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Centre Scientifique et Technique du Bâtiment

Laboratoire de sociologie urbaine générative


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LABORATOIRE DE SOCIOLOGIE URBAINE GENERATIVE

L’URBANISME MODERNE COMME


NOUVELLE FORME DE PENSEE
MAGIQUE ?

Michel BONETTI
Décembre 1998

Article Urb & paysage/MB 1998 – L’urbanisme moderne comme nouvelle forme de pensée magiques ?
2

SOMMAIRE

INTRODUCTION................................................................................................................3

1. L’EFFICACITE SOCIALE PRETEE A L’URBANISME MODERNE ...............5

2. LES FONDEMENTS DE LA PENSEE MAGIQUE ..............................................11

3. LES OPERATIONS LOGIQUES CONFERANT UN CARACTERE MAGIQUE


A L’URBANISME MODERNE ...............................................................................16

4. LES RELATIONS ENTRE L’EFFICACE ATTRIBUE A L’URBANISME ET


LES CONCEPTIONS DE LA SOCIETE................................................................22

5. L’URBANISME COMME FORME D’INGENIERIE SOCIALE SUPPOSEE


REGENERER LA SOCIETE...................................................................................29

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES .........................................................................37


3

INTRODUCTION

L’urbanisme moderne se fonde sur des principes rationalistes or,


paradoxalement, différents phénomènes nous amènent à penser que cette
discipline s’apparente à une nouvelle forme de pensée magique. Alors que
le rationalisme s’est construit en opposition à la pensée magique, par un
curieux retournement, son application à certains domaines d’action renoue
de fait avec ce contre quoi il s’est érigé.

Après avoir essayé d’identifier ce lien entre l’urbanisme moderne et la


pensée magique, nous tentons dans cet article d’expliciter les fondements
théoriques de ce lien, en nous appuyant sur l’analyse que fait Habermas1 de
la pensée mythique à partir d’une relecture des travaux de Lévi Strauss et de
Godelier.

Il importe de préciser que nous ne réduisons pas l’urbanisme à la pensée


magique, nous considérons simplement qu’il « s’apparente » à ce genre de
pensée, qu’il comporte des dimensions magiques, qu’il est infiltré, traversé
par un certain nombre de « croyances » largement partagées dans ce milieu
professionnel :
• croyance que la modification des formes urbaines suffise à modifier la
vie sociale ;
• croyance que la mise en ordre de l’espace génère un ordre social et
politique ;
• croyances aux valeurs cardinales de l’axialité, de la symétrie, de la
perspective, etc. ;
• croyance à l’efficacité sociale du rationalisme.
4

Ces croyances semblent se diffuser au-delà du milieu professionnel


concerné et sont également véhiculées par l’ensemble des acteurs qui
participent au développement urbain.

Ce qui nous intrigue plus particulièrement, c’est le lien paradoxal entre les
fondements rationalistes de cette discipline et les vertus imaginaires qu’on
lui prête.

Nous tenons à préciser que notre critique du rationalisme qui sous-tend


l’urbanisme moderne n’est pas l’expression d’une suspicion plus générale à
l’égard des développements de la raison. Cette critique porte uniquement sur
la prétention affichée par certains courants de pensée à détenir la vérité
absolue, et plus encore à donner un sens axiologique à leurs affirmations.
Nous dénions au rationalisme les vertus dont il se pare, car nous considérons
qu’il existe de multiples rationalités à l’œuvre dans une société, chacune
d’elles ayant des fondements tout aussi logiques d’un point de vue formel
que ceux que s’arroge le rationalisme. C’est donc au nom de la
reconnaissance de la pertinence et de l’efficace propre à chacune de ces
rationalités que nous critiquons les prétentions hégémoniques du
rationalisme, lequel se retourne d’ailleurs en pure idéologie dès lors qu’il
revendique le statut d’ultima ratio échappant à tout discours critique qui ne
se soumettrait pas à ses propres normes.
5

1. L’EFFICACITE SOCIALE PRETEE


A L’URBANISME MODERNE

L’urbanisme moderne se fonde sur des règles et des principes rationalistes


qui ont émergé progressivement à travers l’histoire. Ils ont été codifiés dans
les traités d’architecture et d’urbanisme dès la Renaissance, à travers une
réinterprétation des principes hérités de l’antiquité, pour aboutir au mythe de
la « cité idéale ». Cette référence cardinale reste prégnante, par-delà les
développements ultérieurs de l’urbanisme. Les principes fondateurs sont en
place dès la Renaissance, même si c’est seulement à partir du 19e siècle que
l’urbanisme intègre les valeurs émancipatrices attribuées au progrès
technique.

Les croyances dont est porteur l’urbanisme moderne lui confèrent une
capacité démiurgique à transformer la société par la seule intervention sur
l’organisation de l’espace, et c’est en cela qu’il s’apparente à la pensée
magique. Un ensemble de règles qui se prétendent rationnelles du fait
qu’elles se fondent sur une science mathématique, à savoir la géométrie,
fonctionnent en fait comme des croyances, car elles se voient dotées d’une
puissance transformatrice.

Ces règles débouchent sur la formation de catégories analytiques de l’espace


telles que les infrastructures de communication, les équipements, le maillage
urbain, qui constituent une matrice à travers laquelle l’espace est saisi,
pensé, pour le constituer comme un objet de pensée. Cet objet est extrait de
la réalité, il est constitué à partir d’elle, mais en réduisant son épaisseur, sa
diversité et son hétérogénéité, pour ensuite tenir lieu de réalité tout en étant
confondu avec elle. Les urbanistes construisent un objet abstrait à travers les
6

catégories qu’ils utilisent pour penser la réalité, mais maintiennent


l’ambiguïté et l’illusion qu’il s’agit là de la réalité elle-même, de son
essence, dont les fondements échappent aux profanes.

Les débats relatifs à la production d’un nouvel espace urbain ou à la


transformation d’un espace existant se fondent alors sur cet objet, ils ne
portent pas sur la réalité spatiale concernée mais sur la réinterprétation
codifiée qu’en font les urbanistes. Mais la confusion entre la réalité et cette
réinterprétation codifiée est maintenue : ces deux niveaux se superposent et
s’entrelacent, on passe sans cesse d’un niveau à l’autre, la représentation
tendant à acquérir plus de réalité que la réalité elle-même, en raison de la
valeur accordée à la maîtrise de la réalité urbaine accordée aux urbanistes.
Les urbanistes peuvent ensuite proposer des transformations de l’espace en
s’appuyant sur les concepts qu’ils ont utilisé pour analyser l’espace. Nous
avons en effet montré par ailleurs que ce sont les mêmes concepts qui
servent à appréhender l’espace et à le transformer2. Ces concepts ont une
valeur à la fois analytique et opérationnelle. La valeur conférée au mode
d’analyse de l’espace est transférée et étendue aux propositions de
transformations qui en dérivent. Dès lors qu’un mode d’analyse est validé,
on ne saurait en effet réfuter un mode de transformation qui se fonde sur les
mêmes principes.

Or les concepts visant à transformer l’espace sont dotés d’une capacité de


transformation sociale, à notre sens largement imaginaire. On tend à leur
conférer une efficacité sociale magique. Ainsi, par exemple, le fait de créer
des voies de communication contribuerait à l’intégration urbaine, ce qui
entraînerait le développement de l’intégration sociale. De la même façon le
renforcement de l’unité urbaine est supposé renforcer l’unité et la cohésion
sociale. La modification de la densité modifierait les relations sociales.
Signalons au passage que les géographes et certains courants sociologiques
7

comme celui de l’Ecole de Chicago ont largement contribué à accréditer


cette conception en établissant des liens entre la « morphologie urbaine » et
la « morphologie sociale ». Ce glissement opératoire se produit d’autant
plus aisément que ce genre de relation n’est pas totalement faux, car il existe
bien entendu des liens entre les formes urbaines et les formes de vie sociale.
Mais ce lien est extrêmement complexe, il n’est certainement pas
mécanique. Il est aberrant en tous cas de postuler une telle relation de
causalité entre une société et l’organisation de l’espace qui lui sert de
support.

La prégnance de cette pensée magique est extrêmement forte, puisque les


urbanistes peuvent faire régulièrement l’expérience de l’échec dans leurs
tentatives de modifier les situations sociales en modifiant l’espace dans
lequel elles s’inscrivent, sans que leurs convictions fondamentales soient
pour autant ébranlées. Ils peuvent remettre en cause le postulat sur lequel est
fondé leur discipline sans, du même coup, saper les fondements de leur
légitimité et risquer de voir s’effondrer l’édifice conceptuel qu’ils ont
élaboré. Face aux échecs répétés de leur système conceptuel, ils ne peuvent
que s’efforcer de réduire les dissonances cognitives qui se manifestent ainsi.
Ce processus, mis en évidence par Festinger3 à propos des échecs subis par
les mouvements millénaristes qui annoncent régulièrement la fin du monde,
les amène à trouver de multiples justifications pour expliquer le fait que les
projets de transformation urbaine ont rarement les effets sociaux qu’en
attendent leurs auteurs.

A la décharge des urbanistes, il faut reconnaître qu’ils ne sont pas les seuls à
se fonder sur des principes rationalistes pour revendiquer une efficacité
sociale d’ordre magique. Ils participent en fait à un mouvement beaucoup
plus large, qui traverse l’ensemble de la pensée moderne. Les chantres du
rationalisme ont toujours revendiqué une telle efficacité en identifiant le
8

progrès social au progrès scientifique et technique, en faisant dériver le


progrès social du développement rationaliste des connaissances. Cette
assimilation est aux fondements de la philosophie des lumières et trouve dès
le 18e siècle son expression emblématique à travers des figures telles que
Condorcet. Elle marque profondément la pensée positiviste du 19e siècle,
puisque Marx voit dans le développement de la science et des forces
productives les conditions déterminantes de l’émancipation de l’humanité.
N’oublions pas que la devise du positivisme d’Auguste Comte était « Ordre
et progrès ». A. Giddens rappelle que la pensée sociologique s’est
développée en s’appuyant sur les sciences de la nature pour construire sa
légitimité, en se référant principalement au paradigme évolutionniste
darwinien, c’est à dire à une conception cumulative du développement des
sociétés qui seraient ainsi promises à une progression infinie. Deux
phénomènes semblent sous-tendre cette assimilation entre le progrès social
et le progrès scientifique. Le développement extraordinaire des techniques
lié aux progrès scientifiques au 19e siècle a exercé une puissante fascination
chez tous les penseurs de ce siècle, et on peut comprendre que les capacités
de maîtrise sur la nature ainsi acquises aient pu faire croire à une capacité de
maîtrise sur le destin de l’humanité, puisqu’elle parvenait à s’affranchir de
sa dépendance à l’égard des forces naturelles. Les grands urbanistes tels que
Wagner et Cerda ont partagé cet enthousiasme en voyant dans la machine à
vapeur et l’électricité les ferments d’une nouvelle civilisation urbaine,
affranchie du carcan de l’urbanisme moyenâgeux.

L’autre mouvement est le besoin incessant de légitimation des créations


humaines. Les acteurs porteurs du développement scientifique se doivent de
se justifier, à leurs propres yeux comme à ceux de la société, du bien fondé
de leur entreprise et témoigner de leur contribution au bonheur de
l’humanité. Il leur faut sans cesse renouveler la preuve de l’utilité de leur
action, au risque d’en faire trop et d’en rajouter. Une discipline, bien que
9

parée de l’aura de la science, ne peut exister sans cela. Alors que la plupart
des disciplines fondées sur des principes abstraits obéissent à des règles et
poursuivent des visées qui leur sont propres, elles sont amenées à postuler
une efficacité sociale et accréditer l’idée qu’elles sont destinées à améliorer
le fonctionnement social, fut-ce en opérant un coup de force à leur propre
logique. On peut même se demander si l’affirmation de leur utilité sociale
n’est pas d’autant plus forte que leur logique interne est plus abstraite et
éloignée de la réalité qu’elles prétendent servir.

Le déploiement du rationalisme a ruiné la pensée magique au plan cognitif


et entraîné le « désenchantement du monde » selon M. Weber mais, au plan
pratique, la raison instrumentale a de fait contribué à le réenchanter en nous
promettant des lendemains radieux. Il est vrai, néanmoins, que les deux
guerres mondiales qu’a connu le 20e siècle, les horreurs perpétrées par les
nazis, le spectre d’une destruction totale lié à l’invention et au
perfectionnement continu de la bombe atomique, les menaces qui planent
sur l’environnement et le devenir même de la planète ont quelque peu
tempéré cet enthousiasme. L’urbanisme moderne semble avoir été épargné
de cette déception générale des espoirs suscités par le progrès scientifique et
technique. Bien que sa formation soit la résultante d’un long processus
historique, c’est en effet après la seconde guerre mondiale qu’il a connu son
plus fort développement et celui-ci s’est poursuivi depuis. Malgré la critique
sévère que lui vaut la crise généralisée de ses fleurons grandioses que
constituent les grands ensembles d’habitat social, les principes
fondamentaux de l’urbanisme moderne ne sont pas pour autant remis en
cause et il continue à se déployer sur l’ensemble de la planète avec toujours
autant d’assurance quant à son utilité sociale.

Cette assurance peut se comprendre en raison de la puissance extraordinaire


que représente la capacité dont disposent les urbanismes de produire et de
10

transformer radicalement l’espace. Ils peuvent en effet ériger des villes


entières dans des lieux où il n’y avait pratiquement rien. Cette puissance
tient à ce qu’ils peuvent réaliser des prouesses techniques en matière
d’infrastructures et de constructions et remodeler la nature, et se trouve
redoublée du fait qu’ils détiennent le privilège de façonner les supports et
les matrices au sein desquels se développe l’ensemble des activités
humaines.

Quand on dispose de telles capacités et que l’on est investi d’un tel rôle, il
est effectivement difficile de faire preuve de modestie et de ne pas céder à la
tentation démiurgique de prétendre produire la vie sociale quand on
organise le cadre dans lequel elle se déploie.
11

2. LES FONDEMENTS DE LA PENSEE MAGIQUE

C’est précisément dans ce glissement métonymique entre le cadre urbain et


les formes sociales qui s’y inscrivent, que réside fondamentalement le
caractère magique de la pensée qui se greffe sur le rationalisme urbain.
C’est dans ce processus que les objets spatiaux codifiés de l’urbanisme sont
confondus avec la réalité dont ils procèdent et auxquels ils renvoient.

Pour analyser ce processus, nous sommes amené à nous référer aux analyses
d’Habermas. Celui-ci rappelle tout d’abord que tous les systèmes de pensée
se fondent sur des systèmes culturels d’interprétation qui forgent des
« images du monde ». Ces images « reflètent le savoir d’arrière fond des
groupes sociaux et assurent une liaison cohérente de la multiplicité de leurs
orientations d’action. »4

Une question se pose d’emblée à ce sujet pour ce qui concerne les


urbanistes, puisque leur raison d’être coïncide précisément avec
l’élaboration des représentations des images du monde dans lequel nous
évoluons et réside dans le fait de fabriquer de nouvelles images en vue de
les matérialiser concrètement. Même si Habermas parle ici des conceptions
de la société qui sous-tendent largement le rapport au monde vécu, il n’en
demeure pas moins que l’image de l’espace, du substrat dans lequel s’inscrit
la société, participe largement à la formation de ces conceptions. Il n’est pas
de conception du monde qui ne s’accompagne d’une représentation
spatialisée de celui-ci, qui ne soit pas figurée spatialement à travers une
forme cosmologique. Le lien entre la représentation de la société et la
représentation de l’espace est donc posé d’emblée. Il n’est pas anodin à ce
propos que toutes les utopies qui proposent une transformation radicale de la
12

société, de Marx au Kibboutz en passant par Fourier ou Howard s’inscrivent


dans des formes d’organisation spatiale particulières, faisant du cadre spatial
une condition indispensable de leur réalisation.

Le fait d’établir un lien entre une discipline et la pensée magique ne signifie


pas pour autant qu’on lui dénie tout fondement logique. Habermas insiste
sur ce point. Les travaux d’Evans Pritchard ont en effet permis d’établir
que :

« les différences entre la pensée mythique et la pensée moderne ne se


situent pas au niveau d’opérations logiques. Le degré de rationalité
des images du monde ne varie manifestement pas avec le stade de
développement cognitif des individus qui y orientent leur action. »5

Cela signifie donc que sur un plan logique la pensée mythique et la pensée
rationaliste ne sont absolument pas incompatibles. Ces deux formes de
pensée peuvent fort bien coexister et s’articuler quand on passe de la
logique inhérente à une discipline à la question de son efficacité sociale, car
on change alors d’univers.

La cohérence logique des instruments utilisés dans la compréhension du


monde ne garantit pas la rationalité de l’interprétation du sens qu’on lui
confère :

« la rationalité des images du monde ne se mesure pas aux propriétés


logiques et sémantiques, mais aux concepts fondamentaux dont
disposent les individus pour interpréter leur monde. »6

Ceci est d’autant plus vrai lorsqu’on passe d’un domaine d’action particulier
au fonctionnement de la société dans lequel il s’inscrit. La pertinence des
principes logiques qui fondent ce domaine ne suffit pas à garantir la
pertinence des interprétations qui en dérivent concernant le fonctionnement
global de la société.
13

Pour Habermas, la pensée mythique établit des correspondances entre les


différents phénomènes auxquels elle est confrontée pour construire une
interprétation totalisante :

« Par des relations de similitude et de contraste, la multiplicité des


observations se rassemble en une totalité. »7

Pour Godelier, ce mode d’interprétation vise à relier l’homme et le monde,


la culture et la nature :

« Le mythe construit un gigantesque jeu du miroir où se réfléchit à


l’infini, se décompose et se recompose perpétuellement dans le prisme
des rapports Nature-Culture, l’image réciproque de l’homme et du
monde. »89

Cette pensée fonctionne par analogie pour donner sens au monde :

« Par l’analogie le monde entier prend son sens, tout est signifiant,
tout peut être signifié dans un ordre symbolique où prennent place…
toutes les connaissances du monde… »10

« La pensée analogique tisse l’ensemble de tous les phénomènes en un


réseau unique de correspondances. »11

Ce mode d’interprétation a pour visée l’action sur le monde et s’explique


par la dépendance de l’homme à l’égard de la nature, par sa faible capacité
d’action sur le monde :

« Les catégories de l’action acquièrent une signification constitutive


pour les images mythiques du monde… ce sont des catégories dans
lesquelles s’exprime une expérience fondamentale des sociétés
archaïques : l’expérience de l’être livré sans protection aux
contingences d’un monde qu’il ne domine pas. »12
14

La dépendance de l’homme à l’égard de la nature le conduit à tenter d’en


acquérir une certaine maîtrise à travers l’interprétation :

« C’est ainsi que naît, sinon dans les faits du moins dans
l’imagination, le besoin d’endiguer le flux des contingences, c’est à
dire de le neutraliser par l’interprétation. »13

Cette interprétation aboutit à assimiler la nature et la culture et à prêter aux


forces naturelles un caractère humain et à créer une nature
anthropomorphique. Les dieux qui dominent le monde sont ainsi doués de
conscience et de volonté. L’interprétation mythique donne par ailleurs aux
hommes une capacité imaginaire d’action sur le monde, en sollicitant la
bienveillance des dieux par des rites propitiatoires. La pensée magique
s’enchaîne ainsi à la pensée mythique.

L’absence de distinction entre la nature et la culture traduit une absence de


différenciation entre le monde physique et le monde social qui
s’interpénètrent : les relations sociales se construisent en référence aux
relations qui s’établissent dans la nature. En outre, il n’y a pas de différence
entre le monde physique et le monde des valeurs normatives :

« La défaillance morale et la défaillance physique, ce qui est mal et ce


qui est nuisible, se voient étroitement confondus. »14

Cette confusion s’accompagne d’une confusion entre le langage et la réalité


qu’il désigne, et se traduit par une absence de distinction entre le sens et les
faits :

« La relation magique entre les noms et les objets signifiés, la relation


concrète entre la signification d’expression et les états de choses
représentés attestent de la confusion entre les relations internes de
sens et les relations externes de faits. »15
15

Cette confusion permet d’articuler l’interprétation mythique et l’emprise


magique sur le monde :

« L’interprétation mythique du monde et l’emprise magique sur le


monde peuvent s’intégrer mutuellement, parce que relations internes
et relations externes ne sont pas encore conceptuellement
séparées. »16
16

3. LES OPERATIONS LOGIQUES CONFERANT


UN CARACTERE MAGIQUE A L’URBANISME MODERNE

Si nous revenons maintenant à l’urbanisme, nous pouvons constater que le


rapport au monde qu’il produit se distingue fondamentalement de la pensée
mythique à plus d’un titre. Il n’interprète pas le monde comme étant régi par
des forces mystérieuses que l’homme peut influencer et il dispose d’une
capacité concrète d’intervention extrêmement puissante puisqu’il peut
transformer et même créer des mondes nouveaux.

L’urbanisme est néanmoins sous-tendu par un certain nombre de principes


et de croyances qui l’apparentent à la pensée magique. Nous pensons que la
pensée moderne et les disciplines qu’elle a forgées témoignent d’un
mouvement progressif qui permet de se dégager d’une interprétation
mythique, sans pour autant s’en affranchir totalement pour autant. Ce
mouvement de dégagement n’est jamais achevé et on peut même se
demander si la raison instrumentale ne se retourne pas toujours vers la
figure mythique qu’elle s’efforce d’expurger, voire même si elle ne
fonctionne pas fondamentalement comme mythe dans son effort d’accéder à
l’ultima ratio qui oriente l’action humaine.

Pour preuve de ce phénomène, il suffit de constater la force jamais démentie


des symboles, qui présupposent une capacité imaginaire à donner un sens,
une valeur et une efficacité sociale à des objets érigés en emblèmes de la
puissance, du prestige ou de la richesse. Au premier rang de ces symboles
ayant acquis une efficacité extraordinaire dans l’univers de la modernité
figure l’argent. Le triomphe de la raison instrumentale s’accompagne d’une
purification des signes monétaires, qui fonctionnent désormais comme purs
17

signes, sans plus aucune mise en correspondance avec un quelconque objet


de référence. La valeur accordée à l’argent repose sur une convention
abstraite, sur la confiance qu’on lui accorde à priori, sur une pure « fidés »
qui régule l’ensemble des activités économiques. Une simple trace
électronique circulant entre deux continents suffit désormais à déstabiliser
l’ensemble de l’économie mondiale. Il suffit même d’une parole
malencontreuse proférée par le responsable d’une banque centrale, d’une
menace de modification des taux de change, voire d’une simple rumeur pour
déclencher de véritables catastrophes économiques. Qui peut encore douter
qu’il n’y ait pas de la pensée magique fondamentalement à l’œuvre dans
l’univers de la modernité ?

L’urbanisme s’inscrit dans ce mouvement puisque, à travers ses règles


rationalistes, il manie avant tout des symboles, il confère une valeur
symbolique à des principes d’agencement de l’espace. Les règles de
proportion entre des espaces ou des volumes, de même qu’un tracé
rectiligne dessinant une avenue se voient attribué une valeur esthétique,
pour ne pas dire morale. Or, il s’agit là de pures conventions dont la
pertinence repose sur le crédit accordé à ceux qui les édictent ou s’y
réfèrent. Le sens donné à ces principes est purement arbitraire. Leur
caractère magique est d’autant plus fort qu’ils s’étayent sur le système
cognitif fondateur de la pensée instrumentale, à savoir les mathématiques.
Nous avons vu que la pensée magique repose sur une confusion entre la
nature et la culture, sur une indifférenciation entre l’ordre des faits et l’ordre
des valeurs, et la transposition de l’un de ces registres dans l’autre avec des
allers et retours, à travers lesquels l’homme anthropologise la nature et
naturalise la culture. L’urbanisme utilise un système cognitif qu’il a inventé,
qui est fondamentalement une création culturelle, pour interpréter l’espace
et cette représentation de la réalité est posée comme essence de la réalité. Il
prête une valeur d’objectivité aux principes qu’il utilise pour leur donner
18

ensuite une valeur esthétique normative. Puis, en agissant sur l’espace


conformément à ces principes, il confère une efficacité sociale au mode
d’agir qu’il met ainsi en œuvre.

A travers l’articulation et le recouvrement de ces trois moments opératoires,


l’urbanité relie et confond les trois mondes distingués par Habermas : le
monde objectif, le monde social et le monde subjectif. Or, c’est précisément
la confusion de ces trois mondes qui caractérise la pensée mythique.

La valeur esthétique voire morale accordée à l’analyse géométrique de


l’espace et aux proportions n’est pas sans rappeler la mystique
pythagoricienne, qui conférait une puissance cosmologique aux figures et
aux nombres. Cette mystique reste donc bien vivante. N’oublions pas non
plus que l’équerre et le compas sont les symboles caractérisant les
professions d’architectes et d’urbanistes. Même si ces instruments ont été
récemment remplacés dans la pratique par des ordinateurs, c’est à travers
eux que s’opèrent la maîtrise symbolique du réel.

La pensée mythique constituait une tentative de maîtrise symbolique du


monde à défaut de pouvoir acquérir une maîtrise pratique. Quelle que soit la
pertinence des instruments logiques utilisés, c’est le même mouvement de
maîtrise symbolique qui est recherché. Nous avons vu que cette maîtrise
purement formelle est en réalité assez pauvre, elle réduit la diversité et la
complexité de l’espace à quelques traits. A la différence de l’application des
mathématiques à l’analyse des phénomènes physiques qui permettent
effectivement de les comprendre et d’agir en conséquence, l’analyse
géométrique de l’espace n’a aucune valeur explicative, il s’agit d’une
représentation purement arbitraire. L’homme se donne ainsi l’illusion de
maîtriser les principes qui sous-tendent l’organisation de l’espace, alors
qu’il ne fait que projeter sur lui l’image qu’il a ainsi reconstruit.
19

Ne tombe-t-il pas ainsi sous la critique que, selon Godelier repris par
Habermas, la pensée éclairée oppose à la pensée mythique :

« Du point de vue de la pensée éclairée, la pensée sauvage produit


une double illusion : illusion sur le monde et illusion sur elle-même ;
illusion sur elle-même puisque la pensée prête une existence
extérieure à l’homme, et indépendante de lui, aux idéalités qu’elle
engendre spontanément, donc s’aliène dans ses propres
représentations ; illusion sur le monde qu’elle peuple d’êtres
imaginaires analogues à l’homme. »17

En effet, la pensée urbanistique fabrique des idéalités qu’elle applique à


l’espace et prête à l’espace d’être structuré en lui-même par ces idéalités, en
annulant le fait que c’est elle-même qui les a produites. Au lieu de
reconnaître qu’elle propose un certain mode d’analyse de l’espace en
fonction des critères qu’elle a forgés, elle en vient à naturaliser cette analyse
en prétendant que l’espace est ainsi structuré. Le problème n’est donc pas
d’utiliser des instruments pour analyser l’espace, mais d’escamoter cette
opération pour la présenter comme une description objective de l’espace,
comme la révélation de l’essence de la réalité. L’urbanisme ne peuple pas
l’espace d’êtres qu’il a fabriqués, mais il y loge néanmoins ses propres
créatures mentales, il y repère ses propres images. Il retrouve dans les lieux
les figures qu’il y a déposées, car elles font sens pour lui. Quand il considère
que l’unité urbaine est menacée ou qu’une place est harmonieuse, c’est en
fonction de ses propres critères d’unité et d’harmonie, l’espace en soi ne
recèle pas à priori ces défauts ou ces qualités. Or, l’urbaniste feint d’oublier
que c’est lui qui prête ces caractéristiques à l’espace et lui donne un sens.

Selon P. Séchet, la pensée mythique laisse proliférer une grande diversité


d’êtres dans le monde, de forces qui lui restent obscures ou étrangères, alors
que l’urbanisme moderne le réduit à une seule figure imaginaire à travers
20

laquelle il le saisit. En procédant ainsi, l’urbaniste s’aliène effectivement


dans ses propres représentations. Dès lors qu’il prête à l’espace des qualités
qu’il y a lui-même déposées, il leur confère une validité absolue et il
s’interdit de pouvoir les interroger puisque c’est censé être la vérité
intrinsèque à l’espace considéré. Il se retrouve prisonnier du mode d’analyse
qu’il a forgé, car il ne peut les remettre en cause sans s’invalider lui-même.
Il ne peut pas non plus accepter d’autres points de vue que le sien propre et
se nourrir d’autres sources de compréhension.

Habermas montre bien qu’en n’opérant pas une distinction entre les
interprétations culturelles du monde et la réalité du monde, on se prive de la
possibilité d’interroger ces représentations :

« … les contenus d’images du monde doivent être dissociés de l’ordre


présupposé du monde. C’est alors seulement que peut être formé le
concept de tradition culturelle, le concept d’une culture liée au temps,
par quoi échoit à la conscience l’idée du caractère changeant des
interprétations face à la réalité naturelle et à la réalité sociale. »18

De ce point de vue, l’urbanisme moderne est paradoxal puisqu’il se présente


comme une critique des formes urbaines du passé, donc comme une
interprétation qui relativise la pertinence des cultures urbaines antérieures,
pour se poser ensuite comme seule interprétation pertinente inhérente aux
exigences du monde moderne. Après avoir conquis une légitimité comme
critique des conceptions passées, il s’érige en référence absolue. Il se
distingue bien au départ du monde qu’il analyse pour se fondre ensuite dans
celui qu’il a forgé. L’urbanisme s’apparente également à la pensée magique
du fait qu’il tend à confondre le langage qu’il utilise pour penser l’espace et
la réalité qu’il désigne ainsi. Les différents concepts qu’il mobilise pour
analyser l’espace sont des attributs censés le caractériser. Ces concepts
21

utilisés pour parler de l’espace finissent par s’y substituer. L’espace


langagier ainsi formé tient lieu de réalité, on assiste ainsi à :

« l’identification de l’image du monde constituée de façon langagière


à l’ordre du monde lui-même. »19

Ceci constitue une autre manifestation de la confusion entre nature et culture


qui aboutit à la réification de l’image de l’espace.

Ces proximités entre la pensée mythique et la pensée urbanistique


permettent à celle-ci de fonctionner comme pensée magique au sens où elle
prétend conférer une efficacité sociale aux formes urbaines. L’indistinction
nature-culture qu’elle véhicule lui permet de conférer une valeur normative
à la réalité spatiale. Ceci permet en effet des glissements de sens entre la
valeur formelle de l’espace et sa valeur morale. Un mode d’organisation de
l’espace jugé pertinent d’un point de vue formel se verra attribuer des
qualités intrinsèques d’un point de vue social. De grands espaces uniformes
se verront parés de toutes les vertus, on ira jusqu’à leur prêter une efficacité
sociale.
22

4. LES RELATIONS ENTRE L’EFFICACE ATTRIBUE


A L’URBANISME ET LES CONCEPTIONS DE LA SOCIETE

On peut se demander si ceci résulte d’une convergence entre les conceptions


de l’urbanisme moderne et certaines conceptions dominantes du
fonctionnement social, ou bien si les urbanistes ont développé une
conception de la société cohérente avec leurs conceptions urbaines
permettant de légitimer celles-ci. Ils s’efforceraient d’asservir leurs
conceptions de la société aux exigences formelles de leur pensée. On peut
aussi penser que les conceptions urbaines qu’ils développent sont sous-
tendues au départ par une conception de la société qu’ils ne feraient que
mettre en forme. A l’appui de cette hypothèse, on peut citer l’influence du
mouvement hygiéniste sur les conceptions de l’urbanisme moderne.
Certains soulignent par ailleurs l’intérêt que les régimes totalitaires ont porté
à l’urbanisme moderne. L’idéal de puissance des grands dictateurs se traduit
spatialement par la volonté de créer des villes organisées autour de grandes
avenues et des réalisations monumentales, ce qui coïncide étrangement avec
les idéaux des urbanistes modernes. Ce serait la rencontre de deux formes de
volonté de puissance. Il s’agit d’afficher la puissance dans la monumentalité
des formes, d’affirmer un ordre rigoureux à la fois social et spatial, de
promouvoir des valeurs d’universalité à travers des espaces uniformes, au
détriment de la diversité spatiale des particularismes culturels. Cette
convergence entre ces deux formes de puissance se retrouve également dans
la volonté et la croyance en la possibilité de forger un homme nouveau,
universel, débarrassé de ses entraves culturelles. Il s’agit d’un mythe
fondateur partagé par les grands urbanistes et développé tout
particulièrement par Le Corbusier.
23

Alors que les dictateurs visent à imposer la création d’une nouvelle société
par la force, l’érection de la ville radieuse suffit à accoucher d’une nouvelle
humanité. L’organisation de l’espace urbain constituerait une matrice
sociale, le remodelage de l’espace permettant de remodeler les rapports
sociaux et les valeurs auxquels les individus adhèrent.

Ce passage de la forme urbaine au modelage du corps social est également


facilité par la référence aux métaphores corporelles dans la désignation de
l’espace, comme l’a monté P. Séchet dans son analyse du vocabulaire
architectural20. La ville est considérée comme un grand corps et ses
fonctions recoupent celles de l’organisme : le « cœur » de la ville est
« irrigué » par de multiples « artères », longées de « fronts » bâtis. Elle est
dotée de « poumons » verts qui lui permettent de « respirer ». Les
sociologues de l’Ecole de Chicago vont jusqu’à parler de « métabolisme
urbain » pour désigner la façon dont la ville intègre et « digère » les
nouveaux arrivants qui perturbent transitoirement son fonctionnement ou
accélèrent brutalement sa croissance. On parle aussi d’« armature » et
d’« ossature » urbaine, de l’« estomac » symbolisé par les halles où
s’approvisionnent les commerçants, des « boyaux » et de la « tripaille »
constitués par les multiples réseaux de fluides souterrains. Le « cerveau » de
la ville est bien entendu constitué par l’ensemble des lieux dans lesquels
agissent les membres des élites dirigeantes.

Ces métaphores permettent d’assimiler le fonctionnement de la ville et celui


des hommes, de passer subrepticement de l’un à l’autre.
L’anthropomorphisation de la nature est donc bien à l’œuvre dans la pensée
urbanistique. Il est intéressant de noter ce mélange de références
anthropomorphiques et de principes formels puisés dans la géométrie. Ces
références paraissent à priori incompatibles, mais le statut que les urbanistes
donnent au corps tend à le réifier en fonctions physiologiques. C’est un
24

corps machinique qui est ainsi mis en scène. Ce sont les organes
fonctionnels qui sont évoqués. On a donc un rapprochement qui s’opère
ainsi entre les référents géométriques et les référents corporels. La jonction
entre ces deux univers symboliques s’opère d’ailleurs par l’application au
corps d’un système de mesure, par une saisie géométrique du corps. On
connaît les travaux visant à saisir les proportions du corps : c’est donc le
même principe d’analyse qui est appliqué à l’analyse du corps et à l’analyse
de l’espace. C’est l’ergonomie corporelle qui est ainsi convoquée.

Cette réflexion laisse à penser qu’il existerait une sorte de matrice de


conversion comportant plusieurs strates, plusieurs dimensions, qui
permettrait le passage de l’espace à la société, afin de postuler une sorte
d’équivalence entre ces deux univers et d’assurer la transmutation de l’un
dans l’autre. Mais l’équivalence conceptuelle ne signifie pas pour autant
l’égalité : il s’agit bien de maîtriser le développement social à travers le
développement urbain, d’endiguer les excès de la société en les enserrant
dans un cadre spatial. La société ne cesse de déborder les cadres urbains
dans lesquels on s’efforce de la contenir, les pratiques sociales ne se
conforment jamais aux prévisions des urbanistes, mais ceux-ci poursuivent
inlassablement leurs tentatives d’asservissement du « corps social » au cadre
qu’ils lui assignent. Pour opérer cette conversion entre l’espace et la société,
celle-ci fait l’objet d’une réification analogue à celle qui a été opérée sur le
corps. Cette conversion passe par la construction d’une représentation
morphologique et physiologique de la société réduite et décomposée en un
ensemble de fonctions : le repos, l’alimentation, les déplacements, les
loisirs, le travail, etc. L’urbanisme moderne est allé jusqu’à dissocier et
disjoindre ces fonctions pour leur assigner des espaces spécialisés, réalisant
ainsi l’idéal rationaliste absolu.
25

On a donc un processus d’anthropomorphisme rationaliste physiologique.


Après avoir saisi et réduit l’espace au rationalisme géométrique,
l’urbanisme opère de même avec la société pensée en termes de corps
physiologique. Il projette ensuite les métaphores corporelles physiologiques
sur l’espace urbain en y retrouvant les différents organes du corps et les
fonctions qu’ils remplissent. Il recourt donc aux représentations médicales
du corps analysées par Foucault21 qui se sont développées entre les 16e et
19e siècles, pour les rabattre simultanément sur l’espace et la société.
Foucault montre d’ailleurs clairement l’efficacité sociale de ces
représentations médicales, leur application au fonctionnement de la société
et notamment leur spatialisation. La gestion des maladies trouve en effet un
traitement spatial : la fin du 18e siècle et le 19e siècle constituent une période
de « séparation des corps », non seulement dans les logements, mais
également dans la ville. Alors que les membres de chaque famille
s’entassaient dans la même chambre, ils se voient attribué des lieux
différents pour éviter la prolifération des « miasmes » et la contagion. Pour
les mêmes raisons, au niveau urbain, il est nécessaire de réduire la
promiscuité en réduisant la densité, et en isolant, en enfermant tous ceux qui
risquent de porter atteinte à la « santé » de la société, en premier lieu les
malades, mais également les indigents et les fous qui deviennent d’ailleurs à
cette époque des « malades » mentaux. Nous assistons là à la mise en œuvre
d’une forme de « zoning » qui servira de base à l’urbanisme moderne. La
ville est considérée par l’hygiénisme comme un grand corps malade, sa forte
densité et sa confusion étant elles-mêmes les principales sources de
propagation des maladies et de dépravation morale, également considérée
comme une forme de maladie. L’alcoolisme qui sévit alors dans les couches
populaires permet d’établir ce lien étroit entre la maladie et l’immoralité. Il
est saisissant de voir que ces modes de pensée, et tout particulièrement la
séparation des espaces et la réduction de la densité structurent la conception
de l’urbanisme développée par la Charte d’Athènes près d’un siècle plus
26

tard, Charte qui constitue le manifeste essentiel de l’urbanisme. De nos


jours, la crise urbaine qui secoue les quartiers paupérisés est encore conçue
comme une maladie sociale, et les problèmes des grands ensembles sont
imputés à la concentration excessive de populations en difficulté et à leur
trop forte densité supposée (alors que leur densité réelle est relativement
faible et assez proche de celle des quartiers pavillonnaires).

L’hygiénisme établit donc le lien entre la physiologie corporelle, le


fonctionnement de la société et l’organisation de l’espace. Nous retrouvons
la pensée magique, puisque à défaut de pouvoir traiter les maladies au 19e
siècle, on recourt à un artéfact et on impute à l’espace urbain un rôle
déterminant dans leur développement, après avoir construit des
représentations rationalistes qui ont en fait un fondement imaginaire. Cette
construction imaginaire permet ensuite logiquement de tirer des
conséquences pratiques, et prétendre traiter les problèmes sociaux en
agissant sur l’espace. Tout comme la pensée sauvage, l’urbanisme peuple
certaines formes urbaines de forces maléfiques et attribue à d’autres modes
d’organisation de l’espace la capacité de traiter les maux de la société, ce
qui est une autre façon d’y trouver des forces bienveillantes.

De même que pour la pensée sauvage, c’est bien la dépendance à l’égard des
problèmes sociaux, la difficulté à les maîtriser, qui conduit à construire des
représentations permettant de postuler une capacité d’agir par la médiation
d’un autre domaine. Le support, le contenant des activités humaines devient
ainsi l’objet par le truchement duquel on agit sur les activités elles-mêmes ;
sur leur contenu. La métonymisation constitue d’ailleurs l’opération par
excellence qui sous-tend les processus magiques. En établissant un lien
métonymique entre deux termes, après avoir construit des représentations
permettant de les assimiler, un déplacement est opéré qui permet d’accroire
que l’on peut modifier l’un des termes en agissant sur l’autre. Ce mécanisme
27

est généralement utilisé quand on est dans l’incapacité d’agir directement


sur l’élément que l’on souhaite transformer.

Le rationalisme opère une double rationalisation réductrice de l’espace :


• une réduction à ses composantes géométriques ;
• une réduction par projection des composantes physiologiques du corps.

Se pose donc le problème de l’articulation entre ces deux figures du


rationalisme, la géométrie et la physiologie corporelle qui sont à priori
hétérogènes. Elle s’opère notamment à travers l’importance accordée à la
densité, qui définit le rapport acceptable du nombre de corps sur une surface
donnée. Un nombre qui rapporte les corps et la société à une surface suffit
donc à qualifier un espace urbain. Il se prolonge d’ailleurs dans l’analyse
statistique qui quantifie la proportion d’enfants, de personnes âgées, de
familles, etc., dans un espace donné, et sert à établir des ratios visant à
définir le nombre d’équipements publics nécessaires dans un espace : école,
hôpitaux, transports, etc.

D’autres liens sont établis entre la géométrie et l’espace-corps à travers


l’établissement de réseaux, de voiries, d’« artères » qui irriguent la ville ou
des boulevards qui la « ceinturent ». La localisation, le dimensionnement et
la forme des « cœurs » de quartiers ou de ville constituent une autre
articulation entre ces deux référents. Si la métaphore du « tissu urbain » qui
est omniprésente dans le discours urbanistique est associée spontanément
aux étoffes et aux vêtements, elle est également reliée aux « tissus
cellulaires ». Le tissu fait ainsi le lien entre la trame urbaine,
l’entrecroisement des lignes viaires et la chair. Un urbaniste célèbre, en
l’occurrence Berlage, est allé jusqu’à utiliser la métaphore de la main pour
définir une forme géométrique de développement urbain. Au début du
siècle, il a proposé de développer Amsterdam selon un schéma en « doigts
de main », consistant à urbaniser les artères qui conduisent à la ville en
28

ménageant des espaces verts entre les « doigts » urbains ainsi formés.
L’« érection » de gratte-ciel, la « pénétration » de la ville par des avenues
devenues ainsi des « pénétrantes », sont également des métaphores
corporelles suggestives à connotations sexuelles qui désignent des actes
d’intervention urbanistique aboutissant à la création des formes
géométriques urbaines. La capacité d’intervention magique sur le
fonctionnement social passe donc par un double procès de métaphorisation
et de métonymisation. L’espace fait l’objet d’une métaphorisation
rationalisante géométrique et corporelle, ce qui permet ensuite d’opérer un
transfert, une conversion entre l’espace et la société elle-même,
métaphorisée comme corps physiologique menacé de maladie. Le contenu
sociétal est ainsi supposé structuré par son contenant spatial.
29

5. L’URBANISME COMME FORME D’INGENIERIE SOCIALE


SUPPOSEE REGENERER LA SOCIETE

Nous avons pu montrer les fondements du caractère magique de l’urbanisme


moderne, mais il importe de comprendre pourquoi la société a pu
promouvoir ce genre de pensée et pourquoi les urbanistes ont pu acquérir un
tel statut et une telle crédibilité en développant ce genre de conception.
Pourquoi leur prête-t-on une telle efficacité sociale sans réellement la
questionner, alors même que leurs prétentions sont régulièrement mises en
échec. La crédibilité attribuée à leur efficacité sociale supposée est en fait
inversement proportionnelle à leur efficacité réelle. Toutes les utopies
sociales fondées sur la mise en place de nouvelles formes urbaines ont en
effet lamentablement échoué. D’aucuns rétorqueront que c’est le destin
même des utopies que d’être vouées à l’échec, mais ceci n’empêche pas de
renouveler inlassablement les mêmes tentatives. Aujourd’hui, la crise
urbaine des grands ensembles d’habitat social est attribuée à l’inadaptation
sociale des formes urbaines. Ce qui était salué hier comme des créations
urbaines remarquables, favorisant le développement d’une harmonie sociale,
est désormais voué aux gémonies. On reconnaît aujourd’hui que l’efficacité
de cette pensée magique a été de courte durée, ce ne fut qu’un mirage et ces
paradis se sont transformés en cauchemars. Le miracle n’a pas réellement eu
lieu et les espoirs mis dans ces fleurons de l’urbanisme moderne ont été
rapidement déçus, ils n’ont pas tenu les promesses qu’ils étaient censés
offrir.

L’amertume suscité par cette déception est considérable, mais ceci


n’empêche pas de croire à nouveau que la restructuration urbaine de ces
quartiers résoudra les problèmes sociaux qui s’y développent. C’est en
30

définitive la même croyance dans les vertus salvatrices de l’urbanisme qui


est de nouveau à l’œuvre, malgré le démenti cuisant que l’histoire vient de
lui infliger.

Le processus auquel nous assistons là est tout à fait saisissant. C’est un


drame en cinq actes qui se déroule sous nos yeux. Dans un premier temps,
on a attribué à la ville traditionnelle, à sa densité excessive, à son insalubrité
et à son inconfort, la cause de tous les maux de la société. Le drame et la
liturgie sont en place dès la fin du 19e siècle. A travers l’hygiénisme, le lien
de causalité est établi entre l’espace urbain et le fonctionnement social. A
partir de cette critique radicale, le mouvement de l’urbanisme moderne, qui
culmine avec la promulgation de la Charte d’Athènes, s’emploie à
promouvoir son idéal de pureté géométrique et promet la résolution de tous
ces problèmes sociaux grâce à un urbanisme fonctionnel. Il faut attendre la
fin de la seconde guerre mondiale pour que ses principes soient mis en
œuvre à grande échelle, sous l’impulsion de ses figures de proues telles que
Le Corbusier, Mies Van der Rohe, Bahrens et quelques autres.

Il suffit alors d’une vingtaine d’années pour que le bel édifice s’effondre,
que les critiques se déchaînent contre l’urbanisme moderne, qu’on l’accuse
dès lors de tromperie et qu’il soit rendu responsable d’avoir favorisé le
développement des tensions sociales. En définitive, on reste toujours dans le
même paradigme de lien indéfectible, de correspondance mécanique entre
les formes urbaines et le fonctionnement social. Mais c’est alors qu’une
résurrection est promise : les liens sociaux détruits par l’urbanisme seront
reconstruits par l’urbanisme nouveau. On s’engage alors dans la
restructuration urbaine, avec la foi des premiers jours et l’élan retrouvé.

On peut faire l’hypothèse que cette brève histoire est née d’un embarras des
dirigeants politiques et des réformateurs sociaux dont ils s’entourent. Face à
la difficulté de maîtriser la croissance urbaine et le processus de destruction
31

sociale liés au développement du capitalisme industriel, il leur faut trouver


des solutions sans pour autant avoir à changer de système économique.
C’est donc à l’extérieur des processus de changement de la société qu’ils
cherchent leur salut.

Ils recourent à la multiplicité des formes d’ingénierie sociale qui se


développent. Sous l’impulsion du rationalisme qui triomphe alors, les
technologies sociales sont en plein essor, au premier rang desquelles
figurent l’éducation et la médecine. Ce développement répond au vœu de
Leplay qui militait en faveur de la formation d’une véritable ingénierie
sociale, pour faire face aux menaces de délitement de la société, et
principalement de la famille, qu’entraînait le développement de
l’industrialisation, et en même temps pour contrebalancer l’influence
grandissante des ingénieurs. Il est à noter que ce mouvement tient aussi au
fait que les dirigeants politiques ne peuvent plus se tourner vers l’Eglise
pour colmater les brèches qui fissurent la société, en raison de la
déchristianisation qui atteint les populations d’origine rurale affluant vers
les villes et de la disqualification du clergé qui paie son inféodation au
pouvoir de l’Ancien Régime.

Après avoir contribué au renouveau de l’urbanisme et de l’architecture au


cours de la Renaissance et célébré sa victoire sur la Réforme au 17e siècle à
travers les fastes du baroque, l’Eglise ne participe plus au développement
des villes, passé aux mains de la bourgeoisie et de ses marchands de biens.
La période baroque apparaît ainsi rétrospectivement comme le chant du
cygne de l’Eglise catholique. L’apogée de sa munificence fut aussi l’amorce
de son déclin.

La croissance urbaine et les désordres qui l’accompagnent appellent un


développement de l’urbanisme qui figure donc parmi les technologies
convoquées pour résoudre la crise sociale. Celle-ci s’exprime en effet pour
32

une large part à travers la crise urbaine endémique qui l’accompagne.


L’entassement des ouvriers dans des baraquements construits à la hâte dans
les faubourgs, la fréquentation des tavernes et le développement de
l’alcoolisme et les multiples crises qui s’ensuivent, la propagation des
épidémies, les risques d’émeutes fomentées par les mouvements ouvriers,
menacent l’ordre public ; les classes laborieuses apparaissent comme des
classes dangereuses. La bourgeoisie montante se sent menacée, les classes
dirigeantes s’en inquiètent, les philanthropes s’en émeuvent.

La crise se manifeste à travers la crise urbaine qui la visibilise de manière


tangible. Signalons au passage que la misère était tout aussi importante en
milieu rural, mais elle était par nature dispersée, elle n’avait pas ce caractère
massif, elle n’avait pas la visibilité que lui confère la scène urbaine. Et
surtout, elle restait encadrée dans les structures sociales et familiales qui la
régulaient et, de ce fait, elle ne mettait pas en péril l’ordre public. Il n’est
donc pas étonnant que l’on ait cru pouvoir résoudre la crise sociale en
solutionnant la crise urbaine et, que, cédant une nouvelle fois au mythe de la
caverne de Platon, on ait pris la proie pour l’ombre. Un double processus va
donc propulser l’urbanisme au rang de technologie sociale, pour ne pas dire
de thérapie sociale. C’est en effet la conjonction de la recherche de solutions
extérieures au fonctionnement social, qui ne remettent pas en cause la
structuration des relations d’exploitation économique et de domination
politique, et le mode d’expression et de visibilisation sur le scène urbaine
qui amènent à fonder cette croyance dans la possibilité de traiter les maux
de la société en agissant sur le cadre spatial dans lequel elle s’inscrit.
D’autant plus que la médecine avait ouvert la voie en proposant d’endiguer
les maladies à travers une thérapeutique de réorganisation spatiale. Et,
comme on l’a vu, la jonction s’est faite entre les penseurs de la médecine et
de l’urbanisme à travers l’assimilation conjointe de la société et de la ville à
un corps physiologique malade.
33

Les réformateurs sociaux et les utopistes de toute nature ont largement


contribué à conforter cette approche, en faisant de la réorganisation de
l’espace la matrice de la mise en œuvre de leurs divers projets de société. De
Fourier à Howard, en passant par Gaudin et les promoteurs du kibboutz,
tous ont participé à cette entreprise de normalisation, même si ce fut à leur
corps défendant. Ce fut une aubaine pour les pouvoirs politiques
conservateurs en place de pouvoir ainsi compter incidemment sur les
mouvements progressistes, sur ceux-là même qui les contestaient. Près d’un
siècle plus tard, les promoteurs de la Charte d’Athènes joueront un rôle tout
à fait analogue. En proposant une critique radicale de la ville traditionnelle
et du traitement urbain des populations les plus exploitées en se fondant sur
le même paradigme, ils ouvriront la voie au renforcement de la ségrégation
spatiale et prépareront l’industrialisation du bâtiment, facilitant ainsi
l’extension du capitalisme à ce secteur d’activité.

Les conditions sociales et politiques et l’inscription du développement


urbain dans le courant dominant du rationalisme ont ainsi favorisé
l’émergence d’une « épistémè » socio-urbaine qui s’avèrera extrêmement
puissante, puisqu’elle reste actuellement très prégnante et trouve de
nouveaux prolongements dans l’écologie urbaine. Ce processus a préparé le
déploiement de la figure de l’urbaniste comme thérapeute social. Certains
n’hésitent d’ailleurs pas à se présenter comme des « médecins des villes » et
à proposer des « opérations chirurgicales » de grande ampleur pour soigner
les « cancers » qui les rongent.

Néanmoins ceci n’explique pas complètement le crédit qui leur est accordé
et le pouvoir magique qui est leur est souvent conféré. Un autre facteur
complète ce processus de légitimation qui s’apparente parfois à une
véritable déification. Ceci tient aussi au fait que le développement ou la
transformation urbaine représentent des opérations de grande ampleur,
34

extrêmement complexes, souvent très impressionnantes. Elles requièrent de


nombreuses compétences dans de multiples registres. Cela suppose surtout
une capacité à s’autoriser à s’engager dans des entreprises ambitieuses,
mobilisant parfois des moyens économiques considérables, représentant des
risques financiers importants. Il faut donc disposer d’une bonne dose de
confiance en soi pour s’y aventurer et avoir une belle assurance pour
promettre aux commanditaires des résultats de ces transformations à la
mesure de leurs espérances et surtout des risques financiers qu’ils prennent.

Ces différents facteurs ne peuvent qu’impressionner le commun des mortels


et donner le sentiment que seuls les hommes de l’art sont capables de
maîtriser de tels défis, d’autant plus que les compétences mises en œuvre
s’étayent sur un savoir théorique élaboré et codifié au cours des siècles, qui
demeure quelque peu mystérieux et reste inaccessible à la plupart des gens.
Il suffit de voir la difficulté que représente la lecture et la compréhension
des plans d’urbanisme pour les habitants, mais aussi pour les décideurs
politiques, la complexité des codes utilisés pour comprendre pourquoi
quiconque n’étant pas reconnu comme urbaniste se trouve invalidé par
avance lorsqu’il manifeste la prétention d’émettre le moindre point de vue
sur la pertinence des projets proposés, et à fortiori s’il s’autorise à proposer
d’autres orientations.

La maîtrise technique tout à fait remarquable dont disposent les urbanistes et


l’ampleur des opérations qu’ils sont en mesure de réaliser leur donnent
nécessairement une légitimité en la matière, qui s'élargit et se transfère aux
justifications qu’ils donnent de l’efficacité sociale supposée de leurs projets.

Nous ne pensons pas qu’ils bénéficient d’une confiance à priori quant à la


pertinence sociale de leurs visées, qui leur permettrait ensuite de réaliser des
opérations techniquement extrêmement complexes. C’est plutôt le processus
inverse qui se produit : la maîtrise technique dont ils font preuve accrédite
35

en retour le discours de légitimation de la pertinence sociale de leurs projets.


Ce discours apparaît d’autant plus pertinent qu’il correspond aux
représentations qui se sont diffusées depuis le 19e siècle, après avoir été
construit à travers les différentes opérations de métaphorisation et de
métonymisation que nous avons analysé. Il est d’autant mieux reçu qu’il est
en fait attendu par les décideurs qui ont besoin de se persuader, et de
persuader leurs mandants, que les opérations urbaines qu’ils engagent vont
effectivement avoir une réelle efficacité sociale.

Le discours de légitimation des urbanistes a en outre l’avantage d’être


protégé de toute épreuve de vérité, puisque les opérations récentes soulèvent
généralement l’enthousiasme, voire fascinent par leur ambition et leur
caractère novateur, mais leurs effets sociaux réels ne se manifestent
réellement qu’à moyen terme. Suffisamment tard pour que leurs auteurs
soient absouts de toute responsabilité, puisqu’ils peuvent toujours invoquer
que les conditions économiques et sociales et les goûts esthétiques ont
changé profondément et ne correspondent plus au contexte qui les avait
amené à élaborer leur projet. Il est donc toujours possible de procéder à une
réduction des dissonances cognitives qui surgissent entre les promesses
initiales et la réalité effective. Les professions d’urbaniste et d’architecte
sont les seules, avec celle de chirurgien, qui bénéficient d’une telle aura et
auxquelles on prête une telle efficacité sociale en raison des enjeux auxquels
elles s’affrontent et des compétences techniques qu’elles requièrent. Sauf
que les erreurs de diagnostic et de pronostic quant à l’efficacité de
l’intervention des chirurgiens sont immédiatement sanctionnées et vérifiées
par le décès du patient, ce qui n’est pas le cas des architectes et des
urbanistes.

Nous pensons avoir étayé quelque peu notre hypothèse sur le caractère
magique de la pensée urbanistique moderne en déconstruisant les processus
36

qui la sous-tende. A l’issue de cette analyse nous sommes encore plus


surpris qu’au départ, face au paradoxe qui aboutit à prêter une efficacité
sociale d’autant plus forte à une discipline qu’elle s’éloigne d’une véritable
analyse du fonctionnement social à travers la construction de représentations
rationalistes, et se préoccupe moins des attentes de ses destinataires.
37

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

1. HABERMAS (Jürgen), série « Théorie de l’agir communicationnel »,


Pour une critique de la raison fonctionnaliste, vol. 2, Fayard, 1987
2. BONETTI (Michel), Les facteurs sous-tendant la conception des
politiques et des projets urbains, Paris, CSTB-Plan Urbain, 1998
3. FESTINGER, LEVY (A.), La réduction des dissonances cognitives,
Psychologie sociale, Dunod, Paris, 1978
4. GIDDENS (A.), La constitution de la société, Paris, PUF, 1987
5. HABERMAS (Jürgen), op. cit. p. 60
6. Ibidem
7. Ibidem p. 61
8. Ibidem p. 62
9. GODELIER (Maurice), Horizon, trajets marxistes en anthropologie, II
Maspéro, 1973, pp. 287-288 (cité par Habermas, op. cit. p. 62)
10. Ibidem
11. HABERMAS (Jürgen), op. cit. p. 62
12. Ibidem pp. 62-63
13. Ibidem p. 63
14. Ibidem p. 64
15. Ibidem p. 65
16. Ibidem p. 65
17. GODELIER (Maurice), op. cit. p. 279, cité par Habermas, op. cit. p. 63
18. HABERMAS (Jürgen), op. cit. p. 67
19. Ibidem p. 66
20. SECHET (Patrice), Les métaphores corporelles dans le vocabulaire de
l’architecture, Paris, CSTB, 1998
21. FOUCAULT (Michel), La naissance de la clinique, Paris, PUF, 1997

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