’examen rationnel
et l’observation attentive de la nature, entendue alors
comme ensemble d’artefacts, comme lieu d’un ordre
intelligible et connaissable et comme miroir de l’Artisan
divin. Car au fond, ce que peuvent partager l’élite et la
masse, c’est un certain bonheur d’apprendre, mais aussi
de réfléchir et de méditer à la fois sur le livre révélé
et sur le livre du monde. C’est pourquoi, dans le
Discours décisif, Averroès ne se contente pas seulement
de démontrer l’unité de la vérité, mais s’efforce
également d’unifier les différents syllogismes et d’en
montrer la force épistémique, la fécondité et la valeur
heuristique ou méthodique. Sa modernité résiderait donc
dans une sorte de décloisonnement de la philosophie et
dans le projet éducatif et même libérateur que recèle
cette « voie moyenne ».

Karima TOUIL, janvier 2020.

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