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Explication linéaire

Marivaux, L’Île des esclaves (1725), scène 3

Introduction
Les titres entre crochets sont indicatifs pour comprendre les étapes de l’argumentation.
[Présentation de l’auteur, de son courant, de ses œuvres] Marivaux est un dramaturge du XVIIIe
siècle célèbre pour ses comédies matrimoniales, telles que Le Jeu de l’amour et du hasard ou bien
La Surprise de l’amour. Très inspiré par la commedia dell’arte, il fait jouer par les comédiens
italiens la majorité de ses pièces. [Présentation de l’œuvre] En 1725, Marivaux fait jouer L’Île des
esclaves, une comédie utopique qui raconte l’arrivée sur cette île de deux duos, le premier formé par
le valet Arlequin et son maître Iphicrate, le deuxième par la servante Cléanthis et sa maîtresse
Euphrosine. Lors de leur naufrage sur cette île, ces quatre personnages rencontrent le maître de l’île,
un ancien esclave affranchi, Trivelin, qui va alors soumettre les quatre personnages à un jeu de rôle.
Les situations sociales initiales vont être renversées, afin que les maîtres prennent conscience de la
cruauté de leurs comportements envers leur serviteur. [Présentation de l’extrait] L’extrait que nous
allons analyser est une saynète à l’intérieur de la comédie : Trivelin a demandé à Cléanthis de faire
le portrait de sa maîtresse devant celle-ci, afin que cette dernière soit confrontée à son portrait de
femme coquette et hypocrite. [Lecture du texte] [Mouvements du texte] Le texte se développe en
deux mouvements, d’abord la comédie du réveil joyeux de Madame, puis celle du mauvais réveil.
[Problématique] Nous pouvons alors nous demander comment Marivaux, par l’emploi d’une scène
de théâtre à l’intérieur d’une comédie, révèle aux spectateurs la théâtralité du comportement et
l’hypocrisie d’Euphrosine.

Premier mouvement (l. 1 à 8) : la comédie du réveil joyeux de Madame


La servante va jouer devant sa maîtresse une petite scène de théâtre comique dans laquelle elle va
imiter le ridicule de cette dernière, la comédie du réveil. Il y a trois spectateurs sur scène :
Cléanthis, Euphrosine, et Trivelin.
La servante commente une scène imaginaire dans laquelle sa maîtresse se lève. Nous avons ici, de
manière très ironique, une réécriture parodique du lever du roi Louis XIV, mort il y a dix ans de
cela. À partir de cette simple action, la servante va développer deux scènes : la première, celle d’un
réveil joyeux et conquérant, la seconde celle d’un réveil difficile, tant pour la maîtresse que pour
son entourage. Dès le départ, le ton enjoué de la servante, la construction en trois temps rythmé par
l’emploi d’adjectifs à connotation positive (« bien dormi », « belle », « du vif, du sémillant ») invite
le spectateur à assister à un réveil glorieux de la maîtresse. La servante continue sur ce ton
faussement enjoué, et parodie le ton épique des grandes actions par l’emploi d’un vocabulaire
guerrier, totalement déplacé dans ce contexte, à moins qu’il ne définisse la maîtresse comme une
femme guerrière qui se prépare à conquérir le monde qui l’entoure par ses charmes et son
apparence : « vite, sur les armes ; la journée sera glorieuse. » (l. 2). L’emploi, au sein de la tirade, de
discours rapportés, imités de ceux de la maîtresse, permet alors aux spectateurs d’assister à une
petite scène de comédie très enjouée, dans laquelle la comédienne joue deux rôles à la fois. Le
langage de la maîtresse apparaît, dans cette tirade, très sec pour sa servante, sans aucune humanité,
comme invite à le lire l’emploi de l’impératif « Qu’on m’habille ! » (l. 3) et de la phrase
exclamative. C’est dans ce sens qu’il faut alors relire l’emploi de l’adverbe précédent « vite », qui
montrait déjà l’impatience de la maîtresse, mais aussi son agacement contre la lenteur supposée de
sa servante. Ce théâtre dans le théâtre est ici extrêmement plaisant et montre, par cette métaphore
théâtrale, que le comportement des maîtres est lui aussi factice, théâtrale et hypocrite. La servante
poursuit son commentaire de la journée glorieuse de sa maîtresse : l’emploi du futur de l’indicatif
invite à comprendre que les actions seront certaines, rien ne peut s’opposer au succès de sa
maîtresse (« Madame verra du monde aujourd’hui ; elle ira aux spectacles, aux promenades, aux
assemblées », l. 3-4). En ce sens, son visage peut se manifester, peut soutenir le grand jour, il fera
plaisir à voir, il n’y a qu’à le promener hardiment, il est en état, il n’y a rien à craindre. Les succès
mondains d’Euphrosine reposent donc sur son visage, qui est une arme de guerre, comme l’indique
encore le vocabulaire guerrier : « se manifester », « soutenir », « hardiment », « en état », « rien à
craindre ». Comme un écho du public, Trivelin incarne les spectateurs et leur réaction par sa phrase
adressée à Euphrosine : « Elle développe assez bien cela. » (l. 6). Le théâtre dans le théâtre est donc
ici, pour Marivaux, une manière de tendre un miroir à la fois aux personnages des maîtres dans la
pièce de théâtre, mais aussi aux maîtres réels, spectateurs dans la salle.

Deuxième mouvement (l. 8 à 21) : le réveil morose de Madame et la comédie du paraître


La servante reprend la trame initiale du réveil et pose l’hypothèse d’un lever difficile. À la première
phrase de sa réplique correspond, en écho, celle-ci : « Madame, au contraire, a-t-elle mal reposé ? »
(l. 8), et c’est alors le même déploiement ingénieux d’une saynète sous le regard attentif de Trivelin
et d’Euphrosine. La même exaltation forcée apparaît dans ce début de nouvelle saynète : la
multiplication des phrases exclamatives, l’impératif à valeur d’ordre, tout cela en écho à la première
saynète, renforce l’image d’une maîtresse tyrannique. Le visage est donc encore une fois ici
présenté comme l’arme de la femme : « Ah ! qu’on m’apporte un miroir ; comme me voilà faite !
que je suis mal bâtie ! » (l. 8-9). Mais, malicieusement, la servante indique que tout est ici encore
affaire de vanité, même dans l’intimité de la maisonnée, puisque la vanité de sa maîtresse réapparaît
assez rapidement. Du dégoût initial du miroir, celle-ci passe à la vanité flatteuse qui la caractérise :
« Cependant on se mire, on éprouve son visage de toutes les façons » (l. 9-10). Cette arme féminine
est désignée ici comme le masque social, hypocrite, que les femmes doivent porter pour réussir en
société, comme l’indique l’emploi du pronom impersonnel à valeur généraliste « on ». Mais, « rien
ne réussit ». La fabrique du personnage social a ici malencontreusement échoué. La servante dresse
donc, par ironie, l’énumération des litanies de sa maîtresse : « des yeux battus, un teint fatigué ;
voilà qui est fini » (l. 10-11). Sur le mode tragi-comique, la maîtresse, toujours dans un
comportement hyperbolique, est au bord de la mort sociale, comme l’indique l’emploi de la
métaphore tragique : « voilà qui est fini » (l. 11). S’en suit alors malicieusement, le tableau d’une
femme qui se retire aux yeux du monde, qui devient recluse, qui se cache, toujours du fait d’un
comportement hyperbolique : « il faut envelopper ce visage-là, nous n’aurons que du négligé,
Madame ne verra personne aujourd’hui, pas même le jour, si elle peut » (l. 11-12). Le registre est
funèbre avec l’éloignement du jour (« du moins fera-t-il sombre dans la chambre »), la solitude
forcée, tout conjoint à faire d’elle une victime, victime de sa vanité. Surgit alors, comme élément
perturbateur à cette réclusion comique, un invité comme l’indique la rupture de la description par
« Cependant, il vient compagnie » (l. 13). Du registre tragique, nous passons alors sans aucune
transition au registre dramatique toujours mâtinée de comique : « on entre : que va-t-on penser du
visage de Madame ? on croira qu’elle enlaidit : donnera-t-elle ce plaisir-là à ses bonnes amies ?
Non, il y a remède à tout : vous allez voir ». La réputation mondaine de Madame est en jeu.
L’emploi du pronom impersonnel « on » montre qu’Euphrosine est assaillie par un ennemi collectif
et invisible. S’en suit, à l’intérieur même du théâtre dans le théâtre, un troisième niveau, celui de la
comédie mondaine qu’elle joue face à ses invités pour ne pas perdre la face. Cette saynète dans la
saynète montre le personnage d’Euphrosine dans tout son excès comme le souligne l’accumulation
d’hyperboles : « très mal », « j’ai perdu le sommeil ; il y a huit jours que je n’ai fermé l’œil ; je
n’ose pas me montrer, je fais peur. » (l. 16-17). Comme en amont, nous sommes encore ici dans un
registre tragique : Madame est au bord de la mort, Madame se meurt. Tout est ici construit sur une
gradation : l’on passe de « très mal » à huit jours sans sommeil. La monstruosité d’Euphrosine est
du dernier ridicule, par la double énonciation qu’elle entretient avec son public : elle s’adresse aux
femmes qui viennent la voir, pour leur dire qu’elle est à plaindre, alors qu’elle promet aux hommes
des lendemains plus séduisants. La capacité de traduction de la servante des intentions de sa
maîtresse achève de nous montrer que Cléanthis est un personnage perspicace qui entend sa
maîtresse, l’écoute et la devine (« J’entendais tout cela », l. 19 ; « doués […] d’une pénétration »,
l. 20), témoin muet de toutes les affabulations de sa maîtresse, de la construction de son personnage
mondain et hypocrite. Comme elle le conclut, pathétiquement, « Oh ! ce sont de pauvres gens pour
nous » (l. 20-21), les maîtres sont ridicules et pitoyables par leur comédie.
En conclusion, dans cette scène, Marivaux par un jeu de théâtre dans le théâtre, fait comprendre aux
spectateurs la théâtralité du monde dans lequel ils vivent, et qu’ils construisent eux-mêmes. En
effet, l’exemple de la maîtresse est, ici, emblématique d’une artificialité du monde, d’un culte de la
représentation de soi, qui tourne à l’affrontement dans les milieux mondains. Seul le théâtre, par le
pouvoir des corps, et l’emploi généralisé de métaphores très visuelles
peut montrer aux spectateurs les vices de la société, dont ils sont porteurs, pour, au-delà de la
simple satire, peut-être permettre de les corriger.

Question de grammaire
Dans le passage suivant « Madame verra du monde aujourd’hui ; elle ira aux spectacles, aux
promenades, aux assemblées » (l. 3-4), analysez le mode, le temps et l’emploi des verbes.
Ils sont au futur de l’indicatif, à valeur de certitude.

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