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Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782, CVI, de "Vous voilà donc absolu-

ment..." à "... ce qu’elle pourra."

Le roman épistolaire de Pierre Choderlos de Laclos (1741-1803, Les Liaisons dangereuses, paraît
à Amsterdam en 1782, alors que le libertinage s’est développé après la mort de Louis XIV, sous la
Régence. Il compte cent soixante-quinze lettres, prétendument authentiques et remaniées par un "ré-
dacteur", échangées entre deux protagonistes principaux, la marquise de Merteuil et le vicomte
de Valmont, et les victimes de leur libertinage.

Pour se venger du comte de Gercourt, son ancien amant, qui s’apprête à épouser Cécile de Vo-
langes, jeune fille « pure », tout juste sortie du couvent, la marquise a, en effet, demandé à Val-
mont, son ancien amant auquel la lie encore une complicité libertine, de séduire Cécile. Ainsi,
celui-ci l’informe régulièrement de ses progrès dans cette entreprise de corruption tandis que, de
son côté, Cécile transmet ingénument ses émois à la marquise. Valmont, lui, est parti à la conquête
de la Présidente de Tourvel, difficile car c’est une épouse vertueuse, mais d’autant plus excitante. Il
a cru obtenir une double victoire, en trouvant la Présidente toute prête à lui avouer son amour lors
de sa dernière visite, et auprès de la jeune Cécile de Volanges qui lui a accordé de passer la nuit
dans sa chambre. Mais, le lendemain, il apprend le départ de la première, et la seconde lui ferme sa
porte… Il informe de sa défaite la Marquise de Merteuil, qui lui répond. Quelle conception de
l’amour la peinture des personnages dans cette lettre illustre-t-elle ?

Le trio formé par la Marquise, Valmont et Cécile, film de Stephen Frears, 1988

1ère partie : Un voleur audacieux (des lignes 1 à 13)

Une critique ironique

Les deux exclamations qui ouvrent cet extrait traduisent le mépris ironique de la marquise pour
Valmont, dont elle souligne l’échec : « Vous voilà donc absolument réduit à rien ! » Un échec
d’autant plus ridicule, à ses yeux, que sa victoire semblait assurée : « et cela entre deux femmes,
dont l’une était déjà au lendemain, et l’autre ne demandait pas mieux que d’y être ! » Ainsi, par le
lexique choisi, elle minimise l’importance de ce double échec, à ses yeux tout provisoire : « Enfin
un enfantillage d’une part, de l’autre un retour de pruderie, parce qu’on ne les éprouve pas tous les
jours, suffisent pour vous déconcerter ». C’est ce qui explique sa critique de Valmont, avec l’accu-
mulation des négations en gradation : « C’est que réellement vous n’avez pas le génie de votre état ;
vous n’en savez que ce que vous en avez appris, et vous n’inventez rien. » Sa comparaison renforce
encore cette critique : « Aussi, dès que les circonstances ne se prêtent plus à vos formules d’usage,
et qu’il vous faut sortir de la route ordinaire, vous restez court comme un écolier. » Il n’est donc
qu’un apprenti en matière de séduction amoureuse, un séducteur incapable de s’assumer, inca-
pable de faire preuve d’initiative, incapable de construire un plan d’action face à des résistances : «
et vous ne savez ni les prévenir, ni y remédier. » Son ironie s’accentue enfin dans la prédiction
qu’elle lance, sous couvert d’un discours rapporté : « et bientôt, il faudra dire de vous : Il fut brave
un tel jour. » Cette adresse de la marquise multiplie les références militaires, comme si l’amour de-
venait un combat à gagner, exigeant des qualités de stratège.

Le rôle de la marquise
En même temps qu’elle se moque de Valmont, la marquise lui oppose ses propres compétences :
« Hé bien ! vous allez croire que je me vante, et dire qu’il est facile de prophétiser après l’événe-
ment : mais je peux vous jurer que je m’y attendais. » Introduite par l’interjection familière, l’an-
tithèse affirme, en effet, sa supériorité puisqu’elle se montre certaine de la faiblesse de son com-
plice. Elle va jusqu’à généraliser d’ailleurs son mépris dans son interpellation redoublée : « Ah !
Vicomte, Vicomte, vous m’apprenez à ne pas juger les hommes par leurs succès ». Dans son excla-
mation, et par le lexique qui le rabaisse à l’état d’un enfant, elle lui confirme ainsi son propre rôle
prédominant dans l’intrigue : « Et quand vous avez fait sottise sur sottise, vous recourez à moi ! »
La conclusion de cette critique révèle son implication, « Il semble que je n’aie rien autre chose à
faire qu’à les réparer. », mais tout prouve qu’elle y est disposée : « Il est vrai que ce serait bien as-
sez d’ouvrage. » Elle contemple ainsi avec un réel plaisir sa propre puissance.

2ème partie : Le plan d’action (des lignes 16 à 24)

Une puissance affirmée

Le second paragraphe apporte la preuve de cette puissance, puisqu’elle y dresse un plan d’action.
Elle rappelle sa part dans l’intrigue ; Valmont a décidé seul de conquérir la Présidente de Tourvel, il
lui appartient d’arriver seul à ses fins : « Quoi qu’il en soit, de ces deux aventures, l’une est entre-
prise contre mon gré, et je ne m’en mêle point » En revanche, l’intrigue se fonde sur sa demande à
Valmont de l’aider à se venger du comte de Germont en corrompant sa fiancée, la jeune Cécile de
Volanges : « pour l’autre, comme vous y avez mis quelque complaisance pour moi, j’en fais mon
affaire. » C’est pourquoi son affirmation de puissance est très catégorique, réaffirmée par le
comparatif qui assure la réussite d’une manœuvre « plus que suffisante pour vous la ramener ».

La Marquise, conseillère de Cécile, film de Stephen Frears, 1988

Un plan cynique

Dans ce roman épistolaire, les lettres sont, certes, échangées entre les deux complices, mais elles
servent aussi au plan d’ensemble, d’où l’évocation de celle que la marquise fait parvenir à Cécile,
pour l’inciter à ne pas résister à Valmont : « La lettre que je joins ici, que vous lirez d’abord, et que
vous remettrez ensuite à la petite Volanges, est plus que suffisante pour vous la ramener ». La ma-
nipulation est évidente puisque la lettre à Cécile n’a rien de secret. Son conseil, masqué sous la
forme d’une prière, « mais, je vous en prie, donnez quelques soins à cet enfant », est, en effet, par-
ticulièrement cynique, car, en fait de « soins », il s’agit de faire croire à la jeune fille à un amour
sincère, et son ajout, « Il n’y a pas à craindre de forcer les doses. »

Cécile n’est donc qu’un pion entre les mains de la marquise, au service de son objectif de ven-
geance, partagé avec son complice : « faisons-en, de concert, le désespoir de sa mère et de Ger-
court. » Aux yeux de la marquise, l’inexpérience de Cécile, dont le portrait traduit son mépris, « Je
vois clairement que la petite personne n’en sera pas effrayée », garantit le succès de son plan, et peu
lui importe qu’il puisse blesser une jeune fille innocente : « et nos vues sur elle une fois remplies,
elle deviendra ce qu’elle pourra. » Aucun souci moral dans l’élaboration de ce plan.
CONCLUSION

Là où le roman picaresque fait parcourir au lecteur les bas-fonds de la société, le roman libertin
l’emmène, lui, dans les boudoirs, les salons et les chambres de l’aristocratie. Mais, dans les deux
cas, la morale n’a plus de poids réel, la vertu et les valeurs chrétiennes ne sont présentées que
comme des obstacles au plaisir et aux ambitions de l’individu. Ainsi, dans cette lettre, l’ironie de
la marquise multiplie les cibles. Elle s’en prend à Valmont, séducteur sans pouvoir, mais aussi à Cé-
cile, type de la jeune ingénue naïve, et, plus généralement, aux femmes « faciles » à vaincre. Au-
delà du libertinage, qui donne le droit d’agir sans limites morales, elle illustre aussi une puissance
manipulatrice redoutable...

Or, le frontispice de l’édition des Liaisons dangereuses comporte un sous-titre : « Lettres recueillies
dans une société et publiées pour l’instruction de quelques autres », ainsi qu’une phrase de Rous-
seau présentant son roman épistolaire, La Nouvelle Héloïse, parue en 1761 : « J’ai vu les mœurs de
mon temps et j’ai publié ces lettres. ». Par ce terme d’« instruction » et cette citation, Choderlos de
Laclos indique le genre choisi, affirme la volonté de réalisme et fixe à son roman un objectif
moral. Mais est-ce vraiment le cas ? Si nous observons le sort des personnages dans ce roman,
certes les méchants se retrouvent punis, sévèrement : Valmont meurt, et la marquise est à la fois
défigurée par la petite vérole, et déshonorée socialement. Mais leurs victimes, coupables de leur
seule naïveté, ne s’en sortent pas mieux ! Cécile doit finalement entrer au couvent, et l’autre vic-
time de Valmont, la Présidente de Tourvel, meurt de honte et de désespoir.

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