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Séance 1 : les Wisigoths selon Isidore de Séville

Introduction
 L’Empire romain conquérant
o César (mort en 44 aC)
o Auguste (14 pC)
o Trajan (117 pC)
Introduction

 L’Empire romain sur la défensive : la crise du IIIe siècle


o Le limes (frontière fortifiée) de Germanie supérieure est
franchi en 254
o 259-278 = succession de raids de pillages (Gaule, Espagne,
Italie, Thrace, la Grèce et l’Asie Mineure)
o Cités pillées, villaes (grandes exploitations agricoles) brûlées
o Pas de conquête, mais un pillage massif
Comment en est-on arrivé là ?
 Expliquer le passage d’un empire conquérant à un empire sur la
défensive
 Identifier les stratégies mises en place par les Romains pour se
protéger des barbares
 Identifier les barbares: qui sont-ils ?
I° La crise de l’Empire romain (IIIe s. ap. J.-C.)
1° Les explications antiques
 Théorie des climats d’Aristote (Politique, v. 330 av. J.-C.)
o Au nord des gens courageux mais stupides
o Au sud des gens intelligents mais lâches
o Méditerranée = le compromis idéal
 L’Empire romain entre en crise au IIIe siècle ap. J.-C.
o Dès cette époque, on évoque une « décadence »
o La civilisation aurait « ramolli » les Romains
o Incapables de résister à des barbares « virils »
o Idée déjà présente dans la Germanie de Tacite (v. 100 ap. J.-C.)
I° La crise de l’Empire romain (IIIe s.)
1° Les explications antiques
 Explication religieuse : Rome punie pour son impiété
o Croissance spectaculaire de la minorité chrétienne
o Née au Ier s.
o Conversions progressives
o Religion attractive pour les pauvres (assistance sociale)
o Religion attractive pour les élites (en phase avec les
préoccupations spirituelles croissantes)
I° La crise de l’Empire romain (IIIe s.)
1° Les explications antiques
o En 300, probablement 10 % de chrétiens dans l’Empire
o Moins en Occident
o Très peu en Gaule
o 30 % en Asie mineure
o 20 % en Égypte et en Afrique du Nord
o Ils n’honorent pas les dieux traditionnels
o Pour certains Romains, c’est à cause de ces chrétiens que
les dieux abandonnent Rome
I° La crise de l’Empire romain (IIIe s.)
1° Les explications antiques
o Persécutions sporadiques contre les chrétiens depuis le Ier
siècle
o Nouveauté du IIIe s. = des persécutions systématiques (sous
Dèce en 250, sous Dioclétien en 303, cf. le Puy du Fou)
o Chrétiens = boucs émissaires
o 312 : arrivée au pouvoir à Rome d’un empereur chrétien,
Constantin
o Fin des persécutions
Constantin (306-337)
Le premier empereur chrétien

• Sa mère est chrétienne


• Il devient chrétien très tôt (confessio)
• Baptisé sur son lit de mort (norme d’alors)
• Dote l’Empire d’une nouvelle capitale
totalement chrétienne (Constantinople)
• Réunit un concile à Nicée en 325 pour définir
le dogme (Trinité)
« Celui qui n’aime pas n’a pas
connu Dieu, car Dieu est
amour »
1 Jean 4,8

« Jésus-Christ est le vrai Dieu »


1 Jean 5,20
« Qui m’a vu a vu le Père »
Jean 4,19
« Le Seigneur, c’est l’Esprit »
2 Corinthiens 3,17
I° La crise de l’Empire romain (IIIe s.)
1° Les explications antiques
 Nombreuses querelles théologiques autour de la Trinité
 Nicée 325 : Père, Fils et Esprit sont également Dieu
 Hérésie arienne : le Père est supérieur au Fils
 Des empereurs ariens après Constantin
 Des barbares se convertissent à l’arianisme au cours du IVe s.
 392 : l’empereur Théodose fait du christianisme nicéen la
religion officielle de l’Empire
Saint Augustin (354-430)
Le plus grand des Pères de l’Eglise

• Évêque d’Hippone (Afrique chrétienne)


• Auteur des Confessions (v. 400)
• 1ère autobiographie au monde
• Auteur de la Cité de Dieu (v. 427)
• Synthèse entre le Dieu des juifs et le Dieu des
philosophes
Saint Isidore de Séville (v.560-636)
Le dernier des Pères de l’Eglise

• Noble hispano-romain et chrétien


• Succède à son frère comme évêque de Séville
en 601
• Chef spirituel des chrétiens de Séville et des
campagnes alentours
• Gouverneur de la ville au service des maîtres
de l’Espagne : les Wisigoths
• Auteur des Étymologies, encyclopédie de la
culture antique
I° La crise de l’Empire romain (IIIe s.)
2° Les interprétations actuelles
 L’économie romaine est fondée sur l’esclavage
 Italie : 30 % d’esclaves, Égypte : 10 %
 Employés dans les grandes exploitations agricoles
(céréaliculture)
 L’esclavagisme est un système économique peu productif
 L’esclave n’a pas d’intérêt personnel à faire du zèle !
 Le système n’est rentable qu’à condition que le coût de
l’esclave soit très faible
Victoires militaires Vaincus réduits en esclavage
(ex. César en Gaule en 52)

Faible coût de l’esclave Afflux d’esclaves sur le marché

Faible coût des céréales

Hausse du pouvoir d’achat + absence de famines


I° La crise de l’Empire romain (IIIe s.)
2° Les inteprétations actuelles
 Le système se grippe au IIIe siècle :
 Affaiblissement de Rome, fin des conquêtes
 Choc épidémique : la peste antonine (160-190 ap. J.-C.)
 15 % de morts sur 60 millions d’habitants dans l’Empire
 Surtout, Rome est confrontée à un nouvel ennemi : la Perse
 Depuis sa conquête par Alexandre le Grand (331 av. J.-C.),
plus qu’un Empire de second ordre (l’empire Parthe)
 À partir du IIIe s., un Empire perse puissant et centralisé renaît,
et menace Rome
I° La crise de l’Empire romain (IIIe s.)
2° Les interprétations actuelles
 Conséquence : Rome doit concentrer son effort sur la frontière
perse
 Ne peut plus entreprendre de conquêtes
 Donc moins d’esclaves
 Hausse du prix du blé, baisse du pouvoir d’achat, risque de
famine
II° La menace barbare
1° Le barbaricum : tout ce qui n’est ni grec ni romain
 Vision du monde romaine : la Méditerranée est le berceau de la
civilisation
 En son cœur, deux langues jugées incomparables : le grec et le
latin
 Tout autour de l’Empire, une frontière plus ou moins fortifiée
défendue par des garnisons : le limes
II° La menace barbare
1° Le barbaricum : tout ce qui n’est ni grec ni romain

 Au-delà du limes, c’est le barbaricum


 Terres des barbares
 Barbare = qui ne parle ni grec ni latin, mais une langue
incompréhensible
 Bar-bar-bar-bar-bar = tout ce que les Romains en comprennent
 En réalité, une autre forme de culture
II° La menace barbare
1° Le barbaricum : tout ce qui n’est ni grec ni romain

 Exemple de la Germanie
 Des populations qui pratiquent l’agriculture
 Commercent avec Rome (vin et objets métalliques contre
ambre et fourrures)
 Guerres épisodiques avec Rome
 César combat outre-Rhin (55 et 53 av. J.-C.)
 Marc Aurèle bat les Germains (172 ap. J.-C.), cf. Gladiator
II° La menace barbare
2° Les barbares à l’assaut de l’Empire ?
 Problèmes perses + crise économique
 Rome doit dégarnir les troupes du limes
 Des guerriers germaniques en profitent pour lancer des raids de
pillage
 En 276, des Francs et des Alamans pillent la Gaule jusqu’aux
Pyrénées et repartent avec butin et prisonniers
 Aucun désir de conquête !
 En ce sens, il n’y a pas « d’invasions »
II° La menace barbare
2° Les barbares à l’assaut de l’Empire ?
 Solution imaginée par les Romains : utiliser les barbares contre
les autres barbares
 Payer un tribut aux barbares vivant devant le limes pour une
défense avancée
 Installer des barbares derrière le limes, pour le défendre et le
repeupler après la peste
 Idée essentielle : un barbare peut devenir à terme un Romain
 Discours de Claude au Sénat (48 ap. J.-C.), édit de Caracalla
(212 ap. J.-C.)
III° Les transformations de l’Empire
1° Diviser l’Empire
 Comment résister à la fois aux pressions des peuples
germaniques, du Rhin au Danube, et aux Perses ?
 Diviser l’Empire et confier une seule frontière « chaude » par
prince
 Tétrarchie inventée en 284 : 2 césars et 2 augustes pour diriger
l’Empire
III° Les transformations de l’Empire
1° Diviser l’Empire
 Relativement efficace
 Mais fréquentes guerres civiles entre les différents empereurs
 En 312, l’empereur Constantin remporte la bataille du pont
Milvius (près de Rome) contre l’empereur Maxence
Bataille du pont de Milvius (312)

• Connue par la Vie de Constantin d’Eusèbe de Césarée (338)


• Veille de bataille, Constantin en infériorité numérique
• Voit dans le Ciel un chrisme (= initiales grecques de Christ)
• Voit des lettres de feu : « Tu vaincras par ce signe »
• Ordonne à ses soldats de porter un chrisme sur leurs boucliers
• Remporte la victoire
• Réelle ou inventée, l’anecdote a un énorme succès
Fresque du musée du Vatican
III° Les transformations de l’Empire
1° Diviser l’Empire
 L’empire est divisé, mais l’idée d’une unité romaine ne
disparaît pas
 Pas d’Empire d’Orient ni d’Empire d’Occident, mais une pars
occidentalis et une pars orientalis
 Fréquentes réunifications sous un empereur fort (Constantin en
324)
III° Les transformations de l’Empire
2° Le poids croissant des barbares en Occident
 L’Orient est assez efficacement protégé
 L’Occident a plus de difficultés
 Grande instabilité politique
 Des généraux romains fomentent régulièrement des guerres
civiles pour devenir empereur de quelques provinces
 Ces « usurpateurs » recrutent en masse des barbares pour les
aider
 En 400, 80 % de barbares dans l’armée romaine en Occident
 Les Francs et les Goths sont les guerriers les plus réputés
III° Les transformations de l’Empire
2° Le poids croissant des barbares en Occident
 À la fin du IVe et surtout au Ve s., pression barbare accrue sur
l’Occident
 Nouvelle politique : sauver le cœur méditerranéen en sacrifiant
les provinces périphériques
 L’île de Bretagne est tout bonnement évacuée
 Les provinciaux doivent se débrouiller face aux envahisseurs
 La ville de Londres est rayée de la carte
III° Les transformations de l’Empire
2° Le poids croissant des barbares en Occident
 Sur le continent, système du foedus
 Traité par lequel Rome confie la défense d’une province à un
peuple barbare contre rétribution
 En 376, quelques dizaines de milliers de Goths « fédérés »
s’installent en Thrace avec l’accord de l’empereur
 Leur mission : défendre la frontière sur le Danube contre les
autres barbares
III° Les transformations de l’Empire
2° Le poids croissant des barbares en Occident
 S’estimant mal payés et mal nourris, ils se révoltent à plusieurs
reprises
 Ils pillent Rome en 410
 La fin du monde romain ?
 C’est l’avis de nombreux auteurs antiques
 En fait, plutôt un contentieux entre employés et employeurs
 Les Goths épargnent les églises de Rome
 Finalement, ils sont installés en Aquitaine (province riche) par
un nouveau foedus en 418
III° Les transformations de l’Empire
2° Le poids croissant des barbares en Occident
 En dépit de ces tensions, le système du foedus est efficace
 451 : les Huns d’Attila franchissent le limes
 Ils évitent les provinces confiées à des fédérés
 En 453, ils sont battus par l’armée des fédérés (Francs et
Wisigoths) et chassés de l’Empire
 À la longue, presque tout l’Occident est confié à des peuples
barbares fédérés
III° Les transformations de l’Empire
2° Le poids croissant des barbares en Occident
 En 476, le dernier usurpateur est déposé à Rome
 Fin de l’Empire romain en Occident ?
 En fait, les barbares fédérés continuent de reconnaître la
suprématie de l’empereur d’Orient
 Leurs chefs se présentent à la fois comme « rois » de leur
peuple barbare et comme gouverneurs d’une province romaine
 Exemple de Clovis, roi des Francs et « gouverneur de la
Belgique seconde » (481)
IV° Qui sont les barbares qui dominent l’Occident à
partir de 476 ?
1° Les “grandes migrations” : une théorie obsolète
Fondée sur des sources (mais tardives : 300 ans après les faits)
 Histoires des Goths de Jordanès (v. 550) et d’Isidore de Séville
(v. 625)
 Croissance démographique spectaculaire en Scandinavie
 Des peuples « tout faits » en sortent pour trouver de nouvelles
terres
 Poussés vers l’Empire romain par l’arrivée des Huns venus
d’Asie
IV° Qui sont les barbares qui dominent l’Occident à
partir de 476 ?
1° Les “grandes migrations” : une théorie obsolète

Archéologie = la Scandinavie antique est extrêmement peu


peuplée, sans variations
 Impossible que des centaines de milliers de barbares en soient
sortis
 Paléogénétique (ADN) = hétérogénéité biologique des barbares
 Tombes de Huns = maximum 25 % de mongoloïdes
IV° Qui sont les barbares qui dominent l’Occident à
partir de 476 ?
2° Les progrès de la déconstruction
 Les Histoires des peuples de Jordanès ou d’Isidore doivent être
critiquées et déconstruites
 Identifier les biais qui ont présidé à leur écriture
 Objectif : légitimer le remplacement du pouvoir romain par le
pouvoir barbare
 Solution : reconstruire (inventer) les origines du peuple barbare
pour le rendre admirable
IV° Qui sont les barbares qui dominent l’Occident à
partir de 476 ?
2° Les progrès de la déconstruction
 Quels sont les deux plus grands peuples de l’histoire aux yeux
des Hispano-Romains au VIIe siècle ?
 Les Romains issus des Troyens
IV° Qui sont les barbares qui dominent l’Occident à
partir de 476 ?
2° Les progrès de la déconstruction
 Les Hébreux en quête de la Terre promise
IV° Qui sont les barbares qui dominent l’Occident à
partir de 476 ?
2° Les progrès de la déconstruction
Autrement dit, les migrations des peuples barbares sont
probablement un topos littéraire plus qu’une réalité
IV° Qui sont les barbares qui dominent l’Occident à
partir de 476 ?
2° Les progrès de la déconstruction
 Réalité probable = un peuple barbare n’est qu’une fédération
de guerriers issus de plusieurs tribus rassemblés autour d’un
chef
 Exemple des Francs
 Le mot apparaît dans les sources romaines au milieu du IIe s.
 Franci = courageux
 Concrètement, groupement de guerriers de divers peuples de
l’autre côté du limes autour d’un même chef
IV° Qui sont les barbares qui dominent l’Occident à
partir de 476 ?
2° Les progrès de la déconstruction
 Si le groupement fonctionne bien, il attire à lui d’autres
guerriers
 Ex. les Romains ont recruté des « Francs » et les jugent bons
guerriers
 Il devient intéressant pour des guerriers de se présenter comme
« Francs »
 Ethnogénèse = naissance d’un peuple
 Si le groupement fonctionne mal, il se dissout et ses membres
rejoignent un groupe à succès
IV° Qui sont les barbares qui dominent l’Occident à
partir de 476 ?
2° Les progrès de la déconstruction
 Au VIe siècle, en Gaule, ceux qui s’appellent Francs peuvent
être :
 Des descendants des premiers « Francs »
 Des descendants d’autres peuples barbares moins chanceux
 Des Gallo-Romains qui ne veulent plus payer d’impôts !
 Autrement dit, grand changement politique, mais peu de
migrations
 Gaule en 480 : 5 millions d’habitants. 10’000 à 50’000
barbares (Francs, Burgondes, Wisigoths). Moins de 1 % !
ISIDORE DE SÉVILLE, Historia Gothorum,
trad. Guyotjeannin, Archives de l’Occident,
Paris, Fayard, 1992, t. 1, p. 84-85. Traduit du
latin
ISIDORE DE SÉVILLE, Historia Gothorum, trad. Guyotjeannin, Archives
de l’Occident, Paris, Fayard, 1992, t. 1, p. 84-85. Traduit du latin

« Les Goths, nés de Magog, fils de Japhet, sont d’évidence issus de la même
souche que les Scythes, dont ils ne s’éloignent guère non plus par le nom : en
effet, si l’on change une lettre avant d’en ôter une autre, les Gètes portent
presque le nom des Scythes.
« Fils de l'homme, tourne ta face vers Gog, au pays de Magog »
(Ézéchiel 38,1-2)
ISIDORE DE SÉVILLE, Historia Gothorum, trad. Guyotjeannin, Archives
de l’Occident, Paris, Fayard, 1992, t. 1, p. 84-85. Traduit du latin

« Les Goths, nés de Magog, fils de Japhet, sont d’évidence issus de la même
souche que les Scythes, dont ils ne s’éloignent guère non plus par le nom : en
effet, si l’on change une lettre avant d’en ôter une autre, les Gètes portent
presque le nom des Scythes.
ISIDORE DE SÉVILLE, Historia Gothorum, trad. Guyotjeannin, Archives
de l’Occident, Paris, Fayard, 1992, t. 1, p. 84-85. Traduit du latin

Habitant les crêtes glacées de l’Occident, ils possédaient avec d’autres


peuples tout ce qu’il y avait d’abruptes montagnes.
ISIDORE DE SÉVILLE, Historia Gothorum, trad. Guyotjeannin, Archives
de l’Occident, Paris, Fayard, 1992, t. 1, p. 84-85. Traduit du latin

Chassés de leur territoire par le peuple des Huns, ils passent le Danube et
font leur soumission aux Romains ; mais ne supportant pas les injustices que
commettent ceux-ci, ils s’émeuvent, prennent les armes, envahissent la
Thrace, dévastent l’Italie, assiègent et prennent la Ville éternelle, pénètrent
dans les Gaules, s’ouvrent le passage des monts pyrénéens et parviennent
dans les Espagnes, où ils ont établi leur résidence et leur domination.
«Agiles de nature, vifs d’esprit, forts de discernement, robustes de corps,
grands par la taille, remarquables par le geste et le comportement,
entreprenants en action, durs aux blessures, comme l’écrit d’eux le poète :
Les Gètes méprisent la mort et estiment les blessures. Leurs combats furent si
grands, leur glorieuse victoire d’une valeur si éminente, que Rome elle-même,
qui avait vaincu tous les peuples, passa sous le joug de la captivité pour se
mêler au cortège des triomphes gétiques, et que, maîtresse de toutes les
nations, elle les servit, eux, comme une esclave. Devant eux toutes les nations
de l’Europe ont tremblé. Les Alpes ont baissé devant eux leurs barrières. La
barbarie bien connue des Vandales n’a pas été tant effrayée par leur présence
que mise en fuite par leur réputation. C’est l’énergie des Goths qui a anéanti
les Alains. Les Suèves, de leur côté, jusqu’à aujourd’hui contenus dans les
coins inaccessibles des Espagnes, doivent aux armes des Goths l’expérience
d’un péril mortel et ont perdu dans une honte encore pire le royaume qu’ils
avaient tenu dans une molle oisiveté ; bien qu’il soit fort étonnant qu’ils aient
pu tenir jusqu’à maintenant ce qu’ils ont pu perdre sans essayer de le
défendre.
« Mais qui suffirait à décrire les grandes forces de la nation gétique, puisque
de nombreux peuples ont eu du mal à dominer à force de prières et de
cadeaux, alors qu’eux se sont gagné leur liberté en livrant combat plutôt
qu’en demandant la paix et que, là où il fallait combattre, ils ont employé
leurs forces plutôt que les prières. Ils brillent du reste dans l’art des armes, ne
frappent pas seulement de la lance, mais aussi du trait jeté au galop, ils ne
combattent pas qu’à cheval mais aussi à pied, même s’ils ont meilleure
confiance dans le rapide assaut de la cavalerie, ce qui a fait dire au poète :
Gète, où vas-tu à cheval ? Ils aiment beaucoup s’exercer au jet de traits et aux
jeux guerriers. Il n’est de jour où ils ne jouent à des joutes. Jusqu’à
aujourd’hui, il ne leur manquait qu’une expérience militaire, la guerre
navale sur mer, à laquelle ils ne s’adonnaient pas ; mais quand le prince
Sisebut eut pris le sceptre royal, leur valeur remporta de tels succès qu’ils
s’avancèrent en armes non seulement sur terre mais encore sur mer, et que,
vaincu, le soldat romain se soumet à ceux à qui il voit tant de peuples soumis,
et l’Espagne elle-même. »
Nature du document
 Source narrative
 Genre de l’Histoire des peuples
 Jordanès pour les Goths, Frédégaire pour les Francs, Paul Diacre pour les
Lombards
 Genre biaisé : volonté de donner au peuple en question des origines très
anciennes et prestigieuses
 Frédégaire affirme que les rois francs sont issus d’un animal fantastique
 Le Quinotaure, sorti de la mer pour s’unir à une princesse !
 Impossible de prendre tous ces récits au pied de la lettre
Auteur du document
 Isidore de Séville est un évêque
 Chef religieux dans une ville (Séville) et ses alentours (diocèse)
 Surtout, homme politique
 Proche conseiller des rois wisigoths
 Donc un biais : il ne va pas les critiquer !
Contexte :
 Les Wisigoths dominent l’Espagne dans le cadre d’un foedus
 Ils ont été chassés d’Aquitaine par Clovis (bataille de Vouillé, 507)
 Ils ont réussis à repousser les assauts de l’Empire byzantin qui avait tenté
de reconquérir l’Espagne
 Justinien, empereur de Byzance (527-565)
Analyse du document
 Le document fait le récit des migrations du peuple goth, d’abord à l’est de
l’Empire romain, puis en son sein
 Il fait l’éloge de ses qualités militaires, mais aussi intellectuelles
ISIDORE DE SÉVILLE, Historia Gothorum, trad. Guyotjeannin, Archives
de l’Occident, Paris, Fayard, 1992, t. 1, p. 84-85. Traduit du latin

« Les Goths, nés de Magog, fils de Japhet, sont d’évidence issus de la même
souche que les Scythes, dont ils ne s’éloignent guère non plus par le nom : en
effet, si l’on change une lettre avant d’en ôter une autre, les Gètes portent
presque le nom des Scythes. Habitant les crêtes glacées de l’Occident, ils
possédaient avec d’autres peuples tout ce qu’il y avait d’abruptes montagnes.
Chassés de leur territoire par le peuple des Huns, ils passent le Danube et
font leur soumission aux Romains ; mais ne supportant pas les injustices que
commettent ceux-ci, ils s’émeuvent, prennent les armes, envahissent la
Thrace, dévastent l’Italie, assiègent et prennent la Ville éternelle, pénètrent
dans les Gaules, s’ouvrent le passage des monts pyrénéens et parviennent
dans les Espagnes, où ils ont établi leur résidence et leur domination.
«Agiles de nature, vifs d’esprit, forts de discernement, robustes de corps,
grands par la taille, remarquables par le geste et le comportement,
entreprenants en action, durs aux blessures, comme l’écrit d’eux le poète :
Les Gètes méprisent la mort et estiment les blessures. Leurs combats furent si
grands, leur glorieuse victoire d’une valeur si éminente, que Rome elle-même,
qui avait vaincu tous les peuples, passa sous le joug de la captivité pour se
mêler au cortège des triomphes gétiques, et que, maîtresse de toutes les
nations, elle les servit, eux, comme une esclave. Devant eux toutes les nations
de l’Europe ont tremblé. Les Alpes ont baissé devant eux leurs barrières. La
barbarie bien connue des Vandales n’a pas été tant effrayée par leur présence
que mise en fuite par leur réputation. C’est l’énergie des Goths qui a anéanti
les Alains. Les Suèves, de leur côté, jusqu’à aujourd’hui contenus dans les
coins inaccessibles des Espagnes, doivent aux armes des Goths l’expérience
d’un péril mortel et ont perdu dans une honte encore pire le royaume qu’ils
avaient tenu dans une molle oisiveté ; bien qu’il soit fort étonnant qu’ils aient
pu tenir jusqu’à maintenant ce qu’ils ont pu perdre sans essayer de le
défendre.
« Mais qui suffirait à décrire les grandes forces de la nation gétique, puisque
de nombreux peuples ont eu du mal à dominer à force de prières et de
cadeaux, alors qu’eux se sont gagné leur liberté en livrant combat plutôt
qu’en demandant la paix et que, là où il fallait combattre, ils ont employé
leurs forces plutôt que les prières. Ils brillent du reste dans l’art des armes, ne
frappent pas seulement de la lance, mais aussi du trait jeté au galop, ils ne
combattent pas qu’à cheval mais aussi à pied, même s’ils ont meilleure
confiance dans le rapide assaut de la cavalerie, ce qui a fait dire au poète :
Gète, où vas-tu à cheval ? Ils aiment beaucoup s’exercer au jet de traits et aux
jeux guerriers. Il n’est de jour où ils ne jouent à des joutes. Jusqu’à
aujourd’hui, il ne leur manquait qu’une expérience militaire, la guerre
navale sur mer, à laquelle ils ne s’adonnaient pas ; mais quand le prince
Sisebut eut pris le sceptre royal, leur valeur remporta de tels succès qu’ils
s’avancèrent en armes non seulement sur terre mais encore sur mer, et que,
vaincu, le soldat romain se soumet à ceux à qui il voit tant de peuples soumis,
et l’Espagne elle-même. »
Problématique
 En quoi cette présentation de l’ethnogénèse (naissance du peuple) des
Wisigoths vise-t-elle à légitimer leur pouvoir ?
I- La naissance d’un peuple : entre mythe et réalité
1° Les origines mythiques, gréco-bibliques : première légende
2° Les « grandes migrations » : deuxième légende
3° Les « grandes invasions » : troisième légende
II- Les Wisigoths, de vaillants guerriers successeurs des Romains
1° Les successeurs de Rome par la loi : un peuple fédéré
2° Les successeurs de Rome par la vaillance : de brillants guerriers
3° Les successeurs de Rome par la défaillance de l’Empire
III- Vers une Espagne wisigothique
1° Une Espagne unifiée par les Wisigoths
2° Une Espagne protégée des « vrais » barbares
3° Une Espagne indépendante de Byzance
Conclusion
 Intérêt historiographique.
Naissance d’un patriotisme wisigoth et espagnol
Fusion entre Romains et barbares
 Portée historique.
L’invasion musulmane de 711 + guerre civile = fin de la monarchie de Tolède Petits
royaumes chrétiens au nord de la péninsule
Image des Wisigoths très mauvaise
XVe siècle, les historiens espagnols affirment que l’invasion musulmane fut une
punition divine infligée au dernier roi wisigoth, Rodrigue, à cause de son
homosexualité !

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