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Les controverses autour du « mariage pour tous » dans la

presse nationale quotidienne : du différentialisme ethno-


sexuel comme registre d'opposition
Maxime Cervulle
Dans L'Homme & la Société 2013/3 (n° 189-190), pages 207 à 222
Éditions Association pour la Recherche de Synthèse en Sciences Humaines
(ARSSH)
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ISSN 0018-4306
DOI 10.3917/lhs.189.0207

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2013-3-page-207.htm

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Les controverses autour du « mariage pour
tous » dans la presse nationale quotidienne :
du différentialisme ethno-sexuel comme
registre d’opposition

Maxime CERVULLE

Près de 14 ans après l’instauration du Pacs sous le gouvernement Jos-


pin, un nouveau débat résonne dans les arènes de délibération démocra-
tique françaises 1. Suivant les déclarations de campagne et l’engagement
programmatique de François Hollande sur l’extension du mariage et de
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l’adoption aux couples de personnes de même sexe, les premiers mois du
quinquennat du président socialiste ont rouvert le débat sur le régime ma-
trimonial et filiatif français. Celui-ci s’inscrit dans un contexte plus large
de transformation de la famille notamment caractérisé par une baisse ten-
dancielle de la nuptialité 2 et une augmentation significative du nombre
d’enfants nés hors mariage (passé de 37,2 % des naissances en 1994 à
55,8 % en 2011) 3. Ces reconfigurations des formes familiales ont été mar-
quées par un certain nombre de changements législatifs entérinant de nou-
veaux modes d’arrangements familiaux, dont la récusation de la diffé-
rence de statut entre enfants dits « naturels » et « légitimes » par l’ordon-
nance du 4 juillet 2005. La voie aujourd’hui tracée par le gouvernement
Ayrault en direction d’une réforme du mariage et de la filiation apparaît

1. Je remercie Nelly Quemener, Virginie Julliard, Marco Dell’Omodarme et Florian


Voros pour leurs pertinents commentaires suite à la lecture de la première version de ce
texte.
2. Cf. France PRIOUX et Magali MAZUY, « L’évolution démographique récente en
France : dix ans pour le Pacs, plus d’un million de contractants », Population, vol. 64,
n° 3, p. 445-494 ; et Claude MARTIN et Irène THERY, « The Pacs and Mariage and Coha-
bitation in France », International Journal of Law, Policy and the Family, n° 15, 2001,
p. 135.
3. INSEE, Estimations de population et statistiques de l’état civil, 2012.

L’homme et la société, no 189-190, juillet-décembre 2013


208 Maxime CERVULLE

ainsi comme le point de cristallisation d’une nouvelle étape de la « dé-


traditionnalisation » de la famille amorcée avec la seconde modernité et
marquée par un fort processus d’individualisation 4.
À partir de l’analyse des controverses publiques contemporaines rela-
tives à l’ouverture du mariage et de l’adoption aux couples de personnes
de même sexe telles qu’elles s’expriment dans la presse nationale quo-
tidienne, cet article entend décrire certaines des dynamiques sociales con-
flictuelles par lesquelles le modèle familial se trouve redéfini. Une telle
lecture de l’actualité sexuelle de la sphère publique entend saisir la presse
comme instance de médiation du débat démocratique, pas tant au sens du
principe de publicité décrit par Jürgen Habermas 5 que selon la position
défendue par Nancy Fraser. À une vision idéalisée de la sphère publique
selon laquelle les statuts et l’inégalité entre les publics se trouveraient sus-
pendus par l’impératif de délibération rationnelle, Fraser oppose une con-
ception soulignant la disparité d’accès et de participation 6. Cette arène
discursive qu’est la sphère publique exprimerait ainsi une structure so-
ciale inégalitaire qui contribue à biaiser la dimension délibérative, voire à
légitimer des visées hégémoniques. Ainsi, plutôt que de réduire les arti-
cles de presse à la simple fonction de « reflet » des dynamiques sociales
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ou de lieu d’expression de la rationalité démocratique, ceux-ci doivent
être compris en tant que modes discursifs de reconfiguration des repré-
sentations et croyances sociales sous la pression de dynamiques plurielles
et concurrentes à visées hégémoniques. Notre attention se portera ainsi
sur la dimension normative des discours de cette arène de débat, dans une
perspective constructiviste qui oriente notre regard moins sur les enjeux
relatifs à la conjugalité ou la parentalité homosexuelles en tant que telles,
que sur les frictions et tensions qu’elles suscitent en ouvrant la définition
de la famille à la délibération publique.
Notre analyse se fonde sur un corpus composé de 469 articles tirés de
la presse nationale (Le Figaro, Le Monde, Le Parisien-Aujourd’hui en
France, Libération, Les Échos, La Croix et L’Humanité) et publiés entre
le 1er août et le 1er novembre 2012, soit dans les premiers temps de struc-
turation du débat et avant l’émergence de ladite « Manif pour tous » com-

4. François DE SINGLY, Sociologie de la famille contemporaine, Paris, Armand Colin,


2010 (4e édition).
5. Jürgen HABERMAS, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension
constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1988 [1962].
6. Nancy FRASER, « Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la
démocratie telle qu’elle existe réellement », Hermès, n° 31, 2001, p. 125-156.
Les controverses autour du « mariage pour tous »… 209

me acteur central de ce dernier 7. Les articles retenus l’ont été en fonction


de la présence du terme « mariage », dans divers contextes d’emploi dési-
gnant directement la question de l’union des couples de personnes de mê-
me sexe, y compris dans des articles dans lesquels ce thème apparaît se-
condaire ou anecdotique 8. Une lecture quantitative des données recueil-
lies nous informe sur la répartition par titre de presse de ces articles : les
publications historiquement inscrites à la droite ou au centre-droit de
l’échiquier politique (Le Figaro, La Croix, Le Parisien-Aujourd’hui en
France, Les Échos) totalisent à elles seules 68 % des articles, tandis que
les titres plutôt marqués à gauche ou au centre-gauche (L’Humanité,
Libération, Le Monde) comptent 32 % du nombre total d’articles publiés
sur la réforme durant la période 9. L’enjeu étant particulièrement clivant
sur le terrain politique, comme l’a démontré la présence de cette mesure
au programme de l’ensemble des partis de gauche durant les élections
présidentielles de 2007 et 2012, on retrouve ce clivage dans la presse : les
titres plus inclinés à droite sont les plus propices à la publication d’arti-
cles, reportages ou tribunes dénotant une opposition plus ou moins expli-
cite au projet de loi. L’opposition à la réforme du mariage se trouvant
donc largement majoritaire dans les articles de presse de notre période de
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référence, nous nous concentrerons ici principalement sur les registres
argumentatifs de celle-ci.

Usages de l’anthropologie et de l’universel


Au travers des conflits de définition qui constituent le débat, deux
stratégies discursives semblent s’affronter. Du côté des opposants au pro-
jet de loi, on relève une tendance à la déshistoricisation et à l’universa-
lisation du mariage tel qu’il figure dans le Code civil français. Celui-ci
apparaît en effet, dans les propos des détracteurs de la réforme, sous une
forme cristallisée, invariable aussi bien dans l’histoire que dans la géogra-
phie humaine des institutions sociales. Cette représentation du mariage

7. La « Manif pour tous », collectif né en septembre qui commence à organiser quel-


ques marches régionales en novembre, ne s’impose médiatiquement que début 2013, avec
une première manifestation nationale le 13 janvier qui, selon la Préfecture a réuni 300 000
personnes.
8. Seules les brèves de moins de 100 mots ont été écartées. Seul le texte a ici été pris
en compte dans l’analyse, laissant de côté les visuels illustratifs et la mise en page des
articles, unes et dossiers.
9. La répartition par titre de presse des articles évoquant l’ouverture du mariage aux
couples de personnes de même sexe est la suivante : Le Figaro 26 %, La Croix 24 %,
Libération 17 %, Le Parisien-Aujourd’hui en France 13 %, Le Monde 11 %, Les Échos
5 % et L’Humanité 4 %.
210 Maxime CERVULLE

apparaît par le biais d’une insistance sur sa dimension « anthropologi-


que » 10, terme qui, loin de renvoyer à la variabilité culturelle et temporelle
des modèles d’organisation sociale, sert à attacher le mariage du Code
civil à une sorte de nature humaine profonde, tout à la fois inaltérable et
nécessitant la protection du droit. La référence à l’anthropologie sert alors
à désigner aussi bien une « nature » présentée comme immuable (la « dif-
férence des sexes »), qu’une structure sociale élémentaire (l’idée que le
mariage constituerait « l’un des fondements de notre société », selon l’ex-
pression partagée par le grand rabbin de France et par l’archevêque de
Paris 11). Par la confusion de ces deux dimensions, l’argument dit « anthro-
pologique » tend à la naturalisation du champ social, ce dont témoigne le
recours fréquent aux expressions « loi naturelle » ou « ordre naturel » 12,
entremêlant les sphères du juridique et du biologique. À l’inverse, les dé-
fenseurs du projet s’attachent à souligner le caractère dynamique du droit
et des institutions, leur ouverture à la délibération publique, notamment
sous la pression de la société civile 13, ainsi que la diversité anthropolo-
gique des conceptions des alliances et de la filiation 14. Par ailleurs, si la
dimension universelle du mariage sous sa forme actuelle est contestée par
les promoteurs de la réforme, la tactique rhétorique de la ministre de la
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Justice, dès l’annonce du calendrier et de l’esprit du projet de loi dans La
Croix, tend à s’inscrire dans une perspective universaliste, avec l’emploi
systématique dès le 10 septembre 2012 de l’expression « mariage pour
tous » 15.

10. Ainsi, le grand rabbin de France fonde son opposition sur la centralité du « sexe,
c’est-à-dire la distinction anthropologique des hommes et des femmes » (Gilles BER-
NHEIM, « Mariage homosexuel : ce qu’on oublie souvent de dire », Le Figaro, 19 octobre
2012).
11. Gilles BERNHEIM, ibidem ; et Jean-Marie GUENOIS, « L’Église mobilise contre le
mariage homosexuel », Le Figaro, 5 novembre 2012.
12. S. MORELLI, « Le maire farouchement opposé au mariage homosexuel », Le Pari-
sien-Aujourd’hui en France, 9 octobre 2012 ; M. DUGRAND, « L’aboiement des anti-
IVG », L’Humanité, 24 octobre 2012.
13. La Garde des Sceaux, Christiane Taubira, a ainsi souligné les transformations
successives du mariage lors de la conférence de presse qui a suivi la présentation du projet
de loi en Conseil des ministres, indiquant que jusque dans les années 1970 celui-ci à été le
signe de « la domination de l’homme sur la famille » et qu’il a « organisé la minorité des
femmes ».
14. O. ROY, « De l’amour chrétien à l’anthropologie profane », Le Monde, 27 sep-
tembre 2012.
15. Marie BOËTON et Marine LAMOUREUX, « Christiane Taubira : “ Le mariage pour
tous ” répond à une exigence d’égalité », La Croix, 10 septembre 2012.
Les controverses autour du « mariage pour tous »… 211

Au-delà de ces deux visions inconciliables du temps institutionnel et


de l’universel, les débats publics autour de la réforme du mariage appa-
raissent chargés de l’histoire des conflictualités relatives à divers enjeux.
D’abord, l’enjeu de la sécularisation de la société française se pose ici au
travers de la question de la légitimité des représentants religieux à inter-
venir dans un débat portant sur la réforme du mariage civil. Ensuite, les
questions relatives au genre, et aux droits des femmes, qui émergent, dans
le discours des opposants au projet de loi, par le biais d’une réaffirmation
de la « différence des sexes » comme fondement légitime d’une différence
de traitement et de statut qui conduit à une réévaluation des termes même
de l’égalité. Troisièmement la question bioéthique, autour de laquelle s’or-
ganise une partie importante des contestations, notamment de source ca-
tholique 16, et qui concerne en particulier la question de l’accès à la pro-
création médicalement assistée (PMA) pour les couples de femmes. En-
fin, les questions relatives au multiculturalisme et à l’immigration consti-
tuent également une dimension centrale, notamment en ce que la défense
de la conception actuelle du mariage se présente comme une forme de
sauvegarde de « la civilisation occidentale » ou « européenne » 17.
Les modalités d’intervention dans le débat, en particulier celle des
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opposants à la réforme, permettent ainsi de mettre au jour une formation
discursive défendant aussi bien une « différence des sexes » naturalisée et
légitimant l’inégalité qu’une différence « de civilisation » à dimension
ethnicisante. Cette formation discursive tend à faire converger deux regis-
tres de naturalisation de l’inégalité. Aussi, la représentation des débats re-
latifs au projet de réforme du mariage dans la presse dessine-t-elle les con-
tours d’une forme de revendication que nous pourrions qualifier d’ethno-
sexuelle et qui tend à reconfigurer la conception même de l’identité par
l’affirmation d’un différentialisme radical articulé autour de trois enjeux :
la prescription d’un modèle familial et procréatif, la réaffirmation de la
« différence des sexes » et une revendication « civilisationnelle ».

16. L’association Alliance Vita, qui, en octobre 2012, a organisé 75 manifestations


contre le « mariage pour tous », a été créée en 1993 lors des débats sur les premières lois
bioéthiques. Anciennement connue sous le nom Alliance pour les droits de la vie, elle est
opposée à l’avortement. Voir F. LOUISON, « Ils disent non à l’adoption par les homo-
sexuels », Le Parisien-Aujourd’hui en France, 28 octobre 2012.
17. Cf. par exemple A. LOUIS, « Les risques d’un mariage religieux illégal », La Croix,
4 septembre 2012.
212 Maxime CERVULLE

Famille nucléaire et modèle procréatif


Malgré le fait qu’en 2009 les familles monoparentales composaient
20,9 % de l’ensemble des familles avec enfants 18, le modèle nucléaire sem-
ble continuer de structurer les conceptions du mariage et de la filiation.
Au sein des représentations journalistiques, elle constitue un point de cris-
tallisation de tensions sociales quant au modèle éducatif idéal, mais, sur-
tout, elle prescrit une structure de filiation et un cadre de procréation
privilégiés. Les opposants au projet de réforme du mariage tels que repré-
sentés dans la presse sont nombreux à contester le fait que l’enfant puisse
être « par la loi, privé dans son droit à avoir un père et une mère » 19. Les
contestations ainsi manifestées interrogent directement la légitimité des
orientations législatives et décisions juridiques qui peuvent être à l’ori-
gine de la situation de monoparentalité 20. Au fil des modifications du
Code civil napoléonien ont en effet émergé des formes nouvelles de gé-
nération du lien filiatif dissociant couple conjugal et filiation : c’est le cas
avec la loi du 11 juillet 1966, qui a introduit les notions d’adoption plé-
nière et simple, et qui autorise l’adoption par un ou une célibataire. Une
dissociation de la conjugalité et de la filiation qui précède donc les débats
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sur l’homoparentalité et sur laquelle semblent revenir les opposants au
projet de réforme du mariage. Ainsi, le député UMP François Scellier
exprime-t-il explicitement cette position dans Le Parisien-Aujourd’hui en
France : « [l]es enfants conçus ou adoptés ont besoin d’un couple com-
posé d’un père et d’une mère 21 ».
Un second registre d’argumentation porte sur « le modèle naturel de la
famille » 22 qui apparaît comme fondé sur la fertilité du couple hétéro-
sexuel. Les discours relatifs à un mariage « contre-nature » 23 risquant
d’altérer « la nature qui unit l’homme et la femme » 24 semblent s’inscrire
dans le cadre d’une contestation plus large relative aux lois de bioéthique.

18. INSEE, RP1990 sondage au 1/4 - RP1999 et RP2009 exploitations complémen-


taires.
19. Frigide BARJOT, « Pour des États généraux contre la précarité familiale », Le Fi-
garo, 12 septembre 2012.
20. On pourrait ajouter qu’elles remettent aussi en question la légitimité de l’accou-
chement sous X.
21. « Vos élus sont-ils favorables au mariage homosexuel ? », Le Parisien-Aujour-
d’hui en France, 24 octobre 2012.
22. S. LE BARS, « Joël Mergui : “ Nos sociétés s’arc-boutent contre le fait religieux ” »,
Le Monde, 15 septembre 2012.
23. A. COLLIN, « Les opposants manifestent à Pontoise », Le Parisien-Aujourd’hui en
France, 24 octobre 2012.
24. V. REBIERE, « Pour l’Assomption, une prière qui fait polémique », L’Humanité, 16
août 2012.
Les controverses autour du « mariage pour tous »… 213

Depuis 1994, ces dispositions législatives ont autorisé la procréation avec


tiers donneur pour les couples hétérosexuels mariés ou pouvant attester
d’une vie conjugale de plus de deux ans et en âge de procréer. Toutefois,
au-delà de la question de l’élargissement de l’accès à la procréation mé-
dicalement assistée (PMA) pour des couples de femmes, c’est la légitimi-
té même du don de gamètes qui semble remise en question, en particulier
dans les pages de La Croix. Dans une tribune de ce quotidien, Geneviève
Jurgensen pose ainsi la question : « Est-on allé trop loin ? Avons-nous su,
s’agissant de l’adoption ou des procréations médicalement assistées […]
trouver l’équilibre entre la vérité affective, la réalité biologique et les im-
pératifs qu’impose la cohésion sociale ? 25 ». On entend ici à l’évidence
résonner les débats relatifs à la levée de l’anonymat dans le cadre du don
de gamètes. Mais l’opposition à la PMA, à ce qu’Ivan Rioufol appelle
« les procréations bricolées » 26, consacre surtout la figure du « couple fé-
cond » 27.
De façon intéressante, un binarisme opposant « fertilité » et « stérilité »
vient s’arrimer au binarisme homo/hétérosexualité 28. Ainsi, la déclaration
de la Conférence des évêques insiste-t-elle sur « la différence fondamen-
tale entre couples homosexuels et hétérosexuels à l’égard de la procré-
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ation » : « les couples hétérosexuels [sont] seuls en mesure de procréer
naturellement » 29. Un argument d’importance dans le débat qui a toute-
fois ceci de curieux qu’il semble, de par sa systématicité, associer l’hé-
térosexuel à la fertilité et l’homosexuel à la stérilité. Là où Foucault re-
levait à la fin du dix-neuvième siècle le passage des pratiques sexuelles
(sodomites) à la cristallisation d’une « espèce » (l’homosexuel) 30, une
certaine formation discursive semble désormais rabattre des pratiques
sexuelles non-reproductives sur une identité stérile. Cette réduction logi-
que tend à ignorer les cas d’infertilité au sein des couples hétérosexuels,
aussi bien que la fertilité des hommes et femmes homosexuels ayant eu

25. Geneviève JURGENSEN, « L’enfant et l’origine », La Croix, 6 octobre 2012.


26. Ivan RIOUFOL, « Les raisons de résister au projet de mariage homosexuel », Le
Figaro, 5 octobre 2012.
27. Courrier des lecteurs, La Croix, 29 octobre 2012.
28. Sur l’émergence historique du binarisme homo/hétérosexualité à la fin du dix-
neuvième siècle, cf. Eve KOSOFSKY SEDGWICK, Épistémologie du placard, trad. de M.
Cervulle, Paris, Éd. Amsterdam, 2008.
29. Conseil Famille et Société de la Conférence des évêques de France, « Élargir le
mariage aux personnes de même sexe ? Ouvrons le débat ! », La Croix, 1er octobre 2012.
30. Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité, La volonté de savoir, Paris, Galli-
mard, 1976, p. 59.
214 Maxime CERVULLE

des enfants, par exemple dans le cadre de projets de coparentalité 31. Ce


second écueil apparaît singulièrement dans la tribune de Laurent Alexan-
dre, demandant, dans Le Monde, « accordera-t-on demain aux homo-
sexuels le droit de se reproduire ? 32 », comme si tel projet procréatif leur
était aujourd’hui interdit en droit ou en nature, et alors que l’INED situe
le nombre d’enfants vivant dans des configurations homoparentales entre
24 000 et 40 000 33. L’imposition discursive du couple stérilité/fertilité sur
le binarisme homo/hétérosexualité tend ainsi à (re)constituer le corps ho-
mosexuel en corps pathologique (stérile), mais surtout à rigidifier « l’in-
jonction à la maternité » 34 qui pèse sur les femmes dans le couple hété-
rosexuel. Une injonction que l’on retrouve sous une autre forme dans un
article de la journaliste Agnès Leclair qui oppose deux modèles de fi-
liation : « une filiation construite en référence à la biologie [la filiation
hétérosexuelle] et une filiation d’intention reposant sur un projet éducatif
et affectif [la filiation homosexuelle] 35 ». On voit ici poindre une éton-
nante distinction nature/culture : la procréation au sein du couple hétéro-
sexuel étant naturalisée à tel point qu’elle en est représentée comme dé-
nuée d’intention et de projet éducatif, comme si, d’une certaine façon, la
contraception et le contrôle des naissances n’avait pas permis déjà de
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faire entrer la reproduction dans le domaine de la culture et de libérer les
femmes de la procréation obligatoire.

La « différence des sexes » et la naturalisation de l’inégalité


Les discussions relatives à « l’égalité des droits », qui fonde l’argu-
mentation des porteurs du projet de loi, donnent lieu à une délibération
plus large sur la valeur sociale et politique de la notion même d’égalité.
L’un des fondements de l’opposition au projet est la justification de
l’inégalité pour des individus en situation différente. Ainsi, peut-on par
exemple lire le philosophe Xavier Lacroix demander dans Le Figaro :

31. Martine GROSS, « Les familles homoparentales : entre conformité et innovations »,


Informations sociales, vol. 4, n° 154, 2009, p. 106-114.
32. Laurent ALEXANDRE, « Biologie et homoparentalité », Le Monde, 27 octobre 2012.
33. Ces chiffres ne permettent pas de déterminer le modèle procréatif, l’homoparen-
talité pouvant recouvrir des formes diverses : enfants issus d’une union hétérosexuelle an-
térieure, accès à la PMA à l’étranger pour les femmes, recours à la gestation pour autrui à
l’étranger pour les hommes, adoption en tant que célibataire ou coparentalité. Cf. INED,
« La difficile mesure de l’homoparentalité », Fiche d’actualité, n° 8, 2009.
34. Laura Lee DOWNS et Jacqueline LAUFER, « Troubles dans la maternité », Travail,
genre et sociétés, n° 28, 2012, p. 169-172.
35. Agnès LECLAIR, « Dissocier mariage et filiation : le casse-tête du projet de loi »,
Le Figaro, 13 octobre 2012.
Les controverses autour du « mariage pour tous »… 215

« Pourquoi vouloir établir une égalité qui n’existe pas ? La discrimination


n’apparaît que dans des situations similaires 36 ». La formule est ici ambi-
guë : si l’alliance avec l’un ou l’autre sexe entérinerait une différence de
situation justifiant un traitement différencié, c’est que l’appartenance mê-
me à l’un ou l’autre sexe constituerait per se une différence de situation
légitimant un traitement différencié. Sous couvert d’un propos récusant le
discours militant contre les discriminations subies par les couples homo-
sexuels, c’est en fait une critique de l’égalité homme-femme qui s’expri-
me. D’autres articles du Figaro évoquent par ailleurs le fondement juri-
dique de ces débats : « “ Il y a un principe général d’égalité, mais le
Conseil constitutionnel a déjà estimé que des différences objectives de
situation peuvent donner lieu à des différences de traitement ”, analyse le
professeur de droit Dominique Rousseau. “ Parler d’une différence objec-
tive entre un homme et une femme n’est pas un jugement de valeur ”,
défend le juriste 37 ».
Si la « différence des sexes » exprime une « différence de situation »
justifiant l’inégalité de traitement ou statut, celle-ci semble découler de la
division sexuelle du travail parental, ce que le délégué général d’Alliance
Vita appelle « la parité originelle père/mère au sein du couple » 38, dé-
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tournant ainsi la signification politique qu’avait pu revêtir le terme « pa-
rité » à l’occasion des débats sur la loi relative à la représentation poli-
tique nationale. Mais le terme est ici avant tout l’objet d’une redéfinition
dans le cadre d’un discours légitimant une division spécialisée des tâches
par sexe. Deux pédopsychiatres interviewés dans Le Figaro s’inscrivent
dans cette dynamique : « L’homme n’est pas une mère comme les autres »,
défend ce spécialiste de l’adoption [Pierre Lévy-Soussan]. « Les interac-
tions avec la mère sont radicalement différentes de celles avec le père »,
plaide-t-il. « Les mères recherchent plutôt le bien-être de l’enfant, son
confort, échangent de longs regards avec lui. Les pères sont dans un rap-
port plus stimulant, avec des jeux plus physiques comme soulever le bébé
en l’air », acquiesce Maurice Berger, chef de service en psychiatrie de
l’enfant au CHU de Saint-Étienne.
L’argument d’une différence « radicale » apparaît glisser vers la pro-
motion d’une division des tâches, assignant les femmes au travail de sol-
licitude et de soin, tandis que les hommes seraient cantonnés aux activités

36. Ibidem.
37. L. DE CHARRETTE, « La “ différence ” et le Conseil constitutionnel », Le Figaro, 12
septembre 2012.
38. Agnès LECLAIR, « Questions à Tugdual Derville, délégué général de l’association
Alliance Vita », Le Figaro, 12 octobre 2012
216 Maxime CERVULLE

« physiques » et « stimulantes ». Ainsi, le débat est-il l’occasion d’une


réaffirmation d’une croyance sociale en une division du travail fondée en
nature — une naturalisation de l’inégalité qu’ont notamment contesté avec
vigueur les travaux des féministes matérialistes 39.

« Mariage pour tous » et civilisation


Le thème de l’égalité glisse parfois vers d’autres horizons discursifs,
lorsque le président de la Fédération protestante de France, Claude Baty,
affirme que « l’égalité n’est pas l’indifférenciation ». Ce thème récurrent
de l’indifférenciation renvoie à une union homosexuelle perçue comme
caractérisée par l’effacement de l’altérité première que serait la « diffé-
rence des sexes » 40. Présentée comme une différence originaire, dont dé-
coulerait toute autre, la « différence des sexes » apparaît comme l’enjeu
d’une lutte contre un risque d’uniformisation de la société. Celui-ci serait
en particulier incarné par le multiculturalisme, paradoxalement constitué
en symbole de l’extinction de la différence. C’est, par exemple, ce
qu’exprime la tribune de la Conférence des évêques de France :
« Les discussions sur le multiculturalisme, le racisme, le féminisme et l’homo-
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phobie sont sous-tendues par cette demande de reconnaissance qui s’exprime au-
jourd’hui sur le mode égalitariste. La non-reconnaissance est expérimentée com-
me oppression ou discrimination. Certains poussent très loin ce discours égalita-
riste. Ils estiment que toute différence ouvre sur un rapport de pouvoir inégalitaire
et en conséquence sur un risque de domination de l’un sur l’autre : domination de
l’homme sur la femme, domination du Blanc sur le Noir, domination de l’hétéro-
sexuel sur l’homosexuel, etc. Selon eux, la seule solution pour combattre l’oppres-
sion ou la discrimination serait alors de gommer les différences ou, en tout cas, de
leur dénier toute pertinence dans l’organisation de la vie sociale. 41 »

De façon intéressante, en défendant la « différence des sexes », la Con-


férence des évêques en vient à soutenir l’idée selon laquelle la différence
du « Blanc » et du « Noir » devrait conserver « sa pertinence dans l’orga-
nisation de la vie sociale ». Un énoncé qui fait écho à un élargissement du
débat sur le « mariage pour tous » vers les questions relatives au multi-
culturalisme et à l’immigration. Dans ce cadre, les positions qui visent la
défense de la conception moderne du mariage tendent à la présenter com-

39. Cf. notamment Nicole-Claude MATHIEU, L’anatomie politique. Catégorisations et


idéologies du sexe, Paris, Côté-femmes, 1991.
40. T. ANATRELLA, « Un projet confus et inutile », La Croix, 28 septembre 2012.
41. Conseil Famille et Société de la Conférence des évêques de France, op. cit.
Les controverses autour du « mariage pour tous »… 217

me un enjeu de protection des valeurs de la « civilisation européenne » ou


« occidentale » 42.
La dimension « civilisationnelle » du débat passe d’abord par la pré-
sentation d’une alliance objective entre, d’une part, les minorités sexuelles
et, de l’autre, les minorités ethniques et/ou religieuses. Ainsi, la position
d’Ivan Rioufol, fondée dans une opposition farouche au multicultura-
lisme, trahit une singulière ethnicisation du débat :
« Ceux qui entendent bouleverser la famille en se réclamant d’un égalitarisme
totalitaire rejoignent ceux qui ont entamé la déconstruction de la société après
avoir accordé aux minorités ethniques et religieuses des prévenances heurtant l’in-
térêt général. 43 »

La confusion entre minorités ethniques et religieuses, ainsi que les


prises de position des représentants de l’Église catholique et du judaïsme,
ouvertement hostiles au projet de loi, semblent ici orienter indirectement
ces propos vers les multiples controverses relatives à la « compatibilité »
de l’Islam avec les valeurs républicaines 44. La supposée convergence
d’intérêt entre homosexuels et musulmans reposerait sur la publicisation
de revendications minoritaires, perçues comme particularistes et remettant
en cause la cohésion nationale et l’unicité républicaine. Il est ainsi inté-
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ressant de constater que l’un des registres de contestation du « mariage
pour tous » opère par l’amalgame des minorités sexuelles et de minorités
religieuses ethnicisées. La production de l’homosexualité en figure de
l’altérité sexuelle repose ainsi sur un processus d’ethnicisation (au sens
foucaldien de constitution de l’homosexuel en « espèce »). Toutefois, si
ce discours ethno-sexuel est opérant ce n’est que dans la mesure où le
musulman apparaît déjà lui-même constitué en figure ethnicisée de l’alté-
rité sexuelle : « violeur et voileur » 45, polygame, hypersexuel. L’opposi-
tion que dessine le discours ethno-sexuel entre ces deux groupes tend par

42. « [Si cette loi est votée], comment s’opposer demain à la polygamie en France,
principe qui n’est tabou que dans la civilisation occidentale ? » écrit ainsi A. LECLAIR
(« Des maires mènent la fronde contre le mariage gay », Le Figaro, 4 octobre 2012).
43. Ivan RIOUFOL, « Les raisons de résister au projet de mariage homosexuel », art.
cit.
44. Anna BOZZO, « Islam et République : une longue histoire de méfiance », in Nico-
las BANCEL, Pascal BLANCHARD et Sandrine LEMAIRE (dir.), La fracture coloniale. La
société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005, p. 75-82.
45. Nacira GUENIF-SOUILAMAS, « The other French exception : virtuous racism and
the war of the sexes in postcolonial France », French Politics, Culture & Society, vol. 24,
n° 3, p. 23-41.
218 Maxime CERVULLE

ailleurs à en donner une vision homogène qui exclut toute possibilité


d’appartenance multiple 46.
La référence à la polygamie joue en particulier un rôle central dans ce
discours, en ce que les contestations de la réforme s’appuient sur l’idée
d’un enchaînement logique entre « mariage pour tous » et polygamie 47, et
en ce que cette dernière est singulièrement représentée comme le symbole
d’une altérité ethno-sexuelle radicale. Dans une tribune de La Croix,
Anne-Marie Le Pourhiet écrit :
« S’il suffit que Roger aime Raymond et réciproquement pour qu’ils s’épou-
sent, alors il suffit aussi que Karim aime Fatima, Rachida et Yasmina et récipro-
quement pour qu’on les marie tous les quatre. La polygamie est sans doute étran-
gère à la culture occidentale, mais elle ne nous est pas intellectuellement incon-
cevable, alors que le mariage de deux hommes ou de deux femmes est aberrant
pour toutes les civilisations. 48 »

La polygamie est ici singulièrement ethnicisée, comme le montre


notamment la comparaison avec le traitement médiatique de la polygamie
de l’arrière grand-père du candidat républicain Mitt Romney qui, si elle
est l’objet de curiosité, ne constitue pas le socle d’une telle altérisation 49.
L’ethnicisation de la polygamie semble s’articuler avec la montée conti-
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nue de l’islamophobie dans le débat public, comme on a pu le voir avec
certaines interventions politiques dans les médias ayant suggéré que « le
problème de la polygamie » constituait l’un des facteurs des émeutes de
2005 50. Elle apparaît, dans ces discours, comme un marqueur de civilisa-
tion dont la teinte permet de colorer le « mariage pour tous » du même
caractère d’étrangeté. Le tournant « civilisationnel » du débat mise ainsi
sur la défense d’une conception « occidentale » de la sexualité et des rap-
ports entre les sexes. On peut citer, à titre d’exemple, les propos du con-

46. Cf. Jasbir K. PUAR, Homonationalisme. Politiques queer après le 11 septembre,


trad. de Maxime Cervulle et Judy Minx, Paris, Éd. Amsterdam, 2012 ; ainsi que Maxime
CERVULLE et Nick REES-ROBERTS, Homo exoticus. Race, classe et critique queer, Paris,
Armand Colin et Ina éditions, 2010.
47. A. AUFFRAY, « Pour Christine Boutin, mariage gay est synonyme de polygamie »,
Libération, 5 octobre 2012.
48. Anne-Marie LE POURHIET, « L’amour et l’égalité sont des arguments inopérants »,
La Croix, 5 octobre 2012.
49. Du fait du caractère clivant de la question du « mariage gay » dans l’élection pré-
sidentielle états-unienne, un certain nombre d’articles portant sur Barack Obama et Mitt
Romney sont présents dans notre corpus. Cf. Lorraine MILLOT, « Romney. La légende du
self-made-man », Libération, 6 novembre 2012.
50. Véronique LE GOAZIOU, « La classe politique française et les émeutes : entre
silence et déni », in Laurent MUCCHIELLI et Véronique LE GAOZIOU (dir.), Quand les
banlieues brûlent… Retour sur les émeutes de 2005, Paris, la Découverte, 2007, p. 36-57.
Les controverses autour du « mariage pour tous »… 219

seiller régional UMP Franck Margain, défendant la fidélité monogame


comme « l’exigence qui a permis à notre civilisation de respecter davan-
tage que d’autres la dignité de la femme 51 ». Par là se développe un
discours exceptionnaliste promouvant la supériorité de cette conception,
en particulier en référence au droit des femmes, selon la production d’une
cartographie du moderne par laquelle le degré d’avancement d’une civili-
sation est indexé sur les droits des femmes. Au sein de cette position,
ceux-ci apparaissent toutefois pensés de façon restrictive selon une appré-
hension ethno-centrée de la citoyenneté 52.

Discours ethno-sexuels et sphère publique


« Première, deuxième, troisième génération, nous sommes tous des
enfants d’hétéros ! » pouvait-on entendre dans les rues de Paris le 18 no-
vembre 2012, lors du défilé de l’extrême droite catholique contre le projet
de réforme, organisé à l’initiative de l’institut Civitas. Un chant marqué
par l’appropriation de la rhétorique antiraciste, un procédé que l’on a pu
également rencontrer avec l’affiche de l’UMP « Touche pas à ma mère et
à mon père », reprenant les célèbres logo et slogan de SOS Racisme 53. Ce
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mode de discours, qui détourne certaines des formes d’articulation les
plus publiques de l’antiracisme, illustre parfaitement la dimension ethno-
sexuelle des revendications des opposants à la réforme. Dans une veine
quelque peu différente, dans le cortège du 18 novembre, la coprésence du
cri de ralliement du Front national « La France aux Français ! » et du slo-
gan « Non à l’homofolie ! », donne à voir de façon manifeste l’entremê-
lement des registres xénophobes, identitaires (au sens de défense d’une
identité « occidentale » ethnicisée), naturalisant et consacrant la famille
nucléaire constituée autour du couple hétérosexuel reproducteur. Si le
projet d’extension du droit au mariage aux couples de personnes de même
sexe requiert sans doute une interrogation critique — notamment du point
de vue d’une pensée féministe matérialiste et queer qui s’est attachée à
montrer combien les enjeux de la reconnaissance et de l’organisation de la

51. Franck MARGAIN, « Non au marché de l’enfant que crée le mariage gay », Le
Monde, 16 août 2012.
52. À ce propos, cf. notamment Chandra MOHANTY, « Under Western Eyes. Feminist
Scolarship and Colonial Discourses », Feminist Review, n° 30, 1988, p. 61-88.
53. J. BOUCHET-PETERSEN, « SOS Racisme déplore que son slogan soit détourné par
l’UMP », Libération, 5 décembre 2012.
220 Maxime CERVULLE

famille sont liés à la production et reproduction du capital et de la na-


tion 54 — les controverses qui entourent le projet donnent à voir de façon
saisissante l’articulation d’un différentialisme ethno-sexuel qui réinstaure
l’hétérosexualité et l’asymétrie de genre en modalité de sauvegarde d’une
identité ethnique et de « civilisation ».
On peut penser que s’expriment ici les tensions relatives à une société
post-industrielle marquée par l’avènement d’un régime de pluralisme éten-
du apparaissant aussi bien dans les domaines culturel, familial, confes-
sionnel ou sexuel 55. La revendication différentialiste semble ainsi traduire
une certaine résistance à la diversification des modèles de vie, mais sur-
tout exprime un singulier désir de régulation étatique et institutionnelle
des identités face à la multiculturalisation de la société et à la transfor-
mation des formes nationales de construction de soi et de production de la
sphère familiale. L’étude de la controverse médiatique relative au « ma-
riage pour tous » donne ainsi à voir l’articulation d’un discours différen-
tialiste qui apparaît aussi bien revendiquer le retour aux structures so-
ciales de la première modernité, que la nécessité pour l’État et les ins-
titutions de restaurer le monopole du contrôle des identités et relations
sociales. La conflictualité autour du « mariage pour tous » semble ainsi
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rejouer celle entre première et seconde modernité : au travers de la forma-
tion discursive ethno-sexuelle que nous avons analysée s’exprimerait ainsi
une contestation des processus concomitants d’individualisation, d’auto-
nomisation des femmes et de libéralisation sexuelle. Mais au-delà, le dis-
cours ethno-sexuel paraît exprimer la volonté de réarticulation de l’État
(comme régulateur des alliances et de la filiation) et de la nation (comme
instance de régulation d’une identité culturelle ethnicisée).
À l’occasion de sa révision du concept de « sphère publique », Nancy
Fraser relevait que l’un « des buts de la théorie critique est de faire appa-
raître par quels moyens les inégalités sociales corrompent les sphères pu-
bliques existantes, officiellement ouvertes à tous, et faussent les interac-
tions discursives qui s’y déroulent 56 ». L’analyse que nous avons pré-
sentée permet, dans cette voie, de souligner la façon dont les logiques
différentialistes qui soutiennent les discriminations ethnoraciales d’une
part et la division sexuelle du travail de l’autre constituent le support dis-

54. Cf. Lisa DUGGAN, The Twilight of Equality ? Neoliberalism, Cultural politics and
the Attack on Democracy, 2004, p. 43-67 ; Judith BUTLER, Défaire le genre, trad. de M.
Cervulle, Paris, Éd. Amsterdam, p. 123-153.
55. Ulrich BECK, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Au-
bier, 2001 [1986].
56. Nancy FRASER, « Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la
démocratie telle qu’elle existe réellement », op. cit., p. 137.
Les controverses autour du « mariage pour tous »… 221

cursif de l’opposition à la réforme du mariage dont la presse nationale


quotidienne se fait la médiatrice. La controverse relative au dit « mariage
pour tous » donne ainsi à voir la place centrale que peuvent occuper ces
inégalités dans le cadre ordinaire de légitimation et publicité des positions
au sein de la sphère publique.
Université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis - CEMTI

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