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Le plan d'action environnemental malgache de la genèse

aux problèmes de mise en œuvre : une analyse


sociopolitique de l'environnement
Bruno Sarrasin
Dans Revue Tiers Monde 2007/2 (n° 190), pages 435 à 454
Éditions Armand Colin
ISSN 1293-8882
ISBN 9782200923938
DOI 10.3917/rtm.190.0435
© Armand Colin | Téléchargé le 03/05/2024 sur www.cairn.info (IP: 41.251.136.216)

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LE PLAN D’ACTION ENVIRONNEMENTAL
MALGACHE
DE LA GENÈSE AUX PROBLÈMES DE MISE EN ŒUVRE :
UNE ANALYSE SOCIOPOLITIQUE DE L’ENVIRONNEMENT

Bruno SARRASIN *

L’élaboration du Plan d’action environnemental mal-


gache a été rythmée par l’intervention de la Banque mon-
diale. L’institution a joué un rôle prépondérant dans la
détermination des objectifs du Plan et des actions des diffé-
rents acteurs impliqués. En définissant un « problème envi-
ronnemental » et en préconisant l’élaboration d’une poli-
tique publique pour y répondre, le « diagnostic de
Washington » sur les ressources naturelles a servi de fonde-
ment à ce qui est présenté comme une politique nationale
élaborée pour servir les intérêts de l’ensemble des acteurs
concernés, y compris ceux de la population rurale. Mais
l’« autopsie » du processus d’élaboration apporte un éclai-
rage singulier sur la façon dont peut être orientée la problé-
matisation initiale, avec des conséquences directes sur la
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construction de la politique et sa prise en compte (ou non)
des divers intérêts.

Île-continent de l’Océan indien, Madagascar figure parmi les dix hotspots de la


diversité biologique mondiale et compte parmi les douze pays dits « à mégadiver-
sité » qui abritent 80 % de la biodiversité planétaire (HARMON, 2002). L’insularité
de Madagascar a favorisé, d’une part, la grande diversité de sa topographie, de ses
paysages et de son climat et, d’autre part, une différenciation remarquable de ses
espèces végétales et animales. Cette diversité biologique, et en particulier la
couverture forestière d’origine, est cependant fortement menacée par de nom-
breuses actions anthropiques qui vont des feux de végétation à l’exploitation
chaotique des sols. Cette situation a pour effet de diminuer chaque année la

* Professeur au Département d’études urbaines et touristiques, École des sciences de la gestion,


Université du Québec à Montréal (Canada).
L’auteur remercie le Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture dont l’appui
financier a rendu possible la recherche dont cet article rend compte. Il remercie également les
évaluateurs pour leurs précieux commentaires.

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superficie des habitats naturels à Madagascar, accentuant ainsi la menace
d’extinction des espèces animales et végétales endémiques qui en dépendent.
Bien que l’on assiste à une relative atténuation de la dégradation de la couverture
forestière de l’île depuis 2003, les données nationales montrent tout de même
une réduction de l’ordre de 200 000 ha de forêts par an, soit une déforestation
moyenne annuelle de plus de 1 % pour la période allant de 1980 à 2000 1. Si la
population rurale est généralement identifiée comme la cause principale de cette
dégradation (Banque mondiale, 2002a ; CLEAVER et SCHREIBER, 1998), les actions
entreprises depuis quinze ans – notamment par l’intermédiaire des trois phases
du Plan d’action environnemental (PAE) – ne semblent pas avoir atteint les
objectifs qui visent à refréner la dégradation des ressources naturelles en général,
et à inverser la spirale de la déforestation en particulier.

En retournant à la genèse de la politique de protection de l’environnement à


Madagascar, cet article propose quelques hypothèses d’explication sur les dif-
ficultés de mise en œuvre des deux premières phases du PAE 2. Notre démarche
s’inscrit dans une perspective de sociologie politique, dans la mesure où nous
considérons les « problèmes environnementaux » comme le résultat de construc-
tions sociales, dans le sens où « [...] les problèmes sont des étiquettes mises sur
des accumulations de différences, [et] leurs solutions sont créées par les hésita-
tions et contradictions induites par les défenseurs des diverses politiques en
concurrence » (EDELMAN, 1991, pp. 42-43). Ils sont donc indissociables des acteurs
en présence, leurs intérêts, leurs ressources et leurs stratégies structurant leur
perception des problèmes et des solutions. La dégradation des ressources natu-
relles à Madagascar est devenue un problème politique et économique important
au cours des vingt dernières années, mais cela n’est pas le résultat d’un phéno-
mène de génération spontanée. Cet article propose justement de comprendre
d’abord pourquoi on a élaboré une « politique publique de l’environnement » à
Madagascar. Cette question permettra d’identifier les acteurs, leurs forces et leurs
faiblesses, mais aussi les contextes économique et politique ayant conduit cer-
tains membres du gouvernement malgache à s’intéresser à « l’environnement » et
à se mobiliser pour un projet de sauvegarde. Il importera ensuite de saisir
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comment le « problème environnemental » a été construit à Madagascar, en
s’intéressant particulièrement aux intérêts des acteurs, à leur influence, aux
conflits et aux compromis qui ont conduit à la définition du problème et à
l’élaboration d’une solution. Enfin, nous évoquerons certaines difficultés de mise
en œuvre en relation avec la problématisation de l’environnement à Madagascar.
L’intérêt de notre démarche ne repose donc pas sur une évaluation de l’efficacité
d’une « politique environnementale », mais bien sur la compréhension des méca-
nismes qui la composent, de façon à pouvoir offrir un nouvel éclairage sur les
divers « blocages » d’une politique publique de protection des ressources
naturelles.

1 - Sur le sujet, voir notamment le ministère de l’Environnement, des Eaux et Forêts (MEEF, 2005) ;
le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD, 1998) et l’Office national de
l’environnement (ONE, 1997).
2 - La troisième phase étant actuellement en cours (2003-2008), notre analyse ne fera référence
qu’aux deux premières phases : Plan environnemental 1(PE 1), 1993-1997 ; et Plan environnemental 2
(PE 2), 1998-2002.

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I – LES PRINCIPAUX ACTEURS DU PLAN
D’ACTION ENVIRONNEMENTAL MALGACHE :
L’INFLUENCE DU « DIAGNOSTIC DE WASHINGTON »
SUR LA PROBLÉMATISATION
C’est en 1987, période particulièrement riche en débats et en critiques sur le
modèle de « développement » promu par la Banque mondiale (CORNIA et HELLEI-
NER, 1994 ; CORNIA, JOLLY et STEWART, 1987), que l’idée d’un PAE a pris forme à
Madagascar. Lors d’une présentation à Washington par le Président de l’époque,
Barber CONABLE, faite à l’invitation du World Resources Institute pour expliquer
les intentions de la Banque Mondiale en matière d’environnement, celui-ci avait
proposé aux gouvernements des pays du Tiers Monde de procéder à l’analyse des
principaux problèmes de dégradation des ressources naturelles et de leurs poli-
tiques dans ce domaine. CONABLE promettait l’assistance technique et financière
aux pays qui décideraient de se prêter à l’exercice de ce qui était alors nommé
« évaluations environnementales par pays » (Country Environmental Assess-
ments). Tout en dénonçant le principe que la Banque mondiale puisse contribuer
de manière appropriée à une évaluation depuis Washington, l’ambassadeur mal-
gache a, au nom de son pays, accepté la proposition, faisant de Madagascar le
premier pays associé au continent africain à procéder dans cette voie (FALLOUX et
TALBOT, 1992, p. 31).

C’est dans ce contexte que la première mission de la Banque mondiale arrive à


Madagascar, à la fin de l’année 1987. Cette période est aussi marquée par des
conditions politico-économiques difficiles que nous ne pouvons décrire en détail
dans le cadre de cet article 3. Pour plusieurs Malgaches qui participaient à l’élabo-
ration du PAE à l’époque, le moment était mal choisi. « Bien que certains mem-
bres du gouvernement y voyaient la possibilité de refinancer une partie de
l’administration publique, les fonctionnaires – comme le reste de la population
d’ailleurs – étaient davantage préoccupés par la survie alimentaire de leur famille
que par tout autre chose » (RABEMORA, 1985). Au premier abord, ces conditions
n’ont sans doute pas contribué à la mise à l’agenda politique du PAE. Les enjeux
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politiques se trouvant ailleurs que dans la dégradation des ressources naturelles,
le rôle des principaux acteurs du PAE était d’autant plus important et difficile qu’il
fallait d’abord « intéresser » le gouvernement à l’utilité politique, économique et
sociale d’un tel projet. C’est dans le cadre de la « problématisation » que nous
chercherons à comprendre pourquoi l’environnement est devenu l’objet d’une
politique publique inscrite dans les préoccupations des décideurs (CALLON, 1986).
Pour répondre même partiellement à cette question, il importe d’abord de saisir
ce que l’on entend par « problème politique ».

Comme le montre tout un courant des sciences sociales, il n’existe pas de


problème politique « par nature », tout problème social étant susceptible de
devenir politique (CALLON, LASCOUMES, BARTHE, 2001 ; LAGROYE, 1997 ; BERGER et
LUCKMANN, 1990 ; BAYART, 1989). L’accès à l’agenda politique n’a donc rien de
« naturel », étant le résultat du travail spécifique de certains acteurs ou de groupes
d’acteurs créés pour les circonstances, comme la Cellule d’appui au Programme

3 - Voir à ce sujet J.-É. RAKOTOARISOA (2002).

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d’action environnemental que nous aborderons plus loin. Dans tous les cas, le
rôle principal des acteurs consiste donc à formuler un problème de société dans
un langage recevable par les décideurs politiques. En conséquence, la principale
question posée par les « experts » dans le cadre des missions des bailleurs de
fonds coordonnées par la Banque mondiale est d’apparence simple : comment
cesser la dégradation des ressources naturelles à Madagascar ? La réponse propo-
sée s’inscrit dans le « diagnostic de Washington » sur les problèmes et les solu-
tions associés à l’environnement (SARRASIN, 2005). Développée par le World
Resources Institute au cours des années 1980 et reprise par la Banque mondiale
durant les années 1990, cette lecture est déterminante dans la problématisation
de l’environnement des pays de l’Afrique subsaharienne. Ce « diagnostic » sug-
gère d’abord que l’environnement doit être protégé ; il exprime ensuite que les
changements dans les comportements humains s’inspirent du savoir et d’une
compréhension accrue des problèmes ; il propose enfin de produire de l’infor-
mation « objective et pratique » dans le but d’alimenter les décisions. La Banque
mondiale s’est approprié cette lecture, en particulier par la publication du rap-
port dirigé par Kevin CLEAVER et Gotz SCHREIBER sur les interactions entre la
population, l’agriculture et l’environnement en Afrique subsaharienne. Publié en
1998 dans sa version française, le rapport s’inscrit en parfaite continuité avec les
arguments développés dix ans plus tôt par le World Resources Institute. Il s’ins-
pire cependant de l’expérience acquise au sein de la Banque mondiale en
réponse à la critique sur les coûts sociaux de l’ajustement structurel et ayant
conduit à la publication de plusieurs documents sur les problèmes et les solu-
tions du développement économique en Afrique subsaharienne depuis la fin des
années 1980 (Banque Mondiale, 2002a ; 1996a ; 1994 ; 1989 ; 1988a). Pour les
économistes de la Banque mondiale, la croissance démographique, la pauvreté et
la dégradation environnementale prennent des proportions alarmantes et
conduisent à des effets dévastateurs, particulièrement sur l’économie, et que l’on
résume par une « spirale de cercles vicieux » qu’il importe d’inverser. Comme
dans l’analyse présentée par le World Resources Institute (2000 ; 1985), la forte
relation (synergie) entre la croissance démographique et la dégradation des
conditions de vie (pauvreté) constitue la cause principale de la dégradation des
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ressources naturelles. Dans ces conditions, il importe d’élaborer des stratégies de
réduction de la croissance démographique et de promotion du secteur agricole
qui contribuent à la croissance économique, donc à la réduction de la pauvreté,
selon les analyses publiées par l’institution (Banque Mondiale, 2002b ; 1997 ;
1996b). C’est à partir de cette logique que le PAE malgache met en scène cinq
principaux groupes d’acteurs que nous définirons de façon grossière :

a) La « population rurale » : les pratiques agricoles itinérantes sur brûlis (tavy)


sont identifiées par les bailleurs de fonds comme une des causes principales de
déforestation et d’érosion (KULL, 2004). Économiquement pauvre, la population
rurale finira par ne plus avoir de ressources pour se loger, se chauffer et se nourrir
si elle persiste dans cette utilisation des ressources naturelles. Dans la probléma-
tisation, on pose l’hypothèse que cet acteur est conscient de ses intérêts à long
terme et se trouve conséquemment bien disposé à l’égard d’un programme
comme le PAE, qui vise à distinguer les pratiques dommageables pour « l’environ-
nement » de celles qui le sont moins. Bien qu’il existe un grand nombre de
différences entre les régions et les différents groupes ethniques de Madagascar, la

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« population rurale » est généralement évoquée comme un groupe social dont les
pratiques agricoles ont un effet semblable sur les ressources naturelles.

b) Les « scientifiques de la conservation » : ce sont les acteurs individuels ou


institutionnels provenant du milieu « scientifique ». Leur objectif est de protéger
le milieu naturel (faune et flore) de la dégradation causée principalement par
l’homme. La problématisation pose donc l’hypothèse que ces acteurs – biolo-
gistes, anthropologues, primatologues, organisations non gouvernementales
internationales ou malgaches – sont censés être intéressés par le PAE, qui vise
notamment la protection de la biodiversité et adhère à la stratégie principale
suggérant la sensibilisation des ruraux pauvres à la source de la dégradation
(SARRASIN, 2005).

c) Le « gouvernement malgache » : dans les contextes économique et poli-


tique qui prévalaient au cours de la période étudiée (caractérisés notamment par
une forte dépendance extérieure), nous posons l’hypothèse que les décideurs
politiques (élus ou non) trouvent leur intérêt dans le PAE, dans la mesure où
celui-ci constitue un catalyseur de financement international multilatéral et bilaté-
ral, public et privé. Ce financement permet à l’élite de se maintenir au pouvoir
tout en appuyant des programmes à prétention sociale comme le PAE.

d) L’« administration publique malgache » : dans la mesure où l’ajustement


structurel a contribué à réduire les budgets des services publics et le pouvoir
d’achat des fonctionnaires (NICHOLAS, 1988), la problématisation pose l’hypo-
thèse que les acteurs issus de l’administration publique sont intéressés par le PAE,
dans la mesure où celui-ci propose de financer certains services publics liés à
« l’environnement » et contribue à rehausser la position et l’image de ces services
au sein de l’administration publique et de la société.

e) Les « experts des bailleurs de fonds » : la problématisation négligerait un


point d’appui si les acteurs provenant des bailleurs de fonds, de la Banque
mondiale en particulier, en plus de définir les autres acteurs concernés par la
dégradation des ressources naturelles à Madagascar, ne précisaient pas ce qu’ils
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sont eux-mêmes et ce qu’ils veulent. Dans le cadre du PAE, ils se présentent
comme des « catalyseurs » de réflexions et d’actions visant à stopper la dégrada-
tion et à protéger la biodiversité malgache. Ces acteurs sont de véritables « trans-
codeurs » au sens de Pierre LASCOUMES (1994, pp. 24-25), dans la mesure où ils ont
à traduire un ensemble d’informations sur « l’environnement » à Madagascar
(problèmes et solutions) qu’ils rendront intelligibles de façon à gagner l’adhésion
des autres acteurs à leurs stratégies de conservation et de libéralisation
économique.

Le processus de problématisation ne se résume donc pas à répondre à la


question des moyens à envisager pour freiner la dégradation des ressources
naturelles à Madagascar, mais propose des hypothèses sur l’identité des acteurs
concernés, sur leurs intérêts et sur leurs relations. À cette étape, l’important n’est
pas de savoir si chaque groupe d’acteurs est d’accord avec la définition qui lui est
associée, mais plutôt de comprendre comment cette identité permet aux experts
de la Banque mondiale, par exemple, de présenter le PAE comme un « point de
passage obligé » dans lequel chaque groupe peut trouver son intérêt.

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Les représentants des bailleurs de fonds ne possèdent pas l’exclusivité de la
problématisation de l’environnement à Madagascar. Le PAE n’est pas un projet
exclusif à la Banque mondiale et nous assimilons à ce groupe d’acteurs d’autres
institutions internationales de crédit, comme l’Agence de coopération américaine
(USAID), la Coopération suisse, le Programme des Nations Unies pour le dévelop-
pement (PNUD), etc. Le financement accordé par la Banque mondiale à l’ensem-
ble de ce programme est d’ailleurs marginal en comparaison de la participation
des autres bailleurs de fonds. Nous posons cependant l’hypothèse que les acteurs
de cette institution jouent un rôle central dans le processus de problématisation
et d’intéressement des autres acteurs, compte tenu de l’influence politique et
financière que celle-ci possède dans un pays comme Madagascar, et de son rôle
joué dans l’appropriation et la diffusion du « diagnostic de Washington » à la base
du PAE.

Outre ce qui précède, la problématisation vise aussi à identifier les obstacles


qui entravent les projets des acteurs et les obligent à faire des compromis et des
alliances dans le but de servir leurs intérêts. Ils ne peuvent y arriver par eux-
mêmes et doivent donc s’associer à d’autres groupes d’acteurs en construisant un
réseau de problèmes et de solutions au sein duquel chaque groupe se rend
indispensable. Les entretiens réalisés en 2001 et en 2005 dans le cadre de cet
article ont conduit à l’élaboration de la figure 1. Comme nous venons de le
définir, cette figure suggère que la « population rurale » veut assurer sa survie à
long terme. Le problème se pose dans la mesure où l’utilisation des ressources
pour son usage à court terme compromet cet objectif ; l’intérêt des « scientifiques
de la conservation » est menacé par la dégradation des écosystèmes qui contribue
à faire disparaître l’objet de leurs recherches ; le « gouvernement malgache »
cherche à se maintenir au pouvoir le plus longtemps possible, mais la conjonc-
ture économique rend difficile la réalisation d’un tel objectif. De son côté,
« l’administration publique malgache » cherche à assurer sa pérennité financière
et la croissance de ses ressources (matérielles et humaines), mais les conjonc-
tures économiques de la période étudiée constituent un obstacle. Enfin, les
« experts des bailleurs de fonds » et, particulièrement ceux de la Banque mon-
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diale, cherchent notamment à démontrer l’engagement de leur institution en
matière de « protection de l’environnement » et ils doivent compter sur l’appui
des autres groupes d’acteurs pour y arriver. Nous sommes conscients que la
lecture proposée repose sur une simplification. Elle permet cependant de « stabi-
liser » notre objet de recherche de façon à pouvoir mieux saisir la complexité qui
entoure la construction de la politique publique comme « point de passage
obligé ».

Il importe d’insister sur l’aspect hypothétique de la problématisation. Les


groupes d’acteurs qui s’intéressent au PAE ont une existence réelle, dans la
mesure où ils sont identifiés comme tels au cours de la phase préparatoire de la
politique ; mais chacun d’entre eux peut refuser de transiger avec les autres en
définissant ses intérêts, ses buts, ses motivations et ses projets différemment de
ceux qui lui sont associés dans le cadre de la problématisation. L’identité des
acteurs est donc en perpétuelle redéfinition. Dans ces conditions, et dans le but
d’atteindre les objectifs définis dans le cadre de la problématisation, les « experts
des bailleurs de fonds » chercheront à stabiliser l’identité des autres acteurs à

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travers un processus d’« intéressement » ayant lieu au cours des missions prépa-
ratoires de la Banque mondiale réalisées à Madagascar entre 1987 et 1990, et dont
nous cherchons à analyser la portée.
Figure 1 – Objectifs et obstacles des principaux groupes d’acteurs engagés
dans la problématisation du Plan d’action environnemental
Population Scientifiques de Gouvernement Administration Experts des
Acteurs rurale la conservation malgache publique bailleurs de
malgache fonds

Obstacle: Obstacle: Obstacle: Obstacle:


survie à dégradation conjoncture conjoncture PPO*
court terme économique économique

Survie à long Développement Maintien du Pérennité Actions en


Buts terme des pouvoir financière et environnement et
connaissances croissance des libéralisation de
ressources l’économie

Source : adapté de CALLON (1986, p. 184).


Note : *Point de passage obligé : Plan d’action environnemental.

II – LA CONSTRUCTION DU PLAN D’ACTION


ENVIRONNEMENTAL :
L’IMPORTANCE DES MISSIONS DE LA BANQUE MONDIALE
ET LE ROLE CLE DE LA CELLULE D’APPUI AU PAE
La première mission de la Banque mondiale (octobre 1987), qui marque
officiellement le début de la phase préparatoire (genèse) du PAE, a permis
d’identifier les groupes d’acteurs de la problématisation. Le compte rendu de
cette première mission soulignait que les aspects démographiques allaient conti-
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nuer à avoir un effet majeur sur « l’environnement », en s’inscrivant directement
dans l’esprit du diagnostic de Washington : « Si la croissance future de la popula-
tion [malgache] se maintient à son niveau actuel de 3 %, tout programme visant à
mieux gérer les ressources naturelles du pays risque d’avoir un effet très limité »
(Banque mondiale, 1987, p. 4). Les actions envisagées pour répondre à cette
dégradation s’inscrivent dans le processus de problématisation et d’intéresse-
ment ; elles dépendent de la manière avec laquelle on définira les problèmes. Or,
les rapports de cette première mission montrent que l’ensemble du processus de
préparation du PAE et de sa mise en œuvre s’inscrit dans ce que LASCOUMES (1994,
pp. 28-29) a défini comme un « éco-pouvoir » qui assure aux « experts » une
situation de maîtrise non contestée des problèmes et des solutions. Ainsi, ces
rapports confirment le rôle principal joué par les « experts des bailleurs de fonds »
dans la problématisation, c’est-à-dire dans l’identification des enjeux et du rôle
joué par les autres groupes d’acteurs.
Au cours des missions de la Banque mondiale, la question de l’identification
des problèmes « prioritaires » s’est rapidement retrouvée liée à celle du cadre
institutionnel en environnement, un sujet politiquement sensible pour le

N° 190 - AVRIL-JUIN 2007 - REVUE TIERS MONDE 441


gouvernement malgache, non seulement durant la préparation du PAE mais
aussi lors de sa mise en œuvre. De fait, jusqu’en 1990, il n’existait aucun cadre
institutionnel spécifique à Madagascar pour traiter des « questions environne-
mentales ». Pour expliquer cette situation, il importe de revenir sur la probléma-
tisation. Nous y suggérions en effet qu’il était dans l’intérêt du « Gouvernement
malgache » d’avoir un contrôle le plus direct possible sur les ressources prove-
nant du PAE, de façon à contribuer à pérenniser son pouvoir. Bien que nous
l’ayons évoqué comme tel jusqu’à présent, le « Gouvernement malgache » n’a
jamais représenté un groupe homogène d’acteurs. On y trouvait une somme de
conflits et d’alliances qui dépendait des enjeux et des intérêts de chacun. Au
cours de la phase d’élaboration du PAE, la « question institutionnelle » a consti-
tué un enjeu fondamental puisqu’elle allait déterminer le groupe d’acteurs qui
contrôlerait éventuellement les ressources et, de ce fait, serait davantage en
mesure d’atteindre ses objectifs. Si les « experts de la Banque mondiale » accep-
taient que le Plan soit directement contrôlé par la Présidence, par exemple, ils
risquaient de perdre l’initiative de la problématisation et, de ce fait, la possibilité
d’utiliser leurs propres stratégies pour réaliser leurs objectifs. Pour maintenir le
rapport de forces à l’avantage des « experts » tout en facilitant l’intéressement
d’une partie du gouvernement et de l’administration publique malgache au
projet, les « experts » ont alors soutenu la création d’une Cellule d’appui au Plan
d’action environnemental dont les activités et les ressources humaines seraient
financées principalement (et directement) par la Banque mondiale.
Créée en 1988, la Cellule d’appui au Plan d’action environnemental (CAPAE)
se donnait pour mission de « traduire en actions concrètes l’objectif général de
réconcilier la société malgache avec son environnement » (RALIMANGA, 1988,
annexe 2-6). Malgré le caractère extrêmement vague de cet objectif, celui-ci
s’inscrivait dans la perception dominante du problème de dégradation des res-
sources naturelles, qui suggère notamment que les pauvres doivent être « sensi-
bilisés » aux retombées négatives de leurs actions. Bien que cet énoncé démontre
que ce groupe d’acteurs associé à « l’administration publique malgache » (la
CAPAE) a intégré le diagnostic de Washington à la base de ses actions, ce type
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d’objectif, qui mise sur la « réconciliation de la société malgache avec son environ-
nement » et est plusieurs fois réitéré au cours de la préparation et de la mise en
œuvre, contribuera à la confusion relative aux rôles des agences d’exécution
créées dans le cadre de la première phase du PAE (PE 1) et à la difficulté à
répondre aux objectifs qui y sont rattachés. Au début, le rôle le plus « concret »
donné à la CAPAE consistait à « mobiliser, informer, former et inciter les princi-
paux acteurs à tous les niveaux à traduire la Stratégie nationale de conservation
en actions concrètes et en interventions opérationnelles » (RALIMANGA, 1988,
annexe 2-6). Nous dirons que le rôle principal des membres de la CAPAE était en
fait « d’intéresser » les autres groupes d’acteurs, et particulièrement la « popula-
tion rurale », à la problématisation.
Il semble que l’administration publique ait trouvé son intérêt plus rapidement
que les politiciens dans la nécessité de convaincre que le PAE contribuerait à la
croissance économique, en plus de protéger les ressources naturelles et la biodi-
versité. Nous pouvons cependant nous demander si la principale raison de ce
« désintérêt » de la classe politique face au projet n’était pas d’abord dictée par
l’importance des problèmes économiques de cette période, et par la redéfinition

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du régime politique ayant mené à la constitution de la Troisième République à
partir de 1992. Nous devons aussi insister sur le fait que, les paramètres de la
« politique environnementale » étant en voie de constitution, la construction du
code faisant apparaître la dégradation des ressources naturelles comme un pro-
blème nécessitant des solutions politiques, c’est-à-dire la traduction de la problé-
matique en langage politique, n’était pas encore complétée.
Comme le suggère Michel CALLON (1986, p. 189), « aucun dispositif de capture
aussi contraignant soit-il, aucune argumentation aussi convaincante soit-elle,
n’est assuré du succès ». Cela signifie que les stratégies d’intéressement 4 ne
débouchent pas nécessairement sur l’enrôlement, c’est-à-dire sur une alliance
entre le groupe qui élabore la problématisation et ceux qui en font l’objet.
L’enrôlement est un intéressement réussi, c’est-à-dire qu’il désigne « le méca-
nisme par lequel un rôle est défini et attribué à un acteur qui l’accepte ». L’enjeu
de ce processus est de transformer une question générale en une série d’énoncés
considérés comme certains. La création de la CAPAE est un exemple d’enrôle-
ment d’une partie de l’administration publique malgache. L’évaluation environ-
nementale réalisée sous la direction de la CAPAE et des organisations qui la
financent permettra de passer graduellement de la question « comment stopper
la dégradation des ressources naturelles à Madagascar ? » à une série d’énoncés
tels que « la dégradation des ressources naturelles est coûteuse pour l’économie
malgache, donc pour le gouvernement et la population », « les pauvres ruraux
consomment les ressources sans se préoccuper du long terme » ou « la biodiver-
sité malgache est un patrimoine de l’humanité, il importe donc de la protéger ».
Dans un tel contexte, l’objectif principal de la mission des bailleurs de fonds était
de participer à la phase finale des travaux d’analyse des différents groupes,
constitués sur les thèmes prioritaires retenus au cours de la première mission, et,
avec ces groupes, de procéder aux synthèses spécifiques par thème et à la
synthèse générale, avec la définition des principaux axes d’orientation sur les-
quels le PAE allait s’articuler. Bien que chaque groupe de travail malgache ait
préparé une synthèse spécifique sur chaque thème, assortie de propositions
d’objectifs, de stratégies, d’études complémentaires nécessaires et d’actions-
pilotes, l’ensemble de ces synthèses ont été finalisées avec le concours des
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experts de la Banque mondiale et « reflètent totalement le consensus entre les
groupes et la mission [souligné dans le texte] » (Banque mondiale, 1988b, p. 25).
Cette opération s’inscrit dans le processus d’enrôlement, dans la mesure où elle
permet éventuellement par la suite de présenter le diagnostic de Washington
comme le résultat d’un consensus.

III – DE LA CONSTRUCTION DES PROBLÈMES À LA GESTION


DES SOLUTIONS : UNE PHASE D’ENRÔLEMENT INACHEVÉE
Pour que le gouvernement malgache puisse considérer le PAE comme point
de passage obligé dans l’atteinte de ses objectifs, et le présenter comme « son

4 - Le processus d’intéressement, qui regroupe « [...] l’ensemble des actions par lesquelles une
entité [les experts de la Banque mondiale] s’efforce d’imposer et de stabiliser l’identité des autres
acteurs qu’elle a définis dans sa problématisation » (CALLON, 1986, p. 185), s’est donc réalisé au cours
des premières missions des bailleurs de fonds, particulièrement pour « l’administration publique
malgache » et le « Gouvernement malgache ».

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projet », celui-ci devait s’inscrire dans le cadre plus général de la Politique globale
de développement du pays – elle-même résultat d’un programme de la Banque
mondiale – et qui reposait sur trois finalités : la lutte contre la paupérisation, le
rétablissement des équilibres financiers internes et externes, et la recherche d’un
meilleur équilibre régional (Banque mondiale et al., 1988, R-2). Ce cheminement
représente la clé grâce à laquelle les représentants des bailleurs de fonds, notam-
ment ceux de la Banque mondiale, pourront atteindre leurs propres objectifs,
c’est-à-dire accélérer la libéralisation de l’économie malgache et démontrer leur
engagement en matière de protection de « l’environnement ».

Comme l’expliquent Bruno JOBERT et Pierre MULLER (1987), le processus de


construction d’une politique repose d’abord sur une opération de tri de l’infor-
mation en fonction d’une grille de lecture de la réalité. Les transcodeurs construi-
sent en fait un modèle d’explication des changements qui affectent les ressources
naturelles, et les présentent comme étant non seulement compréhensibles, mais
aussi désirables. D’après les experts de la Banque mondiale, la phase préparatoire
du PAE a permis, en particulier, de mettre en relief l’importance économique des
ressources naturelles. En effet, toujours selon des estimations de la Banque
mondiale, une dégradation continue de « l’environnement » – y compris la perte
des ressources forestières, les dégâts résultant de l’érosion, de l’envasement et
d’autres problèmes – pourrait constituer à Madagascar une perte annuelle de 270
à 450 milliards de francs malgache (FMG), soit 5 à 15 % du produit national brut 5.
Cette évaluation économique de l’environnement, que nous avons déjà évoquée,
sert à définir les opérateurs intellectuels qui permettront d’agir et de transformer
le système dont on a constaté l’évolution. L’approche adoptée lors de la phase
préparatoire s’est notamment traduite par une prise en compte des thèmes
techniques de la gestion de l’environnement (conservation des sols, conservation
et gestion de la biodiversité, environnement urbain, tourisme écologique), ainsi
que des futures modalités de mise en œuvre de programmes dans ce domaine
(recherche, sensibilisation-formation, outils, cadre institutionnel).
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La genèse du PAE prend fin avec la rédaction de la Charte de l’environnement
devant être éventuellement adoptée en décembre 1990. Le projet de Charte a fait
l’objet de multiples consultations au sein du Comité national pour le développe-
ment et la conservation, et il est présenté par la CAPAE comme « un contrat
social », c’est-à-dire un moyen d’associer le plus d’acteurs possibles, en particulier
la « population rurale », à la problématisation. C’est pour cette raison d’ailleurs
que la Charte de l’environnement était présentée comme l’éventuel document de
référence sur lequel appuyer une campagne nationale de sensibilisation. On avait
notamment prévu de « sensibiliser les communautés de base » en utilisant par-
ticulièrement les réseaux des organisations non gouvernementales et ceux de
l’éducation (enseignants du primaire). Dans cet esprit, la CAPAE a mandaté un
bureau d’études (DINIKA) pour produire une série de huit documentaires d’une
durée de vingt minutes portant sur l’environnement à Madagascar. Des images et
des témoignages de problèmes vécus en plusieurs endroits du territoire ont été

5 - Voir « Environnement : les dégâts chiffrés annuellement entre 270 et 450 milliards FMG » (Dans
les Média Demain, 1988, pp. 13-14).

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recueillis pour préciser la problématique du PAE et « demander l’avis de la popu-
lation ». Ces documentaires ont été projetés à la télévision nationale, régulière-
ment, en 1988. Un autre bureau d’études a été chargé de mesurer les répercus-
sions de cette campagne de sensibilisation et le résultat montrait que la
population était en général « convaincue » de l’importance de préserver les res-
sources naturelles, mais demandait des solutions de remplacement à leurs « mau-
vaises pratiques ». Considérant la dégradation observée au cours des vingt der-
nières années, la démarche de « sensibilisation » engagée par la CAPAE et les
bailleurs de fonds a donc ramené les principaux acteurs du PAE aux propres
contradictions de leur projet : il ne suffit pas « d’apprendre » aux Malgaches
comment se comporter face aux ressources naturelles. Il importe aussi d’offrir
des solutions de rechange viables, ce que le PAE ne semble pas avoir formulé de
manière appropriée au cours des deux premières phases de mise en œuvre.

IV – LE CONTEXTE DE LA MISE EN ŒUVRE DU PLAN D’ACTION


ENVIRONNEMENTAL

Nous avons insisté jusqu’à présent sur le caractère « construit » d’une poli-
tique publique. Elle s’inscrit dans une relation dialectique en constante redéfini-
tion en fonction des ressources des acteurs, de leurs intérêts et de leurs straté-
gies. Il est donc clair que la création de nouvelles institutions dans le cadre de la
mise en œuvre des deux premières phases (les Plans environnementaux 1 et 2 –
PE 1 et 2) ne s’est pas faite sans heurts. Plusieurs des entretiens réalisés auprès
des personnes impliquées durant cette période ont souligné l’existence de véri-
tables « bras de fer » entre les représentants de la Banque mondiale et les repré-
sentants de l’administration publique malgache, notamment les membres de
plusieurs services liés à l’environnement. Par exemple, la création de l’Agence
nationale de gestion des aires protégées (ANGAP, devenue celle des Parc natio-
naux de Madagascar en 2001) s’est faite dans un contexte très polémique, marqué
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par des affrontements entre, d’un côté, les représentants des bailleurs de fonds
comme le Task Manager de la Banque mondiale et ceux de la CAPAE et, de
l’autre, les représentants de la Direction des eaux et forêts (DEF), en particulier
son directeur général. Les bailleurs de fonds et la CAPAE ont formé dans ce
contexte une véritable alliance face à l’administration publique malgache et cela
n’a rien de surprenant : tout ce qui concernait la CAPAE – et l’Office national de
l’environnement (ONE) qui l’a remplacée – y compris les salaires, dépendait des
bailleurs de fonds étrangers.

Ces conditions ont mené à des conflits entre les différentes agences d’exécu-
tion 6 lors de la réalisation des objectifs des PE 1 et 2 (budgets inégaux, transferts
de responsabilités de la DEF vers l’ANGAP au sujet des aires protégées, etc.).
Pourquoi a-t-on décidé de créer de toutes pièces l’ANGAP plutôt que de renforcer

6 - Trois principales agences d’exécution sont créées dans le cadre du PE 1 : l’Agence nationale de
gestion des aires protégées (ANGAP), l’Office national de l’environnement (ONE) et l’Agence natio-
nale d’actions environnementales (ANAE).

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la DEF par exemple ? Était-ce parce que les bailleurs de fonds craignaient que
l’administration publique gère mal les fonds ? Quelles différences pouvait-on
concevoir dans la mise en œuvre du PE 1 et du PE 2 entre l’administration
publique et le personnel de ces nouvelles institutions ? Un ancien cadre qui avait
occupé des fonctions de direction au sein d’un de ces organismes, a souligné que
les représentants des bailleurs de fonds ont fait pression, à l’époque du PE1, pour
la création d’organismes privés, particulièrement pour la gestion des parcs. Les
conditions étaient simples : le financement dépendait de la création d’organisa-
tions privées et il n’y avait pas de discussion possible sur ce point.

Comme nous l’avons présenté plus tôt, la construction du problème de la


dégradation des ressources naturelles et les solutions qui ont été proposées
s’inscrivent dans un cadre économique où l’ajustement structurel – avec le rôle
important accordé au secteur privé – orientait la pression des bailleurs de fonds.
Il importe aussi d’ajouter à cela la pression faite par les « donateurs » des orga-
nismes privés américains de conservation, dans la mesure où les bailleurs de
fonds, principalement américains (Conservation International, World Wildlife
Fund), devaient eux-mêmes rendre des comptes et supporter des initiatives en ce
sens. En conséquence, certains cadres qui avaient travaillé pour la CAPAE ont
souligné le caractère déstructurant pour l’administration publique malgache de la
mise en œuvre du PAE car elle a abouti à la création d’une multitude de « micro-
organismes » plus ou moins autonomes et aux missions concurrentes, révélant
ainsi qu’une « grande partie du PAE est basée sur la substitution plutôt que sur le
renforcement ». Les représentants des bailleurs de fonds n’auraient sans doute
pas réussi dans cette voie sans la complicité active de plusieurs acteurs malgaches
trouvant intérêt à cette nouvelle situation.

Ces conditions suffisent à souligner la pertinence du cadre conceptuel utilisé


dans cet article. Nous avons en effet montré comment, dès le début de la
définition du PAE, la « population rurale » constituait un groupe d’acteurs/
spectateurs qui, malgré les stratégies d’intéressement des campagnes de
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sensibilisation/éducation, ne sont jamais passés à l’étape d’enrôlement. Cela veut
dire que la « population rurale » n’a pas accepté – et pour cause ! – l’identité et la
responsabilité que les autres groupes, à commencer par les bailleurs de fonds et
les scientifiques de la conservation, lui ont accolées : c’est-à-dire représenter la
source principale de dégradation des ressources naturelles, comme le suggèrent
le diagnostic de Washington et son corollaire à Madagascar, la Charte de l’envi-
ronnement (MEP, 1990, p. 32) : « Il n’est de réussite d’un programme de conser-
vation que si la population, actrice de la dégradation, accepte de changer ses
habitudes [souligné par Sarrasin]. Ce changement d’habitude du paysan, son
acceptation de la vision du « demain » restent l’objectif ultime du PAE ». La
« population rurale » a donc été fort utile pour permettre aux autres groupes de
se forger une identité « en-dehors » de la dégradation des ressources naturelles.
En réduisant le nombre d’acteurs avec lesquels il était nécessaire de négocier, le
groupe des bailleurs de fonds a gagné du temps durant la période d’élaboration,
mais en a perdu au cours de la mise en œuvre.

446 REVUE TIERS MONDE - N° 190 - AVRIL-JUIN 2007


V – DE L’ENVIRONNEMENT AU DÉVELOPPEMENT :
L’ÉCHEC DES PROGRAMMES DE CONSERVATION
ET DE DÉVELOPPEMENT INTÉGRÉS
Dans la logique du « problème environnemental », à Madagascar la destruc-
tion des ressources naturelles est associée à une destruction du milieu de vie des
populations. La réduction de la pauvreté est donc perçue comme un moyen
d’empêcher la destruction des ressources, et vice versa. La mise en œuvre du PAE
a cependant montré que les intérêts des différents groupes d’acteurs compor-
taient un certain nombre de contradictions. Durant l’exercice d’évaluation par
exemple, le PE 1 a été qualifié de « programme appauvrissant » par ceux qui ont
insisté sur les effets négatifs des stratégies de conservation, essentiellement
basées sur des interdictions (Banque mondiale et ONE, 1995). Dans certaines
zones, les frontières des aires protégées ont été mal définies par l’administration
et les « scientifiques de la conservation » ; la population environnante s’est donc
trouvée dans des conditions de famine en raison de l’accès limité à ce qu’elle
considère comme « ses » ressources, comme le souligne un des entretiens réali-
sés dans le cadre de l’évaluation du PE 1 : « Les gens ont faim et les ONG bloquent
leur accès à la nourriture ». Bien que les représentants des organisations non
gouvernementales concernées par la protection des ressources naturelles (WWF
et Conservation International par exemple) ne cherchent pas délibérément à
rendre les conditions de vie de la population plus difficiles, leurs actions de
« conservation » avaient des causes et des conséquences qui touchaient les autres
acteurs de la problématisation, particulièrement la population rurale. Contraire-
ment à d’autres auteurs qui ont insisté sur les aspects organisationnels des
institutions du PAE (BRINKERHOFF, 1996), nous croyons que les relations entre la
« population rurale » et les autres acteurs sont au cœur des difficultés de mise en
œuvre des PE 1 et 2, et qu’elles répondent, en partie, à notre problématique qui
cherchait à comprendre pourquoi, après plus de dix années de mise en œuvre
d’une politique publique de protection des ressources naturelles à Madagascar, le
problème de dégradation demeurait pratiquement inchangé (RANDRIANNARIVELO
et al., 2000, p. 4). Le cas des Programmes de conservation et de développement
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intégrés (PCDI), réalisés dans le cadre des PE 1 et 2, illustre parfaitement cette
situation.

Créés pour la protection et la conservation de la flore et de la faune locales, les


PCDI proposaient des projets de développement rural, d’éducation et de promo-
tion des services de santé dans les zones périphériques à la zone protégée (la
plupart du temps un Parc national ou une « Réserve »). Les programmes de
développement rural et agricole forment le cœur des PCDI et représentent une
série d’actions expérimentales dont l’objectif premier sert davantage à réduire les
conflits autour des parcs qu’à proposer de véritables solutions de rechange à
l’utilisation des ressources naturelles par la population locale (GHIMIRE, 1994).
Comme le soulignent Alison RICHARD et Sheila O’CONNOR (1997, p. 410), les PCDI
s’appuient largement sur l’hypothèse, non confirmée, voulant que le développe-
ment économique et social de la zone périphérique des aires protégées contribue
à la protection du site. Au contraire, pour certains auteurs (MAGATELI, 1995), cette
situation participe à l’exclusion, puisque le gagne-pain de la population rurale est
continuellement criminalisé.

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Le fait que les programmes de conservation et ceux de développement rural,
en Afrique en général et à Madagascar en particulier, aient été mis en œuvre sans
considération des répercussions sociales s’explique largement par le rôle prédo-
minant que les spécialistes en charge de ces projets – essentiellement des biolo-
gistes (en ce qui concerne les mesures de protection des espèces et de préserva-
tion des habitats) et des économistes (dans le cas des projets de développement
rural) – ont joué (ANDERSON et GROVE, 1987, p. 3). Dans la réserve de Beza
Mahafaly, par exemple, des actes explicites d’hostilité au projet de conservation –
des lémuriens égorgés exhibés dans la forêt – ont montré combien ces conditions
pouvaient mener à des frustrations importantes. Celles-ci résultent d’une contra-
diction fondamentale entre la planification stratégique à long terme et les besoins
à court terme de la population, insuffisamment considérés lors de l’élaboration et
de la mise en œuvre du PAE. Aussi longtemps que les ressources de la forêt seront
économiquement plus avantageuses que les solutions offertes par le Programme
environnemental – lorsqu’elles existent –, un nombre important « d’infractions »
et de tensions vont persister (KULL, 2004). Comme le soulignait un chef tradition-
nel lors de l’évaluation du PE 1, « nous sommes comme des rats coincés dans une
trappe. Nous sommes prisonniers de cet endroit et il nous est interdit d’en
utiliser les ressources » (Banque mondiale et ONE, 1995, page 59).

VI – LA POPULATION RURALE EN CAUSE :


LES LIMITES DE LA PROBLÉMATISATION DU PLAN D’ACTION
ENVIRONNEMENTAL
Nous avons montré dans cet article comment chaque groupe d’acteurs devait
être convaincu que le PAE sert ses intérêts pour le considérer comme un point de
passage obligé. S’il est vrai que les principaux groupes d’acteurs impliqués dans la
problématisation partageaient un niveau d’éducation et parlaient un langage
commun, le rapport à la population demandait la prise en compte d’un ensemble
de différences avec les autres groupes, que nous résumerons brièvement en deux
principaux points :
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- la dialectique traditionnel/moderne ;
- la relation avec les ressources naturelles (la terre).
Dans le premier cas, la définition de la « population rurale » comme groupe
d’acteurs de la problématisation n’a pas suffisamment considéré l’importance des
hiérarchies sociales traditionnelles. Par exemple, une étude sociologique réalisée
par une anthropologue rurale dans les villages environnant la montagne d’Ambre
et ses Réserves, a mis en relief l’importance des structures traditionnelles de
pouvoir, basées notamment sur la parenté et la caste (RAHARINJANHARY, 1992).
Selon les groupes ethniques de cette région (Antemoro, Antandroy), l’autorité
provient du chef de lignage (lonaky) ou des notables (olomaventy) 7. Les diffé-
rents chefs ethniques se réunissent en Conseil de sages pour résoudre les pro-
blèmes jugés importants pour le village, comme les litiges et les problèmes
d’intérêts communautaires que représentent les Projets de conservation et de
développement intégrés. Ces chefs traditionnels sont généralement obéis, mais

7 - Traduction littérale : « personne importante ».

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peuvent être contestés quand des questions de survie entrent en jeu. Cette forme
de pouvoir entre souvent en conflit avec la hiérarchie moderne que représentent
le gouvernement malgache et son administration (collectivités décentralisées).
Dans tous les villages malgaches, une superposition du pouvoir administratif/
politique et du pouvoir traditionnel existe. Le fond du problème de mise en
œuvre des politiques publiques vient du fait que les logiques et les pratiques
traditionnelles locales ne sont pas légalisées, tandis que les institutions et les
réglementations officielles, donc légales, n’ont pas de légitimité reconnue par les
populations locales (ANDRIANTSEHENO, MARIKANDIA et TRENCHARD, 2000). Dans le
cas des PCDI par exemple, les villageois ressentaient généralement de l’hostilité
envers le personnel en uniforme du Service de protection de la nature et de la
Direction des eaux et forêts, en raison de son rôle de responsable de l’application
de la loi, de son attitude autoritaire et – dans les régions côtières et celles au nord
de Madagascar y compris la région du projet de la montagne d’Ambre – parce que
les fonctionnaires du gouvernement sont perçus comme des agents d’un groupe
ethnique hostile, le Merina (HOUGH, 1994, p. 121).
Le second élément d’importance pour expliquer les difficultés à intéresser la
population rurale est l’absence de considération de la part des acteurs de la
conservation pour la relation traditionnelle qu’entretiennent les paysans mal-
gaches avec les ressources naturelles et la terre de leurs ancêtres. Tout projet de
conservation ou d’aménagement de l’espace doit tenir compte des rapports de
l’homme avec son milieu, car toute action sur le second implique en priorité le
premier. Une réflexion sur les relations individus-écosystèmes devait donc consti-
tuer un préalable nécessaire aux entreprises d’aménagement du sol, pour éviter
un cantonnement sur des considérations d’ordre technique. Tenter d’intéresser
la « population rurale » au diagnostic de Washington sur la dégradation des
ressources naturelles et à ses solutions est difficilement recevable dans de telles
conditions. Comme le soulignait à juste titre la Charte de l’environnement (MEP,
1990, p. 62), le PAE « [...] est axé sur le Malagasy [le Malgache] et touche
directement sa racine profonde, son éducation, sa culture, sa foi en lui-même et à
son devenir ». Il est par contre utopique de vouloir changer des traditions millé-
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naires par quelques années de mise en œuvre d’une politique publique. Cette
situation représente un des problèmes fondamentaux du PAE à Madagascar. À
quoi ont donc servi les stratégies d’intéressement à ce Plan dans ces conditions ?
Dans le cas du gouvernement malgache, par exemple, certains auteurs suggèrent
que les stratégies de conservation ont contribué à consolider le pouvoir du
gouvernement central auprès de la population rurale (HOWELL, 1987, p. 105) :
« On a souvent considéré les sociétés pastorales – depuis celles qui sont véritable-
ment nomades jusqu’aux communautés transhumantes dont la population utilise des
types de terres différents et variables selon les saisons – comme des obstacles au
processus de développement national et aux perceptions contemporaines des buts de la
« modernisation ». [...] On voit souvent aussi les systèmes pastoraux comme gaspillant
les ressources disponibles des terres, sans égard pour le fait que ces ressources sont
habituellement marginales et qu’elles ne peuvent être exploitées de façon viable par
d’autres moyens. Les sociétés très nomades sont confrontées à des problèmes de
contrôle administratif, de sécurité publique et d’administration de la justice ; elles sont
souvent perçues comme des réservoirs démodés de conscience tribale séparatiste, ce
qui constitue un obstacle à la conscientisation nationale et est incompatible avec les
aspirations des États modernes »[traduit par SARRASIN].

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Cette lecture montre que les intérêts des groupes d’acteurs ne sont pas
toujours explicites et que les stratégies mises en place pour réaliser des objectifs
officiels comme ceux de la conservation ont des effets sur l’ensemble des autres
acteurs. Le fait que, par exemple, les bailleurs de fonds et les scientifiques de la
conservation aient cherché à sédentariser et à « responsabiliser » la population
rurale, notamment par le titrage des terres, a de nouveau contribué à la réalisa-
tion des intérêts du gouvernement dont l’objectif est de se maintenir au pouvoir,
sacrifiant à terme l’objectif ultime du PAE : refréner la dégradation des ressources
naturelles à Madagascar.

La période d’élaboration du Plan d’action environnemental a conduit à la


définition d’un « problème » à résoudre et à la présentation d’une politique
publique comme réponse jugée appropriée par un certain nombre d’acteurs.
L’objectif premier de notre démarche était de comprendre qui avait participé à
l’élaboration de ce Plan, en plus de saisir les principales raisons qui avaient
présidé à l’émergence de cette politique. Cela nous a permis d’identifier les
acteurs, leurs forces et leurs faiblesses, mais aussi les contextes économique et
politique qui ont conduit certains membres du gouvernement malgache à s’inté-
resser à l’environnement et à se mobiliser dans un projet de sauvegarde. Le
second objectif portait sur la façon dont le « problème environnemental » avait
été construit à Madagascar. Cela supposait de cerner particulièrement l’intérêt
des acteurs, leur influence, les conflits et les compromis qui ont conduit à la
définition du problème de dégradation des ressources naturelles et à l’élabora-
tion d’une politique publique comme solution.
La principale question posée par les « experts » dans le cadre des missions des
bailleurs de fonds coordonnées par la Banque mondiale était d’apparence sim-
ple : comment cesser la dégradation des ressources naturelles à Madagascar ?
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Nous avons montré comment la réponse proposée s’est inscrite dans l’esprit du
« diagnostic de Washington » aux objectifs beaucoup plus vastes que la protection
de l’environnement. La problématisation ne s’est donc pas résumée à répondre à
la question des moyens envisagés pour freiner la dégradation des ressources
naturelles à Madagascar, mais elle a proposé un ensemble d’hypothèses sur
l’identité des acteurs concernés, sur leurs intérêts et sur leurs relations. Ce
processus nous a aidé à comprendre comment cette identité a permis aux
bailleurs de fonds, particulièrement aux experts de la Banque mondiale, de
présenter le Plan d’action environnemental comme un « point de passage obligé »
dans lequel chaque groupe était invité à trouver son intérêt. À cette occasion, les
stratégies des scientifiques de la conservation et celles des bailleurs de fonds ont
convergé, en s’appuyant sur une conception commune des relations entre
l’humain et la nature. Cette conception s’appuie sur une utilisation « rationnelle »
des ressources, c’est-à-dire sur un mode capitaliste de production basé sur l’arbi-
trage avantage/coût. Cette perception commune aux deux groupes d’acteurs
dépasse largement les « enjeux environnementaux » et a de multiples consé-
quences sur les autres groupes de la problématisation.

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Sans vouloir tomber dans le « culturalisme », il importe d’insister sur l’écart
important entre la façon de percevoir le « problème environnemental » des Occi-
dentaux et celle des paysans malgaches. Cela explique d’ailleurs une grande
partie des problèmes de mise en œuvre du Plan d’action environnemental, et
témoigne d’un déséquilibre important des ressources – du pouvoir – entre les
acteurs. Ainsi, les bailleurs de fonds, avec leur financement, et les scientifiques de
la conservation, comme « porte-parole de la nature », ont pu en quelque sorte
imposer leur vision du monde, leur problématisation. Nous avons montré que la
population rurale, comme groupe d’acteurs sur lequel on a en quelque sorte fait
reposer le « succès ou l’échec » de la politique publique, raisonne en termes de
gestion collective du rapport à la nature, selon les règles traditionnelles des
communautés locales, ce qui ne veut pas dire que cette façon de faire empêche la
dégradation des ressources. Cela montre cependant qu’il existe un écart considé-
rable entre l’environnement quotidiennement vécu par les paysans malgaches, et
les points de vue hautement rationalisés des discours tenus tant par les spécia-
listes de l’écologie scientifique que par les leaders politiques. Dans de telles
conditions, la participation et l’appropriation des problèmes et des solutions face
à la dégradation des ressources naturelles sont-elles possibles dans une relation
Nord/Sud, où les ressources des acteurs sont particulièrement inégales et les
références ne sont pas communes ? Cela pose la question très générale de la
coopération, des intérêts et des objectifs qu’elle sert et de sa capacité à contribuer
aux intérêts du pays bénéficiaire, en dehors de l’élite nationale. Loin de prétendre
que le Plan d’action environnemental malgache a été tout à fait inutile dans la
protection des ressources naturelles, comme le suggèrent certains informateurs
qui ont travaillé à titre d’experts au sein des agences d’exécution des PE 1 et 2,
notre analyse montre cependant que ce Plan aura surtout servi à réaliser d’autres
objectifs que celui de la conservation.

BIBLIOGRAPHIE
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