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Proust, Incipit, Éléments d' Analyse Linéaire
Proust, Incipit, Éléments d' Analyse Linéaire
Proust, Incipit, Éléments d' Analyse Linéaire
Éléments d’introduction
Cet extrait ouvre le premier volume intitulé Du Côté de chez Swann (publié en 1913) du grand roman
de la littérature française : À la Recherche du temps perdu.
Il s’agit de la première partie, « Combray ».
Cet incipit est sans doute le plus célèbre de la littérature : « Longtemps je me suis couché de bonne
heure. ».
Le narrateur y évoque sa difficulté à s’endormir et les pensées qui l’assaillent alors.
Projet de lecture
Envisager la Recherche comme un moyen pour le romancier d’accéder à soi, mais aussi comme un
discours qui se forme sur la littérature
Gageure : rendre compte d’un moment fugace, insaisissable – dépossession, abandon – reprise du
narrateur
Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se
fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après,
la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je
croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire
des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ;
il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de
François Ier et de Charles-Quint.
Incipit romanesque
Les ambiguïtés de l’ouverture narrative
Aucune intrigue a priori : absence d’action – de narration ?
– à nuancer –récit d’une insomnie
Le narrateur privilégie quelques instants fugaces :
Détails du du coucher du narrateur, impressions qu’il ressent, difficultés à s’endormir
« la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ».
Intérêt d’évoquer l’endormissement et les réveils du narrateur : position privilégiée, en ouverture – in
medias res – du roman
Thème, modernité de Proust : roman de la conscience, récit de la conscience intérieure.
Le récit: l’aventure de la pensée et des émotions.
« je » : le sujet
Indécision sur le narrateur : Les ambiguïtés de l’énonciation à la première personne
Proust ne dit pas qui est réellement le "je". Le narrateur ne se nomme pas : flou volontaire.
Le narrateur est le sujet. Mais absence de projet autobiographique.
Dès le premier paragraphe : importance du "je" narrateur
personnage - narrateur «je».– extradiégétique et homodiégétique
Focalisation interne : le monde est vu à travers les sensations de ce « je ».
À l’intérieur de la conscience du narrateur : « je me demandais », « il me semblait ».
Portée universelle, intemporelle.
Le « je » nous permet une identification – expérience banale, commune (M. M. Fragonard)
Etat frontière, limite – entre deux
« Et puis…. » phrase relativement longue – mouvement
A la fois harmonieuse et discontinue – imparfait
Plongée dans le sommeil : rythme de l’endormissement
Sommeil
Une formule paradoxale : « Je m’endors »
décrit l’instant du glissement dans le sommeil.
verbe pronominal : La première personne est à la fois sujet et objet de l’observation : auto-analyse.
Proust approche le monde du sommeil par la voie de l’introspection
Contexte : chambre – nuit – rêve - « souffler la lumière »
présent de l’indicatif : le processus d’endormissement est considéré dans sa durée, l’auteur souligne
le moment, l’instant infime et pourtant formulé de l’endormissement.
Jugement de l’esprit éveillé sur lui-même tout en glissant vers l’inconscience
Forme de discours rapporté entre guillemets qui ajoute un niveau d’enchâssement.
Mouvement du simple vers le complexe annonçant un approfondissement progressif de l’analyse : le
lecteur est invité à une réflexion dont le sujet paraît simple, mais dont le mécanisme est d’une réelle
complexité.
Une pensée paradoxale : l’esprit jouet de l’inconscient.
Proust est l’un des premiers à décrire avec une telle justesse les méandres de l’esprit, le microcosme
des phénomènes semi conscients, anticipant les travaux de Freud sur l’inconscient.
« … et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions… »
Le point virgule vient renforcer ces coupures, et montrer la discontinuité des phénomènes observés, la
difficulté de les articuler entre eux …
Ponctuation de ce temps, à la fois étiré, languissant, et évanescent, subtil…
L’écriture proustienne est particulièrement habile à suivre les méandres, le dédale de l’esprit humain
dans la complexité des diverses instances qui le constituent. Conscience et inconscience se dévoilent
avec une même clarté.
Le personnage n’a pas d’âge précis, Ici souvenir d’enfance ?
Sensation pour le lecteur de proximité et de mystère.
Deux "je" :
le "je personnage" et le "je narrateur" : point de vue, sur le passé.
Etat entre réveil et sommeil, entre réalité et rêve – l’écrivain ? – le lecteur ?
« Un homme qui tombe chaque soir comme une masse dans son lit et ne vit plus jusqu’au
moment de s’éveiller et de se lever, […] songera-t-il jamais à faire, sinon de grandes
découvertes, au moins de petites remarques sur le sommeil ? A peine sait-il s’il dort. Un peu
d’insomnie n’est pas inutile pour apprécier le sommeil, projeter quelque lumière dans cette
nuit. »
[…]
« Moi l’étrange humain qui, en attendant que la mort le délivre, vit les volets clos, ne sait rien
du monde, reste immobile comme un hibou et, comme celui-ci, ne voit un peu clair que dans
les ténèbres. »
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe
Pistes d’interprétation
Un récit musical
Le principal modèle est musical.
Thème: « Longtemps je me suis couché de bonne heure »
Puis développement
Cette première phrase porte en creux sa négation : il s’agit de l’affirmation d’un passé révolu, donc
inversé – désormais le narrateur ne se couche plus de bonne heure, explore le monde de la nuit :
De la mondanité (temps perdu puis transmuté en littérature)
De la sexualité, du désir
De l’écriture (insomnie)
ð Ellipse
2. Un rêve qui s’estompe – un entre-deux
Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma
raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le
bougeoir n’était pas allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la
métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais
libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de
moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à
qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment
obscure.
Distance – émancipation
3. Le travail de l’imaginaire/ L’imaginaire à l’œuvre
Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou
moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait
l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin
qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes
inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans
le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.
« autour de moi », « une forêt », des « distances », une « étendue de la campagne déserte », un
« chemin », des « lieux nouveaux ».
Paysage, voyage intérieur.
Douceur
ð Création littéraire
Comparaison homérique – digression vers le comparant
Imagination – écriture : ébauche d’un paysage, d’un tableau – paysage intérieur - rêverie
Le narrateur imagine un voyageur virtuel, sa rêverie est portée par le sifflement d un train, analogie
avec «le chant d un oiseau dans une forêt». Thème du voyage en train : description en mouvement,
point de vue mobile.
L’auteur opère ainsi l’ouverture sur la perspective d un voyage imaginaire, préfiguration du récit,
image du mouvement opéré par le texte ou départ vers une contrée fictive.
– adieux – causerie récente – éléments, bribes, d’une narration – scènes de la vie
Les attentes de l’incipit sont satisfaites d’une façon paradoxale : la temporalité est installée de manière
imprécise, dans la durée subjective et la confusion des époques.
L’incipit de La Recherche peut être lu comme l’aboutissement des milliers de pages qui ont permis au
narrateur de mettre en mots son roman autobiographique.
Cette remise en question des repères spatio-temporels traditionnels (roman du XIXe siècle, Balzac,
Zola) annonce le le Nouveau Roman.
L’incipit constitue une clef de lecture pour le livre : les cahots d’une conscience.
Le lecteur découvre une intériorité.
Le roman est contemporain de la psychanalyse de Freud : c’est le sujet qui est interrogé, son
inconscient.
Analyse fractale : toute La Recherche sinon contenue, au moins suggérée dans ces lignes
[Une fractale n’est rien d’autre qu’une forme dont le détail reproduit la partie et la partie le tout,
d’après Michel Vinaver]
Le sujet frontière – interface entre le monde et l’inconscient
Sensations ? entre le passé et le futur
Solitude – silence – accouchement de la phrase
ð
« Les livres sont l’œuvre de la solitude et les enfants du silence. »
Marcel Proust
« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement
vécue, c'est la littérature. »
Marcel Proust, Le Temps retrouvé