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Objet d’étude : le roman et le récit du Moyen-Age au XXIème siècle

Parcours : la célébration du monde

Texte 1 : Sylvie Germain, Magnus

Magnus prend place à ses côtés. Il ne dit rien, ne pose aucune question. Il attend que son
hôte ouvre le dialogue. Mais l’autre, d’habitude si exubérant, garde le silence, et il le garde
longtemps. La forêt alentour bruit de multiples sons sur fond du sourd bourdonnement des ruches :
frémissements des feuillages, froissements des herbes, craquètements ténus d’insectes, clapotis d’un
ruisseau, craquements de brindilles sèches, petits cris perçants ou appels flûtés lancés par des
oiseaux, chuchotis et sifflements du vent, et par instants, des aboiements de chiens et des échos de
voix humaine dans le lointain.

Frère Jean lève son visage vers la frondaison d’un hêtre et, pointant d’un doigt quelques
feuilles qui viennent de se détacher et amorcent leur descente vers la terre, il murmure à l’intention
de Magnus : « Ecoute ! ». Les feuilles ovales, déjà brunies, volettent avec lenteur ; trois d’entre elles,
prises dans un courant d’air ascendant, se balancent dans les hauteurs, on dirait des virgules cuivrées
qui dansent dans le puits de lumière trouant la masse des ramures, des virgules vagabondes
ponctuant en toute liberté un texte lumineusement nu. Mais d’un coup elles dégringolent, le courant
d’air est parti souffler ailleurs.

« Tu as entendu ? » demande Frère Jean. Magnus a bien observé cette farandole végétale, et
il peut la décrire visuellement, mais pas auditivement. Le petit homme se réinstalle dans son silence.
Magnus comprend que tant qu’il ne sera pas capable de distinguer le souffle infime d’une feuille qui
tombe sur fond des divers bruits de la forêt et de la basse continue des ruches, l’autre ne dira
rien. Les heures glissent, l’air fraîchit lentement, la scène de la chute de feuilles roussâtres se
reproduit un nombre indéfini de fois, autant de virgules erratiques et muettes.
Objet d’étude : le roman et le récit du Moyen-Age au XXIème siècle

Parcours : la célébration du monde

Etude d’une œuvre intégrale : Colette, Sido suivi des Vrilles de la vigne

Texte 2: Colette, Sido (1930)

Au vrai, cette Française vécut son enfance dans l’Yonne, son adolescence parmi des peintres, des
journalistes, des virtuoses de la musique, en Belgique, où s’étaient fixés ses deux frères aînés, puis
elle revint dans l’Yonne et s’y maria deux fois. D’où, de qui lui furent remis sa rurale sensibilité, son
goût fin de la province ? Je ne saurais le dire. Je la chante, de mon mieux. Je célèbre la clarté
originelle, qui, en elle, refoulait, éteignait souvent les petites lumières péniblement allumées au
contact de ce qu’elle nommait le « commun des mortels ». Je l’ai vue suspendre, dans un cerisier, un
épouvantail à effrayer les merles, car l’Ouest, notre voisin, enrhumé et doux, secoué d’éternuements
en série, ne manquait pas de déguiser ses cerisiers en vieux chemineaux et coiffait ses groseilliers de
gibus poilus. Peu de jours après, je trouvais ma mère sous l’arbre, passionnément immobile, la tête à
la rencontre du ciel d’où elle bannissait les religions humaines… – Chut !… Regarde… Un merle noir,
oxydé de vert et de violet, piquait les cerises, buvait le jus, déchiquetait la chair rosée… – Qu’il est
beau !… chuchotait ma mère. Et tu vois comme il se sert de sa patte ? Et tu vois les mouvements de
sa tête et cette arrogance ? Et ce tour de bec pour vider le noyau ? Et remarque bien qu’il n’attrape
que les plus mûres… – Mais maman, l’épouvantail… – Chut !… l’épouvantail ne le gêne pas… – Mais,
maman, les cerises !... Ma mère ramena sur la terre ses yeux couleur de pluie : – Les cerises ?… Ah !
oui, les cerises… Dans ses yeux passa une sorte de frénésie riante, un universel mépris, un dédain
dansant qui me foulait avec tout le reste, allégrement …
Objet d’étude : le roman et le récit du Moyen-Age au XXIème siècle

Parcours : la célébration du monde

Etude d’une œuvre intégrale : Colette, Sido suivi des Vrilles de la vigne

Texte 3 : Colette, Les Vrilles de la vigne, « Jour gris » (1908)

Et si tu arrivais, un jour d’été dans mon pays, au fond d’un jardin que je connais, un jardin noir de
verdure et sans fleurs, – si tu regardais bleuir, au lointain une montagne ronde où les cailloux, les
papillons et les chardons se teignent du même azur mauve et poussiéreux, tu m’oublierais, et tu
t’assoirais là, pour n’en plus bouger jusqu’au terme de ta vie ! Il y a encore, dans mon pays, une
vallée étroite comme un berceau où, le soir, s’étire et flotte un fil de brouillard, un brouillard ténu,
blanc, vivant, un gracieux spectre de brume couché sur l’air humide… Animé d’un lent mouvement
d’onde, il se fond en lui-même et se fait tour à tour nuage, femme endormie, serpent langoureux,
cheval à cou de chimère… Si tu restes trop tard penché vers lui sur l’étroite vallée, à boire l’air glacé
qui porte ce brouillard vivant comme une âme, un frisson te saisira, et toute la nuit tes songes seront
fous… Écoute encore, donne tes mains dans les miennes : si tu suivais, dans mon pays, un petit
chemin que je connais, jaune et bordé de digitales d’un rose brûlant, tu croirais gravir le sentier
enchanté qui mène hors de la vie… Le chant bondissant des frelons fourrés de velours t’y entraîne et
bat à tes oreilles comme le sang même de ton cœur, jusqu’à la forêt, là-haut, où finit le monde…
C’est une forêt ancienne, oubliée des hommes… et toute pareille au paradis, écoute bien, car…
Comme te voilà pâle et les yeux grands ! Que t’ai-je dit ? Je ne sais plus… je parlais, je parlais de mon
pays, pour oublier la mer et le vent… Te voilà pâle, avec des yeux jaloux… Tu me rappelles à toi, tu
me sens si lointaine… Il faut que je refasse le chemin, il faut qu’une fois encore j’arrache de mon
pays, toutes mes racines qui saignent… Me voici ! de nouveau je t’appartiens. Je ne voulais qu’oublier
le vent et la mer. J’ai parlé en songe… Que t’ai-je dit ? Ne le crois pas ! Je t’ai parlé sans doute d’un
pays de merveilles, où la saveur de l’air enivre ?... Ne le crois pas ! N’y va pas : tu le chercherais en
vain. Tu ne verrais qu’une campagne un peu triste, qu’assombrissent les forêts, un village paisible et
pauvre, une vallée humide, une montagne bleuâtre et nue qui ne nourrit pas même les chèvres…
Objet d’étude : le roman et le récit du Moyen-Age au XXIème siècle

Parcours : la célébration du monde

Etude d’une œuvre intégrale : Colette, Sido suivi des Vrilles de la vigne

Texte 4 : Colette, Les Vrilles de la vigne, « Le Dernier Feu » (1908)

Et les violettes elles-mêmes, écloses par magie dans l’herbe, cette nuit, les reconnaistu ? Tu
te penches, et comme moi tu t’étonnes ; – ne sont-elles pas, ce printemps-ci, plus bleues ? Non, non,
tu te trompes, l’an dernier je les ai vues moins obscures, d’un mauve azuré, ne te souviens-tu pas ?...
Tu protestes, tu hoches la tête avec ton rire grave, le vert de l’herbe neuve décolore l’eau mordorée
de ton regard… Plus mauves… non, plus bleues… Cesse cette taquinerie ! Porte plutôt à tes narines le
parfum invariable de ces violettes changeantes et regarde, en respirant le philtre qui abolit les
années, regarde comme moi ressusciter et grandir devant toi les printemps de ton enfance !... Plus
mauves… non, plus bleues… Je revois des prés, des bois profonds que la première poussée des
bourgeons embrume d’un vert insaisissable, – des ruisseaux froids, des sources perdues, bues par le
sable aussitôt que nées, des primevères de Pâques, des jeannettes jaunes au cœur safrané, et des
violettes, des violettes, des violettes… Je revois une enfant silencieuse que le printemps enchantait
déjà d’un bonheur sauvage, d’une triste et mystérieuse joie… Une enfant prisonnière, le jour, dans
une école, et qui échangeait des jouets, des images contre les premiers bouquets de violettes des
bois, noués d’un fil de coton rouge, rapportés par les petites bergères des fermes environnantes…
Violettes à courte tige, violettes blanches et violettes bleues, et violettes d’un blanc bleu veiné de
nacre mauve, – violettes de coucou anémiques et larges, qui haussent sur de longues tiges leurs pâles
corolles inodores… Violettes de février, fleuries sous la neige, déchiquetées, roussies de gel,
laideronnes, pauvresses parfumées… Ô violettes de mon enfance ! Vous montez devant moi, toutes,
vous treillagez le ciel laiteux d’avril, et la palpitation de vos petits visages innombrables m’enivre…
Objet d’étude : la poésie du XIX° au XXI° siècle.

Parcours : le paysage, la poésie, l’intime

Texte 5 : Alphonse de Lamartine, Méditations métaphysiques, « L’isolement »

Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne,


Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ;
Je promène au hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.

Ici, gronde le fleuve aux vagues écumantes ;


Il serpente, et s’enfonce en un lointain obscur ;
Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes
Où l’étoile du soir se lève dans l’azur.

Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres,


Le crépuscule encor jette un dernier rayon,
Et le char vaporeux de la reine des ombres
Monte, et blanchit déjà les bords de l’horizon.

Cependant, s’élançant de la flèche gothique,


Un son religieux se répand dans les airs,
Le voyageur s’arrête, et la cloche rustique
Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts.

Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente


N’éprouve devant eux ni charme ni transports,
Je contemple la terre ainsi qu’une ombre errante :
Le soleil des vivants n’échauffe plus les morts.

De colline en colline en vain portant ma vue,


Du sud à l’aquilon, de l’aurore au couchant,
Je parcours tous les points de l’immense étendue,
Et je dis : « Nulle part le bonheur ne m’attend. »

Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,


Vains objets dont pour moi le charme est envolé ?
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé.
Objet d’étude : la poésie du XIX° au XXI° siècle.

Parcours : le paysage, la poésie, l’intime

Etude d’une œuvre intégrale : Hélène Dorion, Mes Forêts (2021)

Texte 6 : poème d’introduction

Mes forêts sont de longues traînées de temps


elles sont des aiguilles qui percent la terre
déchirent le ciel
avec des étoiles qui tombent
comme une histoire d’orage

elles glissent dans l’heure bleue


un rayon vif de souvenirs
l’humus de chaque vie où se pose
légère une aile
qui va au cœur

mes forêts sont des greniers peuplés de fantômes


elles sont les mâts de voyages immobiles
un jardin de vent où se cognent les fruits
d’une saison déjà passée
qui s’en retourne vers demain

mes forêts sont mes espoirs debout


un feu de brindilles
et de mots que les ombres font craquer
dans le reflet figé de la pluie

mes forêts
sont des nuits très hautes
Objet d’étude : la poésie du XIX° au XXI° siècle.

Parcours : le paysage, la poésie, l’intime

Etude d’une œuvre intégrale : Hélène Dorion, Mes Forêts (2021)

Texte 7 :

Il fait un temps de bourrasques et de cicatrices


un temps de séisme et de chute

les promesses tombent


comme des vagues
sur aucune rive
les oiseaux demandent refuge
à la terre ravagée
nos jardins éteints
entre l’odeur de rose et de lavande

il fait un temps de verre éclaté


d’écrans morts de nord perdu
un temps de pourquoi de comment

tout un siècle à défaire le paysage

mon chant soulève la poussière


de spectacles muets
comme un trou béant
dans la maison noire des mots

il fait un temps jamais assez


un temps plus encore et encore
plus encore
plus
on ne pourra pas toujours
tout refaire

dans ce temps de bile et d’éboulis


les forêts tremblent
sous nos pas
la nuit approche
Objet d’étude : la poésie du XIX° au XXI° siècle.

Parcours : le paysage, la poésie, l’intime

Etude d’une œuvre intégrale : Hélène Dorion, Mes Forêts (2021)

Texte 8 :

Mes forêts sont de longues tiges d’histoire

elles sont des aiguilles qui tournent

à travers les saisons elles vont

d’est en ouest jusqu’au sud

et tout au nord

mes forêts sont des cages de solitude

des lames de bois clairsemées

dans la nuit rare

elles sont des maisons sans famille

des corps sans amour

qui attendent qu’on les retrouve

au matin elles sont

des ratures et des repentirs


une boule dans la gorge

quand les oiseaux recommencent à voler

mes forêts sont des doigts qui pointent

des ailleurs sans retour

elles sont des épines dans tous les sens

ignorant ce que l’âge résout

elles sont des lignes au crayon

sur papier de temps

porte le poids de la mer

le silence des nuages

mes forêts sont un long passage

pour nos mots d’exil et de survie

un peu de pluie sur la blessure

un rayon qui dure

dans sa douceur

et quand je m’y promène

c’est pour prendre le large

vers moi-même

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